L’Homme à la longue barbe/Police correctionnelle de Paris. Audience du 30 décembre

La Notice historique sur l’ami de Peyronnet allait être livrée à l’impression, lorsque, dans le rapport du jugement du 31 décembre 1828, qui condamne Duclos à quinze jours de prison, la Gazette des Tribunaux est venue corroborer et sanctionner en quelque sorte notre narration. Voici l’extrait de la Gazette :

POLICE CORRECTIONNELLE DE PARIS.
SIXIÈME CHAMBRE.
Présidence de M. Meslin.
Audience du 30 décembre.
L’Homme à la longue Barbe du Palais-Royal.

« Il y avait, il y a trente ans environ, à Bordeaux, un jeune homme issu d’une famille riche, mais non titrée, donnant le ton aux fashionables de l’époque, renommé par son adresse dans tous les exercices du corps. Personne ne maniait un cheval avec plus de grâce et ne donnait un coup d’épée avec plus de dextérité. Il n’était pas de joyeuse réunion, de partie d’honneur, dont il ne fût le coryphée ou l’arbitre. Tout ce que Bordeaux renfermait de jeunes gens à la mode, de riches fainéans, d’heureux désœuvrés, recherchait sa société et prenait sur lui modèle. Trente années se sont écoulées ; la révolution a dispersé cet essaim d’étourdis. Plusieurs ont surnagé dans la foule ; il en est même qu’on a comptés parmi les hommes marquans de l’époque. Notre notabilité gasconne s’est retrouvée à Paris avec eux. Mais qui devinerait l’homme de salon, le petit-maître à grandes prétentions, le héros de la mode, dans cet homme à longue barbe et couvert à peine de mauvais haillons, qui promène chaque jour le luxe de sa misère dans les galeries brillantes du Palais-Royal ?

» Chodruc-Duclos se fit remarquer par l’exaltation de ses opinions dans les réactions de l’an V. 1815 le retrouva avec ses souvenirs et des exigences qu’un ancien dévouement semblait en quelque sorte légitimer.

» Chodruc-Duclos fit le voyage de Gand ; il y fut même investi de fonctions provisoires. Lorsque le jour des récompenses fut arrivé, cet ardent serviteur éleva ses prétentions en raison de l’importance qu’il attachait à ses services. Une place de maréchal-de-camp fut l’ultimatum de son ambition. Le titre de l’emploi de capitaine de gendarmerie lui fut, dit-on, offert. Il refusa tout ; il refusa même, assure-t-on encore, un régiment. Ballotté long-temps entre ses espérances et des refus qui devenaient plus positifs, à mesure que la date du dévouement devenait plus reculée, Chodruc-Duclos vint, il y a cinq ans environ, à Paris, solliciter en personne auprès d’un homme puissant. Il n’en obtint alors qu’une offre de 150 fr. qu’il repoussa avec dédain.

» Dénué de tout, n’ayant que les habits qu’il portait sur lui, et qui étaient le produit d’une souscription ouverte à son profit par quelques-uns de ses compatriotes, il embrassa le genre de vie qu’on lui connaît. Il laissa pousser sa barbe, ne changea plus de vêtemens, et chaque jour, depuis cinq années, on a pu le voir au Palais-Royal, se promenant seul, les mains derrière le dos, la tête haute, offrant un pénible contraste avec l’appareil du luxe déployé de toutes parts dans le grand bazar parisien.

» Les bancs de la Police Correctionnelle le virent, il y a peu de temps, prévenu de vagabondage. On apprit alors avec étonnement qu’il possédait plusieurs propriétés en Gascogne, qu’il négligeait d’en percevoir les revenus, et qu’il ne vivait que d’aumônes déguisées sous le nom d’emprunts. Du reste, comme il justifiait d’un domicile fixe et habituel, il fut renvoyé de la plainte, et recommença son train de vie.

» C’est dans ces circonstances qu’il a été arrêté de nouveau, et cette fois sous la double prévention de vagabondage et d’outrage public à la pudeur. Son arrestation, à l’époque où nous nous trouvons, semble, en quelque sorte, être une conséquence du soin que prend chaque année l’autorité, de faire disparaître du Palais-Royal les filles de mauvaise vie qui encombrent ses galeries. Elle n’aura sans doute pas voulu, d’une part, que les yeux des honnêtes mères de famille fussent à chaque pas blessés par la vue d’effrontées courtisanes, et, d’autre part, que Chodruc-Duclos apparût en véritable Croquemitaine aux yeux des enfans qu’on amène en ces lieux pour les faire jouir à l’avance de la vue des trésors dont le jour des étrennes leur fournira leur part.

» Chodruc-Duclos s’est d’abord refusé à toute explication. Il a fait entendre par signes au commissaire de police, qu’il ne répondrait qu’à ses juges. Aujourd’hui il s’est présenté, habillé comme il l’était lors de la première prévention, sauf les ravages que le temps a faits depuis quelques mois aux lambeaux dont il était alors couvert.

M. le président : Vous êtes inculpé de vagabondage. Quels sont vos moyens d’existence ?

Chodruc-Duclos : J’emprunte à ceux que je connais, et qui savent que je pourrai leur rendre.

M. le président : Pourquoi donc, si vous trouvez des gens disposés à vous prêter, n’empruntez-vous pas de quoi vous vêtir plus décemment ?

Duclos : Je n’emprunte que ce qui m’est strictement nécessaire pour les besoins de la vie animale. Au reste, je suis comme j’étais lorsque j’ai paru devant vous. Je loge toujours rue Pierre-l’Escot, et depuis cinq ans je n’ai pas découché. Ce n’est pas là être un vagabond ; vous l’avez déjà jugé.

M. le président : Vous êtes inculpé aujourd’hui d’un autre délit. On vous accuse d’outrager publiquement les mœurs par la manière dont vous êtes vêtu, et qui laisse à découvert plusieurs parties de votre corps.

Duclos : Je ne crois pas avoir jamais ainsi porté atteinte à la pudeur ; j’ai soin chaque jour, avant de sortir, de réparer, autant que faire se peut, les dégâts que le temps fait à mes vêtemens.

Les témoins entendus sont les inspecteurs de police qui ont arrêté l’homme à la longue barbe, sur la plainte de plusieurs habitans du Palais-Royal, et sur l’ordre de M. le commissaire de police.

Le tribunal a écarté, par son jugement, la prévention de vagabondage, et a déclaré constante celle d’outrage public à la pudeur ; mais prenant en considération les circonstances atténuantes de la cause, il a condamné Duclos à quinze jours d’emprisonnement.