L’Homme à la longue barbe/19. Reconnaissance



CHAPITRE XIX.

Reconnaissance.


J’assistais, il y a quelques mois, au rajeunissement de ce vieux Palais-Cardinal, aujourd’hui le séjour enchanté d’un prince magnifique et populaire.

J’admirais l’industrieuse activité de cette peuplade ouvrière pour qui les pierres se changent en pain (qui vaut à la vérité vingt sous les quatre livres), lorsqu’un homme, en passant, me coudoie et m’éveille. Je me retourne, je le toise ; il portait les livrées de la misère. Je le pris d’abord pour un mendiant ; mais cette démarche indépendante, quelques souvenirs, quelques bruits confus, tout se réunit bientôt pour exciter au plus haut point ma curiosité. Je le suis, je l’atteins, je le reconnais ; c’est lui… c’était bien lui… Cette haute stature, ces mêmes formes athlétiques, ces membres découplés à l’Hercule, ce même œil de sang… ; c’était toujours le Superbe, à part les haillons… ; c’était

L’homme à la longue barbe errant dans le Palais,


comme l’ont appelé les chantres harmonieux de Napoléon.

Il me reconnut aussi. Le jour tomba ; je lui fis un signe ; il me suivit dans le jardin et m’adressa la parole.

« Comment ! vous ne me fuyez pas aussi, me dit-il d’un ton farouche ?

— Non. Pourquoi ?

— Que sais-je ? Pourquoi les autres me fuyent-ils ?

— Vous connaissez les hommes, lui répondis-je ; ces… vêtemens…

— Vous alliez dire ces haillons, interrompit-il en se contemplant.

— En effet, repris-je, et c’est ce qui m’étonne. Il me semblait qu’avec la fortune de vos tantes… Je ne vous cache pas que dans le monde on attribue à une tout autre cause qu’à la misère l’état où vous êtes réduit…, où vous vous réduisez, dit-on…, et la persévérance avec laquelle depuis long-temps….

— Il y a long-temps, n’est-ce pas ? dit-il en Souriant avec amertume ; il y a long-temps, en effet ; mais le temps est un grand maître : cela changera !

— Je l’espère, lui dis-je ; car après les services que vous…

— Chut ! ne parlons pas de ces choses-là, dit-il en m’interrompant avec l’accent du mystère et en jetant des regards fauves autour de lui ; il est des souvenirs qu’il ne faut jamais remuer ! Mais le temps est un grand maître, répéta-t-il avec complaisance.

— Jusqu’alors pourtant, continuai-je, quels sont vos moyens d’existence ? Comment échapperez-vous aux assiduités de… ? J’ai appris que l’on vous inquiétait…

— Oui ! oui ! dit-il avec un ton de légèreté qui dégénéra bientôt en sarcasme, tandis qu’un sourire amer venait effleurer ses lèvres, oui ! de petites vengeances ! des vengeances de femmes ! On veut me faire faire des choses auxquelles je ne consentirai jamais ; on veut me faire signer des choses que je ne signerai jamais ! »

À ces mots, il me tourna le dos sans cérémonie, rentra dans la galerie de pierre, qu’il venait de quitter, et poursuivit sa promenade circulaire.

Je ne le perdis pas un instant de vue : à dix heures, il sortit par la cour du Palais, gagna la rue Saint-Honoré et à quelques pas de là une de ces rues adjacentes[1], ou gisent ces hôtels de nuit, égoûts de la débauche et de la prostitution.

Un de ces repaires lui fut ouvert à l’instant ; il jeta sur la table une pièce de vingt sous, prit sa chandelle en silence et monta se coucher.



  1. Rue Pierre-l’Escot.