L’Homme à la longue barbe/20. Tableau de la situation actuelle du Superbe



CHAPITRE XX et dernier.

Tableau de la situation actuelle du Superbe.


Trois hôtels[1] se sont successivement ouverts pour lui dans la même rue, qu’il semble privilégier. La maîtresse du premier fut obligée de recourir à la force pour le faire sortir d’une maison qu’il avait, prétend-elle, discréditée par sa malpropreté. Il restait alors couché, l’hiver, jusqu’à quatre heures, et l’été, jusqu’à deux ; puis il sortait pour rentrer à dix heures et à minuit.

Sa présence, dit la chronique, porta également préjudice au second hôtel. Sur les observations qui lui furent faites mille fois par l’hôte à ce sujet, et à chaque invitation qu’il lui adressait de chercher un gîte ailleurs, Duclos se contentait de jeter, sans répondre, sa pièce de vingt sous sur la table, de prendre sa chandelle et de monter dans sa chambre, où il n’ouvrait la porte à qui que ce fût, pas même à la maîtresse de la maison.

Deux individus désiraient beaucoup le voir et lui parler ; la maîtresse de l’hôtel crut devoir le préparer à leur visite, et le prévint deux jours d’avance ; mais Duclos répondit qu’il n’entendait recevoir personne ; et comme elle insista, le Superbe s’emparant d’un balai qu’il démancha, se mit ainsi en devoir d’accueillir les visiteurs.

Plusieurs significations et jugemens lui ont été remis ; mais il répondait à chaque envoi de cette nature qu’il ne savait ce qu’on voulait lui dire.

Son silence obstiné, ses refus opiniâtres d’élire domicile ailleurs, déterminèrent à réclamer l’assistance du commissaire, qui se défendit de se mêler de cette affaire, en disant qu’on pouvait requérir la garde, s’il refusait de sortir. La garde vint, et pour la seconde fois sans feu ni lieu, le Superbe finit par s’établir dans le gîte[2] où il repose aujourd’hui sa tête, et que l’autorité lui a tout récemment contesté.

C’est de là qu’il sort chaque jour pour promener au sein de Paris sa vie d’anachorète ; et lorsqu’il rentre chez lui les fournisseurs s’empressent à l’envi de le servir, parce qu’il paye partout et régulièrement.

Son dîner, qui se compose tantôt de viande de boucherie ou de charcuterie, tantôt d’œufs et de laitage, est apporté par lui chaque jour chez une fruitière où il mange depuis deux ans. « Je m’aperçois, dit-elle quand les fonds sont en hausse, parce que l’on fait toujours quelque extrà. »

Du reste, même misanthropie, même laconisme ; et quand le feu de ses regards annonce enfin que le Superbe va rompre le silence, on s’attend toujours à recueillir de lui ce retour monotone et solennel :

« Frère ! il faut mourir ! »



  1. L’hôtel de France et l’hôtel de Lyon.
  2. Hôtel de Verdun, toujours rue Pierre-l’Escot.