L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/Texte entier

Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. T-325).

CYRANO DE BERGERAC
_______


L’AUTRE MONDE
OU
LES ÉTATS ET EMPIRES
DE LA LUNE ET DU SOLEIL
_______


NOUVELLE ÉDITION
REVUE SUR LES ÉDITIONS ORIGINALES ET ENRICHIE DES ADDITIONS
DU MANUSCRIT DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE


Avec une Notice bio-bibliographique
PAR
FRÉDÉRIC LACHÈVRE



PARIS
LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6


AVANT-PROPOS


Il n’y a pas aujourd’hui de nom plus populaire en France que celui de Cyrano de Bergerac. Ce nom personnifie la vaillance et la délicatesse des sentiments. Quand Edmond Rostand a choisi le héros de sa tragi-comédie, il croyait lui restituer sa véritable physionomie. Il a pris, en effet, un soin particulier à ne commettre aucun anachronisme.

Depuis il a fallu déchanter. Le Cyrano de l’histoire littéraire ne se rencontre avec le Cyrano de Rostand que dans une courte période de sa vie, celle qui s’étend de 1635 à 1640. Aujourd’hui les documents abondent sur l’écrivain. Si le chevaleresque Cyrano y perd, le véritable Cyrano y gagne beaucoup. La place qu’il occupe dans l’histoire de la libre pensée ne peut que grandir. Complètement dépourvu d’idées personnelles, il a été un merveilleux assimilateur dont la curiosité insatiable s’est exercée dans le domaine des idées comme dans le domaine des sciences. Il a transmis en quelque sorte l’héritage libertin du XVIe siècle aux Encyclopédistes. Dès 1650 Cyrano annonce les philosophes du XVIIIe siècle ; il est vraiment un des initiateurs de l’esprit philosophique, et, à ce titre, son utopie L’Autre Monde — la première en langue française — a une originalité qu’on ne saurait lui dénier.

Ses autres ouvrages ne sont pas non plus indifférents.

Sa tragédie la Mort d’Agrippine renferme des passages admirables, son Pédant joué des scènes de comédie excellentes. Ses Lettres, qui reflètent sa mentalité, grâce au manuscrit de la Bibliothèque nationale, sont également loin d’être banales. Nous appuyons cette appréciation rapide sur celles de deux critiques éminents, mais dont les opinions philosophiques diffèrent totalement : Émile Faguet et Rémy de Gourmont.

Émile Faguet écrit :

En somme c’est un virtuose, un génie très souple, qui se plie facilement à tous les genres et qui réussit assez brillamment dans tous.

Rémy de Gourmont :

Cyrano de Bergerac est un esprit de premier ordre, auquel il n’a manqué que dix ans de vie et de labeur pour devenir une des grandes figures littéraires et philosophiques du dix-septième siècle.


Avec de tels répondants, cette réimpression des Œuvres de Cyrano est plus que justifiée !

Mais ne nous illusionnons pas, la légende l’emportera sur l’histoire et Cyrano de Bergerac restera, pour le plus grand nombre, le duelliste sentimental créé par Edmond Rostand.


Le texte ci-après de l’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune, est celui de l’édition originale de 1657 (Histoire comique), mais en rétablissant, grâce à un précieux manuscrit de la Bibliothèque nationale, les passages modifiés par Le Bret quand ils ne sont pas de simples corrections de style, et les passages supprimés qui étaient indiqués par des points. L’Ouvrage capital de Cyrano va voir le jour tel qu’il a été composé. Les passages modifiés et supprimés sont en italique.

Le texte de la seconde partie : Les États et Empires du Soleil reproduit l’édition originale, avec les variantes des deux tirages, sous la date de 1662.

Nous n’avons réimprimé ni la Préface de Le Bret à l’Histoire comique (des États et Empires de la Lune), ayant utilisé tous les détails biographiques qu’elle contient, ni les épîtres dédicatoires postérieures à la mort de Cyrano qui offrent aujourd’hui peu d’intérêt.

Un second volume apportera le texte original du Pédant joué et des Lettres diverses, satiriques et amoureuses avec les variantes — toujours autres que de style — et additions du manuscrit de la Bibliothèque nationale, elles offrent un grand intérêt ; la Mort d’Agrippine, texte de 1654, etc.


BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

DES ŒUVRES
DE CYRANO DE BERGERAC



Les Lettres, Le Pédant Joué

Les Œuvres diverses de M. de Cyrano Bergerac. Paris, Ch. de Sercy. 1654, 2 parties in-4o. — Id. Ch. de Sercy, 1659, in-12, contenant les Lettres et Le Pédant joué avec pagination particulière.

Traductions ou adaptations anglaises des Lettres. — Satyrical Characters and handsome Descriptions, in letters written to several persons of quality. Translated out of the French. London (May) 1658. In-8o (British Museum). — The agreement A satyrical and facetious dream (Altered from the French of C. de B.). To wich is annexed the truth, the whole truth, and nothing but the truth, etc. (By J. Friendly, pseud.) 2 pt. Londres, 1756. In-8o (British Museum).


Les Lettres, Les États et Empires de la Lune. Le Pédant Joué

Les Œuvres diverses de M. de Cyrano Bergerac. Paris, Antoine de Sommaville, 1661, in-12 (contrefaçon). — Autres éditions in-12 : Sur l’imprimé. Paris, Ch. de Sercy, 1661. — Lyon, Christophle Fourmy, 1662, 2 vol. — Rouen, Antoine Ferrand, 1663, 2 vol. — Rouen, R. Séjourné (ou F. Vaultier) 1676, 3 parties, 1 vol. — Rouen, J.-B. Besongne, 1678.


Les Nouvelles Œuvres

Les Nouvelles Œuvres de M. de Cyrano Bergerac contenant l’histoire comique des Estats et Empires du Soleil, plusieurs lettres et autres pièces divertissantes, Paris. Ch. de Sercy, 1662 (ou 1676) in-12, portrait (deux tirages). — Id. Sur l’imprimé, Paris, Id., 1662 (307 pp. et 2 ff., sans portrait).


Lettres, Le Pédant joué, Les Estats de la Lune, l’Agrippine

Ch. de Sercy, paralysé par la contrefaçon des Œuvres diverses, due à Antoine de Sommaville, réimprime séparément en quatre années sous les dates : 1663, 1665 et 1666, chaque partie des dites Œuvres, de façon à former avec les Nouvelles Œuvres une édition complète.

Les Œuvres diverses de M. Cyrano Bergerac. Première partie. Paris, Ch. de Sercy, 1676 (1677 ou 1681), portrait, in-12. — Rouen, 1676, 2 vol. — Paris, Ch. Osmont, 1699, 2 vol, — Les Œuvres diverses… Amsterdam, Daniel Pain, 1699, 2 vol. avec figures de Laurent Scherm. — Paris, 1709, 2 vol. — Amsterdam, Jacques Desbordes, 1709, portrait et figures différentes de celles de l’édition de 1699, 2 vol. — Rouen, J.-B. Besongne, 1710, 2 vol. — Amsterdam, Jacques Desbordes, 1710, portrait et figures de 1699, 2 vol. — Amsterdam, Jacques Desbordes 1741 (ou 1761), 3 vol. portrait. — Toutes les éditions imprimées sous la rubrique Amsterdam l’ont été à Rouen ou à Trévoux (?)


OUVRAGES ET PIÈCES PUBLIÉS SÉPARÉMENT


L’Autre Monde (États de la Lune et du Soleil)

Histoire comique par M. de Cyrano Bergerac, contenant les Estats et Empires de la Lune. Paris, Charles de Sercy, 1657, in-12, — 1659 (seconde édition). — Lyon, Christophle Fourmy, 1662 (ou 1663). quelquefois faute d’impression 1652. — Paris, Charles de Sercy, 1665. Lyon, 1672. — Tome XIII des Voyages imaginaires, visions et romans cabalistiques, 1787.

Traductions ou adaptations anglaises : Selenarchia (en caractères grecs) of the Government of the World in the Moon… Done into by T. St, Serf, Londres, 1659, in-16. — The Comical History of the States and Empires of the World, of the Moon and Sunnovely Englished by A Lowel. Londres, 1687, Frontispice, in-8o. — A voyage to the Moon, A comical romance. Done from the French of M. C. de B. By M. Derrik. Londres, 1754, in-12.


Mazarinades in-4o.

Le Ministre d’Estat flambé… Paris, Jean Brunet, 1649. — Jouxte la copie imprimée à Paris, 1649. — Lettre de consolation envoyée à madame la duchesse de Rohan sur la mort de feu monsieur le duc de Rohan, son fils, surnommé Tancrède. Paris, Claude Huot, 1649. sig. B. D. — Lettre de consolation envoyée à madame de Chastillon pour la mort de monsieur de Chastillon. Paris, Jean Brunet, 1649, sig. B. D. — Le Gazettier des-intéressé. Paris, id., 1649, sig. D. B. — La Sybille moderne au l’oracle du temps, Paris, id., 1649, sig. D. B. — Le Conseiller fidèle. Paris, id., 1649, sig. D. B. — Remonstrances des trois Estats à la Reyne régente pour la paix. Paris, id., 1649, sig. D. B.


Théâtre

La Mort d’Agrippine, tragédie, par M. de Cyrano Bergerac. Paris, Charles de Sercy, 1654, in-4o, frontispice. — Édition in-12 : 1656 — 1661 —, 1666.

Le Pédant joué, comédie par M. de Cyrano Bergerac. Paris, Charles de Sercy, 1604, in-4o (à la suite des Œuvres diverses de 1654). Éditions in-12 : Id., 1654 — 1656 — 1657 — 1658 — 1661. — Rouen, Antoine Ferrand, 1663. — Lyon, Fourmy, 1663. — Paris, Ch. de Sercy, 1664. — Id., 1671. — Rouen, J.-B. Besongne, 1678. — Paris, Ch. de Sercy, 1683. Toutes ces éditions à partir de 1661 font partie des Œuvres diverses.


XIXe ET XXe SIÈCLES

Œuvres de Cyrano de Bergerac, précédées d’une notice de Le Blanc (Voyages dans la Lune et dans le Soleil). Paris, Victor Lecou et Toulouse, Librairie centrale, 1855, in-8o.

Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil, par Cyrano de Bergerac Nouvelle édition… par P. L. (Paul Lacroix) Jacob, bibliophile, Paris, Adolphe Delahays, 1858, in-8o.

Œuvres comiques, galantes et littéraires… Nouvelle édition (du même). Paris, id., 1858, in-8o.

Voyages fantastiques de Cyrano de Bergerac. Publiés… par Marc de Montifaud, Paris. Librairie des Bibliophiles, 1875, in-8o.

Histoire des États et Empires de la Lune et du Soleil… Avec appendice, contenant ; 1o Antonin Diogène : Choses vues au delà de Thulée ; 2o Lucien. Histoire véritable. Paris, Delagrave, 1886, in-8o (édition expurgée).

Voyages dans la Lune, Paris, Ernest Flammarion, s. d. in-8o.

Œuvres comiques. Voyage dans la Lune, Histoire des États du Soleil, Histoire des oiseaux. Librairie de la Bibliothèque nationale, 2 vol, in-12.

Le Pédant joué, comedy by Cyrano de Bergerac. With Life of Cyrano by H. R. Stanton (H. U. 1900). And a preface by professor Ferdinand Bôcher. Boston, Jean de Pfeiffer, 1899, in-8o. Le Pédant joué a été adapté par M. C. H. L. N. Bernard en trois actes.

Lettres d’amour publiées d’après le Ms. de la Bibl. nat., avec une introduction par G. Capon et R. Yves Plessis, Paris, Plessis, 1905, in-16.

Collection des plus belles pages. Cyrano de Bergerac. Le Pédant joué. Lettres satyriques et amoureuses. Scènes de La Mort d’Agrippine, Entretiens pointus. Voyage à la Lune et au Soleil. Fragments de Physique… et une notice de Rémy de Gourmont. Paris, Mercure de France. 1908, in-18.

L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune, nach der Pariser und der Münchener handsdhrifft sowie nach dem durcke von 1659 zum ersten male Kritish herausgegeben von Léo Jordan. Dresde, 1910, in-8o.

L'Autre Monde ou Histoire comique des États et Empires de La Lune. Illustrations de Robida. Paris, Maurice Bauche, éditeur. 1910, gr. in-8o.

Histoire comique des États et Empires du Soleil. Id., 1910 gr. in-8o.

Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, Parisien (1619-1655). Précédées d’une notice biographique, par Frédéric Lachèvre. Paris, Champion, 1921, 2 vol., gr. in-8o. — Cette édition, tirée à 500 expl. donne le texte des manuscrits de la Bibliothèque nationale avec les variantes des imprimés.

Cyrano de Bergerac. Voyages of the Moon and the Sun. Translated by Richard Aldington. With Introduction and Notes. London, G. Routledge et New-York, E. P. Dutton et Co (s. d. 1923), in-8o. Édition curieuse et intéressante.

Lettres d’amour et Lettres satiriques. Préface de Henry Frichet. France-Édition s. d. in-8o (édition fantaisiste).


Manuscrits

Bibliothèque nationale : Nouv. acq. fr. 4557. Petit in-4o, de 210 ff. chiff. Ce manuscrit contient 41 lettres dont deux inédites, et Le Pédant joué, comédie en prose par M. de Bergerac.

Id. id., No 4558. In-8o de 4 ff. et 152 ff. chiff. L’Autre Monde ou les Estats et Empires de la Lune.

Bibliothèque de Munich. No 420 (Gull. 419) id. In-4o de 115 ff.

Ex. Meis. Id. In-4o de 233 pp. (provient de la collection Phillpps de Londres).


Iconographie

Portrait dû à Zacharie Heince avec cette inscription : « Savinianus de Cirano de Bergerac, nobilis Gallus, ex icone apud nobiles dominos, Le Bret et de Prade, amicus ipsius antiquissimos depicto ».


Autre du même (des Nouvelles Œuvres, 1662), différent du précédent, gravé par Le Doyen, avec les armes de Cyrano et 4 vers :

La Terre me fut importune.
Je pris mon essor vers les cieux ;
j’y vis le Soleil et la Lune,
Et maintenant j’y vois les Dieux.

Le même (édition de 1709) en sens opposé, avec un encadrement différent et sans les armoiries.


Portrait de la Collection Desrochers avec cette inscription qui se lit sur un cartouche : « Cyrano de Bergerac, auteur et poète françois, né en Gascogne, il mourut à Paris en 1655, âgé de 35 ans. » Au bas, ce nouveau quatrain, probablement de Gacon :

Telle est la vraye ressemblance
Du vray favory de Pallas,
Sa vigueur le guidoit au milieu des combats,
Et dans le Cabinet il avoit sa science.


CYRANO DE BERGERAC


En publiant en 1858 les Œuvres de Cyrano de Bergerac en deux volumes : Histoire comique de la Lune et du Soleil et Œuvres comiques, galantes et littéraires, P. Lacroix ignorait à peu près tout de l’existence du personnage, même le lieu de sa naissance : il le croyait gascon… de Bergerac, alors qu’il était parisien. La préface de Le Bret à l’Histoire comique (des États et Empires de la Lune) lui avait fourni les seules indications sérieuses sur la vie de Cyrano. Depuis, surtout grâce à M. Jean Lemoine, d’autres documents importants ont été découverts et ont permis de le suivre pour ainsi dire de sa naissance à sa mort. Ils ne laissent à peu près rien subsister ni du panégyrique de Le Bret, ni de la notice de P. Lacroix, ni même de la biographie de P. Brun[1]. Celle que l’on trouvera plus loin n’est pas romancée. Toutes ses allégations sont appuyées sur des preuves matérielles. Si le lecteur désire s’en rendre compte, il n’aura qu’à consulter le tome I de notre édition des Œuvres libertines de Cyrano où il les trouvera en notes.

Nous avons enlevé à Lignières le bénéfice du fameux combat où Cyrano s’était conduit en héros, et supprimé deux autres épisodes qui ne sont que des légendes : le Combat de Cyrano avec le singe de Brioché et la défense qu’il aurait faite à Montfleury de paraître sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne.

Voici les raisons qui ont motivé cette manière de voir :

Lignières, né le 2 novembre 1626, ne peut être mis en cause, il avait quatorze ans au moment où Cyrano recevait un coup d’épée à la gorge qui mettait fin à sa carrière militaire et, suivant Le Bret à ses exploits de duelliste. D’ailleurs Le Bret ne cite aucun nom, Tallemant ignore tout, et il faut arriver à un article de Charles Nodier, dans le Bulletin du Bibliophile de 1838, pour y rencontrer le nom de Lignières, hypothèse ingénieuse, mais fantaisiste, du charmant écrivain.

Le combat de Cyrano avec le singe de Brioché est une spirituelle facétie de Dassoucy, destinée à couvrir de ridicule son ex-commensal et ami et cela dans l’intention de se venger des injures grossières que Cyrano lui avait prodiguées dans sa lettre contre Soucidas. C’était de bonne guerre. Cette plaquette a paru en 1704, vingt-sept ans après la mort de Dassoucy.

La défense faite par Cyrano à Montfleury est encore moins vraisemblable. Nous connaissons aujourd’hui le rôle effacé de Cyrano dans la société de son temps ; ce rôle ne permet pas de lui prêter une autorité assez grande pour obliger en pleine représentation un comédien, aussi réputé que Montfleury, de cesser son jeu sur une simple injonction. Les spectateurs se seraient révoltés. Montfleury avait certainement un Mécène. À cette époque Tallemant a parlé de Montfleury sans dire un mot de ce petit scandale. Si on remonte à sa source ; la deuxième édition des Ménagiana, 1694, il s’agissait de Mondory qui devenait dans l’édition de 1715, Montfleury, Mondory n’étant pas ventripotent !

Notre biographie de Cyrano ne présente donc que des fait avérés, leur interprétation peut seule varier et nous laissons ait lecteur le soin de se prononcer en connaissance de cause.


La famille de Cyrano de Bergerac


Le premier Cyrano que l’on connaisse en France, Savinien I, notable bourgeois de Paris, d’abord marchand de poisson de mer, puis en 1571 notaire et secrétaire du roi, était propriétaire d’une grande maison qu’il habitait rue des Prouvaires, près des Halles ; elle fut pendant près d’un siècle le patrimoine de la famille. En 1582, il acheta de Thomas de Forboys, moyennant 833 livres de rente, les fiefs de Mauvières et de Bergerac, dans la paroisse de Saint-Forget, de la seigneurie de Chevreuse.

Le fief de Mauvières, le plus important des deux, comportait un hôtel et s’étendait sur 75 arpents. Le château et le moulin de Mauvières existent encore sur la rive droite de l’Yvette, en face de Chevreuse.

Le fief de Bergerac ou plutôt de Sous-Forest — ce n’est plus qu’une ferme —, situé à côté de Mauvières, comprenait une maison et 46 arpents et demi dont 36 et demi de terre et 10 de bois.

Savinien I de Cyrano épousa Anne Le Maire ; il mourut en juillet 1590 laissant quatre enfants ; Abel I de Cyrano, avocat au Parlement de Paris, né en 1567, qui hérita des fiefs de Mauvières et de Bergerac.

Anne, femme de Jacques Scopart, écuyer, trésorier des aumônes, offrandes et dévotions du roi, dont il eut une fille mariée au sieur Desbois. Anne mourut le 20 novembre 1652.

Pierre I, également trésorier des offrandes, marié à Marie Le Camus. Il décéda avant 1636 laissant une fille.

Samuel, trésorier des offrandes, mort à Sannois le 14 septembre 1646. Il avait épousé Marie de Serque ville ou Sequeville dont il eut un fils. Pierre II, seigneur de Cassan, et deux filles.

La famille de Cyrano, éteinte au xviiie siècle, en dépit de ses armoiries : d’azur au chevron d’or accompagné au chef de deux dépouilles de lion de même liées de gueules, et en pointe, un lion la queue posée en sautoir aussi d’or armé et lampassé de gueules, au chef cousu du dernier, était-elle vraiment noble ?

La réponse est négative.

Abel II de Cyrano, sieur de Mauvières, frère de Cyrano de Bergerac, ayant été mis en demeure de justifier sa noblesse se désista spontanément de toute prétention à cet égard et fut condamné le 23 juillet 1668 à 330 livres d’amende. Trente-six ans plus tard, le 13 novembre 1704, Jérôme Dominique de Cyrano ayant persisté à usurper les titres de noble et d’écuyer fut condamné par défaut à 3.000 livres d’amende.


La vie de Cyrano de Bergerac (1619-1655).


I. Le mariage de son père :
enfance de Cyrano ; ses humanités.
Il s’engage dans l’armée royale (1619-1640).


Le 8 septembre 1612, Abel I de Cyrano, âgé de quarante-cinq ans ou environ épousait, dans l’église Saint-Eustache, Espérance Bellanger. Huit semaines auparavant il avait signé son contrat de mariage passé devant Le Camus et Le Voyer, notaires au Châtelet. Espérance Bellanger, unique héritière de ses parents décédés, apportait diverses rentes sur l’Hôtel de Ville et les gabelles ainsi que diverses parcelles de terres et de vignes sises aux paroisses de Bougival et La Celle de Saint-Cloud.

De ce mariage naquirent cinq garçons et une fille :


Denys, né le 13 mars 1614, mort après 1639. Il eut pour marraine sa grand’mère maternelle.

Antoine, baptisé le 11 février 1616, décédé fort jeune. Sa tante, Anne de Cyrano, femme de Jacques Scopart, fut sa marraine.

Honoré, baptisé le 3 juillet 1617, mourut en bas âge.

Savinien, c’est-à-dire Cyrano de Bergerac, baptisé le 6 mars 1619.

Abel II, écuyer, seigneur de Mauvières, né en 1625, mort en 1686, marié avec Marie Marcy ; il en eut trois enfants : deux filles et un fils.

Catherine, entrée en religion en 1641, devint prieure du couvent de Notre-Dame-de-la-Croix, près de Chevreuse.


Jusqu’à la mort de sa mère, survenue en 1616, Abel I de Cyrano avait continué de résider avec ses frères dans la vieille demeure familiale de la rue des Prouvaires. Cette maison ayant été à la suite d’un partage attribuée à son frère Samuel, il quitta la rue des Prouvaires dans les premiers mois de l’année 1618 pour aller habiter rue des Deux-Portes, aujourd’hui rue Dussoubs, paroisse Saint-Sauveur. Savinien — notre Cyrano — y naquit l’année suivante ; baptisé le 6 mars, il eut pour parrain Antoine Fanny, conseiller du roi et auditeur en sa chambre des comptes, et pour marraine, Marie Feydeau, femme de Louis Perrot, conseiller et secrétaire du Roi.

Abel I de Cyrano, désertant peu après la rue des Deux-Portes, transportait ses pénates rue des Vieux-Augustins et, en 1622, abandonnait Paris pour se retirer dans son château de Mauvières. Le petit Savinien — il n’avait que trois ans — resta à Mauvières jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’âge d’apprendre à lire ; son père le confia alors à un curé de campagne qui prenait des pensionnaires. Savinien a qualifié son premier maître d’ombre de Sidias, en souvenir du pédant rageur et entêté dont Théophile a tracé le portrait dans sa Première journée. Ce curé entendait être écouté et obéi. Il n’hésitait pas, le cas échéant, à corriger vertement l’écolier récalcitrant. Savinien, raisonneur et batailleur, se rebellait et ne tenait aucun compte ni dès leçons ni des corrections. Malgré sa vive amitié pour l’un de ses condisciples, Henry Le Bret (1), amitié qui ne devait finir qu’avec sa vie, Savinien se plaignait si souvent à son père que celui-ci d’un caractère faible, importuné de ses doléances, sans s’informer s’il serait mieux ailleurs, le retira brusquement des mains du curé.

Entre temps, la vivacité, la gaîté, l’espièglerie du jeune Savinien lui avaient gagné le cœur de sa marraine Marie Feydeau ; elle lui légua, en 1628, six cents livres. Cette somme destinée d’abord à la poursuite des études de Denys, son frère aîné, devait revenir à Savinien à la mort de ses parents.

Son père le fit entrer au collège de Beauvais, dans la rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris. Le principal depuis avril 1615, Jean Grangier, professeur de rhétorique au collège d’Harcourt, puis professeur d’éloquence latine au Collège de France, était non seulement un savant de premier ordre, mais excellent pédagogue et administrateur remarquable. Il avait relevé la prospérité un moment chancelante de ce collège en rétablissant la discipline tant soit peu compromise sous son prédécesseur. Son éloge était dans toutes les bouches ; on disait proverbialement : « Il n’y a qu’un Grangier pour dicter, un Bourbon (2) pour écrire et un Marcile (3) pour enseigner. » Sous la direction de Grangier l’impétueux Cyrano se vit bientôt maîtrisé. Il ne lui pardonna pas sa soumission, au moins apparenté, obtenue au prix de « quelques fouettées », et s’en est vengé en caricaturant son vieux maître dans Le Pédant joué (4). Notre Parisien termina ses humanités au moment où la fortuné paternelle fléchissait sensiblement. Ce n’est pas qu’Abel I de Cyrano fût sur le point d’être ruiné, loin de là : s’il avait réclamé dès 1630 une somme de 2.850 livrés, prêtée autrefois au maréchal d’Estrées, et contracté plusieurs emprunts, dont l’un à sa belle-sœur, Marie Le Camus, veuve de Pierre de Cyrano, si 4.000 livres avancées à Catherine Millet, tante de sa femme, étaient perdues, il se trouvait encore en posture d’acheter 36.000 livres une rente de 2.000 livres sur l’Hôtel de Ville de Paris. Enfin quelques mois après (juillet 1636) ayant vendu la terre et seigneurie de Mauvières et de Bergerac, à Antoine Balestrier, sieur de l’Arbalestrière, moyennant 17.200 livres, il rentrait de nouveau à Paris.

Notre Savinien libre de toute sujétion dut être assez mortifié de voir l’installation appelée à l’abriter ; en compagnie de ses parents, de son frère Abel II et de sa sœur Catherine. Ce n’était plus le château de Mauvières et le joli paysage de Chevreuse, mais un modeste logis, au bout de la grand’rue du faubourg Saint-Jacques près la Traverse, loué à M. de Saint-Jean, notaire au Châtelet, pour la somme annuelle de 600 livres. Ses réflexions moroses durèrent peu, son parti fut vite pris ; ce que la cage paternelle ne représentait plus, Cyrano se l’octroya de lui-même ; il se décida pour commencer à allonger son nom : Savinien de Cyrano étant un peu court aux yeux d’un jeune adolescent qui entendait frayer avec la jeunesse joyeuse et dorée de la capitale, il y ajouta celui de la terre de Bergerac, dont la vraie désignation était Sous-Forest. Le fief de Sous-Forest, comme celui de Mauvières, avait appartenu dans le milieu du xvie siècle à une famille de Bergerac fort ancienne par ses attaches et fort puissante par ses propriétés. L’adjonction n’était pas sans valeur, surtout en se réservant, suivant les circonstances, de varier la monotonie de son prénom et du « de » qui l’accompagnait : Alexandre de Cyrano Bergerac, de Bergerac tout court, de Bergerac Cyrano, de Cyrano Bergerac, Savinien de Cyrano en harmonie d’ailleurs avec la tête du personnage :

Ses yeux se perdaient sous ses sourcils, et son nez large par la tige et recourbé, copiait, dit Dassouçy, celui de ces babillards jaunes et verts qu’on apporte de l’Amérique (5).

Cette perfection — ou cette disgrâce de la nature, suivant les goûts — avait développé chez lui une susceptibilité maladive servie par un merveilleux courage. En face d’un père aigri et mécontent, Cyrano oublia promptement le chemin de la maison paternelle. Bientôt on le compta au nombre des goinfres et des bons buveurs des meilleurs cabarets, il se livra avec eux à des plaisanteries d’un goût douteux, suites ordinaires de libations prolongées outre mesure. En parlant comme Tallemant, disons qu’il fit « un peu le fou et qu’il brûla plus d’un auvent de savetier». Il contracta aussi la déplorable habitude du jeu. Ce genre d’existence ne pouvait indéfiniment continuer, d’autant qu’Abel I de Cyrano devenait tout à fait sourd aux demandes de fonds réitérées de son fils. L’impécuniosité décida notre jeune débauché à s’engager avec son ami Le Bret, en qualité de cadet et de volontaire, dans la compagnie des gardes commandée par M. de Carbon de Casteljaloux. Cyrano élargissait ainsi son champ d’action.

Abel I de Cyrano fut d’autant plus satisfait de la résolution prise par Savinien que Denys l’aîné était dans une disposition d’esprit toute différente de celle de son frère. D’un caractère sérieux et réfléchi, Denys se sentait depuis longtemps porté vers le sacerdoce. Décidé à s’y consacrer il demanda à son père de lui constituer une rente de 150 livres tournois, nécessaire aux termes des constitutions canoniques pour arriver à cette fin. Abel I de Cyrano y consentit le 2 mars 1639 (6). Le pauvre Denys ne jouit pas longtemps de cette rente ; il a dû mourir quelques mois après.

Ce n’est pas à la légère que Cyrano avait choisi la compagnie de M. de Carbon, il y était attiré par son nom de Bergerac, par son ami Le Bret et par la renommée particulière des officiers et des soldats qui la composaient. Elle se trouvait, en effet, presque entièrement formée de gentilshommes gascons qui se faisaient redouter partout à cause de leur promptitude à tirer l’épée pour les besoins de leurs contestations particulières. Cyrano ne suivit que trop cet exemple, et quoiqu’il n’eût jamais de querelle de son chef, il accepta en participation les querelles des autres et se posa en second ordinaire pour tous les duels qui avaient lieu, en quelque sorte, sous le drapeau de la compagnie. Les duels, qui semblaient à cette époque le plus prompt moyen de se faire connaître, le rendirent si fameux que ses compagnons d’armes le considéraient comme le démon de la bravoure. Le Bret en donnant ces détails ajoute « qu’il le vit, dans un corps de garde, travailler à une élégie avec aussi peu de distractions que s’il eût été dans un cabinet fort éloigné du bruit ».

La compagnie de M. de Casteljaloux fut dirigée sur la frontière de la Champagne menacée par une armée allemande. Elle se jeta dans la place de Mouzon pour la défendre contre les Croates et eut à souffrir d’un blocus rigoureux pendant lequel il fallut aller chercher des fourrages et des vivres en culbutant l’ennemi. Dans une de ces sorties, Cyrano reçut un coup de mousquet au travers du corps ; il n’était pas encore sur pied quand la garnison, que la famine eût forcée de se rendre, fut délivrée le 21 juin 1639 par l’arrivée des troupes du maréchal de Chatillon.

L’année suivante, la campagne s’ouvrit en Picardie et en Artois.

Cyrano rétabli, bien que soutirant encore de sa blessure, reprit du service dans l’armée du roi, commandée par trois maréchaux de France, qui assiégeait Arras. On donna plusieurs assauts à la place. Atteint d’un coup d’épée à la gorge, il n’eut pas la satisfaction d’assister à la reddition de la ville qui ouvrit ses portes le 9 août 1640.

Ces deux blessures, sans l’avoir rendu impotent, le décidèrent à sortir d’une carrière où la Providence lui témoignait trop d’indifférence.

Son passage à l’armée lui avait valu l’estime et surtout l’affection de ses chefs et des officiers de son régiment : celle du brave Cavois, tué à la bataille de Lens, du vaillant Hector de Brissailles, enseigne des gendarmes de S. A. R., de MM. Le Bret (frère de Henry Le Bret), de Zeddé, Duret de Montchenin, de Bourgogne, de Saint-Gilles, tous du régiment de Conti, de MM. de Chasteaufort, Royer de Prade, etc.

Le Bret nous a conservé le récit de la plus fameuse prouesse de Cyrano. Il accompagnait un de ses amis quand, en arrivant sur le fossé de la Porte de Nesle, il se trouva en face de cent hommes qui attendaient cet ami — ce n’est pas Lignières — pour l’insulter et le frapper : Cyrano eut l’audace de s’attaquer seul à ces spadassins, il en tua deux et en blessa deux autres.

La première partie — la partie héroïque — de la vie de Cyrano est terminée ; la seconde, celle où l’intellectualité dominera, va commencer »


II. — Cyrano au collège de Lisieux, fréquente chez Gassendi, son amitié pour Tristan L’Hermite, sa maladie, ses projets littéraires : Le Pédant joué, L’Autre Monde, etc. (1641-1646).


Les incommodités inséparables de deux grandes blessures où une cause morale, peut-être un amour déçu, influencent la mentalité du valeureux soldat. Désertant la Croix de Lorraine, Cyrano entend se livrer à des spéculations métaphysiques. Pour y préluder il prend pension au collège de Lisieux, à Paris. Était-ce pour y suivre des cours ? était-ce pour pouvoir y méditer à son aise ? était-ce tout simplement comme répétiteur ou surveillant ? Dieu seul le sait. L’illustre Gassendi, quittant sa chère Provence en mars 1641, descendait chez le cynique François Luillier, conseiller au Parlement de Metz, afin d’y compléter l’instruction du fils naturel de son vieil ami : « le jeune Claude-Emmanuel Luillier de La Chapelle », connu sous le nom de Chapelle (il sera légitimé seulement le 3 janvier 1642). Ce bel adolescent, admirablement doué, sortait à peine du collège de Beauvais. Comment Cyrano fit-il sa connaissance et celle de Gassendi ? Doit-on croire Nicéron affirmant que notre Parisien força la porte de Gassendi en intimidant par ses menaces le maître et les élèves : Chapelle, La Mothe Le Vayer fils, Molière, Bernier ? Le procédé serait un peu vif. Faut-il supposer que Cyrano rencontra Chapelle au cabaret ou à l’Hôtel de Bourgogne ou chez un ami commun, de là ses visites à Gassendi ? Nous l’ignorons.

M. Mesnard (7) est assez enclin à admettre que Cyrano de Bergerac et notre grand comique se seraient liés chez l’archiprêtre de Digne. À l’appui de cette hypothèse il a groupé certaines présomptions, la première seule vise Cyrano :


Molière aurait alors entendu Cyrano lire le Pédant joué ; deux scènes du Mariage forcé trahissent un auteur fort au courant des disputes philosophiques ; dans les Femmes savantes quelques traits, justes toujours, suffisent à caractériser les différentes sectes : platonisme, péripatétisme, Descartes et sa matière subtile, etc., enfin la traduction perdue de Lucrèce s’expliquerait difficilement sans les entretiens de Molière avec Gassendi.


Pour nous, à moins de ramener la composition du Pédant joué à l’époque du séjour de Cyrano au collège de Beauvais — et rien ne le prouve ni ne permet de le supposer — il n’a pas eu le loisir de se livrer à des travaux littéraires de longue haleine entre 1638 et 1642. L’écrivain qui sommeillait en lui ne s’était pas encore éveillé.

Tristan L’Hermite aurait-il été aussi un des auditeurs de Gassendi ? Oui, si on considère la nature des éloges dont Cyrano l’accable :


C’est une honte aux Grands de la France, de reconnaître en lui sans l’adorer les vertus dont il est le trône… Il est tout esprit, il est tout cœur et il a toutes les qualités dont jadis une servait à marquer un héros. Enfin je ne puis rien ajouter sinon que c’est le seul poète, le seul philosophe et le seul homme libre que la France ait…


Ce panégyrique, sous la plume de l’auteur de l' Autre Monde, découvre un Tristan que ses contemporains (et depuis les érudits qui se sont occupés de ce dramaturge) ont ignoré ; il ferait, en effet, de l’auteur applaudi de Mariane un inspirateur des utopies cyranesques ; mais la réalité est peut-être tout autre. N’est-ce pas plutôt à une table de jeu que se sont rencontrés Cyrano et Tristan, aussi friands l’un que l’autre de cartes et de dés ?

Cyrano en la docte société des apprentis philosophes renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres ; sa sœur Catherine l’encourage dans cette voie par son exemple. Elle fait profession au couvent de, Notre-Dame-de-la-Croix de la rue de Charonne, où elle était entrée dès 1637. Son père signe le 15 avril 1641 avec la Mère Marguerite de Jésus, prieure, un acte qui réglait définitivement le sort de son enfant.

Quelle mouche pique Cyrano ? Le 8 octobre 1641, six mois après avoir connu Gassendi, il s’adresse à un maître d’armes de la rue Saint-Jacques, Pierre Moussard, dit La Perche, à seule fin de reconquérir un peu de la maîtrise qu’il avait eue avant ses blessures, et ce, moyennant 240 livres, à raison de 10 livres par mois. Les leçons devaient durer ainsi deux années.

Ces velléités belliqueuses se tempèrent rapidement. Quinze jours se passent, le 23 octobre, il conclut aux mêmes conditions un autre marché, mais celui-là avec un maître à danser, David Dupron, demeurant également rue Saint-Jacques, et Cyrano habitait toujours au collège de Lisieux !

Les deux actes ci-dessus nous laissent perplexes sur la portée des leçons de Gassendi. En tout cas les travaux de l’esprit, si tant est qu’il s’y soit livré, marchaient de pair avec les exercices du corps.

Après la mort de sa mère, Cyrano est atteint d’une grave maladie (la syphilis) ; elle l’oblige à réclamer l’assistance d’un maître barbier chirurgien, Élie Pigou. Le malade demandait des soins particuliers, Élie Pigou loge son client, le nourrit, le traite, le panse, lui fournit les médicaments et s’engage à le guérir, le tout pour 400 livres (près de 2.000 francs en francs d’aujourd’hui) payables moitié dans trois mois et moitié trois mois après. Cette somme était représentée par une obligation consentie le ier avril 1645 en faveur d’Élie Pigou non par Savinien, mais par Alexandre de Bergerac ! Que signifie ce prénom d’Alexandre ? Entendait-il se créer un prétexte lui permettant de se dérober au versement de la somme promise ? Quoiqu’il en soit, Élie Pigou a dû se contenter pendant trois années de cette signature fantaisiste.

La misère, causée par sa passion du jeu, aggravée de la maladie, s’était abattue sur Cyrano. Le malheureux père, victime indirecte des débauches de ses deux fils, assistait impuissant à réagir à l’émiettement de sa fortune. Il est hors de doute que Savinien et Abel II puisaient si largement dans la caisse familiale que celle-ci s’était en partie vidée. Les 17.200 livres de la vente de Mauvières menaçaient de passer bientôt à l’état de souvenir. Abel I de Cyrano n’avait pu même s’acquitter des 3.000 livres de dot promises à sa fille Catherine, dame de chœur au couvent de Notre-Dame-de-la-Croix ; il était loin d’être au bout de son calvaire. Comment résister à un fils, incapable de supporter une observation, qui professait à l’égard de l’autorité paternelle une doctrine (8) lui laissant la faculté d’escompter, sans l’ombre d’un scrupule, sa part d’héritage ?

Se voyant dans l’impossibilité physique et matérielle, faute de ressources régulières, de continuer sa bonne existence épicurienne de jadis, Cyrano se replie sur soi-même : ce que sa bourse vide lui interdit, ce que son bras ne peut plus faire, son cerveau le fera. Il croit à la gloire et rêve dans le domaine littéraire d’égaler ou de surpasser ceux qui l’ont précédé : auteur comique et dramatique, il éclipsera Molière et Corneille ; épistolier, Balzac ; physicien, Mersenne ; enfin il léguera à la postérité son testament intellectuel. On le verra apôtre de la raison, adversaire de la guerre, étouffant les préjugés, renouvelant la morale, annonçant les conquêtes de la science. Son ouvrage, à la fois philosophique et scientifique, nouvelle utopie à la manière de Thomas Morus et de Campanella, sera conçu sur un plan moins rigide. Avant de le composer, Cyrano notera avec soin toutes les échappées originales émises sur l’avenir par ses contemporains ; pas un instant il ne se préoccupera de la possibilité de leur réalisation. Il entend anticiper dans la chimère sur les destinées de l’humanité.

Le cadre dans lequel il placera ses « imaginations » et celles de ses devanciers lui a été certainement suggéré par un passage du roman Francion (livre XI).


… Je veux faire ce qui n’est jamais entré dans la pensée d’un mortel. Vous savez que quelques sages ont tenu qu’il y avoit plusieurs mondes. Les uns en mettent dedans les planètes, les autres dans les étoiles fixes. Et moi, je crois qu’il y en a dans la Lune. Ces taches que l’on voit en sa face, quand elle est pleine, je crois pour moi que c’est la Terre et qu’il y a des cavernes, des villes, des forêts, des îles et d’autres choses qui ne peuvent pas éclater ; mais que les lieux qui sont resplendissants, c’est où est la mer qui, étant claire, reçoit la lumière du Soleil comme la glace d’un miroir. Hé ! que pensez-vous ? Il en est de même de cette Terre où nous sommes ; il faut croire qu’elle sert de Lune à cet autre Monde. Or ce qui parle des choses qui sont faites ici est trop vulgaire ; je veux décrire des choses qui soient arrivées dans la Lune : « je dépeindrai les villes qui y sont et les mœurs de leurs habitants… »


L’exécution de ces grands projets exigeait des loisirs. La littérature ne nourrissait guère ses fervents en 1640 sans l’appui d’un Mécène, et quel Mécène aurait accueilli ou recueilli Cyrano débilité par ses excès, ruiné par le jeu, vivant aux dépens de Dassoucy (9), sans le moindre volume de prose ou de vers à dédier à son protecteur et dont les démêlés qu’il avait avec son père n’étaient ignorés de personne.

Des loisirs il en a trop et est plutôt délaissé. Ses amis de la première heure lui restaient fidèles ; d’autres plus récents, comme le physicien Rohault, le prisaient fort ; mais la plupart étaient aussi impécunieux que lui. Les pochettes de Dassoucy, de Le Bret, de Tristan L’Hermite, de Royer de Prade sonnaient souvent le creux. Quel est celui d’entre eux qui l’engagea à écrire de préférence une comédie ? S’y décida-t-il spontanément ? On ne sait. Le sujet qu’il choisit lui fut inspiré par L’Enlèvement d’Hélène de Lope de Vega. Sa rancune endormie contre le principal du collège de Beauvais se réveille, il substitue au médecin de cette comédie Jean Grangier, et prend un malin plaisir à tracer le portrait aussi cruel qu’inexact du vieux savant mort depuis deux ans, aucune protestation n’étant plus à craindre. L’allusion au voyage en Pologne (acte II, scène 4) de Marie-Louise de Gonzague, duchesse de Mantoue, future femme de Ladislas, date le Pédant joué.

Entre temps, il envoie à Le Vayer de Boutigny un rondeau burlesque pour sa tragédie : Le Grand Selim ou le Couronnement tragique. Bien qu’anonyme, il porte sa griffe :

Pour te louer, moy fais vers drôlement
(Moy qui n’en fais, sinon par fondement),
Car autrement, moy ne puis reconnoistre
Tant d’amitié qu’à moy toy fais paroistre :
Ecoute donc, toy louer grandement,
Toy fais bien vers, toy moult as jugement
Toy ne fuis fille et bois aucunement,
Toy bon amy ; voudrois moy grand poète estre
__________Pour te louër.

Mais moy (Grand est !) point ne fais compliment,
Car moy ne peux ; ains diray seulement
Qu’il n’est plus vray qu’aprentif n’est pas maistre,
Puisque ton coup d’essay me fait connoistre,
Que moy n’ay pas assez d’entendement
__________Pour te louër.

Après le Pédant joué, Cyrano commence l’Autre Monde. Son état d’esprit (nous le connaissons grâce à Le Bret), se résume en une ligne : l’horreur de toute sujétion morale ou matérielle :


… Au reste, il ne bornait pas sa haine pour la sujétion à celle qu’exigent les Grands auprès desquels on s’attache, il l’étendait encore plus loin et même jusqu’aux choses qui lui semblaient contraindre les pensées et les opinions dans lesquelles il voulait être aussi libre que dans les plus indifférentes actions, et il traitait de ridicules certaines gens qui avec l’autorité d’un passage ou d’Aristote, ou de tel autre, prétendent aussi audacieusement que les disciples de Pythagore, avec leur Magister dixit, juger des questions importantes, quoique des épreuves sensibles et familières les démentent tous les jours…

Démocrite et Pyrrhon lui semblaient, après Socrate, les plus raisonnables de l’antiquité, encore n’était-ce qu’à cause que le premier avait mis la vérité dans un lieu si obscur qu’il était impossible de la voir, et que Pyrrhon avait été si généreux, qu’aucun des savants de son siècle n’avait pu mettre ses sentiments en servitude, et si modeste qu’il n’avait jamais voulu rien décider ; ajoutant à propos de ces Savants que beaucoup de nos modernes ne lui semblaient que les échos d’autres Savants et que beaucoup de gens passent pour très doctes qui auraient passé pour très ignorants si des Savants ne les avaient précédés…


Gardons-nous de prendre à la lettre ce plaidoyer de Le Bret. Cyrano n’attachait d’importance qu’à ses propres conceptions ou plutôt à celles qu’il tâchait de rajeunir en se les assimilant. Ainsi la Cité du Soleil (en latin), de Campanella, la traduction récente par Samuel Sorbière de l’Utopie, de Thomas Morus ; le roman : Histoire comique de Francion d’un Inconnu, (10), réimprimé quinze fois depuis 1622, le Recueil des pièces nouvelles de ce temps, de 1644, etc., etc., sans compter sa vieille fréquentation des Œuvres de Théophile de Viau et les leçons de physique de Gassendi, vont lui permettre de se montrer original : il stupéfiera ses contemporains par ses théories philosophiques et l’audace de ses conceptions scientifiques.

Entre temps et pour se délasser, Cyrano cultive le genre épistolaire : il compose des lettres descriptives, satiriques et amoureuses, exercices de rhétorique mûris dans le silence du cabinet ; c’est une occasion d’étaler son goût pour les pointes, d’épancher son fiel sur ses ennemis, sur ses amis, et d’attaquer le christianisme en ridiculisant les récits et les personnages de la Bible.

À propos d’un livre de M. de Gerzan : Le Triomphe des Dames, véritable panégyrique du sexe féminin, dont l’achevé d’imprimer est du 8 octobre 1646, Cyrano est supposé écrire à son auteur en mars 1647 :


Ô que notre Seigneur savoit bien ce que vous écririez un jour là-dessus quand il refusa d’être le fils d’un homme et qu’il voulut naître d’une femme. Sans doute il connoissoit la dignité de leur sexe puisque notre grand’mère ayant tué le genre humain dans une pomme, il jugea glorieux de mourir pour le caprice d’une femme et méprisa cependant de venger l’injure de sa mort à cause que c’étoit seulement des hommes qui l’avoient procurée…


Puis à côté de l’encens qu’il prodigue, contrairement à son habitude, il glisse une impertinence : M. de Gerzan « a commencé l’éloge des dames à un âge où il est incapable d’en recevoir ». Cette épître reste dans ses cartons jusqu’en 1654 où il la fait imprimer dans ses Œuvres diverses, en supprimant, bien entendu, le texte en italique. Quelques mois plus tard, dans une autre lettre aussi cruelle qu’odieuse, visant le célèbre Zacharie Jacob, dit Montfleury, il se moque de son obésité et lui reproche d’avoir tiré sa tragédie la Mort d’Asdrubal « de toutes les autres ». Cette accusation de plagiat, sous la plume de Cyrano, est sans portée (11) — Il était persuadé que du moment qu’on connaissait ses lettres on se les appropriait ; il a accusé de cette malpropreté ses amis Chapelle, La Mothe (Le Vayer fils ?) et Dassoucy. Les deux derniers n’ont rien su de cette imputation diffamatoire.


III. — La maladie du père de Cyrano, son testament, ses déclarations sur les vols commis dans sa maison, sa mort. L’Homme dans la Lune, de Godwin ; Le Jugement de Pâris, de Dassoucy, Cyrano et les Mazarinades. Liquidation de la succession de M. de Mauvières.


Cyrano apprend sans grand chagrin la maladie de son père qui s’affaiblissait lentement. Le 8 octobre 1647, Abel I de Cyrano, couché dans la première chambre sur le derrière de son logis, ayant vue sur la cour de la rue du Faubourg-Saint-Jacques, sain de corps et d’esprit dicte, devant deux notaires au Châtelet de Paris, maîtres Ricordeau et Quarré, ses dernières volontés.

Quelques semaines plus tard, le 16 novembre, il confirme par un bref codicille les clauses de son testament en augmentant de deux pistoles la somme à distribuer aux pauvres le jour de son enterrement, soit en tout 30 livres tournois.

Un second codicille du 30 décembre 1647 précise que la rente de 300 livres sa vie durant, léguée à sa servante Élisabeth Descourtieux, réduite en réalité à 150 livres sera maintenue à ce dernier chiffre. S’il plaisait au roi de rétablir la dite rente en son entier, soit seulement de l’augmenter, Élisabeth rétrocéderait le surplus des 150 livres aux héritiers du testateur. De plus, Abel I de Cyrano lui lègue tous les meubles de la chambre où il est couché et d’autres objets, et fait ensuite de graves déclarations au sujet des vols commis dans sa maison depuis quatre mois. Il termine par un legs à ses exécuteurs testamentaires : son beau-frère Scopart et Desbois, le gendre de Scopart.

Voici les « graves déclarations » en question :


(Le testateur) déclare en outre, pour aider à la vérité, que dès auparavant sa maladie de laquelle il est détenu au lit, qui sont de quatre mois et plus, et pendant icelle, lui a été pris et soustrait en sa maison ce qui ensuit :

Premièrement, un grand tapis de table de tapisserie au gros point, un autre moyen tapis de Turquie, un autre de buffet à bandes de drap de tapisserie rehaussé de soie servant à couvrir tout le buffet, la couverture d’une forme de tapisserie, une couverture de lit, une écuelle d’argent à oreille et une cuiller aussi d’argent, un oreiller de duvet, plusieurs volumes in-folio de droit canon, ordonnances et coutumes de France, les vies de Plutarque, avec quantité de linge, tableaux de portraits, vaisselle d’étain et autres choses dont il n’a pas la mémoire présentement ; pour quoi faire on a forcé les serrures des armoires et coffres où étaient les dites hardes et choses, et attendu qu’il sait par quelles personnes les dites choses ont été soustraites, les noms desquelles il ne veut être exprimés pour certaines considérations, il en décharge entièrement la dite Descourtieux et tous autres.


Les doléances d’Abel I de Cyrano portaient donc sur des larcins dont il avait été la victime. Tout en taisant le nom des voleurs, il prend le soin d’écarter par avance les soupçons qui auraient pu s’égarer sur ses serviteurs, limitant de la sorte le champ des recherches à ses deux fils : Savinien et Abel II. Sentant la mort venir le malheureux vieillard a peur, vivant encore, d’être dépouillé brutalement du peu qui lui reste, aussi supplie-t-il le sieur Desbois d’emporter son testament, un sac contenant 600 livres, la clé de son cabinet et la petite clé de l’armoire-cassette dans laquelle sont enfermés les contrats de rentes sur la Ville de Paris, son seul bien.

Leur père mort, les deux frères assistent le 20 janvier 1648 au service de son inhumation dans l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Leur solvabilité était si douteuse que le médecin Duchesne avait exigé le paiement de ses honoraires à chacune de ses visites.

Les exécuteurs testamentaires d’Abel I de Cyrano devaient se heurter, dès le premier jour, à de sérieuses difficultés. Nicolas Choppin, avocat au Parlement, fit apposer les scellés sur le « cabinet et autres endroits » de la maison du défunt, sous le prétexte que le sieur de Mauvières était son débiteur, au jour de son décès, de 50 livres de rentes qu’il tenait par transport de Me Camus, huissier, son beau-père. Les oppositions faites auxdits scellés ne furent levées qu’un mois et demi après, le 9 mars. De plus Abel II de Cyrano, âgé seulement de vingt-trois ans, étant mineur, le Bailli du Palais rendit, le 6 mars 1648, une sentence lui désignant pour curateur notre Savinien Cyrano de Bergerac. L’inventaire de la succession, commencé le 11 mars par-devant maîtres Cartier et Quarré, notaires au Châtelet, se termina le 15 en présence d’Élisabeth Descourtieux et de Louis Baudouin, sergent à verge, priseur et vendeur de meubles. Cet inventaire révéla la situation très modeste à laquelle, dans la maison du faubourg Saint-Jacques, avait été réduit M. de Mauvières : une salle, deux chambres, deux cabinets et une cuisine. Gilles Poissy, marchand fruitier, son sous-locataire, occupait depuis le 31 mars 1644, deux corps de logis, l’un sur le devant, l’autre sur le milieu pour la somme de 270 livres par an, et une demoiselle Denizot deux autres chambres.

Cyrano et Abel obligés de quitter l’appartement de leur père, le bail expirant le 15 mars 1648, se séparèrent ; ils étaient réduits, pour vivre aux avances à obtenir de MM. Desbois et Scopart.

Dans la seconde quinzaine de mars paraissait chez François Piot et chez Jean Guignard, libraires, une traduction de l’anglais :

L’Homme dans la Lune ou le voyage chimérique fait au Monde de la Lune, nouvellement découvert par Dominique Gonzalès, Adventurier Espagnol, autrement dit le Courrier volant. Mis en nostre langue par I. B. D. {Jean Baudoin} Paris. Chez François Piot… Et chez Jean Guignard… M. D. C. XLVIII. (1648). Avec privilège du Roy.


La ressemblance, quant au sujet de cet ouvrage et de L’Autre Monde auquel travaillait assidûment Cyrano, apparaissait évidente, bien que la conception, en fût différente. Les dissertations philosophiques et scientifiques des Séléniens de Cyrano n’encombraient pas le récit de Godwin mais cette ébauche posait le problème de la publication de l’œuvre maîtresse de Savinien. La vaillance sur le pré n’a rien à faire avec la détermination froide de l’apôtre ou du martyr, et il n’avait l’étoffe ni de l’un, ni de l’autre. Entre le manuscrit et l’imprimé un abîme restait à franchir. Le privilège sollicité serait-il obtenu ? Même accordé, des poursuites pouvaient être exercées contre l’auteur du chef de lèse-majesté divine, d’outrage à la religion et aux bonnes mœurs ; une protestation probable de la Faculté de Théologie serait capable d’amener ce résultat. L’Autre Monde était trop en avance sur la mentalité de ses contemporains et… aussi la justice trop attentive aux attaques contre l’autorité royale et l’orthodoxie. À la réflexion, Cyrano a dû accepter sans trop de regret cette concurrence imprévue d’autant qu’il utilisera Dominique Gonzalès, l’Espagnol arrivé avant lui dans la lune, et il empruntera à Godwin le langage des Séléniens en sons et en notes de musique.

Une petite brise d’anarchie, prélude de la tempête qui allait souffler sur la France, se faisait déjà sentir ; la Fronde commençait. Sans nager dans l’abondance, Cyrano, grâce à la complaisance de MM. Desbois et Scopart, jouissait d’une tranquillité relative ; il reprit le contact, un moment interrompu par la mort de son père, avec quelques-uns de ses amis, particulièrement avec Dassoucy et Jean Royer de Prade. Dassoucy plaisait à Cyrano ; au courage près, leurs esprits sympathisaient. Tous deux aimaient le burlesque : le premier pour en tirer profit, le second parce que contempteur du passé, il voyait dans la charge outrée une arme destinée à le combattre insidieusement. Le poème Le Jugement de Pâris de Dassoucy, cette parodie des déesses de l’Olympe, amuse Cyrano, il la présente au public dans une épître impertinente :


Au sot Lecteur et non au Sage


Vulgaire, n’approche pas de cet ouvrage, cet avis au Lecteur est un chasse-coquin : je l’aurais écrit en quatre langues si je les avais sues pour te dire en quatre langues : Monstre sans tête et sans cœur, que tu es de toutes les choses du monde la plus abjecte, et que je serais même fâché de t’avoir chanté de trop bonnes injures, de peur de te donner du plaisir. Je sais bien que tu t’attends, par dépit, de donner la torture à cet ouvrage. Mais, si tu l’as payé au Libraire, on ne te permet pas seulement d’en médire, mais encore de t’en chauffer. Aussi bien quelque jugement que tu en fasses, il est impossible qu’on ne soit vengé de ton ignorance, puisque de le blâmer, tu seras estimé stupide, et stupide aussi de le louer, ne sachant pas pourquoi. Encore suis-je certain que tu en jugeras favorablement, de peur qu’on ne croie que cet Avis au sot Lecteur n’ait été fait pour toi ; et ce qui est cause que je te berne avec plus d’assurance, c’est qu’il n’est point en ta bassesse d’en empêcher le débit ; car, quand ce serait ton arrêt de mort, ou Nostradamus en syriaque, deux belles grandes images par où sa prudence a su débuter, triompheront si bien de ton économie, que tu ne seras plus maître de ta bourse. Cependant, ô vulgaire, j’estime si fort la clarté de ton beau génie que j’appréhende qu’après la lecture de cet ouvrage, tu ne saches pas encore de quoi l’auteur a parlé : saches donc que c’est d’une Pomme qui n’est ni de reinette, ni de capendu, mais d’un fruit qui a trop de solidité pour tes dents, bien qu’elles soient capables de tout mordre, que si par hasard il te choque, je demande au Ciel que ce soit si rudement que ta tête dure n’en soit pas à l’épreuve, l’Auteur ne m’en dédira pas ; car il est l’antipode du fat comme je souhaiterais si tous les ignorants n’en faisaient qu’un monstre d’être le seul Hercule, signé : de Bergerac.


Son exemple fut suivi par le libraire Toussainet Quinet, Le Bret, Scarron, le Chevalier de L’Hermite-Souliers, de Chevenne, l’avocat Du Pelletier, Chapelle (il signe encore, bien que légitimé depuis 1642, C.-E. de La Chapelle), La Mothe Le Vayer fils et Tristan L’Hermite. Ces trois derniers rimeurs, élèves de Gassendi, n’avaient retenu des leçons du maître que sa faiblesse pour la doctrine d’Epicure.

MM. Desbois et Scopart, en état de présenter les comptes de la succession, font la sourde oreille aux demandes d’argent de Savinien et d’Abel. Ces derniers, mécontents, cessent tous rapports avec eux. Ayant besoin chacun d’un habit ils engagent, le 12 janvier 1649, chez un maître tailleur de la rue du Foin, l’anneau enrichi de diamants offert autrefois, à titre d’épingles, par Antoine Balestrier, l’acquéreur du domaine de Mauvières et de Bergerac, à leur mère Espérance Bellanger. Après une mise en demeure, les exécuteurs testamentaires, ne recevant aucune réponse, assignent les héritiers d’Abel I de Cyrano devant le Bailli du Palais. Celui-ci rend le 26 janvier 1649 une sentence qui oblige les deux frères « à ouyr les comptes des demandeurs ». Après divers incidents de procédure Savinien et Abel, assistés de leur Procureur Me Pierre François, en prennent connaissance les 12 et 15 février. Nous relevons dans ces comptes les détails suivants relatifs à l’existence des deux frères :


La modeste chambre louée par Cyrano lui avait coûté pour onze mois (mars 1648 à février 1049) 58 livres, soit 5 livr. par mois environ ; ses autres dépenses pendant la même période, révèlent une grande économie : Nourriture, 216 livr., chemises, cannessons, chaussures, bas de toile, 15 livr., blanchissage, racoutrage d’habits, 15 livr., bottes neuves et racoutrage de chaussures, 16 livr., 4 sols, 3 deniers, etc., etc. Enfin 200 livr. avaient été versées à Pierre Bignon, marchand bourgeois de Paris, pour lui permettre de remplir la caution, avec contrainte par corps, donnée par lui à Élie Pigou, le maître chirurgien barbier, notre vieille connaissance, sous la condition que ce dernier accorderait, moyennant cette somme, quittance de l’obligation de 400 livres souscrite le 1er avril 1645, par Alexandre de Bergerac, soit en tout pour Savinien 616 livres, 15 sols, 4 deniers. De son côté Abel avait reçu 466 livres, 3 sols, 6 deniers, dont 40 livres pour bottes neuves et éperons et 4 livres pour un mois de leçons d’écriture chez Barbedor, maître écrivain à Paris.


Cyrano parcourt avec curiosité les petits pamphlets connus sous le nom de mazarinades ; ils répondaient à son tempérament batailleur et à la causticité de son esprit. Frapper rudement avec la plume ou avec l’épée n’était-ce pas toujours frapper ? Il prend Mazarin comme cible et lance, au début de février 1649, sous les initiales D. B. (de Bergerac), Le Ministre d’État flambé. Ce chaste malgré lui — suivant Le Bret — se complaît aux développements obscènes, sa verve égrillarde y est tout à fait à l’aise. Il commence en précisant : « C’est moi, Cyrano, l’auteur. »

D’où diable me vient cette humeur !
Mon âme n’est-elle point dupée ?
Moi qui ne suis qu’un escrimeur.
Suis-je bien devenu rimeur ?
Où ma verve est-elle occupée,
Et faut-il dans cette rumeur
Joindre ainsi la plume à l’épée ?…

Il diffame ensuite Mazarin avec un acharnement inouï :

Ha, ha, je vous tiens Mazarin.
Esprit malin de notre France,
Qui pour obséder son destin
Faites le soir et le matin
Main basse dessus sa pitance.
Au coup vous serez bien fin
Si vous évitez la potence…

Vos malices ont eu leur cours
Puisque par toute la nature,
Vous avez fait cent mauvais tours,
Vous avez finé tous les jours
Et Créateur et créature,
Et vous avez fait à rebours
Le gaillard péché de luxure.

C’est où vous êtes trop savant,
Cardinal à courte prière ;
Priape est chez vous à tout vent,
Vous tranchez des deux bien souvent
Comme un franc couteau de tripière,
Et ne laissez pas le devant
Sans escamoter le derrière…


À cette mazarinade outrageante succèdent deux pièces laudatives destinées à provoquer la générosité de Mme de Rohan et de Mme de Chatillon ; il les signe de ses initiales retournées B. D. au lieu de D. B., de façon à éviter qu’on ne les confonde avec ses pièces politiques.

La première : Lettre de consolation envoyée à la duchesse de Rohan sur la mort de feu le duc de Rohan son fils, surnommé Tancrède (12) est insignifiante. Dans la seconde : Lettre de consolation envoyée à Mme de Chatillon sur la mort de M. de Chatillon, tué au combat de Charenton, Cyrano n’a pu s’empêcher de faire des pointes et d’y placer quelques traits libertins.

A-t-il eu, comme il le dit, quelque part aux bonnes grâces de Mme de Chatillon. Nous n’avons aucune certitude à cet égard.

En moins de deux mois (février et mars), Cyrano descend encore quatre fois dans Parène pour combattre Mazarin.

Le Gazetier désintéressé d’un style énergique et excellent, débute par cette déclaration de principe en avance de cent cinquante ans sur son époque :


Ceux qui attaquent le cardinal Mazarin par sa naissance, et qui en veulent faire son premier crime, ou qui s’imaginent que sa condition lui défendoit d’approcher de si près des degrés du trône, ne doivent pas être mis au rang des sages ; et j’ose dire que le feu même qui les échauffe, les aveugle en cette rencontre. Notre condition est une ; il n’y a que la vertu qui nous distingue, et la noblesse ne peut pas avoir toujours été vieille. Outre que ceux qui n’ont point reçu de faveur de la nature, peuvent prétendre légitimement à celles de la fortune, il est certain que Dieu relève la bassesse, et qu’il abaisse la grandeur quand il lui plaît, comme dit Chilon, et comme l’Écriture nous l’enseigne, et que les rois qui en sont appelés les vivantes et plus parfaites images peuvent l’imiter sans faillir et faire quelque chose de rien, par une espèce de création qui ne doit pas tenir lieu de miracle… C’est en ceci que la volonté des rois peut être et leur excuse et leur foi, qu’ils sont en droit de tirer des hommes nés dans la fange et dans la poussière pour les porter aux plus hautes charges, et que leur choix est bien souvent une marque de leur jugement et de leur conduite… C’est assez pour fermer la bouche à ceux qui déclament contre le cardinal Mazarin pour être né dans une pauvreté honteuse, et qui le trouvent digne de malédiction parce qu’ils le trouvent aujourd’hui digne d’envie…


Mais ceci concédé à Mazarin par Cyrano, le premier ministre n’est que plus coupable d’être sodomite, seconde mouture du Ministre d’État flambé. Puis il reprend toute la vie publique du cardinal. Le jugeant avec une extrême sévérité, il l’appelle « Attila, le fléau de Dieu » l’accuse de se déclarer contre le Pape et d’avoir fait assassiner un des neveux de ce dernier, etc., etc… Pour oser émettre de telles précisions, il fallait être assuré de l’impunité.

La Sibylle moderne ou l’Oracle du temps, écrite dans la même note, se termine par un sonnet remarquable :


Effroyables auteurs de nos calamités,
Ennemis de la paix qu’on nous faisoit attendre,
Superbes criminels qu’on ne peut plus défendre
Des maux que nous souffrons, et que vous méritez.

Quels désordres nouveaux aviez-vous médités ?
Quel bien dans nos maisons vous restoit-il à prendre ?
Et voulez-vous enfin mettre l’État en cendre,
Après l’avoir saigné presque de tous côtés ?

Ne vous flattez plus tant, misérables impies,
Ne vous déguisez plus, dangereuses Harpies,
La Fortune pour vous n’aura plus rien de beau.

Le Justice après vous, jour et nuit occupée,
Pour vous mieux reconnoistre a rompu son bandeau,
Et pour vous mieux punir a repris son épée !


Le Conseiller fidèle marque un recul dans l’injure. Le ton s’élève et atteint l’éloquence dans les Remontrances des Trois États à la Reine régente pour la paix. Le Clergé, la Noblesse et le Peuple tiennent un langage digne de ces trois grands Ordres. Voici le début de la Remontrance du Peuple :


Madame, Quoique nous soyons les derniers en ordre, nous ne devons pourtant pas l’être en nature, puisque c’est en quelque sorte par notre moyen que les Rois subsistent et que leur grandeur, selon le Sage, ne peut être mieux représentée que par celle de leurs peuples. Il n’est pas autrement d’un état que d’un édifice où les appartemens les plus superbes ne sont pas toujours les plus nécessaires, où les plus bas étages entretiennent les plus hauts et dans lequel les pierres les moins remarquables servent de fondement et d’appui à tout le reste…


Pourquoi Cyrano se taît-il subitement ? Pourquoi abandonne-t-il la guerre contre Mazarin ? Les Princes et de Rohan et de Chatillon ne lui ont-ils pas marqué assez efficacement leur gratitude ? A-t-il jugé inutile de continuer à jouer le rôle de « gazetier désintéressé » ? Disons à sa décharge que ses anciennes et bonnes relations avec les officiers du régiment de Conti l’obligeaient à se ranger sous la bannière des Princes ; il lui était impossible d’agir autrement.

Les comptes définitifs de la succession de leur père sont approuvés le 2 mars 1649 par Savinien et Abel. Résumons lesdits comptes :


Les recettes s’étaient élevées à 3.955 livr. et les dépenses à 2.877 livr., laissant un excédent de 1.078 livr. à partager entre les deux frères, soit 539 livr. pour chacun, dont il y avait à déduire leurs dépenses particulières soldées par MM. Desbois et Scopart, soit 733 livr. pour Savinien et 576 livr. pour Abel, sommes supérieures à celles qui leur revenaient. Heureusement il restait à effectuer une recette de 304 livr. environ, soit pour chacun 152 livr., ce qui réduisait la dette de Savinien à 41 livr. et laissait à Abel un léger reliquat de 115 livr.


Ce dernier se décida brusquement à convoler en justes noces. La perspective d’entrer en possession de l’héritage paternel l’engagea-t-elle à prendre femme ? Régularisait-il une liaison antérieure, ou reçut-il brusquement le coup de foudre ? Toutes questions auxquelles il serait difficile de répondre en connaissance de cause. Quoi qu’il en soit, Abel épousa dans l’Église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 1er juillet 1649, une jeune orpheline, Marie Marcy, fille d’un marchand mercier Simon Marcy, et de Perrette Dufour. Les témoins étaient de petites gens de roture : Simon Bellanger, marchand, parent de sa grand’mère Espérance Bellanger, et deux bourgeois de Paris : Nicolas Guyot et Gervais Le Verrier. Cyrano n’assistait pas à la cérémonie. Ses relations avec son frère devaient être assez froides.

Le 11 juillet 1649 eut lieu par les soins des notaires Cartier et Quarré le partage, si longtemps attendu par les intéressés, de l’héritage paternel. Le total des biens, divisé en deux lots, comprenait 24 articles s’élevant à 21.344 livres 2 sols. Le premier lot, échu à Cyrano, de 10.450 livres environ, comprenait, entre autres articles, moitié des 2.000 livres tournois de rentes constituées par la ville de Paris au sieur de Mauvières moyennant 36.000 livres sur les Aides, évaluées seulement 12.000 livres, soit 1.000 livres tournois de rente, montant à 6.000 livres ; le second lot, échu à Abel, était de même valeur. On remarquera l’énorme moins-value — 66 p. 100 — des 2.000 livres de rente achetées en 1636.


IV. — Son épitre dédicatoire pour un ouvrage de Bignon et Heince ; L’Autre Monde et Royer de Brade ; ses chansons pendant la Fronde : rupture entre Dassoucy et Cyrano ; sa haine contre Scarron ; Cyrano et Henri-Louis Loménie de Brienne ; il sollicité la protection du duc d’Arpajon ; Là Mort d’Agrippine et les Œuvres diverses ; rupture avec Le duc d’Arpajon ; mort de Cyrano.


À l’abri de tout souci matériel immédiat, Cyrano est d'humeur à reconnaître les services qu’on lui avait rendus. Le jeune graveur François Bignon — probablement le fils de Pierre Bignon, bourgeois et marchand, qui s’était porté caution de sa dette envers Élie Pigou — préparait de concert avec Zacharie Heince, autre peintre graveur (celui-là même à qui l'on doit les deux portraits authentiques de Cyrano) un grand in-folio devant contenir, selon le désir exprimé par Richelieu, la reproduction des effigies d’hommes illustres qui ornaient la galerie de son Palais-Cardinal. Émerveillé par cette série de vingt-cinq planches, accompagnées de notices biographiques de Vulson de la Colombière, Cyrano compose un madrigal adressé à Bignon :

Les enfants immortels du cuivre et du burin.
Ces hommes que la paix engendre dans la guerre,
(Si j’ose ainsi parler sans respect du tonnerre).
____Verront périr le genre humain !
____Car Dieu fit des hommes de terre ;
____Et tu fais des hommes d’airain.


et une épître dédicatoire des deux graveurs au chancelier Séguier dont ils terminaient le portrait. S’est-il livré sur leur demande à ce travail Ou eh a-t-il pris spontanément l’initiative ? Peu importe. Cet ouvrage devait paraître six mois plus tard (13), avec une dédicace différente toujours au nom de Séguier, mais sans le sixain de Cyrano et le huitain de Le Bret destinés aux feuillets préliminaires (14). Voici l’épître de Cyrano :


« Monseigneur, Quoique cette Dédicace nous soit glorieuse, puisqu’elle vous fait marcher à la tête des Hommes Illustres et vous choisit pour être l’arbitre des éloges qu’on doit à leur vertu, notre dessein n’est pas, toutefois, de vous les égaler en vous les comparant. Nous savons trop que leurs vertus sont des ruisseaux qui coulent depuis quatre siècles et s’assemblent en vous pour former une mer que la Nature en les produisant s’essaiait, et quoi qu’on la fasse toute puissante, qu’elle a sué à l’accouchement de votre grandeur. Mais nous voulons, en vous mettant au frontispice de notre Panthéon, que vous ayez à votre suite des personnes qui ont laissé derrière eux les plus augustes Princes de la Terre. Cette troupe de Héros françois que nous vous présentons est ravie qu’étant le Chef de la Justice de ce Royaume, vous ordonniez de ce qu’ils méritent. C’est pourquoi, Monseigneur, je vous conjure, puisque vous n’êtes pas dans le Temple, de choisir à la porte ceux qui seront dignes d’entrer. Nos Illustres ne pouvaient vous offrir d’emploi plus honorable, y ayant des Monarques parmi eux, que de vous établir le Juge des Rois. Voilà tout ce que peuvent des tableaux ; voilà tout ce que nous pouvons aussi après les acclamations générales de l’Europe ; mais encore que ce soit peu pour l’illustre Séguier, ce sera beaucoup pour nous, car s’il est vrai que cette galerie conserve le souvenir des grands hommes, nous aurons l’honneur de vous avoir gravé au Temple de Mémoire et de vous avoir traité à la façon des Demi-Dieux, à qui l’on dédiait des Images. Mais parce que votre nom méritait une immortalité plus solide, afin que vous fussiez en Bronze, nous vous avons buriné et nous avons mis, selon la coutume, aux pieds de votre statué, Monseigneur, vos très humbles… »


On hésiterait à la croire du brillant soldat qui avait décliné le patronage du maréchal de Gassion, et du maître écrivain de la Remontrance aux Trois États, de 1649, si le manuscrit de la Bibliothèque nationale ne la contenait pas.

Cyrano reprend goût à la littérature sérieuse, celle qui doit assurer sa renommée. Il est présenté à Michel de Marolles l’infatigable traducteur, à Adrien de La Morlière, à Gilles Filleau des Billettes, à Henri-Louis Loménie de Brienne, etc., et conquiert leur amitié. Toujours hanté du désir d’écrire une tragédie, il presse Royer de Prade qui en avait deux en portefeuille depuis 1643 : La Victime d’État et Annibal, de les publier. Cyrano marque non moins de confiance et de cordialité à son ami en lui communiquant le manuscrit de la première partie de l’Autre Monde : Le Voyage dans la Lune. La lecture qu’en fait Royer lui produit une mauvaise impression, il croit de son devoir d’en avertir Cyrano :


À l’auteur des États et Empires de la Lune
ou de l’Autre Monde


______Accepte ces six méchants vers
______Que ma main t’écrit de travers
______Tant en moi la frayeur abonde,
Et permets qu’aujourd’hui j’évite ton abord
______Car autant qu’une affreuse mort
__Je crains les Gens de l’Autre Monde.

Redoutant d’avoir été trop loin, Royer atténue son accès de franchise :

Un esprit qu’en son vol nul obstacle n’arrête,
Découvre un Autre Monde à nos ambitieux
Qui tous également respirent sa conquête,
Comme un noble chemin pour arriver aux Cieux.

Mais ce n’est point pour eux que la Palme s’apprête,
Si j’étois du Conseil des Destins et des Dieux,
Pour prix de ton audace on chargerait ta tête
Des couronnes des Bois qui captivent ces lieux.

Mais non, je m’en dédis, l’inconstante Fortune
Semble avoir trop d’empire en celui, de la Lune,
Son pouvoir n’y paroît que pour tout renverser.

Peut-être verrois-tu dans ces demeures mornes
Dès le premier instant ton État s’éclipser
Et du moins chaque mois en rétrécir les bornes ?

La sincérité de Jean Royer ou son absence de Paris pendant l’impression de ses tragédies explique pourquoi Cyrano n’a célébré ni la Victime d’État, ni Annibal. Bien que leur achevé d’imprimer porte la date de fin septembre 1649, elles étaient condamnées à rester une année encore dans les magasins de l’éditeur.

Jamais la situation n’avait paru plus favorable à Cyrano pour l’Autre Monde. L’anarchie battait son plein dans la capitale, la liberté d’insulter, de diffamer, était absolue, mais la médaille avait son revers : la clientèle ordinaire des libraires s’intéressant à la seule politique, ignorait les nouveautés littéraires. De bons esprits — ils étaient nombreux — estimaient qu’un jour ou l’autre, le calme revenu, l’autorité pourrait s’émouvoir des critiques dont la royauté et la religion avaient été l’objet. Une preuve du manque d’assurance de Cyrano sur l’innocuité de l’Autre Monde se déduit de la réserve qu’il semble s’être imposée vis-à-vis de Le Bret, Dassoucy, Chapelle et Tristan L’Hermite, à moins que ceux-ci, effrayés comme Royer de sa témérité, aient décliné l’honneur de célébrer l’œuvre capitale de leur ami !

Cette déconvenue agite sa bile. Les couplets féroces de Blot, du chevalier de Rivière, vilipendant la reine, réclamant la tête du cardinal, se moquant de la Bible, du pape, de toutes les religions se transmettaient de bouche en bouche, les imiter était un jeu pour Cyrano. Il ne s’est pas fait faute de fronder sous cette forme, mais où retrouver ses chansons satiriques ? Elles existent anonymes dans les manuscrits du temps, sans que rien permette de les identifier. Voici cependant un couplet signé Cyrano dans le manuscrit Potocki :

La troupe des bons catholiques
Va boire à ses chers hérétiques,
Sus compagnons, prenons du vin
Que nul plaisir ne nous échappe !
Vous direz : « Foutre de Calvin »,
Et je dirai : « Foutre du Pape ».

Grâce à son intimité avec Dassoucy, Cyrano avait connu l’un des premiers, l’Ovide en belle humeur. Ce poème burlesque voyait le jour le 20 février 1650 ayant dans ses feuillets préliminaires un sonnet du grand Corneille, un huitain assez osé du sieur « de Bergerac »,


Pour Monsieur Dassoucy
sur sa Métamorphose des Dieux

Plus puissant que jadis Orphée,
Qui de chez les peuples sans yeux
Ne put ramener que sa Fée,
Tu ramènes en Terre les Dieux,
Malgré cette défense expresse
D’en avoir plus d’un parmi nous ;
Mais de peur qu’on les reconnaisse
Tu les as déguisés en fous.

et d’autres petites pièces laudatives de leurs amis communs : Le Bret, Tristan et de Chavannes.

Jean Royer, définitivement fixé sur l’intention de Cyrano de différer l’impression de l’Autre Monde se décide à mettre sous la presse ses propres Œuvres poétiques, avec une préface signée S. B. D. (Savinien Bergerac Dyrcona) ; elles seront jointes à la Victime d’État et à Annibal pour former un juste volume.

Si la seconde pièce encomiastique des Œuvres poétiques du sieur de P. est de Rotrou on rencontre, mélangées aux poésies de Prade, un dixain de Ris-Mareuil, un quatrain d’Hector de Brissailles, l’ancien compagnon d’armes de Cyrano, un sixain d’Abel II de Cyrano qui signe de B. (Bergerac) Mauvières. Royer n’a pas oublié d’y recueillir son sonnet et son épigramme À l’Auteur des États et Empires de la Lune tout en changeant le titre de cette dernière et en la refaisant pour lui ôter le caractère d’un avis brutal :


À un pèlerin revenu de l’Autre Monde


J’eusse fait un plus long ouvrage
Sur ce grand et fameux voyage,
Dont ton livre nous fait rapport ;
Mais ma veine la plies féconde
Se glaceroit à ton abord,
Et déjà je me juge mort
À voir les gens de l’Autre monde.

Un peu plus loin se lit un sixain contre l’Ovide en belle humeur de Dassoucy :


À un mauvais poète burlesque


Tes amis et tes envieux,
Ouvrant ton livre glorieux
N’ouvrent la bouche que pour rire,
Et confessent également
Soucidas qu’on ne peut écrire
Des vers plus ridiculement.

Les amis de nos amis étant généralement nos amis, comment expliquer cette attaque de Royer, si ce n’est par l’hypothèse que Cyrano avait rompu avec l’Empereur du Burlesque au lendemain de la parution de l’Ovide en belle humeur.

Il faudrait chercher l’origine de l’animosité subite de Cyrano contre « Soucidas » dans l’affaire du Chapon : Dassoucy aurait soustrait malicieusement, un jour que Cyrano avait grand’faim, un chapon au sortir de la broche !

Un grief moins puéril, et même grave, justifierait-il les grossières injures dont notre Parisien accable celui qui l’avait généreusement hébergé à l’époque où, à peu près sans ressources, Cyrano anticipait sur l’héritage paternel ? Il traite Dassouçy de « gale aux fesses de la Nature, de bougre, qu’on doute en le voyant si sa mère n’a point accouché de lui par le cul, etc., etc. », il l’accuse de n’être pas l’auteur du Jugement de Pâris, alors que lui-même avait présenté ce poème, etc.

La cause de sa haine contre Scarron n’est guère plus fondée. Le Malade de la Reine aurait refusé, crime impardonnable, d’entendre « la lecture d’une page de ses œuvres sous le prétexte qu’elles puaient le portefeuille ».

Cyrano était vraiment d’une susceptibilité maladive.

Ses petites rentes diminuaient chaque année, des pertes de jeu en ayant progressivement aliéné le capital, aussi est-il réduit à demander des ressources à sa plume. Le moment était favorable, Mazarin sentait le besoin de se défendre des calomnies dont on l’accablait. Sa mémoire avait gardé le souvenir des pamphlets de D. B. du début de 1649, arrêtés si brusquement et sans motif connu. Fit-il appel à Cyrano, ou celui-ci lui offrit-il ses services ? Une chose est acquise : l’ancien frondeur devint Mazariniste. À quel prix ? On ne le saura jamais ; mais son factum Contre les Frondeurs (avril ou juin 1651) est un article commandé, c’est du meilleur Cyrano. Son indignation à l’endroit des ennemis du Cardinal le sert pour accabler Scarron, auteur supposé de la Mazarinade, dans des termes odieux ; ils déconsidèrent celui qui les ayant pensés a osé les écrire. Disgracié de la nature Cyrano avait mille raisons de se taire sur les tares physiques du malheureux Scarron, si on en croit Dassoucy


Bergeraç n’étoit ni de la Nature des Lapons, ni de celle des Géans. Sa tête paroissoit presque veuve de cheveux, on les eut comptés de dix pas. Ses yeux se perdoient sous ses sourcils… Ses jambes brouillées avec sa chair, figuroient des fuseaux. Son oesophage pagotoit un peu, son estomac étoit une copie de la bedaine ésopique. Il n’est pas vrai qu’il fût malpropre, mais il est vrai que ses souliers aimoient fort madame la boue, ils ne se quittoient presque jamais…


Ce que nous savons de la vie misérable de Cyrano, de 1645 à 1650 confirmerait assez ce dernier détail.

Maintenant comparons le croquis ci-dessus de Dassoucy à celui de Scarron crayonné par Cyrano :


Venez, écrivains burlesques, voir un Hôpital tout entier dans le corps de votre Apollon ; confessez, en regardant les écrouelles qui le mangent qu’il n’est pas seulement le Malade de la Reine, comme il se dit, mais encore le Malade du Roi. Il meurt chaque jour par quelque membre, et sa langue reste la dernière, afin que ses cris vous apprennent la douleur qu’il ressent. Vous le voyez ce n’est pas un conte à plaisir ; depuis que je vous parle il a peut-être perdu le nez ou le menton. Un tel spectacle ne vous excite-t-il pas à la pénitence ? Admirez, endurcis, les secrets jugemens du Très-Haut ; écoutez d’une oreille de contrition cette parlante momie. Elle se plaint qu’elle n’est pas assez d’une pour suffire à l’espace de toutes les peines qu’elle endure. Il n’est pas jusqu’aux bienheureux qui, en punition de son impiété et de son sacrilège, n’enseignent à la Nature de nouvelles infirmités pour l’accabler. Déjà, par leur ministère il est accablé du mal de saint Roch, de saint Fiacre, de saint Clou, de sainte Reine, et afin que nous comprissions par un seul mot tous les ennemis qu’il a dans le Ciel, le Ciel lui-même a ordonné qu’il seroit malade de Saint (l’épilepsie).

Scarron n’était pas méchant ; pour toute vengeance il se borna, dans sa comédie : Don Japhet d’Arménie à railler les variations que Cyrano faisait subir à son nom :

…… Don Zapata Pascal
Ou Pascal Zapata, car il n’importe guère
Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.

Comment Cyrano fut-il amené à envoyer à Louis-Henri de Loménie de Brienne un sonnet sur Les Murs de Troye ou l’origine du Burlesque, de Charles et de Claude Perrault ?


À Monsieur H. D. L. sur les murs de Troye

Apollon ressentit des atteintes mortelles,
Et souffrit des douleurs pires que le trépas,
Lors qu’il vit saccager et piller aux soldats
Ce qu’il avoit bâti de ses mains immortelles.

Pour se venger des Grecs, perfides et rebelles,
Qui publioient sa honte en chantant leurs combats
Et qui mirent deux fois ses murailles à bas,
Il en vient de bâtir qui seront éternelles.

Maintenant qu’il a fait un ouvrage si beau
Qui rétablit sa gloire, et met l’autre au tombeau.
On ne peut exprimer son plaisir et sa joie :

Il voit que les mortels enchantés de ta voix
Ne daignent plus ouïr tous les Poètes Grégeois,
Ni tout ce qu’ils ont dit de la prise de Troye.

Brienne, qui avait reçu une copie de ce poème, a dû la lire à Cyrano comme étant son œuvre propre, ainsi qu’à Scarron, Gomberville, Ménage, Saint-Amant, G. Colletet, Benserade, etc., puisqu’ils ont imité le geste de Cyrano. L’édition de 1653, chez Louis Chamhoudry, faite, certes, à l’insu des intéressés, a en tête une épître dédicatoire « À la jatte de M. Scarron », de H. D. L. (Henri de Loménie) suivie d’une préface et de huit pièces signées d’initiales (celles des poètes ci-dessus) toutes également adressées à H. D. L. On est en droit de s’étonner que les thuriféraires de Brienne aient abrégé leurs noms, soupçonnaient-ils la supercherie ? Le silence de Charles et Claude Perrault serait incompréhensible si on ne rappelait que le père du jeune Loménie était Secrétaire d’état aux Affaires étrangères. L’année précédente, Claude Petit-Jehan semble avoir subi dans des conditions analogues le sans-gêne de Brienne. Bien que le privilège du Virgile Goguenard ou le douzième livre de l’Enéide travestie (Paris, Antoine de Sommaville, 1652) soit au nom de cet avocat, l’épître dédicatoire signée L. D. L. (Louis de Loménie) est catégorique : c’est lui Brienne qui en est l’auteur ! Ce jeune homme devait déjà souffrir d’un déséquilibre mental qui, en s’aggravant, le fit enfermer, dix-sept ans après, dans une maison de santé.

Le secours reçu de Mazarin étant épuisé, la nécessité de découvrir un Mécène s’imposait à Cyrano. Cette fois il avait de bons répondants, une comédie : Le Pédant joué, une tragédie : La Mort d’Agrippine, son Autre Monde, des Lettres satiriques et amoureuses, etc., etc. Dans ce bagage littéraire considérable, La Mort d’Agrippine et l’Autre Monde apparaissaient d’une présentation difficile pour celui qui les couvrirait de son patronage, à moins de s’adresser à un Mécène libertin et les grands seigneurs libertins avaient tout autre chose en tête que la préoccupation d’étaler leur générosité. Cyrano dut donc se rabattre sur un personnage vaniteux, riche et brave, sans plus. Il jeta avec raison son dévolu sur le duc d’Arpajon.

Louis, vicomte, puis duc d’Arpajon, marquis de Séverac, Montclar et autres lieux, grand soldat et honnête homme au sens de ce mot au XVIIIe siècle, d’une culture intellectuelle médiocre, se bornait à retenir les titres des ouvrages réputés qu’il n’avait pas lus, de façon à laisser quelques illusions aux écrivains. Tallemant le raille d’avoir voulu « cajoler Sarrazin »,


— Ah ! monsieur, lui dit-il que j’aime votre Printemps !

— Je ne l’ai point fait, dit Sarrazin : c’est une pièce de Montplaisir.

— Ah ! votre Temple de la Mort est admirable !

— C’est de Habert… »


Saint-Simon l’appelle un « bonhomme ».

Ce « bonhomme » avait fait la guerre en Turquie d’une manière si remarquable que l’Ordre de Malte lui conféra la distinction sans précédent de Chevalier grand-croix perpétuel et héréditaire.

Ayant été agréé par le duc d’Arpajon dans les premiers mois de 1653, Cyrano assiste en spectateur, très effacé d’ailleurs, aux fêtes que le duc donne dans son magnifique hôtel du Marais. Loret dans sa Muse historique parle de la réception du 7 février 1654 :


Jeudi, quantité de bouteilles
Contenant des boissons vermeilles,
Firent joyeusement glou glou
En l’Hôtel du duc d’Arpajou,
Qui d’une chère sans seconde
Traita quantité de beau monde.
Tout y fut assez jovial,
Car la comédie et le bal
Qui suivirent cette abondance
Divertirent fort l’assistance.

Se sentant dépaysé au milieu de ce luxe, presque exilé dans cette atmosphère d’ordre et de respect bien différente de celle de la modeste chambre qui avait vu l’éclosion de ses rêveries utopiques, ou de l’ambiance des cabarets et des salles de jeu où il avait sacrifié sa jeunesse, sa santé et l’héritage paternel, Cyrano se décide à dédier au noble duc, en novembre 1653, la Mort d’Aggrippine et ses Œuvres diverses. Louis d’Arpajon se garda d’y jeter un coup d’œil, autrement il eût été marri de s’être si lourdement trompé sur l’orthodoxie de son protégé, aussi fit-il grandement les choses.

La Mort d’Agrippine et les Œuvres diverses, grossies du Pédant joué, virent le jour sous la forme de deux beaux volumes in-quarto achevés d’imprimer à quelques jours d’intervalle (mai 1654). Le premier possédait un frontispice gravé dont la moitié supérieure était occupée par les armes d’Arpajon, et, dans le second, les mêmes armes formaient bandeau au-dessus de l’épître dédicatoire ; quelques exemplaires furent tirés sur grand papier. Un délicieux sonnet à Jacqueline d’Arpajon ouvrait les Œuvres diverses :

Le vol est trop hardi que mon cœur se propose
Il veut peindre un soleil par les Dieux animé,
Un visage qu’Amour de ses mains a formé
Où des fleurs du Printemps la jeunesse est éclose.

Une bouche où respire une haleine de rose
Entre deux arcs flambans d’un corail allumé,
Un balustre de dents en perles transformé.
Au devant d’un palais où la langue repose :

Un front où la pudeur tient son chaste séjour
Dont la table polie est le trône du jour ;
Un chef-d’œuvre où s’est peint l’Ouvrier admirable :

Superbe, tu prétends par dessus tes efforts !
L’éclat de ce visage est l’éclat adorable.
De son âme qui luit au travers de son corps.

Par contre, abstention complète dès amis de Cyrano : on chercherait vainement dans les feuillets préliminaires un distique, un quatrain élogieux de Le Bret, de Royer de Prade, de Tristan L’Hermite, etc.

La dédicace de la Mort d’Agrippine est rédigée dans le ton habituel des panégyriques outrés ; celle des Œuvres diverses ou plutôt des Lettres débute par un léger travestissement de la vérité : « Ce livre ne contient presque qu’un ramas confus des premiers caprices ou, pour mieux dire, des premières folies de ma jeunesse. J’avoue même que j’ai quelque honte à l’avouer dans un âge plus avancé. » En réalité la plupart des dites lettres s’échelonnaient de 1647 à 1650. Cyrano leur avait fait subir des corrections telles que, pour certaines, elles équivalaient à une refonte complète : la forme en avait été profondément modifiée, les passages irréligieux supprimés ou atténués, les titres changés, etc., etc. Les noms de Chapelle, de La Mothe Le Vayer fils, de Montfleury, disparaissaient ; M. Du Tage se métamorphosait en M. de V., etc.

Le sort avait un peu trop favorisé Cyrano. La Mort d’Agrippine, représentée à l’Hôtel de Bourgogne, provoquait un scandale ; elle eut à peine quelques représentations, si on en croit Tallemant, l’âvocat Gabriel Guéret et enfin les Ménagiana :


Les badauds à l’instant où Séjan, résolu à faire périr Tibère, qu’il regardait déjà comme sa victime, vint dire à la fin de la scène IV du IVe acte :

Frappons, voilà l’Hostie et l’occasion presse


ne manquèrent pas de s’écrier : Ah ! le méchant ! Ah ! l’athée ! Comme il parle du Saint-Sacrement.


On se garda d’incriminer Cyrano comme athée, on le traita simplement de fou ; ce qualificatif lui est appliqué par Tallemant, collecteur de toutes les médisances de l’époque. Ce scandale étant arrivé aux oreilles du duc d’Arpajon (à moins qu’il n’ait assisté à la première représentation) il se demanda s’il n’abritait pas une vipère dans son hospitalière demeure. Un accident banal, une poutre qui lui était tombée sur la tête quelques mois auparavant, forçait Cyrano à garder la chambre. Le duc lui fit sentir que sa présence déplaisait. Sa sœur Catherine de Cyrano, prieure du couvent des Filles de la Croix, la Mère Marguerite de Jésus, son ami Le Bret lui trouvèrent en juin 1654 un asile dans la maison de messire Tanneguy Régnault des Bois-Clairs, chevalier, conseiller du roi. Malgré les soins prodigués au malade pendant quatorze mois par son nouveau Mécène (celui à qui Le Bret devait dédier l’édition originale et… mutilée de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune), l’état de Cyrano s’aggrava subitement. Se sentant mourir, il voulut être transporté dans la maison que son cousin Pierre de Cyrano, sieur de Cassan, possédait à Sannois et y expira le 28 juillet 1655.

Doit-on attribuer aux suites de son accident arrivé à l’hôtel d’Arpajon la mort de Cyrano ? C’est douteux. Les blessures de la tête sont généralement mortelles à bref délai ou sans gravité. L’affection qui l’a conduit au tombeau, a chance d’avoir été la dernière phase de la syphilis de 1645 ; elle se serait portée au cerveau.

Devant la mort Cyrano a eu l’attitude des libertins du xviie siècle, tant était encore forte l’empreinte religieuse de leur éducation, il a fini chrétiennement. Le témoignage de Le Bret, à qui il avait demandé de mettre au jour ses œuvres posthumes, est à cet égard décisif :


… Cette humeur si peu soucieuse de la fortune et si peu des gens du temps lui fit négliger plusieurs belles connoissances que la révérende Mère Marguerite, qui l’estimoit particulièrement, voulut lui procurer, comme s’il eût pressenti que ce qui fait le bonheur de cette vie, lui eût été inutile pour s’assurer celui de l’autre. Ce fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses jours d’autant plus sérieusement que Mme de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son prochain, parce qu’elle est toute à Dieu, et de qui il avoit l’honneur d’être parent du côté de la noble Famille des Bérangers, y contribua de sorte qu’enfin le libertinage dont les jeunes gens sont pour la plupart soupçonnés, lui parut un Monstre, pour lequel je puis témoigner qu’il eut depuis cela toute l’aversion qu’en doivent avoir ceux qui veulent vivre chrétiennement.

J’augurai ce grand changement quelque temps avant sa mort, de ce que lui ayant, un jour, reproché la mélancolie qu’il témoignoit dans les lieux où il avoit accoutumé de dire les meilleures et les plus plaisantes choses, il me répondit que c’étoit à cause que commençant à connoître le monde, il s’en désabusoit : et qu’enfin il se trouvoit dans un état où il prévoyoit que dans peu la fin de sa vie seroit la fin de ses disgrâces ; mais qu’en vérité son plus grand déplaisir étoit de ne l’avoir pas mieux employée.

Jam juvenem vides, me dit-il, instet cum serior œtas Mærentem stultos præteriisse dies. Et, en vérité, ajousta-t-il, je croy que Tibulle prophétisoit de moi, quand il parloit de la sorte ; car personne n’eut jamais tant de regret que j’en ai de tant de beaux jours passés si inutilement.


Nous en avons une autre preuve dans des actes qui excluent la discussion. Pourquoi l’Église aurait-elle masqué la vérité ? La notoriété de Cyrano n’était pas telle — il n’en avait alors aucune — qu’on se soit préoccupé par avance de sa fin chrétienne ou non ! S’il avait refusé le concours du prêtre, son cousin, Pierre de Cyrano m’aurait appelé un confesseur que quand le malade eût été privé de connaissance. Dans ce cas le curé de Sannois se serait évité la peine de préciser que son paroissien était passé de vie à trépas en « bon chrétien ».

Cyrano laissait un très petit héritage à son frère Abel II, sieur de Mauvières. Nous disons « un très petit héritage » parce qu’Abel, de ses propres deniers, et pour éviter des poursuites judiciaires, désintéressa, l’année même qui précéda la mort de Cyrano, plusieurs créanciers de son frère.

Complétons la notice biographique sur Cyrano de Bergerac par cet extrait d’un ouvrage de Dassoucy : Les Pensées de M. Dassoucy dans le Saint-Office de Rome, 1672, sur les faux et les vrais athées du xviie siècle. Il est curieux parce qu’il y est question de Cyrano :


Pour des faux athées, j’en peux discourir, parce que j’ai eu de longues habitudes avec eux, dont j’ai retiré d’autant plus d’utilité que j’ai eu plus de loisir d’observer leur vie, et d’envisager leur erreur. Ce sont des hommes fort débauchés et fort méchans, plongés dans toutes sortes d’ordures, et adonnés à toutes sortes de vices les plus abominables. Ce sont des Esprits adustes (15). des imaginations chaudes et fortes, mais vicieuses, esprits déliés, mais détraqués et tendant à la folie, gens de peu de capacité et raisonnant mal, non seulement de toutes les choses célestes, mais de toutes les affaires du monde…

On peut dire plutôt que ce sont des Démons, ennemis de Dieu et de sa gloire, que des hommes ignorans de son être et de son pouvoir. Ceux-ci sont tout au contraire des autres (les vrais Athées) car, au lieu que les autres ont perdu la connoissance de Dieu pour l’avoir voulu trop connaître, et le rechercher avec trop de curiosité, ceux-ci l’ont perdue en le fuyant de tout leur pouvoir, et en recherchant tous les moyens de le méconnoitre. Les autres ont perdu les yeux à force de les ouvrir à sa splendeur ; et ceux-ci à force de les fermer à sa lumière. Les autres ne blasphèment point contre lui, parce qu’ils auraient honte de s’en prendre à ce qui, dans leur imagination, ne passe que pour une chimère… Ils sont intrépides aux approches de la mort, parce qu’ils la regardent comme la fin des misères humaines, et qu’ils ne croient d’autre vie ; et ceux-ci, tout au contraire, à l’aspect de son visage effroyable, tremblent comme des Coquins, et mouillent tous leurs draps de sueur, pource qu’ils appréhendent une autre vie. Les autres font gloire de mourir comme ils ont vécu ; ceux-ci, tout au contraire, retournent à leur Maître, mettent bas les armes, lui font amende honorable, et s’abandonnent à la miséricorde de leur Juge ; mais il ne fait pas à tous la même grâce : car la pluspart ou tombent en délire, ou finissent par quelque mort extravagante. J’en ai connu, un qui se rompit le col dans une cave ; un autre qui se jeta par les fenêtres, et les deux autres que j’ai les plus fréquentés, et qui m’ont fait un honneur que je ne méritais pas, m’immortalisant dans leurs écrits, l’un est mort fol, et je prie Dieu que l’autre meure plus sage. Le premier (Cyrano) étoit un homme dont je puis bien parler, puisque je l’ai nourri longtemps ; il avoit l’imagination si forte, qu’il n’y a rien de si ridicule ni de si extravagant dont il ne se fit une très constante vérité ; et n’étoit pas content d’en être entièrement persuadé si les autres n’en étoient encore persuadés comme lui même. Il vouloit qu’on crût que chaque étoile étoit un Monde, et qu’outre ceux-là il y en avoit encore une infinité d’autres, et qu’il y avoit plusieurs Soleils ; et quoique je lui donnasse à manger, il m’auroit querellé, et ne se seroit pas soucié de rompre avec moi, si je ne lui eusse accordé qu’il y avoit un Monde dans la Lune. L’autre (Chapelle) étoit un esprit délié, et des plus galans de notre siècle. Il avoit sucé l’erreur avec le lait auprès d’un grand philosophe, athée parfait et accompli (Gassendi), mais qui en avoit fait un mauvais disciple. Celui-ci ne reconnaissoit rien au-dessus de la Nature, attribuoit tout au hasard, et avoit des pensées admirables, qu’il disoit être plus claires que le jour, mais il falloit alors que je fusse bien aimé de Dieu, puisqu’il m’a toujours fait la grâce de n’y rien comprendre. Il m’assuroit que le Monde etoit fait d’atomes, et pour le prouver, il m’apportoit des raisons si bourrues et si extravagantes, que si Épicure n’en avoit point de meilleures, il falloit que ce fut un esprit bien extravagant et bien bourru…


Histoire posthume de Cyrano de Bergerac


Plus d’une année s’était écoulée depuis la mort de Cyrano quand son ami Henry Le Bret, dans l’intention de satisfaire à ses dernières volontés (il « l’avait formellement chargé de ce soin ») sollicita un privilège pour la publication de l’Histoire Comique, titre fantaisiste sous lequel il présentait la première partie de L’Autre Monde. Une fraction des manuscrits de Cyrano avait été dérobée, ou plutôt perdue, au moment où le malade quittait l’Hôtel d’Arpajon ; mais le Voyage dans la Lune était heureusement sauvé, grâce aux copies qui en avaient été faites. Le Bret qui venait de recevoir la prêtrise et professait ainsi des idées religieuses opposées à celles de Cyrano, se trouvait en face d’une situation délicate : Devait-il mettre au jour une œuvre nettement hostile à la religion et aux bases mêmes de l’État, pouvant entraîner des poursuites contre l’éditeur, ou devait-il, au contraire, la détruire ? Il résolut « ce cas de conscience » en omettant les passages par trop osés des États et Empires de la Lune et en indiquant par des points le début des suppressions. Amputé de la sorte, le testament philosophique et scientifique de Cyrano, travesti en « histoire comique » perdait toute importance. Il fut achevé d’imprimer le 29 mars 1657 et mis en vente chez les libraires dans le courant du mois d’avril. Sans passer complètement inaperçu, l’ouvrage obtint un succès relatif, une seconde édition suivit deux ans après.

Les Lettres des Œuvres diverses de 1654, parues du vivant de Cyrano, avaient eu un certain retentissement à l’étranger ; leur style alambiqué séduisit un Anglais qui en donna à Londres en 1658 une adaptation sous le titre : Satyrical Characters and handsome Descriptions, in Letters written to several person of quality… précédée dés lignes suivantes :


Ses productions [de Cyrano] abondent en pensées antithétiques et en scintillements d’esprit ; elles sont piquantes, aiguisées, étincelantes comme les fragments d’un pilier de glace brisé quand le Soleil luit sur eux… La présente collection fut le fruit de ses années de jeunesse, les épanchements de ses fantaisies vierges, le Mai de son intelligence

Qui de son vert giron jette

le jaune coucou et la pâle primevère, fécondé vraiment par toute l’exhubérance vigoureuse d’un sol riche et non labouré… Qu’une pensée se présente d’elle-même, et il la poursuit droit à travers tous ses tours et détours, jusqu’à ce qu’il se perde agréablement lui-même dans les méandres de sa propre fantaisie… Cyrano possédait un singulier jet d’esprit qui nous surprend avec les ressemblances les plus inouïes, les discordances les plus neuves ; mais il les mélange cependant avec la plus exquise observation de la Nature et les imaginations les plus magnifiques. Le faux, l’affecté et le vrai, alternativement et dans une succession rapide, telle que rarement ils peuvent être séparés, « prennent les sens emprisonnés, et les enveloppent dans un Elysée ».

Telle est la vigueur et telles sont les rêveries de Cyrano (16).

Cet éloge s’explique sous la plume d’un étranger.

À son tour, l’année suivante, l’Histoire Comique passe le détroit : Selenarchia (en caractères grecs) or the Government of the World in the Moon. A Comical history… par T. St. Serf.

Les trois privilèges accordés à Ch. de Sercy, pour les diverses parties des Œuvres de Cyrano, les 16, 30 décembre 1653 et 23 décembre 1656, expiraient en 1662 et 1663 ; cette échéance prochaine engage Antoine de Sommaville, son confrère, à réunir (septembre 1661) à l’exception de La Mort d’Agrippine, en un seul volume, les Lettres, Le Pédant joué et l’Histoire Comique. Ch. de Sercy, aussitôt averti, s’empresse le 22 septembre, de faire opérer chez Sommaville la saisie d’un certain nombre d’exemplaires restant sur les quinze cents — ils se vendaient trois livres pièce — de cette contrefaçon. Sommaville résiste. Dès le lendemain 23, il riposte par une assignation tendant à ce que la dite saisie soit déclarée injurieuse, et spécifie que les privilèges des 30 décembre 1653 et 23 décembre 1656 sont faux. Sommaville ayant usé de toutes les ressources de la procédure, l’instance traîne en longueur. Enfin le 5 juin 1663, un arrêt du Parlement condamne le contrefacteur à 400 livres parisis de dommages et intérêts et 37 livres d’amende.

Dans l’intervalle pour affirmer son bon droit, Sercy ayant recouvré un manuscrit de la seconde partie de L’Autre Monde ; Les États et Empires du Soleil, quelques Lettres, les Entretiens pointus et un Fragment de Physique, groupe le tout sous le titre de : Nouvelles Œuvres et cela en vertu du privilège de cinq années du 23 décembre 1656, alors bien près de son expiration. Aussi en sollicite-t-il un nouveau. Il l’obtient le 21 décembre 1661, pour dix années, peu de jours avant d’avoir achevé d’imprimer les Nouvelles Œuvres (7 janvier 1662).

Il faut croire que la contrefaçon d’Antoine de Sommaville, le trop malin libraire, avait absorbé, malgré la saisie du 22 septembre 1661, les demandes du public en Œuvres de Cyrano, car Sercy met quatre années à donner par fractions le complément des Nouvelles Œuvres. La réimpression des Lettres est terminée seulement en vertu du privilège de 1661 le 9 juin 1663, celles : du Pédant joué le 12 décembre suivant, de l’Histoire Comique le 2 avril 1665 et de La Mort d’Agrippine, le 15 mars 1666, avec cette particularité que les trois premières portaient : Achevé d’imprimer pour la première fois !

Pourquoi Ch. de Sercy supprime-t-il dans les États et Empires du Soleil le paragraphe suivant (du phonographe) qui se lisait dans les trois éditions antérieures ?

Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des Livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédoient plus de connoissances à seize et dix-huit ans, que les barbes grises du nôtre ; car sachant lire aussitôt qqe parler, ils ne sont japiais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces Livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour on quïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un Livre. Ainsi, vous avez éternellement autour de vous tous les grands Hommes et morts et vivans qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupa plus d’une heure, et enfin me les étant attachés en forme de pendans d’oreille, je sortis pour me promener ; mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue, que je rencontrai une trouppe assez nombreuse de personnes tristes.


Est-ce à cause de l’impertinence « envers les barbes grises ? » Quoi qu’il en soit les réimpressions faites désormais à Paris, et sous la rubrique inexacte d’Amsterdam (Paris ou Trévoux) seront toutes amputées de ce passage.

Un de nos premiers critiques, celui à qui on a attribué à tort le roman Francion, Charles Sorel dans sa Bibliothèque françoise (1664) parle de Cyrano avec équité dans deux de ses chapitres.

L’amour-propre de notre Parisien aurait subi un rude choc en apprenant la condamnation de son frère Abel le 23 juillet 1668 à 330 livres d’amende pour n’avoir pu justifier de sa noblesse. Comment son caractère irascible aurait-il pris la chose en voyant Abel se désister spontanément de toute prétention à cet égard ? Cyrano lui-même avait communiqué à Palliot ses armoiries, elles figurent dans la Vraye et parfaite Science des Armoiries, 1660, Notons cependant que Royer de Prade, un de ses intimes, semble en ignorer l’existence dans son Trophée d’armes héraldiques, éditions de 1650 et 1654.

En 1671, l’avocat Gabriel Guéret met en scène Cyrano dans La Guerre des Auteurs dont il raille spirituellement les Lettres.

L’attaque de Guéret rappelle à Ch. de Sercy que son privilège général du 31 décembre 1661 approche de son terme ; il cherche à en obtenir le renouvellement. Le roi le lui accorde pour sept années, à partir du 29 septembre 1671.

Il n’est guère question de Cyrano de 1672 à 1675. Boileau lui accorde à peine une simple mention dans son Art poétique, 1674 :

J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace
Que ses vers où Motin se morfond et nous glace

En 1676 Sercy se décide à faire une édition complète à pagination suivie des Œuvres de Cyrano ; la dernière était de 1662-1666. On peut croire que l’Histoire Comique, pas plus que les Lettres, n’attirait un grand nombre de lecteurs.

Ce n’est pas leur mévente relative qui a nui à la réputation dont Cyrano jouissait auprès de quelques lettrés. Le sieur Corbinelli ayant compilé des Extraits de tous les plus beaux endroits des ouvrages des plus célèbres auteurs de ce temps le cite dans le quatrième tome. La moisson est variée sans être abondante : quelques passages des États et Empires de la Lune et du Soleil, des Lettres, du Pédant joué, etc.

Sommaville avait porté la guigne à Ch. de Sercy. Son privilège de 1671 expire le 29 septembre 1678, sans que l’édition de 1676 ait été épuisée, et c’est seulement le 18 avril 1681 que Sercy en obtient le renouvellement, cette fois pour vingt ans. Il s’en sert pour remettre en circulation, sous le couvert d’un nouveau titre à la date de 1681, les exemplaires invendus.

En 1687, à Londres, A. Lowell apporte une nouvelle version, du Voyage dans la Lune et il traduit pour la première fois les États et Empires du Soleil. Cette édition, ornée d’un curieux frontispice, ne paraît pas avoir été réimprimée.

Le Père Daniel, dans son curieux Voyage au Monde de Descartes (1691) mentionne Cyrano en se refusant à admettre que la lune soit habitée.

Avec le sieur Phérotée de La Croix, il reçoit une petite compensation. Ce maître de langues, de géographie et de mathématiques qui avait publié en 1675 L’Art de la Poésie françoise (Lyon, Thomas Amaulry), en donne en 1694 une nouvelle édition, revue et considérablement augmentée. Dans la section III des Auteurs Anciens et Modernes avec leurs ouvrages, celle qui concerne le théâtre français, il range Cyrano de Bergerac parmi les dix-neuf auteurs de premier ordre, alors que le grand Corneille et son frère, ainsi que Racine figurent dans les neuf poètes dramatiques de troisième ordre. Voilà un classement que la postérité n’a pas encore ratifié !

Après les Ménagiana (1694) Cyrano rentre dans l’ombre alors que l’on constate les progrès de l’esprit philosophique dont il avait été l’initiateur ; ils se manifestent par l’attention accordée aux utopistes du xviie siècle, on les voit renaître de leurs cendres. Cyrano bénéficie de cette vogue ; deux éditions de ses Œuvres en 1699, une autre en 1700, deux en.1709, une en 1710 ; Les Aventures de Jacques Sadeur, du cordelier défroqué Gabriel de Foigny, publiées à Genève (sous la rubrique Vannes) en 1676, réimprimées à Paris en 1692 (avec des suppressions), vont l’être encore en 1705 ; l’Histoire des Sévarambes (1677-1679) du protestant Denis Veiras d’Alais, est réimprimée en 1702 et 1716.

Dans l’intervalle un des admirateurs de Cyrano lui octroie en 1704 dans le Recueil de plusieurs Sermons récréatifs (Cologne) un Sermon burlesque de ce curé de Golignàc ; très malmené au début, des États et Empires du Soleil, au moment même ou un fidèle de Dassoucy publie sa facétie : Combat de Cyrano avec le singe de Brioché au bout dû Pont-Neuf. La coïncidence serait curieuse, au cas où Sermon appartiendrait à Cyrano.

Ce renouveau — il aurait pu réjouir Cyrano dans l’au-delà s’il pensait encore à se survivre — a malheureusement pour lui une contre-partie pénible. Sa propre famille perd pour la seconde fois ses titres de noblesse et l’un de ses membres couvre de honte le nom de Cyrano. Son cousin Jérôme-Dominique, un des fils de Pierre II, seigneur de Cassan, dans la maison duquel il était mort, est condamné par défaut, le 13 novembre 1704, par les commissaires du roi chargés de la recherche des inscriptions de noblesse à 3.000 livres d’amende, et le mercredi 7 novembre 1707, dans l’Église Notre-Dame-de-Paris, le Suisse arrête celui qui aurait été son neveu, Pierre de Cyrano, fils de son frère Abel, pour « exhibitionnisme ». Ce mot ne s’employait pas dans la langue médicale du temps ; mais la chose précède toujours le mot. À la décharge de ce malheureux disons qu’il invoque pour excuser sa turpitude, le vin, l’eau-de-vie et la fainéantise ;

Vingt-neuf ans se passent et il semble bien que Cyrano est oublié. Il a l’honneur cependant de figurer en 1736, dans le tome XXXVI des Mémoires pour servir à l’histoire des Hommes illustres dans la République des Lettres du Père Nicéron, barnabite. Faut-il attribuer à cette notice la nouvelle édition de ses Œuvres de 1741, en 3 volumes, sous la rubrique supposée d’Amsterdam, et que, vingt ans après, on cherchait encore à écouler en en rajeunissant les titres ?

Un philosophe amateur, Benoît de Maillet, diplomate et voyageur, ayant eu une vision, crut qu’il était appelé à révéler aux hommes l’origine du monde et médita sur ce sujet. Le résultat fut son Telliamed (anagramme de Maillet) ou entretiens d’un Philosophe Indien avec un Missionnaire François. Maillet dédia son livre à Cyrano de Bergerac. Quelque doute avait-il surgi un matin dans son esprit sur sa mission. On serait tenté de le penser ; il considère notre Parisien comme un extravagant qui lui avait montré le chemin à suivre. Maillet mourut en 1738 sans avoir mis au jour son Telliamed ; un ami, J.-A. Guers, se chargea de sa publication sous la rubrique : Amsterdam, 1748 ; une seconde édition augmentée en 2 volumes est de 1755.

Cette épître de Maillet à Cyrano allait servir d’arme aux adversaires de Buffon à seule fin de railler son hypothèse que la Terre était une partie du Soleil détachée par le choc d’une comète ; ils comparaient les Époques de la Nature aux Voyages dans la Lune et le Soleil de Cyrano : « Que ne m’annonciez-vous pas, disent, parlant à Buffon, les Lettres à l’Américain, que vous travailliez dans le genre de Cyrano de Bergerac. » Et Guettard, garde du Cabinet du duc d’Orléans, dans le brouillon d’une lettre satirique que l’on conserve au Muséum écrit : « Jusqu’à quand ferez-vous le Cyrano de Bergerac ? » Il y avait sûrement quelque exagération à rapprocher l’utopie cyranesque de l’œuvre scientifique d’un des plus grands hommes dont s’honore la France.

De 1755 il nous faut passer à 1839 (17) ; mais si le xviiie siècle avait été plutôt réservé à l’égard de l’auteur du Voyage dans la Lune, le xixe siècle le ressuscitait et à l’aube du xxe nous assisterons à l’apothéose d’un autre Cyrano, créé par un virtuose en versification : Edmond Rostand.


XIXe ET XXe SIÈCLES


Celui qui devait sortir Cyrano de l’oubli n’était autre qu’un bibliophile parisien, charmant esprit doublé d’un admirable prosateur, le bon et spirituel Charles Nodier. Un étourdissant article, paru dans le Bulletin dit Bibliophile de 1838, déchire tous les voiles et proclame Cyrano presque un grand écrivain.

L’éloquente plaidoirie de Nodier, comme toutes les plaidoiries, est souvent en marge de la vérité ; le perspicace Franc-Comtois s’est trompé en affirmant que son héros « n’a jamais offensé dans ses écrits ni la religion ni les mœurs ».

Après Nodier, il semble qu’aucune voix plus éloquente et plus autorisée n’était capable de célébrer Cyrano, et cependant la notice de Théophile Gautier dans ses Grotesques (1844) éclate comme un coup de tonnerre et égale, si elle ne la dépasse, celle de son prédécesseur. L’homme lui appartient autant que l’œuvre ; son nez et son Voyage dans la Lune se valent toutes proportions gardées : L’un est le chef-d’œuvre de la nature, l’autre le chef-d’œuvre de son esprit.

Les suites logiques de l’apologie de Cyrano, tentée par Ch. Nodier et Théophile Gautier, tardent onze années. En 1855, Le Blanc publie à Paris et à Toulouse une édition partielle des Œuvres de Cyrano ; elle est suivie en 1855 de celle — complète — de Paul Lacroix, dans la Bibliothèque gauloise, enrichie d’une notice dithyrambique en faveur du « gascon » libre penseur. Malgré cette excellente réclame, il faut attendre 1875 Pour relire Cyrano, et c’est à une femme, Mme Quivogne de Montifaud, dite Marc de Montifaud, qu’on doit les Voyages fantastiques de Cyrano de Bergerac ; la préface s’inspire de P. Lacroix en accentuant encore la note libertine.

Négligeant plusieurs réimpressions insignifiantes des États et Empires de la Lune et du Soleil, nous arrivons à la thèse de Pierre Brun ; elle fait état, pour la première fois, des manuscrits de L’Autre Monde, du Pédant joué et des Lettres entrés à la Bibliothèque nationale. Mais cet universitaire distingué s’abstient d’en faire ressortir l’importance…

La thèse de Pierre Brun, justement par « tout ce qu’elle tait » laissait somnoler la figure de Cyrano quand le 28 décembre 1897 la trompette de la Renommée commence à sonner aux quatre coins de l’Univers le nom, désormais célèbre, de l’auteur du Voyage dans la Lune ! Il est certain que le héros d’Edmond Rostand est tout autre que le « vrai Cyrano » ; ce dernier ne se reconnaîtrait pas dans l’amoureux platonique de Roxane. S’il en avait la possibilité, il protesterait avec indignation contre sa caricature : il attendait, avec raison, la célébrité de ses conceptions philosophiques et scientifiques, en avance de cent ans sur l’époque où il vivait, et il l’obtient au titre d’une délicatesse de cœur dont son père et ses amis les plus intimes avaient constaté l’absence. A-t-on jamais vu pareille mystification ?

Cependant, il faut le dire, grâce à la comédie d’Edmond Rostand, une compensation méritée a été accordée à Cyrano, il l’a reçue du plus fin analyste, du plus délicat des lettrés et d’un des premiers écrivains de notre époque : Rémy de Gourmont l’a fait entrer dans sa Collection des plus belles pages (1908) avec l’essentiel de son œuvre. Une légère tache seulement, la part faite aux « fantaisies » de P. Lacroix sur la Confrérie de l’index (18).

À la suite de notre édition des Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac contenant les passages inédits des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, un éminent critique étranger, M. Richard Aldington publie à Londres une nouvelle traduction anglaise des États et Empires de la Lune et du Soleil, précédée d’une judicieuse introduction.

Il serait cruel et injuste d’oublier « l’Essai » de Mlle Henriette Magy : Le véritable Cyrano de Bergerac (1927). À ses yeux, les recherches sont nuisibles, les documents authentiques bons à rejeter ou à détruire, la légende seule — celle qui a cours dans le populaire — est vraie. Combien en adoptant cette manière de voir était inutile la Vie romancée de Cyrano de Bergerac de M. Louis-Raymond Lefèvre, bien qu’elle eût cette supériorité aux yeux de Mlle Magy de n’apporter rien de nouveau sur le personnage. Espérons cependant que ce ne sera pas la dernière.

Nous passons sous silence les manifestations visant le Cyrano d’Edmond Rostand (particulièrement les romans de Lucien Pemjean et de Paul Féval fils), elles n’ont aucun lien qui les rattache au vulgarisateur scientifique, au philosophe de l’Autre Monde et à l’auteur dramatique de la Mort d’Agrippine et du Pédant joué.


L’AUTRE MONDE


Nous avons compris sous la rubrique : L’Autre Monde les deux utopies cyranesques, mais c’est à la première, seule, terminée vers la fin de 1648, que leur auteur avait donné ce titre : L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune ; la seconde : Les États et Empires du Soleil, commencée vers 1650, n’était pas achevée au moment où Cyrano entra au service du duc d’Arpajon (1653).

Les théories scientifiques exposées dans les États et Empires de la Lune sont gassendistes et on sait que Gassendi s’est inspiré du poème de Lucrèce : De Natura Rerum ; elles reflètent les conversations que Cyrano avait eues, en 1641, avec le célèbre philosophe, en compagnie de Chapelle, Bernier et Molière. Rappelons, à ce propos, que le traité de Gassendi : Syntagma Philosophicum... 1658, n’a été publié qu’après sa mort et celle de Cyrano, et c’est pourquoi ce dernier a pu passer, aux yeux de certains de ses biographes, pour un précurseur alors qu’il n’avait été qu’un écho !

Il a existé deux rédactions de L’Autre Monde ; la première — celle des manuscrits de Paris et de Munich[2] — n’est autre que le texte primitif, reflétant la pensée de Cyrano ; la seconde, confiée par lui à Henry Le Bret, son intime, apportait un texte révisé, autrement dit avec les passages libres remaniés ou adoucis en vue de l’impression.

Notre assertion s’appuie sur l’édition originale de l’Histoire Comique (1657) dont voici une partie des lignes de la fin.

… J’ay prié monsieur Le Bret, mon plus cher et plus inviolable Amy, de les (mémoires de son Voyage dans la Lune} donner au public avec l’Histoire de la République du Soleil, celle de l’Estincelle et quelques autres Ouvrages de même façon, si ceux qui nous les ont dérobés les lui rendent, comme je les en conjure de tout mon cœur.

Le Bret, après le décès de son ami, entré en possession du manuscrit définitif de Cyrano (ou d’une copie) a trouvé les atténuations insuffisantes ; il n’a pas voulu assumer la responsabilité de sa publication intégrale. En éditeur loyal, il a indiqué par des points le commencement des passages qu’il a supprimés (19). Une seule question douteuse est celle du titre : Cyrano avait-il choisi celui d’Histoire Comique ? Nous hésitons à le croire.

La comparaison de l’imprimé de 1657 et du manuscrit de la Bibliothèque nationale s’impose donc ; elle permet de combler les lacunes de l’édition originale et de relever les passages remaniés qui ne sont pas de simples corrections de style.

Sur le terrain scientifique, dans Les États et Empires du Soleil (comme dans son Fragment de Physique), Cyrano a suivi le cartésien Jacques Rohault. Ayant fait sa connaissance vers 1645, il a retenu tout l’essentiel de ses leçons, si bien que le Traité de Physique de Rohault publié en 1671 ne fait que développer le résumé qu’est le Fragment de Physique (20). Le contraste, à ce point de vue, est tel entre Les États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil qu’on peut douter que ces ouvrages appartiennent au même auteur. L’explication est pourtant des plus simples : Cyrano a réalisé pour Rohault ce qu’il avait tenté pour Gassendi. Il a vulgarisé ses théories avant même que celui-ci ait pris soin de les faire imprimer ; mais, bien entendu, il s’est gardé de lui en attribuer la paternité.


On ne connaît aucun manuscrit des États et Empires du Soleil. Nous avons reproduit l’édition originale de 1662 avec les variantes des deux tirages.


L’AUTRE MONDE


1. — Les États et Empires de la Lune


La lune étoit en son plein, le Ciel étoit découvert, et neuf heures du soir étoient sonnées, lorsque, revenant de Clamard  (21) près Paris (où Monsieur de Cuigy le fils, qui en est Seigneur, nous avoit régalés plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran, nous défrayèrent sur le chemin : de sorte que les yeux noyés dans ce grand Astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel par où l’on entrevoyoit la gloire des bienheureux, tantôt un autre, persuadé des fables anciennes, s’imaginoit que possible Bacchus tenoit taverne là-haut au Ciel, et qu’il y avoit pendu pour enseigne la pleine lune, tantôt un autre assurait que c’étoit la platine  (22) où Diane dresse les rabats d’Apollon  (23) ; un autre, que ce pouvoit bien être le Soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardoit par un trou ce qu’on faisoit au monde quand il n’y étoit pas. « Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le Temps pour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de Lune  (24). » Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la Lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Épicure, Démocrite et, de notre âge, Copernic et Képler avoient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle.

Cette pensée cependant, dont la hardiesse biaisoit à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de Lune, dont je ne pouvois accoucher : de sorte qu’à force d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s’en falloit peu que je n’y déférasse déjà, quand le miracle ou l’accident, la Providence, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera vision, fiction, chimère, ou folie si on veut, me fournit l’occasion qui m’engagea à ce discours. Étant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n’y avois point mis. C’étoit celui de Cardan (25) ; et quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce Philosophe, qui dit, qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étoient habitants de la Lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’étoit apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’étoit rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidens pour une inspiration de faire connoître aux hommes que la Lune est un Monde. « Quoi ! disois-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse ; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais ! — Sans doute, continuois-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme, sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l’ont ouvert sur cette page, pour s’épargner la peine de me faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan. — Mais, ajoutois-je, je ne saurois m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là ? — Et pourquoi non ? me répondois-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au Ciel y dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui ? et ai-je lieu de n’en pas espérer un succès aussi favorable ? »

À ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage : de sorte que je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comme je me donnai au Ciel.

J’avois attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le Soleil dardoit ses rayons si violemment, que la chaleur qui les attiroit, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais comme cette attraction me faisoit monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la Lune, comme je prétendois, elle me paroissoit plus éloignée qu’à mon partement, je cassai plusieurs de mes fioles, jusques à ce que je sentis que ma pesanteur surmontoit l’attraction, et que je redescendois vers la terre. Mon opinion ne fut point fausse, car j’y retombai quelque temps après, et à compter de l’heure que j’en étois parti, il devoit être minuit. Cependant je reconnus que le Soleil étoit alors au plus haut de l’horizon, et qu’il étoit là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné : certes je le fus de si bonne sorte, que ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avoit encore une fois recloué le Soleil aux cieux (26), afin d’éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connoître le pays où j’étois, vu qu’il me sembloit qu’étant monté droit, je devois être descendu au même lieu d’où j’étois parti. Équipé pourtant comme j’étois, je m’acheminai vers une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée ; et j’en étois à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre d’hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre ; car j’étois le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auroient pu donner à cet équipage, ils voyoient qu’en marchant je ne touchois presque point à la terre : aussi ne savoient-ils pas qu’au moindre branle que je donnois à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevoit avec ma rosée, et que sans que mes fioles n’étoient plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs. Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avoient trahi le cœur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j’étois tout essoufflé), combien l’on comptoit de là à Paris, et depuis quand en France le monde alloit tout nu, et pourquoi ils me fuyoient avec tant d’épouvante. Cet homme à qui je parlois étoit un vieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât rien : de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet.

À quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros pour me reconnoître. Quand ils furent assez proche pour être entendu, je leur demandai où j’étois. « Vous êtes en France, me répondirent-ils ; mais quel Diable vous a mis en cet état ? et d’où vient que nous ne vous connoissons point ? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés ? En allez-vous donner avis à monsieur le Gouverneur[3] ? et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles ? » À tout cela je leur répartis, que le Diable ne m’avoit point mis en cet état ; qu’ils ne me connoissoient pas, à cause qu’ils ne pouvoient pas connoître tous les hommes ; que je ne savois point que la Seine portât de Navires à Paris ; que je n’avois point d’avis à donner à Monsieur le mareschal de l’Hôpital[4] ; et que je n’étois point chargé d’eau-de-vie. « Ho, ho, me dirent-ils, me prenant le bras, vous faites le gaillard ? Monsieur le Gouverneur vous connoitra bien, lui ! » Ils me menèrent vers leur gros (27), où j’appris que j’étois véritablement en France, mais en la Nouvelle (28), de sorte qu’à quelque temps de là je fus présenté au Vice-Roi[5], qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité ; et après que je l’eus satisfait, lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le crût, soit qu’il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna point, quand je lui dis qu’il falloit que la Terre eût tourné pendant mon élévation ; puisqu’ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j’étois tombé par une ligne quasi perpendiculaire en Canada.

Le soir, comme je m’allois coucher, il entra dans ma chambre, et me dit : « Je ne serois pas venu interrompre votre repos, si je n’avois cru qu’une personne qui a pu trouver le secret de faire tant de chemin en un demi-jour[6], n’ait pas eu aussi celui de ne se point lasser. Mais vous ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisante querelle que je viens d’avoir pour vous avec nos Pères ? Ils veulent absolument que vous soyez magicien ; et la plus grande grâce que vous puissiez obtenir d’eux, est de ne passer que pour imposteur. Et en effet, ce mouvement que vous attribuez à la Terre est un paradoxe assez délicat ; et pour moi je vous dirai franchement, que ce qui fait que je ne suis pas de votre opinion, c’est qu’encore qu’hier vous soyez parti de Paris, vous pouvez être arrivé aujourd’hui en cette contrée, sans que la Terre ait tourné ; car le Soleil vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne doit-il pas vous avoir amené ici, puisque selon Ptolomée, et les philosophes modernes, il chemine du biais que vous faites marcher la Terre ? Et puis quelle grande vraisemblance avez-vous pour vous figurer que le Soleil soit immobile, quand nous le voyons marcher ? et quelle apparence que la Terre tourne avec tant de rapidité, quand nous la sentons ferme dessous nous ? — Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons à peu près qui nous obligent à le préjuger. Premièrement, il est du sens commun de croire que le Soleil a pris place au centre de l’univers, puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical ; qu’il habite au cœur du Royaume pour être en état de satisfaire promptement à la nécessité de chaque partie, et que la cause des générations soit placée au milieu de tous les corps, pour y agir également et plus aisément : de même que la sage Nature a placé les parties génitales dans l’homme, les pépins dans le centre des pommes, les noyaux au milieu de leur fruit ; et de même que l’oignon conserve à l’abri de cent écorces qui l’environnent le précieux germe où dix millions d’autres ont à puiser leur essence ; car cette pomme est un petit univers à soi-même, dont le pépin plus chaud que les autres parties est le soleil, qui répand autour de soi la chaleur, conservatrice de son globe ; et ce germe dans cette opinion, est le petit Soleil de ce petit monde, qui réchauffe et nourrit le sel végétatif de cette petite masse. Cela donc supposé, je dis que la Terre ayant besoin de la lumière, de la chaleur, et de l’influence de ce grand feu, elle se tourne autour de lui pour recevoir également en toutes ses parties cette vertu qui la conserve. Car il seroit aussi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d’un point dont il n’a que faire, que de s’imaginer quand nous voyons une alouette rôtie, qu’on a pour la cuire tourné la cheminée à l’entour (29). Autrement si c’étoit au Soleil à faire cette corvée, il sembleroit que la médecine eût besoin du malade ; que le fort dût plier sous le foible ; le grand servir au petit ; et qu’au lieu qu’un vaisseau cingle le long des côtes d’une Province, on dut faire promener la Province autour du vaisseau. Que si vous avez peine à comprendre comme une masse si lourde se peut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les Astres et les Cieux que vous faites si solides, sont-ils plus légers ? Encore est-il plus aisé à nous, qui sommes assurés de la rondeur de la Terre, de conclure son mouvement par sa figure. Mais pourquoi supposer le Ciel rond, puisque vous ne le sauriez savoir, et que de toutes les figures, s’il n’a pas celle-ci, il est certain qu’il ne se peut mouvoir ? Je ne vous reproche point vos excentriques, vos concentriques, ni vos épicicles (30) ; tous lesquels vous ne sauriez expliquer que très confusément, et dont je sauve mon système. Parlons seulement des causes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints vous autres de recourir aux intelligences qui remuent et gouvernent vos globes. Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain Être, qui sans doute a créé la Nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il est de l’avoir achevée, de telle sorte que l’ayant accomplie pour une chose, il ne l’ait pas rendue défectueuse pour une autre ; moi, dis-je, je trouve dans la terre les vertus qui la font mouvoir ; je dis donc que les rayons du Soleil, avec ses influences, venant à frapper dessus par leur circulation, la font tourner comme nous faisons tourner un globe en le frappant de la main ; ou de même que les fumées qui s’évaporent continuellement de son sein du côté que le Soleil la regarde, répercutées par le froid de la moyenne région, rejaillissent dessus, et de nécessité ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi pirouetter.

« L’explication des deux autres mouvements est encore moins embrouillée, considérez un peu je vous prie… » À ces mots le Vice-Roi[7] m’interrompit : « J’aime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine ; aussi bien ai-je lu sur ce sujet quelques Livres de Gassendi (31), mais à la charge que vous écouterez ce que me répondit un jour un de nos Pères qui soutenoit votre opinion : « En effet, disoit-il, je m’imagine que la Terre tourne, non point pour les raisons qu’allègue Copernic, mais pource que le feu d’enfer, ainsi que nous apprend la Sainte-Écriture, étant enclos au centre de la terre, les damnés qui veulent fuir l’ardeur de sa flamme, gravissent pour s’en éloigner contre la voûte, et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue, lorsqu’il court enfermé dedans. »

Nous louâmes quelque temps cette pensée comme un pur effet du zèle de ce bon Père : et enfin le Vice-Roi[8] me dit qu’il s’étonnoit fort, vu que le système de Ptolomée étoit si peu probable, qu’il eût été si généralement reçu. « Monsieur, lui répondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux ; et de même que celui dont le vaisseau vogue terre à terre, croit demeurer immobile, et que le rivage chemine, ainsi les hommes tournant avec la Terre autour du Ciel, ont cru que c’étoit le Ciel lui-même qui tournoit autour d’eux. Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la Nature n’a été faite que pour eux, comme s’il étoit vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la terre (32), n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux. Quant à moi, bien loin de consentir à leur insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des Soleils qui ont des Planètes autour d’eux, c’est-à-dire des mondes que nous ne voyons pas d’ici à cause de leur petitesse, et parce que leur lumière empruntée ne sauroit venir jusqu’à nous. Car comment en bonne foi s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y rampons [pour] une douzaine de glorieux coquins ait été bâti pour commander à tous ? Quoi ! parce que le Soleil compasse nos jours et nos années, est-ce à dire pour cela qu’il n’ait été construit qu’afin que nous ne frappions pas de la tête contre les murs ? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l’homme, c’est par accident, comme le flambeau du Roi éclaire par accident au Crocheteur qui passe par la rue.

— Mais, me dit-il, si comme vous assurez, les étoiles fixes sont autant de Soleils, on pourroit conclure de là, que le monde seroit infini, puisqu’il est vraisemblable que les peuples de ce monde qui sont autour d’une étoile fixe que vous prenez pour un Soleil, découvrent encore au-dessus d’eux d’autres étoiles fixes que nous ne saurions apercevoir d’ici, et qu’il en va de cette sorte à l’infini (33).

— N’en doutez point, lui répliquai-je ; comme Dieu a pu faire l’âme immortelle, il a pu faire le monde infini, s’il est vrai que l’éternité n’est rien autre chose qu’une durée sans bornes, et l’infini une étendue sans limites. Et puis Dieu seroit fini lui-même, supposé que le monde ne fût pas infini, puisqu’il ne pourroit pas être où il n’y auroit rien, et qu’il ne pourroit accroître la grandeur du monde, qu’il n’ajoutât quelque chose à sa propre étendue, commençant d’être où il n’étoit pas auparavant. Il faut donc croire que comme nous voyons d’ici Saturne et Jupiter, si nous étions dans l’un ou dans l’autre, nous découvririons beaucoup de mondes que nous n’apercevons pas, et que l’univers est à l’infini construit de cette sorte (34). — Ma foi ! me répliqua-t il, vous avez beau dire, je ne saurois du tout comprendre cet infini. — Hé ! dites-moi, lui repartis-je, comprenez-vous le rien qui est au delà ? Point du tout. Car quand vous songez à ce néant, vous vous l’imaginez tout au moins comme du vent ou comme de l’air, et cela c’est quelque chose ; mais l’infini, si vous ne le comprenez en général, vous le concevez au moins par parties, puisqu’il n’est pas difficile de se figurer, au delà de ce que nous voyons de terre et d’air, du feu, d’autre air, et d’autre terre. Or l’infini n’est rien qu’une tissure sans bornes de tout cela. Que si vous me demandez de quelle façon ces mondes ont été faits, vu que la Sainte-Écriture parle seulement d’un que Dieu créa, je réponds qu’elle ne parle que du nôtre à cause qu’il est le seul que Dieu ait voulu prendre la peine de faire de sa propre main, mais tous les autres qu’on voit, ou qu’on ne voit pas, suspendus parmi l’azur de l’Univers, ne sont rien que l’écume des Soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourroient-ils subsister, s’ils n’étoient attachés à quelque matière qui les nourrit ? Or de même que le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est étouffé ; de même que l’or dans le creuset, se détache en s’affinant du marcassite qui affaiblit son carat, et de même encore que notre cœur se dégage par le vomissement des humeurs indigestes qui l’attaquent ; ainsi ces Soleils dégorgent tous les jours et se purgent des restes de la matière qui nouoit leur feu. Mais lorsqu’ils auront tout à fait consumé cette matière qui les entretient, vous ne devez point douter qu’ils ne se répandent de tous côtés pour chercher une autre pâture, et qu’ils ne s’attachent à tous les mondes qu’ils auront construits autrefois, à ceux particulièrement qu’ils rencontreront les plus proches ; alors ces grands feux, rebrouillant tous les corps, les rechasseront pêle-mêle de toutes parts comme auparavant, et s’étant peu à peu purifiés, ils commenceront de servir de Soleils à d’autres petits mondes qu’ils engendreront en les poussant hors de leurs Sphères. Et c’est ce qui a fait sans doute prédire aux Pithagoriciens l’embrasement universel. Ceci n’est pas une imagination ridicule : la Nouvelle-France où nous sommes en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent de l’Amérique est une moitié de la Terre, laquelle en dépit de nos prédécesseurs qui avoient mille fois cinglé l’Océan, n’avoit point encore été découverte ; aussi n’y étoit-elle pas encore non plus que beaucoup d’îles, de péninsules, et de montagnes, qui se sont soulevées sur notre globe, quand les rouillures du Soleil qui se nettoyoit ont été poussées assez loin, et condensées en pelotons assez pesans pour être attirées par le centre de notre monde, possible peu à peu en particules menues, peut-être aussi tout à coup en une masse. Cela n’est pas si déraisonnable, que saint-Augustin n’y eût applaudi, si la découverte de ce pays eut été faite de son âge ; puisque ce grand personnage, dont le génie étoit éclairé du Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre étoit plate comme un four, et qu’elle nageoit sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. Mais si j’ai jamais l’honneur de vous voir en France, je vous ferai observer par le moyen d’une lunette fort excellente, que certaines obscurités qui d’ici paroissent des taches, sont des mondes qui se construisent. »

Mes yeux qui se fermoient en achevant ce discours, obligèrent le Vice-Roi[9] de sortir. Nous eûmes le lendemain, et les jours suivans, des entretiens de pareille nature. Mais comme quelque temps après l’embarras des affaires de la Province accrocha notre Philosophie, je retombai de plus belle au dessein de monter à la Lune.

Je m’en allois dès qu’elle étoit levée rêvant parmi les bois, à la conduite et au réussit de mon entreprise ; et enfin une veille de Saint-Jean qu’on tenoit conseil dans le Fort pour déterminer si l’on donneroit secours aux Sauvages du pays contre les Iroquois (35), je m’en allai tout seul derrière notre habitation au coupeau d’une petite montagne, où voici ce que j’exécutai. J’avois fait une machine que je m’imaginois capable de m’élever autant que je voudrois, en sorte que rien de tout ce que j’y croyois nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans, et me précipitai en l’air du haut d’une roche. Mais parce que je n’avois pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la vallée. Tout froissé néanmoins que j’étois, je m’en retournai dans ma chambre sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont je m’oignis tout le corps, car j’étois tout meurtri depuis la tête jusqu’aux pieds ; et après m’être fortifié le cœur d’une bouteille d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine ; mais je ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avoit envoyés dans la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant rencontrée par hasard, l’avoient apportée au Fort, où après plusieurs explications de ce que ce pouvoit être, quand on eut découvert l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il falloit attacher quantité de fusées volantes, pource que, leur rapidité les ayant enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y auroit personne qui ne prit cette machine pour un dragon de feu (36) Je la cherchai longtemps cependant, mais enfin je la trouvai au milieu de la place de Kebec, comme on y mettoit le feu (37). La douleur de rencontrer l’œuvre de mes mains en un si grand péril, me transporta tellement, que je courus saisir le bras du soldat qui y allumoit le feu, je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l’artifice dont elle étoit environnée ; mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds, que me voilà enlevé dans la nue. L’horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’arriva en cet instant. Car dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avoit disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordoit chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasoit, puis un autre ; en sorte que le salpêtre prenant feu, éloignoit le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l’artifice manqua ; et lorsque je ne songeois plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuée, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre. Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune, que ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchois des yeux et de la pensée ce qui en pouvoit être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étois enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement ; je connus qu’étant alors en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux (38), elle buvoit celle dont je m’étois enduit avec d’autant plus de force que son globe étoit plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affoiblissoit point la vigueur.

Quand j’eus percé selon le calcul que j’ai fait depuis beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon, encore ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombois pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignois de l’une à mesure que je m’approchois de l’autre, j’étois assuré que la plus grande étoit notre globe ; pource qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avoit plus paru que comme Une grande plaque d’or ; cela me fît imaginer que je baissois vers la Lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avois commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin. « Car, disois-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que par conséquent j’aie senti plus tard la force de son centre. »

Enfin après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai, car la violence du précipice m’empêcha de le remarquer, le plus loin dont je me souviens, c’est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avois éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme (39) qui s’étoit écachée contre.

Par bonheur, ce lieu-là étoit, comme vous le saurez bientôt, le Paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’Arbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je serois mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé auparavant de toucher la terre ; et j’ai conclu de mon aventure qu’il en avoit menti, ou bien qu’il falloit que le jus énergique de ce fruit, qui m’avoit coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’étoit pas loin de mon cadavre, encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. En effet sitôt que je fus à terre ma douleur s’en alla avant même de se peindre en ma mémoire ; et la faim, dont pendant mon voyage j’avois été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place qu’un léger souvenir de l’avoir perdue.

À peine quand je fus relevé, eus-je observé la plus large de quatre grandes rivières qui forment un lac en la bouchant, que l’esprit ou l’âme invisible des simples qui s’exhalent sur cette contrée, me vint réjouir l’odorat ; et je connus que les cailloux n’y étoient ni durs ni raboteux, et qu’ils avoient soin de s’amollir quand on marchoit dessus. Je rencontrai d’abord une étoile de cinq avenues, dont les arbres par leur excessive hauteur sembloient porter au Ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes yeux de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu’au pied, je doutois si la terre les portoit, ou si eux-mêmes ne portoient point la terre pendue à leurs racines ; leur front superbement élevé, sembloit aussi plier comme par force sous la pesanteur des globes célestes dont on diroit qu’ils ne soutiennent la charge qu’en gémissant ; leurs bras étendus vers le Ciel, témoignoient en l’embrassant demander aux Astres la bénignité toute pure de leurs influences, et les recevoir, auparavant qu’elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des Elémens. Là de tous côtés les fleurs sans avoir eu d’autre Jardinier que la Nature respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle réveille et satisfait l’odorat ; là l’incarnat d’une rose sur l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont toutes deux plus belles l’une que l’autre ; là le Printemps compose toutes les Saisons ; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation, là les ruisseaux par un agréable murmure racontent leurs voyages aux cailloux ; là mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu’il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d’un rossignol ; et même l’Écho prend tant de plaisir à leurs airs, qu’on diroit à les lui entendre répéter, qu’elle ait envie de les apprendre. À côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures que le Printemps attache à cent petites fleurs en égare les nuances l’une dans l’autre avec une si agréable confusion, qu’on ne sait si ces fleurs agitées par un doux, zéphyr courent plutôt après elles-mêmes, qu’elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On prendroit même cette prairie pour un Océan, à cause qu’elle est comme une mer qui n’offre point de rivage, en sorte que mon œil épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord y envoyait vitement ma pensée ; et ma pensée doutant que ce fût l’extrémité du monde, se vouloit persuader que des lieux si charmans avoient peut-être forcé le Ciel de se joindre à la Terre. Au milieu d’un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons d’argent une fontaine rustique qui couronne ses bords d’un gazon émaillé de bassinets (40), de violettes, et de cent autres petites fleurs, qui semblent se presser à qui s’y mirera la première : elle est encore au berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles qu’elle promène en revenant mille fois sur soi-même, montrent que c’est bien à regret qu’elle sort de son pays natal ; et comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la vouloit toucher. Les animaux qui s’y venoient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignoient être surpris de voir qu’il faisoit grand jour vers l’horizon, pendant qu’ils regardoient le Soleil aux Antipodes, et n’osoient se pencher sur le bord, de crainte qu’ils avoient de tomber au Firmament[10].

Il faut que je vous avoue qu’à la vue de tant de belles choses je me sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu’on dit que sent l’embryon à l’infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical ; enfin je reculai sur mon âge environ quatorze ans.

J’avois cheminé une demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de myrtes, quand j’aperçus couché à l’ombre je ne sais quoi qui remuoit : C’étoit un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration (41). Il se leva pour m’en empêcher : « Et ce n’est pas à moi, s’écria-t-il, c’est à Dieu que tu dois ces humilités ! — Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations ; car venant d’un monde que vous prenez sans doute ici pour une Lune, je pensois être abordé dans un autre que ceux de mon pays appellent la Lune aussi ; et voilà que je me trouve en Paradis aux pieds d’un Dieu qui ne veut pas être adoré, et d’un étranger qui parle ma langue. — Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il, dont je ne suis que la créature, ce que vous dites est véritable ; cette terre-ci est la Lune que vous voyez de votre globe ; et ce lieu-ci où vous marchez est le Paradis, mais c’est le Paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes : Adam, Ève, Énoc, Moi qui suis le vieil Hélie, saint Jean l’Évangéliste, et vous. Vous savez bien comment les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre Monde. Sachez donc qu’après avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam, qui craignoit que Dieu, irrité par sa présence, ne rengrégeât sa punition, considéra la Lune, votre Terre, comme le seul refuge où il se pouvoit mettre à l’abri des poursuites de son Créateur. Or en ce temps-là, l’imagination chez l’homme étoit si forte, pour n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des alimens, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé de la même sorte qu’il s’est vu des Philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissemens que vous appelez extatiques. Ève que l’infirmité de son sexe rendoit plus foible et moins chaude, n’auroit pas eu sans doute l’imaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu’il y avoit très peu qu’elle avoit été tirée du corps de son mari, la sympathie dont cette moitié étoit encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu’il montoit, comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au septentrion d’où il a été arraché, et attira cette partie de lui-même comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie et l’Arabie : les Hébreux l’ont connu sous le nom d’Adam et les idolâtres sous celui de Prométhée, que les Poètes feignirent avoir dérobé le feu du Ciel, à cause de ses descendans qu’il engendra pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont Dieu l’avoit rempli. Ainsi pour habiter votre monde, le premier homme laissa celui-ci désert ; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu’une demeure si heureuse restât sans habitans : il permit peu de siècles après qu’Énoc ennuyé de la compagnie des hommes, dont l’innocence se corrompoit, eut envie de les abandonner. Ce saint personnage toutefois ne jugea point de retraite assurée contre l’ambition de ses parens qui s’égorgeoient déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre bien-heureuse, dont jadis, Adam son aïeul lui avoit tant parlé. Toutefois comment y aller ? L’échelle de Jacob n’étoit pas encore inventée ! La grâce du Très-Haut y suppléa, car elle fit qu’Énoc s’avisa que le feu du Ciel descendoit sur les holocaustes des Justes et de ceux qui étoient agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche ; « L’odeur des sacrifices du Juste est montée jusques à moi. » Un jour que cette flamme divine étoit acharnée à consumer une victime qu’il offroit à l’Éternel, de la vapeur qui s’exhaloit il remplit deux grands vases qu’il luta hermétiquement, et se les attacha sous les aisselles. La fumée aussitôt qui tendoit à s’élever droit à Dieu, et qui ne pouvoit que, par miracle pénétrer le métal, poussa les vases en haut, et de la sorte enlevèrent avec eux ce saint homme (42). Quand il fut monté jusques à la Lune, et qu’il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de joie presque surnaturelle lui fit connoître que c’étoit le Paradis terrestre où son grand-père avoit autrefois demeuré. Il délia promptement les vaisseaux qu’il avoit ceints comme des ailes autour de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine étoit-il en l’air quatre toises au-dessus de la Lune, qu’il prit congé de ses nageoires. L’élévation cependant étoit assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, et l’ardeur du feu de la charité qui le soutint aussi jusqu’à ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases ils montèrent jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le Ciel où ils sont demeurés : et c’est ce qu’aujourd’hui vous appelez les Balances, qui nous montrent bien tous les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un Juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope de Louis le Juste, qui eut les Balances pour ascendant (43).

Énoc n’étoit pas encore toutefois en ce jardin ; il n’y arriva que quelque temps après. Ce fut alors que déborda le déluge, car les eaux où votre Monde s’engloutit, montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’Arche voguoit dans les Cieux à côté de la Lune. Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de ce grand corps opaque s’affaiblissant à cause de leur proximité qui partageoit sa lumière, chacun d’eux crut que c’étoit un canton de la Terre qui n’avoit pas été noyé. Il n’y eut qu’une fille de Noé, nommée Achab qui, à cause peut-être quelle avoit pris garde qu’à mesure que le navire haussoit ils approchoient de cet Astre, soutint à cor et à cri qu’assurément c’étoit la Lune. On eut beau lui représenter que la sonde jetée, on n’avoit trouvé que quinze coudées d’eau, elle répondit que le fer avoit donc rencontré le dos d’une baleine qu’ils avoient pris pour la Terre : que, quant à elle, qu’elle étoit bien assurée que c’étoit la Lune en propre personne qu’ils alloient aborder. Enfin comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se le persuadèrent en suite. Les voilà donc malgré la défense des hommes qui jettent l’esquif en mer. Achab étoit la plus hasardeuse ; aussi voulut-elle la première essayer le péril. Elle se lance allègrement dedans, et tout son sexe l’alloit joindre, sans une vague qui sépara le bateau du navire. On eut beau crier après elle, l’appeler cent fois lunatique, protester qu’elle seroit cause qu’un jour on reprocheroit à toutes les femmes d’avoir dans la tête un quartier de la Lune, elle se moqua d’eux. La voilà qui vogue hors du Monde. Les animaux suivirent son exemple, car la plupart des oiseaux qui se sentirent l’aile assez forte pour risquer le voyage, impatiens de la première prison dont on eût encore arrêté leur liberté, donnèrent jusque-là. Des quadrupèdes mêmes, les plus courageux, se mirent à la nage. Il en étoit sorti près de mille, avant que les fils de Noé puissent fermer les étables que la foule des animaux qui s’échappoient tenoit ouvertes. La plupart abordèrent ce nouveau Monde. Pour l’esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable où la généreuse Achab descendit, et, joyeuse d’avoir connu qu’en effet cette Terre-là étoit la Lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre ses frères. Elle s’habitua quelque temps dans une grotte, et comme un jour elle se promenoit, balançant si elle seroit fâchée d’avoir perdu la compagnie des siens ou si elle en seroit bien aise, elle aperçut un homme qui abattoit du gland. La joie d’une telle rencontre la fit voler aux embrassemens ; elle en reçut de réciproques, car il y avoit encore plus longtemps que le vieillard n’avoit vu de visage humain. C’étoit Énoc le Juste. Ils vécurent ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfans, et l’orgueil de sa femme, l’obligeât de se retirer dans les bois, ils auroient achevé ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit le mariage des Justes. Là, tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offroit à Dieu d’un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand de l’Arbre de Science que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombée une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut portée à la merci des vagues hors le Paradis, en un lieu où le pauvre Énoc, pour sustenter sa vie, prenoit du poisson à la pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le filet, il le mangea. Aussitôt il connut où étoit le Paradis Terrestre, et par des secrets que vous ne sauriez concevoir si vous n’avez mangé comme lui de la Pomme de Science, il y vint demeurer.

« Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j’y suis venu : Vous n’avez pas oublié, je pense, que je me nomme Hélie, car je vous l’ai dit naguère. Vous saurez donc que j’étois en votre Monde et que j’habitois avec Élisée, un hébreu comme moi sur les bords du Jourdain, où je vivois parmi les livres d’une vie assez douce pour ne la pas regretter encore qu’elle s’écoulât. Cependant plus les lumières de mon esprit croissoient, plus croissoit aussi la connaissance de celles que je n’avois point. Jamais nos Prêtres ne me ramentevoient l’illustre Adam que le souvenir de sa Philosophie parfaite ne me fît soupirer. Je désespérois de la pouvoir acquérir, quand un jour après avoir sacrifié pour l’expiation des foiblesses de mon Être mortel, je m’endormis et l’Ange du Seigneur ni apparut en songe ; aussitôt que je fus éveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses qu’il m’avoit prescrites, je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau ; puis lors qu’il fut bien purgé, précipité, et dissous, j’en tirai l’attractif calciné, et le réduisis à la grosseur d’environ une balle médiocre.

« En suite de ces préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger et, de là à quelques mois, tous mes engins étant achevés, j’entrai dans mon industrieuse charrette. Vous me demandez possible à quoi bon tout cet attirail ? Sachez que l’Ange m’avoit dit en songe que si je voulois acquérir une science parfaite comme je la désirois, je montasse au monde de la Lune, où je trouverois dedans le Paradis d’Adam l’Arbre de Science, parce que aussitôt que j’aurois tâté de son fruit mon Âme seroit éclairée de toutes les vérités dont une Créature est capable. Voilà donc le voyage pour lequel j’avois bâti mon chariot. Enfin je montai dedans et lorsque je fus bien ferme et bien appuyé sur le siège, je ruai fort haut en l’air cette boule d’aimant. Or la machine de fer que j’avois forgée tout exprès plus massive au milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait équilibre, à cause qu’elle se poussoit toujours plus vite par cet endroit. Ainsi donc à mesure que j’arrivois où l’aimant m’avoit attiré, je rejetois aussitôt ma boule en l’air au-dessus de moi. — Mais l’interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre chariot, qu’il ne se trouvât jamais à côté ? — Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il ; car l’aimant poussé, qu’il étoit en l’air, attiroit le fer droit à soi ; et par conséquent il étoit impossible que je montasse jamais à côté. Je vous dirai même que tenant ma boule en ma main, je ne laissois pas de monter, parce que le chariot couroit toujours à l’aimant que je tenois au-dessus de lui ; mais la saillie de ce fer pour s’unir à ma boule étoit si violente qu’elle me faisoit plier le corps en double, de sorte que je n’osai tenter qu’une fois cette nouvelle expérience. À la vérité c’étoit un spectacle à voir bien étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avois poli avec beaucoup de soin, réfléchissoit de tous côtés la lumière du Soleil si vive et si brillante, que je croyois moi-même être tout en feu. Enfin après avoir beaucoup rué (44) et volé après mon coup, j’arrivai comme vous avez fait en un terme où je tombois vers ce monde-ci ; et pour ce qu’en cet instant je tenois ma boule bien serrée entre mes mains, ma machine dont le siège me pressoit pour approcher de son attractif ne me quitta point : tout ce qui me restoit à craindre, c’étoit de me rompre le col ; mais pour m’en garantir, je rejetois ma boule de temps en temps, afin que la violence de la machine retenue par son attractif se ralentit, et qu’ainsi ma chute fût moins rude, comme en effet il arriva ; car quand je me vis à deux ou trois cents toises près de terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu’à ce que mes yeux découvrissent le Paradis terrestre ; aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et ma machine l’ayant suivie, je la quittai, et me laissai tomber d’un autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je ne vous représenterai pas l’étonnement qui me saisit à la vue des merveilles qui sont céans, parce qu’il fut à peu près semblable à celui dont je vous viens de voir consterné :

« Vous saurez seulement que je rencontrai, dès le lendemain, l’Arbre de Vie par le moyen duquel je m’empêchai de vieillir. Il consuma bientôt et fit exhaler le Serpent en fumée. »

À ces mots, « Vénérable et sacré Patriarche, lui dis-je, je serois bien aise de savoir ce que vous entendez par ce Serpent qui fut consterné. — Lui, d’un visage riant, me répondit ainsi : — J’oubliois, ô mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut pas vous avoir instruit. Vous saurez donc qu’après qu’Ève et son mari eurent mangé de la pomme défendue, Dieu, pour punir le Serpent qui les avoit tentés, le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous le nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpens pliés sur eux-mêmes en plusieurs doubles. Quand vous entendez vos entrailles crier, c’est le Serpent qui siffle, et qui, suivant ce naturel glouton dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger aussi ; car Dieu qui pour vous châtier, vouloit vous rendre mortel comme les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable, afin que si vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ; ou si lors qu’avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que vos docteurs appellent la bile, et vous eschauffât tellement par le poison qu’il inspire à vos artères que vous en fussiez bientôt consumé. Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dans le corps, souvenez-vous qu’on en trouva dans les tombeaux d’Esculape, de Scipion, d’Alexandre, de Charles-Martel et d’Édouard d’Angleterre qui se nourrissoient encore des cadavres de leurs hôtes. — En effet, lui dis-je en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce Serpent essaie toujours de s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres (45). Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au Serpent pour le maudire qu’il auroit beau faire trébucher la femme en se roidissant contre elle, qu’elle lui feroit enfin baisser la tête. »

Je voulois continuer ces fariboles, mais Hélie m’en empêcha : « Songez, dit-il, que ce lieu est Saint. » Il se tut en suite quelque temps comme pour se ramentevoir de l’endroit où il étoit demeuré, puis il prit ainsi la parole : « Je ne tâte du Fruit de Vie que de cent ans en cent ans, son jus a pour le goût quelque rapport avec l’esprit de vin ; ce fut je crois cette pomme qu’Adam avoit mangée qui fut cause que nos premiers pères vécurent si longtemps, pour ce qu’il étoit coulé dans leur semence quelque chose de son énergie jusques à ce qu’elle s’éteignît dans les eaux du déluge. L’Arbre de Science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d’une écorce qui produit l’ignorance dans quiconque en a goûté, et qui sous l’épaisseur de cette pelure conserve les spirituelles vertus de ce docte manger. Dieu autrefois, après avoir chassé Adam de cette terre bienheureuse, de peur qu’il n’en retrouvât le chemin, lui frotta les gencives de cette écorce. Il fut, depuis ce temps-là, plus de quinze ans à radoter et oublia tellement toutes choses que ni lui ni ses descendants jusques à Moïse ne se souvinrent seulement pas de la Création. Mais les restes de la vertu de cette pesante écorce achevèrent de se dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce Grand Prophète. Je m’adressai par bonheur à l’une de ces pommes que la maturité avoit dépouillée de sa peau, et ma salive à peine l’avoit mouillée que la Philosophie universelle m’absorba : Il me sembla qu’un nombre infini de petits yeux se plongèrent dans ma tête, et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand depuis j’ai fait réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que je n’aurois pas pu vaincre par les vertus occultes d’un simple corps naturel, la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de ce Paradis. Mais parce qu’il se plaît à se servir de causes secondes, je crus qu’il m’avoit inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des côtes d’Adam pour lui faire une femme, quoiqu’il pût la former de terre aussi bien que lui.

« Je demeurai longtemps dans ce Jardin à me promener sans compagnie. Mais enfin, comme l’Ange Portier du lieu étoit mon principal hôte, il me prit envie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage, car, au bout de ce temps, j’arrivai en une contrée où mille éclairs se confondant en un formoient un jour aveugle qui ne servoit qu’à rendre l’obscurité visible.

« Je n’étois pas encore bien remis de cette aventure que j’aperçus devant moi un bel adolescent : « Je suis, me dit-il, l’Archange que tu cherches, je viens de lire dans Dieu qu’il t’avoit suggéré les moyens de venir ici, et qu’il vouloit que tu y attendisses sa volonté. » Il m’entretint de plusieurs choses et me dit entre autres : « Que cette lumière dont j’avois paru effrayé n’étoit rien de formidable ; quelle s’allumoit presque tous les soirs quand il faisoit la ronde, parce que, pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout sans être vus, il étoit contraint de jouer de l’espadon avec son épée flamboyante autour du Paradis Terrestre, et que cette lueur étoit les éclairs qu’engendroit son acier. — Ceux que vous apercevez de votre Monde, ajouta-t-il, sont produits par moi. Si quelquefois vous les remarquez bien loin c’est à cause que les nuages d’un climat éloigné se trouvant disposés à recevoir cette impression, font rejaillir jusques à vous ces légères images de feu, ainsi qu’une vapeur autrement située se trouve propre à former l’arc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi bien la Pomme de Science n’est pas loin d’ici ; aussitôt que vous en aurez mangé, vous serez docte comme moi. Mais surtout gardez-vous d’une méprise ; la plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés d’une écorce de laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de l’Homme au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut que l’Ange. »

Hélie en étoit là des instructions que lui avoit données le Séraphin quand un petit homme nous vint joindre. « C’est ici cet Énoc dont je vous ai parlé », me dit tout bas mon conducteur. Comme il achevoit ces mots Énoc nous présenta un panier plein de je ne sais quels fruits semblables aux Pommes de Grenade qu’il venoit de découvrir, ce jour-là même, en un bocage reculé. J’en serrai quelques-unes dans mes poches par le commandement d’Hélie, lorsqu’il lui demanda qui j’étois. — « C’est une aventure qui mérite un plus long entretien, repartit mon guide ; ce soir, quand nous serons retirés, il nous contera lui-même les miraculeuses particularités de son voyage, »

Nous arrivâmes, en finissant ceci, sous une espèce d’hermitage fait de branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrtes et des orangers. Là j’aperçus dans un petit réduit des monceaux d’une certaine filoselle si blanche et si déliée qu’elle pouvoit passer pour l’Ame de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues ça et là. Je demandai à mon conducteur à quoi elles servoient : « À filer » me répondit-il. Quand le bon Énoc veut se débander de la méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il en tourne du fil, tantôt il tisse de la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille Vierges. Il n’est pas que vous n’ayez quelquefois rencontré en votre Monde je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ la saison des semailles ; les paysans appellent cela « Coton de Notre-Dame », c’est la bourre dont Énoc purge son lin quand il le carde. »

Nous n’arrêtâmes guère, sans prendre congé d’Énoc dont cette cabane étoit la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt, ce fut que de six heures en six heures il fait oraison et qu’il y avoit bien cela qu’il avoit achevé la dernière.

Je suppliai en chemin Hélie de nous achever l’histoire des assomptions qu’il m’avoit entamée, et lui dis qu’il en étoit demeuré, ce me sembloit, à celle de saint Jean l’Évangéliste. « Alors puisque vous n’avez pas, me dit-il, la patience d’attendre que la Pomme de Savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien vous les apprendre : Sachez donc que Dieu… » À ce mot, je ne sais comme le Diable s’en mêla, tant y a que je ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler : « Je m’en souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que l'Âme de cet Évangéliste étoit si détachée qu'il ne la retenoit plus qu’à force de serrer les dents, et cependant l’heure où il avoit prévu qu'il seroit enlevé céans étoit presque expirée de façon que n’ayant pas le temps de lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vitement sans avoir le loisir de l’y faire aller[11].

Hélie pendant tout ce discours me regardoit avec des yeux capables de me tuer, si j’eusse été en état de mourir d’autre chose que de faim : « Abominable, dit-il, en se reculant, tu as l’impudence de railler sur les choses saintes, au moins ne seroit-ce pas impunément si le Tout-Sage ne vouloit te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde ; va, Impie, hors d’ici, va publier dans ce petit Monde et dans l’Autre, car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu porte aux Athées. » À peine eut-il achevé cette imprécation qu’il m'empoigna et me conduisit rudement vers la porte. Quand nous fûmes arrivés proche un grand arbre dont les branches chargées de fruits se courboient presque à terre. « Voici l’Arbre de Savoir, me dit-il, où tu aurois puisé des lumières inconcevables sans ton irréligion. » Il n’eut pas achevé ce mot que, feignant de languir de faiblesse, je me laissoi tomber contre une branche où je dérobai adroitement une Pomme. Il s’en falloit encore plusieurs ajambées que je n’eusse le pied hors de ce parc délicieux ; cependant la faim me pressoit avec tant de violence qu’elle me fit oublier que j’étois entre les mains d’un Prophète courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avois grossi ma poche, où je cochai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles dont Énoc m’avoit fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avois cueillie à l’Arbre de Science et dont par malheur je n’avois pas dépouillé l’écorce.

J’en avois à peine goûté qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme : je ne vis plus personne auprès de moi, et mes yeux ne reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du chemin que j’avois fait, et avec tout cela je ne laissois pas de me souvenir de tout ce qui m’étoit arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que l’écorce du fruit où j’avois mordu ne m’avoit pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversant se sentirent un peu du jus qu’elle couvroit, dont l’énergie avoit dissipé la malignité de l’écorce. Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connoissois point. J’avois beau promener mes yeux, et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offroit pour les consoler. Enfin je résolus de marcher, jusques à ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie de quelques bêtes, ou de la mort.

Elle m’exauça, car au bout d’un demi-quart de lieue je rencontrai deux forts grands animaux dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte (au moins, je le pensai ainsi) à cause qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce qui m’environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avoient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avois ouï conter à ma nourrice, des sirènes, des faunes, et des satyres. De temps en temps ils élevoient des huées si furieuses causées sans doute par l’admiration de me voir, que je croyois quasi être devenu monstre. Enfin une de ces bêtes-hommes m’ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos, et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je reconnus en effet que c’étoient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes.

Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenoient que la Nature ayant donné aux hommes comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devoient servir comme eux. Et en effet, rêvant depuis là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’étoit point trop extravagante, quand je me suis souvenu que les enfans, lorsqu’ils ne sont encore instruits que de Nature, marchent à quatre pieds, et qu’ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices qui les dressent dans de petits chariots, et leur attachent des lanières pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.

Ils disoient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu’infailliblement j’étois la femelle du petit animal de la Reine. Ainsi je fus en qualité de tel ou d’autre chose mené droit à l’Hôtel de Ville, où je remarquai selon le bourdonnement et les postures que faisoient et le peuple et les Magistrats, qu’ils consultoient ensemble ce que je pouvois être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain bourgeois qui gardoit les bêtes rares, supplia les Échevins de me commettre à sa garde, en attendant que la Reine m’envoyât quérir pour vivre avec mon mâle. On n’en fit aucune difficulté, et ce bateleur me porta à son logis, où il m’instruisit à faire le godenot (46), à passer des culbutes, à figurer des grimaces ; et les après-dînées il faisoit pendre à la porte un certain prix de ceux qui me vouloient voir. Mais le Ciel, fléchi de mes douleurs, et fâché de voir profaner le Temple de son maître, voulut qu’un jour comme j’étois attaché au bout d’une corde, avec laquelle le charlatan me faisoit sauter pour divertir le badaud, un de ceux qui me regardaient, après m’avoir considéré fort attentivement me demanda en grec qui j’étois. Je fus bien étonné d’entendre parler en ce pays-là comme en notre Monde. Il m’interrogea quelque temps ; je lui répondis, et lui contai ensuite généralement toute l’entreprise et le succès de mon voyage. Il me consola, et je me souviens qu’il me dit : « Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des foiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire ici comme là qui ne peut souffrir la pensée des choses où il n’est point accoutumé Mais sachez qu’on ne vous traite qu’à la pareille, et que si quelqu’un de cette terre avoit monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos docteurs le feroient étouffer comme un monstre ou comme un singe possédé du diable. Il me promit ensuite qu’il avertiroit la Cour de mon désastre ; et il ajouta qu’aussitôt qu’il avoit su la nouvelle qui couroit de moi, il étoit venu pour me voir, et m’avoit reconnu pour un homme du Monde dont je me disois, que mon pays étoit la Lune et que j’étois Gaulois ; parce qu’il y avoit autrefois voyagé, et qu’il avoit demeuré en Grèce, où on l’appeloit le Démon de Socrate ; qu’il avoit depuis la mort de ce philosophe gouverné et instruit à Thèbes Épaminondas ; qu’ensuite, étant passé chez les Romains, la justice l’avoit attaché au parti du jeune Caton ; qu’après sa mort, il s’étoit donné à Brutus (47). Que tous ces grands personnages n’ayant laissé en ce monde à leurs places que le fantôme de leurs vertus, il s’étoit retiré avec ses compagnons dans les temples et dans les solitudes. « Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et si grossier, que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de nous, car on nous appeloit Oracles, Nymphes, Génies, Fées, Dieux Foyers, Lemures, Larves, Lamies (48), Farfadets, Naïades, Incubes, Ombres, Mânes, Spectres, et Fantômes ; et nous abandonnâmes votre monde sous le Règne d’Auguste, un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portoit la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il n’y a pas longtemps que j’en suis arrivé pour la seconde fois ; depuis cent ans en çà j’ai eu commission d’y faire un voyage, j’ai rôdé beaucoup en Europe, et conversé avec des personnes que possible vous aurez connues. Un jour entre autres j’apparus à Cardan (49) comme il étudioit ; je l’instruisis de quantité de choses, et en récompense il me promit qu’il témoigneroit à la postérité de qui il tenoit les miracles qu’il s’attendoit d’écrire. J’y vis Agrippa (50), l’abbé Tritème (51), le Docteur Fauste (52), La Brosse (53), César (54), et une certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de « Chevaliers de la Rose-Croix (55) à qui j’ai enseigné quantité de souplesses et de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer chez le peuple pour de grands Magiciens. Je connus aussi Campanelle (56) ; ce fut moi qui lui conseillai, pendant qu’il étoit à l’inquisition dans Rome, de styler son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avoit besoin de connoître l’intérieur, afin d’exciter chez soi par une même assiette les pensées que cette même situation avoit appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménageroit mieux leur Âme quand il la connoîtroit, et il commença à ma prière un Livre que nous intitulâmes « de Sensu rerum »  (57). J’ai fréquenté pareillement en France La Mothe Le Vayer  (58) et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en Philosophe que ce premier y vit. J’y ai connu quantité d’autres gens, que votre siècle traite de divins, mais je n’ai trouvé en eux que beaucoup de babil et beaucoup d’orgueil. Enfin comme je traversois de votre pays en Angleterre pour étudier les mœurs de ses habitans, je rencontrai un homme, la honte de son pays ; car certes c’est une honte aux grands de votre État de reconnoître en lui, sans l’adorer, la vertu dont il est le trône. Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, il est tout cœur, et il a toutes ces qualités dont une jadis suffisoit à marquer un Héros : c’étoit Tristan L’Hermite  (59) ; je me serois bien gardé de le nommer, car je suis assuré qu’il ne me pardonnera point cette méprise ; mais comme je n’attends pas de retourner jamais en votre Monde, je veux rendre à la vérité ce témoignage de ma conscience. Véritablement, il faut que je vous avoue que quand je vis une vertu si haute, j’appréhendai qu’elle ne fût pas reconnue ; c’est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois fioles : la première étoit pleine d’huile de talc, l’autre de poudre de projection, et la dernière d’or potable, c’est-à-dire de ce sel végétatif dont vos chimistes promettent l’Éternité (60), mais il les refusa avec un dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d’Alexandre quand il le vint visiter à son tonneau. Enfin je ne puis rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, sinon que c’est le seul Poète, le seul Philosophe, et le seul homme libre que vous ayez. Voilà les personnes considérables que j’ai conversées ; toutes les autres, au moins de celles que j’ai connues, sont si fort au-dessous de l’homme, que j’ai vu des bêtes un peu au-dessus.

« Au reste je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci, je suis né dans le Soleil. Mais parce que quelquefois notre monde se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitans, et qu’il est presque exempt de guerres et de maladies ; de temps en temps nos Magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs (61). Quant à moi je fus commandé pour aller au vôtre, et déclaré chef de la peuplade qu’on y envoyoit avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites ; et ce qui fait que j’y demeure actuellement, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité, qu’on n’y voit point de Pédans, que les Philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison, et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange quand il raisonne aussi fortement. Bref en ce pays on ne compte pour insensés que les Sophistes et les Orateurs. » Je lui demandai combien de temps ils vivoient, il me répondit trois ou quatre mille ans, et continua de cette sorte :

« Pour me rendre visible comme je suis à présent, quand je sens le cadavre que j’informe presque usé ou que les organes n’exercent plus leurs fonctions assez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort.

« Encore que les habitans du Soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le Soleil en regorge bien souvent, à cause que le peuple pour être d’un tempérament fort chaud est remuant et ambitieux, et digère beaucoup.

« Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourions qu’après quatre mille ans, et vous après un demi-siècle, apprenez que tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux que de plantes, ni tant d’hommes que d’animaux ; ainsi il n’y doit pas avoir tant de Démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé si parfait. »

Je lui demandai s’ils étoient des corps comme nous : il me répondit qu’oui, qu’ils étoient des corps, mais non pas comme nous, ni comme aucune chose que nous estimions telle ; parce que nous n’appelons vulgairement « corps » que ce que nous pouvons toucher ; qu’au reste il n’y avoit rien en la Nature qui ne fût matériel, et que quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étoient contraints quand ils vouloient se faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connoître, et que c’étoit sans doute ce qui avoit fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contoient d’eux n’étoient qu’un effet de la rêverie des foibles, à cause qu’ils n’apparoissent que de nuit ; et il ajouta, que comme ils étoient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il falloit qu’ils se servissent, ils n’avoient pas le temps bien souvent de les rendre propres qu’à choir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe comme les voix des Oracles ; tantôt la vue comme les ardans et les spectres ; tantôt le toucher comme les Incubes et les Cauchemars, et que cette masse n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière par sa chaleur les détruisoit, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.

Tant de belles choses qu’il m’expliquoit me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort, si au pays du Soleil l’individu venoit au jour par les voies de génération, et s’il mouroit par le désordre de son tempérament, ou la rupture de ses organes. « Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez vous autres que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il n’est point ; mais cette conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses qui pour être connues demanderoient en vous un million d’organes tous différens. Moi, par exemple, je connois par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal devient après sa mort ; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne sauroit s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau, et les nuances de l’iris ; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable comme le manger, comme un son, ou comme une odeur. Tout de même si je voulois vous expliquer ce que j’aperçois par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré, ou savouré, et ce n’est rien cependant de tout cela. »

Il en était là de son discours quand mon Bateleur s’aperçut que la chambrée commençoit à s’ennuyer de mon jargon qu’ils n’entendoient point, et qu’ils prenoient pour un grognement non articulé. Il se remit de plus belle à tirer ma corde pour me faire sauter, jusques à ce que les spectateurs étant soûls de rire et d’assurer que j’avois presque autant d’esprit que les bêtes de leur pays, ils se retirèrent chacun chez soi.

J’adoucissois ainsi la dureté des mauvais traitemens de mon maître par les visites que me rendoit cet officieux Démon ; car de m’entretenir avec ceux qui me venoient voir, outre qu’ils me prenoient pour un animal des mieux enracinés dans la catégorie des Brutes, ni je ne savois leur langue, ni eux n’entendoient pas la mienne, et jugez ainsi quelle proportion ; car vous saurez que deux Idiomes seulement sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands, et l’autre qui est particulier pour le peuple.

Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non articulés, à peu près semblables à notre musique (62), quand on n’a pas ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble et bien utile et bien agréable ; car quand ils sont las de parler, ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un Luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées ; de sorte que quelquefois ils se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un point de Théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert le plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille (63).

Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. L’agitation par exemple d’un doigt, d’une main, d’une oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue, feront chacun en particulier une oraison ou une période avec tous ses membres. D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, les divers frissonnemens des muscles, les renversemens des mains, les battemens de pied, les contorsions de bras ; de sorte que quand ils parlent, avec la coutume qu’ils ont prise d’aller tout nus, leurs membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, qu’il ne semble pas d’un homme qui parle, mais d’un corps qui tremble (64).

Presque tous les jours le Démon me venoit visiter, et ses merveilleux entretiens me faisoient passer sans ennui les violences de ma captivité. Enfin un matin je vis entrer dans ma logette un homme que je ne connoissois point, et qui m’ayant fort longtemps léché me gueula doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenoit de peur que je ne me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisoit sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et puis ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre vitesse que nous, puisque les plus pesans attrappent les cerfs à la course.

Je m’affligeois cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de mon courtois Démon, et le soir de la première traite, arrivé que je fus au gîte, je me promenois dans la cour de l’hôtellerie, attendant que le manger fût prêt, lorsqu’un homme fort jeune et assez beau me vint rire au nez, et jeter à mon cou ses deux pieds de devant. Après que je l’eus quelque temps considéré : « Quoi ? me dit-il en françois, vous ne connoissez plus votre ami ? » Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes ma surprise fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la Lune, tout ce qui m’y étoit arrivé, et tout ce que j’y voyois, n’étoit qu’enchantement ; et cet homme-bête étant le même qui m’avoit servi de monture continua de me parler ainsi : « Vous m’aviez promis que les bons offices que je vous rendrois ne vous sortiroient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne m’ayez jamais vu ! » Mais voyant que je demeurois dans mon étonnement : « Enfin, ajouta-t-il, je suis ce Démon de Socrate. » Ce discours augmenta mon étonnement ; mais pour m’en tirer il me dit : « Je suis le Démon de Socrate qui vous ai diverti pendant votre prison, et qui pour vous continuer mes services me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier. — Mais l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue, et qu’aujourd’hui vous êtes très court ; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse ; qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme ? Quoi donc ! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir.

— Sitôt que j’eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, et vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informois (65) si fort atténué (66) de lassitude, que tous les organes me refusoient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’Hôpital, où entrant j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venoit d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays. Je m’en suis approché feignant d’y connoître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étoient présens qu’il n’étoit point mort, et que ce qu’on croyoit lui avoir fait perdre la vie n’étoit qu’une simple léthargie ; de sorte que sans être aperçu j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle ; lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé (67)), et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle. » On nous vint quérir là-dessus pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande lorsque je périssois de faim, m’obligea de lui demander où l’on avoit mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou quatre jeunes garçons, enfans de l’hôte, s’approchèrent de moi dans cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusques à la chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je ne sais comment mon guide qui me demanda par où je voulois commencer put tirer de moi ces deux mots : « Un potage » ; mais je les eus à peine proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher à la piste la source de cette agréable fumée, mais mon porteur m’en empêcha : « Où voulez-vous aller ? me dit-il, nous irons tantôt à la promenade, mais maintenant il est saison de manger, achevez votre potage, et puis nous ferons venir autre chose. — Et où diable est ce potage ? (lui répondis-je presque en colère), avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui ? — Je pensois, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu à la Ville d’où nous venons votre maître, ou quelque autre, prendre ses repas ; c’est pourquoi je ne vous avois point dit de quelle façon on se nourrit ici. Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer dans de grands vaisseaux moulés exprès, l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant ; et quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différens goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi jusqu’à ce que la compagnie soit repue. À moins que vous n’ayez déjà vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et sans gosier, fasse pour nourrir l’homme, l’office de la bouche mais je vous le veux faire voir par expérience. »

Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes levés : « Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui vous doive causer beaucoup d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu sans avoir observé qu’en votre monde les Cuisiniers, les Pâtissiers et les Rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vacation, sont pourtant beaucoup plus gras (68). D’où procède leur embonpoint, à votre avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et laquelle pénètre leurs corps et les nourrit ? Aussi les personnes de ce monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excrémens, qui sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez possible été surpris lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce que cette coutume n’est pas usitée en votre pays ; mais c’est la mode de celui-ci, et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus transpirable à la fumée. — Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose ; mais je vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je serois bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents. » Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produiroit une indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes à la chambre pour nous coucher. Un homme au haut de l’escalier se présenta à nous, et nous ayant envisagés attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher étoit couvert de fleurs d’orange à la hauteur de trois pieds, et mon Démon dans un autre rempli d’œillets et de jasmins ; il me dit voyant que je paroissois étonné de cette magnificence, que c’étoient les lits du pays. Enfin nous nous couchâmes chacun dans notre cellule ; et dès que je fus étendu sur mes fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisans enfermés dans un cristal (car on ne sert point d’autres chandelles) ces trois ou quatre jeunes garçons qui m’a voient déshabillé au souper, dont l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupir.

Je vis entrer le lendemain mon Démon avec le soleil. « Et je vous veux tenir parole, me dit-il ; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier. » À ces mots je me levai, et il me conduisit, par la main derrière le jardin du logis, où l’un des enfants de l’Hôte nous attendoit avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulois une douzaine d’alouettes, parce que les magots (69) (il croyoit que j’en fusse un) se nourrissoient de cette viande. À peine eus-je répondu qu’oui, que le Chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties. « Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe en notre monde d’un pays où le alouettes tombent toutes rôties ! » Sans doute que quelqu’un étoit revenu d’ici. « Vous n’avez qu’à manger, me dit mon Démon ; ils ont l’industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit, et assaisonne le gibier. » J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et en vérité je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. Après ce déjeuner nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon Démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non ; qu’il ne lui devoit plus rien, et que c’étoient des Vers. « Comment, des Vers ? lui répliquai-je, les Taverniers sont donc ici curieux de rimes ? — C’est, me dit-il, la monnoie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain (70) que je lui viens de donner. Je ne craignois pas demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux Épigrammes, deux Odes et une Églogue. — (Ha ! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnoie dont Sorel fait servir Hortensias dans « Francion (71) »), je m’en souviens. C’est là, sans doute, qu’il l’a dérobé : mais de qui diable peut-il l’avoir appris ? Il faut que ce soit de sa mère, car j’ai ouï-dire qu’elle étoit lunatique. » Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde ! J’y connois beaucoup d’honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feroient bonne chère, si on payoit les Traiteurs en cette monnoie. » Je lui demandai si ces vers servoient toujours, pourvu qu’on les transcrivît : il me répondit que non, et continua ainsi : « Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des Monnoies, où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là ces versificateurs Officiers mettent les pièces à l’épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, c’est-à-dire qu’un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le mérite de la pièce ; et ainsi quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grand’chère. » J’admirois, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il poursuivit de cette façon : « Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent à proportion des frais un acquit pour l’autre monde ; et dès qu’on le leur a donné, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : « Item, la valeur de tant de Vers délivrés un tel jour, à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera ; » et lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent, parce qu’ils croient que s’ils n’étoient ainsi digérés, Dieu ne pourvoit pas les lire, et cela ne leur profiteroit de rien. »

Cet entretien n’empêchoit pas que nous ne continuassions de marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes à la Ville où le Roi fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, qu’on me conduisit au Palais, où les Grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avoit fait le peuple quand j’étois passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étois sans doute la femelle du petit animal de la Reine fut celle des Grands comme [celle] du peuple. Mon guide me l’interprétoit ainsi ; et cependant lui-même n’entendoit point cette énigme, et ne savoit qui étoit ce petit animal de la Reine ; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le Roi, quelque temps après m’avoir considéré, commanda qu’on l’amenât, et à une demi-heure de là je vis entrer au milieu d’une troupe de singes qui portoient la fraise et le haut de chausses, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchoit à deux pieds, sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un « criado de vou estra merced (72) » ; je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais, hélas ! ils ne nous eurent pas plutôt vu parler ensemble, qu’ils crurent tous le préjugé véritable ; et cette conjecture n’avoit garde de produire un autre succès, car celui des assistans qui opinoit pour nous avec plus de faveur protestoit que notre entretien étoit un grognement que la joie d’être rejoints par un instinct naturel nous faisoit bourdonner. Ce petit homme me conta qu’il étoit Européen, natif de la Vieille Castille ; il avoit trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusques au monde de la Lune où nous étions lors ; qu’étant tombé entre les mains de la Reine elle l’avoit pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard, en ce pays-là les singes à l’espagnole, et que l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avoit point douté qu’il ne fût de l’espèce. « Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n’est qu’à cause de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour s’en donner du plaisir. — Ce n’est pas connoître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne sauroit engendrer que des matières de rire. » Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étois osé hasarder de gravir à la Lune avec la machine dont je lui avois parlé (73) : je lui répondis que c’étoit à cause qu’il avoit emmené les oiseaux sur lesquels j’y pensois aller. Il sourit de cette raillerie, et environ un quart d’heure après le Roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble l’Espagnol et moi, pour faire en son Royaume multiplier notre espèce. On exécuta de point en point la volonté du Prince, de quoi je fus très-aise pour le plaisir que je recevois d’avoir quelqu’un qui m’entretînt pendant la solitude de ma brutificacion. Un jour, mon mâle (car on me prenoit pour sa femelle) me conta que ce qui l’avoit véritablement obligé de courir toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la Lune, étoit qu’il n’avoit pu trouver un seul pays où l’imagination même fut en liberté. « Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des Docteurs de drap (74), vous êtes un idiot, un fou, et quelque chose de pis. On m’a voulu mettre en mon pays à l’inquisition pource qu’à la barbe des pédans j’avois soutenu qu’il y avoit du vide dans la Nature (75) et que je ne connoissois point de matière au monde plus pesante l’une que l’autre. » Je lui demandai de quelles probabilités il appuyoit une opinion si peu reçue. « Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu’il n’y a qu’un élément ; car encore que nous voyions de l’eau, de la terre, de l’air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si parfaitement purs, qu’ils ne soient encore engagés les uns avec les autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n’est pas du feu, ce n’est que de l’air beaucoup étendu, l’air n’est que de l’eau fort dilatée (76), l’eau n’est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même n’est autre chose que de l’eau beaucoup resserrée ; et ainsi à pénétrer sérieusement la matière, vous connoîtrez qu’elle n’est qu’une, qui comme excellente comédienne joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d’habits (77) ; autrement il faudroit admettre autant d’élémens qu’il y a de sortes de corps, et si vous me demandez pourquoi le feu brûle, et l’eau refroidit, vu que ce n’est qu’une seule matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la disposition où elle se trouve dans le temps qu’elle agit. Le feu qui n’est rien que de la terre encore plus répandue qu’elle ne l’est pour constituer l’air, tâche de changer en elle par sympathie ce qu’elle rencontre. Ainsi la chaleur du charbon étant le feu le plus subtil et le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre masse au commencement, parce que c’est une nouvelle matière qui nous remplit et nous fait exhaler en sueur ; cette sueur étendue par le feu se convertit en fumée et devient air ; cet air encore davantage fondu par la chaleur de l’antipéristase, ou des astres qui l’avoisinent, s’appelle feu, et la terre abandonnée par le froid et par l’humide (78) qui lioient toutes les parties tombe en terre ; l’eau d’autre part, quoiqu’elle ne diffère de la matière du feu qu’en ce qu’elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause qu’étant serrée elle demande par sympathie à resserrer les corps qu’elle rencontre, et le froid que nous sentons n’est autre chose que l’effet de notre chair qui se replie sur elle-même par le voisinage de la terre ou de l’eau qui la contraint de lui ressembler. De là vient que les hydropiques remplis d’eau changent en eau toute la nourriture qu’ils prennent ; de là vient que les bilieux changent en bile tout le sang que forme leur foie. Supposé donc qu’il n’y ait qu’un seul élément, il est certissime que tous les corps chacun selon sa qualité inclinent également au centre de la terre.

« Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, le bois, descendent plus vite à ce centre qu’une éponge, si ce n’est à cause qu’elle est pleine d’air qui tend naturellement en haut ? Ce n’en est point du tout là la raison, et voici comment je vous réponds : Quoiqu’une roche tombe avec plus de rapidité qu’une plume, l’une et l’autre ont même inclination pour ce voyage ; mais un boulet de canon, par exemple, s’il trouvoit la terre percée à jour se précipiteroit plus vite à son centre qu’une vessie grosse de vent ; et la raison est que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d’espace ; car toutes les parties de la matière qui logent dans ce fer, jointes qu’elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l’union, à cause que s’étant resserrées elles se trouvent à la fin beaucoup à combattre contre peu, vu qu’une parcelle d’air, égale en grosseur au boulet, n’est pas égale en quantité, et qu’ainsi, pliant sous le faix de gens plus nombreux qu’elle et aussi hâlés, elle se laisse enfoncer pour leur laisser le chemin libre.

« Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils ? Si ce n’est à cause que l’acier étant une matière où les parties sont plus proches et plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair dont les pores et la mollesse montrent qu’elle contient fort peu de matière répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, il la contraint de céder au plus fort, de même qu’un escadron bien pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu ; car pourquoi une loupe d’acier embrasée est-elle plus chaude qu’un tronc de bois allumé ? si ce n’est qu’il y a plus de feu dans la loupe en peu d’espace, y en ayant d’attaché à toutes les parties du métal, que dans le bâton qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent beaucoup de vide, et que le vide n’étant qu’une privation de l’être ne peut être susceptible de la forme du feu. Mais m’objecterez-vous, vous supposez du vide comme si vous l’aviez prouvé, et c’est cela dont nous sommes en dispute ! Et bien, je vais vous le prouver, et quoique cette difficulté soit la sœur du nœud gordien, j’ai les bras assez forts pour en devenir l’Alexandre.

« Qu’il me réponde donc je l’en supplie, cet hébété vulgaire qui ne croit être homme, que parce qu’un Docteur le lui a dit ! Supposé qu’il n’y ait qu’une matière comme je pense l’avoir assez prouvé, d’où vient qu’elle se relâche et se restreint selon son appétit ? d’où vient qu’un morceau de terre à force de se condenser s’est fait caillou ? Est-ce que les parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en telle sorte que là où s’est fiché ce grain de sablon, là même où dans le même point loge un autre grain de sablon ? Tout cela ne se peut, et selon leur principe même puisque les corps ne se pénètrent point ; mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et si vous voulez, se soit raccourcie en sorte qu’elle ait rempli quelque lieu qui ne l’étoit pas.

« De dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde, que nous fussions en partie composés de rien : hé ! pourquoi non ? Le monde entier n’est-il pas enveloppé de rien ? Puisque vous m’avouez cet article, confessez donc qu’il est aussi aisé que le monde ait du rien dedans soi qu’autour de soi.

« Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l’eau restreinte par la gelée dans un vase le fait crever, si ce n’est pour empêcher qu’il ne se fasse du vide ? Mais je réponds que cela n’arrive qu’à cause que l’air de dessus qui tend aussi bien que la terre et l’eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une hôtellerie vacante, y va loger : s’il trouve les pores de ce vaisseau, c’est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop étroits, trop longs et trop tortus, il satisfait en le brisant à son impatience pour arriver plus tôt au gîte.

« Mais sans m’amuser à répondre à toutes leurs objections, j’ose bien dire que s’il n’y avoit point de vide il n’y auroit point de mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps, car il seroit trop ridicule de croire que quand une mouche pousse de l’aile une parcelle de l’air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, et qu’ainsi l’agitation du petit orteil d’une puce allât faire une bosse derrière le monde (79). Quand ils n’en peuvent plus, ils ont recours à la raréfaction ; mais en bonne foi comment se peut-il faire quand un corps se raréfie, qu’une particule de la masse s’éloigne d’une autre particule, sans laisser ce milieu vide ? N’auroit-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer eussent été en même temps au même lieu ou étoit celui-ci, et que de la sorte ils se fussent pénétrés tous trois ? Je m’attends bien que vous me demanderez pourquoi donc par un chalumeau, une seringue ou une pompe, on fait monter l’eau contre son inclination : à quoi je vous répondrai qu’elle est violentée, et que ce n’est pas la peur qu’elle a du vide qui l’oblige à se détourner de son chemin (80), mais qu’étant jointe avec l’air d’une nuance imperceptible, elle s’élève quand on élève en haut l’air qui la tient embrassée (81).

« Cela n’est pas fort épineux à comprendre quand on connoît le cercle parfait et la délicate enchaînure des élémens ; car si vous considérez attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l’eau, vous trouverez qu’il n’est plus terre, qu’il n’est plus eau, mais qu’il est l’entremetteur du contrat de ces deux ennemis ; l’eau tout de même avec l’air, s’envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux humeurs de l’un et de l’autre pour moyenner leur paix, et l’air se réconcilie avec le feu par le moyen d’une exhalaison médiatrice qui les unit. »

Je pense qu’il vouloit encore parler ; mais on nous apporta notre mangeaille, et parce que nous avions faim je fermai les oreilles à ses discours pour ouvrir l’estomac aux viandes qu’on nous donna.

Il me souvient qu’une autre fois comme nous philosophions, car nous n’aimions guère ni l’un ni l’autre à nous entretenir des choses basses : « Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez malgré le pédantisme d’Aristote, dont retentissent aujourd’hui toutes les classes de votre France, que tout est en tout, c’est-à-dire que dans l’eau par exemple il y a du feu ; dedans le feu, de l’eau ; dedans l’air, de la terre, et dedans la terre, de l’air. Quoique cette opinion fasse ouvrir aux scolares (82) les yeux grands comme des salières, elle est plus aisée à prouver qu’à persuader. Car je leur demande premièrement si l’eau n’engendre pas du poisson ; quand ils me le nieront : creuser un fossé, le remplir du sirop de l’aiguière, et qu’ils passeront encore s’ils veulent à travers un bluteau pour échapper aux objections des aveugles, je veux en cas qu’ils n’y trouvent du poisson dans quelque temps, avaler toute l’eau qu’ils y auront versée ; mais s’ils y en trouvent, comme je n’en doute point, c’est une preuve convaincante qu’il y a du sel et du feu. Par conséquent de trouver ensuite de l’eau dans le feu, ce n’est pas une entreprise fort difficile. Car qu’ils choisissent le feu même le plus détaché de la matière, comme les comètes, il y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur onctueuse dont ils sont engendrés réduite en soufre par la chaleur de l’antipéristase qui les allume, ne trouvoit un obstacle à sa violence dans l’humide froideur qui la tempère et la combat, elle se consommeroit brusquement comme un éclair. Qu’il y ait maintenant de l’air dans la terre, ils ne le nieront pas, ou bien ils n’ont jamais entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la Sicile ont été si souvent agitées : outre cela nous voyons la terre toute poreuse, jusques aux grains de sablon qui la composent. Cependant personne n’a dit encore que ces creux fussent remplis de vide : on ne trouvera donc pas mauvais que l’air y fasse son domicile. Il me reste à prouver que dans l’air il y a de la terre, mais je ne daigne quasi pas en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d’atomes si nombreuses qu’elles étouffent l’Arithmétique.

« Mais passons des corps simples aux composés : ils me fourniront de sujets beaucoup plus fréquens ; et pour montrer que toutes choses sont en toutes choses, non point qu’elles se changent les unes aux autres, comme le gazouillent vos Péripatéticiens ; car je veux soutenir à leur barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde le sera toujours ; je ne suppose point à leur mode de maxime que je ne prouve.

« C’est pourquoi prenez, je vous prie, une bûche ou quelque autre matière combustible, et y mettez le feu : ils diront quand elle sera embrasée, que ce qui étoit bois est devenu feu. Mais je leur soutiens que non, et qu’il n’y a point davantage de feu quand elle est tout enflammée, qu’auparavant qu’on en eût approché l’allumette (83) ; mais celui qui étoit caché dans la bûche que le froid et l’humide empêchoient de s’étendre et d’agir, secouru par l’étranger, a rallié ses forces contre le flegme qui l’étouffoit, et s’est emparé du champ qu’occupoit son ennemi ; aussi se montre-t-il sans obstacles et triomphant de son geôlier. Ne voyez-vous pas comme l’eau s’enfuit par les deux bouts du tronçon, chaude et fumante encore du combat qu’elle a rendu ? Cette flamme que vous voyez en haut est le feu le plus subtil, le plus dégagé de la matière, et le plus tôt prêt par conséquent à retourner chez soi. Il s’unit pourtant en pyramide jusques à certaine hauteur pour enfoncer l’épaisse humidité de l’air qui lui résiste ; mais comme il vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de ses hôtes, alors il prend le large, parce qu’il ne rencontre plus rien d’antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent cause d’une seconde prison ; car cheminant séparé il s’égarera quelquefois dans un nuage. S’ils s’y rencontrent, d’autres fois en assez grande quantité pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, ils grondent, ils tonnent, ils foudroient, et la mort des innocens est bien souvent l’effet de la colère animée de ces choses mortes. Si quand il se trouve embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n’est pas assez fort pour se défendre, il s’abandonne à la discrétion de son ennemi qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre ; et ce malheureux enfermé dans une goutte d’eau, se rencontrera peut-être au pied d’un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se loger avec lui ; ainsi le voilà qui revient au même état dont il étoit sorti quelques jours auparavant.

« Mais voyons la fortune des autres élémens qui cornposoient cette bûche. L’air se retire à son quartier encore pourtant mêlé de vapeurs, à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de respiration, remplit le vide que la Nature fait, et possible encore que s’étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par les feuilles altérées de cet arbre, où s’est retiré notre feu. L’eau que la flamme avoit chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusques au berceau des Météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt que sur un autre ; et la terre devenue cendre, et puis guérie de sa stérilité, ou par la chaleur nourrissante d’un fumier où on l’aura jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par l’eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne qui, par la chaleur de son germe, l’attirera, et en fera une partie de son tout.

« De cette façon voilà ces quatre élémens qui reçoivent le même sort, et rentrent en même état d’où ils étoient sortis quelques jours auparavant. Ainsi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est nécessaire pour composer un homme. Enfin de cette façon toutes choses se rencontreront en toutes choses ; mais il nous manque un Prométhée qui nous tire du sein de la Nature et nous rende sensible ce que je veux bien appeler matière première. »

Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps ; car ce petit Espagnol avoit l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’étoit que la nuit, à cause que depuis six heures du matin jusques au soir la grande foule du monde qui nous venoit contempler à notre logis nous eût détournés ; car quelques-uns nous jetoient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. Il n’étoit bruit que des bêtes du Roi. On nous servoit tous les jours à manger à nos heures, et la Reine et le Roi prenoient eux-mêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre pour connoître si je n’emplissois point (84), car ils brûloient d’une envie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons ; mais j’appris plus tôt que lui à entendre leur langue, et à l’écorcher un peu : ce qui fit qu’on nous considéra d’une autre façon qu’on n’avoit fait, et les nouvelles coururent aussitôt par tout le royaume qu’on avoit trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avoit fournies, et qui par un défaut de la semence de leurs pères n’avoient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.

Cette créance alloit prendre racine à force de cheminer, sans les Prêtres du pays qui s’y opposèrent, disant que c’étoit une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, fussent de leur espèce. « Il y auroit bien plus d’apparence, ajoutoient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité de l’immortalité (85), par conséquent à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la Lune ; et puis considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il eut peur qu’allant autrement il n’arrivât fortune de l’homme ; c’est pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais dédaignant de se mêler de la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la Nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.

« Les oiseaux mêmes, disoient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air quand nous les éconduirons de chez nous ; au lieu que la Nature en ôtant les deux pieds à ces monstres les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre Justice.

« Voyez un peu outre cela comment ils ont la tête tournée devers le ciel (86) ! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se plaignent au Ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais nous autres nous avons la tête penchée en bas pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au Ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie. »

J’entendois tous les jours, à ma loge, les Prêtres faire ces contes, ou d’autres semblables ; et enfin ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet article, qu’il fut arrêté que je ne passerois tout au plus que pour un perroquet sans plumes, car ils confirmoient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avois que deux pieds. Cela fit qu’on me mit en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

Là tous les jours l’Oiseleur de la Reine prenait le soin de me venir siffler la langue comme on fait ici aux sansonnets, j’étois heureux à la vérité en ce que je ne manquois point de mangeaille. Cependant parmi les sornettes dont les regardans me rompoient les oreilles, j’appris à parler comme eux, en sorte que quand je fus assez rompu dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenoient plus que de la gentillesse de mes bons mots, et de l’estime que l’on faisoit de mon esprit. On vint jusque-là, que le Conseil fut contraint de faire publier un Arrêt, par lequel on défendoit de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’étoit l’instinct qui me le faisoit faire.

Cependant la définition de ce que j’étois partagea la ville en deux factions. Le parti qui soutenoit en ma faveur grossissoit de jour en jour, et enfin en dépit de l’anathème et de l’excommunication des Prophètes qui tâchoient par là d’épouvanter le peuple, ceux qui tenoient pour moi demandèrent une assemblée des États, pour résoudre cet accroc de religion. On fut longtemps à s’accorder sur le choix de ceux qui opineroient ; mais les arbitres pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, et qui ordonnèrent qu’on me porteroit dans l’assemblée comme on fit ; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. Les Examinateurs m’interrogèrent entre autres choses de Philosophie : je leur exposai tout à la bonne foi ce que jadis mon Régent m’en avoit appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes à la vérité. Quand je me vis tout à fait convaincu, j’alléguai pour dernier refuge les principes d’Aristote qui ne me servirent pas davantage que les sophismes ; car en deux mots ils m’en découvrirent la fausseté. « Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodoit sans doute les principes à sa Philosophie, au lieu d’accommoder sa Philosophie aux principes, et encore devoit-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres Sectes, ce qu’il n’a pu faire. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains. » Enfin comme ils virent que je ne clabaubois autre chose, sinon qu’ils n’étoient pas plus savans qu’Aristote, et qu’on m’avoit défendu de discuter contre ceux qui nioient les principes, ils conclurent tous d’une commune voix, que je n’étois pas un homme, mais possible quelque espèce d’autruche, vu que je portois comme elle la tête droite, que je marchois sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, je lui étois tout semblable ; si bien qu’on ordonna à l’Oiseleur de me reporter en cage. J’y passois mon temps avec assez de plaisir, car à cause de leur langue que je possédois correctement, toute la Cour se divertissoit à me faire jaser. Les filles de la Reine entre autres fouroient toujours quelque bribe dans mon panier ; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle étoit si transportée de joie, lorsqu’étant en secret, je lui découvrois les mystères de notre religion et principalement quand je lui parlois de nos cloches et de nos reliques, qu’elle me protestoit les larmes aux yeux que si jamais je me trouvois en état de revoler en notre monde, elle me suivroit de bon cœur.

Un jour de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui tambourinoit contre les bâtons de ma cage : « Réjouissez-vous, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut la guerre contre le Roi . J’espère parmi l’embarras des préparatifs, cependant que notre Monarque et ses sujets seront éloignés, faire naître l’occasion de vous sauver. — Comment, la guerre ? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles entre les Princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre ? Hé ! je vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre.

— Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattans, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité, qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre, les soldats estropiés d’un côté sont tous enrôlés dans une compagnie, et lorsqu’on en vient aux mains, les Maréchaux de Camp ont soin de les exposer aux estropiés ; de l’autre côté, les géans ont en tête les colosses ; les escrimeurs, les adroits ; les vaillans, les courageux ; les débiles, les foibles ; les indisposés, les malades ; les robustes, les forts ; et si quelqu’un entreprenoit de frapper un autre que son ennemi désigné, à moins qu’il pût justifier que c’étoit par méprise, il est condamné de couard. Après la bataille donnée on compte les blessés, les morts, les prisonniers ; car pour les fuyards il ne s’en trouve point ; si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.

« Mais encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, ce n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées peu nombreuses de savans et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend entièrement le triomphe ou la servitude des États (87).

« Un savant est opposé à un autre savant, un esprité à un autre esprité, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste le triomphe que remporte un État en cette façon est compté pour trois victoires à force ouverte. Après la proclamation de la victoire on rompt l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son Roi, ou celui des ennemis, ou le sien. »

« Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles ; et j’alléguois pour exemple d’une bien plus forte politique les coutumes de notre Europe, où le Monarque n’avoit garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre ; et voici comme elle me parla :

« Apprenez-moi, me dit-elle, si vos Princes ne prétextent pas leurs armemens du droit de force ? — Si fait, lui répliquai-je, et de la justice de leur cause. — Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects pour être accordés ? Et s’il se trouve qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étoient, ou qu’ils jouent en un coup de piquet la Ville ou la Province dont ils sont en dispute ? Et cependant qu’ils font casser la tête à plus de quatre millions d’hommes qui valent mieux qu’eux, ils sont dans leur cabinet à goguenarder sur les circonstances du massacre de ces badauds, mais je me trompe de blâmer ainsi la vaillance de vos braves sujets ; ils font bien de mourir pour leur patrie ; l’affaire est importante car il s’agit d’être le vassal d’un Roi qui porte une fraise ou de celui qui porte un rabat.

— Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en votre façon de combattre ? Ne suffit-il pas que les armées soient en pareil nombre d’hommes ? — Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé (88), et lui non ; s’il n’avoit qu’un poignard, et vous une estocade (89) ; enfin s’il étoit manchot, et que vous eussiez deux bras ? Cependant avec toute l’égalité que vous recommandez tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils ; car l’un sera de grande, l’autre de petite taille ; l’un sera adroit, l’autre n’aura jamais manié d’épée ; l’un sera robuste, l’autre foible ; et quand même ces disproportions seroient égales, qu’ils seroient aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seroient-ils pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que l’autre ; et sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avoit le cœur plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce n’étoit pas aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer, et d’ôter la vie à ce pauvre homme qui prévoit le danger, dont la chaleur est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle « poltronnerie ». Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec avantage, et le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre nature, puisque sa hardiesse tend à sa destruction. Et à propos de cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et plus consciencieux dans les combats. Et le Philosophe qui donnoit l’avis parla ainsi :

« Vous vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous deux adroits, tous deux pleins de courage ; mais ce n’est pas encore assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute son adversaire par un endroit où il ne l’attendoit pas, ou plus vite qu’il n’étoit vraisemblable ; ou feignant de l’attraper d’un côté, il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela c’est affiner, c’est tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas faire l’estime d’un véritable généreux (90). S’il a triomphé par force, estimerez-vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté ? Non, sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la victoire, encore qu’il soit accablé de la chute d’une montagne, parce qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même celui-là n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé dans ce moment disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si ça été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune et non pas lui qu’on doit couronner : il n’y a rien contribué ; et enfin le vaincu n’est non plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix-huit. »

On lui confessa qu’il avoit raison ; mais qu’il étoit impossible, selon les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valoit mieux subir un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande importance. »

Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignoit d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce Pays l’impudicité soit un crime ; au contraire, hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme (91), et une femme tout de même pourroit appeler un homme en Justice qui l’auroit refusée. Mais elle ne m’osoit pas fréquenter publiquement à ce qu’elle me dit, à cause que les Prêtres avoient prêché au dernier sacrifice que c’étoient les femmes principalement qui publioient que j’étois homme, afin découvrir sous ce prétexte le désir exécrable qui les brûloit de se mêler aux bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du sexe.

Cependant il falloit bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de la définition de mon être, car comme je ne songeois plus qu’à mourir en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. Je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de Courtisans sur quelques points de Physique, et mes réponses, à ce que je crois, ne satisfirent aucunement, car celui qui présidoit m’exposa fort au long ses opinions sur la structure du Monde ; elles me semblèrent ingénieuses ; et sans qu’il passa jusqu’à son origine qu’il soutenoit éternelle, j’eusse trouvé sa Philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. Mais sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à ce que la Foi nous apprend, je lui demandai ce qu’il pourroit répondre à l’autorité de Moïse et que ce grand Patriarche avoit dit expressément que Dieu l’avoit créé en six jours. Cet ignorant ne fit que rire au lieu de me répondre ; ce qui m’obligea de lui dire que puisqu’ils en venoient là, je commençois à croire que leur Monde n’étoit qu’une Lune. « Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers, que seroit-ce donc tout cela ? — N’importe ! repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la Lune ; et si vous aviez dit le contraire dans les Classes où j’ai fait mes études, on vous auroit siffles. » Il se fit sur cela un grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si ce fut de leur ignorance ; mais cependant on me conduisit dans ma cage.

Les Prêtres cependant, plus emportés que les premiers, avertis que j’avois osé dire que la Lune d’où je venois étoit un Monde, et que leur Monde n’étoit qu’une Lune, crurent que cela leur fournissoit un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau : c’est la façon d’exterminer les athées. Pour cet effet ils furent en corps faire leur plainte au Roi qui leur promit justice, et ordonna que je serois remis sur la sellette (92).

Me voilà donc décagé pour la troisième fois ; et lors le plus ancien prit la parole, et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa harangue, à cause que j’étois trop épouvanté pour recevoir les espèces de sa voix sans désordre, et parce aussi qu’il s’étoit servi pour déclamer d’un instrument dont le bruit m’étourdissoit : c’étoit une trompette qu’il avoit tout exprès choisie, afin que la violence de ce son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie. Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une aventure qui vous va surprendre. Comme j’avois la bouche ouverte, un homme qui avoit eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savois que c’étoit la posture où ils se mettoient quand ils vouloient discourir en public. Je rengainai seulement ma harangue, et voici celle que nous eûmes de lui :

« Justes, écoutez-moi ! vous ne sauriez condamner cet Homme, ce Singe, ou ce Perroquet, pour avoir dit que la Lune est un Monde d’où il venoit ; car s’il est homme, quand même il ne seroit pas venu de la Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi de s’imaginer ce qu’il voudra ? Quoi ! pouvez-vous le contraindre à n’avoir pas vos visions ? Vous le forcerez bien à dire que la Lune n’est pas un Monde, mais il ne le croira pas pourtant ; car pour croire quelque chose, il faut qu’il se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non ; à moins que vous ne lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir à son esprit, il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas pour cela.

« J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans la catégorie des bêtes. Car supposé qu’il soit animal sans raison, en auriez-vous vous-mêmes de l’accuser d’avoir péché contre elle ? Il a dit que la Lune étoit un monde ; or les bêtes n’agissent que par instinct de Nature ; donc c’est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante Nature qui a fait le Monde et la Lune ne sache ce que c’est elle-même, et que vous autres qui n’avez de connoissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachiez plus certainement, cela seroit bien ridicule. Mais quand même la passion vous feroit renoncer à vos principes, et que vous supposeriez que la Nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui auroit fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner une qui auroit dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui auroit abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous pas insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage ? Comment donc, vénérables Pontifes, appellerez-vous l’intérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal ? Justes, j’ai dit. »

Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle ; et après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure, le Roi prononça :

« Que dorénavant je serois censé homme, comme tel mis en liberté, et que la punition d’être noyé seroit modifiée en une amende honteuse (car il n’en est point en ce pays-là « d’honorable ») ; dans laquelle amende je me dédirois publiquement d’avoir soutenu que la Lune étoit un Monde, à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion auroit pu apporter dans l’âme des foibles. »

Cet Arrêt prononcé on m’enlève hors du Palais, on m’habille par ignominie, fort magnifiquement, on me porte sur la tribune d’un magnifique Chariot ; et traîné que je fus par quatre Princes qu’on avoit attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux carrefours de la Ville :

« Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n’est pas une Lune, mais un Monde ; et que ce Monde là-bas n’est pas un Monde, mais une Lune. Tel est ce que les Prêtres trouve bon que vous croyiez. »

Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, j’aperçus mon Avocat qui me tendoit la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnoître, quand je l’eus envisagé, que c’étoit mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser : « Et venez-vous-en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après une amende honteuse, vous n’y seriez pas vu de bon œil. Au reste il faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes aussi bien que l’Espagnol votre compagnon, si je n’eusse publié dans les compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre les Prophètes, en votre faveur, la protection des Grands. » La fin de mes remercîmens nous vit entrer chez lui ; il m’entretint jusqu’au repas des ressorts qu’il avoit fait jouer pour contraindre les Prêtres, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avoient embabouiné la conscience du Peuple, à se déporter d’une poursuite si injuste. Mais comme on nous eut avertis qu’on avoit servi, il me dit qu’il avoit pour me tenir compagnie ce soir-là, prié deux Professeurs d’Académie de cette Ville de venir manger avec nous. « Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu’ils enseignent en ce Monde-ci, et par même moyen vous verrez le fils de mon hôte. C’est un jeune homme autant plein d’esprit que j’en aie jamais rencontré ; ce seroit un second Socrate s’il pouvoit régler ses lumières et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage comme il fait par une chimérique ostentation et une affectation de s’acquérir la réputation d’homme d’esprit. Je me suis logé céans pour épier les occasions de l’instruire. » Il se tut comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir ; puis il fit signe qu’on me dévêtit des honteux ornemens dont j’étois encore tout brillant.

Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, et nous allâmes nous mettre à table où elle étoit dressée, et où nous trouvâmes le jeune garçon dont il m’avoit parlé qui mangeoit déjà. Ils lui firent grande saluade (93), et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur ; j’en demandai la cause à mon Démon, qui me répondit que c’étoit à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les vieux rendoient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes ; bien plus que les pères obéissoient à leurs enfans aussitôt que par l’avis du Sénat des Philosophes, ils avoient atteint l’âge de raison. « Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays ? mais elle ne répugne point à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination et qui ne se conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un apanage de la vieillesse ; mais pour se désabuser il faut qu’il sache que ce qu’on appelle « prudence » en un vieillard n’est autre chose qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre qui l’obsède. Ainsi quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât la catastrophe, mais il n’avoit pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser ; au lieu que l’audace en ce jeune homme étoit comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution étoit celle qui le poussoit à l’entreprendre. Pour ce qui est d’exécuter, je ferois tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action ; et si vous n’en étiez pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppresseurs ? et est-ce par autre considération que par pure habitude que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées pour la justice (94) ? Lorsque vous déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une femme, n’étoit-ce pas à cause de sa beauté ? Pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous aimiez un homme spirituel, c’étoit à cause que par la vivacité de son génie il pénétroit une affaire mêlée et la débrouilloit, qu’il défrayoit par son bien dire l’assemblée du plus haut carat, qu’il digéroit les sciences d’une seule pensée ; et cependant vous lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison. Concluez donc parla, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards. D’autant plus même que selon vos maximes, Hercule, Achille, Épaminondas, Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante ans, n’auroient mérité aucuns honneurs, parce qu’à votre compte ils auroient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards ? Il est vrai, mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignoient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avoient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver.

« Oüi, me direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet une longue vie si je l’honore. Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux inspirations du Très-Haut, je vous l’avoue ; autrement, marchez sur le ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parens vicieux ont arraché à votre foiblesse soit tellement agréable au Ciel qu’il eu allonge pour cela vos fusées, je n'y vois guère d’apparence. Quoi ! Ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez la superbe de votre père crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d’une estocade à travers votre estomac, vous casse-t-il une pierre dans la vessie ? Si cela est, les médecins ont grand tort : au lieu de potions infernales dont ils empestent la vie des hommes, qu'ils n’ordonnent pour la petite vérole trois révérences à jeun, quatre « grand merci » après-dîné, et douze « bonsoir mon père et mère » avant que de s’endormir. Vous me répliquerez que sans lui vous ne seriez pas, il est vrai, mais aussi lui-même sans votre grand-père n’auroit jamais été, ni votre grand-père sans votre bisaïeul, ni sans vous, votre père n’auroit pas de petit-fils. Lors que la Nature le mit au jour, c’étoit à condition qu’elle lui prêtoit ; ainsi quand il vous engendra, il ne vous donna rien, il s’acquitta ! Encore je voudrois bien savoir si vos parens songeoient à vous quand ils vous firent ? Hélas, point du tout ! et toutefois vous croyez leur être obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y penser. Comment parce que votre père fut si paillard qu’il ne pût résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fît le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous révérerez ce voluptueux comme un des sept Sages de Grèce ; quoi, parce que cet autre, avare, acheta les riches biens de sa femme par la façon d’un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu’à genoux ; ainsi votre père fit bien d’être ribaud et cet autre d’être chiche, car autrement ni vous ni lui n’auriez jamais été ; mais je voudrois bien savoir si quand il eût été certain que son pistolet eût pris un rat, s’il n’eût point tiré le coup ? Juste Dieu ! qu’on en fait accroire au Peuple de votre Monde.

« Vous ne tenez de votre Architecte mortel que votre corps seulement ; votre âme vient des Cieux ; il n’a tenu qu’au hasard que votre père n’ait été votre fils, comme vous êtes le sien. Savez-vous même s’il ne vous a point empêché d’hériter d’un diadème ? Votre esprit peut-être étoit parti du Ciel à dessein d’animer le Roi des Romains au ventre de l’impératrice ; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon, et peut-être que pour abréger sa course, il s’y logea. Non, non, Dieu ne vous eût point rayé du calcul qu’il avoit fait des hommes, quand votre père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point aujourd’hui l’ouvrage de quelque vaillant Capitaine, qui vous auroit associé à sa gloire comme à ses biens. Ainsi peut-être vous n’êtes non plus redevable à votre père de la vie qu’il vous a donnée, que vous le seriez au Pirate qui vous auroit mis à la chaîne, parce qu’il vous nourriroit. Et je veux même qu’il vous eût engendré Prince, qu’il vous eût engendré Roi ; un présent perd son mérite, lorsqu’il est fait sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on la donna à Cassius ; cependant Cassius en est obligé à l’Esclave dont il l’impétra (95), et non pas César à des meurtriers, parce qu’ils le forcèrent de la prendre. Votre père consulta-t-il votre volonté, lorsqu’il embrassa votre mère ? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre ? si vous vous contenteriez d’être fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme ? Hélas ! vous que l’affaire concernoit tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenoit point l’avis ! Peut-être, qu’alors, si vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de la Nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez dit à la Parque : « Ma chère Demoiselle, prends le fuseau d’un autre ; il y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j’aime encore mieux demeurer cent ans à n’être pas, que d’être aujourd’hui pour m’en repentir demain ! » Cependant il vous fallut passer par là ; vous eûtes beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous arrachoit, on faisoit semblant de croire que vous demandiez à téter.

« Voilà, ô mon fils ! les raisons à peu près qui sont cause du respect que les pères portent à leurs enfans ; je sais bien que j’ai penché du côté des enfans plus que la justice ne le demande, et que j’ai en leur faveur un peu parlé contre ma conscience. Mais voulant corriger cet orgueil dont certains pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui pour redresser un arbre tortu le tirent de l’autre côté, afin qu’il redevienne également droit entre les deux contorsions. Ainsi j’ai fait restituer aux pères la tyrannique déférence qu’ils avoient usurpée, leur en ôtant beaucoup qui leur appartenoit, afin qu’une autre fois ils se contentassent du leur. Je sais bien encore que j’ai choqué, par cette apologie, tous les vieillards ; mais qu’ils se souviennent qu’ils ont été enfans avant que d’être pères, et qu’il est impossible que je n’aie parlé fort à leur avantage, puisqu’ils n’ont pas été trouvés sous une pomme de chou. Mais enfin quoi qu’il en puisse arriver, quand mes ennemis se mettroient en bataille contre mes amis, je n’aurai que du bon, car j’ai servi tous les hommes, et je n’en ai desservi que la moitié. »

À ces mots il se tut, et le fils de notre hôte prit ainsi la parole : « Permettez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé par votre soin, de l’Origine, de l’Histoire, des Coutumes, et de la Philosophie du Monde de ce petit homme, que j’ajoute quelque chose à ce que vous avez dit, et que je prouve que les enfans ne sont point obligés à leurs pères de leur génération, parce que leurs pères étoient obligés en conscience de les engendrer.

« La Philosophie de leur Monde la plus étroite confesse qu’il est plus avantageux de mourir, à cause que pour mourir il faut avoir vécu, que de n’être point. Or puisqu’en ne donnant pas l’être à ce rien, je le mets en un état pire que la mort, je suis plus coupable de ne le pas produire que de le tuer. Tu croirois cependant, ô mon petit homme, avoir fait un parricide indigne de pardon, si tu avois égorgé ton fils ; il seroit énorme à la vérité, mais il est bien plus exécrable de ne pas donner l’être à qui le peut recevoir ; car cet enfant, à qui tu ôtes la lumière pour toujours, eût eu la satisfaction d’en jouir quelque temps. Encore nous savons qu’il n’en est privé que pour quelques siècles ; mais ces pauvres quarante petits riens, dont tu pouvois faire quarante bons soldats à ton Roi, tu les empêches malicieusement de venir au jour, et les laisses corrompre dans tes reins, au hasard d’une apoplexie qui t’étouffera. Qu’on ne m’objecte point les beaux panégyriques de la virginité, cet honneur n’est qu’une fumée, car enfin tous ces respects dont le vulgaire, l’idolâtre ne sont rien, même entre vous autres, que de conseil, mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils, en ne le faisant point, plus malheureux qu’un mort : c’est de commandement ; pourquoi je m’étonne fort, vu que la continence au monde d’où vous venez est tenue si préférable à la propagation charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas fait naître à la rosée du mois de mai comme les champignons, ou, tout ait moins, comme les crocodiles du limon gras de la Terre échauffé par le Soleil. Cependant il n’envoie point chez vous d’eunuques que par accident, il n’arrache point les génitoires à vos moines, à vos prêtres, ni à vos cardinaux. Vous me direz ; que la Nature les leur a données ; oui, mais il est le Maître de la Nature ; et s’il avoit reconnu que ce morceau fût nuisible à leur salut, il auroit commandé de le couper, aussi bien que le prépuce aux Juifs dans l’ancienne loi. Mais ce sont des visions trop ridicules. Par votre foi : y a-t-il quelque place sur votre corps plus sacrée ou plus maudite l’une que l’autre ? Pourquoi commettai-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement ? Je ne dois donc pas me purger au bassin, car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté ; ni les dévots ne doivent pas non plus s’élever à la contemplation de Dieu, car ils y goûtent un grand plaisir d’imagination. En vérité, je m’étonne, vu combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentemens des hommes, que vos prêtres n’ont fait un crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent ; avec tout cela, j’ai remarqué que la prévoyante Nature a fait pencher tous les grands personnages, et vaillans et spirituels, aux délicatesses de l’Amour, témoin Samson, David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne, étoit-ce afin qu’ils se moissonnassent l’organe de ce plaisir d’un coup de serpe ? Hélas, elle alla jusque sous un cuvier [à] débaucher Diogène maigre, laid, et poüilleux, et le contraindre de composer du vent dont il souffloit les carottes (96) des soupirs à Lays. Sans doute elle en usa de la sorte pour l’appréhension qu’elle eût que les honnêtes gens ne manquassent au Monde. Concluons de là que votre père étoit obligé en conscience de vous lâcher à la lumière, et quand il penseroit vous avoir beaucoup obligé de vous faire en se chatouillant, il ne vous a donné au fond que ce qu’un taureau banal donne aux vaches tous les jours dix fois pour se réjouir.

— Vous avez tort, interrompit alors mon Démon, de vouloir régenter la sagesse de Dieu. Il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce plaisir, mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les difficultés que nous trouverions à combattre cette passion notes fît mériter la gloire qu’il nous prépare ? Mais que savez-vous si ce n’a point été pour aiguiser l’appétit par la défense ? Mais que savez-vous s’il ne prévoyoit point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de la chair, le coït trop fréquent énerveroit leur semence et marqueroit la fin du Monde aux arrière-neveux du premier homme ? Mais que savez-vous s’il ne voulut point empêcher que la fertilité de la terre ne manquai aux besoins de tant d’affamés ? Enfin que savez-vous s’il ne l’a point voulu faire contre toute apparence de raison afin de récompenser justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se seront fiés en sa parole ? »

Cette réponse ne satisfit pas à ce que je crois le petit hôte, car il en hocha trois ou quatre fois la tête ; mais notre commun Précepteur se tut parce que le repas étoit en impatience de s’envoler.

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis ; et un jeune serviteur ayant pris le plus vieil de nos Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée, d’où mon Démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu’il auroit mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause : « Il ne goûte point, me dit-il, d’odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur. — Je ne m’ébahis pas tant, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre Monde les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n’oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. — Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d’apparence en son opinion.

« Car dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas autant créature de Dieu que vous ? N’avez-vous également tous deux pour père et mère Dieu et sa privation ? Dieu n’a-t-il pas eu, de toute éternité, son intellect occupé de sa naissance aussi bien que de la vôtre ? encore, semble-t-il, qu’il ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’il a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui peut selon son plaisir l’engendrer ou ne l’engendrer pas : rigueur dont dépendant il n’a pas voulu traiter avec le chou ; car au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme s’il eût appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, il les contraint, bon gré, mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent que selon leurs caprices, et qui en leur vie n’en peuvent engendrer au plus qu’une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire quatre cent mille par tête. De dire que Dieu a pourtant plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire : étant incapable de passion, il ne sauroit ni haïr ni aimer personne ; et, s’il étoit susceptible d’amour, il auroit plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne sauroit l’offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qu’il lui doit faire et qui voudroit le détruire s’il le pouvoit. Ajoutez à cela que l’homme ne sauroit naître sans crime, étant une partie du premier criminel (97) ; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa pas son Créateur au Paradis terrestre. Si on dit que nous sommes faits à l’image du Souverain Être, et non pas le chou ? Quand il seroit vrai, nous avons en souillant notre âme par où nous lui ressemblons effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, par le front et par les oreilles, que le chou par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon, et par sa tête. Ne croyez-vous pas en vérité si cette pauvre plante pouvoit parler quand on la coupe, qu’elle ne dit : « Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort ? Je ne croîs que dans les jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrois en sûreté ; je dédaigne d’être l’ouvrage d’autres mains que les tiennes, mais à peine suis-je semé dans ton jardin, que pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfans en graine, et pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête ! » Voilà le discours que tiendroit ce chou s’il pouvoit s’exprimer. Hé quoi ! à cause qu’il ne sauroit se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne sauroit empêcher ? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre ? Au contraire sa foiblesse aggraveroit ma cruauté ; car combien que cette misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort. Quoi ! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de végéter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez l’Âme d’un chou en le faisant mourir : mais en tuant un homme vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : Puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n’est-il pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes, qu’il est très-juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous naquîmes les premiers ; mais dans la famille de Dieu, il n’y a point de droit d’aînesse : si donc les choux n’eurent point de part avec nous du fief de l’immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui par sa grandeur récompensât sa brièveté : c’est peut-être un intellect universel, une connoissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes ; et c’est aussi peut-être pour cela que ce sage Moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont, pour tout effet, qu’un simple raisonnement foible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts, et plus nombreux, qui servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées ? Mais, dites-moi, que vous ont jamais enseigné les Anges non plus qu’eux ? Comme il n’y a point de proportion, de rapport ni d’harmonie entre les facultés imbéciles de l’homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auroient beau s’efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces.

« Moïse, le plus grand de tous les Philosophes, et qui puisoit la connoissance de la Nature dans la source de la Nature même, signifioit cette vérité, lorsqu’il parloit de l’Arbre de Science, et il vouloit sans doute nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement à nous la Philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, ô de tous les animaux le plus superbe ! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme vous ; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer ; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites, et par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel d’entre eux à votre imitation ne dise pas le soir en s’enfermant : « Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très-humble serviteur, Chou Cabus. »

Il en étoit là de son discours, quand ce jeune garçon qui avoit emmené notre Philosophe le ramena. « Hé ! quoi, déjà dîné ? » lui cria mon Démon. Il répondit que oui, à l’issue (98) près, d’autant que le Physionome lui avoit permis de tâter de la nôtre. Le jeune hôte n’attendit pas que je lui demandasse l’explication de ce mystère : « Je vois bien, dit-il, que cette façon de vivre vous étonne. Sachez donc, quoiqu’en votre Monde on gouverne la santé plus négligemment, que le régime de celui-ci n’est pas à mépriser.

« Dans toutes les maisons il y a un Physionome, entretenu du public, qui est à peu près ce qu’on appelleroit chez vous un médecin (99), hormis qu’il n’y gouverne que les sains, et qu’il ne juge des diverses façons dont il nous faut traiter que par la proportion, figure et symétrie de nos membres, par les linéamens du visage, le coloris de la chair, la délicatesse du cuir, l’agilité de la masse, le son de la voix, la teinture, la force et la dureté du poil. N’avez-vous pas tantôt pris garde à un homme de taille assez courte qui vous a considéré ? C’étoit le Physionome de céans. Assurez-vous que selon qu’il a reconnu votre complexion, il a diversifié l’exhalaison de votre dîner. Regardez combien le matelas où l’on vous a fait coucher est éloigné de nos lits ; sans doute qu’il vous a jugé d’un tempérament bien éloigné du nôtre, puisqu’il a craint que l’odeur qui s’évapore de ces petits robinets sous notre nez ne s’épandît jusqu’à vous, ou que la vôtre ne fumât jusques à nous. Vous le verrez ce soir qui choisira les fleurs pour votre lit avec la même circonspection. » Pendant tout ce discours je faisois signe à mon hôte qu’il tâchât d’obliger les Philosophes à tomber sur quelque chapitre de la science qu’ils professoient ; il m’étoit trop ami pour n’en pas faire naître aussitôt l’occasion ; c’est pourquoi je ne vous dirai point ni les discours ni les prières qui firent l’ambassade de ce traité, aussi bien la nuance du ridicule au sérieux fut trop imperceptible pour pouvoir être imitée. Tant y a, lecteur, que le dernier venu de ces Docteurs, après plusieurs autres choses, continua ainsi :

« Il me reste à prouver qu’il y a des Mondes infinis dans un Monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; que les étoiles qui sont des Mondes sont dans ce grand animal comme d’autres grands animaux qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc., et que nous, à notre tour, sommes aussi des Mondes à l’égard de certains animaux encore plus petits sans comparaison que nous, comme sont certains vers, des poux, des cirons ; que ceux-ci sont la Terre d’autres plus imperceptibles ; qu’ainsi de même que nous paroissons chacun en particulier un grand Monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et se laissant aveuglement conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes, et produisent tous ensemble cette action que nous appelons la Vie (100). Car dites-moi, je vous prie, est-il malaisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un Monde, et que quand quelqu’un d’eux voyage depuis l’une de vos oreilles jusqu’à l’autre, ses compagnons disent qu’il a voyagé aux deux bouts de la Terre, ou qu’il a couru de l’un à l’autre Pôle ? Oui, sans doute, ce petit peuple prend votre poil pour les forêts de son pays, les pores pleins de pituite pour des fontaines, les bubes pour des lacs et des étangs, les apostumes pour des mers, les défluxions pour des déluges ; et quand vous vous peignez en devant et en arrière, ils prennent cette agitation pour le flux et le reflux de l’Océan. La démangeaison ne prouve-t-elle pas mon dire ? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour s’établir tyran de son pays ? Si vous me demandez d’où vient qu’ils sont plus grands que ces autres imperceptibles, je vous demande pourquoi les éléphans sont plus grands que nous, et les Hibernois[12] que les Espagnols ? Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la cause, il faut qu’elles arrivent, ou par la corruption des charognes de leurs ennemis que ces petits géans ont massacrés, ou que la peste produite par la nécessité des alimens dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres, ou que ce tyran après avoir tout autour de soi chassé ses compagnons qui de leurs corps bouchoient les pores du nôtre, ait donné passage à la pituite, laquelle étant extravasée hors la sphère de la circulation de notre sang, s’est corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en produit tant d’autres ? Ce n’est pas chose malaisée à concevoir ; car de même qu’une révolte en produit une autre, ainsi ces petits peuples poussés du mauvais exemple de leurs compagnons séditieux, aspirent chacun au commandement, allumant partout la guerre, le massacre et la faim. Mais me direz-vous, certaines personnes sont bien moins sujettes à la démangeaison que d’autres. Cependant chacun est rempli également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, dites-vous, qui font la vie. Il est vrai ; aussi remarquons-nous que les flegmatiques sont moins en proie à la gratelle que les bilieux, à cause que le peuple sympathisant au climat qu’il habite est plus lent en un corps froid, qu’un autre échauffé par la température de sa région, qui pétille, se remue, et ne sauroit demeurer en une place. Ainsi le bilieux est bien plus délicat que le flegmatique parce qu’étant animé en bien plus de parties, et l’âme étant l’action de ces petites bêtes, il est capable de sentir en tous les endroits où ce bétail se remue ; là où le phlegmatique n’étant pas assez chaud pour faire agir qu’en peu d’endroits cette remuante populace, il n’est sensible qu’en peu d’endroits. Et pour prouver encore cette cironalité universelle, vous n’avez qu’à considérer quand vous êtes blessé comment le sang accourt à la plaie. Vos docteurs disent qu’il est guidé par la prévoyante Nature qui veut secourir les parties débilitées : mais voilà de belles chimères, donc outre l’Âme et l’Esprit il y auroit encore en nous une troisième substance intellectuelle qui auroit ses fonctions et ses organes à part. C’est pourquoi je trouve bien plus probable de dire que ces petits animaux se sentant attaqués envoient chez leurs voisins demander du secours, et qu’étant arrivés de tous côtés, et le pays se trouvant incapable de tant de gens, ils meurent ou de faim, ou étouffent dans la presse. Cette mortalité arrive quand l’apostume est mûre ; car pour témoigner qu’alors ces animaux sont étouffés, c’est que la chair pourrie devient insensible ; que si bien souvent la saignée qu’on ordonne pour divertir (101) la fluxion, profite, c’est à cause que s’en étant perdu beaucoup par l’ouverture que ces petits animaux tâchoient de boucher, ils refusent d’assister leurs alliés, n’ayant que médiocrement la puissance de se défendre chacun chez soi (102). »

Il acheva ainsi, quand le second Philosophe s’aperçut que nos yeux assemblés sur les siens l’exhortoient de parler à son tour :

« Hommes, dit-il, vous voyant curieux d’apprendre à ce petit animal, notre semblable, quelque chose de la science que nous professons, je dicte maintenant un Traité que je serois bien aise de lui produire, à cause des lumières qu’il donne à l’intelligence de notre Physique, c’est l’explication de l’origine éternelle du Monde. Mais comme je suis empressé de faire travailler à mes soufflets, car demain sans remise la Ville part, vous pardonnerez au temps, avec promesse toutefois qu’aussitôt qu’elle sera arrivée où elle doit aller, je vous satisferai. »

À ces mots le fils de l’Hôte appela son père pour savoir quelle heure il étoit ; mais ayant répondu qu’il étoit huit heures sonnées, il lui demanda tout en colère pourquoi il ne les avoit pas avertis à sept comme il le lui avoit commandé, qu’il savoit bien que les maisons partoient le lendemain, et que les murailles de la ville l’étoient déjà. « Mon fils, répliqua le bonhomme, on a publié depuis que vous êtes à table une défense expresse de partir avant après-demain. — N’importe, repartit le jeune homme, vous devez obéir aveuglement, ne point pénétrer dans mes ordres, et vous souvenir seulement de ce que je vous ai commandé. Vite, allez quérir votre effigie. » Lorsqu’elle fut apportée, il la saisit par le bras, et la fouetta un gros quart d’heure. « Or sus ! vaurien, continua-t-il, en punition de votre désobéissance, je veux que vous serviez aujourd’hui de risée à tout le monde, et pour cet effet je vous commande de ne marcher que sur deux pieds le reste de la journée. »

Le pauvre vieillard sortit fort éploré et son fils continua : Messieurs, je vous prie d’excuser les friponneries de cet emporté ; j’en espérois faire quelque chose de bon, mais il a abusé de mon amitié. Pour moi, je pense que ce coquin-là me fera mourir ; en vérité, il m’a déjà mis plus de dix fois sur le point de lui donner ma malédiction. »

J’avois bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres, à m’empêcher de rire de ce Monde renversé, et cela fut cause que pour rompre cette burlesque pédagogie qui m’auroit sans doute fait éclater, je le suppliai de me dire ce qu’il entendoit par ce voyage de la Ville, dont tantôt il avoit parlé, et si les maisons et les murailles cheminoient (103). Il me répondit : « Entre nos Villes, cher étranger, il y en a de mobiles et de sédentaires ; les mobiles, comme par exemple celle où nous sommes maintenant, sont faites comme je vais vous dire. L’architecte construit chaque Palais, ainsi que vous voyez, d’un bois fort léger ; il pratique dessous quatre roues ; dans l’épaisseur de l’un des murs, il place dix gros soufflets dont les tuyaux passent d’une ligne horizontale à travers le dernier étage de l’un à l’autre pignon, en sorte que quand on veut traîner les Villes autre part (car on les change d’air à toutes les saisons), chacun déplie sur l’un des côtés de son logis quantité de larges voiles au-devant des soufflets ; puis ayant bandé un ressort pour les faire jouer, leurs maisons en moins de huit jours, avec les bouffées continuelles que vomissent ces monstres à vent, sont emportées si on veut à plus de cent lieues. Quant à celles que nous appelons sédentaires, les logis en sont presque semblables à vos tours, hormis qu’ils sont de bois, et qu’ils sont percés au centre d’une grosse et forte vis, qui règne de la cave jusques au toit, pour les pouvoir hausser et baisser à discrétion. Or la terre est creusée aussi profond que l’édifice est élevé, et le tout est construit de cette sorte, afin qu’aussitôt que les gelées commencent à morfondre le Ciel, ils puissent descendre leurs maisons en terre, où ils se tiennent à l’abri des intempéries de l’air. Mais sitôt que les douces haleines du printemps viennent à le radoucir, ils remontent au jour par le moyen de leur grosse vis dont je vous ai parlé. Je le priai, puisqu’il avoit déjà eu tant de bonté pour moi, et que la Ville ne partoit que le lendemain, de me dire quelque chose de cette origine éternelle du Monde, dont il m’avoit parlé quelque temps auparavant : « Et je vous promets, lui dis-je, qu’en récompense sitôt que je serai de retour dans la Lune, dont mon gouverneur (je lui montrai mon Démon) vous témoignera que je suis venu, j’y sèmerai votre gloire, en y racontant les belles choses que vous m’aurez dites. Je vois bien que vous riez de cette promesse, parce que vous ne croyez pas que la Lune dont je vous parle soit un Monde, et que j’en sois un habitant ; mais je vous puis assurer aussi que les peuples de ce Monde-là qui ne prennent celui-ci que pour une Lune, se moqueront de moi, quand je dirai que votre Lune est un Monde, et qu’il y a des campagnes avec des habitans ». Il ne me répondit que par un souris, et parla ainsi :

« Puisque nous sommes contraints quand nous voulons recourir à l’origine de ce grand Tout, d’encourir trois ou quatre absurdités, il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait le moins broncher. Je dis donc que le premier obstacle qui nous arrête, c’est l’éternité du Monde ; et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour la concevoir, et ne pouvant non plus s’imaginer que ce grand univers, si beau, si bien réglé, pût s’être fait soi-même, ils ont eu recours à la création ; mais semblable à celui qui s’enfonceroit dans la rivière de peur d’être mouillé de la pluie, ils se sauvent, des bras d’un nain, à la miséricorde d’un géant ; encore ne s’en sauvent-ils pas ; car cette éternité, qu’ils ôtent au Monde pour ne l’avoir pu comprendre, ils la donnent à Dieu, comme s’il avoit besoin de ce présent, et comme s’il étoit plus aisé de l’imaginer dans l’un que dans l’autre (104). Cette absurdité donc, ou ce géant duquel j’ai parlé est la Création, car dites-moi, en vérité, a-t-on jamais conçu comment de rien il se peut faire quelque chose ? Hélas, entre rien et un atome seulement, il y a des proportions tellement infinies, que la cervelle la plus aiguë n’y sauroit pénétrer ; il faudra pour échapper à ce labyrinthe inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu, et alors il ne sera plus besoin d’admettre un Dieu, puisque le Monde auroit pu être sans lui (105). Mais me direz-vous, quand je vous accorderois la matière éternelle, comment ce chaos s’est-il arrangé de soi-même ? Ha ! je vous le vais expliquer (106).

« Il faut, ô mon petit animal ! après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’Univers infini n’est composé d’autre chose que de ces atomes infinis, très-solides, très-incorruptibles et très-simples, dont les uns sont cubiques, les autres parallélogrammes, d’autres angulaires, d’autres ronds, d’autres pointus, d’autres pyramidaux, d’autres hexagones, d’autres ovales, qui tous agissent diversement chacun selon sa figure. Et qu’ainsi ne soit, posez une boule d’ivoire ronde sur un lieu fort uni : à la moindre impression que vous lui donnerez, elle sera un demi-quart d’heure sans s’arrêter. Or j’ajoute que si elle étoit aussi parfaitement ronde que le sont quelques-uns de ces atomes dont je parle, et la surface où elle seroit posée parfaitement unie, elle ne s’arrêteroit jamais. Si donc l’art est capable d’incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne croirons-nous pas que la Nature le puisse faire ? Il en est de même des autres figures, desquelles l’une comme carrée demande le repos perpétuel, d’autres un mouvement de côté, d’autres un demi-mouvement comme de trépidation ; et la ronde dont l’être est de se remuer, venant à se joindre à la pyramidale, fait peut-être ce que nous appelons « feu », parce que non seulement le feu s’agite saùs se reposer, mais perce et pénètre facilement. Le feu a outre cela des effets différens selon l’ouverture et la qualité des angles, où la figure ronde se joint, comme par exemple le feu du poivre est autre chose que le feu du sucre, le feu du sucre que celui de la cannelle, celui de la cannelle que celui du clou de girofle, et celui-ci que le feu du fagot. Or le feu, qui est le constructeur et destructeur des parties et du Tout de l’Univers (107), a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures nécessaires à composer ce chêne. Mais me direz-vous, comment le hasard peut-il avoir ramassé en un lieu toutes les choses nécessaires à produire ce chêne ? Je vous réponds que ce n’est pas merveille que la matière ainsi disposée ait formé un chêne, mais que la merveille eût été plus grande, si, la matière ainsi disposée, le chêne n’eût pas été produit ; un peu moins de certaines figures, c’eût été un orme, un peuplier, un saule ; un peu moins de certaines figures, c’eût été la plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant jeté trois dés sur une table, il arrive rafle de deux ou bien de trois, quatre et cinq, ou bien deux six et un, direz-vous : « Ô le grand miracle ! À chaque dé il « est arrivé le même point (108), tant d’autres points pouvant arriver ! Ô le grand miracle ! il est arrivé trois points qui se suivent. Ô le grand miracle ! il est arrivé justement deux six, et le dessous de l’autre six ! » Je suis assuré qu’étant homme d’esprit, vous ne ferez jamais ces exclamations ; car puisqu’il n’y a sur les dés qu’une certaine quantité de nombres, il est impossible qu’il n’en arrive quelqu’un. Et, après cela, vous vous étonnez comment cette matière, brouillée pêle-mêle au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu’il y avoit tant de choses nécessaires à la construction de son être. Vous ne savez donc pas qu’un million de fois cette matière, s’acheminant au dessein d’un homme, s’est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, et tout cela à cause du plus ou du moins de certaines figures qu’il falloit, ou qu’il ne falloit pas, à désigner (109) un homme (110) ? Si bien que ce n’est pas merveille qu’entre une infinité de matières qui changent et se remuent incessamment, elles aient rencontré à faire le peu d’animaux, de végétaux, de minéraux que nous voyons ; non plus que ce n’est pas merveille qu’en cent coups de dés il arrive une rafle ; aussi bien est-il impossible que de ce remuement il ne se fasse quelque chose, et cette chose sera toujours admirée d’un étourdi qui ne saura pas combien peu s’en est fallu qu’elle n’ait pas été faite. Quand la grande rivière de fait moudre un moulin, conduit les ressorts d’une horloge (111), et que le petit ruisseau de ne fait que couler et se dérober quelquefois, vous ne direz pas que cette rivière a bien de l’esprit, parce que vous savez qu’elle a rencontré les choses disposées à faire tous ces beaux chefs-d’œuvre ; car si son moulin ne se fût pas trouvé dans son cours, elle n’auroit pas pulvérisé le froment ; si elle n’eût point rencontré l’horloge, elle n’auroit pas marqué les heures ; et si le petit ruisseau dont j’ai parlé avoit eu la même rencontre, il auroit fait les mêmes miracles. Il en va tout ainsi de ce feu qui se meut de soi-même, car ayant trouvé les organes propres à l’agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné ; quand il en a trouvé de propres seulement à sentir, il a senti ; quand il en a trouvé de propres à végéter, il a végété : et qu’ainsi ne soit, qu’on crève les yeux de cet homme que le feu de cette âme fait voir, il cessera de voir de même que notre grande horloge cessera de marquer les heures, si l’on en brise le mouvement.

« Enfin ces premiers et indivisibles atomes font un cercle sur qui roulent sans difficulté les difficultés les plus embarrassantes de la Physique ; il n’est pas jusques à l’opération des sens que personne n’a pu encore bien concevoir, que je n’explique fort aisément par les petits corps (112). Commençons par la vue ; elle mérite, comme la plus incompréhensible, notre premier début.

« Elle se fait donc, à ce que je m’imagine, quand les tuniques de l’œil, dont les pertuis (113) sont semblables à peux du verre, transmettent cette poussière de feu, qu’on appelle rayons visuels et qu’elle est arrêtée par quelque matière opaquée qui la fait rejaillir chez soi ; car alors rencontrant en chemin l’image de l’objet qui l’a repoussée, et cette image n’étant qu’un nombre infini de petits corps qui s’exhalent continuellement, en égale superficie du sujet regardé, elle la pousse jusques à notre œil (114). Vous ne manquerez pas de m’objecter que le verre est un corps opaque, et fort serré, et que cependant au lieu de rechasser ces autres petits corps, il s’en laisse pénétrer. Mais je vous réponds que ces pores du verre sont taillés de même figure que ces atomes de feu qui le traversent, et que comme un crible à froment n’est pas propre à cribler l’avoine, ni un crible à avoine à cribler du froment, ainsi une boîte de sapin, quoique mince, et qu’elle laisse pénétrer les sons, n’est pas pénétrable à la vue ; et une pièce de cristal, quoique transparente, qui se laisse percer à la vue, n’est pas pénétrable au toucher. » Je ne pus là m’empêcher de l’interrompre. « Un grand Poète et Philosophe de notre Monde (115) lui dis-je, a parlé après Épicure, et lui, après Démocrite, de ces petits corps presque comme vous ; c’est pourquoi vous ne me surprenez point par ce discours ; et je vous prie en le continuant, de me dire comment par ces principes vous expliqueriez la façon de vous peindre dans un miroir ? — Il est fort aisé, me répliqua-t-il ; car figurez-vous que ces feux de votre œil ayant traversé la glace, et rencontrant derrière un corps non diaphane qui les rejette, ils repassent par où ils étoient venus ; et trouvant ces petits corps cheminant en superficies égales sur le miroir, ils les rappellent à nos yeux ; et notre imagination plus chaude que les autres facultés de notre âme en attire le plus subtil, dont elle fait chez soi un portrait en raccourci (116)

« L’opération de l’ouïe n’est pas plus malaisée à concevoir, et pour être plus succinct, considérons-la seulement dans l’harmonie d’un luth touché par les mains d’un maître de l’art. Vous me demanderez comme il se peut faire que j’aperçoive si loin de moi une chose que je ne vois point ? Est-ce qu’il sort de mes oreilles une éponge qui boit cette musique pour me la rapporter ? ou ce joueur engendre-t-il dans ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me chanter comme un écho les mêmes airs ? Non ; mais ce miracle procède de ce que la corde tirée venant à frapper des petits corps dont l’air est composé, elle le chasse dans mon cerveau, le perçant doucement avec ces petits riens corporels ; et selon que la corde est bandée, le son est haut, à cause qu’elle pousse les atomes plus vigoureusement ; et l’organe ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son tableau (117) ; si trop peu, il arrive que notre mémoire n’ayant pas encore achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, afin que des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures d’une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de cette sarabande. Mais cette opération n’a rien de si merveilleux que les autres, par lesquelles à l’aide du même organe nous sommes émus tantôt à la joie, tantôt à la colère. Et cela se fait lorsque dans ce mouvement ces petits corps en rencontrent d’autres en nous remués de même façon, ou que leur propre figure rend susceptibles du même ébranlement ; car alors les nouveaux venus excitent leurs hôtes à se remuer comme eux ; et de cette façon lorsqu’un air violent rencontre le feu de notre sang, il le fait incliner au même branle, et il l’anime à se pousser dehors : c’est ce que nous appelons « ardeur de courage ». Si le son est plus doux, et qu’il n’ait la force de soulever qu’une moindre flamme plus ébranlée, en la promenant le long des nerfs, des membranes et des pertuis de notre chair, elle excite ce chatouillement qu’on appelle « joie ». Il en arrive ainsi de l’ébullition des autres passions, selon que ces petits corps sont jetés plus ou moins violemment sur nous, selon le mouvement qu’ils reçoivent par le rencontre d’autres branles, et selon qu’ils trouvent à remuer chez nous ; c’est quant à l’ouïe,

« La démonstration du toucher n’est pas maintenant plus difficile, en concevant que de toute matière palpable il se fait une émission perpétuelle de petits corps (118), et qu’à mesure que nous la touchons, il s’en évapore davantage, parce que nous les épreignons du sujet même, comme l’eau d’une éponge quand nous la pressons. Les durs viennent faire à l’organe le rapport de leur solidité ; les souples de leur mollesse ; les raboteux, etc. Et qu’ainsi ne soit, nous ne sommes plus si fins à discerner par l’attouchement avec des mains usées de travail, à cause de l’épaisseur du cal, qui pour n’être ni poreux, ni animé, ne transmet que fort malaisément ces fumées de la matière. Quelqu’un désirera d’apprendre où l’organe de toucher tient son siège ? Pour moi je pense qu’il est répandu dans toutes les superficies de la masse, vu qu’il sent dans toutes ses parties. Je m’imagine toutefois que plus nous tâtons par un membre proche de la tête, et plus vite nous distinguons ; ce qui se peut expérimenter quand les yeux clos nous patinons (119) quelque chose, car nous la devinons plus facilement ; et si au contraire nous la tâtions du pied, nous aurions plus de peine à la connoître. Cela provient de ce que notre peau étant partout criblée de petits trous, nos nerfs dont la matière n’est pas plus serrée, perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes par les menus pertuis de leur contexture, avant que d’être arrivés jusques au cerveau, qui est le terme de leur voyage. Il me reste à parler de l’odorat et du goût.

« Dites-moi, lorsque je goûte un fruit, n’est-ce pas à cause de la chaleur de ma bouche qu’il fond ? Avouez-moi donc que y ayant dans une poire des sels, et que la dissolution les partageant en petits corps d’autre figure que ceux qui composent la saveur d’une pomme, il faut qu’ils percent notre palais d’une manière bien différente : tout ainsi que l’escarre enfoncé par le fer d’une pique qui me traverse, n’est pas semblable à ce que me fait souffrir en sursaut la balle d’un pistolet, et de même que la balle de ce pistolet m’imprime une autre douleur que celle d’un carreau (120) d’acier.

« De l’odorat je n’ai rien à dire, puisque les Philosophes mêmes confessent qu’il se fait par une émission continuelle de petits corps.

« Je m’en vais sur ce principe vous expliquer la création, l’harmonie et l’influence des globes célestes avec l’immuable variété des météores. »

Il alloit continuer ; mais le vieil Hôte entra là-dessus, qui fît songer notre Philosophe à la retraite. Il apportoit des cristaux pleins de vers luisans pour éclairer la salle ; mais comme ces petits feux-insectes (121) perdent beaucoup de leur éclat quand ils ne sont pas nouvellement amassés, ceux-ci, vieux de dix jours, n’éclairoient presque point. Mon Démon n’attendit pas que la compagnie en fût incommodée ; il monta dans son cabinet, et en redescendit aussitôt avec deux boules de feu si brillantes, que chacun s’étonna comme il ne se brûloit point les doigts. « Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos pelotons de vers. Ce sont des rayons du Soleil que j’ai purgés de leur chaleur (122), autrement les qualités corrosives de son feu auroient blessé votre vue en l’éblouissant, j’en ai fixé la lumière, et l’ai renfermée dans ces boules transparentes que je tiens. Cela ne vous doit pas fournir un grand sujet d’admiration, car il ne m’est pas plus difficile à moi qui suis né dans le Soleil, de condenser ses rayons qui sont la poussière de ce Monde-là, qu’à vous d’amasser de la poussière ou des atomes qui sont de la terre pulvérisée de celui-ci. Là-dessus notre Hôte envoya un Valet conduire les Philosophes, parce qu’il étoit nuit, avec une douzaine de globes à vers pendus à ses quatre pieds. Pour nous autres (savoir : mon Précepteur et moi), nous nous couchâmes par l’ordre du Physionome. Il me mit cette fois-là dans une chambre de violettes et de lis, m’envoya chatouiller à l’ordinaire, et le lendemain sur les neuf heures je vis entrer mon Démon, qui me dit qu’il venoit du Palais où , l’une des Demoiselles de la Reine, l’avoit prié de l’aller trouver, et qu’elle s’étoit enquise de moi, témoignant qu’elle persistoit toujours dans le dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que de bon cœur elle me suivroit, si je la voulois mener avec moi dans l’autre Monde. « Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu que le motif principal de son voyage étoit de se faire Chrétienne. Ainsi je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, et d’inventer pour cet effet une machine capable de tenir trois ou quatre personnes, dans laquelle vous y pourrez monter ensemble dès aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette entreprise : c’est pourquoi afin de vous divertir cependant que je ne serai point avec vous, voici un Livre que je vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal ; il est intitulé : les États et Empires du Soleil, avec une Addition de l’Histoire de l’Étincelle. Je vous donne encore celui-ci que j’estime beaucoup davantage ; c’est le Grand Œuvre des Philosophes, qu’un des plus forts esprits du Soleil a composé (123). Il prouve là-dedans que toutes choses sont vraies, et déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire, comme par exemple que le blanc est noir et que le noir est blanc ; qu’on peut être et n’être pas en même temps ; qu’il peut y avoir une montagne sans vallée ; que le néant est quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point-Mais remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre Hôte : son esprit a beaucoup de charmes ; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous ordonneroit de rompre compagnie lorsqu’il voudroit philosopher sur ces matières, mais comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu’il prendroit cette fuite pour une défaite, et il se figureroit que notre croyance seroit sans raison, si vous refusiez d’entendre les siennes. Songez à librement vivre. » Il me quitta en achevant ce mot car c’est l’adieu, dont en ce pays-là, on prend congé de quelqu’un, comme le « bonjour » ou le « Monsieur votre Serviteur » s’exprime par ce compliment : « Aime-moi, Sage, puisque je t’aime » . Mais il fut à peine sorti, que je mis à considérer attentivement mes Livres, et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me sembloient admirables pour leurs richesses ; l’une étoit taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissoit qu’une monstrueuse perle fendue en deux. Mon Démon avoit traduit ces Livres en langage de ce monde-là ; mais parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

À l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un Livre à la vérité, mais c’est un Livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un Livre où pour apprendre les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différens qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage (124).

Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention défaire des Livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédoient plus de connoissance à seize et dix-huit ans que les barbes grises du nôtre ; car sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces Livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un Livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands Hommes et morts et vivans qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupa plus d’une heure ; enfin me les estans attachés en forme de pendans d’oreille, je sortis pour me promener, mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue que je rencontrai une troupe assez nombreuse de personnes tristes.

Quatre d’entre eux portoient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je m’informai d’un regardant ce que vouloit dire ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon Pays ; il me répondit que ce méchant et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avoit été convaincu d’envie et d’ingratitude (125), étoit décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avoit condamné il y avoit plus de vingt ans à mourir de mort naturelle et dans son lit, et puis d’être enterré après sa mort. Je me pris à rire de cette réponse ; et lui m’interrogeant pourquoi : « Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre Monde, comme la longue vie, une mort paisible, une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire. — Quoi ! vous prenez la sépulture pour une marque de bénédiction ! me repartit cet homme. Et par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues ; enfin la peste revêtue du corps d’un homme (126) ? Bon Dieu ! la seule imagination d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche une pique (127) de terre me donne de la peine à respirer ! Ce misérable que vous voyez porter, outre l’infamie d’être jeté dans une fosse, a été condamné d’être assisté dans son convoi de cent cinquante de ses amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un ingrat, de paroître à ses funérailles avec un visage triste ; et sans que les Juges en ont eu pitié, imputant en partie ses crimes à son peu d’esprit, ils auroient ordonné d’y pleurer (128). Hormis les criminels, on brûle ici tout le monde (129) : aussi est-ce une coutume très décente et très raisonnable, car nous croyons que le feu ayant séparé le pur d’avec l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui faisoit l’âme, et lui donne la force de s’élever toujours, et montant jusques à quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent, et que cette flamme radicale, s’étant encore rectifiée par la subtilité des éléments de ce Monde-là, elle vient à composer un des bourgeois de ce pays enflammé.

« Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un de nos Philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et la glace de ses ans engourdir les mouvemens de son âme, il assemble ses amis par un banquet somptueux ; puis ayant exposé les motifs qui le font résoudre à prendre congé de la Nature, et le peu d’espérance qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait ou grâce, c’est-à-dire on lui ordonne la mort, ou on lui fait un sévère commandement de vivre. Quand donc à pluralité de voix on lui a mis son souffle entre les mains (130), il avertit ses plus chers et du jour et du lieu : ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant vingt-quatre heures ; puis arrivés qu’ils sont au logis du Sage, et sacrifié qu’ils ont au Soleil, ils entrent dans la chambre où le généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le veut embrasser ; et quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et joignant sa bouche sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant qu’il ne le sente expirer ; et lors il retire le fer de son sein, et fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin toute la compagnie ; et quatre ou cinq heures après on introduit à chacun une fille de seize ou dix-sept ans et, pendant trois ou quatre jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort qu’on leur fait manger toute crue, afin que si de cent embrassemens il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c’est leur ami qui revit. »

J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisoit, que ces façons de faire avoient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque peuple de notre Monde ; et continuai ma promenade, qui fut si longue que, quand je revins, il y avoit deux heures que le dîner étoit prêt. On me demanda pourquoi j’étois arrivé si tard : « Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier qui s’en plaignoit ; j’ai demandé plusieurs fois parmi les rues quelle heure il étoit, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les dents, et tournant le visage de travers.

— Quoi ! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils vous montroient l’heure ? — Par ma foi, repartis-je, ils avoient beau exposer leur grand nez au Soleil, avant que je l’apprisse. — C’est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer d’horloge ; car de leurs dents ils font un cadran si juste, qu’alors qu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les lèvres ; et l’ombre de ce nez qui vient tomber dessus leurs dents, marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine (131). Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au Prieur du Séminaire ; et justement au bout de l’an les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comme il se peut faire que nous chez qui la virginité est un crime, établissions des continences par force ? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des Camus on bâtit les Eunuques, parce que la République aime mieux ne point avoir d’enfans, que d’en avoir qui leur fussent semblables. » Il parloit encore, lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis aussitôt, et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques du plus grand respect qu’on puisse en ce pays-là témoigner à quelqu’un. « Le Royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre Monde, vous en avertissiez les magistrats, à cause qu’un Mathématicien vient tout à l’heure de promettre au Conseil, que pourvu qu’étant de retour chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci. » À quoi je promis de ne pas manquer. « Hé ! je vous prie (dis-je à mon Hôte, quand l’autre fut parti), de me dire pourquoi cet envoyé portoit à la ceinture des parties honteuses de bronze ? » Ce que j’avois vu plusieurs fois pendant que j’étois en cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étois toujours environné de Filles de la Reine, que je craignois d’offenser si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse. De sorte qu’il me répondit : « Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées ; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous en mémoire de leur mère Nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme, et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier. » Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher de rire.

« Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en notre Monde la marque de noblesse est de porter une épée ». Mais l’Hôte sans s’émouvoir : « Ô mon petit homme ! s’écria-t-il, quoi ! les grands de votre Monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau et qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des foiblesses de la Nature ! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables ! Cependant vous appelez ce membre-là des parties honteuses (132), comme s’il y avoit quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! » Pendant tout ce discours nous ne laissions pas de dîner ; et sitôt que nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air.

Les occurrences et la beauté du lieu nous entretinrent quelque temps ; mais comme la plus noble envie dont je fusse alors chatouillé, c’étoit de convertir à notre religion une Âme si fort élevée au-dessus du vulgaire, je l’exhortai mille fois de ne pas embourber de matière ce beau génie dont le Ciel l’avoit pourvu, qu’il tirât de la presse des animaux cet esprit capable de la vision de Dieu ; enfin qu’il avisât sérieusement à voir unir quelque jour son immortalité au plaisir plutôt qu’à la peine.

« Quoi ! me répliqua-t-il en s’éclatant de rire, vous estimez votre Âme immortelle privativement à celle des bêtes ? Sans mentir, mon grand Ami, votre orgueil est bien insolent ! Et d’où argumentez-vous, je vous prie, cette immortalité au préjudice de celle des bêtes ! Seroit-ce à cause que nous sommes doués de raisonnement et non pas elles ? En premier lieu, je vous le nie, et je vous prouverai quand il vous plaira, qu’elles raisonnent comme nous. Mais encore qu’il fût vrai que la raison nous eût été distribuée en apanage et quelle fût un privilège réservé seulement à notre espèce, est-ce à dire pour cela qu’il faille que Dieu enrichisse l’homme de l’immortalité, parce qu’il lui a déjà prodigué la raison ? Je dois donc, à ce compte-là, donner aujourd’hui à ce pauvre une pistole parce que je lui donnai hier un écu ? Vous voyez bien vous-même la fausseté de cette conséquence, et qu’au contraire, si je suis juste, plutôt que de donner une pistole à celui-ci je dois donner un écu à l’autre, puisqu’il n’a rien touché de moi. Il faut conclure de là, ô mon cher compagnon, que Dieu, plus juste encore mille fois que nous, n’aura pas tout versé aux uns pour ne rien laisser aux autres. D’alléguer l’exemple des aînés de votre Monde, qui emportent dans leur partage quasi tous les biens de la maison, c’est une foiblesse des pères qui, voulant perpétuer leur nom, ont appréhendé qu’il ne se perdît ou ne s’égarât dans la pauvreté (133). Mais Dieu, qui n’est pas capable d’erreur, n’a eu garde d’en commettre une si grande, et puis, n’y ayant dans l’Éternité de Dieu ni avant, ni après, les cadets chez lui ne sont pas plus jeunes que les aînés. »

Je ne le cèle point que ce raisonnement m’ébranla.

« Vous me permettrez, lui dis-je, de briser sur cette matière, parce que je ne me sens pas assez fort pour vous répondre, je m’en vais quérir la solution de cette difficulté chez notre commun Précepteur. »

Je montai aussitôt, sans attendre qu’il me répliquât, en la chambre de cet habile Démon, et, tous préambules à part, je lui proposai ce qu’on venoit de m’objecter touchant l’immortalité de nos Âmes, et voici ce qu’il me répondit :

« Mon fils, ce jeune étourdi passionné de vous persuader qu’il n’est pas vraisemblable que l’Âme de l’homme soit immortelle parce que Dieu seroit injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’en avoir avantagé une espèce et d’avoir abandonné généralement toutes les autres au néant ou à l’infortune ; ces raisons, à la vérité, brillent un peu de loin. Et quoi que je pusse lui demander comme il sait que ce qui est juste à nous, soit aussi juste à Dieu ? comme il sait que Dieu se mesure à notre aulne ? comme il sait que nos loix et nos coutumes, qui n’ont été instituées que pour remédier à nos désordres, servent aussi pour tailler les morceaux de la toute-puissance de Dieu ? je passerai toutes ces choses, avec tout ce qu’ont si divinement répondu sur cette matière les Pères de votre Église, et je vous découvrirai un mystère qui n’a point encore été révélé.

« Vous savez, ô mon fils, que de la terre quand il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme, ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres en la Nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes (134), cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, et le mieux imaginé qui soit au Monde, parce que c’est le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique. Que ces métamorphoses arrivent, c’est ce qu’on ne peut nier sans être pédant, puisque nous voyons qu’un prunier par la chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait revivre cet animal sous une plus noble espèce (135). Ainsi ce grand Pontife que vous voyez la mitre sur la tête étoit peut-être il y a soixante ans, une touffe d’herbe dans mon jardin. Dieu donc, étant le Père commun de toutes ses créatures, quand il les aimeroit toutes également, n’est-il pas bien croyable qu’après que, par cette métempsycose plus raisonnée que la Pythagorique, tout ce qui sent, tout ce qui végète enfin, après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arrivera où font aboutir les Prophètes, les secrets de leur Philosophie. Je descendis très satisfait au jardin et je commençois à réciter à mon compagnon ce que notre maître m’avoit appris, quand le Physionome arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.

Le lendemain dès que je fus éveillé je m’en allai faire lever mon Antagoniste. « C’est un aussi grand miracle (lui dis-je en l’abordant) de trouver un fort esprit comme le vôtre enseveli dans le sommeil, que de voir du feu sans action. » Il souffrit de ce mauvais compliment. « Mais (s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour) ne déferez-vous jamais votre bouche aussi bien que votre raison de ces termes fabuleux de miracles ? Sachez que ces noms-là diffament le nom de Philosophe, et que comme le Sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges et d’événements contre Nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les foiblesses de leur entendement : »

Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le détromper. « Encore, lui répliquai-je, que vous ne croyiez pas aux miracles, il ne laisse pas de s’en faire, et beaucoup. J’en ai vu de mes yeux. J’ai connu plus de vingt malades guéris miraculeusement. — Vous le dites, interrompit-il, que ces gens-là ont été guéris par miracle, mais vous ne savez pas que la force de l’imagination (136) est capable de guérir toutes les maladies que vous attribuez au surnaturel, à cause d’un certain baume naturel répandu dans nos corps contenant toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui nous attaque : ce qui se fait quand notre imagination avertie par la douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu’elle apporte au venin. C’est là d’où vient qu’un habile médecin de notre Monde conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant qu’on estimera pourtant fort habile, qu’un fort habile qu’on estimera ignorant, parce qu’il se figure que notre imagination travaillant à notre santé, pourvu qu’elle soit aidée de remèdes, est capable de nous guérir ; mais que les plus puissans étoient trop foibles, quand l’imagination ne les appliquoit pas. Vous étonnez-vous que les premiers hommes de votre Monde vivoient tant de siècles sans avoir aucune connoissance de la médecine ? non, et qu’est-ce à votre avis qui en pouvoit être la cause, sinon leur nature encore dans sa force et ce baume universel qui n’est pas encore dissipé par les drogues dont vos Médecins vous consument ? n’ayant lors pour rentrer en convalescence qu’à le souhaiter fortement, et s’imaginer d’être guéris ? Aussi leur fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile vitale, en attiroit l’élixir, et appliquant l’actif au passif, ils se trouvoient presque dans un clin d’œil aussi sains qu’auparavant : ce qui malgré la dépravation de la Nature ne laisse pas de se faire encore aujourd’hui, quoiqu’un peu rarement à la vérité ; mais le populaire l’attribue à miracle. Pour moi je n’en crois rien du tout, et je me fonde sur ce qu’il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela n’est facile à faire ; car je leur demande : Le fiévreux, qui vient d’être guéri, a souhaité bien fort pendant sa maladie, comme il est vraisemblable, d’être guéri, et même il a fait des vœux pour cela ; de sorte qu’il falloit nécessairement qu’il mourût, ou qu’il demeurât dans son mal, ou qu’il guérît ; s’il fut mort, on eut dit que Dieu l’a voulu récompenser de ses peines ; on le fera peut être malicieusement équivoquer en disant que, selon la prière du malade, il l’a guéri de tous ses maux ; s’il fut demeuré dans son infirmité, on auroit dit qu’il n’avoit pas la foi ; mais parce qu’il est guéri, c’est un miracle tout visible. N’est-il pas bien plus vraisemblable que sa fantaisie excitée par les violens désirs de la santé, a fait son opération ? Car je veux qu’il soit réchappé. Pourquoi crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s’étoient vouées périr misérablement avec leurs vœux ?

— Mais à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce baume est véritable, c’est une marque de la raisonnabilité de notre âme, puisque sans se servir des instrumens de notre raison, sans s’appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même comme si, étant hors de nous, elle appliquoit l’actif au passif. Or si étant séparée de nous elle est raisonnable, il faut nécessairement qu’elle soit spirituelle ; et si vous la confessez spirituelle, je conclus qu’elle est immortelle, puisque la mort n’arrive dans l’animal que par le changement des formes dont la matière seule est capable. » Ce jeune homme alors s’étant mis en son séant sur son lit, et m’ayant fait asseoir, discourut à peu près de cette sorte : « Pour l’âme des bêtes qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est possible qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d’organes bien concertés ; mais je m’étonne bien fort que la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle, soit contrainte de sortir de chez nous par la même cause qui fait périr celle d’un bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps que, quand il auroit un coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison trouée ? Encore manqueroit-elle souvent à son contrat, car quelques-uns meurent d’une blessure dont les autres réchappent ; il faudroit que chaque Âme eut fait un marché particulier avec son corps. Sans mentir, elle qui a tant d’esprit, à ce qu’on nous fait accroire, est bien enragée de sortir d’un logis quand elle voit qu’au partir de là on lui va marquer son appartement en Enfer. Et si cette âme étoit spirituelle, et par soi-même si raisonnable, comme ils disent qu’elle fût aussi capable d’intelligence quand elle est séparée de notre masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles-nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauroient-ils s’imaginer ce que c’est que de voir ? Pourquoi les sourds n’entendent-ils point ? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas encore privés par le trépas de tous leurs sens ? Quoi ! je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j’en ai une gauche ? Ils allèguent, pour prouver qu’elle ne sauroit agir sans les sens, encore qu’elle soit spirituelle, l’exemple d’un Peintre qui ne sauroit faire un tableau s’il n’a des pinceaux. Oui, mais ce n’est pas à dire que le Peintre qui ne peut travailler sans pinceau, quand, avec ses pinceaux, il aura encore perdu ses couleurs, ses crayons, ses toiles, et ses coquilles, qu’alors il le pourra mieux faire. Bien au contraire ! Plus d’obstacles s’opposeront à son labeur, plus il lui sera impossible de peindre. Cependant ils veulent que cette âme qui ne peut agir qu’imparfaitement, à cause de la perte d’un de ses outils dans le cours de la vie, puisse alors travailler avec perfection, quand après notre mort elle les aura tous perdus. S’ils me viennent rechanter qu’elle n’a pas besoin de ces instrumens pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de ne voir goutte (137). » — Mais, lui dis-je, si notre Âme mouroit, comme je vois bien que vous voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne seroit donc qu’une chimère, car il faudroit que Dieu la recréât, et cela ne seroit pas résurrection. » Il m’interrompit par un hochement de tête : « Hé ! par votre foi ! s’écria-t-il, qui vous a bercé de ce Peau-d’Âne ? Quoi ! vous ? Quoi ! moi ? Quoi ! ma servante ressusciter ? — Ce n’est point, lui répondis-je, un conte fait à plaisir ; c’est une vérité indubitable que je vous prouverai. — Et moi, dit-il, je vous prouverai le contraire :

« Pour commencer donc, je suppose que vous mangiez un mahométan ; vous le convertissez, par conséquent, en votre substance ! N’est-il pas vrai, ce mahométan, digéré, se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme ? Vous embrasserez votre femme et de la semence, tirée tout entière du cadavre mahométan, vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande : le mahométan aura-t-il son corps ? Si la terre lui rend, le petit chrétien ri aura pas le sien, puisqu’il n’est tout entier qu’une partie de celui du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n’a reçu que de celui du mahométan. Ainsi il faut absolument que l’un ou l’autre manque de corps ! Vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira de la matière pour suppléer à celui qui n’en aura pas assez ? Oui, mais une autre difficulté nous arrête, c’est que le mahométan damné ressuscitant, et Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien lui a Volé, comme le corps tout seul, comme l’Âme toute seule, ne fait pas l’homme, mais l’un et l’autre joints en un seul sujet, et comme le Corps et l’Ame sont parties aussi intégrantes de l’homme l’une que l’autre, si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien, ce n’est plus le même individu. Ainsi Dieu damne un autre homme que celui qui a mérité l’Enfer ; ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement abusé de tous ses sens, et Dieu, pour châtier ce corps, en jette un autre feu, lequel est vierge, lequel est pur, et qui ri a jamais prêté ses organes à l’opération du moindre crime. Et ce qui seroit encore bien ridicule, c’est que ce corps auroit mérité l’Enfer et le Paradis tout ensemble, car, en tant que mahométan, il doit être damné ; en tant que chrétien, il doit être sauvé ; de sorte que Dieu ne le sauroit mettre en Paradis qu’il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation qu’il avoit méritée comme mahométan, et ne le peut jeter en Enfer qu’il ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude qu’il avoit méritée comme chrétien. Il faut donc, s’il veut être équitable, qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là. »

Alors je pris la parole : « Je n’ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos argumens sophistiques contre la résurrection, tant y a que Dieu l’a dit, Dieu qui ne peut mentir. — N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes déjà à « Dieu l’a dit » ; il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat.

— Je ne m’amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les démonstrations évidentes dont les Philosophes se sont servis pour l’établir : il faudroit redire tout ce qu’ont jamais écrit les hommes raisonnables. Je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez de le croire, je suis bien assuré que vous ne m’en sauriez prétexter aucun. Puis que donc il est impossible d’en tirer que de l’utilité, que ne vous le persuadez-vous ? Car s’il y a un Dieu, outre qu’en ne le croyant pas, vous vous serez méconté, vous aurez désobéi au précepte qui commande d’en croire ; et s’il n’y en a point, vous rien serez pas mieux que nous !

— Si fait, me répondit-il, j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en a point, vous et moi serons à deux de jeu ; mais, au contraire, s’il y en a, je n’aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyois n’être point, puisque, pour pécher, il faut ou le savoir ou le vouloir. Ne voyez-vous pas qu’un homme, même tant soit peu sage, ne se piqueroit pas qu’un crocheteur l’eût injurié, si le crocheteur auroit pensé ne le pas faire, s’il l’avoit pris pour un autre ou si c’étoit le vin qui l’eût fait parler ? À plus forte raison Dieu, tout inébranlable, s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir pas connu, puisque c’est Lui-même qui nous a refusé les moyens de le connoître. Mais, par votre foi, mon petit animal, si la créance de Dieu nous étoit si nécessaire, enfin si elle nous importoit de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en auroit-il pas infus à tous des lumières aussi claires que le Soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu (jouer) entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfans : « Toutou, le voilà », c’est-à-dire : tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ça été par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvoit me donner une Âme ou des organes imbéciles qui me l’auroient fait méconnoître. Et si, au contraire, il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’auroit pas été ma faute, mais la sienne, puisqu’il pouvoit m’en donner un si vif que je l’eusse compris. »

Il vouloit continuer dans de si impertinens raisonnemens ; mais je lui fermai la bouche, en le priant de les cesser, comme il fit, de peur de querelle ; car il connoissoit que je commençois à m’échauffer. Il s’en alla ensuite, et me laissa dans l’admiration des gens de ce Monde-là, dans lesquels, jusqu’au simple peuple, il se trouve naturellement tant d’esprit, au lieu que ceux du nôtre en ont si peu, et qui leur coûte si cher. Enfin l’amour de mon pays me détachant petit à petit de l’affection, et même de la pensée que j’avois eue de demeurer en celui-là, je ne songeai plus qu’à mon départ : mais j’y vis tant d’impossibilité, que j’en devins tout chagrin. Mon Démon s’en aperçut ; et m’ayant demandé à quoi il tenoit que je ne parusse pas le même que toujours, je lui dis franchement le sujet de ma mélancolie ; mais il me fit de si belles promesses pour mon retour, que je m’en reposai sur lui entièrement. J’en donnai avis au Conseil qui m’envoya quérir, et qui me fit prêter serment que je raconterois dans notre Monde les choses que j’avois vues en celui-là. Ensuite on me fit expédier des passe-ports, et mon Démon s’étant muni des choses nécessaires pour un si grand voyage, me demanda en quel endroit de mon pays je voulois descendre. Je lui dis que la plupart des riches enfans de Paris se proposant un voyage à Rome une fois en la vie, ne s’imaginant pas après cela qu’il y eût rien de beau ni à faire ni à voir, je le priois de trouver bon que je les imitasse. « Mais, ajoutai-je, dans quelle machine ferons-nous ce voyage, et quel ordre pensez-vous que me veuille donner le Mathématicien qui me parla l’autre jour de joindre ce globe-ci au nôtre ? — Quant au Mathématicien, me dit-il, ne vous y arrêtez point, car c’est un homme qui promet beaucoup, et qui ne tient rien. Et quant à la machine qui vous reportera, ce sera la même qui vous voitura à la Cour. — Comment ? dis-je, l’air deviendra pour soutenir vos pas aussi solide que la terre ? C’est ce que je ne crois point. — Et c’est une chose étrange, reprit-il, que ce que vous croyez et ne croyez pas ! Hé ! pourquoi les Sorciers de votre Monde, qui marchent en l’air, et conduisent des armées (138) de grêles, de neiges, de pluies, et d’autres tels météores, d’une province en une autre, auroient-ils plus de pouvoir que nous ? Soyez, soyez, je vous prie, plus crédule en ma faveur. — Il est vrai, lui dis-je, que j’ai reçu de vous tant de bons offices, de même que Socrate et les autres pour qui vous avez tant eu d’amitié, que je me dois fier à vous, comme je fais, en m’y abandonnant de tout mon cœur. » Je n’eus pas plutôt achevé cette parole, qu’il s’enleva comme un tourbillon et me tenant entre ses bras, il me fit passer, sans incommodité, tout ce grand espace que nos Astronomes mettent entre nous et la Lune, en un jour et demi ; ce qui me fit connoître le mensonge de ceux qui disent qu’une meule de moulin seroit trois cent soixante et tant d’années à tomber du Ciel, puisque je fus si peu de temps à tomber du globe de la Lune en celui-ci. Enfin au commencement de la seconde journée, je m’aperçus que j’approchois de notre Monde. Déjà je distinguois l’Europe d’avec l’Afrique, et ces deux d’avec l’Asie, lorsque je sentis le soufre que je vis sortir d’une fort haute montagne : cela m’incommodoit, de sorte que je m’évanouis. Je ne puis pas dire ce qui m’arriva ensuite ; mais je me trouvai ayant repris mes sens dans des bruyères sur la pente d’une colline, au milieu de quelques pâtres qui parloient italien. Je ne savois ce qu’étoit devenu mon Démon, et je demandai à ces pâtres s’ils ne l’avoient point vu. À ce mot ils firent le signe de la Croix, et me regardèrent comme si j’en eusse été un moi-même. Mais leur disant que j’étois Chrétien, et que je les priois par charité de me conduire en quelque lieu où je pusse me reposer, ils me menèrent dans un village à un mille de là, où je fus à peine arrivé, que tous les chiens du lieu depuis les bichons jusqu’aux dogues, se vinrent jeter sur moi, et m’eussent dévoré si je n’eusse trouvé une maison où je me sauvai. Mais cela ne les empêcha pas de continuer leur sabbat, en sorte que le maître du logis m’en regardoit de mauvais œil ; et je crois que dans le scrupule où le peuple augure de ces sortes d’accidents, cet homme étoit capable de m’abandonner en proie à ces animaux, si je ne me fusse avisé que ce qui les acharnoit ainsi après moi, étoit le monde d’où je venois, à cause qu’ayant accoutumé d’aboyer à la Lune (139), ils sentoient que j’en venois, et que j’en avois l’odeur, comme ceux qui conservent une espèce de relan ou air marin, quelque temps après être descendus de sur la mer. Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai sur une terrasse, durant trois ou quatre heures au Soleil : après quoi je descendis, et les chiens qui ne sentoient plus l’influence qui m’avoit fait leur ennemi, ne m’aboyèrent plus, et s’en retournèrent chacun chez soi. Le lendemain je partis pour Rome, où je vis les restes des triomphes de quelques Grands Hommes, de même que ceux des siècles : j’en admirai les belles ruines, et les belles réparations qu’y ont faites les Modernes. Enfin après y être demeuré quinze jours en la compagnie de M. de Cyrano (140), mon Cousin, qui me prêta de l’argent pour mon retour, j’allai à Civita-Vecchia, et me mis sur une galère qui m’amena jusqu’à Marseille.

Pendant tout ce voyage, je n’eus l’esprit tendu qu’aux merveilles de celui que je venois de faire. J’en commençai les mémoires dès ce temps-là ; et quand j’ai été de retour, je les mis autant en ordre que la maladie qui me retient au lit me l’a pu permettre. Mais, prévoyant qu’elle sera la fin de mes études et de mes travaux, pour tenir parole au Conseil de ce Monde-là, j’ai prié M. Le Bret, mon plus cher et mon plus inviolable ami, de les donner au Public, avec l’Histoire de la République du Soleil, celle de l’Étincelle, et quelques autres Ouvrages de même façon, si ceux qui nous les ont dérobés les lui rendent, comme je les en conjure de tout de mon cœur.



Dans le Manuscrit de la Bibliothèque nationale, la fin de l’utopie cyranesque est toute différente de celle de l’édition originale de 1657 :

Après, p. 115… « un si vif que je l’eusse comprise : « Ces opinions diaboliques et ridicules me firent naître un frémissement par tout le corps ; je commençai alors de contempler cet homme avec un peu plus d’attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage je ne sais quoi d’effroyable que je n’avois pas encore aperçu : ses yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le menton velu, les ongles noirs, « O Dieu ! me songeois-je aussitôt, ce misérable est réprouvé dès cette vie et possible même que c’est l’Antechrist dont il se parle tant dans notre Monde. »

Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l’estime que je faisois de son esprit, et véritablement les favorables aspects dont Nature avoit regardé son berceau m’avoient fait concevoir quelque amitié pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n’éclatasse avec des imprécations qui le menaçoient d’une mauvaise fin. Mais lui, renviant sur ma colère : « Oui, s’écria-t-il, par la Mort…… » Je ne sais pas ce qu’il me préméditoit de dire, car, sur cette entrefaite, on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme noir tout velu. Il s’approcha de nous et saisissant le blasphémateur à force de corps, il l’enleva par la cheminée.

La pitié que j’eus du sort de ce malheureux m’obligea de l’embrasser pour l’arracher des griffes de l’Éthiopien, mais il fut si robuste qu’il nous enleva tous deux, de sorte qu’en un moment nous voilà dans la nuë. Ce riétoit plus l’amour dit prochain qui m’obligeoit à le serrer étroitement, mais l’appréhension de tomber. Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le Ciel, sans savoir ce que je deviendrois, je reconnus que j’approchois de notre Monde. Déjà je distinguois l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique, déjà même mes yeux, par mon abaissement, ne pouvoient sè courber au delà de l’Italie, quand le cœur me dit que ce Diable sans doute emportoit mon hôte aux Enfers, en corps et en Âme, et que c’étoit pour cela qu’il le passoit par notre terre, à cause que l’Enfer est dans son centre. J’oubliai toutefois cette réflexion et tout ce qui m’étoit arrivé depuis que le Diable étoit notre voiture, à la frayeur que me donna la vue d’une montagne en feu que je touchai quasi. L’objet de brûlant spectacle me fit crier « Jésus Maria ». J’avois à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais étendu sur des bruyères au coupeau d’une petite colline, et deux ou trois pasteurs autour de moi qui récitoient des litanies et me parlaient italien. « Ô ! m’écriais-je alors, Dieu soit loué ! J’ai donc enfin trouvé des chrétiens au Monde de la Lune. Hé ! dites-moi, mes amis, en quelle province de votre Monde suis-je maintenant ? — En Italie, me répondirent-ils.

Comment, interrompis-je, y a-t-il une Italie aussi au Monde de la Lune ? J’avois encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m’étois pas encore aperçu qui’ils me parloient italien et que je leur répondois de même.

Quand doncques je fus tout à fait désabusé et que rien ne m’empêcha plus de connoître que j’étois de retour en ce Monde, je me laissai conduire où ces paysans voulurent me mener. Mais je n’étois pas encore arrivé aux portes de que tous les chiens de la ville se vinrent précipiter sur moi, et sans que la peur me jeta dans une maison où je mis barre entre nous, j’étois infailliblement englouti.

Un quart d’heure après comme je me reposais dans ce logis, voici qu’on entend à l’entour un sabbat de tous les chiens, je crois, du Royaume ; on y voyait depuis le dogue jusqu’au bichon, hurlant de plus épouvantable furie que s’ils eussent fait l’anniversaire de leur premier Adam.

Cette aventure ne causa pas peu d’admiration à toutes les personnes qui la virent ; mais aussitôt que j’eus éveillé mes rêveries sur cette circonstance, je m’imaginai tout à l’heure que ces animaux étoient acharnés contre moi à cause du monde d’où je venois ; car, disois-je en moi-mesme, comme ils ont accoutumé d’aboyer à la Lune pour la douleur qu’elle leur fait de si loin, sans doute il se sont voulu jeter dessus moi parce que je sens la Lune, dont l’odeur les fâche. »

Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai tout nu au Soleil, dessus une terrasse. Je m’y hâlé quatre ou cinq heures durant au bout desquelles je descendis, et les chiens, ne sentant plus l’influence qui m’avoit fait leur ennemi, s’en retournèrent chacun chez soi.

Je m’enquis au port quand un vaisseau partiroit pour la France, et lors que je fus embarqué, je n’eus l’esprit tendu qu’à ruminer aux merveilles de mon voyage. J’admirai mille fois la Providence de Dieu qui avoit reculé ces hommes, naturellement impies, en un lieu, où ils ne pussent corrompre ses biens-aimés, et les avoit punis de leur orgueil en les abandonnant à leur propre suffisance. Aussi je ne doute point qu’il n’ait différé jusques ici d’envoyer leur prêcher l’Évangile, parce qu’il savoit qu’ils en abuseroient et que cette résistance ne serviroit qu’à leur faire mériter une plus rude punition en l’Autre Monde.


II. — Les États et Empires du Soleil[13]


Enfin notre vaisseau surgit au havre de Toulon (141) ; et d’abord après avoir rendu grâce aux vents et aux étoiles, pour la félicité du voyage, chacun s’embrassa sur le Port, et se dit adieu. Pour moi, parce qu’au monde de la Lune d’où j’arrivois, l’argent se met au nombre des contes faits à plaisir, et que j’en avois comme perdu la mémoire, le Pilote se contenta, pour le nolage, de l’honneur d’avoir porté dans son navire un homme tombé du Ciel. Rien ne nous empêcha donc d’aller jusques auprès de Toulouse, chez un de mes amis. Je brûlois de le voir, pour la joie que j’espérois lui causer, au récit de mes aventures. Je ne serai point ennuyeux à vous réciter tout ce qui m’arriva sur le chemin ; je me lassai, je me reposai, j’eus soif, j’eus faim, je bus, je mangeai au milieu de vingt ou trente chiens qui composoient sa meute. Quoi que je fusse en fort mauvais ordre, maigre, et rôti du hâle, il ne laissa pas de me reconnoître. Transporté de ravissement, il me sauta au cou, et, après m’avoir baisé plus de cent fois, tout tremblant d’aise, il m’entraîna dans son château, où sitôt que les larmes eurent fait place à la voix : « Enfin ; s’écria-t-il, nous vivons et nous vivrons, malgré tous les accidents dont la fortune a ballotté notre vie. Mais, bons dieux ! il n’est donc pas vrai le bruit qui courut que vous aviez été brûlé en Canada, dans ce grand feu d’artifice duquel vous fûtes l’inventeur ? Et cependant deux ou trois personnes de créance, parmi ceux qui m’en apportèrent les tristes nouvelles, m’ont juré avoir vu et touché cet oiseau de bois dans lequel vous fûtes ravi. Ils me contèrent, que par malheur vous étiez entré dedans au moment qu’on y mit le feu, et que la rapidité des fusées qui brûloient tout alentour, vous enlevèrent si haut que l’assistance vous perdit de vue. Et vous fûtes, à ce qu’ils protestent, consumé de telle sorte, que la machine étant retombée, on n’y trouva que fort peu de vos cendres. — Ces cendres, lui répondis-je, Monsieur, étoient donc celles de l’artifice même, car le feu ne m’endommagea en façon quelconque. L’artifice étoit attaché en dehors, et sa chaleur par conséquent ne pouvoit pas m’incommoder.

« Or vous saurez qu’aussitôt que le salpêtre fut à bout, l’impétueuse ascension des fusées ne soutenant plus la machine, elle tomba en terre. Je la vis choir ; et lorsque je pensois culbuter avec elle, je fus bien étonné de sentir que je montois vers la Lune. Mais il faut vous expliquer la cause d’un effet que vous prendriez pour un miracle.

« Je m’étois le jour de cet accident, à cause de certaines meurtrissures, frotté de moelle tout le corps ; mais parce que nous étions en décours, et que la Lune pour lors attire la moelle, elle absorba si goulûment celle dont ma chair étoit imbue, principalement quand ma boîte fut arrivée au-dessus de la moyenne région, où il n’y avoit point de nuages interposés pour en affaiblir l’influence, que mon corps suivit cette attraction. Et je vous proteste qu’elle continua de me sucer si longtemps, qu’à la fin j’abordai ce monde qu’on appelle ici la Lune. »

Je lui racontai ensuite fort au long, toutes les particularités de mon voyage ; et M. de Colignac ravi d’entendre des choses si extraordinaires, me conjura de les rédiger par écrit. Moi qui aime le repos je résistai longtemps, à cause des visites qu’il étoit vraisemblable que cette publication m’attireroit. Toutefois, honteux du reproche dont il me rebattoit, de ne pas faire assez de compte de ses prières, je me résolus enfin de le satisfaire. Je mis donc la plume à la main, et à mesure que j’achevois un cahier, impatient de ma gloire qui lui démangeoit plus que la sienne, il alloit à Toulouse le prôner dans les plus belles assemblées. Comme on l’avoit en réputation d’un des plus forts génies de son siècle, mes louanges dont il sembloit l’infatigable écho, me firent connoître de tout le monde. Déjà les graveurs, sans m’avoir vu, avoient buriné mon image ; et la Ville retentissoit, dans chaque carrefour, du gosier enroué des colporteurs qui crioient à tue-tête : Voilà le portrait de l’Auteur des États et Empires de la Lune. Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d’ignorans qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de la grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu’à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et tout joyeux s’écrièrent : Qu’il est bon ! aux endroits qu’ils n’entendoient point. Mais la superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës, sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le cœur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de Philosophe (laquelle aussi bien leur étoit un habit mal fait), que d’en répondre au jour du Jugement.

Voilà donc la médaille renversée, c’est à qui chantera la palinodie. L’ouvrage dont ils avoient fait tant de cas, n’est plus qu’un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d’Âne (142) à bercer les enfans ; et tel n’en connoît pas seulement la syntaxe qui condamne l’Auteur à porter une bougie à Saint-Mathurin (143).

Ce contraste d’opinions entre les habiles et les idiots, augmenta son crédit. Peu après, les copies en manuscrit se vendirent sous le manteau ; tout le monde, et ce qui est hors du monde, c’est-à-dire depuis le gentilhomme jusqu’au moine, acheta cette pièce : les femmes mêmes prirent parti. Chaque famille se divisa, et les intérêts de cette querelle allèrent si loin, que la ville fut partagée en deux factions, la Lunaire et l’Antilunaire.

On étoit aux escarmouches de la bataille, quand un matin je vis entrer dans la chambre de Colignac, neuf ou dix barbes à longue robe, qui d’abord lui parlèrent ainsi : « Monsieur, vous savez qu’il n’y a pas un de nous en cette compagnie qui ne soit votre allié, votre parent ou votre ami, et que par conséquent, il ne vous peut rien arriver de honteux qui ne nous rejaillisse sur le front. Cependant nous sommes informés de bonne part que vous retirez un sorcier dans votre château. — Un sorcier ! s’écria Colignac ; ô Dieux ! nommez-le-moi ! Je vous le mets entre les mains. Mais il faut prendre garde que ce ne soit une calomnie. — Hé quoi ! Monsieur, interrompit l’un des plus vénérables, y a-t-il aucun Parlement qui se connoisse en sorciers comme le nôtre ? Enfin, mon cher neveu, pour ne vous pas davantage tenir en suspens, le sorcier que nous accusons est l’auteur des États et Empires de la Lune ; il ne sauroit pas nier qu’il ne soit le plus grand Magicien de l’Europe, après ce qu’il avoue lui-même. Comment ! avoir monté à la Lune, cela se peut-il, sans l’entremise de…… Je n’oserois nommer la bête ; car enfin, dites-moi, qu’alloit-il faire chez la Lune ? — Belle demande ! interrompit un autre ; il alloit assister au sabbat qui s’y tenoit possible ce jour-là : et, en effet vous voyez qu’il eut accointance avec le Démon de Socrate (144). Après cela, vous étonnez-vous que le diable l’ait, comme il dit, rapporté en ce monde ? Mais quoi qu’il en soit, voyez-vous, tant de Lunes, tant de cheminées, tant de voyages par l’air, ne valent rien, je dis rien du tout ; et entre vous et moi (à ces mots, il approcha sa bouche de son oreille) je n’ai jamais vu de sorcier qui n’eût commerce avec la Lune. » Ils se turent après ces bons avis ; et Colignac demeura tellement ébahi de leur commune extravagance, qu’il ne put jamais dire un mot. Ce que voyant un vénérable butor, qui n’avoit point encore parlé : « Voyez-vous, dit-il, notre parent, nous connoissons où vous tient l’enclonure ; le Magicien est une personne que vous aimez, mais n’appréhendez rien ; à votre considération, les choses iront à la douceur : vous n’avez seulement qu’à nous le mettre entre les mains ; et pour l’amour de vous, nous engageons notre honneur de le faire brûler sans scandale. »

À ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir ; un éclat de rire le prit, qui n’offensa pas peu Messieurs ses parens ; de sorte qu’il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a, ou des ho o o o ; si bien que nos Messieurs très-scandalisés s’en allèrent, je dirois avec leur courte honte, si elle n’avoit duré jusqu’à Toulouse. Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans son cabinet, où sitôt que j’eus fermé la porte dessus nous : « Comte, lui dis-je, ces Ambassadeurs à long poil me semblent des comètes chevelues ; j’appréhende que le bruit dont ils ont éclaté ne soit le tonnerre de la foudre qui s’ébranle pour choir. Quoique leur accusation soit ridicule, et possible un effet de leur stupidité, je ne serois pas moins mort, quand une douzaine d’habiles gens qui m’auroient vu griller, diroient que mes juges sont des sots. Tous les argumens dont ils prouveroient mon innocence ne me ressusciteroient pas ; et mes cendres demeureroient toût aussi froides dans un tombeau, qu’à la voirie. C’est pourquoi sauf votre meilleur avis, je serois fort joyeux de consentir à la tentation qui me suggère de ne leur laisser en cette Province que mon portrait ; car j’enragerois au double de mourir pour une chose à laquelle je ne crois guère. » Colignac n’eut quasi pas la patience d’attendre que j’eusse achevé pour répondre. D’abord, toutefois, il me railla ; mais quand il vit que je le prenois sérieusement : « Ha ! par la mort ! s’écria-t-il d’un visage alarmé, on ne vous touchera point au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vassaux, et tous ceux qui me considèrent, ne périssent auparavant. Ma maison est telle, qu’on ne la peut forcer sans canon ; elle est très-avantageuse d’assiette, et bien flanquée. Mais je suis fou de me précautionner contre des tonnerres de parchemin. — Ils sont, lui répliquai-je, quelquefois plus à craindre que ceux de la moyenne région. »

De là en avant nous ne parlâmes que de nous réjouir. Un jour nous chassions, un autre nous allions à la promenade, quelquefois nous recevions visite, et quelquefois nous en rendions ; enfin nous quittions toujours chaque divertissement, avant que ce divertissement eût pu nous ennuyer.

Le marquis de Cussan, voisin de Colignac, homme qui se connoît aux bonnes choses, étoit ordinairement avec nous, et nous avec lui ; et pour rendre les lieux de notre séjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac à Cussan, et revenions de Cussan à Colignac. Les plaisirs innocens dont le corps est capable, ne faisoient que la moindre partie. De tous ceux que l’esprit peut trouver dans l’étude et la conversation, aucun ne nous manquoit ; et nos bibliothèques unies comme nos esprits, appeloient tous les doctes dans notre société. Nous mêlions la lecture à l’entretien ; l’entretien à la bonne chère, celle-là à la pêche ou à la chasse, aux promenades ; et en un mot, nous jouissions pour ainsi dire et de nous-même, et de tout ce que la Nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne mettions que la raison pour borne à nos désirs. Cependant ma réputation contraire à mon repos, couroit les villages circonvoisins, et les villes mêmes de la Province. Tout le monde, attiré par ce bruit, prenoit prétexte de venir voir le seigneur pour voir le sorcier. Quand je sortois du château, non-seulement les enfans et les femmes, mais aussi les hommes, me regardoient comme la Bête (145), surtout le Pasteur de Colignac (146), qui par malice ou par ignorance, étoit en secret le plus grand de mes ennemis. Cet homme simple en apparence, et dont l’esprit bas et naïf étoit infiniment plaisant en ses naïvetés, étoit en effet très-méchant ; il étoit vindicatif jusqu’à la rage ; calomniateur, comme quelque chose de plus qu’un Normand ; et si chicaneur, que l’amour de la chicane étoit sa passion dominante. Ayant longtemps plaidé contre son seigneur, qu’il haïssoit d’autant plus qu’il l’avoit trouvé ferme contre ses attaques, il en craignoit le ressentiment, et, pour l’éviter, avoit voulu permuter son bénéfice. Mais soit qu’il eût changé de dessein, ou seulement qu’il eût différé pour se venger de Colignac, en ma personne, pendant le séjour qu’il feroit en ses terres, il s’efforçoit de persuader le contraire, bien que des voyages qu’il faisoit bien souvent à Toulouse en donnassent quelque soupçon. Il y faisoit mille contes ridicules de mes enchantemens ; et la voix de cet homme malin, se joignant à celle des simples et des ignorans, y mettait mon nom en exécration. On n’y parloit plus de moi que comme d’un nouvel Agrippa (147), et nous sûmes qu’on y avoit même informé contre moi à la poursuite du Curé, lequel avoit été précepteur de ses enfans. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étoient dans les intérêts de Colignac et du Marquis ; et bien que l’humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d’étonnement et de risée, je ne laissai pas de m’en effrayer en secret, lorsque je considérois de plus près les suites fâcheuses que pourroit avoir cette erreur. Mon bon Génie sans doute m’inspiroit cette frayeur, il éclairoit ma raison de toutes ces lumières pour me faire voir le précipice où j’allois tomber ; et non content de me conseiller ainsi tacitement, se voulut déclarer plus expressément en ma faveur.

Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l’aurore ; et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit étoit encore offusqué, j’entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la Nature, enchantoient l’âme et les yeux, lors qu’en même instant j’aperçus le Marquis qui s’y promenoit seul dans une grande allée, laquelle coupoit le parterre en deux. Il avoit le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux ; cela me fit hâter mon abord pour lui en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avoit été travaillé, l’avoient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire, guérir un mal au jour que lui avoit causé l’ombre. Je lui confessai qu’une semblable peine m’avoit empêché de dormir, et je lui en allois conter le détail ; mais comme j’ouvrois la bouche, nous aperçûmes, au coin d’une palissade qui croisoit dans la nôtre, Colignac qui marchoit à grands pas. De si loin qu’il nous aperçut :

« Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. À peine ai-je eu le loisir de mettre mon pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter ; mais vous n’étiez plus ni l’un, ni l’autre, dans vos chambres. C’est pourquoi je suis accouru au jardin, me doutant que vous y seriez. » En effet le pauvre gentilhomme étoit presque hors d’haleine. Sitôt qu’il l’eut reprise, nous l’exhortâmes de se décharger d’une chose, qui pour être souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup. « C’est mon dessein, nous répliqua-t-il ; mais auparavant assoyons-nous. » Un cabinet de jasmins nous présenta tout à propos de la fraîcheur et des sièges ; nous nous y retirâmes, et, chacun s’étant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi : « Vous saurez qu’après deux ou trois sommes durant lesquels je me suis trouvé parmi beaucoup d’embarras, dans celui que j’ai fait environ le crépuscule de l’aurore, il m’a semblé que mon cher hôte que voilà, étoit entre le Marquis et moi, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir qui n’étoit que de têtes, nous l’est venu tout d’un coup arracher. Je pense même qu’il l’alloit précipiter dans un bûcher allumé proche de là, car il le balançoit déjà sur les flammes ; mais une fille semblable à celle des Muses, qu’on nomme Euterpe, s’est jetée aux genoux d’une Dame qu’elle a conjurée de le sauver (cette Dame avoit le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la Nature). À peine a-t-elle eu le loisir d’écouter les prières de sa suivante, que, tout étonnée : « Hélas ! a-t-elle crié, c’est un de mes amis ! » Aussitôt elle a porté à sa bouche une espèce de sarbacane, et a tant soufflé par le canal, sous les pieds de mon cher hôte, qu’elle l’a fait monter dans le Ciel, et l’a garanti des cruautés du monstre à cent têtes. J’ai crié après lui fort longtemps ce me semble, et l’ai conjuré de ne pas s’en aller sans moi ; quand une infinité de petits Anges tout ronds qui se disoient enfans de l’Aurore, m’ont enlevé au même pays, vers lequel il paraissoit voler, et m’ont fait voir des choses que je ne vous raconterai point, parce que je les tiens trop ridicules. » Nous le suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire. « Je me suis imaginé, continua-t-il, être dans le Soleil, et que le Soleil étoit un monde. Je n’en serois pas même encore désabusé, sans le hennissement de mon barbe, qui me réveillant, m’a fait voir que j’étois dans mon lit. » Quand le Marquis connut que Colignac avoit achevé : « Et vous, dit-il, monsieur Dyrcona (148), quel a été le vôtre ? — Pour le mien, répondis-je, encore qu’il ne soit pas des vulgaires, je le mets en compte de rien. Je suis bilieux, mélancolique ; c’est la cause pourquoi depuis que je suis au monde, mes songes m’ont sans cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon plus bel âge il me sembloit en dormant que, devenu léger, je m’enlevois jusqu’aux nues, pour éviter la rage d’une troupe d’assassins qui me poursuivoient ; mais qu’au bout d’un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontroit toujours quelque muraille, après avoir volé par dessus beaucoup d’autres, au pied de laquelle accablé de travail, je ne manquois point d’être arrêté. Ou bien si je m’imaginois prendre ma volée droit en haut, encore que j’eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le Ciel, je ne laissois pas de me rencontrer toujours proche de terre ; et contre toute raison sans qu’il me semblât être devenu ni las ni lourd, mes ennemis ne faisoient qu’étendre la main, pour me saisir par le pied, et m’attirer à eux. Je n’ai guère eu que des songes semblables à celui-là, depuis que je me connois ; hormis que cette nuit après avoir longtemps volé comme de coutume, et m’être plusieurs fois échappé de mes persécuteurs, il m’a semblé qu’à la fin je les ai perdus de vue, et que, dans un Ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j’ai poursuivi mon voyage jusque dans un Palais, où se composent la chaleur et la lumière, j’y aurois sans doute remarqué bien d’autres choses ; mais mon agitation pour voler m’avoit tellement approché du bord du lit, que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plâtre, et les yeux fort ouverts. Voilà, Messieurs, mon songe tout au long, que je n’estime qu’un pur effet de ces deux qualités qui prédominent à mon tempérament ; car encore que celui-ci diffère un peu de ceux qui m’arrivent toujours, en ce que j’ai volé jusqu’au Ciel sans rechoir, j’attribue ce changement au Sang, qui s’est répandu par la joie de nos plaisirs d’hier, plus au large qu’à son ordinaire, a pénétré la mélancolie, et lui a ôté en la soulevant cette pesanteur qui me faisoit retomber. Mais après tout c’est une science où il y a fort à deviner. — Ma foi, continua Cussan, vous avez raison, c’est un pot-pourri de toutes les choses à quoi nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d’espèces confuses que la fantaisie, qui dans le sommeil n’est plus guidée par la raison, nous présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous croyons épreindre le vrai sens, et tirer des songes comme des oracles une science de l’avenir ; mais par ma foi je n’y trouvois aucune autre conformité, sinon que les songes comme les oracles ne peuvent être entendus. Toutefois jugez par le mien qui n’est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J’ai songé que j’étois fort triste, je rencontrois partout Dyrcona qui nous réclamoit. Mais, sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux mots leur sens mystique. C’est par ma foi qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que si j’en suis cru, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan. — Allons-y donc, me dit le Comte, puisque ce trouble-fête en a tant envie. » Nous délibérâmes de partir le jour même. Je les suppliai de se mettre donc en chemin devant, parce que j’étois bien aise (ayant, comme ils venoient de conclure, à y séjourner un mois) d’y faire porter quelques livres. Ils en tombèrent d’accord, et aussitôt après déjeuner, mirent le cul sur la selle. Ma foi ! cependant je fis un ballot des volumes que je m’imaginai n’être pas à la Bibliothèque de Cussan, dont je chargeai un mulet ; et je sortis environ sur les trois heures, monté sur un très bon coureur. Je n’allois pourtant qu’au pas, afin d’accompagner ma petite bibliothèque, et pour enrichir mon âme avec plus de loisir des libéralités de ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous surprendra :

J’avois avancé plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une Contrée que je pensois indubitablement avoir vue autre part. En effet je sollicitai tant ma mémoire de me dire d’où je connoissois ce Paysage, que la présence des objets excitant les images, je me souvins que c’étoit justement le lieu que j’avois vu en songe la nuit passée. Ce rencontre (149) bizarre eût occupé mon attention plus de temps qu’il ne l’occupa, sans une étrange apparition par qui j’en fus réveillé. Un Spectre (au moins je le pris pour tel), se présentant à moi au milieu du chemin, saisit mon cheval par la bride. La taille de ce Fantôme étoit énorme, et par le peu qui paraissoit de ses yeux, il avoit le regard triste et rude. Je ne saurois pourtant dire s’il étoit beau ou laid, car une longue robe tissue des feuillets d’un livre de plainchant, le couvroit jusqu’aux ongles, et son visage étoit caché d’une carte où l’on avoit écrit l’in principio (150). Les premières paroles que le Fantôme proféra : « Satanus Diabolas (151) ! cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand Dieu vivant… » À ces mots il hésita ; mais répétant toujours le grand Dieu vivant, et cherchant d’un visage effaré son Pasteur pour lui souffler le reste, quand il vit que, de quelque côté qu’il allongeât la vue, son Pasteur ne paraissoit point, un si effroyable tremblement le saisit, qu’à force de claquer, la moitié de ses dents en tombèrent, et les deux tiers de la gamme sous lesquels il étoit gisant, s’écartèrent en papillotes. Il se retourna pourtant vers moi, et d’un regard ni doux ni rude, où je voyois son esprit flotter pour résoudre lequel seroit plus à propos de s’irriter ou de s’adoucir : « Ho bien, dit-il, Satanus Diabolas, par le sangué ! je te conjure, au nom de Dieu, et de Monsieur Saint-Jean, de me laisser faire ; car si tu grouilles ni pied ni patte, diable emporte je t’étriperai. » Je tiraillois contre lui la bride de mon cheval ; mais les éclats de rire qui me suffoquoient, m’ôtèrent toute force. Ajoutez à cela qu’une cinquantaine de Villageois sortirent de derrière une haie, marchant sur leurs genoux, et s’égosillant à chanter Kyrie Eleison. Quand ils furent assez proche, quatre des plus robustes, après avoir trempé leurs mains dans un bénitier que tenoit tout exprès le Serviteur du Presbytère, me prirent au collet. J’étois à peine arrêté, que je vis paroître Messire Jean, lequel tira dévotement son étole dont il me garrotta ; et ensuite une cohue de femmes et d’enfans, qui malgré toute ma résistance me cousirent dans une grande nappe ; au reste j’en fus si bien entortillé, qu’on ne me voyoit que la tête. En cet équipage, ils me portèrent à Toulouse comme s’ils m’eussent porté au monument. Tantôt l’un s’écrioit que sans cela il y auroit eu famine, parce que lorsqu’ils m’avoient rencontré, j’allois assurément jeter le sort sur les blés ; et puis j’en entendois un autre qui se plaignoit que le claveau n’avoit commencé dans sa bergerie, que d’un dimanche, qu’au sortir de Vêpres je lui avois frappé sur l’épaule. Mais ce qui malgré tous mes désastres, me chatouilla de quelque émotion pour rire, fut le cri plein d’effroi d’une jeune Paysanne après son Fiancé, autrement le Fantôme, qui m’avoit pris mon cheval (car vous saurez que le Rustre s’était acalifourchonné dessus, et déjà comme sien le talonnoit de bonne guerre) : « Misérable, glapissoit son Amoureuse, es-tu donc borgne ? Ne vois-tu pas que le cheval du Magicien est plus noir que charbon, et que c’est le Diable en personne qui t’emporte au sabbat ? » Notre pitaut (152) d’épouvante en culbuta par-dessus la croupe ; ainsi mon cheval eut la clef des champs. Ils consultèrent s’ils se saisiroient du mulet, et délibérèrent que oui ; mais ayant décousu le paquet, et au premier volume qu’ils ouvrirent s’étant rencontré la Physique de M. Descartes (153), quand ils aperçurent tous les cercles par lesquels ce Philosophe a distingué le mouvement de chaque Planète, tous d’une voix hurlèrent que c’étoit les cernes (154) que je traçois pour appeler Belzébut. Celui qui le tenoit le laissa choir d’appréhension, et par malheur en tombant il s’ouvrit dans une page où sont expliquées les vertus de l’aimant ; je dis par malheur, pource qu’à l’endroit dont je parle il y a une figure de cette pierre métallique, où les petits corps qui se déprennent de sa masse pour accrocher le fer sont représentés comme des bras. À peine un de ces marauds l’aperçut, que je l’entendis s’égosiller que c’étoit là le crapaud qu’on avoit trouvé dans l’auge de l’écurie de son cousin Fiacre, quand ses chevaux moururent (155). À ce mot, ceux qui avoient paru les plus échauffés, rengainèrent leurs mains dans leur sein, ou se regantèrent de leurs pochettes. Messire Jean de son côté crioit, à gorge déployée, qu’on se gardât de toucher à rien, que tous ces livres-là étoient de francs grimoires, et le mulet un Satan. La canaille ainsi épouvantée, laissa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine, la servante de M. le Curé, qui le chassoit vers l’étable du presbytère, de peur qu’il n’allât dans le cimetière polluer l’herbe des Trépassés.

Il étoit bien sept heures du soir, quand nous arrivâmes à un bourg, où pour me rafraîchir on me traîna dans la Geôle ; car le Lecteur ne me croiroit pas, si je disois qu’on m’enterra dans un trou, et cependant il est si vrai qu’avec une pirouette j’en visitai toute l’étendue. Enfin il n’y a personne qui, me voyant en ce lieu, ne m’eût pris pour une bougie allumée sous une ventouse. D’abord que mon Geôlier me précipita dans cette caverne : « Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large ; mais si c’est pour un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq sens il ne me reste l’usage que de deux, l’odorat et le toucher : l’un, pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l’autre, pour me la rendre palpable. En vérité je vous l’avoue, je crois être damné, si je ne savois qu’il n’entre point d’innocens en Enfer. »

À ce mot d’innocent, mon Geôlier s’éclata de rire : « Et par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens ? Car je n’en ai jamais tenu sous ma clef que de ceux-là. » Après d’autres compliments de cette nature, le bonhomme prit la peine de me fouiller, je ne sais pas à quelle intention ; mais par la diligence qu’il employa, je conjecture que c’étoit pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, à cause que durant la bataille de Diabolas, j’avois glissé mon or dans mes chausses ; quand, au bout d’une très-exacte anatomie, il se trouva les mains aussi vides qu’auparavant, peu s’en fallut que je ne mourusse de crainte, comme il pensa mourir de douleur.

« Ho ! vertubleu ! s’écria-t-il, l’écume dans la bouche, je l’ai bien vu d’abord que c’étoit un Sorcier ! il est gueux comme le Diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, songe de bonne heure à ta conscience. »

Il avoit à peine achevé ces paroles, que j’entendis le carillon d’un trousseau de clefs, où il choisissoit celle de mon cachot. Il avoit le dos tourné ; c’est pourquoi de peur qu’il ne se vengeât du malheur de sa visite, je tirai dextrement de leur cache trois pistoles, et je lui dis : « Monsieur le Concierge, voilà une pistole ; je vous supplie de me faire apporter un morceau, je n’ai pas mangé depuis onze heures. » Il la reçut fort gracieusement, et me protesta que mon désastre le touchoit. Quand je connus son cœur adouci :

« En voilà encore une, continuai-je, pour reconnoître la peine que je suis honteux de vous donner. »

Il ouvrit l’oreille, le cœur et la main ; et j’ajoutai, lui en comptant trois, au lieu de deux, que par cette troisième je le suppliois de mettre auprès de moi l’un de ses Garçons pour me tenir compagnie, parce que les malheureux doivent craindre la solitude.

Ravi de ma prodigalité, il me promit toutes choses, m’embrassa les genoux, déclama contre la Justice, me dit qu’il voyoit bien que j’avois des ennemis, mais que j’en viendrois à mon honneur, que j’eusse bon courage, et qu’au reste il s’engageoit, auparavant qu’il fût trois jours de faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai très-sérieusement de sa courtoisie, et après mille accolades dont il pensa m’étrangler, ce cher ami verrouilla et reverrouilla la porte.

Je demeurai tout seul, et fort mélancolique, le corps arrondi sur un boteau de paille en poudre : elle n’étoit pas pourtant si menue, que plus de cinquante rats ne la broyassent encore. La voûte, les murailles et le plancher étoient composés de six pierres de tombe, afin qu’ayant la mort dessus, dessous, et à l’entour de moi, je ne pusse douter de mon enterrement. La froide bave des limas  (156), et le gluant venin des crapauds me couloient sur le visage ; les poux y avoient les dents plus longues que le corps. Je me voyois travaillé de la pierre, qui ne me faisoit pas moins de mal pour être externe ; enfin je pense que pour être Job, il ne me manquoit plus qu’une femme et un pot cassé  (157).

Je vainquis là pourtant toute la dureté de deux heures très-difficiles, quand le bruit d’une grosse de clefs, jointe à celui des verrous de ma porte, me réveilla de l’attention que je prêtois à mes douleurs. En suite du tintamarre, j’aperçus, à la clarté d’une lampe, un puissant Rustaud. Il se déchargea d’une terrine entre mes jambes : « Eh là, là, dit-il, ne vous affligez point ; voilà du potage au choux, que quand ce seroit… Tant y a c’est de la propre soupe de notre Maîtresse ; et si par ma foi, comme dit l’autre, on n’en a pas ôté une goutte de graisse. » Disant cela il trempa ses cinq doigts jusqu’au fond, pour m’inviter d’en faire autant, je travaillai après l’original, de peur de le décourager ; et lui d’un œil de jubilation : « Morguienne, s’écria-t-il, vous êtes bon frère ! On dit qu’où savez des envieux, jerniguay sont des traîtres, oüi, testiguay sont des traîtres : hé ! qu’ils y viennent donc pour voir ! Oh ! bien, bien, tant y a, toujours va qui danse. » Cette naïveté m’enfla par deux ou trois fois la gorge pour en rire. Je fus pourtant si heureux que de m’en empêcher. Je voyois que la fortune sembloit m’offrir en ce maraud une occasion pour ma liberté ; c’est pourquoi il m’étoit très-important de choyer ses bonnes grâces ; car d’échapper par d’autres voies, l’Architecte qui bâtit ma prison, y ayant fait plusieurs entrées, ne s’étoit pas souvenu d’y faire une sortie. Toutes ces considérations furent cause que pour le sonder, je lui parlai ainsi : « Tu es pauvre, mon grand ami, n’est-il pas vrai ? — Hélas ! Monsieur, répondit le Rustre, quand vous arriveriez de chez le Devin, vous n’auriez pas mieux frappé au but. — Tiens donc, continuai-je, prends cette pistole. »

Je trouvai sa main si tremblante, lorsque je la mis dedans, qu’à peine la put-il fermer. Ce commencement me sembla de mauvais augure ; toutefois je connus bientôt par la ferveur de ses remercîments, qu’il n’avoit tremblé que de joie ; cela fut cause que je poursuivis : « Mais si tu étois homme à vouloir participer à l’accomplissement d’un vœu que j’ai fait, vingt pistoles (outre le salut de ton âme) seroient à toi comme ton chapeau ; car tu sauras qu’il n’y a pas un bon quart d’heure, enfin un moment auparavant ton arrivée, qu’un Ange m’est apparu et m’a promis de faire connoître la justice de ma cause, pourvu que j’aille demain faire dire une messe à Notre-Dame de ce bourg au grand autel. J’ai voulu m’excuser sur ce que j’étois enfermé trop étroitement ; mais il m’a répondu qu’il viendroit un homme envoyé du Geôlier pour me tenir compagnie, auquel je n’aurois qu’à commander de sa part de me conduire à l’Église, et me reconduire en prison ; que je lui recommandasse le secret, et d’obéir sans réplique, sur peine de mourir dans l’an ; et s’il doutoit de ma parole, je lui dirois, aux enseignes (158) qu’il est Confrère du Scapulaire. » Or le Lecteur saura qu’auparavant j’avois entrevu par la fente de sa chemise un Scapulaire qui me suggéra toute la tissure de cette apparition : « Et oui-dea, dit-il, mon bon seigneur, je ferons ce que l’Ange nous a commandé. Mais il faut donc que ce soit à neuf heures, parce que notre maître sera pour lors à Toulouse aux accordailles de son fils avec la fille du Maître des hautes œuvres. Dame écoutez, le Bouriau a un nom aussi bien qu’un ciron. On dit qu’elle aura de son père en mariage, autant d’écus comme il en faut pour la rançon d’un Roi. Enfin elle est belle et riche ; mais ces morceaux-là n’ont garde d’arriver à un pauvre garçon. Hélas ! mon bon Monsieur, faut que vous sachiez…… » Je ne manquai pas à cet endroit de l’interrompre ; car je pressentois par ce commencement de digression, une longue enchaînure de coq-à-l’âne. Or après que nous eûmes bien digéré notre complot, le Rustaud prit congé de moi. Il ne manqua pas le lendemain de me venir déterrer justement à l’heure promise. Je laissai mes habits dans la prison, et je m’équipai de guenilles ; car afin de n’être pas reconnu, nous l’avions ainsi concerté la veille. Sitôt que nous fûmes à l’air, je n’oubliai pas de lui compter ses vingt pistoles. Il les regarda fort, et même avec de grands yeux. « Elles sont d’or et de poids, lui dis-je, sur ma parole. — Hé ! Monsieur. me répliqua-t-il, ce n’est pas à cela que je songe, mais je songe que la maison du grand Macé est à vendre, avec son clos et sa vigne. Je l’aurai bien pour deux cents francs ; il faut huit jours à bâtir le marché, et je voudrois vous prier, mon bon Monsieur, si c’étoit votre plaisir, de faire que jusqu’à tant que le grand Macé tienne bien comptées vos pistoles dans son coffre, elles ne deviennent point feuilles de chêne (159). » La naïveté de ce coquin me fit rire. Cependant nous continuâmes de marcher vers l’Église, où nous arrivâmes. Quelque temps après on y commença la grand’messe ; mais sitôt que je vis mon Garde qui se levoit à son rang pour aller à l’offrande, j’arpentai la nef de trois sauts, et en autant d’autres je m’égarai prestement dans une ruelle détournée. De toutes les diverses pensées qui m’agitèrent en cet instant, celle que je suivis fut de gagner Toulouse, dont ce bourg-là n’étoit distant que d’une demi-lieue, à dessein d’y prendre la poste. J’arrivai aux Faubourgs d’assez bonne heure ; mais je restai si honteux de voir tout le monde qui me regardoit, que j’en perdis contenance. La cause de leur étonnement procédoit de mon équipage ; car comme en matière de gueuserie j’étois assez nouveau, j’avois arrangé sur moi mes haillons si bizarrement, qu’avec une démarche qui ne convenoit point à l’habit, je paroissois moins un pauvre qu’un mascarade, outre que je passois vite, la vue basse et sans demander. À la fin considérant qu’une attention si universelle me menaçoit d’une suite dangereuse, je surmontai ma honte. Aussitôt que j’apercevois quelqu’un me regarder, je lui tendois la main. Je conjurois même la charité de ceux qui ne me regardoient point. Mais admirez comme bien souvent pour vouloir accompagner de trop de circonspection les desseins où la Fortune veut avoir quelque part, nous les ruinons en irritant cette orgueilleuse ! Je fais cette réflexion au sujet de mon aventure ; car ayant aperçu un homme vêtu en bourgeois médiocre, de qui le dos étoit tourné vers moi : « Monsieur, lui dis-je, le tirant par son manteau, si la compassion peut toucher… » Je n’avois pas entamé le mot qui devoit suivre, que cet homme tourna la tête. Ô Dieux ! que devint-il ? Mais, ô Dieux ! que devins-je moi-même ? Cet homme étoit mon Geôlier. Nous restâmes tous deux consternés d’admiration de nous voir où nous nous voyions. J’étois tout dans ses yeux ; il employoit toute ma vue. Enfin le commun intérêt, quoique bien différent, nous tira, l’un et l’autre, de l’extase où nous étions plongés. « Ha ! misérable que je suis, s’écria le Geôlier, faut-il donc que je sois attrapé ? » Cette parole à double sens m’inspira aussitôt le stratagème que vous allez entendre. « Hé ! main-forte, Messieurs, main-forte à la Justice ! criai-je tant que je pus glapir. Ce voleur a dérobé les pierreries de la Comtesse des Mousseaux ; je le cherche depuis un an. Messieurs, continuai-je tout échauffé, cent pistoles pour qui l’arrêtera ! » J’avois à peine lâché ces mots, qu’une tourbe de canaille éboula sur le pauvre ébahi. L’étonnement où mon extraordinaire impudence l’avoit jeté, joint à l’imagination qu’il avoit, que sans avoir comme un corps glorieux pénétré sans fraction les murailles de mon cachot, je ne pouvois m’être sauvé, le transit tellement, qu’il fut longtemps hors de lui-même. A la fin toutefois il se reconnut, et les premières paroles qu’il employa pour détromper le petit peuple, furent qu’on se gardât de se méprendre, qu’il étoit fort homme d’honneur. Indubitablement il alloit découvrir tout le mystère ; mais une douzaine de Fruitières, de Laquais et de Porte-chaises, désireux de me servir pour mon argent, lui fermèrent la bouche à coups de poing ; et d’autant qu’ils se figuroient que leur récompense seroit mesurée aux outrages dont ils insulteroient à la foiblesse de ce pauvre dupé, chacun accouroit y toucher du pied ou de la main. « Voyez l’homme d’honneur ! clabaudoit cette racaille. Il n’a pourtant pas su s’empêcher de dire, dès qu’il a reconnu Monsieur, qu’il étoit attrapé ! » Le bon de la comédie, c’est que mon Geôlier étant en ses habits de fête, il avoit honte de s’avouer Marguillier (160) du Bourreau, et craignoit même se découvrant, d’être encore mieux battu. Moi, de mon côté, je pris l’essor durant le plus chaud de la bagarre. J’abandonnai mon salut à mes jambes : elles m’eurent bientôt mis en franchise. Mais pour mon malheur, la vue que tout le monde recommençoit à jeter sur moi, me rejeta tout de nouveau dans mes premières alarmes. Si le spectacle de cent guenilles, qui comme un branle de petits gueux dansoient à l’entour de moi, excitait un bayeur (161) à me regarder, je craignois qu’il ne lût sur mon front que j’étois un prisonnier échappé. Si un passant sortoit la main de dessous son manteau, je me le figurois un Sergent qui allongeoit le bras pour m’arrêter. Si j’en remarquois un autre, arpentant le pavé sans me rencontrer des yeux, je me persuadois qu’il feignoit de ne m’avoir pas vu, afin de me saisir par derrière. Si j’apercevois un Marchand entrer dans sa boutique, je disois : « Il va décrocher sa hallebarde ! » Si je rencontrois un quartier plus chargé de peuple qu’à l’ordinaire : « Tant de monde, pensois-je, ne s’est point assemblé là sans dessein ! » Si un autre étoit vide : « On est ici prêt à me guetter. » Un embarras s’opposoit-il à ma fuite : « On a barricadé les rues, pour m’enclore ! » Enfin ma peur subornant ma raison, chaque homme me sembloit un Archer ; chaque parole, arrêtez, et chaque bruit, l’insupportable croassement des verrous de ma prison passée. Ainsi travaillé de cette terreur panique, je résolus de gueuser encore, afin de traverser sans soupçon le reste de la Ville jusqu’à la Poste ; mais de peur qu’on ne me reconnut à la voix, j’ajoutai à l’exercice de quaisman (162) l’adresse de contrefaire le muet. Je m’avance donc vers ceux que j’aperçois qui me regardent ; je pointe un doigt dessous le menton, puis dessus la bouche, et je l’ouvre en bâillant, avec un cri non articulé, pour faire entendre par ma grimace, qu’un pauvre muet demande l’aumône. Tantôt par charité on me donnoit un compatissement d’épaule ; tantôt je me sentois fourrer une bribe au poing ; et tantôt j’entendois des femmes murmurer, que je pourrois bien en Turquie avoir été de cette façon martyrisé pour la Foi. Enfin j’appris que la gueuserie est un grand livre qui nous enseigne les mœurs des peuples à meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb et de Magellan.

Ce stratagème pourtant ne put encore lasser l’opiniâtreté de ma destinée, ni gagner son mauvais naturel. Mais à quelle autre invention pouvois-je recourir ? Car de traverser une grande ville comme Toulouse, où mon estampé m’avoit fait connoître même aux harengères, bariolé de guenilles aussi bourrues que celles d’un Arlequin, n’étoit-il pas vraisemblable que je serois observé et reconnu incontinent, et que le contre-charme de ce danger étoit le personnage de gueux, dont le rôle se joue sous toutes sortes de visages ? Et puis quand cette ruse n’auroit pas été projetée, avec toutes les circonspections qui la dévoient accompagner, je pense que parmi tant de funestes conjonctures, c’étoit avoir le jugement bien fort de ne pas devenir insensé.

J’avançois donc chemin, quand tout à coup je me sentis obligé de rebrousser arrière ; car mon vénérable Geôlier, et quelque douzaine d’Archers de sa connoissance, qui l’avoient tiré des mains de la racaille, s’étant ameutés, et patrouillant toute la Ville pour me trouver, se rencontrèrent malheureusement sur mes voies. D’abord qu’ils m’aperçurent avec leurs yeux de lynx, voler de toute leur force, et moi voler de toute la mienne, fut une même chose. J’étois si légèrement poursuivi, que quelquefois ma liberté sentoit dessus mon cou l’haleine des Tyrans qui la vouloient opprimer ; mais il sembloit que l’air qu’ils poussoient en courant derrière moi, me poussât devant eux. Enfin le Ciel ou la peur me donnèrent quatre ou cinq ruelles d’avance. Ce fut pour lors que mes chasseurs perdirent le vent et les traces ; moi la vue et le charivari de cette importune vénerie (163). Certes qui n’a franchi, je dis en original, des agonies semblables, peut difficilement mesurer la joie dont je tressaillis, quand je me vis échappé. Toutefois parce que mon salut me demandoit tout entier, je résolus de ménager bien avaricieusement le temps qu’ils consommoient pour m’atteindre. Je me barbouillai le visage, frottai mes cheveux de poussière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chausses, jetai mon chapeau dans un soupirail ; puis ayant étendu mon mouchoir dessus le pavé, et disposé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades de la contagion (164), je me couchai vis-à-vis, le ventre contre terre, et d’une voix piteuse me mis à geindre fort langoureusement. À peine étois-je là, que j’entendis les cris de cette enrouée populace longtemps avant le bruit de leurs pieds ; mais j’eus encore assez de jugement pour me tenir en la même posture, dans l’espérance de n’en être point connu, et je ne fus point trompé ; car me prenant tous pour un pestiféré, ils passèrent fort vite, en se bouchant le nez, et jetèrent la plupart un double sur mon mouchoir.

L’orage ainsi dissipé, j’entre sous une allée, je reprends mes habits, et m’abandonne encore à la Fortune ; mais j’avois tant couru qu’elle s’étoit lassée de me suivre. Il le faut bien croire ainsi : car à force de traverser des places et des carrefours, d’enfiler et couper des rues, cette glorieuse Déesse n’étant pas accoutumée de marcher si vite, pour mieux dérober ma route, me laissa choir aveuglement aux mains des Archers qui me poursuivoient. À ma rencontre ils foudroyèrent une huée si furieuse, que j’en demeurai sourd. Ils crurent n’avoir point assez de bras pour m’arrêter, ils y employèrent les dents, et ne s’assuroient pas encore de me tenir ; l’un me traînoit par les cheveux, un autre par le collet, pendant que les moins passionnés me fouilloient. La quête fut plus heureuse que celle de la prison, ils trouvèrent le reste de mon or.

Comme ces charitables Médecins s’occupoient à guérir l’hydropisie de ma bourse, un grand bruit s’éleva, toute la place retentit de ces mots : Tue ! tue ! et en même temps je vis briller des épées. Ces Messieurs qui me traînoient, crièrent que c’étoient les Archers du Grand Prévôt (165) qui leur vouloient dérober cette capture. « Mais prenez garde, me dirent-ils, me tirant plus fort qu’à l’ordinaire, de choir entre leurs mains, car vous seriez condamné en vingt-quatre heures, et le Roi ne vous sauveroit pas. » À la fin pourtant effrayés eux-mêmes du chamaillis qui commençoit à les atteindre, ils m’abandonnèrent si universellement, que je demeurai tout seul au milieu de la rue, cependant que les agresseurs faisoient boucherie de tout ce qu’ils rencontroient. Je vous laisse à penser si je pris la fuite, moi qui avois également à craindre l’un et l’autre parti. En peu de temps je m’éloignai de la bagarre ; mais comme déjà je demandois le chemin de la Poste, un torrent de peuple qui fuyoit la mêlée, dégorgea dans ma rue. Ne pouvant résister à la foule, je la suivis ; et me fâchant de courir si longtemps, je gagnai à la fin une petite porte fort sombre, où je me jetai pêle-mêle avec d’autres fuyards. Nous la bâclâmes dessus nous, puis, quand tout le monde eut repris haleine : « Camarades, dit un de la troupe, si vous m’en croyez passons les deux guichets, et tenons fort dans le préau. » Ces épouvantables paroles frappèrent mes oreilles d’une douleur si surprenante, que je pensai tomber mort sur la place. Hélas ! tout aussitôt, mais trop tard, je m’aperçus qu’au lieu de me sauver dans un asile comme je croyois, j’étois venu me jeter moi-même en prison, tant il est impossible d’échapper à la vigilance de son étoile. Je considérai cet homme plus attentivement, et je le reconnus pour un des Archers qui m’avoient si longtemps couru. La sueur froide m’en monta au front, et je devins pâle prêt à m’évanouir. Ceux qui me virent si foible, émus de compassion, demandèrent de l’eau ; chacun s’approcha pour me secourir, et par malheur ce maudit Archer fut des plus hâtés ; il n’eut pas jeté les yeux sur moi, qu’aussitôt il me reconnut. Il fit signe à ses compagnons, et en même temps on me salua d’un : Je vous fais prisonnier de par le Roi. Il ne fallut pas aller loin pour m’écrouer.

Je demeurai dans la morgue jusqu’au soir, où chaque guichetier l’un après l’autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venoit tirer mon tableau sur la toile de sa mémoire.

À sept heures sonnantes, le bruit d’un trousseau de clefs donna le signal de la retraite. On me demanda si je voulois être conduit à la chambre d’une pistole ; je répondis d’un baissement de tête : « De l’argent donc ! » me répliqua ce guide. Je connus bien que j’étois en lieu où il m’en faudroit avaler bien d’autres ; c’est pourquoi je le priai, en cas que sa courtoisie ne pût se résoudre à me faire crédit jusqu’au lendemain, qu’il dît de ma part au Geôlier de me rendre la monnoie qu’on m’avoit prise. « Ho ! par ma foi, répondit ce maraud, notre maître à bon cœur, il ne rend rien. Est-ce donc que pour votre beau nez ?… Hé ! allons, allons aux cachots noirs. » En achevant ces paroles, il me montra le chemin par un grand coup de son trousseau de clefs, la pesanteur duquel me fit culbuter et griller (166) du haut en bas d’une montée obscure, jusqu’au pied d’une porte qui m’arrêta ; encore n’aurois-je pas reconnu que c’en étoit une, sans l’éclat du choc dont je la heurtai, car je n’avois plus mes yeux : ils étoient demeurés au haut de l’escalier sous la figure d’une chandelle que tenoit à quatre-vingts marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur. Enfin cet homme tigre, pian piano descendu, démêla trente grosses serrures, décrocha autant de barres, et le guichet seulement entre-bâillé, d’une secousse de genoux il m’engouffra dans cette fosse dont je n’eus pas le temps de remarquer toute l’horreur, tant il retira vite après lui la porte. Je demeurai dans la bourbe jusqu’aux genoux. Si je pensois gagner le bord, j’enfonçois jusqu’à la ceinture. Le gloussement terrible des crapauds qui pataugeoient dans la vase, me faisoit souhaiter d’être sourd ; je sentois des lézards monter le long de mes cuisses ; des couleuvres m’entortiller le cou : et j’en entrevis une à la sombre clarté de ses prunelles étincelantes, qui de sa gueule toute noire de venin dardoit une langue à trois pointes, dont la brusque agitation paraissoit une foudre, où ses regards mettoient le feu.

D’exprimer le reste, je ne puis : il surpasse toute créance ; et puis je n’ose tâcher à m’en ressouvenir, tant je crains que la certitude où je pense être d’avoir franchi ma prison, ne soit un songe duquel je me vais éveiller. L’aiguille avoit marqué dix heures au cadran de la grosse tour, avant que personne eût frappé à mon tombeau. Mais, environ ce temps-là, comme déjà la douleur d’une amère tristesse commençoit à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie, j’entendis une voix laquelle m’avertissoit de saisir la perche qu’on me présentoit. Après avoir parmi l’obscurité, tâtonné l’air assez longtemps pour la trouver, j’en rencontrai un bout, je le pris tout ému, et mon Geôlier tirant l’autre à soi, me pêcha du milieu de ce marécage. Je me doutai que mes affaires avoient pris une autre face, car il me fit de profondes civilités, ne me parla que la tête nue, et me dit que cinq ou six personnes de condition attendoient dans la cour pour me voir. Il n’est pas jusqu’à cette bête sauvage, qui m’avoit enfermé dans la cave que je vous ai décrite, lequel eut l’impudence de m’aborder : avec un genou en terre, m’ayant baisé les mains, de l’une de ses pattes, il m’ôta quantité de limas (167) qui s’étoient collés à mes cheveux, et, de l’autre, il fit choir un gros tas de sangsues dont j’avois le visage masqué.

Après cette admirable courtoisie : « Au moins, me dit-il, mon bon seigneur, vous vous souviendrez de la peine et du soin qu’a pris auprès de vous le gros Nicolas. Pardi écoutez, quand c’eût été pour le Roi ! Ce n’est pas pour vous le reprocher, déa. » Outré de l’effronterie du maraud, je lui fis signe que je m’en souviendrois. Par mille détours effroyables, j’arrivai enfin à la lumière, et puis dans la cour, où sitôt que je fus entré, deux hommes me saisirent, que d’abord je ne pus connoître, à cause qu’ils s’étoient jetés sur moi en même temps, et me tenoient l’un et l’autre la face attachée contre la mienne. Je fus longtemps sans les deviner ; mais les transports de leur amitié prenant un peu de trêve, je reconnus mon cher Colignac, et le brave Marquis. Colignac avoit le bras en écharpe, et Cussan fut le premier qui sortit de son extase. « Hélas ! dit-il, nous n’aurions jamais soupçonné un tel désastre, sans votre coureur et le mulet qui sont arrivés cette nuit aux portes de mon château : leur poitrail, leurs sangles, leur croupière, tout étoit rompu, et cela nous a fait présager quelque chose de votre malheur. Nous sommes montés aussitôt à cheval, et n’avons pas cheminé deux ou trois lieues vers Colignac, que tout le pays ému de cet accident, nous en a particularisé les circonstances. Au galop en même temps nous avons donné jusqu’au bourg où vous étiez en prison ; mais y ayant appris votre évasion, sur le bruit qui couroit que vous aviez tourné du côté de Toulouse, avec ce que nous avions de nos gens, nous y sommes venus à toute bride, Le premier à qui nous avons demandé de vos nouvelles, nous a dit qu’on vous avoit repris. En même temps nous avons poussé nos chevaux vers cette prison ; mais d’autres gens nous ont assuré que vous vous étiez évanoui de la main des sergens. Et comme nous avancions toujours chemin, des Bourgeois se contoient l’un à l’autre que vous étiez devenu invisible. Enfin à force de prendre langue, nous avons su qu’après vous avoir pris, perdu, et repris je ne sais combien de fois, on vous menoit à la prison de la grosse Tour. Nous avons coupé chemin à vos Archers, et d’un bonheur plus apparent que véritable, nous les avons rencontrés en tête, attaqués, combattus et mis en fuite ; mais nous n’avons pu apprendre des blessés mêmes que nous avons pris, ce que vous étiez devenu, jusqu’à ce matin qu’on nous est venu dire que vous étiez aveuglement venu vous-même vous sauver en prison. Colignac est blessé en plusieurs endroits, mais fort légèrement. Au reste, nous venons de mettre ordre que vous fussiez logé dans la plus belle chambre d’ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous seul tout au haut de la grosse Tour, dont la terrasse vous servira de balcon ; vos yeux du moins seront en liberté, malgré le corps qui les attache. « Ha ! mon cher Dyrcona, s’écria le Comte prenant alors la parole, nous fûmes bien malheureux de ne pas t’emmener quand nous partîmes de Colignac ! Mon cœur par une tristesse aveugle dont j’ignorois la cause, me prédisoit je ne sais quoi d’épouvantable. Mais n’importe ; j’ai des amis, tu es innocent, et en tout cas je sais fort bien comme on meurt glorieusement. Une seule chose me désespère. Le maraud sur lequel je voulois essayer les premiers coups de ma vengeance (tu conçois bien que je parle de mon Curé) n’est plus en état de la ressentir : ce misérable a rendu l’âme. Voici le détail de sa mort. Il couroit avec son serviteur pour chasser ton coureur dans son écurie, quand ce cheval, d’une fidélité par qui peut-être les secrètes lumières de son instinct ont redoublé, tout fougueux, se mit à ruer, mais avec tant de furie et de succès, qu’en trois coups de pied, contre qui la tête de ce buffle échoua, il fit vaquer son bénéfice. Tu ne comprends pas sans doute les causes de la haine de cet insensé, mais je te les veux découvrir. Sache donc, pour prendre l’affaire du plus haut, que ce saint homme, Normand de nation et chicaneur de son métier, qui desservoit selon l’argent des pèlerins, une chapelle abandonnée, jeta un dévolu sur la cure de Colignac, et que malgré tous mes efforts pour maintenir le possesseur dans son bon droit, le drôle patelina si bien ses juges, qu’à la fin malgré nous il fut notre pasteur.

« Au bout d’un an il me plaida aussi sur ce qu’il entendoit que je payasse la dîme. On eut beau lui représenter que, de temps immémorial, ma terre étoit franche, il ne laissa pas d’intenter son procès qu’il perdit ; mais dans les procédures, il fit naître tant d’incidens, qu’à force de pulluler, plus de vingt autres procès ont germé de celui-là qui demeureront au croc, grâce au cheval dont le pied s’est trouvé plus dur que la cervelle de M. Jean. Voilà tout ce que je puis conjecturer du vertigo de notre pasteur. Mais admirez avec quelle prévoyance il conduisoit sa rage ! On me vient d’assurer que, s’étant mis en tête le malheureux dessein de ta prison, il avoit secrètement permuté la cure de Colignac contre une autre cure en son pays, où il s’attendoit de se retirer aussitôt que tu serois pris. Son serviteur même a dit que, voyant ton cheval près de son écurie, il lui avoit entendu murmurer que c’étoit de quoi le mener en lieu où on ne l’atteindroit pas. »

En suite de ce discours, Colignac m’avertit de me défier des offres et des visites que me rendroit peut-être une personne très puissante qu’il me nomma ; que c’étoit par son crédit que messire Jean avoit gagné le procès du dévolu, et que cette personne de qualité avoit sollicité l’affaire pour lui en payement des services que ce bon prêtre, du temps qu’il étoit cuistre, avoit rendus au collège à son fils. « Or, continua Colignac, comme il est bien malaisé de plaider sans aigreur et sans qu’il reste à l’âme un caractère d’inimitié qui ne s’efface plus, encore qu’on nous ait rapatriés, il a toujours depuis cherché secrètement les occasions de me traverser. Mais il n’importe ; j’ai plus de parents que lui dans la Robe, et ai beaucoup d’amis, ou tout au pis nous saurons y interposer l’autorité royale. »

Après que Colignac eut dit, ils tâchèrent l’un et l’autre de me consoler ; mais ce fut par les témoignages d’une douleur si tendre, que la mienne s’en augmenta.

Sur ces entrefaites, mon Geôlier nous vint retrouver pour nous avertir que la chambre étoit prête. « Allons la voir, » répondit Cussan. Il marcha, et nous le suivîmes. Je la trouvai fort ajustée. « Il ne me manque rien, leur dis-je, sinon des livres. » Colignac me promit de m’envoyer dès le lendemain tous ceux dont je lui donnerois la liste. Quand nous eûmes bien considéré et bien reconnu par la hauteur de ma Tour, par les fossés à fond de cuve qui l’environnoient, et par toutes les dispositions de mon appartement, que de me sauver étoit une entreprise hors du pouvoir humain, mes amis, se regardant l’un et l’autre, et puis jetant les yeux sur moi, se mirent à pleurer ; mais comme si tout à coup notre douleur eût fléchi la colère du ciel, une soudaine joie s’empara de mon âme, la joie attira l’espérance, et l’espérance de secrètes lumières, dont ma raison se trouva tellement éblouie, que d’un emportement contre ma volonté qui me sembloit ridicule à moi-même : « Allez ! leur dis-je, allez m’attendre à Colignac : j’y serai dans trois jours, et envoyez-moi tous les instruments de mathématique dont je travaille ordinairement. Au reste vous trouverez dans une grande boîte force cristaux taillés de diverses façons ; ne les oubliez pas, toutefois j’aurai plus tôt fait de spécifier dans un mémoire les choses dont j’ai besoin. »

Ils se chargèrent du billet que je leur donnai, sans pouvoir pénétrer mon intention. Après quoi, je les congédiai.

Depuis leur départ je ne fis que ruminer à l’exécution des choses que j’avois préméditées, et j’y ruminois encore le lendemain, quand on m’apporta de leur part tout ce que j’avois marqué au catalogue. Un valet de chambre de Colignac me dit, qu’on n’avoit point vu son maître depuis le jour précédent, et qu’on ne savoit ce qu’il étoit devenu. Cet accident ne me troubla point, parce qu’aussitôt il me vint à la pensée qu’il seroit possible allé en Cour solliciter ma sortie. C’est pourquoi sans m’étonner, je mis la main à l’œuvre. Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je collai, enfin je construisis la machine que je vous vais décrire.

Ce fut une grande boîte fort légère et qui fermoit fort juste ; elle étoit haute de six pieds ou environ, et large de trois en carré. Cette boîte étoit trouée par en bas ; et par-dessus la voûte qui l’étoit aussi, je posai un vaisseau de cristal troué de même, fait en globe, mais fort ample, dont le goulot aboutissoit justement, et s’enchâssoit dans le pertuis que j’avois pratiqué au chapiteau. Le vase étoit construit exprès à plusieurs angles, et en forme d’icosaèdre, afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisit l’effet d’un miroir ardent (168).

Le Geôlier, ni ses Guichetiers, ne montoient jamais à ma chambre, qu’ils ne me rencontrassent occupé à ce travail ; mais ils ne s’en étonnoient point, à cause de toutes gentillesses de mécanique qu’ils voyoient dans ma chambre, dont je me disois l’inventeur. Il y avoit entre autres une horloge à vent, un œil artificiel avec lequel on voit la nuit, une sphère où les astres suivent le mouvement qu’ils ont dans le ciel. Tout cela leur persuadoit que la machine où je travaillois étoit une curiosité semblable ; et puis l’argent dont Colignac leur graissoit les mains, les faisoit marcher doux en beaucoup de pas difficiles. Or il étoit neuf heures du matin, mon Geôlier étoit descendu, et le ciel étoit obscurci, quand j’exposai cette machine au sommet de ma Tour, c’est-à-dire au lieu le plus découvert de ma terrasse. Elle fermoit si close, qu’un seul grain d’air, hormis par les deux ouvertures, ne s’y pouvoit glisser, et j’avois emboîté par dedans un petit ais fort léger qui servoit à m’asseoir. Tout cela disposé de la sorte, je m’enfermai dedans, et j’y demeurai près d’une heure, attendant ce qu’il plairoit à la fortune d’ordonner de moi.

Quand le Soleil débarrassé de nuages commença d’éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent qui recevoit à travers ses facettes les trésors du Soleil, en répandoit par le bocal la lumière dans ma cellule ; et comme cette splendeur s’affaiblissoit à cause des rayons qui ne pouvoient se replier jusqu’à moi sans se rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertissoit ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d’or.

J’admirois avec extase la beauté d’un coloris si mélangé, et voici que tout à coup je sens mes entrailles émues de la même façon que les sentiroit tressaillir quelqu’un enlevé par une poulie.

J’allois ouvrir mon guichet pour connoître la cause de cette émotion ; mais comme j’avançois la main, j’aperçus par le trou du plancher de ma boîte, ma Tour déjà fort basse au-dessous de moi, et mon petit château en l’air, poussant mes pieds contre-mont, me fit voir en un tournemain Toulouse qui s’enfonçoit en terre. Ce prodige m’étonna, non point à cause d’un essor si subit, mais à cause de cet épouvantable emportement de la raison humaine au succès d’un dessein qui m’avoit même effrayé en l’imaginant. Le reste ne me surprit pas, car j’avois bien prévu que le vide qui surviendroit dans l’icosaèdre à cause des rayons unis du Soleil par les verres concaves, attireroit pour le remplir une furieuse abondance d’air ; dont ma boîte seroit enlevée, et qu’à mesure que je monterois, l’horrible vent qui s’engouffreroit par le trou ne pourroit s’élever jusqu’à la voûte, qu’en pénétrant cette machine avec furie, il ne la poussât qu’en haut. Quoique mon dessein fût digéré avec beaucoup de précaution, une circonstance toutefois me trompa, pour n’avoir pas assez espéré de la vertu de mes miroirs. J’avois disposé autour de ma boîte une petite voile facile à contourner, avec une ficelle dont je tenois le bout, qui passoit par le bocal du vase ; car je m’étois imaginé qu’ainsi quand je serois en l’air, je pourrois prendre autant de vent qu’il m’en faudroit pour arriver à Colignac ; mais en un clin d’œil le Soleil qui battoit à plomb et obliquement sur les miroirs ardens de l’icosaèdre, me guinda si haut, que je perdis Toulouse de vue. Cela me fit abandonner ma ficelle, et fort peu de temps après j’aperçus par une des vitres que j’avois pratiquées aux quatre côtés de la machine, ma petite voile arrachée qui s’envoloit au gré d’un tourbillon entonné dedans.

Il me souvient qu’en moins d’une heure je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Je m’en aperçus bientôt, parce que je voyois grêler et pleuvoir plus bas que moi. On me demandera peut-être d’où venoit alors ce vent (sans lequel ma boîte ne pouvoit monter) dans un étage du Ciel exempt de météores. Mais pourvu qu’on m’écoute, je satisferai à cette objection. Je vous ai dit que le Soleil qui battoit vigoureusement sur mes miroirs concaves, unissant les rais dans le milieu du vase, chassoit avec son ardeur par le tuyau d’en haut l’air dont il étoit plein, et qu’ainsi le vase demeurant vide, la Nature qui l’abhorre lui faisoit rehumer par l’ouverture basse d’autre air pour se remplir (169) : s’il en perdoit beaucoup, il en recouvroit autant ; et de cette sorte on ne doit pas s’ébahir que dans une région au-dessus de la moyenne où sont les vents, je continuasse de monter, parce que l’éther (170) devenoit vent, par la furieuse vitesse avec laquelle il s’engouffroit pour empêcher le vide, et devoit par conséquent pousser sans cesse ma machine.

Je ne fus quasi pas travaillé de la faim, hormis lorsque je traversai cette moyenne région ; car véritablement la froideur du climat me la fit voir de loin ; je dis de loin, à cause qu’une bouteille d’essence que je portois toujours, dont j’avalai quelques gorgées, lui défendit d’approcher.

Pendant tout le reste de mon voyage, je n’en sentis aucune atteinte ; au contraire, plus j’avançois vers ce Monde enflammé, plus je me trouvois robuste. Je sentois mon visage un peu chaud, et plus gai qu’à l’ordinaire ; mes mains paraissoient colorées d’un vermeil agréable, et je ne sais quelle joie couloit parmi mon sang qui me faisoit être au delà de moi.

Il me souvient que réfléchissant sur cette aventure, je raisonnai une fois ainsi. « La faim sans doute ne me sauroit atteindre, à cause que cette douleur n’étant qu’un instinct de Nature, avec lequel elle oblige les animaux à réparer par l’aliment ce qui se perd de leur substance, aujourd’hui qu’elle sent que le Soleil par sa pure, continuelle, et voisine irradiation, me fait plus réparer de chaleur radicale, que je n’en perds, elle ne me donne plus cette envie qui me seroit inutile. » J’objectois pourtant à ces raisons, que puisque le tempérament qui fait la vie, consistoit non-seulement en chaleur naturelle, mais en humide radical, où ce feu se doit attacher comme la flamme à l’huile d’une lampe, les rayons seuls de ce brasier vital ne pouvoient faire l’âme, à moins de rencontrer quelque matière onctueuse qui les fixât. Mais tout aussitôt je vainquis cette difficulté, après avoir pris garde que dans nos corps l’humide radical et la chaleur naturelle ne sont rien qu’une même chose ; car ce que l’on appelle humide, soit dans les Animaux, soit dans le Soleil, cette grande âme du Monde, n’est qu’une fluxion d’étincelles plus continues, à cause de leur mobilité ; et ce que l’on nomme chaleur est une bruine d’atomes de feu qui paroissent moins déliés, à cause de leur interruption. Mais quand l’humide et la chaleur radicale seroient deux choses distinctes, il est constant que l’humide ne seroit pas nécessaire pour vivre si proche du Soleil ; car puisque cet humide ne sert dans les vivans que pour arrêter la chaleur qui s’exhaleroit trop vite, et ne seroit pas réparée assez tôt, je n’avois garde d’en manquer dans une région où de ces petits corps de flamme qui font la vie, il s’en réunissoit davantage à mon être qu’il ne s’en détachoit.

Une autre chose peut causer de l’étonnement, à savoir pourquoi les approches de ce globe ardent ne me consumoient pas, puisque j’avois presque atteint la pleine activité de sa sphère ; mais en voici la raison. Ce n’est point, à proprement parler, le feu même qui brûle, mais une matière plus grosse que le feu pousse çà et là par les élans de sa nature mobile ; et cette poudre de bluettes que je nomme feu, par elle-même mouvante, tient possible toute son action de la rondeur de ces atomes, car ils chatouillent, échauffent, ou brûlent, selon la figure des corps qu’ils traînent avec eux. Ainsi la paille ne jette pas une flamme si ardente que le bois ; le bois brûle avec moins de violence que le fer ; et cela procède de ce que le feu de fer, de bois et de paille, quoique en soi le même feu, agit toute fois diversement selon la diversité des corps qu’il remue. C’est pourquoi dans la paille, le feu (cette poussière quasi spirituelle) n’étant embarrassé qu’avec un corps mou, il est moins corrosif ; dans le bois, dont la substance est plus compacte, il entre plus durement ; et dans le fer, dont la masse est presque tout à fait solide, et liée de parties angulaires, il pénètre et consume ce qu’on y jette en un tournemain. Toutes ces observations étant si familières, on ne s’étonnera point que j’approchasse du Soleil sans être brûlé, puisque ce qui brûle n’est pas le feu, mais la matière où il est attaché ; et que le feu du Soleil ne peut être mêlé d’aucune matière. N’expérimentons-nous pas même que la joie, qui est un feu, pource qu’il ne remue qu’un sang aérien dont les particules fort déliées glissent doucement contre les membranes de notre chair, chatouille et fait naître je ne sais quelle aveugle volupté ? et que cette volupté, ou pour mieux dire ce premier progrès de douleur, n’arrivant pas jusqu’à menacer l’animal de mort, mais jusqu’à lui faire sentir que l’envie[14] cause un mouvement à nos esprits que nous appelons joie ? Ce n’est pas que la fièvre, encore qu’elle ait des accidens tout contraires, ne soit un feu aussi bien que la joie, mais c’est un feu enveloppé dans un corps, dont les grains sont cornus, tel qu’est la bile âtre  (171), ou la mélancolie, qui venant à darder ses pointes crochues partout où sa nature mobile le promène, perce, coupe, écorche, et produit par cette agitation violente ce qu’on appelle ardeur de fièvre  (172). Mais cette enchaînure de preuves est fort inutile ; les expériences les plus vulgaires suffisent pour convaincre les aheurtés  (173). Je n’ai pas de temps à perdre, il faut penser à moi. Je suis à l’exemple de Phaéton, au milieu d’une carrière où je ne saurois rebrousser, et dans laquelle si je fais un faux pas, toute la Nature ensemble n’est point capable de me secourir.

Je connus très-distinctement, comme autrefois j’avois soupçonné en montant à la Lune, qu’en effet c’est la Terre qui tourne d’Orient en Occident à l’entour du Soleil, et non pas le Soleil autour d’elle ; car je voyois en suite de la France, le pied de la botte d’Italie (174), puis la Mer Méditerranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin, la Perse, les Indes, la Chine, et enfin le Japon, passer successivement vis-à-vis du trou de ma loge ; et quelques heures après mon élévation, toute la Mer du Sud ayant tourné laissa mettre à sa place le continent de l’Amérique.

Je distinguai clairement toutes ces révolutions, et je me souviens même que longtemps après je vis encore l’Europe remonter une fois sur la scène, mais je n’y pouvois plus remarquer séparément les États, à cause de mon exaltation (175) qui devint trop haute. Je laissai sur ma route, tantôt à gauche, tantôt à droite, plusieurs Terres comme la nôtre, où pour peu que j’atteignisse les sphères de leur activité, je me sentois fléchir. Toutefois, la rapide vigueur de mon essor surmontoit celle de ces attractions.

Je côtoyai la Lune qui pour lors se trouvoit entre le Soleil et la Terre, et je laissai Vénus à main droite. Mais à propos de cette étoile, la vieille Astronomie a tant prêché, que les Planètes sont des astres qui tournent à l’entour de la Terre, que la moderne n’oseroit en douter. Et je remarquai toutefois, que durant tout le temps que Vénus parut au deçà du Soleil, à l’entour duquel elle tourne, je la vis toujours en croissant ; mais achevant son tour, j’observai qu’à mesure qu’elle passa derrière, ses cornes se rapprochèrent, et son ventre noir se redora. Or cette vicissitude de lumières et de ténèbres, montre bien évidemment que les Planètes sont comme la Lune et la Terre, des globes, sans clarté, qui ne sont capables que de réfléchir celle qu’ils empruntent.

En effet, à force de monter, je fis encore la même observation de Mercure. Je remarquai de plus, que tous ces Mondes ont encore d’autres petits Mondes qui se meuvent à l’entour d’eux. Rêvant depuis aux causes de la construction de ce grand Univers, je me suis imaginé qu’au débrouillement du Chaos, après que Dieu eut créé la matière, les corps semblables se joignirent par ce principe d’amour inconnu, avec lequel nous expérimentons que toute chose cherche son pareil. Des particules formées de certaine façon s’assemblèrent, et cela fit l’air. D’autres à qui la figure donna possible un mouvement circulaire, composèrent en se liant les globes qu’on appelle astres, qui non-seulement à cause de cette inclination de pirouetter sur leurs pôles, à laquelle leur figure les nécessite, ont dû s’amasser en rond, comme nous les voyons, mais ont dû même s’évaporant de la masse, et cheminant dans leur fuite d’une allure semblable, faire tourner les orbes moindres qui se rencontroient dans la sphère de leur activité. C’est pourquoi Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne, ont été contraints de pirouetter et rouler tout ensemble à l’entour du Soleil. Ce n’est pas qu’on ne se puisse imaginer qu’autrefois tous ces autres globes n’aient été des Soleils (176), puisqu’il reste encore à la Terre, malgré son extinction présente, assez de chaleur pour faire tourner la Lune autour d’elle par le mouvement circulaire des corps qui se déprennent de sa masse, et qu’il en reste assez à Jupiter, pour en faire tourner quatre. Mais ces Soleils à la longueur du temps, ont fait une perte de lumière et de feu si considérable par l’émission continuelle des petits corps qui font l’ardeur et la clarté, qu’ils sont demeurés un marc froid, ténébreux, et presque impuissant. Nous découvrons même que ces taches qui sont au Soleil, dont les Anciens ne s’étoient point aperçus, croissent de jour en jour. Or que sait-on si ce n’est point une croûte qui se forme en sa superficie, sa masse qui s’éteint à mesure que la lumière s’en déprend ; et s’il ne deviendra point, quand tous ces corps mobiles l’auront abandonné, un globe opaque comme la Terre ? Il y a des siècles fort éloignés, au delà desquels il ne paroît aucun vestige du genre humain. Peut-être qu’auparavant la Terre étoit un Soleil peuplé d’animaux proportionnés au climat qui les avoit produits ; et peut-être que ces animaux-là étoient les Démons de qui l’antiquité raconte tant d’exemples. Pourquoi non ? Ne se peut-il pas faire que ces animaux depuis l’extinction de la Terre, y ont encore habité quelque temps, et que l’altération de leur globe n’en avoit pas détruit encore toute la race ? En effet leur vie a duré jusqu’à celle d’Auguste, au témoignage de Plutarque. Il semble même que le testament prophétique et sacré de nos premiers Patriarches, nous ait voulu conduire à cette vérité par la main ; car on y lit auparavant qu’il soit parlé de l’homme, la révolte des Anges (177). Cette suite de temps que l’Écriture observe, n’est-elle pas comme une demi-preuve que les Anges ont habité la Terre auparavant nous ? et que ces orgueilleux qui avoient habité notre Monde, du temps qu’il étoit Soleil, dédaignant peut-être depuis qu’il fût éteint, d’y continuer leur demeure, et sachant que Dieu avoit posé son Trône dans le Soleil, osèrent entreprendre de l’occuper ? Mais Dieu qui voulut punir leur audace, les chassa même de la Terre, et créa l’homme, moins parfait, mais par conséquent moins superbe, pour occuper leurs places vides.

Environ au bout de quatre mois de voyage, du moins autant qu’on sauroit supputer, quand il n’arrive point de nuit pour distinguer le jour, j’abordai une de ces petites Terres qui voltigent à l’entour du Soleil (que les Mathématiciens appellent des Macules), où à cause des nuages interposés, mes miroirs ne réunissant plus tant de chaleur, et l’air par conséquent ne poussant plus ma cabane avec tant de vigueur, ce qui resta de vent ne fut capable que de soutenir ma chute, et me descendre sur la pointe d’une fort haute montagne où je baissai doucement.

Je vous laisse à penser la joie que je sentis de voir mes pieds sur un plancher solide, après avoir si longtemps joué le personnage d’oiseau. En vérité des paroles sont foibles pour exprimer l’épanouissement dont je tressaillis, lorsqu’en fin j’aperçus ma tête couronnée de la clarté des Cieux. Cette extase pourtant ne me transporta pas si fort, que je ne songeasse, au sortir de ma boîte, de couvrir son chapiteau avec ma chemise auparavant de m’éloigner, parce que j’appréhendois si l’air devenant serein le Soleil eût rallumé mes miroirs, comme il étoit vraisemblable, de ne plus retrouver ma maison.

Par des crevasses que des ruines d’eau témoignoient avoir creusées, je dévalai dans la plaine, où pour l’épaisseur du limon dont la terre étoit grasse, je ne pouvois quasi marcher. Toutefois au bout de quelque espace de chemin, j’arrivai dans une fondrière où je rencontrai un petit homme tout nu assis sur une pierre, qui se reposoit. Je ne me souviens pas si je lui parlai le premier, ou si ce fut lui qui m’interrogea ; mais j’ai la mémoire toute fraîche comme si je l’écoutois encore, qu’il me discourut pendant trois grosses heures en une langue que je sais bien n’avoir jamais ouïe, et qui n’a aucun rapport avec pas une de ce monde-ci, laquelle toutefois je compris plus vite et plus intelligiblement que celle de ma nourrice. Il m’expliqua quand je me fus enquis d’une chose si merveilleuse, que dans les sciences il y avoit un Vrai, hors lequel on étoit toujours éloigné du facile ; que plus un idiome s’éloignoit de ce Vrai, plus il se rencontroit au-dessous de la conception et de moins facile intelligence. « De même, continuoit-il, dans la Musique ce Vrai ne se rencontre jamais, que l’âme aussitôt soulevée ne s’y porte aveuglement. Nous ne le voyons pas, mais nous sentons que Nature le voit ; et sans pouvoir comprendre en quelle sorte nous en sommes absorbés, il ne laisse pas de nous ravir, et si, nous ne saurions remarquer où il est (178). Il en va des langues tout de même. Qui rencontre cette vérité de lettres, de mots, et de suite, ne peut jamais en s’exprimant tomber au-dessous de sa conception : il parle toujours égal à sa pensée ; et c’est pour n’avoir pas la connoissance de ce parfait idiome que vous demeurez court, ne connoissant pas l’ordre ni les paroles qui puissent expliquer ce que vous imaginez. » Je lui dis que le premier homme de notre Monde s’étoit indubitablement servi de cette langue matrice, parce que chaque nom qu’il avoit imposé à chaque chose, déclaroit son essence. Il m’interrompit, et continua : « Elle n’est pas simplement nécessaire pour exprimer tout ce que l’esprit conçoit, mais sans elle on ne peut pas être entendu de tous. Comme cet idiome est l’instinct ou la voix de la Nature, il doit être intelligible à tout ce qui vit sous le ressort de Nature, c’est pourquoi si vous en aviez l’intelligence, vous pourriez communiquer et discourir de toutes vos pensées aux bêtes, et les bêtes à vous de toutes les leurs, à cause que c’est le langage même de la Nature, par qui elle se fait entendre à tous les animaux.

« Que la facilité donc avec laquelle vous entendez le sens d’une langue qui ne sonna jamais à votre ouïe ne vous étonne plus. Quand je parle votre âme rencontre, dans chacun de mes mots, ce Vrai qu’elle cherche à tâtons ; et quoique sa raison ne l’entende pas, elle a chez soi Nature qui ne sauroit manquer de l’entendre.

— Ha ! c’est sans doute, m’écriai-je, par l’entremise de cet énergique idiome, qu’autrefois notre premier père conversoit avec les animaux, et qu’il étoit entendu d’eux ? Car comme la domination sur toutes les espèces lui avoit été donnée, elles lui obéissoient, parce qu’il les faisoit obéir en une langue qui leur étoit connue ; et c’est aussi pour cela (cette langue matrice étant perdue) qu’elles ne viennent point aujourd’hui comme jadis, quand nous les appelons, à cause qu’elles ne nous entendent plus. »

Le petit homme ne fit pas semblant de me vouloir répondre ; mais reprenant le fil de son discours, il alloit continuer, si je ne l’eusse interrompu encore une fois. Je lui demandai donc en quel Monde nous respirions ; s’il étoit beaucoup habité, et quelle sorte de gouvernement maintenoit leur police. « Je vais, répliqua-t-il, vous étaler des secrets qui ne sont point connus en votre climat.

« Regardez bien la terre où nous marchons ! Elle étoit il n’y a guère, une masse indigeste et brouillée, un chaos de matière confuse, une crasse noire et gluante dont le Soleil s’étoit purgé. Or après que par la vigueur des rais qu’il dardoit contre, il a eu mêlé, pressé, et rendu compactes ces nombreux nuages d’atomes ; après, dis-je, que par une longue et puissante coction, il a eu séparé dans cette boule les corps les plus contraires, et réuni les plus semblables, cette masse outrée de chaleur a tellement sué, qu’elle a fait un déluge qui l’a couverte plus de quarante jours ; car il falloit bien à tant d’eau cet espace de temps pour s’écouler aux régions les plus penchantes et les plus basses de notre globe.

« De ces torrens d’humeur assemblés, il s’est formé la mer, qui témoigne encore par son sel que ce doit être un amas de sueur, toute sueur étant salée (179). Ensuite de la retraite des eaux, il est demeuré sur la terre une bourbe grasse et féconde, où quand le Soleil eut rayonné, il s’éleva comme une ampoule, qui ne put à cause du froid pousser son germe dehors. Elle reçut donc une autre coction ; et cette coction la rectifiant encore, et la perfectionnant par un mélange plus exact, elle rendit ce germe qui n’étoit en puissance que de végéter, capable de sentir. Mais parce que les eaux qui avoient si longtemps croupi sur le limon, l’avoient trop morfondu, la bube ne se creva point ; de sorte que le Soleil la recuisit encore une fois ; et après une troisième digestion, cette matrice étant si fort échauffée, que le froid n’apportoit plus d’obstacle à son accouchement, elle s’ouvrit et enfanta un homme lequel a retenu dans le foie, qui est le siège de l’âme végétative, et l’endroit de la première coction, la puissance de croître ; dans le cœur, qui est le siège de l’activité, et la place de la seconde coction, la puissance vitale ; et dans le cerveau, qui est le siège de l’intellectuelle, et le lieu de la troisième coction, la puissance de raisonner. Sans cela, pourquoi serions-nous plus longtemps dans le ventre de nos mères que tout le reste des animaux, si ce n’étoit qu’il faut que notre embryon reçoive trois coctions distinctes pour former les trois facultés distinctes de notre âme ; et les bêtes, seulement deux, pour former ses deux puissances ? Je sais bien que le cheval ne s’achève qu’en dix, douze ou quatorze mois, au ventre de la jument. Mais comme il est d’un tempérament si contraire à celui qui nous fait hommes, que jamais il n’a vie qu’aux mois (remarquez !) tout à fait antipathiques à la nôtre, quand nous restons dans la matrice, outre le cours naturel ; ce n’est pas merveille que la période du temps, dont Nature a besoin pour délivrer une jument, soit autre que celui qui fait accoucher une femme. « Oui, mais enfin dira quelqu’un, le cheval demeure plus de temps que nous au ventre de sa mère ; et par conséquent il y reçoit des coctions ou plus parfaites, ou plus nombreuses ! » Je réponds qu’il ne s’ensuit pas, car sans m’appuyer des observations que tant de doctes ont faites sur l’énergie des nombres, quand ils prouvent que toute matière étant en mouvement, certains êtres s’achèvent dans une certaine révolution de jours qui se détruisent dans un autre ; ni sans me faire fort des preuves qu’ils tirent, après avoir expliqué la cause de tous ces mouvemens, que le nombre de neuf est le plus parfait ; je me contenterai de répondre, que le germe de l’homme étant plus chaud, le Soleil y travaille, et finit plus d’organes en neuf mois, qu’il n’en ébauche en un an dans celui du poulain. Or qu’un cheval ne soit beaucoup plus froid qu’un homme, on n’en sauroit douter, puisque cette bête ne meurt que d’enflure de rate, ou d’autres maux qui procèdent de mélancolie. « Cependant, me direz-vous, on ne voit point dans notre Monde aucun homme engendré de boue, et produit de cette façon ? » Je le crois bien, votre Monde est aujourd’hui trop échauffé ; car sitôt que le Soleil attire un germe de la Terre, ne rencontrant point ce froid humide, ou pour mieux dire ce période certain d’un mouvement achevé qui le contraigne à plusieurs coctions, il en forme aussitôt un végétant ; ou s’il se fait deux coctions, comme la seconde n’a pas le loisir de s’achever parfaitement, elle n’engendre qu’un insecte. Aussi j’ai remarqué que le Singe, qui porte comme nous ses petits près de neuf mois, nous ressemble par tant de biais, que beaucoup de Naturalistes ne nous ont point distingué d’espèce ; et la raison c’est que leur semence à peu près tempérée comme la nôtre, pendant ce temps a presque eu le loisir d’achever les trois digestions.

« Vous me demanderez indubitablement de qui je tiens l’histoire que je vous ai contée ? Vous me direz que je ne saurois l’avoir apprise de ceux qui n’y étoient pas ? Il est vrai que je suis le seul qui s’y soit rencontré, et que par conséquent je n’en puis rendre témoignage, à cause qu’elle étoit arrivée auparavant que je naquisse. Cela est encore vrai ; mais apprenez aussi, que dans une région voisine du Soleil comme la nôtre, les âmes pleines de feu sont plus claires, plus subtiles, et plus pénétrantes, que celles des autres animaux aux sphères plus éloignées. Or puisque dans votre Monde même il s’est jadis rencontré des Prophètes de qui l’esprit échauffé par un vigoureux enthousiasme ont eu des pressentimens du futur, il n’est pas impossible que dans celui-ci beaucoup plus proche du Soleil, et par conséquent beaucoup plus lumineux que le vôtre, il ne vienne à un fort génie quelque odeur du passé ; que sa raison mobile ne se remue aussi bien en arrière qu’en avant, et qu’elle ne soit capable d’atteindre la cause par les effets, vu qu’elle peut arriver aux effets par la cause. »

Il acheva son récit de cette sorte ; mais après une conférence encore plus particulière de secrets fort cachés qu’il me révéla, dont je veux taire une partie, et dont l’autre m’est échappée de la mémoire, il me dit qu’il n’y avoit pas encore trois semaines qu’une motte de terre, engrossée par le Soleil, avoit accouché de lui. « Regardez bien cette tumeur ! » Alors il me fit remarquer sur de la bourbe je ne sais quoi d’enflé comme une taupinière : « C’est, dit-il, une apostume, ou pour mieux parler, une matrice qui recèle depuis neuf mois l’embryon d’un de mes frères. J’attends ici à dessein de lui servir de sage-femme. »

Il auroit continué, s’il n’eût aperçu à l’entour de ce gazon d’argile le terrain qui palpitoit. Cela lui fit juger, avec la grosseur du bubon, que la terre étoit en travail, et que cette secousse étoit déjà l’effort des tranchées de l’accouchement. Il me quitta aussitôt pour y courir, et moi j’allai rechercher ma cabane (180).

Je regrimpai donc la montagne que j’avois descendue, au sommet de laquelle je parvins avec beaucoup de lassitude. Vous pouvez croire combien je fus en peine quand je ne trouvai plus ma machine où je l’avois laissée. J’en soupirois déjà la perte, quand je l’aperçus fort loin qui voltigeoit. Autant que mes jambes purent fournir, j’y courus à perte d’haleine, et certes c’étoit un passetemps agréable de contempler cette nouvelle façon d’aller à la chasse ; car quelquefois que j’avois presque la main dessus, il survenoit dans la boule de verre une légère augmentation de chaleur, qui tirant l’air avec plus de force, et cet air devenu plus roide enlevant ma boîte au-dessus de moi, me faisoit sauter après comme un chat au croc où il voit pendre un lièvre. Sans que ma chemise étoit demeurée sur le chapiteau pour s’opposer à la force des miroirs, elle eût fait le voyage toute seule.

Mais à quoi bon me rafraîchir la mémoire d’une aventure dont je ne saurois me souvenir qu’avec la même douleur que je ressentis alors ? Il suffira de savoir qu’elle bondit, courut, et vola tant et que je sautai, je marchai et j’arpentai tant, qu’enfin je la vis choir au pied d’une fort haute montagne. Elle m’eût mené possible encore plus loin, si de cette orgueilleuse enflure de la terre, les ombres, qui noircissoient le Ciel bien avant sur la plaine, n’eussent répandu tout autour une nuit de demi-lieue ; car se rencontrant parmi ces ténèbres, son verre n’en eut pas plutôt senti la fraîcheur, qu’il ne s’y engendra plus de vide, plus de vent par le trou, et conséquemment plus d’impulsion qui la soutînt ; de sorte qu’elle chut, et se fût brisée en mille éclats, si par bonheur une mare où elle tomba n’eût plié sous le faix. Je la tirai de l’eau, remis en état ce qui étoit froissé ; puis après l’avoir embrassée de toute ma force, je la portai sur le sommet d’un coteau qui se rencontra tout proche. Là je développai ma chemise d’alentour du vase, mais je ne la pus vêtir, parce que mes miroirs commençant leur effet, j’aperçus ma cabane qui frétilloit déjà pour voler. Je n’eus le loisir que d’entrer vitement dedans, où je m’enfermai comme la première fois.

La sphère de notre Monde ne me paroissoit plus qu’un astre à peu près de la grandeur que nous paroît la Lune ; encore il s’étrécissoit, à mesure que je montois, jusqu’à devenir une étoile, puis une bluette, et puis rien, d’autant que ce point lumineux s’aiguisa si fort pour s’égaler à celui qui termine le dernier rayon de ma vue, qu’enfin elle le laissa s’unir à la couleur des Cieux. Quelqu’un peut-être s’étonnera que pendant un si long voyage, le sommeil ne m’ait point accablé, mais comme le sommeil n’est produit que par la douce exhalaison des viandes qui s’évaporent de l’estomac au cerveau, ou par un besoin que sent Nature de lier notre âme, pour réparer pendant le repos autant d’esprits que le travail en a consommés, je n’avois garde de dormir, vu que je ne mangeois pas, et que le soleil me restituoit beaucoup plus de chaleur radicale que je n’en dissipois. Cependant mon élévation continuoit, et à mesure qu’elle m’approchoit de ce Monde enflammé, je sentois couler dans mon sang une certaine joie qui le rectifioit, et passoit jusqu’à l’âme. De temps en temps je regardois en haut pour admirer la vivacité des nuances qui rayonnoient dans mon petit dôme de cristal, et j’ai la mémoire encore présente, que je pointais alors mes yeux dans le bocal du vase, comme voici que tout en sursaut je sens je ne sais quoi de lourd qui s’envole de toutes les parties de mon corps. Un tourbillon de fumée fort épaisse et quasi palpable suffoqua mon verre de ténèbres ; et, quand je voulus me mettre debout pour contempler ce noir dont j’étois aveuglé, je ne vis plus ni vase, ni miroirs, ni verrière, ni couverture à ma cabane. Je baissai donc la vue à dessein de regarder ce qui faisoit ainsi choir mon chef-d’œuvre en ruine : mais je ne trouvai à sa place, et à celle des quatre côtés et du plancher, que le Ciel tout autour de moi. Encore ce qui m’effraya davantage, ce fut de sentir comme si le vague de l’air se fût pétrifié, je ne sais quel obstacle invisible qui repoussoit mes bras quand je les pensois étendre. Il me vint alors dans l’imagination qu’à force de monter, j’étois sans doute arrivé dans le Firmament, que certains Philosophes et quelques Astronomes ont dit être solide (181). Je commençai à craindre d’y demeurer enchâssé ; mais l’horreur dont me consterna la bizarrerie de cet accident, s’accrut bien davantage par ceux qui succédèrent ; car ma vue qui vaguoit çà et là, étant par hasard tombée sur ma poitrine, au lieu de s’arrêter à la superficie de mon corps, passa tout à travers ; puis un moment ensuite je m’avisai que je regardois par derrière, et presque sans aucun intervalle. Comme si mon corps n’eût plus été qu’un organe de voir, je sentis ma chair, qui s’étant décrassée de son opacité, transféroit les objets à mes yeux, et mes yeux aux objets par chez elle. Enfin après avoir heurté mille fois sans la voir, la voûte, le plancher, et les murs de ma chaise, je connus que par une secrète nécessité de la lumière dans sa source, nous étions ma cabane et moi devenus transparens. Ce n’est pas que je ne la dusse apercevoir, quoique diaphane, puisqu’on aperçoit bien le verre, le cristal, et les diamans, qui le sont ; mais je me figure que le Soleil, dans une région si proche de lui, purge bien plus parfaitement les corps de leur opacité, en arrangeant plus droits les pertuis imperceptibles de la matière, que dans notre Monde, où sa force presque usée par un si long chemin, est à peine capable de transpirer son éclat aux pierres précieuses ; toutefois à cause de l’interne égalité de leurs superficies, il leur fait rejaillir à travers de leurs glaces, comme par de petits yeux, ou le vert des émeraudes, ou l’écarlate des rubis, ou le violet des améthystes, selon que les différens pores de la pierre, ou plus droits, ou plus sinueux, éteignent ou rallument par la quantité des réflexions cette lumière affaiblie. Une difficulté peut embarrasser le lecteur, à savoir comment je pouvois me voir, et ne point voir ma loge, puisque j’étois devenu diaphane aussi bien qu’elle. Je réponds à cela, que sans doute le Soleil agit autrement sur les corps qui vivent que sur les inanimés, puisque aucun endroit, ni de ma chair, ni de mes os, ni de mes entrailles, quoique transparens, n’avoit perdu sa couleur naturelle ; au contraire, mes poumons conservoient encore sous un rouge incarnat leur molle délicatesse ; mon cœur toujours vermeil, balançoit aisément entre le sistole et le diastole ; mon foie sembloit brûler dans un pourpre de feu, et cuisant l’air que je respirois, continuait la circulation du sang (182) ; enfin je me voyois, me touchois, me sentais le même, et si pourtant je ne l’étois plus.

Pendant que je considérois cette métamorphose, mon voyage s’accourcissoit toujours, mais pour lors avec beaucoup de lenteur, à cause de la sérénité de l’éther qui se raréfioit à proportion que je m’approchois de la source du jour ; car comme la matière en cet étage est fort déliée pour le grand vide dont elle est pleine, et que cette matière est par conséquent fort paresseuse à cause du vide qui n’a point d’action, cet air ne pouvoit produire en passant par le trou de ma boîte, qu’un petit vent à peine capable de la soutenir.

Je ne réfléchis jamais au malicieux caprice de la Fortune, qui toujours s’opposoit au succès de mon entreprise avec tant d’opiniâtreté, que je ne m’étonne comment le cerveau ne me tourna point. Mais écoutez un miracle que les siècles futurs auront de la peine à croire.

Enfermé dans une boîte à jour que je venois de perdre de vue, et mon essor tellement appesanti, que je faisois beaucoup de ne pas tomber ; enfin dans un état où tout ce que renferme la machine entière du Monde, étoit impuissant à me secourir, je me trouvois réduit au période d’une extrême infortune. Toutefois comme alors que nous expirons, nous sommes intérieurement poussés à vouloir embrasser ceux qui nous ont donné l’être, j’élevai mes yeux au Soleil, notre père commun. Cette ardeur de ma volonté non seulement soutint mon corps, mais elle le lança vers la chose qu’il aspiroit d’embrasser. Mon corps poussa ma boîte, et de cette façon je continuai mon voyage. Sitôt que je m’en aperçus, je roidis avec plus d’attention que jamais toutes les facultés de mon âme, pour les attacher d’imagination à ce qui m’attiroit ; mais ma tête chargée de ma cabane, contre le chapiteau de laquelle les efforts de ma volonté me guindoient malgré moi, m’incommoda de telle sorte qu’à la fin cette pesanteur me contraignit de chercher à tâtons l’endroit de sa porte invisible. Par bonheur je la rencontrai, je l’ouvris, et me jetai dehors ; mais cette naturelle appréhension de choir qu’ont tous les animaux, quand ils se surprennent soutenus de rien, me fît pour m’accrocher brusquement étendre le bras. Je n’étois guidé que de la Nature qui ne sait pas raisonner ; et c’est pourquoi la Fortune son ennemie, poussa malicieusement ma main sur le chapiteau de cristal. Hélas ! quel coup de tonnerre fut à mes oreilles le son de l’icosaèdre que j’entendis se casser en morceaux ! Un tel désordre, un tel malheur, une telle épouvante, sont au delà de toute expression. Les miroirs n’attirèrent plus d’air, car il ne se faisoit plus de vide ; l’air ne devint plus vent, par la hâte de le remplir ; le vent cessa de pousser ma boîte en haut ; bref aussitôt après ce débris je la vis choir fort longtemps à travers ces vastes campagnes du Monde ; elle recontracta dans la même région l’opaque ténébreux qu’elle avoit exhalé ; d’autant que l’énergique vertu de la lumière cessant en cet endroit, elle se rejoignit avidement à l’obscure épaisseur qui lui étoit comme essentielle ; de la même façon qu’il s’est vu des âmes longtemps après la séparation venir chercher leurs corps, et, pour tâcher de s’y rejoindre, errer cent ans durant à l’entour de leurs sépultures. Je me doute qu’elle perdit ainsi sa diaphanéité, car je l’ai vue depuis en Pologne (183) au même état qu’elle étoit quand j’y entrai la première fois. Or j’ai su qu’elle tomba sous la ligne équinoxiale au Royaume de Bornéo ; qu’un Marchand Portugais l’avoit achetée de l’insulaire qui la trouva, et que, de main en main, elle étoit venue en la puissance de cet ingénieur Polonais, qui s’en sert maintenant à voler (184).

Ainsi donc suspendu dans le vague des Cieux, et déjà consterné de la mort que j’attendois par ma chute, je tournai, comme je vous ai dit, mes tristes yeux au Soleil ; ma vue y porta ma pensée, et mes regards fixement attachés à son globe, marquèrent une voie dont ma volonté suivit les traces pour y enlever mon corps.

Ce vigoureux élan de mon âme ne sera pas incompréhensible à qui considérera les plus simples effets de notre volonté ; car on sait bien, par exemple, que quand je veux sauter, ma volonté soulevée par ma fantaisie, ayant suscité tout le microcosme, elle tâche de le transporter jusqu’au but qu’elle s’est proposé. Si elle n’y arrive pas toujours, c’est à cause que les principes dans la Nature, qui sont universels, prévalent aux particuliers, et que la puissance de vouloir étant particulière aux choses sensibles, et celle de choir au centre étant généralement répandue par toute la matière, mon saut est contraint de cesser dès que la masse après avoir vaincu l’insolence de la volonté qui l’a surprise, se rapproche du point où elle tend.

Je tairai tout ce qui survint au reste de mon voyage, de peur d’être aussi longtemps à le conter qu’à le faire. Tant y a qu’au bout de vingt-deux mois j’abordai enfin très-heureusement les grandes plaines du Jour.

Cette terre est semblable à des flocons de neige embrasée, tant elle est lumineuse ; cependant c’est une chose assez incroyable, que je n’aie jamais su comprendre depuis que ma boîte tomba, si je montai ou si je descendis au Soleil. Il me souvient seulement quand j’y fus arrivé, que je marchois légèrement dessus ; je ne touchois le plancher que d’un point, et je roulois souvent comme une boule, sans que je me trouvasse incommodé de cheminer avec la tête, non plus qu’avec les pieds. Encore que j’eusse quelquefois les jambes vers le Ciel, et les épaules contre terre, je me sentois dans cette posture aussi naturellement situé, que si j’eusse eu les jambes contre terre, et les épaules vers le Ciel. Sur quelque endroit de mon corps que je me plantasse, sur le ventre, sur le dos, sur un coude, sur une oreille, je m’y trouvois debout. Je connus par là que le Soleil est un Monde qui n’a point de centre, et que comme j’étois bien loin hors de la sphère active du nôtre, et de tous ceux que j’avois rencontrés, il étoit par conséquent impossible que je pesasse encore, puisque la pesanteur n’est qu’une attraction du centre dans la sphère de son activité.

Le respect avec lequel j’imprimois de mes pas cette lumineuse campagne, suspendit pour un temps l’ardeur dont je pétillois d’avancer mon voyage. Je me sentois tout honteux de marcher sur le jour. Mon corps même étonné se voulant appuyer de mes yeux, et cette terre transparente qu’ils pénétroient, ne les pouvant soutenir, mon instinct malgré moi devenu maître de ma pensée, l’entraînoit au plus creux d’une lumière sans fond. Ma raison pourtant peu à peu désabusa mon instinct ; j’appuyai sur la plaine des vestiges (185) assurés et non tremblans, et je comptai mes pas si fièrement, que si les hommes avoient pu m’apercevoir de leur Monde, ils m’auroient pris pour ce grand Dieu qui marche sur les nues. Après avoir comme je crois, cheminé durant quinze jours, je parvins en une contrée du Soleil moins resplendissante que celle dont je sortais ; je me sentis tout ému de joie, et je m’imaginai qu’indubitablement cette joie procédoit d’une secrète sympathie que mon être gardoit encore pour son opacité. La connoissance que j’en eus ne me fit point pourtant désister de mon entreprise ; car alors je ressemblois à ces vieillards endormis, lesquels encore qu’ils sachent que le sommeil leur est préjudiciable, et qu’ils aient commandé à leurs domestiques de les en arracher, sont pourtant bien fâchés dans ce temps-là, quand on les réveille. Ainsi quoique mon corps s’obscurcissant à mesure que j’atteignois des Provinces plus ténébreuses, il recontracta les foiblesses qu’apporte cette infirmité de la matière : je devins las et le sommeil me saisit. Ces mignardes langueurs, dont les approches du sommeil nous chatouillent, coûtaient dans mes sens tant de plaisir, que mes sens gagnés par la volupté, forcèrent mon âme de savoir bon gré au tyran qui enchaînoit ses domestiques ; car le Sommeil, cet ancien tyran de la moitié de nos jours, qui à cause de sa vieillesse ne pouvant supporter la lumière, ni la regarder sans s’évanouir, avoit été contraint de m’abandonner à l’entrée des brillans climats du Soleil, et étoit venu m’attendre sur les confins de la région ténébreuse dont je parle, où m’ayant rattrapé, il m’arrêta prisonnier, enferma mes yeux, ses ennemis déclarés, sous la noire voûte de mes paupières ; et de peur que mes autres sens le trahissant comme ils m’avoient trahi, ne l’inquiétassent dans la paisible possession de sa conquête, il les garrotta chacun contre leur lit. Tout cela veut dire en deux mots, que je me couchai sur le sable fort assoupi. C’étoit une rase campagne tellement découverte, que ma vue de sa plus longue portée, n’y rencontroit pas seulement un buisson ; et cependant, à mon réveil, je me trouvai sous un Arbre, en comparaison de qui les plus hauts cèdres ne paraîtroient que de l’herbe. Son tronc étoit d’or massif, ses rameaux d’argent, et ses feuilles d’émeraudes, qui dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentoient comme dans un miroir les images du fruit qui pendoit alentour. Mais jugez si le fruit devoit rien aux feuilles. L’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composoit la moitié de chacun, et l’autre mettoit en suspens si elle tenoit sa matière d’une chrysolite, ou d’un morceau d’ambre doré ; les fleurs épanouies étoient des roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.

Un Rossignol, que son plumage uni rendoit beau par excellence, perché tout au coupeau[15], sembloit avec sa mélodie vouloir contraindre les yeux de confesser aux oreilles qu’il n’étoit pas indigne du trône où il étoit assis.

Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvois m’assouvir de le regarder. Mais comme j’occupois toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de grenade extraordinairement belle, dont la chair étoit un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea autant qu’il le falloit pour former un cou. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminoit en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardoit encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ses jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige ; et d’une légère culbute tomba justement à mes pieds. Certes je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de Nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération. « Animal humain, me dit-il (en cette langue matrice dont je vous ai autrefois discouru) après t’avoir longtemps considéré du haut de la branche où je pendois, j’ai cru lire dans ton visage que tu n’étois pas originaire de ce Monde ; c’est à cause de cela que je suis descendu pour en être éclairci au vrai. » Quand j’eus satisfait sa curiosité à propos de toutes les matières dont il me questionna[16]… « Mais vous, lui dis-je, découvrez-moi qui vous êtes ? Car ce que je viens de voir est si fort étonnant, que je désespère d’en connoître jamais la cause, si vous ne me l’apprenez. Quoi ! un grand arbre tout de pur or, dont les feuilles sont d’émeraudes, les fleurs de diamans, les boutons de perles, et parmi tout cela, des fruits qui se font hommes en un clin d’œil ! Pour moi j’avoue que la compréhension d’un tel miracle surpasse ma capacité. » En suite de cette exclamation, comme j’attendois sa réponse : « Vous ne trouverez pas mauvais, me dit-il, étant le Roi de tout le Peuple qui compose cet arbre, que je l’appelle pour me suivre. » Quand il eut ainsi parlé, je pris garde qu’il se recueillit en soi-même. Je ne sais si bandant les ressorts intérieurs de sa volonté, il excita hors de soi quelque mouvement qui fit arriver ce que vous allez entendre ; mais tant-y-a qu’aussitôt après tous les fruits, toutes les fleurs, toutes les feuilles, toutes les branches, enfin tout l’arbre tomba par pièces en petits hommes, voyant, sentant, et marchant, lesquels, comme pour célébrer le jour de leur naissance au moment de leur naissance même, se mirent à danser alentour de moi. Le Rossignol, entre tous, resta dans sa figure, et ne fut point métamorphosé ; il se vint jucher sur l’épaule de notre petit monarque, où il chanta un air si mélancolique et si amoureux, que toute l’assemblée, et le Prince même, attendris par les douces langueurs de sa voix mourante, en laissa couler quelques larmes. La curiosité d’apprendre d’où venoit cet oiseau, me saisit pour lors d’une démangeaison de langue si extraordinaire, que je ne la pus contenir : « Seigneur, dis-je, m’adressant au Roi, si je ne craignois d’importuner Votre Majesté, je lui demanderois pourquoi parmi tant de métamorphoses le Rossignol tout seul a gardé son être ? » Ce petit Prince m’écouta avec une complaisance qui marquoit bien sa bonté naturelle ; et connoissant ma curiosité : « Le Rossignol, me répliqua-t-il, n’a point comme nous changé de forme, parce qu’il ne l’a pu. C’est un véritable Oiseau qui n’est que ce qu’il vous paroît. Mais marchons vers les régions opaques, et je vous conterai en chemin faisant qui je suis, avec l’histoire du Rossignol. » À peine lui eus-je témoigné la satisfaction que je recevois de son offre, qu’il sauta légèrement sur l’une de mes épaules. Il se haussa sur ses petits ergots pour atteindre de sa bouche à mon oreille ; et tantôt se balançant à mes cheveux, tantôt s’y donnant l’estrapade (186) : « Ma foi ! me dit-il, excuse une personne qui se sent déjà hors d’haleine. Comme dans un corps étroit, j’ai les poumons serrés, et la voix par conséquent si déliée, que je suis contraint de me peiner beaucoup pour me faire ouïr, le Rossignol trouvera bon de parler lui-même de soi-même. Qu’il chante donc si bon lui semble ! Au moins nous aurons le plaisir d’écouter son histoire en musique. » Je lui répliquai que je n’avois point encore assez d’habitude au langage d’Oiseau ; que véritablement un certain Philosophe que j’avois rencontré en montant au Soleil, m’avoit bien donné quelques principes généraux pour entendre celui des brutes ; mais qu’ils ne suffisoient pas pour entendre généralement tous les mots, ni pour être touché de toutes les délicatesses qui se rencontrent dans une aventure telle que devoit être celle-là. « Hé bien, dit-il, puisque tu le veux, tes oreilles ne seront pas simplement sevrées des belles chansons du Rossignol, mais de quasi toute son aventure, de laquelle je ne te puis raconter que ce qui est venu à ma connoissance. Toutefois tu te contenteras de cet échantillon ; aussi bien quand je la saurois tout entière, la brièveté de notre voyage en son Pays où je le vais reconduire, ne me permettroit pas de prendre mon récit de plus loin. » Ayant ainsi parlé, il sauta de dessus mon épaule à terre ; ensuite il donna la main à tout son petit peuple, et se mit à danser avec eux d’une sorte de mouvement que je ne saurois représenter, parce qu’il ne s’en est jamais vu de semblable. Mais écoutez, Peuples de la Terre, ce que je ne vous oblige pas de croire, puisqu’au Monde où vos miracles ne sont que des effets naturels, celui-ci a passé pour un miracle ! Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agitation dans moi, et mon agitation dans eux. Je ne pouvois regarder cette danse, que je ne fusse entraîné sensiblement de ma place, comme par un vortice (187) qui remuoit de son même branle, et de l’agitation particulière d’un chacun, toutes les parties de mon corps ; et je sentois épanouir sur mon visage la même joie qu’un mouvement pareil avoit étendue sur le leur. À mesure que la danse se serra, les danseurs se brouillèrent d’un trépignement beaucoup plus prompt et plus imperceptible : il sembloit que le dessein du Ballet fût de représenter un énorme Géant, car à force de s’approcher, et de redoubler la vitesse de leurs mouvemens, ils se mêlèrent de si près, que je ne discernai plus qu’un grand Colosse à jour, et quasi transparent ; mes yeux toutefois les virent entrer l’un dans l’autre. Ce fut en ce temps-là que je commençai à ne pouvoir davantage distinguer la diversité des mouvemens de chacun, à cause de leur extrême volubilité, et parce aussi que cette volubilité s’étrécissant toujours à mesure qu’elle s’approchoit du centre, chaque vortice occupa enfin si peu d’espace qu’il échappoit à ma vue. Je crois pourtant que les parties s’approchèrent encore ; car cette masse humaine auparavant démesurée, se réduisit peu à peu à former un jeune Homme de taille médiocre, dont tous les membres étoient proportionnés avec une symétrie où la perfection dans sa plus forte idée n’a jamais pu voler. Il étoit beau au delà de ce que tous les Peintres ont élevé leur fantaisie ; mais ce que je trouvai de bien merveilleux, c’est que la liaison de toutes les parties qui achevèrent ce parfait microcosme se fit en un clin d’œil. Tels d’entre les plus agiles de nos petits danseurs s’élancèrent par une cabriole à la hauteur, et dans la posture essentielle à former une tête ; tels, plus chauds et moins déliés, formèrent le cœur ; et tels beaucoup plus pesans, ne fournirent que les os, la chair et l’embonpoint.

Quand ce beau grand jeune Homme fut entièrement fini, quoique sa prompte construction ne m’eût quasi pas laissé de temps pour remarquer aucun intervalle dans son progrès, je vis entrer, par la bouche, le Roi de tous les Peuples dont il étoit un chaos ; ce encore il me semble qu’il fut attiré dans ce corps par la respiration du corps même. Tout cet amas de petits hommes n’avoit point encore auparavant donné aucune marque de vie ; mais sitôt qu’il eut avalé son petit Roi, il ne se sentit plus être qu’un. Il demeura quelque temps à me considérer ; et s’étant comme apprivoisé par ses regards, il s’approcha de moi, me caressa, et me donnant la main : « C’est maintenant que, sans endommager la délicatesse de mes poumons, je pourrai t’entretenir des choses que tu passionnois de savoir, me dit-il ; mais il est bien raisonnable de te découvrir auparavant les secrets cachés de notre origine. Sache donc que nous sommes des animaux natifs du Soleil dans les régions éclairées. La plus ordinaire, comme la plus utile de nos occupations, c’est de voyager par les vastes contrées de ce grand Monde. Nous remarquons curieusement les mœurs des Peuples, le génie des climats et la nature de toutes les choses qui peuvent mériter notre attention ; par le moyen de quoi nous nous formons une science certaine de ce qui est. Or tu sauras que mes vassaux voyageoient sous ma conduite, et qu’afin d’avoir le loisir d’observer les choses plus curieusement, nous n’avions pas gardé cette conformation particulière à notre corps, qui ne peut tomber sous tes sens, dont la subtilité nous eût fait cheminer trop vite. Mais nous nous étions faits Oiseaux ; tous mes sujets par mon ordre étoient devenus Aigles ; et quant à moi, de peur qu’ils ne s’ennuyassent, je m’étois métamorphosé en Rossignol, pour adoucir leur travail (188) par les charmes de la Musique (189). Je suivois sans voler la rapide volée de mon Peuple, car je m’étois perché sur la tête d’un de mes vassaux, et nous suivions toujours notre chemin, quand un Rossignol habitant d’une Province du Pays opaque que nous traversions alors, étonné de me voir en la puissance d’un Aigle (car il ne nous pouvoit prendre que pour tels qu’il nous voyoit) se mit à plaindre mon malheur ; je fis faire halte à mes gens, et nous descendîmes au sommet de quelques arbres où soupiroit ce charitable Oiseau. Je pris tant de plaisir à la douceur de ses tristes chansons, qu’afin d’en jouir plus longtemps et plus à mon aise, je ne le voulus pas détromper. Je feignis sur-le-champ une histoire dans laquelle je lui contai les malheurs imaginaires qui m’avoient fait tomber aux mains de cet Aigle. J’y mêlai des aventures si surprenantes, où les passions étoient si adroitement soulevées et le chant si bien choisi pour la lettre, que le Rossignol en étoit tout hors de lui-même. Nous gazouillions l’un après l’autre réciproquement l’histoire en musique de nos mutuelles amours. Je chantois dans mes airs, que non-seulement je me consolois, mais que je me réjouissois encore de mon désastre, puisqu’il m’avoit procuré la gloire d’être plaint par de si belles chansons ; et ce petit inconsolable me répondoit dans les siens, qu’il accepteroit avec joie toute l’estime que je faisois de lui, s’il savoit qu’elle lui pût faire mériter l’honneur de mourir à ma place ; mais que la Fortune n’ayant pas réservé tant de gloire à un malheureux comme lui, il acceptoit de cette estime seulement ce qu’il en falloit pour m’empêcher de rougir de mon amitié. Je lui répondois encore à mon tour avec tous les transports, toutes les tendresses et toutes les mignardises d’une passion si touchante, que je l’aperçus deux ou trois fois sur la branche prêt à mourir d’amour. À la vérité, je mêlois tant d’adresse à la douceur de ma voix, et je surprenois son oreille par des traits si savans, et des routes si peu fréquentées à ceux de son espèce, que j’emportois sa belle âme à toutes les passions dont je la voulois maîtriser. Nous occupâmes en cet exercice l’espace de vingt-quatre heures ; et je crois que jamais nous ne nous fussions lassés de faire l’amour, si nos gorges ne nous eussent refusé de la voix. Ce fut l’obstacle seul qui nous empêcha de passer outre ; car sentant que le travail commençoit à me déchirer la gorge, et que je ne pouvois plus continuer sans choir en pâmoison, je lui fis signe de s’approcher de moi. Le péril où il crut que j’étois au milieu de tant d’Aigles lui persuada que je l’appelois à mon aide. Il vola aussitôt à mon secours ; et me voulant donner un glorieux témoignage qu’il savoit pour un ami braver la mort jusque dans son trône, il se vint asseoir fièrement sur le grand bec crochu de l’Aigle où j’étois perché. Certes un courage si fort dans un si foible animal me toucha de quelque vénération ; car encore que je l’eusse réclamé comme il se le figuroit, et qu’entre les animaux de semblable espèce, aider au malheureux soit une loi, l’instinct pourtant de sa timide nature le devoit faire balancer ; et toutefois il ne balança point ; au contraire il partit avec tant de hâte, que je ne sais qui vola le premier, du signal ou du Rossignol. Glorieux de voir sous ses pieds la tête de son Tyran, et ravi de songer qu’il alloit être, pour l’amour de moi, sacrifié presque entre mes ailes, et que de son sang peut-être quelques gouttes bienheureuses rejailliroient sur mes plumes, il tourna doucement la vue de mon côté, et m’ayant comme dit adieu d’un regard par lequel il sembloit me demander permission de mourir, il précipita si brusquement son petit bec dedans les yeux de l’Aigle, que je les vis plutôt crevés que frappés. Quand mon Oiseau se sentit aveugle, il se forma derechef une vue toute neuve. Je réprimandai doucement le Rossignol de son action trop précipitée ; et jugeant qu’il seroit dangereux de lui cacher plus longtemps notre véritable être, je me découvris à lui, je lui contai qui nous étions. Mais le pauvre petit, prévenu que ces barbares dont j’étois prisonnier, me contraignoient à feindre cette fable, n’ajouta nulle foi à tout ce que je lui pus dire. Quand je connus que toutes les raisons par lesquelles je prétendois le convaincre s’en alloient au vent, je donnai tout bas quelques ordres à dix ou douze mille de mes sujets, et incontinent le Rossignol aperçut à ses pieds une rivière couler sous un bateau, et le bateau flotter dessus ; il n’étoit grand que ce qu’il devoit l’être pour me contenir deux fois. Au premier signal que je leur fis paroître, mes Aigles s’envolèrent, et je me jetai dans l’esquif, d’où je criai au Rossignol, que s’il ne pouvoit encore se résoudre à m’abandonner sitôt, qu’il s’embarquât avec moi. Dès qu’il fut entré dedans, je commandai à la rivière de prendre son flux vers la région où mon peuple voloit. Mais la fluidité de l’onde étant moindre que celle de l’air, et par conséquent la rapidité de leur vol plus grande que celle de notre navigation, nous demeurâmes un peu derrière. Durant tout le chemin, je m’efforçai de détromper mon petit hôte ; je lui remontrai qu’il ne devoit attendre aucun fruit de sa passion, puisque nous n’étions pas de même espèce ; qu’il pouvoit bien l’avoir reconnu, quand l’Aigle, à qui il avoit crevé les yeux, s’en étoit forgé de nouveaux en sa présence, et lorsque par mon commandement douze mille de mes vassaux s’étoient métamorphosés en cette rivière et ce bateau sur lequel nous voguions. Mes remontrances n’eurent point de succès ; il me répondoit, que pour l’Aigle que je voulois faire accroire qui s’étoit forgé des yeux n’en avoit pas eu besoin, n’ayant point été aveugle, à cause qu’il n’avoit pas bien adressé du bec dans ses prunelles ; et pour la rivière et le bateau que je disois n’avoir été engendrés que d’une métamorphose de mon Peuple, ils étoient dans le bois dès la création du Monde, mais qu’on n’y avoit pas pris garde. Le voyant si fort ingénieux à se tromper, je convins avec lui que mes vassaux et moi nous nous métamorphoserions à sa vue en ce qu’il voudroit, à la charge qu’après cela il s’en retourneroit en sa Patrie. Tantôt il demanda que ce fût en arbre, tantôt il souhaita que ce fût en fleur, tantôt en fruit, tantôt en métal, tantôt en pierre. Enfin pour satisfaire tout à la fois à toute son envie, quand nous eûmes atteint ma Cour au lieu où je lui avois commandé de m’attendre, nous nous métamorphosâmes aux yeux du Rossignol en ce précieux arbre que tu as rencontré sur ton chemin, duquel nous venons d’abandonner la forme. Au reste maintenant que je vois ce petit Oiseau résolu de s’en retourner en son Pays, nous allons mes sujets et moi reprendre notre figure et la route de notre voyage. Mais il est raisonnable de te découvrir auparavant qui nous sommes : des animaux natifs et originaires du Soleil dans la partie éclairée, car il y a une différence bien remarquable entre les Peuples que produit la Région lumineuse et les Peuples du Pays opaque (190). C’est nous qu’au Monde de la Terre vous appelez des Esprits, et votre présomptueuse stupidité nous a donné ce nom, à cause que n’imaginant point d’animaux plus parfaits que l’homme, et voyant faire à de certaines créatures des choses au-dessus du pouvoir humain, vous avez cru ces animaux-là des Esprits. Vous vous trompez toutefois ; nous sommes des animaux comme vous ; car encore que quand il nous plaît nous donnions à notre matière, comme tu viens de voir, la figure et la forme essentielle des choses auxquelles nous voulons nous métamorphoser, cela ne conclut pas que nous soyons des Esprits. Mais écoute, et je te découvrirai comment toutes ces métamorphoses, qui te semblent autant de miracles, ne sont rien que de purs effets naturels. Il faut que tu saches qu’étant nés habitans de la partie claire de ce grand Monde, où le Principe de la matière est d’être en action, nous devons avoir l’imagination beaucoup plus active que ceux des régions opaques, et la substance du corps aussi beaucoup plus déliée. Or cela supposé, il est infaillible que notre imagination ne rencontrant aucun obstacle dans la matière qui nous compose, elle l’arrange comme elle veut, et devenue maîtresse de toute notre masse, elle la fait passer en remuant toutes ses particules, dans l’ordre nécessaire à constituer en grand cette chose qu’elle avoit formée en petit. Ainsi chacun de nous s’étant imaginé l’endroit et la partie de ce précieux arbre auquel il se vouloit changer, et ayant par cet effort d’imagination excité notre matière aux mouvemens nécessaires à les produire, nous nous y sommes métamorphosés. Ainsi mon Aigle ayant les yeux crevés, n’a eu pour se les rétablir qu’à s’imaginer un Aigle clairvoyant, car toutes nos transformations arrivent par le mouvement. C’est pourquoi quand de feuilles, de fleurs et de fruits que nous étions, nous avons été transmués en hommes, tu nous as vus danser encore quelque temps après, parce que nous n’étions pas encore remis du branle qu’il avoit fallu donner à notre matière pour nous faire hommes : à l’exemple des cloches, qui quoiqu’elles soient arrêtées, bruissent encore quelque temps après, et suivent sourdement le même son que le batail (191) causoit en les frappant. Aussi est-ce pourquoi tu nous as vus danser auparavant de faire ce grand homme, parce qu’il a fallu pour le produire nous donner tous les mouvemens généraux et particuliers qui sont nécessaires à le constituer, afin que cette agitation serrant nos corps peu à peu et les absorbant en un, chacun de nous par son mouvement créât en chaque partie le mouvement spécifique qu’elle doit avoir. Vous autres hommes ne pouvez pas les mêmes choses, à cause de la pesanteur de votre masse, et de la froideur de votre imagination. »

Il continua sa preuve, et l’appuya d’exemples si familiers et si palpables, qu’enfin je me désabusai d’un grand nombre d’opinions mal prouvées dont nos Docteurs aheurtés préviennent l’entendement des foibles. Alors je commençai de comprendre qu’en effet l’imagination de ces Peuples solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n’y ayant point, en ce Monde-là comme au nôtre, d’activité de centre qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je conçus, dis-je, que cette imagination pouvoit produire sans miracle tous les miracles qu’elle venoit de faire. Mille exemples d’événemens quasi pareils, dont les Peuples de notre globe font foi, achevèrent de me persuader. Cippus, Roi d’Italie, qui pour avoir assisté à un combat de taureaux, et avoir eu toute la nuit son imagination occupée à des cornes, trouva son front cornu le lendemain ; Gallus Vitius, qui banda son âme et l’excita si vigoureusement à concevoir l’essence de la folie, qu’ayant donné à sa matière par un effort d’imagination, les mêmes mouvemens que cette matière doit avoir pour constituer la folie, devint fou. Le roi Codrus, poulmonique, qui fichant ses yeux et sa pensée sur la fraîcheur d’un jeune visage, et cette florissante allégresse qui regorgeoit jusqu’à lui de l’adolescence du garçon, prenant dans son corps le mouvement par lequel il se figuroit la santé d’un jeune homme, se remit en convalescence. Enfin plusieurs femmes grosses qui ont fait monstres leurs enfans déjà formés dans la matrice, parce que leur imagination, qui n’étoit pas assez forte pour se donner à elles-mêmes la figure des monstres qu’elles concevoient, l’étoit assez pour arranger la matière du fœtus, beaucoup plus chaude et plus mobile que la leur, dans l’ordre essentiel à la production de ces monstres. Je me persuadai même que, si quand ce fameux hypocondre de l’antiquité s’imaginoit être cruche, sa matière trop compacte et trop pesante avoit pu suivre l’émotion de sa fantaisie, elle auroit formé de tout son corps une cruche parfaite ; et il auroit paru à tout le monde véritablement cruche, comme il se le paroissoit à lui seul. Tant d’autres exemples dont je me satisfis, me convainquirent en telle sorte, que je ne doutai plus d’aucune des merveilles que l’Homme-Esprit m’avoit racontées. Il me demanda si je ne souhoitois plus rien de lui ; je le remerciai de tout mon cœur. Et ensuite il eut encore la bonté de me conseiller, que puisque j’étois habitant de la Terre, je suivisse le Rossignol aux régions opaques du Soleil, parce qu’elles étoient plus conformes aux plaisirs qu’apète (192) la nature humaine. À peine eut-il achevé ce discours, qu’ayant ouvert la bouche fort grande, je vis sortir du fond de son gosier le Roi de ces petits animaux en forme de rossignol. Le grand Homme tomba aussitôt, et en même temps tous ses membres par morceaux s’envolèrent sous la figure d’Aigles. Ce Rossignol, créateur de soi-même, se percha sur la tête du plus beau d’entre eux, d’où il entonna un air admirable avec lequel je pense qu’il me disoit adieu. Le véritable Rossignol prit aussi sa volée, mais non pas de leur côté, ni ne monta pas si haut. Aussi je ne le perdis point de vue ; nous cheminions à peu près de même force ; car comme je n’avois pas dessein d’aborder plutôt une terre que l’autre, je fus bien aise de l’accompagner, outre que les régions opaques des Oiseaux étant plus conformes à mon tempérament, j’espérois y rencontrer aussi des aventures plus correspondantes à mon humeur. Je voyageai sur cette espérance pour le moins trois semaines avec toute sorte de contentement, si je n’eusse eu que mes oreilles à satisfaire ; car le Rossignol ne me laissoit point manquer de musique ; quand il étoit las, il venoit se reposer sur mon épaule ; et, quand je m’arrêtais, il m’attendoit. À la fin j’arrivai dans une contrée du Royaume de ce petit chantre, qui alors ne se soucia plus de m’accompagner. L’ayant perdu de vue, je le cherchai, je l’appelai, mais enfin je restai si las d’avoir couru après lui vainement, que je résolus de me reposer. Pour cet effet je m’étendis sur un gazon d’herbe molle qui tapissoit les racines d’un superbe rocher. Ce rocher étoit couvert de plusieurs jeunes arbres verts et touffus, dont l’ombre charma mes sens fatigués le plus agréablement du monde, et m’obligea de les abandonner au sommeil pour réparer avec sûreté mes forces dans un lieu si tranquille et si frais[17].


Histoire des oiseaux (193).


Je commençois de m’endormir, comme j’aperçus en l’air un Oiseau merveilleux qui planoit sur ma tête ; il se soutenoit d’un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n’étoit point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paroissoit verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisoit briller en s’agitant une couronne d’or, dont les rayons jaillissoient de ses yeux.

Il fut longtemps à voler dans la nue, et je me tenois tellement collé à tout ce qu’il devenoit, que mon âme s’étant toute repliée et comme raccourcie à la seule opération de voir, elle n’atteignit presque pas jusqu’à celle d’ouïr, pour me faire entendre que l’Oiseau parloit en chantant.

Ainsi peu à peu débandé de mon extase, je remarquai distinctement les syllabes, les mots et le discours qu’il articula,

Voici donc au mieux qu’il m’en souvient, les termes dont il arrangea le tissu de sa chanson :

« Vous êtes étranger, siffla l’Oiseau fort agréablement, et naquîtes dans un Monde d’où je suis originaire. Or cette propension secrète dont nous sommes émus pour nos compatriotes, est l’instinct qui me pousse à vouloir que vous sachiez ma vie.

« Je vois votre esprit tendu à comprendre comment il est possible que je m’explique à vous d’un discours suivi, vu qu’encore que les Oiseaux contrefassent votre parole, ils ne la conçoivent pas ; mais aussi quand vous contrefaites l’aboi d’un chien ou le chant d’un rossignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rossignol ont voulu dire. Tirez donc conséquence de là que ni les Oiseaux ni les Hommes ne sont pas pour cela moins raisonnables.

« Cependant de même qu’entre vous autres, il s’en est trouvé de si éclairés, qu’ils ont entendu et parlé notre langue comme Apollonius Tianeus, Anaximander, Ésope (194), et plusieurs dont je vous tais les noms, pour ce qu’ils ne sont jamais venus à votre connoissance ; de même parmi nous il s’en trouve qui entendent et parlent la vôtre. Quelques-uns, à la vérité, ne savent que celle d’une nation. Mais tout ainsi qu’il se rencontre des Oiseaux qui ne disent mot, quelques-uns qui gazouillent, d’autres qui parlent, il s’en rencontre encore de plus parfaits qui savent user de toutes sortes d’idiomes ; quant à moi j’ai l’honneur d’être de ce petit nombre.

« Au reste vous sautez qu’en quelque Monde que ce soit, Nature a imprimé aux Oiseaux une secrète envie de voler jusqu’ici, et peut-être que cette émotion de notre volonté est ce qui nous a fait croître des ailes, comme les femmes grosses produisent sur leurs enfans la figure des choses qu’elles ont désirées ; ou plutôt comme ceux qui passionnant de savoir nager ont été vus tout endormis se plonger au courant des fleuves, et franchir avec plus d’adresse qu’un expérimenté nageur, des hasards qu’étant éveillés ils n’eussent osé seulement regarder ; ou comme ce fils du Roi Crésus (195), à qui un véhément désir de parler pour garantir son père, enseigna tout d’un coup une langue ; ou bref comme cet ancien qui pressé de son ennemi et surpris sans armes, sentit croître sur son front des cornes de taureau, par le désir qu’une fureur semblable à celle de cet animal lui en inspira.

Quand donc les Oiseaux sont arrivés au Soleil, ils vont joindre la république de leur espèce. Je vois bien que vous êtes gros (196) d’apprendre qui je suis. C’est moi que parmi vous on appelle Phénix. Dans chaque Monde il n’y en a qu’un à la fois, lequel y habite durant l’espace de cent ans ; car au bout d’un siècle, quand sur quelque montagne d’Arabie il s’est déchargé d’un gros œuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d’aloès, de cannelle et d’encens, il prend son essor, et dresse sa volée au Soleil, comme la patrie où son cœur a longtemps aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage ; mais la pesanteur de son œuf, dont les coques si épaisses qu’il faut un siècle à le couver, retardoit toujours l’entreprise.

« Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production ; c’est pourquoi je veux vous l’expliquer. Le Phénix est hermaphrodite ; mais entre les hermaphrodites, c’est encore un autre Phénix tout extraordinaire, car… »

Il resta un demi-quart d’heure sans parler, et puis il ajouta : « Je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d’apprendre ; mais si je ne dis vrai, je veux jamais n’aborder votre globe, qu’un Aigle ne fonde sur moi. »

Il demeura encore quelque temps à se balancer dans le Ciel, et puis il s’envola.

L’admiration qu’il m’avoit causée par son récit me donna la curiosité de le suivre ; et parce qu’il fendoit le vague des cieux d’un essor non précipité, je le conduisis de la vue et du marcher assez facilement.

Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays si plein d’Oiseaux, que leur nombre égaloit presque celui des feuilles qui les couvroient. Ce qui me surprit davantage fut que ces Oiseaux, au lieu de s’effaroucher à ma rencontre, voltigeoient alentour de moi ; l’un siffloit à mes oreilles, l’autre faisoit la roue sur ma tête ; bref après que leurs petites gambades eurent occupé mon attention fort longtemps, tout à coup je sentis mes bras chargés de plus d’un million de toutes sortes d’espèces, qui pesoient dessus si lourdement, que je ne les pouvois remuer.

Ils me tinrent en cet état jusqu’à ce que je vis arriver quatre grandes Aigles, dont les unes m’ayant de leurs serres accolé par les jambes, les deux autres par les bras, m’enlevèrent fort haut.

Je remarquai parmi la foule une Pie, qui tantôt deçà, tantôt delà, voloit et revoloit avec beaucoup d’empressement, et j’entendis qu’elle me cria que je ne me défendisse point, à cause que ses compagnons tenoient déjà conseil de me crever les yeux. Cet avertissement empêcha toute la résistance que j’aurois pu faire ; de sorte que ces Aigles m’emportèrent à plus de mille lieues de là dans un grand bois, qui étoit (à ce que dit ma Pie) la ville où leur Roi faisoit sa résidence.

La première chose qu’ils firent fut de me jeter en prison dans le tronc creusé d’un grand chêne, et quantité des plus robustes se perchèrent sur les branches, où ils exercèrent les fonctions d’une compagnie de soldats sous les armes.

Environ au bout de vingt-quatre heures, il en entra d’autres en garde qui relevèrent ceux-ci. Cependant que j’attendois avec beaucoup de mélancolie ce qu’il plairoit à la Fortune d’ordonner de mes désastres, ma charitable Pie m’apprenoit tout ce qui se passoit.

Entre autres choses, il me souvient qu’elle m’avertit que la populace des Oiseaux avoit fort crié de ce qu’on me gardoit si longtemps sans me dévorer ; qu’ils avoient remontré que j’amaigrirois tellement qu’on ne trouveroit plus sur moi que des os à ronger.

La rumeur pensa s’échauffer en sédition, car ma Pie s’étant émancipée de représenter que c’étoit un procédé barbare, de faire ainsi mourir sans connoissance de cause, un animal qui approchoit en quelque sorte de leur raisonnement, ils la pensèrent mettre en pièces, alléguant que cela seroit bien ridicule de croire qu’un animal tout nu, que la Nature même en mettant au jour ne s’étoit pas souciée de fournir des choses nécessaires à le conserver, fût comme eux capable de raison : « Encore, ajoutoient-ils, si c’étoit un animal qui approchât un peu davantage de notre figure, mais justement le plus dissemblable, et le plus affreux ; enfin une bête chauve, un oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures, et qui fait peur à toutes : l’Homme, dis-je, si sot et si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui ; l’Homme qui avec son âme si clairvoyante, ne sauroit distinguer le sucre d’avec l’arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui auroit fait prendre pour du persil ; l’Homme qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus foibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures ; l’Homme enfin que la Nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer (197). »

Voilà ce que disoient les plus sages : pour la commune (198), elle crioit que cela étoit horrible, de croire qu’une bête qui n’avoit pas le visage fait comme eux, eût de la raison. « Hé ! quoi, murmuroient-ils l’un à l’autre, il n’a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme seroit spirituelle ! O Dieux ! quelle impertinence ! »

La compassion qu’eurent de moi les plus généreux n’empêcha point qu’on n’instruisît mon procès criminel : on en dressa toutes les écritures dessus l’écorce d’un cyprès ; et puis au bout de quelques jours je fus porté au tribunal des Oiseaux. Il n’y avoit pour avocats, pour conseillers, et pour juges, à la séance, que des Pies, des Geais et des Étourneaux ; encore n’avoit-on choisi que ceux qui entendoient ma langue.

Au lieu de m’interroger sur la sellette, on me mit à califourchon sur un chicot de bois pourri, d’où celui qui présidoit à l’auditoire, après avoir claqué du bec deux ou trois coups, et secoué majestueusement ses plumes, me demanda d’où j’étois, de quelle nation, et de quelle espèce. Ma charitable Pie m’avoit donné auparavant quelques instructions qui me furent très-salutaires, et entre autres que je me gardasse bien d’avouer que je fusse Homme. Je répondis donc que j’étois de ce petit Monde qu’on appeloit la Terre, dont le Phénix et quelques autres que je voyois dans l’assemblée, pouvoient leur avoir parlé ; que le climat qui m’avoit vu naître étoit assis sous la zone tempérée du pôle arctique, dans une extrémité de l’Europe qu’on nommoit la France ; et quant à ce qui concernoit mon espèce, que je n’étois point Homme comme ils se figuroient, mais Singe ; que des hommes m’avoient enlevé au berceau fort jeune, et nourri parmi eux ; que leur mauvaise éducation m’avoit ainsi rendu la peau délicate ; qu’ils m’avoient fait oublier ma langue naturelle, et instruit à la leur ; que pour complaire à ces animaux farouches, je m’étais accoutumé à ne marcher que sur deux pieds ; et qu’enfin, comme on tombe plus facilement qu’on ne monte d’espèce, l’opinion, la coutume, et la nourriture de ces bêtes immondes avoient tant de pouvoir sur moi, qu’à peine mes parens qui sont Singes d’honneur, me pourroient eux-mêmes reconnoître. J’ajoutai pour ma justification, qu’ils me fissent visiter par des experts, et qu’en cas que je fusse trouvé Homme, je me soumettais à être anéanti comme un monstre.

« Messieurs, s’écria une Arondelle de l’assemblée dès que j’eus cessé de parler, je le tiens convaincu ; vous n’avez pas oublié qu’il vient de dire que le Pays qui l’avoit vu naître étoit la France ; mais vous savez qu’en France les singes n’engendrent point : après cela jugez s’il est ce qu’il se vante d’être ? »

Je répondis à mon accusatrice que j’avois été enlevé si jeune du sein de mes parens, et transporté en France, qu’à bon droit je pouvois appeler mon pays natal celui duquel je me souvenois le plus loin.

Cette raison, quoique spécieuse, n’étoit pas suffisante ; mais la plupart, ravis d’entendre que je n’étois pas Homme, furent bien aises de le croire ; car ceux qui n’en avoient jamais vu ne pouvoient se persuader qu’un homme ne fût bien plus horrible que je ne leur paroissois, et les plus sensés ajoutoient que l’Homme étoit quelque chose de si abominable, qu’il étoit utile qu’on crût que ce n’étoit qu’un être imaginaire.

De ravissement tout l’auditoire en battit des ailes, et sur l’heure on me mit pour m’examiner au pouvoir des syndics, à la charge de me représenter le lendemain, et d’en faire à l’ouverture des chambres le rapport à la Compagnie. Ils s’en chargèrent donc, et me portèrent dans un bocage reculé. Là pendant qu’ils me tinrent, ils ne s’occupèrent qu’à gesticuler autour de moi cent sortes de culbutes, à faire la procession des coques de noix sur la tête. Tantôt ils battoient des pieds l’un contre l’autre, tantôt ils creusoient de petites fosses pour les remplir, et puis j’étois tout étonné que je ne voyois plus personne.

Le jour et la nuit se passèrent à ces bagatelles, jusqu’au lendemain que l’heure prescrite étant venue, on me reporta derechef comparoître devant mes juges, où mes syndics interpellés de dire vérité, répondirent que pour la décharge de leur conscience, ils se sentoient tenus d’avertir la Cour qu’assurément je n’étois pas Singe comme je me vantois : « Car, disoient-ils, nous avons eu beau sauter, marcher, pirouetter et inventer en sa présence cent tours de passe, par lesquels nous prétendions l’émouvoir à faire de même, selon la coutume des Singes. Or quoiqu’il eût été nourri parmi les Hommes, comme le Singe est toujours Singe, nous soutenons qu’il n’eût pas été en sa puissance de s’abstenir de contrefaire nos singeries. Voilà, Messieurs, notre rapport. »

Les juges alors s’approchèrent pour venir aux opinions ; mais on s’aperçut que le Ciel se couvroit et paroissoit chargé. Cela fit lever l’assemblée.

Je m’imaginois que l’apparence du mauvais temps les y avoit conviés, quand l’Avocat Général me vint dire, par ordre de la Cour, qu’on ne me jugeroit point ce jour-là ; que jamais on ne vidoit un procès criminel lorsque le Ciel n’étoit pas serein, parce qu’ils craignoient que la mauvaise température de l’air n’altérât quelque chose à la bonne constitution de l’esprit des juges ; que le chagrin dont l’humeur des Oiseaux se charge durant la pluie, ne dégorgeât sur la cause, ou qu’enfin la Cour ne se vengeât de sa tristesse sur l’accusé ; c’est pourquoi mon jugement fut remis à un plus beau temps. On me ramena donc en prison, et je me souviens que pendant le chemin ma charitable Pie ne m’abandonna guère, elle vola toujours à mes côtés, et je crois qu’elle ne m’eût point quitté, si ses compagnons ne se fussent approchés de nous.

Enfin j’arrivai au lieu de ma prison, où pendant ma captivité je ne fus nourri que du pain du Roi : c’étoit ainsi qu’ils appeloient une cinquantaine de vers, et autant de guillots (199) qu’ils m’apportoient à manger de sept heures en sept heures.

Je pensois recomparoître dès le lendemain, et tout le monde le croyoit ainsi ; mais un de mes Gardes me conta au bout de cinq ou six jours, que tout ce temps-là avoit été employé à rendre justice à une communauté de Chardonnerets, qui l’avoit implorée contre un de leurs compagnons. Je demandai à ce Garde de quel crime ce malheureux étoit accusé : « Du crime, répliqua le Garde, le plus énorme dont un Oiseau puisse être noirci. On l’accuse… le pourrez-vous bien croire ? On l’accuse… mais, bons Dieux ! d’y penser seulement les plumes m’en dressent à la tête… Enfin on l’accuse de n’avoir pas encore depuis six ans mérité d’avoir un ami ; c’est pourquoi il a été condamné à être Roi, et Roi d’un peuple différent de son espèce.

« Si ses sujets eussent été de sa nature, il auroit pu tremper au moins des yeux et du désir dedans leurs voluptés ; mais comme les plaisirs d’une espèce n’ont point du tout de relation avec les plaisirs d’une autre espèce, il supportera toutes les fatigues, et boira toutes les amertumes de la Royauté, sans pouvoir en goûter aucune des douceurs.

« On l’a fait partir ce matin environné de beaucoup de médecins, pour veiller à ce qu’il ne s’empoisonne dans le voyage. » Quoique mon Garde fût grand causeur de sa nature, il ne m’osa pas entretenir seul plus longtemps, de peur d’être soupçonné d’intelligence. Environ sur la fin de la semaine, je fus encore ramené devant mes juges.

On me nicha sur le fourchon d’un petit arbre sans feuilles. Les Oiseaux de longue robe, tant Avocats, Conseillers que Présidens, se juchèrent tous par étage, chacun selon sa dignité, au coupeau d’un grand cèdre. Pour les autres qui n’assistoient à l’assemblée que par curiosité, ils se placèrent pêle-mêle tant que les sièges furent remplis, c’est-à-dire tant que les branches du cèdre furent couvertes de pattes.

Cette Pie que j’avois toujours remarquée pleine de compassion pour moi, se vint percher sur mon arbre, où, feignant de se divertir à becqueter la mousse : « En vérité, me dit-elle, vous ne sauriez croire combien votre malheur m’est sensible, car encore que je n’ignore pas qu’un Homme parmi les vivans est une peste dont on devroit purger tout État bien policé ; quand je me souviens toutefois d’avoir été dès le berceau élevée parmi eux, d’avoir appris leur langue si parfaitement, que j’en ai presque oublié la mienne, et d’avoir mangé de leur main des fromages mous si excellens que je ne saurois y songer sans que l’eau m’en vienne aux yeux et à la bouche, je sens pour vous des tendresses qui m’empêchent d’incliner au plus juste parti. »

Elle achevoit ceci, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un Aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d’un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le Roi, si ma Pie de sa patte ne m’eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand Aigle fût notre souverain ? C’est une imagination de vous autres Hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’Aigle nous devoit commander.

« Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre Roi que le plus foible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons-nous tous les six mois, et nous le prenons foible, afin que le moindre à qui il auroit fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu’il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu’il soit d’une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.

« Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S’il se rencontre seulement trois Oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procède à une nouvelle élection.

« Pendant la journée que durent les États, notre Roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés, Tous les Oiseaux l’un après l’autre passent par devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »

Je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui demander ce qu’elle entendoit par la mort triste, et voici ce qu’elle me répliqua :

« Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l’on y procède de cette façon :

« Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu’on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s’amassent tout autour, et lui remplissent l’âme par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.

« Toutefois un tel spectacle n’arrive guère ; car comme nos Rois sont fort doux, ils n’obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.

« Celui qui règne à présent est une Colombe dont l’humeur est si pacifique, que l’autre jour qu’il falloit accorder deux Moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c’étoit qu’inimitié. »

Ma Pie ne put continuer un si long discours, sans que quelques-uns des assistants y prissent garde ; et parce qu’on la soupçonnoit déjà de quelque intelligence, les principaux de l’assemblée lui firent mettre la main sur le collet par un Aigle de la Garde qui se saisit de sa personne. Le Roi Colombe arriva sur ces entrefaites ; chacun se tut, et la première chose qui rompit le silence, fut la plainte que le grand Censeur des Oiseaux dressa contre la Pie, Le Roi pleinement informé du scandale dont elle étoit cause, lui demanda son nom, et comment elle me connoissoit. « Sire, répondit-elle fort étonnée, je me nomme Margot ; il y a ici force Oiseaux de qualité qui répondront de moi. J’appris un jour au Monde de la Terre d’où je suis native, par Guillery l’Enrhumé que voilà (qui, m’ayant entendu crier en cage, me vint visiter à la fenêtre où j’étois pendue), que mon père étoit Courte-queue, et ma mère Croque-noix. Je ne l’aurois pas su sans lui ; car j’avois été enlevée de dessous l’aile de mes parens au berceau, fort jeune. Ma mère quelque temps après en mourut de déplaisir, et mon père désormais hors d’âge de faire d’autres enfans, désespéré de se voir sans héritiers, s’en alla à la guerre des Geais, où il fut tué d’un coup de bec dans la cervelle. Ceux qui me ravirent furent certains animaux sauvages qu’on appelle porchers, qui me portèrent vendre à un château, où je vis cet Homme à qui vous faites maintenant le procès. Je ne sais s’il conçut quelque bonne volonté pour moi, mais il se donnoit la peine d’avertir les serviteurs de me hacher de la mangeaille. Il avoit quelquefois la bonté de me l’apprêter lui-même. Si en hiver j’étois morfondue, il me portoit auprès du feu, calfeutroit ma cage ou commandoit au jardinier de me réchauffer dans sa chemise. Les domestiques n’osoient m’agacer en sa présence, et je me souviens qu’un jour il me sauva de la gueule du chat qui me tenoit entre ses griffes, où le petit laquais de ma Dame m’avoit exposée. Mais il ne sera pas mal à propos de vous apprendre la cause de cette barbarie. Pour complaire à Verdelet (c’est le nom du petit laquais) je répétois un jour les sottises qu’il m’avoit enseignées. Or il arriva, par malheur, quoique je récitasse toujours mes quolibets de suite, que je vins à dire en son ordre justement comme il entroit pour faire un faux message : Taisez-vous, fils de putain, vous avez menti ! Cet Homme accusé que voilà, qui connoissant le naturel menteur du fripon, s’imagina que je pourrois bien avoir parlé par prophétie, et envoya sur les lieux s’enquérir si Verdelet y avoit été : Verdelet fut convaincu de fourbe, Verdelet fut fouetté, et Verdelet pour se venger m’eût fait manger au matou, sans lui[18]. » Le Roi d’un baissement de tête, témoigna qu’il étoit content de la pitié qu’elle avoit eue de mon désastre ; il lui défendit toutefois de me plus parler en secret. Ensuite il demanda à l’Avocat de ma partie, si son plaidoyer étoit prêt. Il fit signe de la patte qu’il alloit parler, et voici ce me semble les mêmes points dont il insista contre moi :


Plaidoyer fait au parlement des oiseaux
les chambres assemblées,
contre un animal accusé d’être homme.


« Messieurs, la partie de ce criminel est Guillemette la Charnue, Perdrix de son extraction, nouvellement arrivée du Monde de la Terre, la gorge encore ouverte d’une balle de plomb que lui ont tirée les Hommes, demanderesse à l’encontre du genre humain, et par conséquent à l’encontre d’un animal que je prétends être un membre de ce grand corps. Il ne nous seroit pas malaisé d’empêcher par sa mort les violences qu’il peut faire ; toutefois comme le salut ou la perte de tout ce qui vit, importe à la République des vivans, il me semble que nous mériterions d’être nés Hommes, c’est-à-dire dégradés de la raison et de l’immortalité que nous avons par-dessus eux, si nous leur avions ressemblé par quelqu’une de leurs injustices.

« Examinons donc, Messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention de laquelle nos divins esprits sont capables.

« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est Homme ; et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.

« Pour moi, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause[19] ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou ; troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il porte la queue[20] devant ; septièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche (200) qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; huitièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au Ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyoit d’en avoir deux libres ; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots (201) ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or vous savez, Messieurs, que de tous les animaux il n’y a que l’Homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est Homme. Il faut maintenant examiner si pour être Homme, il mérite la mort.

« Je pense, Messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or si je prouve que l’Homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?

« La première et la plus fondamentale Loi pour la manutention d’une République, c’est l’égalité ; mais l’Homme ne la sauroit endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre foiblesse, et ne veut pas cependant avouer pour ses maîtres, les Aigles, les Condurs (202), et les Griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.

« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marqueroit-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?

« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les Paysans des Gentils-hommes, les Princes des Monarques, et les Monarques mêmes des Lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de Maîtres, que comme s’ils appréhendoient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des Dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre ; ils en feront plutôt de bois, qu’ils n’en aient, et je crois même qu’ils se chatouillent des fausses espérances de l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-être les effraye, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique Monarchie et de cet empire si naturel de l’Homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là. Cependant en conséquence de cette Principauté ridicule, il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres, il fait un prix à la noblesse[21]. Il pense que le Soleil s’est allumé pour l’éclairer à nous faire la guerre ; que Nature nous a permis d’étendre nos promenades dans le Ciel, afin seulement que de notre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices (204) : et quand Dieu mit des entrailles dedans notre corps, qu’il n’eut intention que de faire un grand livre où l’Homme pût apprendre la science des choses futures.

Hé ! bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable ? Celui qui l’a conçu pouvoit-il mériter un moindre châtiment que de naître Homme ? Ce n’est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de raison, j’excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut d’entendement ; mais pour celles qui ne sont filles que de la volonté, j’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des Laniers (205), des Faucons et des Vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude de leur semblable, ou nous livrer entre ses mains.

« Cette seule considération est si pressante, que je demande à la Cour qu’il soit exterminé de la mort triste. »

Tout le Barreau frémit de l’horreur d’un si grand supplice ; c’est pourquoi afin d’avoir lieu de le modérer, le Roi fit signe à mon Avocat de répondre.

C’étoit un Étourneau, grand jurisconsulte, lequel après avoir frappé trois fois de sa patte contre la branche qui le soutenoit, parla ainsi à l’assemblée :

« Il est vrai, Messieurs, qu’ému de pitié, j’avois entrepris la cause pour cette malheureuse bête ; mais sur le point de la plaider, il m’est venu un remords de conscience, et comme une voix secrète, qui m’a défendu d’accomplir une action si détestable. Ainsi, Messieurs, je vous déclare, et à toute la Cour, que pour faire le salut de mon âme, je ne veux contribuer en façon quelconque à la durée d’un monstre tel que l’Homme. »

Toute la populace claqua du bec en signe de réjouissance, et pour congratuler à la sincérité d’un si Oiseau de bien.

Ma Pie se présenta pour plaider à sa place ; mais il lui fut imposé de se taire[22], à cause qu’ayant été nourrie parmi les Hommes, et peut-être infectée de leur morale, il étoit à craindre qu’elle n’apportât à ma cause un esprit prévenu ; car la Cour des Oiseaux ne souffre point que l’Avocat, qui s’intéresse davantage pour un client que pour l’autre, soit ouï, à moins qu’il puisse justifier que cette inclination procède du bon droit de la partie.

Quand mes juges virent que personne ne se présentoit pour me défendre, ils étendirent leurs ailes qu’ils secouèrent, et volèrent incontinent aux opinions.

La plus grande partie, comme j’ai su depuis, insista fort que je fusse exterminé de la mort triste ; mais, toutefois, quand on aperçut que le Roi penchoit à la douceur, chacun revint à son opinion. Ainsi mes juges se modérèrent, et au lieu de la mort triste dont ils me firent grâce, ils trouvèrent à propos pour faire sympathiser mon châtiment à quelqu’un de mes crimes, et m’anéantir par un supplice qui servît à me détromper, en bravant ce prétendu empire de l’Homme sur les Oiseaux, que je fusse abandonné à la colère des plus foibles d’entre eux ; cela veut dire qu’ils me condamnèrent à être mangé des mouches.

En même temps, l’assemblée se leva, et j’entendis murmurer qu’on ne s’étoit pas davantage étendu à particulariser les circonstances de ma tragédie, à cause de l’accident arrivé à un Oiseau de la troupe, qui venoit de tomber en pâmoison comme il vouloit parler au Roi. On crut qu’elle étoit causée par l’horreur qu’il avoit eue de regarder trop fixement un Homme. C’est pourquoi on donna ordre de m’emporter.

Mon arrêt me fut prononcé auparavant, et sitôt que l’Orfraie qui servoit de Greffier criminel, eut achevé de me le lire, j’aperçus à l’entour de moi le Ciel tout noir de mouches, de bourdons, d’abeilles, de guiblets, de cousins et de puces qui bruissaient d’impatience.

J’attendois encore que mes Aigles m’enlevassent comme à l’ordinaire, mais je vis à leur place une grande Autruche noire qui me mit honteusement à califourchon sur son dos (car cette posture est entre eux la plus ignominieuse où l’on puisse appliquer un criminel, et jamais Oiseau, pour quelque offense qu’il ait commise, n’y peut être condamné).

Les archers qui me conduisirent au supplice étoient une cinquantaine de Condurs, et autant de Griffons devant, et derrière ceux-ci voloit fort lentement une procession de Corbeaux qui croassaient je ne sais quoi de lugubre, et il me sembloit ouïr comme de plus loin des Chouettes qui leur répondoient.

Au partir du lieu où mon jugement m’avoit été rendu, deux Oiseaux de paradis, à qui on avoit donné charge de m’assister à la mort, se vinrent asseoir sur mes épaules. Quoique mon âme fût alors fort troublée à cause de l’horreur du pas que j’allois franchir, je me suis pourtant souvenu de quasi tous les raisonnemens par lesquels ils tâchèrent de me consoler.

« La mort, me dirent-ils (me mettant le bec à l’oreille), n’est pas sans doute un grand mal, puisque Nature notre bonne mère y assujettit tous ses enfans ; et ce ne doit pas être une affaire de grande conséquence, puisqu’elle arrive à tout moment, et pour si peu de chose ; car si la vie étoit si excellente, il ne seroit pas en notre pouvoir de ne la point donner ; ou si la mort traînoit après soi des suites de l’importance que tu te fais accroire, il ne seroit pas en notre pouvoir de la donner. Il y a beaucoup d’apparence, au contraire, puisque l’animal commence par Jeu, qu’il finit de même. Je parle à toi ainsi, à cause que ton âme n’étant pas immortelle comme la nôtre, tu peux bien juger quand tu meurs, que tout meurt avec toi. Ne t’afflige donc point de faire plus tôt ce que quelques-uns de tes compagnons feront plus tard. Leur condition est plus déplorable que la tienne ; car si la mort est un mal, elle n’est mal qu’à ceux qui ont à mourir, et ils seront, au prix de toi, qui n’as plus qu’une heure entre ci et là, cinquante ou soixante ans en état de pouvoir mourir. Et puis, dis-moi, celui qui n’est pas né n’est pas malheureux. Or tu vas être comme celui qui n’est pas né ; un clin d’œil après la vie, tu seras ce que tu étois un clin d’œil devant (206), et ce clin d’œil passé, tu seras mort d’aussi longtemps que celui qui mourut il y a mille siècles (207). Mais en tout cas, supposé que la vie soit un bien, le même rencontre qui parmi l’infinité du temps a pu faire que tu sois, ne peut-il pas faire quelque jour que tu sois encore un autre coup ? La matière, qui à force de se mêler est enfin arrivée à ce nombre, cette disposition et cet ordre nécessaire à la construction de ton être, peut-elle pas en se remêlant arriver à une disposition requise pour faire que tu te sentes être encore une autre fois ? Oui ; mais, me diras-tu, je ne me souviendrai pas d’avoir été ? Hé ! mon cher frère, que t’importe, pourvu que tu te sentes être ? Et puis ne se peut-il pas faire que pour te consoler de la perte de ta vie, tu imagineras les mêmes raisons que je te représente maintenant ?

« Voilà des considérations assez fortes pour t’obliger à boire cette absinthe en patience ; il m’en reste toutefois d’autres encore plus pressantes qui t’inviteront sans doute à la souhaiter. Il faut, mon cher frère, te persuader que comme toi et les autres brutes êtes matériels ; et comme la mort, au lieu d’anéantir la matière, elle n’en fait que troubler l’économie, tu dois, dis-je, croire avec certitude que, cessant d’être ce que tu étois, tu commenceras d’être quelque autre chose. Je veux donc que tu ne deviennes qu’une motte de terre, ou un caillou, encore seras-tu quelque chose de moins méchant que l’Homme. Mais j’ai un secret à te découvrir, que je ne voudrois pas qu’aucun de mes compagnons eût entendu de ma bouche : c’est qu’étant mangé, comme tu vas être, de nos petits Oiseaux, tu passeras en leur substance. Oui, tu auras l’honneur de contribuer, quoique aveuglement, aux opérations intellectuelles de nos Mouches, et de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toi-même, de les faire au moins raisonner (208). »

Environ à cet endroit de l’exhortation, nous arrivâmes au lieu destiné pour mon supplice.

Il y avoit quatre arbres fort proches l’un de l’autre, et quasi en même distance, sur chacun lesquels à hauteur pareille un grand Héron s’étoit perché. On me descendit de dessus l’Autruche noire, et quantité de Cormorans m’élevèrent où les quatre Hérons m’attendoient. Ces Oiseaux vis-à-vis l’un de l’autre appuyés fermement chacun sur son arbre, avec leur cou de longueur prodigieuse, m’entortillèrent comme avec une corde, les uns par les bras, les autres par les jambes, et me lièrent si serré, qu’encore que chacun de mes membres ne fût garrotté que du cou d’un seul, il n’étoit pas en ma puissance de me remuer le moins du monde.

Ils devoient demeurer longtemps en cette posture ; car j’entendis qu’on donna charge à ces Cormorans qui m’avoient élevé, d’aller à la pêche pour les Hérons, et de leur couler la mangeaille dans le bec.

On attendoit encore les Mouches, à cause qu’elles n’avoient pas fendu l’air d’un vol si puissant que nous : toutefois on ne resta guère sans les ouïr.

Pour la première chose qu’ils exploitèrent d’abord, ils s’entre-départirent mon corps, et cette distribution fut faite si malicieusement, qu’on assigna mes yeux aux abeilles, afin de me les crever en me les mangeant ; mes oreilles, aux bourdons, afin de me les étourdir et me les dévorer tout ensemble ; mes épaules, aux puces, afin de les entamer d’une morsure qui me démangeât, et ainsi du reste. À peine leur avois-je entendu disposer de leurs ordres, qu’incontinent après je les vis approcher. Il sembloit que tous les atomes dont l’air est composé, se fussent convertis en Mouches ; car je n’étois presque pas visité de deux ou trois foibles rayons de lumière qui sembloient se dérober pour venir jusqu’à moi, tant ces bataillons étoient serrés et voisins de ma chair.

Mais comme chacun d’entre eux choisissoit déjà du désir la place qu’il devoit mordre, tout à coup je les vis brusquement reculer, et parmi la confusion d’un nombre infini d’éclats qui retentissoient jusqu’aux nues, je distinguai plusieurs fois ce mot de Grâce ! grâce ! grâce !

Ensuite, deux Tourterelles s’approchèrent de moi. À leur venue, tous les funestes appareils de ma mort se dissipèrent ; je sentis mes Hérons relâcher les cercles de ces longs cous qui m’entortilloient, et mon corps étendu en sautoir, griller (209)) du faîte des quatre arbres jusqu’aux pieds de leurs racines.

Je n’attendois de ma chute que de briser à terre contre quelque rocher ; mais au bout de ma peur je fus bien étonné de me trouver à mon séant sur une Autruche blanche, qui se mit au galop dès qu’elle me sentit sur son dos.

On me fit faire un autre chemin que celui par où j’étois venu, car il me souvient que je traversai un grand bois de myrtes, et un autre de térébinthes, aboutissant à une vaste forêt d’oliviers où m’attendoit le Roi Colombe au milieu de toute sa cour.

Sitôt qu’il m’aperçut il fit signe qu’on m’aidât à descendre. Aussitôt deux Aigles de la Garde me tendirent les pattes, et me portèrent à leur Prince.

Je voulus par respect embrasser et baiser les petits ergots de Sa Majesté, mais elle se retira. « Et je vous demande, dit-elle auparavant, si vous connoissez cet Oiseau ? »

À ces paroles, on me montra un perroquet qui se mit à rouer (210) et à battre des ailes, comme il aperçut que je le considérois : « Et il me semble, criai-je au Roi, que je l’ai vu quelque part ; mais la peur et la joie ont chez moi tellement brouillé les espèces, que je ne puis encore marquer bien clairement où ç’a été. »

Le Perroquet à ces mots me vint de ses deux ailes accoler le visage, et me dit : « Quoi ! vous ne connoissez plus César, le Perroquet de votre cousine, à l’occasion de qui vous avez tant de fois soutenu que les oiseaux raisonnent ? C’est moi qui tantôt pendant votre procès ai voulu, après l’audience, déclarer les obligations que je vous ai : mais la douleur de vous voir en un si grand péril, m’a fait tomber en pâmoison. » Son discours acheva de me dessiller la vue, L’ayant donc reconnu, je l’embrassai et le baisai ; il m’embrassa et me baisa. « Donc, lui dis-je, est-ce toi, mon pauvre César, à qui j’ouvris la cage pour te rendre la liberté que la tyrannique coutume de notre monde t’avoit ôtée ? »

Le Roi interrompit nos caresses, et me parla de la sorte : « Homme, parmi nous une bonne action n’est jamais perdue ; c’est pourquoi encore qu’étant Homme tu mérites de mourir seulement à cause que tu es né, le Sénat te donne la vie. Il peut bien accompagner de cette reconnoissance les lumières dont Nature éclaira ton instinct, quand elle te fit pressentir en nous la raison que tu n’étois pas capable de connoître. Va donc en paix, et vis joyeux ! »

Il donna tout bas quelques ordres, et mon Autruche blanche, conduite par deux Tourterelles, m’emporta de l’assemblée.

Après m’avoir galopé environ un demi-jour, elle me laissa proche d’une forêt, où je m’enfonçai dès qu’elle fut partie. Là je commençai à goûter le plaisir de la liberté, et celui de manger le miel qui couloit le long de l’écorce des arbres.

Je pense que je n’eusse jamais fini ma promenade ; car l’agréable diversité du lieu me faisoit toujours découvrir quelque chose de plus beau, si mon corps eût pu résister au travail. Mais comme enfin je me trouvai tout à fait amolli de lassitude, je me laissai couler sur l’herbe.

Ainsi étendu à l’ombre de ces arbres, je me sentois inviter au sommeil par la douce fraîcheur et le silence de la solitude, quand un bruit incertain de voix confuses qu’il me sembloit entendre voltiger autour de moi, me réveilla en sursaut.

Le terrain paroissoit fort uni, et n’étoit hérissé d’aucun buisson qui pût rompre la vue ; c’est pourquoi la mienne s’allongeoit fort avant par entre les arbres de la forêt. Cependant le murmure qui venoit à mon oreille, ne pouvoit partir que de fort proche de moi ; de sorte que m’y étant rendu encore plus attentif, j’entendis fort distinctement une suite de paroles grecques ; et parmi beaucoup de personnes qui s’entretenoient, j’en démêlai une qui s’exprimait ainsi :

« Monsieur le Médecin, un de mes alliés, l’Orme à trois têtes, me vient d’envoyer un Pinson, par lequel il me mande qu’il est malade d’une fièvre étique, et d’un grand mal de mousse, dont il est couvert depuis la tête jusqu’aux pieds. Je vous supplie, par l’amitié que vous me portez, de lui ordonner quelque chose. »

Je demeurai quelque temps sans rien ouïr ; mais, au bout d’un petit espace, il me semble qu’on répliqua ainsi : « Quand l’Orme à trois têtes ne seroit point votre allié, et quand, au lieu de vous qui êtes mon ami, le plus étrange de notre espèce me feroit cette prière, ma profession m’oblige de secourir tout le monde. Vous ferez donc dire à l’Orme à trois têtes, que pour la guérison de son mal, il a besoin de sucer le plus d’humide et le moins de sec qu’il pourra ; que, pour cet effet, il doit conduire les petits filets de ses racines vers l’endroit le plus moite de son lit, ne s’entretenir que de choses gaies, et se faire tous les jours donner la musique par quelques Rossignols excellens. Après, il vous fera savoir comment il se sera trouvé de ce régime de vivre ; et puis selon le progrès de son mal, quand nous aurons préparé ses humeurs, quelque Cigogne de mes amies lui donnera de ma part un clistère qui le remettra tout à fait en convalescence. »

Ces paroles achevées, je n’entendis plus le moindre bruit ; sinon qu’un quart d’heure après, une voix que je n’avois point encore, ce me semble, remarquée, parvint à mon oreille ; et voici comment elle parloit : « Holà, fourchu, dormez-vous ? » J’ouïs qu’une autre voix répliquoit ainsi : « Non, fraîche écorce ; pourquoi ? — C’est, reprit celle qui la première avoit rompu le silence, que je me sens ému de la même façon que nous avons accoutumé de l’être, quand ces animaux qu’on appelle Hommes nous approchent ; et je voudrois vous demander si vous sentez la même chose. »

Il se passa quelque temps avant que l’autre répondît, comme s’il eût voulu appliquer à cette découverte ses sens les plus secrets. Puis, il s’écria : « Mon Dieu ! vous avez raison, et je vous jure que je trouve mes organes tellement pleins des espèces d’un Homme, que je suis le plus trompé du monde, s’il n’y en a quelqu’un fort proche d’ici. »

Alors plusieurs voix se mêlèrent, qui disoient qu’assurément elles sentoient un Homme.

J’avois beau distribuer ma vue de tous côtés, je ne découvrois point d’où pouvoit provenir cette parole. Enfin après m’être un peu remis de l’horreur dont cet événement m’avoit consterné, je répondis à celle qu’il me sembla remarquer que c’étoit elle qui demandoit s’il y avoit là un Homme, qu’il y en avoit un : « Mais je vous supplie, continuai-je aussitôt, qui que vous soyez qui parlez à moi, de me dire où vous êtes ? » Un moment après j’écoutai ces mots :

« Nous sommes en ta présence : tes yeux nous regardent, et tu ne nous vois pas ! Envisage les Chênes où nous sentons que tu tiens ta vue attachée : c’est nous qui te parlons  (211) ; et si tu t’étonnes que nous parlions une langue usitée au Monde d’où tu viens, sache que nos premiers pères en sont originaires ; ils demeuroient en Épire dans la Forêt de Dodonne, où leur bonté naturelle les convia de rendre des Oracles aux affligés qui les consultoient. Ils avoient pour cet effet appris la langue grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d’être entendus ; et parce que nous descendons d’eux, de père en fils, le don de Prophétie a coulé jusqu’à nous. Or tu sauras qu’une grande Aigle à qui nos pères de Dodonne donnoient retraite, ne pouvant aller à la chasse à cause d’une main qu’elle s’étoit rompue, se repaissoit du gland que leurs rameaux lui fournissoient, quand un jour, ennuyée de vivre dans un Monde où elle souffroit tant, elle prit son vol au Soleil, et continua son voyage si heureusement, qu’enfin elle aborda le globe lumineux où nous sommes ; mais à son arrivée, la chaleur du climat la fit vomir : elle se déchargea de force gland non encore digéré ; ce gland germa, il en crut des chênes qui furent nos aïeux.

« Voilà comment nous changeâmes d’habitation. Cependant encore que vous nous entendiez parler une langue humaine, ce n’est pas à dire que les autres arbres s’expliquent de même ; il n’y a rien que nous autres Chênes, issus de la forêt de Dodonne (212), qui parlions comme vous ; car pour les autres végétants, voici leur façon de s’exprimer. N’avez-vous point pris garde à ce vent doux et subtil, qui ne manque jamais de respirer à l’orée (213) des bois ? C’est l’haleine de leur parole ; et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c’est proprement leur langage. Mais encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toutefois si différent, que chaque espèce de végétant garde le sien particulier, en sorte que le Bouleau ne parle pas comme l’Érable, ni le Hêtre comme le Cerisier. Si le sot peuple de votre Monde m’avoit entendu parler comme je fais, il croiroit que ce seroit un Diable enfermé sous mon écorce ; car bien loin de croire que nous puissions raisonner, il ne s’imagine pas même que nous ayons l’âme sensitive ; encore que, tous les jours, il voie qu’au premier coup dont le Bûcheron assaut un arbre, la cognée entre dans la chair quatre fois plus avant qu’au second ; et qu’il doive conjecturer qu’assurément le premier coup l’a surpris et frappé au dépourvu, puisque aussitôt qu’il a été averti par la douleur, il s’est ramassé en soi-même, a réuni ses forces pour combattre, et s’est comme pétrifié pour résister à la dureté des armes de son ennemi. Mais mon dessein n’est pas de faire comprendre la lumière aux aveugles ; un particulier m’est toute l’espèce, et toute l’espèce ne m’est qu’un particulier, quand le particulier n’est point infecté des erreurs de l’espèce ; c’est pourquoi soyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, à tout le Genre humain.

« Vous saurez donc, en premier lieu, que presque tous les concerts, dont les Oiseaux font musique, sont composés à la louange des arbres ; mais, aussi, en récompense du soin qu’ils prennent de célébrer nos belles actions, nous nous donnons celui de cacher leurs amours ; car ne vous imaginez pas, quand vous avez tant de peine à découvrir un de leurs nids, que cela provienne de la prudence avec laquelle ils l’ont caché. C’est l’arbre qui lui-même a plié ses rameaux tout autour du nid pour garantir des cruautés de l’Homme la famille de son hôte. Et qu’ainsi ne soit, considérez l’aire de ceux, ou qui sont nés à la destruction des Oiseaux leurs concitoyens, comme des Éperviers, des Houbereaux (214), des Milans, des Faucons, etc. ; ou qui ne parlent que pour quereller, comme des Geais et des Pies ; ou qui prennent plaisir à nous faire peur, comme des Hibous et des Chat-huans. Vous remarquerez que l’aire de ceux-là est abandonnée à la vue de tout le monde, parce que l’arbre en a éloigné ses branches, afin de la donner en proie.

« Mais il n’est pas besoin de particulariser tant de choses, pour prouver que les arbres exercent, soit du corps, soit de l’âme, toutes vos fonctions. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui n’ait remarqué qu’au printemps, quand le Soleil a réjoui notre écorce d’une sève féconde, nous allongeons nos rameaux, et les étendons chargés de fruits sur le sein de la Terre dont nous sommes amoureux ? La Terre, de son côté, s’entr’ouvre et s’échauffe d’une même ardeur ; et comme si chacun de nos rameaux étoit un……, elle s’en approche pour s’y joindre ; et nos rameaux, transportés de plaisir, se déchargent, dans son giron, de la semence qu’elle brûle de concevoir, Elle est pourtant neuf mois à former cet embryon auparavant que de le mettre au jour ; mais l’arbre, son mari, qui craint que la froidure de l’hiver ne nuise à sa grossesse, dépouille sa robe verte pour la couvrir, se contentant, pour cacher quelque chose de sa nudité, d’un vieux manteau de feuilles mortes.

« Hé bien, vous autres Hommes, vous regardez éternellement ces choses, et ne les contemplez jamais ; il s’en est passé à vos yeux de plus convaincantes encore, qui n’ont pas seulement ébranlé les aheurtés. »

J’avois l’attention fort bandée aux discours dont cette voix arborique m’entretenoit, et j’attendois la suite, quand tout à coup elle cessa d’un ton semblable à celui d’une personne que la courte haleine empêcheroit de parler.

Comme je la vis tout à fait obstinée au silence, je la conjurai, par toutes les choses que je crus qui la pouvoient davantage émouvoir, qu’elle daignât instruire une personne qui n’avoit risqué les périls d’un si grand voyage que pour apprendre. J’ouïs dans ce temps-là deux ou trois voix qui lui faisoient, pour l’amour de moi, les mêmes prières, et j’en distinguai une qui lui dit comme si elle eût été fâchée :

« Or bien, puisque vous plaignez tant vos poumons, reposez-vous ; je lui vais conter l’histoire des Arbres Amans. — Oh ! qui que vous soyez, m’écriai-je en me jetant à genoux, le plus sage de tous les Chênes de Dodonne qui daignez prendre la peine de m’instruire, sachez que vous ne ferez pas leçon à un ingrat ; car je fais vœu, si jamais je retourne à mon globe natal, de publier les merveilles dont vous me faites l’honneur de pouvoir être témoin. » J’achevois cette protestation, lorsque j’entendis la même voix continuer ainsi : « Regardez, petit Homme, à douze ou quinze pas de votre main droite, vous verrez deux arbres jumeaux de médiocre taille, qui confondant leurs branches et leurs racines, s’efforcent par mille sortes de moyens de ne devenir qu’un. »

Je tournai les yeux vers ces plantes d’amour, et j’observai que les feuilles de toutes les deux légèrement agitées d’une émotion quasi volontaire, excitoient en frémissant un murmure si délicat, qu’à peine effleuroit-il l’oreille, avec lequel pourtant on eût dit qu’elles tâchoient de s’interroger et de se répondre.

Après qu’il se fut passé environ le temps nécessaire à remarquer ce double végétant, mon bon ami le Chêne reprit ainsi le fil de son discours :

« Vous ne sauriez avoir tant vécu sans que la fameuse amitié de Pylade et d’Oreste soit venue à votre connoissance ?

« Je vous décrirois toutes les joies d’une douce passion, et je vous conterois tous les miracles dont ces amans ont étonné leur siècle, si je ne craignois que tant de lumière n’offensât les yeux de votre raison, c’est pourquoi je peindrai ces deux jeunes soleils seulement dans leur éclipse (215).

« Il vous suffira donc de savoir qu’un jour le brave Oreste, engagé dans une bataille, cherchoit son cher Pylade pour goûter le plaisir de vaincre ou de mourir en sa présence. Quand il l’aperçut au milieu de cent bras de fer élevés sur sa tête, hélas ! que devint-il ? Désespéré, il se lança à travers une forêt de piques, il cria, il hurla, il écuma : Mais que j’exprime mal l’horreur des mouvements de cet inconsolable ! Il s’arracha les cheveux, il mangea ses mains, il déchira ses plaies. Encore, au bout de cette description, suis-je obligé de dire que le moyen d’exprimer sa douleur mourut avec lui. Quand avec son épée il se croyoit faire un chemin pour aller secourir Pylade, une montagne d’Hommes s’opposoit à son passage. Il les pénétra pourtant ; et après avoir longtemps marché sur les sanglans trophées de sa victoire, il s’approcha peu à peu de Pylade ; mais Pylade lui sembla si proche du trépas, qu’il n’osa presque plus parer aux ennemis, de peur de survivre à la chose pour laquelle il vivoit. On eût dit même, à voir ses yeux déjà tout pleins des ombres de la mort, qu’il tâchoit avec ses regards d’empoisonner les meurtriers de son ami. Enfin Pylade tomba sans vie ; et l’amoureux Oreste, qui sentoit pareillement la sienne sur le bord de ses lèvres, la retint toujours, jusqu’à ce que d’une vue égarée ayant cherché parmi les morts, et retrouvé Pylade, il sembla, collant sa bouche vouloir jeter son âme dedans le corps de son ami.

« Le plus jeune de ces Héros expira de douleur sur le cadavre de son ami mort, et vous saurez que de la pourriture de leur tronc qui sans doute avoit engrossé la terre, on vit germer par entre les os déjà blancs de leurs squelettes, deux jeunes arbrisseaux dont la tige et les branches, se joignant pêle-mêle, sembloient ne se hâter de croître qu’afin de s’entortiller davantage. On connut bien qu’ils avoient changé d’être, sans oublier ce qu’ils avoient été ; car leurs boutons parfumés se penchoient l’un sur l’autre, et s’entr’échauffoient de leur haleine, comme pour se faire éclore plus vite. Mais que dirai-je de l’amoureux partage qui maintenoit leur société ? Jamais le suc, où réside l’aliment, ne s’offroit à leur souche, qu’ils ne le partageassent avec cérémonie ; jamais l’un n’étoit mal nourri, que l’autre ne fût malade d’inanition ; ils tiroient tous deux par dedans les mamelles de leur nourrice, comme vous autres les tetez par dehors. Enfin ces Amans bienheureux produisirent des pommes, mais des pommes miraculeuses qui firent encore plus de miracles que leurs pères. On n’avoit pas sitôt mangé des pommes de l’un, qu’on devenoit éperdument passionné pour quiconque avoit mangé du fruit de l’autre. Et cet accident arrivoit quasi tous les jours, parce que tous les jets de Pylade environnoient ou se trouvoient environnés [de ceux] d’Oreste ; et leurs fruits presque jumeaux ne se pouvoient résoudre à s’éloigner.

« La Nature pourtant avoit distingué l’énergie de leur double essence avec tant de précaution, que quand le fruit de l’un des arbres étoit mangé par un Homme, et le fruit de l’autre arbre par un autre Homme, cela engendroit l’amitié réciproque ; et quand la même chose arrivait entre deux personnes de sexe différent, elle engendrait l’amour, mais un amour vigoureux qui gardoit toujours le caractère de sa cause ; car encore que ce fruit proportionnât son effet à la puissance, amollissant sa vertu dans une Femme, il conservoit pourtant toujours je ne sais quoi de mâle.

« Il faut encore remarquer que celui des deux qui en avoit mangé le plus étoit le plus aimé. Ce fruit n’avoit garde qu’il ne fût et fort doux et fort beau, n’y ayant rien de si beau ni de si doux que l’amitié. Aussi fut-ce ces deux qualités de beau et de bon, qui ne se rencontrent guère en un même sujet, qui le mirent en vogue. Oh ! combien de fois, par sa miraculeuse vertu, multiplia-t-il les exemples de Pylade et d’Oreste ! On vit depuis ce temps-là des Hercules et des Thésées, des Achilles et des Patrocles, des Nises et des Euriales[23] ; bref, un monde innombrable de ceux qui par des amitiés plus qu’humaines, ont consacré leur mémoire au temple de l’Éternité ; on en porta des rejetons au Péloponèse, et le parc des exercices où les Thébains dressoient la jeunesse en fut orné. Ces arbres jumeaux étoient plantés à la ligne ; et dans la saison que le fruit pendoit aux branches, les jeunes gens qui tous les jours alloient au parc, tentés par sa beauté, ne s’abstinrent pas d’en manger ; leur courage selon l’ordinaire en sentit incontinent l’effet. On les vit pêle-mêle s’entre-donner leurs âmes ; chacun d’eux devenir la moitié d’un autre, vivre moins en soi qu’en son ami, et le plus lâche entreprendre pour le sien des choses téméraires.

« Cette céleste maladie échauffa leur sang d’une si noble ardeur, que, par l’avis des plus sages, on enrôla pour la guerre cette troupe d’Amans dans une même compagnie. On la nomma depuis, à cause des actions héroïques qu’elle exécutoit, la Bande sacrée. Ses exploits allèrent beaucoup au-dessus de ce que Thèbes s’en étoit promis ; car chacun de ces braves au combat, pour garantir son amant, ou pour mériter d’en être aimé, hasardoit des efforts si incroyables, que l’antiquité n’a rien vu de pareil : aussi tant que subsista cette amoureuse compagnie, les Thébains qui passoient auparavant pour les pires soldats d’entre les Grecs, battirent et surmontèrent toujours depuis les Lacédémoniens mêmes, les plus belliqueux peuples de la Terre.

Mais entre un nombre infini de louables actions dont ces pommes furent cause, ces mêmes pommes en produisirent innocemment de bien honteuses.

« Mirra, jeune demoiselle de qualité, en mangea avec Cinyre son Père ; malheureusement l’une étoit de Pylade et l’autre d’Oreste. L’amour aussitôt absorba la nature, et la confondit en telle sorte que Cinyre pouvoit jurer : « Je suis mon gendre » ; et Mirra : « Je suis ma marâtre. » Enfin je crois que c’est assez pour vous apprendre tout ce crime, d’ajouter qu’au bout de neuf mois le Père devint aïeul de ceux qu’il engendra, et que la Fille enfanta ses Frères.

« Encore le hasard ne se contenta pas de ce crime, il voulut qu’un Taureau étant entré dans les jardins du Roi Minos, trouva malheureusement sous un arbre d’Oreste quelques pommes qu’il engloutit ; je dis malheureusement, parce que la Reine Pasiphaé tous les jours mangeoit de ce fruit. Les voilà donc furieux d’amour l’un pour l’autre. Je n’en expliquerai point toutefois l’énorme jouissance ; il suffira de dire que Pasiphaé se plongea dans un crime qui n’avoit point encore eu d’exemple.

« Le fameux sculpteur Pygmalion, précisément dans ce temps-là, tailloit au Palais une Vénus de marbre. La Reine qui aimoit les bons ouvriers, par régal (216) lui fit présent d’une couple de ces pommes : il en mangea la plus belle ; et parce que l’eau qui comme vous savez est nécessaire à l’incision du marbre, vint hasardeusement à lui manquer, il humecta sa statue [de l’autre]. Le marbre en même temps pénétré par ce suc, s’amollit peu à peu ; et l’énergique vertu de cette pomme conduisant son labeur selon le dessein de l’ouvrier, suivit au dedans de l’image les traits qu’elle avoit rencontrés à la superficie, car elle dilata, échauffa et colora, à proportion de la nature des lieux qui se rencontrèrent dans son passage. Enfin le marbre devenu vivant, et touché de la passion de la pomme, embrassa Pygmalion de toutes les forces de son cœur ; et Pygmalion, transporté d’un amour réciproque, le reçut pour sa Femme.

« Dans cette même Province la jeune Iphis avoit mangé de ce fruit avec la belle Yante, sa compagne, dans toutes les circonstances requises pour causer une amitié réciproque. Leur repas fut suivi de son effet accoutumé ; mais parce qu’Iphis l’avoit trouvé d’un goût fort savoureux, elle en mangea tant, que son amitié qui croissoit avec le nombre des pommes dont elle ne se pouvoit rassasier, usurpa toutes les fonctions de l’amour, et cet amour à force d’augmenter peu à peu, devint plus mâle et plus vigoureux. Car comme tout son corps imbu de ce fruit, brûloit de former des mouvements qui répondissent aux enthousiasmes de sa volonté, il remua chez soi la matière si puissamment, qu’il se construisit des organes beaucoup plus forts, capables de suivre sa pensée et de contenir pleinement son amour dans sa plus virile étendue, c’est-à-dire qu’Iphis devint ce qu’il faut être pour épouser une Femme.

« J’appellerois cette aventure-là un miracle, s’il me restoit un nom pour intituler l’événement qui suit :

« Un jeune homme fort accompli qui s’appeloit Narcisse, avoit mérité par son amour l’affection d’une fille fort belle, que les Poètes ont célébrée sous le nom d’Écho ; mais comme vous savez que les Femmes plus que ceux de notre sexe, ne sont jamais assez chéries à leur gré, ayant ouï vanter la vertu des pommes d’Oreste, elle fit tant qu’elle en recouvra de plusieurs endroits ; et parce qu’elle appréhendoit l’amour, étant toujours craintive, que celles d’un arbre eussent moins de force que de l’autre, elle voulut qu’il goûtât de toutes les deux ; mais à peine les eut-il mangées, que l’image d’Écho s’effaça de sa mémoire, tout son amour se tourna vers celui qui avoit digéré le fruit, il fut l’amant et l’aimé ; car la substance tirée de la pomme de Pylade, embrassa dedans lui celle de la pomme d’Oreste. Ce fruit jumeau répandu par toute la masse de son sang, excita toutes les parties de son corps à se caresser ; son cœur où s’écouloit leur double vertu rayonna ses flammes en dedans ; tous ses membres, animés de sa passion, voulurent se pénétrer l’un l’autre. Il n’est pas jusqu’à son image, qui brûlant encore parmi la froideur des fontaines, n’attirât son corps pour s’y joindre : enfin le pauvre Narcisse devint éperdument amoureux de soi-même.

« Je ne serai point ennuyeux à vous raconter sa déplorable catastrophe ; les vieux siècles en ont assez parlé. Aussi bien, il me reste deux aventures à vous réciter qui consommeront mieux ce temps-là.

« Vous saurez donc que la belle Salmacis fréquentoit le berger Hermaphrodite, mais sans autre privauté que celle que le voisinage de leur maison pouvoit souffrir, quand la Fortune qui se plaît à troubler les vies les plus tranquilles, permit que dans une assemblée de jeux, où le prix de la beauté et celui de la course étoient deux de ces pommes, Hermaphrodite eût celle de la course, et Salmacis celle de la beauté. Elles avoient été cueillies, quoique ensemble, à divers rameaux parce que ces fruits amoureux se mêloient avec tant de ruse, qu’un de Pylade se rencontroit toujours avec un d’Oreste ; et cela étoit cause que, paroissant jumeaux, on en détachoit ordinairement une couple. La belle Salmacis mangea sa pomme, et le gentil Hermaphrodite serra la sienne dedans sa panetière. Salmacis inspirée des enthousiasmes de sa pomme, et de la pomme du berger qui commençoit à s’échauffer dans sa panetière, se sentit attirer vers lui par le flux et reflux sympathique de la sienne vers l’autre.

« Les parens du berger qui s’aperçurent des amours de la nymphe, tâchèrent à cause de l’avantage qu’ils trouvoient en cette alliance, de l’entretenir et de la croître : C’est pourquoi ayant ouï vanter les pommes jumelles pour un fruit dont le suc inclinoit les esprits à l’amour, ils en distillèrent, et de la quintessence la plus rectifiée ils trouvèrent moyen d’en faire boire à leur fils, et à son amante. Son énergie qu’ils avoient sublimée au plus haut degré qu’elle pouvoit monter, alluma dans le cœur de ces amoureux un si véhément désir de se joindre, qu’à la première vue Hermaphrodite s’absorba dans Salmacis, et Salmacis se fondit entre les bras d’Hermaphrodite. Ils passèrent l’un dans l’autre, et de deux personnes de sexe différent, ils en composèrent un double je ne sais quoi qui ne fut ni Homme ni Femme. Quand Hermaphrodite voulut jouir de Salmacis, il se trouva être la Nymphe ; et quand Salmacis voulut qu’Hermaphrodite l’embrassât, elle se sentit être le Berger. Ce double je ne sais quoi gardoit pourtant son unité ; il engendroit et concevoit, sans être ni Homme ni Femme ; enfin la Nature en lui fit voir une merveille qu’elle n’a jamais su depuis empêcher d’être unique.

« Hé bien, ces histoires-là ne sont-elles pas étonnantes ? Elles le sont, car de voir une Fille s’accoupler à son Père, une jeune Princesse assouvir les amours d’un Taureau, un Homme aspirer à la jouissance d’une Pierre, une autre se marier avec soi-même ; celle-ci célébrer fille un mariage qu’elle consomme garçon, cesser d’être Homme sans commencer d’être Femme, devenir besson (217) hors du ventre de la mère, et jumeau d’une personne qui ne lui est point parent, tout cela est bien éloigné du chemin ordinaire de la Nature ; et cependant ce que je vous vais conter vous surprendra davantage.

« Parmi la somptueuse diversité de toutes sortes de fruits qu’on avoit apportés des plus lointains climats, pour le festin des noces de Cambyse, on lui présenta une greffe d’Oreste, qu’il fit enter sur un Platane ; et parmi les autres délicatesses du dessert, on lui servit des pommes du même arbre.

« La friandise du mets le convia d’en manger beaucoup ; et la substance de ce fruit, étant convertie après les trois coctions en un germe parfait, il en forma au ventre de la Reine l’embryon de son fils Artaxerce, car toutes les particularités de sa vie ont fait conjecturer à ses Médecins qu’il doit avoir été produit de la sorte.

« Quand le jeune cœur de ce Prince fut en âge de mériter la colère d’Amour, on ne remarqua point qu’il soupirât pour ses semblables : il n’aimoit que les arbres, les vergers et les bois ; mais par-dessus tous ceux pour lesquels il parut sensible, le beau Platane sur lequel son père Cambyse avoit jadis fait enter cette greffe d’Oreste, le consuma d’amour.

« Son tempérament suivoit avec tant de scrupule le progrès du Platane, qu’il sembloit croître avec les branches de cet arbre ; tous les jours il l’alloit embrasser ; dans le sommeil il ne songeoit que de lui ; et dessous le contour de ses vertes tapisseries, il ordonnoit de toutes ses affaires. On connut bien que le Platane, piqué d’une ardeur réciproque, étoit ravi de ses caresses, car à tous coups, sans aucune raison apparente, on apercevoit ses feuilles trémousser et comme tressaillir de joie, les rameaux se courber en rond sur sa tête comme pour lui faire une couronne, et descendre si près de son visage, qu’il étoit facile à connoître que c’étoit plutôt pour le baiser, que par inclination naturelle de tendre en bas. On remarquoit même que de jalousie il arrangeoit et pressoit ses feuilles l’une contre l’autre, de peur que les rayons du jour, se glissant à travers, ne le baisassent aussi bien que lui. Le Roi de son côté ne garda plus de bornes dans son amour. Il fit dresser son lit au pied du Platane, et le Platane qui ne savoit comment se revancher de tant d’amitié, lui donnoit ce que les arbres ont de plus cher, c’étoit son miel et sa rosée qu’il distilloit tous les matins sur lui.

« Leurs caresses auroient duré davantage, si la mort ennemie des belles choses ne les eût terminées : Artaxerce expira d’amour dans les embrassemens de son cher Platane ; et tous les Perses affligés de la perte d’un si bon Prince, voulurent, pour lui donner encore quelque satisfaction après sa mort, que son corps fût brûlé avec les branches de cet arbre, sans qu’aucun autre bois fût employé à le consumer.

« Quand le bûcher fut allumé, on vit sa flamme s’entortiller avec celle de la graisse du corps ; et leurs chevelures ardentes qui se boucloient l’une à l’autre, s’effiler en pyramide jusqu’à perte de vue.

« Ce feu pur et subtil ne se divisa point ; mais quand il fut arrivé au Soleil, où comme vous savez toute matière innée aboutit, il forma le germe du pommier d’Oreste que vous voyez là à votre main droite.

« Or l’engeance de ce fruit s’est perdue en votre Monde ; et voici comment ce malheur arriva :

« Les pères et les mères qui, comme vous savez, au gouvernement de leurs familles ne se laissent conduire que par l’intérêt, fâchés que leurs enfans aussitôt qu’ils avoient goûté de ces pommes, prodiguoient à leur ami tout ce qu’ils possédoient, brûlèrent autant de ces plantes qu’ils en purent découvrir. Ainsi l’espèce étant perdue, c’est pour cela qu’on ne trouve plus aucun ami véritable.

« À mesure donc que ces arbres furent consumés par le feu, les pluies qui tombèrent dessus en calcinèrent la cendre, si bien que ce suc congelé se pétrifia de la même façon que l’humeur de la fougère brûlée se métamorphose en verre ; de sorte qu’il se forma, par tous les climats de la Terre, des cendres de ces arbres jumeaux, deux pierres métalliques qu’on appelle aujourd’hui le fer et l’aimant, qui à cause de la sympathie des fruits de Pylade et d’Oreste, dont ils ont toujours conservé la vertu, aspirent encore tous les jours de s’embrasser ; et remarquez que si le morceau d’aimant est plus gros, il attire le fer ; ou si la pièce de fer excède en quantité, c’est elle qui attire l’aimant, comme il arrivoit jadis dans le miraculeux effet des pommes de Pylade et d’Oreste, de l’une desquelles quiconque avoit mangé davantage étoit le plus aimé par celui qui avoit mangé de l’autre.

« Or le fer se nourrit d’aimant, et l’aimant se nourrit de fer si visiblement, que celui-là s’enrouille et celui-ci perd sa force, à moins qu’on les produise l’un à l’autre pour réparer ce qui se perd de leur substance.

« N’avez-vous jamais considéré un morceau d’aimant appuyé sur de la limaille de fer ? Vous voyez l’aimant se couvrir, en un tournemain, de ces atomes métalliques ; et l’amoureuse ardeur avec laquelle ils s’accrochent est si subite et si impatiente, qu’après s’être embrassés partout, vous diriez qu’il n’y a pas un grain d’aimant qui ne veuille baiser un grain de fer, et pas un grain de fer qui ne veuille s’unir avec un grain d’aimant ; car le fer ou l’aimant séparés, envoient continuellement de leur masse les petits corps les plus mobiles à la quête de ce qu’ils aiment. Mais quand ils l’ont trouvé, n’ayant plus rien à désirer, chacun termine ses voyages, et l’aimant occupe son repos à posséder le fer, comme le fer ramasse tout son être à jouir de l’aimant. C’est donc de la sève de ces deux arbres qu’a découlé l’humeur dont ces deux métaux ont pris naissance. Devant cela, ils étoient inconnus ; et si vous voulez savoir de quelle matière on fabriquoit des armes pour la guerre, Samson s’armoit d’une mâchoire d’âne contre les Philistins ; Jupiter, Roi de Crète, de feux artificiels, par lesquels il imitoit la foudre pour subjuguer ses ennemis ; Hercule enfin avec une massue vainquit des tyrans, et dompta des monstres. Mais ces deux métaux ont encore une relation bien plus spécifique avec nos deux arbres : vous saurez qu’encore que cette couple d’amoureux sans vie inclinent vers le pôle, ils se s’y portent jamais qu’en compagnie l’un de l’autre ; et je vous en vais découvrir la raison, après que je vous aurai un peu entretenu des pôles.

« Les pôles sont les bouches du Ciel, par lesquelles il reprend la lumière, la chaleur, et les influences qu’il a répandues sur la Terre : autrement si tous les trésors du Soleil ne remontoient à leur source, il y auroit longtemps (toute sa clarté n’étant qu’une poussière d’atomes enflammés qui se détachent de son globe) qu’elle seroit éteinte, et qu’il ne luiroit plus ; ou que cette abondance de petits corps ignés qui s’amoncellent sur la Terre pour n’en plus sortir, l’auroient déjà consumée. Il faut donc, comme je vous ai dit, qu’il y ait au Ciel des soupiraux par où se dégorgent les réplétions de la Terre, et d’autres par où le Ciel puisse réparer ses pertes, afin que l’éternelle circulation de ces petits corps de vie pénètre successivement tous les globes de ce grand Univers. Or les soupiraux du Ciel sont les pôles par où il se repaît des âmes de tout ce qui meurt dans les Mondes de chez lui, et tous les Astres sont les bouches, et les pores par où s’exhalent derechef ses esprits. Mais pour vous montrer que ceci n’est pas une imagination si nouvelle, quand vos Poètes anciens, à qui la Philosophie avoit découvert les plus cachés secrets de la Nature, parloient d’un Héros dont ils vouloient dire que l’âme étoit allée habiter avec les Dieux, ils s’exprimoient ainsi : Il est monté au pôle. Il est assis sur le pôle, Il a traversé le pôle, parce qu’ils savoient que les pôles étoient les seules entrées par où le Ciel reçoit tout ce qui est sorti de chez lui. Si l’autorité de ces grands hommes ne vous satisfait pleinement, l’expérience de vos Modernes qui ont voyagé vers le nord vous contentera peut-être. Ils ont trouvé que plus ils approchoient de l’Ourse, pendant les six mois de nuit dont on a cru que ce climat étoit tout noir, une grande lumière éclairoit l’horizon (218), qui ne pouvoit partir que du pôle, parce qu’à mesure qu’on s’en approchoit, et qu’on s’éloignoit par conséquent du Soleil, cette lumière devenoit plus grande. Il est donc bien vraisemblable qu’elle procède des rayons du jour et d’un grand monceau d’âmes (219), lesquelles comme vous savez ne sont faites que d’atomes lumineux qui s’en retournent au Ciel par leurs portes accoutumées.

« Il n’est pas difficile après cela de comprendre pourquoi le fer frotté d’aimant, ou l’aimant frotté de fer, se tourne vers le pôle ; car étant un extrait du corps de Pylade et d’Oreste et ayant toujours conservé les inclinations des deux arbres, comme les deux arbres celles des deux amans, ils doivent aspirer de se rejoindre à leur âme ; c’est pourquoi ils se guindent vers le pôle par où ils sentent qu’elle est montée, avec cette retenue pourtant que le fer ne s’y tourne point, s’il n’est frotté d’aimant, ni l’aimant, s’il n’est frotté de fer, à cause que le fer ne veut point abandonner un Monde, privé de son ami l’aimant ; ni l’aimant, privé de son ami le fer ; et qu’ils ne peuvent se résoudre à faire ce voyage l’un sans l’autre. »

Cette voix alloit je pense entamer un autre discours ; mais le bruit d’une grande alarme qui survint l’en empêcha. Toute la forêt en rumeur ne retentissoit que de ces mots : Gare la peste ! et Passe parole ! (220)

Je conjurai l’arbre qui m’avoit si longtemps entretenu, de m’apprendre d’où procédoit un si grand désordre. « Mon ami, me dit-il, nous ne sommes pas en ces ’quartiers-ci encore bien informés des particularités du mal. Je vous dirai seulement en trois mots que cette peste, dont nous sommes menacés, est ce qu’entre les hommes on appelle embrasement ; nous pouvons bien le nommer ainsi, puisque parmi nous il n’y a point de maladie si contagieuse. Le remède que nous y allons apporter, c’est de roidir nos haleines, et de souffler tous ensemble vers l’endroit d’où part l’inflammation, afin de repousser ce mauvais air. Je crois que ce qui nous aura apporté cette fièvre ardente est une Bête à feu (221) qui rôde depuis quelques jours à l’entour de nos bois ; car comme elles ne vont jamais sans feu et ne s’en peuvent passer, celle-ci sera sans doute venue le mettre à quelqu’un de nos arbres.

« Nous avions mandé l’animal Glaçon pour venir à notre secours ; cependant il n’est pas encore arrivé. Mais adieu, je n’ai pas le temps de vous entretenir, il faut songer au salut commun ; et vous-même prenez la fuite, autrement, vous courez risque d’être enveloppé dans notre ruine. »

Je suivis son conseil, sans toutefois me beaucoup presser, parce que je connoissois mes jambes. Cependant je savois si peu la carte du Pays, que je me trouvai au bout de dix-huit heures de chemin au derrière de la forêt dont je pensois fuir ; et pour surcroît d’appréhension, cent éclats épouvantables de tonnerre m’ébranloient le cerveau, tandis que la funeste et blême lueur de mille éclairs venoient éteindre mes prunelles.

De moment en moment les coups redoubloient avec tant de furie, qu’on eût dit que les fondemens du Monde alloient s’écrouler ; et malgré tout cela le ciel ne parut jamais plus serein. Comme je me vis au bout de mes raisons, enfin le désir de connoître la cause d’un événement si extraordinaire m’invita de marcher vers le lieu d’où le bruit sembloit s’épandre.

Je cheminai environ l’espace de quatre cents stades (222), à la fin desquels j’aperçus au milieu d’une fort grande campagne comme deux boules qui, après avoir en bruissant tourné longtemps à l’entour l’une de l’autre, s’approchoient et puis se reculoient : Et j’observai que, quand le heurt se faisoit, c’étoit alors qu’on entendoit ces grands coups ; mais à force de marcher plus avant, je reconnus que ce qui de loin m’avoit paru deux boules, étoit deux animaux ; l’un desquels, quoique rond par en bas, formoit un triangle par le milieu ; et sa tête fort élevée, avec sa rousse chevelure qui flottoit contremont, s’aiguisoit en pyramide. Son corps étoit troué comme un crible, et à travers ces pertuis déliés qui lui servoient de pores, on apercevoit glisser de petites flammes qui sembloient le couvrir d’un plumage de feu.

En cheminant là autour, je rencontrai un Vieillard fort vénérable qui regardoit ce fameux combat avec autant de curiosité que moi. Il me fit signe de m’approcher : j’obéis, et nous nous assîmes l’un auprès de l’autre.

J’avois dessein de lui demander le motif qui l’avoit amené en cette contrée, mais il me ferma la bouche par ces paroles : « Hé bien, vous le saurez, le motif qui m’amène en cette contrée ! » Et là-dessus il me raconta fort au long toutes les particularités de son voyage. Je vous laisse à penser si je demeurai interdit. Cependant, pour accroître nia consternation, comme déjà je brûlois de lui demander quel Démon lui révéloit mes pensées : « Non, non, s’écria-t-il, ce n’est point un Démon qui me révèle vos pensées… » Ce nouveau tour de Devin me le fit observer avec plus d’attention qu’auparavant, et je remarquai qu’il contrefaisoit mon port, mes gestes, ma mine, situoit (223) tous ses membres, et figuroit toutes les parties de son visage sur le patron des miennes ; enfin mon ombre en relief ne m’eût pas mieux représenté. « Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l’apprendre. Sachez donc qu’afin de connoître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre ; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière. « Vous jugerez cet effet-là possible, si autrefois vous avez observé que les gémeaux (224) qui se ressemblent ont ordinairement l’esprit, les passions, et la volonté semblables ; jusque-là qu’il s’est rencontré à Paris deux bessons qui n’ont jamais eu que les mêmes maladies et la même santé ; se sont mariés, sans savoir le dessein l’un de l’autre, à même heure et à même jour ; se sont réciproquement écrit des lettres, dont le sens, les mots et la constitution étoient de même, et qui enfin ont composé sur un même sujet une même sorte de vers, avec les mêmes pointes, le même tour et le même ordre. Mais ne voyez-vous pas qu’il étoit impossible que la composition des organes de leurs corps étant pareille dans toutes ces circonstances, ils n’opérassent d’une façon pareille, puisque deux instruments égaux touchés également doivent rendre une harmonie égale ? Et qu’ainsi conformant tout à fait mon corps au vôtre, et devenant pour ainsi dire votre gémeau, il est impossible qu’un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d’esprit. »

Après cela il se remit encore à me contrefaire, et poursuivit ainsi : « Vous êtes maintenant fort en peine de l’origine du combat de ces deux monstres, mais je veux vous l’apprendre. Sachez donc que les arbres de la forêt que nous avons à dos, n’ayant pu repousser avec leurs souffles les violens efforts de la Bête à feu, ont eu recours à l’animal Glaçon.

— Je n’ai encore, lui dis-je, entendu parler de ces animaux-là qu’à un Chêne de cette contrée, mais fort à la hâte, car il ne songeoit qu’à se garantir. C’est pourquoi je vous supplie de m’en faire savant. »

Voici comment il me parla : « On verroit en ce globe où nous sommes les bois fort clair-semés, à cause du grand nombre de Bêtes à feu qui les désolent, sans les animaux glaçons qui tous les jours à la prière des Forêts leurs amies, viennent guérir les arbres malades ; je dis guérir, car à peine de leur bouche gelée ont-ils soufflé sur les charbons de cette peste, qu’ils l’éteignent.

« Au Monde de la Terre d’où vous êtes, et d’où je suis, la Bête à feu s’appelle Salemandre, et l’animal Glaçon y est connu par celui de Remore (225). Or vous saurez que les Remores habitent vers l’extrémité du pôle, au plus profond de la mer glaciale ; et c’est la froideur évaporée de ces poissons à travers leurs écailles, qui fait geler en ces quartiers-là l’eau de la mer, quoique salée.

« La plupart des Pilotes, qui ont voyagé pour la découverte du Groenland, ont enfin expérimenté qu’en certaine saison les glaces qui d’autres fois les avoient arrêtés, ne se rencontroient plus ; mais encore que cette mer fût libre dans le temps où l’hiver y est le plus âpre, ils n’ont pas laissé d’en attribuer la cause à quelque chaleur secrète qui les avoit fondues ; mais il est bien plus vraisemblable que les Remores qui ne se nourrissent que de glace, les avoient pour lors absorbées. Or vous devez savoir que, quelques mois après qu’elles se sont repues, cette effroyable digestion leur rend l’estomac si morfondu, que la seule haleine qu’elles expirent reglace de rechef toute la mer du Pôle. Quand elles sortent sur la terre (car elles vivent dedans l’un et dans l’autre élément) elles ne se rassasient que de ciguë, d’aconit, d’opium et de mandragore.

« On s’étonne en notre Monde d’où procèdent ces frileux vents du nord qui traînent toujours la gelée ; mais si nos compatriotes savoient, comme nous, que les Remores habitent en ce climat, ils connoîtroient, comme nous, qu’ils proviennent du souffle avec lequel elles essayent de repousser la chaleur du Soleil qui les approche.

« Cette eau stigiade (226) de laquelle on empoisonna le grand Alexandre, et dont la froideur pétrifia les entrailles, étoit du pissat d’un de ces animaux. Enfin la Remore contient si éminemment tous les principes de froidure, que, passant par-dessus un vaisseau, le vaisseau se trouve saisi du froid en sorte qu’il en demeure tout engourdi jusqu’à ne pouvoir démarrer de sa place. C’est pour cela que la moitié de ceux qui ont cinglé vers le nord à la découverte du Pôle, n’en sont point revenus, parce que c’est un miracle si les Remores, dont le nombre est si grand dans cette mer, n’arrêtent leurs vaisseaux. Voilà pour ce qui est des animaux Glaçons.

« Mais quant aux Bêtes à feu, elles logent dans terre, sous des montagnes de bitume allumé, comme l’Etna, le Vésuve et le cap Rouge (227). Ces boutons que vous voyez à la gorge de celui-ci, qui procèdent de l’inflammation de son foie, ce sont… »

Nous restâmes après cela sans parler, pour nous rendre attentifs à ce fameux duel.

La Salemandre attaquoit avec beaucoup d’ardeur ; mais la Remore soutenoit impénétrablement. Chaque heurt qu’elles se donnoient, engendroit un coup de tonnerre, comme il arrive dans les Mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit.

Des yeux de la Salemandre il sortoit à chaque œillade de colère qu’elle dardoit contre son ennemi, une rouge lumière dont l’air paroissoit allumé : en volant, elle suoit de l’huile bouillante, et pissoit de l’eau-forte.

La Remore de son côté grosse, pesante et carrée, montroit un corps tout écaillé de glaçons. Ses larges yeux paroissoient deux assiettes de cristal, dont les regards charroyoient une lumière si morfondante, que je sentois frissonner l’hiver sur chaque membre de mon corps où elle les attachoit. Si je pensois mettre ma main au-devant, ma main en prenoit l’onglée ; l’air même autour d’elle, atteint de sa rigueur, s’épaississoit en neige, la terre durcissoit sous ses pas ; et je pouvois compter les traces de la bête par le nombre des engelures qui m’accueilloient quand je marchois dessus.

Au commencement du combat, la Salemandre à cause de la vigoureuse contention de sa première ardeur, avoit fait suer la Remore ; mais à la longue cette sueur s’étant refroidie, émailla toute la plaine d’un verglas si glissant, que la Salemandre ne pouvoit joindre la Remore sans tomber. Nous connûmes bien le Philosophe et moi, qu’à force de choir et se relever tant de fois, elle s’étoit fatiguée ; car ces éclats de tonnerre, auparavant si effroyables, qu’enfantoit le choc dont elle heurtoit son ennemie, n’étoient plus que le bruit sourd de ces petits coups qui marquent la fin d’une tempête, et ce bruit sourd, amorti peu à peu, dégénéra en un frémissement semblable à celui d’un fer rouge plongé dans de l’eau froide.

Quand la Remore connut que le combat tiroit aux abois, par l’affoiblissement du choc dont elle se sentoit à peine ébranlée, elle se dressa sur un angle de son cube et se laissa tomber de toute sa pesanteur sur l’estomac de la Salemandre, avec un tel succès, que le cœur de la pauvre Salemandre, où tout le reste de son ardeur s’étoit concentré, en se crevant, fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans la Nature pour le comparer.

Ainsi mourut la Bête à feu sous la paresseuse résistance de l’animal Glaçon.

Quelque temps après que la Remore se fut retirée, nous nous approchâmes du champ de bataille ; et le vieillard, s’étant enduit les mains de la terre sur laquelle elle avoit marché comme d’un préservatif contre la brûlure, il empoigna le cadavre de la Salemandre. « Avec le corps de cet animal, me dit-il, je n’ai que faire de feu dans ma cuisine : car pourvu qu’il soit pendu à la crémaillère, il fera bouillir et rôtir tout ce que j’aurai mis à l’àtre. Quant aux yeux, je les garde soigneusement ; s’ils étoient nettoyés des ombres de la mort, vous le prendriez pour deux petits Soleils. Les Anciens de notre Monde les savoient bien mettre en œuvre ; c’est ce qu’ils nommoient des lampes ardentes, et l’on ne les appendoit qu’aux sépultures pompeuses des personnes illustres.

« Nos Modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux, mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver derrière les membranes rompues ce feu qu’ils y voyoient reluire (228). »

Le Vieillard marchoit toujours, et moi je le suivois, aitentif aux merveilles qu’il me débitoit. Or à propos du combat, il ne faut pas que j’oublie l’entretien que nous eûmes touchant l’animal Glaçon.

« Je ne crois pas, me dit-il, que vous ayez jamais vu de Remores, car ces poissons ne s’élèvent guère à fleur d’eau : encore n’abandonnent-ils quasi point l’océan Septentrional. Mais sans doute vous aurez vu de certains animaux qui en quelque façon se peuvent dire de leur espèce. Je vous ai tantôt dit que cette Mer en tirant vers le Pôle est toute pleine de Remores, qui jettent leur frai sur la vase comme les autres poissons. Vous saurez donc que cette semence extraite de toute leur masse en contient si éminemment toute la froideur, que si un navire est poussé par-dessus, le navire en contracte un ou plusieurs vers qui deviennent oiseaux, dont le sang privé de chaleur fait qu’on les range, quoiqu’ils aient des ailes, au nombre des poissons. Aussi le Souverain Pontife, lequel connoît leur origine, ne défend pas d’en manger en carême. C’est ce que vous appelez des Macreuses (229) »

Je cheminais toujours sans autre dessein que de le suivre, mais tellement ravi d’avoir trouvé un Homme, que je n’osois détourner les yeux de dessus lui, tant j’avois peur de le perdre : « Jeune mortel, me dit-il (car je vois bien que vous n’avez pas encore comme moi satisfait au tribut que nous devons, à la Nature), aussitôt que je vous ai vu, j’ai rencontré sur votre visage ce je ne sais quoi qui donne envie de connoître les gens. Si je ne me trompe aux circonstances de la conformation de votre corps, vous devez être François et natif de Paris ? Cette ville est le lieu, où après avoir promené mes disgrâces par toute l’Europe, je les ai terminées.

« Je me nomme Campanella (230), et suis Calabrois de nation. Depuis ma venue au Soleil, j’ai employé mon temps à visiter les climats de ce grand globe pour en découvrir les merveilles : il est divisé en Royaumes, en Républiques, États et Principautés, comme la Terre. Ainsi les quadrupèdes, les volatiles, les plantes, les pierres, chacun y a le sien ; et quoique quelques-uns de ceux-là n’en permettent point l’entrée aux animaux d’espèce étrangère, particulièrement aux Hommes que les Oiseaux par-dessus tout haïssent de mort, je puis voyager partout sans courir de risque à cause qu’une âme de Philosophe est tissue de parties bien plus déliées que les instrumens dont on se serviroit à la tourmenter. Je me suis trouvé heureusement dans la province des, Arbres, quand les désordres de la Salemandre ont commencé ces grands éclats de tonnerre que vous devez avoir entendus aussi bien que moi, m’ont conduit à leur champ de bataille, où vous êtes venu un moment après. Au reste je m’en retourne à la province des Philosophes… — Quoi, lui dis-je, il y a donc aussi des Philosophes dans le Soleil ? — S’il y en a ! répliqua le bonhomme, oui, certes, et ce sont les principaux habitans du Soleil, et ceux-là mêmes dont la renommée de votre Monde a la bouche si pleine. Vous pourrez bientôt converser avec eux, pourvu que vous ayez le courage de me suivre, car j’espère mettre le pied dans leur Ville, avant qu’il soit trois jours. Je ne crois pas que vous puissiez concevoir de quelle façon ces grands génies se sont transportés ici ? — Non, certes, m’écriai-je ; car tant d’autres personnes auroient-elles eu jusqu’à présent les yeux bouchés, pour n’en pas trouver le chemin ? Ou bien est-ce qu’après la mort nous tombons entre les mains d’un Examinateur des esprits, lequel selon notre capacité nous accorde ou nous refuse le droit de bourgeoisie au Soleil ?

— Ce n’est rien de tout cela, repartit le Vieillard : les âmes viennent par un principe de ressemblance se joindre à cette masse de lumière, car ce Monde-ci n’est formé d’autre chose que des esprits de tout ce qui meurt dans les orbes d’autour, comme sont Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne.

« Ainsi dès qu’une Plante, une Bête, ou un Homme, expirent, leurs âmes montent sans s’éteindre à sa sphère, de même que vous voyez la flamme d’une chandelle y voler en pointe, malgré le suif qui la tient par les pieds. Or toutes ces âmes unies qu’elles sont à la source du jour, et purgées de la grosse matière qui les empêchoit, elles exercent des fonctions bien plus nobles que celles de croître, de sentir, et de raisonner, car elles sont employées à former le sang et les esprits vitaux du Soleil, ce grand et parfait animal. Et c’est aussi pourquoi vous ne devez point douter que le Soleil n’opère de l’esprit bien plus parfaitement que vous, puisque c’est par la chaleur d’un million de ces âmes rectifiées, dont la sienne est un élixir, qu’il connoît le secret de la vie, qu’il influe à la matière de vos Mondes la puissance d’engendrer, qu’il rend des corps capables de se sentir être, et enfin qu’il se fait voir et fait voir toutes choses( (231).

« Il me reste maintenant à vous expliquer pourquoi les âmes des Philosophes ne se joignent pas essentiellement à la masse du Soleil comme celles des autres Hommes.

« Il y a trois ordres d’esprits dans toutes les Planètes, c’est-à-dire dans les petits Mondes qui se meuvent à l’entour de celui-ci.

« Les plus grossiers servent simplement à réparer l’embonpoint du Soleil. Les subtils s’insinuent à la place de ses rayons ; mais ceux des Philosophes, sans avoir rien contracté d’impur dans leur exil, arrivent tout entiers à la sphère du jour pour en être habitans (232). Or elles ne deviennent pas comme les autres une partie intégrante de sa masse, pour ce que la matière qui les compose, au point de leur génération, se mêle si exactement que rien ne la peut plus déprendre, semblable à celle qui forme l’or, les diamans, et les Astres, dont toutes les parties sont mêlées par tant d’enlacemens, que le plus fort dissolvant n’en sauroit relâcher l’étreinte.

« Or ces âmes de Philosophes sont tellement à l’égard des autres âmes, ce que l’or, les diamans et les Astres sont à l’égard des autres corps, qu’Épicure dans le Soleil est le même Épicure qui vivoit jadis sur la terre. »

Le plaisir que je recevois en écoutant ce grand homme, m’accourcissoit le chemin et j’entamois souvent tout exprès des matières savantes et curieuses, sur lesquelles je sollicitois sa pensée, afin de m’instruire. Et certes je n’ai jamais vu de bonté si grande que la sienne ; car quoiqu’il pût, à cause de l’agilité de sa substance, arriver tout seul en fort peu de journées au royaume des Philosophes, il aima mieux s’ennuyer longtemps avec moi que de m’abandonner parmi ces vastes solitudes.

Cependant il étoit pressé ; car je me souviens que m’étant avisé de lui demander pourquoi il s’en retournoit avant d’avoir reconnu toutes les régions de ce grand Monde, il me répondit que l’impatience de voir un de ses amis, lequel étoit nouvellement arrivé (233), l’obligeoit à rompre son voyage. Je reconnus par la suite de son discours, que cet ami étoit ce fameux Philosophe de notre temps, Monsieur Descartes, et qu’il ne se hâtoit que pour le joindre.

Il me répondit encore sur ce que je lui demandai en quelle estime il avoit sa Physique, qu’on ne la devoit lire qu’avec le même respect qu’on écoute prononcer des oracles. « Ce n’est pas, ajouta-t-il, que la science des choses naturelles n’ait besoin, comme les autres sciences, de préoccuper notre jugement, d’axiomes qu’elle ne prouve point ; mais les principes de la sienne sont simples et si naturels qu’étant supposés, il n’y en a aucune qui satisfasse plus nécessairement à toutes les apparences »

Je ne pus en cet endroit m’empêcher de l’interrompre : « Mais, lui dis-je, il me semble que ce Philosophe a toujours impugné (234) le vide ; et cependant, quoiqu’il fût Épicurien, afin d’avoir l’honneur de donner un principe aux principes d’Épicure, c’est-à-dire aux atomes, il a établi pour commencement des choses un chaos de matière tout à fait solide, que Dieu divisa en un nombre innombrable de petits carreaux, à chacun desquels il imprima des mouvemens opposés. Or il veut que ces cubes, en se froissant l’un contre l’autre, se soient égrugés en parcelles de toutes sortes de figures. Mais comment peut-il concevoir que ces pièces carrées aient commencé de tourner séparément, sans avouer qu’il s’est fait du vide entre leurs angles ? Ne s’en rencontroit-il pas nécessairement dans les espaces que les angles de ces carreaux étoient contraints d’abandonner pour se mouvoir ? Et puis ces carreaux qui n’occupoient qu’une certaine étendue, avant que de tourner, peuvent-ils s’être mus en cercle, qu’ils n’en aient occupé dans leur circonférence encore une fois autant ? La Géométrie nous enseigne que cela ne se peut ; donc la moitié de cette espace a dû nécessairement demeurer vide, puisqu’il n’y avoit point encore d’atomes pour la remplir. »

Mon Philosophe me répondit que M. Descartes nous rendroit raison de cela lui-même, et qu’étant né aussi obligeant que Philosophe, il seroit assurément ravi de trouver en ce monde un homme mortel pour l’éclaircir de cent doutes que la surprise de la Mort l’avoit contraint de laisser à la Terre qu’il venoit de quitter ; qu’il ne crovoit pas qu’il eût grande difficulté à y répondre, suivant ses principes, que je navois examinés qu’autant que la foiblesse de mon esprit me le pouvoit permettre (235) ; « parce, disoit-il, que les ouvrages de ce grand homme sont si pleins et si subtils, qu’il faut une attention pour les entendre qui demande l’âme d’un vrai et consommé Philosophe. Ce qui fait qu’il n’y a pas un Philosophe dans le Soleil qui n’ait de la vénération pour lui ; jusque-là que l’on ne veut pas lui contester le premier rang, si sa modestie ne l’en éloigne.

« Pour tromper la peine que la longueur du chemin pourroit vous apporter, nous en discourrons suivant ses principes, qui sont assurément si clairs, et semblent si bien satisfaire à tout par l’admirable lumière de ce grand génie, qu’on diroit qu’il a concouru à la belle et magnifique structure de cet Univers.

« Vous vous souvenez bien qu’il dit que notre entendement est fini. Ainsi la matière étant divisible à ne faut pas douter que c’est une de ces choses qu’il ne peut comprendre ni imaginer, et qu’il est bien au-dessus de lui d’en rendre raison.

« Mais, dit-il, quoique cela ne puisse tomber sous les sens, nous ne laissons pas de concevoir que cela se fait par la connoissance que nous avons de la matière ; et nous ne devons pas, dit-il, hésiter à déterminer notre jugement sur les choses que nous concevons. » En effet, pouvons-nous imaginer la manière dont l’âme agit sur le corps ? Cependant on ne peut nier cette vérité, ni la révoquer en doute ; au lieu que c’est une absurdité bien plus grande d’attribuer au vide une espace qui est une propriété qui appartient au corps de l’étendue[24], vu que l’on confondroit l’idée du rien avec celle de l’être, et que l’on lui donneroit des qualités à lui qui ne peut rien produire, et ne peut être auteur de quoi que ce soit (236). « Mais, dit-il, pauvre mortel, je sens que ces spéculations te fatiguent, parce que comme dit cet excellent homme, tu n’as jamais pris peine à bien épurer ton esprit d’avec la masse de ton corps, et parce que tu l’as rendu si paresseux qu’il ne veut plus faire aucunes fonctions sans le secours des sens. »

Je lui allois repartir, lorsqu’il me tira par le bras pour me montrer un vallon de merveilleuse beauté. « Apercevez-vous, me dit-il, cette enfonçure de terrain où nous allons descendre ? On diroit que le coupeau des collines qui la bornent, se soit exprès couronné d’arbres, pour inviter par la fraîcheur de son ombre les passans au repos.

« C’est au pied de l’un de ces coteaux que le Lac du Sommeil prend sa source ; il n’est formé que de la liqueur des cinq Fontaines. Au reste s’il ne se mêloit aux trois Fleuves, et par sa pesanteur n’engourdissoit leurs eaux, aucun animal de notre Monde ne dormiroit. »

Je ne puis exprimer l’impatience qui me pressoit de le questionner sur ces trois Fleuves, dont je n’avois point encore ouï parler : mais je restai content, quand il m’eut promis que je verrois tout.

Nous arrivâmes bientôt après dans le vallon, et quasi au même temps, sur le tapis qui borde ce grand Lac.

« En vérité, me dit Campanella, vous êtes bien heureux de voir avant de mourir toutes les merveilles de ce Monde ; c’est un bien pour les habitans de votre globe, d’avoir porté un Homme qui lui puisse apprendre les merveilles du Soleil, puisque sans vous ils étoient en danger de vivre dans une grossière ignorance, et de goûter cent douceurs sans savoir d’où elles viennent ; car on ne sauroit imaginer les libéralités que le Soleil fait à tous vos petits globes ; et ce vallon seul répand une infinité de biens par tout l’Univers, sans lesquels vous ne pourriez vivre, et ne pourriez pas seulement voir le jour. Il me semble que c’est assez d’avoir vu cette contrée, pour vous faire avouer que le Soleil est votre père, et qu’il est l’auteur de toutes choses. Pource que ces cinq Ruisseaux viennent se dégorger dedans, ils ne courent que quinze ou seize heures ; et cependant ils paroissent si fatigués quand ils arrivent, qu’à peine se peuvent-ils remuer ; mais ils témoignent leur lassitude par des effets bien différens, car celui de la Vue s’étrécit à mesure qu’il s’approche de l’étang du Sommeil ; l’Ouïe à son embouchure se confond, s’égare et se perd dans la vase ; l’Odorat excite un murmure semblable à celui d’un homme qui ronfle ; le Goût, affadi du chemin, devient tout à fait insipide ; et le Toucher, naguère si puissant, qu’il logeoit tous ses compagnons, est réduit à cacher sa demeure. De son côté la Nymphe de la Paix qui fait sa demeure au milieu du Lac, reçoit ses hôtes à bras ouverts, les couche dans son lit, et les dorlote avec tant de délicatesse, que pour les endormir, elle prend elle-même le soin de les bercer. Quelque temps après s’être ainsi confondus dans ce vaste rond-d’eau, on le voit à l’autre bout se partager derechef en cinq Ruisseaux qui reprennent les mêmes noms en sortant qu’ils avoient laissés en entrant.. Mais les plus hâtés de partir, et qui tiraillent leurs compagnons pour se mettre en chemin, c’est l’Ouïe et le Toucher ; car pour les trois autres ils attendent que ceux-ci les éveillent, et le Goût spécialement demeure toujours derrière les autres. »

Le noir concave d’une grotte se voûte par-dessus le lac du Sommeil. Quantité de tortues se promènent à pas lents sur les rivages ; mille fleurs de pavot communiquent à l’eau en s’y mirant, la vertu d’endormir (237) ; on voit jusqu’à des marmottes arriver de cinquante lieues pour y boire ; et le gazouillis de l’onde est si charmant, qu’il semble qu’elle se froisse contre les cailloux avec mesure, et tâche de composer une musique assoupissante.

Le sage Campanella prévit sans doute que j’en allois sentir quelque atteinte, c’est pourquoi il me conseilla de doubler le pas. Je lui eusse obéi, mais les charmes de cette eau m’avoient tellement enveloppé la raison, qu’il ne m’en resta presque pas assez pour entendre ces dernières paroles. « Dormez donc, dormez ! je vous laisse ; aussi bien les songes qu’on fait ici sont tellement parfaits, que vous serez quelque jour bien aise de vous ressouvenir de celui que vous allez faire. Je me divertirai cependant à visiter les raretés du lieu, et puis je vous viendrai rejoindre. » Je crois qu’il ne discourut pas davantage, ou bien la vapeur du sommeil m’avoit déjà mis hors d’état de pouvoir l’écouter.

J’étois au milieu d’un songe le plus savant et le mieux conçu du monde, quand mon Philosophe me vint éveiller. Je vous en ferai le récit lorsque cela n’interrompra point le fil de mon discours ; car il est tout à fait important que vous le sachiez, pour vous faire connoître avec quelle liberté l’esprit des habitans du Soleil agit pendant que le sommeil captive les sens. Pour moi je pense que ce lac évapore un air qui a la propriété d’épurer entièrement l’esprit de l’embarras des sens, car il ne se présente rien à votre pensée qui ne semble vous perfectionner et vous instruire : c’est ce qui fait que j’ai le plus grand respect du monde pour ces Philosophes qu’on nomme rêveurs, dont nos ignorans se moquent.

J’ouvris donc les yeux comme en sursaut : il me semble que j’ouïs qu’il disoit : « Mortel, c’est assez dormir ! levez-vous si vous désirez voir une rareté qu’on n’imagineroit jamais dans votre Monde. Depuis une heure environ que je vous ai quitté, pour ne point troubler votre repos, je me suis toujours promené le long des cinq Fontaines qui sortent de l’étang du Sommeil. Vous pouvez croire avec combien d’attention je les ai toutes considérées ; elles portent le nom des cinq Sens, et coulent fort près l’une de l’autre. Celle de la Vue semble un tuyau fourchu plein de diamans en poudre, et de petits miroirs qui dérobent et restituent les images de tout ce qui se présente ; elle environne de son cours le royaume des Lynx. Celle de l’Ouïe est pareillement double ; elle tourne en s’insinuant comme un dédale, et l’on oit retentir au plus creux des concavités de sa couche un écho de tout le bruit qui résonne alentour ; je suis fort trompé si ce ne sont des renards que j’ai vu s’y curer les oreilles. Celle de l’Odorat paroît comme les précédentes, qui se divise en deux petits canaux cachés sous une seule voûte ; elle extrait de tout ce qu’elle rencontre je ne sais quoi d’invisible, dont elle compose milles sortes d’odeurs qui lui tiennent lieu d’eau ; on trouve aux bords de cette source force chiens qui s’affinent le nez. Celle du Goût coule par saillies, lesquelles n’arrivent ordinairement que trois ou quatre fois le jour ; encore faut-il qu’une grande vanne de corail soit levée, et, par-dessous celle-là quantité d’autres fort petites qui sont d’ivoire ; sa liqueur ressemble à de la salive. Mais quant à la cinquième, celle du Toucher, elle est si vaste et si profonde qu’elle environne toutes ses sœurs, jusqu’à se coucher de son long dans leur lit, et son humeur épaisse se répand au large sur des gazons tout verts de plantes sensitives.

« Or vous saurez que j’admirois, glacé de vénération, les mystérieux détours de toutes ces fontaines, quand à force de cheminer je me suis trouvé à l’embouchure où elles se dégorgent dans les trois Rivières. Mais suivez-moi, vous comprendrez beaucoup mieux la disposition de toutes ces choses en les voyant. » Une promesse si forte selon moi acheva de m’éveiller ; je lui tendis le bras, et nous marchâmes par le même chemin qu’il avoit tenu le long des levées qui compriment les cinq Ruisseaux, chacun dans son canal.

Au bout environ d’un stade, quelque chose d’aussi luisant qu’un lac parvint à nos yeux. Le sage Campanella ne l’eut pas plutôt aperçu qu’il me dit : « Enfin, mon fils, nous touchons au port : je vois distinctement les trois rivières. »

À cette nouvelle, je me sentis transporter d’une telle ardeur, que je pensois être devenu aigle. Je volai plutôt que je ne marchai, et courus tout autour, d’une curiosité si avide, qu’en moins d’une heure mon conducteur et moi nous remarquâmes ce que vous allez entendre.

Trois grands Fleuves arrosent les campagnes brillantes de ce Monde embrasé. Le premier et le plus large se nomme la Mémoire ; le second, plus étroit, mais plus creux, l’Imagination ; le troisième, plus petit que les autres, s’appelle Jugement (238).

Sur les rives de la Mémoire, on entend jour et nuit un ramage importun de geais, de perroquets, de pies, d’étourneaux, de linottes, de pinsons, de toutes les espèces qui gazouillent ce qu’elles ont appris. La nuit ils ne disent mot, car ils sont pour lors occupés à s’abreuver de la vapeur épaisse qu’exhalent ces lieux aquatiques. Mais leur estomac cacochyme la digère si mal, qu’au matin quand ils pensent l’avoir convertie en leur substance, on la voit tomber de leur bec aussi pure qu’elle étoit dans la rivière. L’eau de ce Fleuve paroît gluante, et roule avec beaucoup de bruit ; les échos, qui se forment dans ses cavernes, répètent la parole jusqu’à plus de mille fois ; elle engendre de certains monstres, dont le visage approche du visage de femme. Il s’y en voit d’autres plus furieux, qui ont la tête cornue et carrée, et à peu près semblable à celle de nos pédans. Ceux-là ne s’occupent qu’à crier, et ne disent pourtant que ce qu’ils se sont entendu dire les uns aux autres.

Le Fleuve de l’imagination coule plus doucement ; sa liqueur légère et brillante, étincelle de tous côtés. Il semble, à regarder cette eau d’un torrent de bluettes humides, qu’elles n’observent en voltigeant aucun ordre certain. Après l’avoir considérée plus attentivement, je pris garde que l’humeur qu’elle rouloit dans sa couche, étoit de pur or potable, et son écume de l’huile de talc. Le poisson qu’elle nourrit, ce sont des remores, des sirènes et des salemandres ; on y trouve, au lieu de gravier, de ces cailloux dont parle Pline, avec lesquels on devient pesant quand on les touche par l’envers, et léger quand on se les applique par l’endroit (239). J’y en remarquai de ces autres encore, dont Gigès (240) avoit un anneau, qui rendent invisibles, mais surtout un grand nombre de pierres philosophales éclatent parmi son sable. Il y avoit sur les rivages force arbres fruitiers, principalement de ceux que trouva Mahomet en Paradis (241), les branches fourmilloient de phénix, et j’y remarquai des sauvageons de ce fruitier (242) où la Discorde cueillit la pomme qu’elle jeta aux pieds des trois Déesses (243) ; on avoit enté dessus des greffes du jardin des Hespérides (244). Chacun de ces deux larges fleuves se divise en une infinité de bras qui s’entrelacent ; et j’observai que quand un grand ruisseau de la Mémoire en approchoit un plus petit de l’imagination, il éteignoit aussitôt celui-là ; mais qu’au contraire si le Ruisseau de l’imagination étoit plus vaste, il tarissoit celui de la Mémoire. Or comme ces trois Fleuves, soit dans leur canal, soit dans leurs bras, toujours à côté l’un de l’autre, partout où la Mémoire est forte, l’imagination diminue ; et celle-ci grossit, à mesure que l’autre s’abaisse.

Proche de là coule d’une lenteur incroyable la Rivière du Jugement ; son canal est profond, son humeur semble froide ; et lorsqu’on en répand sur quelque chose, elle sèche au lieu de mouiller. Il croît parmi la vase de son lit des plantes d’ellébore (245), dont la racine qui s’étend en longs filaments nettoie l’eau de sa bouche. Elle nourrit des serpens, et dessus l’herbe molle qui tapisse ses rivages un million d’éléphans se reposent. Elle se distribue comme ses deux germaines en une infinité de petits rameaux ; elle grossit en cheminant et, quoiqu’elle gagne toujours pays, elle va et revient éternellement sur soi-même.

De l’humeur de ces trois Rivières tout le Soleil est arrosé ; elle sert à détremper les atomes brûlans de ceux qui meurent dans ce grand Monde ; mais cela mérite bien d’être traité plus au long.

La vie des animaux du Soleil est fort longue, ils ne finissent que de mort naturelle qui n’arrive qu’au bout de sept à huit mille ans quand, pour les continus excès d’esprit où leur tempérament de feu les incline, l’ordre de la matière se brouille ; car aussitôt que dans un corps la Nature sent qu’il faudroit plus de temps à réparer les ruines de son être qu’à en composer un nouveau, elle aspire à se dissoudre, si bien que de jour en jour on voit non pas pourrir, mais tomber l’animal en particules semblables à de la cendre rouge.

Le trépas n’arrive guère que de cette sorte. Expiré donc qu’il est, ou pour mieux dire éteint, les petits corps ignés qui composoient sa substance, entrent dans la grosse matière de ce monde allumé, jusqu’à ce que le hasard les ait abreuvés de l’humeur des trois Rivières ; car alors devenus mobiles par leur fluidité, afin d’exercer vitement les facultés dont cette eau leur vient d’imprimer l’obscure connoissance, ils s’attachent en longs filets, et par un flux de points lumineux, s’aiguisent en rayons et se répandent aux sphères d’alentour, où ils ne sont pas plutôt enveloppés, qu’ils arrangent eux-mêmes la matière autant qu’ils peuvent, dedans la forme propre à exercer toutes les fonctions dont ils ont contracté l’instinct dans l’eau des trois Rivières, des cinq Fontaines, et de l’Étang. C’est pourquoi ils se laissent attirer aux plantes pour végéter ; les plantes se laissent brouter aux animaux pour sentir ; et les animaux se laissent manger aux hommes afin qu’étant passés en leur substance, ils viennent à réparer ces trois facultés, de la Mémoire, de l’imagination et du Jugement dont les Rivières du Soleil leur avoient fait pressentir la puissance.

Or selon que les atomes ont ou plus ou moins trempé dedans l’humeur de ces trois Fleuves, ils apportent aux animaux plus ou moins de Mémoire, d’imagination ou de Jugement, et selon que dans les trois Fleuves ils ont plus ou moins contracté de la liqueur des cinq Fontaines et de celle du petit Lac, ils leur élaborent des sens plus ou moins parfaits, et produisent des âmes plus ou moins endormies (246).

Voici à peu près ce que nous observâmes touchant la nature de ces trois Fleuves. On en rencontre partout de petites veines écartées çà et là ; mais pour les bras principaux, ils vont droit aboutir à la Province des Philosophes. Aussi nous rentrâmes dans le grand chemin sans nous éloigner du courant que ce qu’il faut pour monter sur la chaussée. Nous vîmes toujours les trois grandes Rivières qui flottoient à côté de nous ; mais pour les cinq Fontaines, nous les regardions de haut en bas serpenter dans la prairie. Cette route est fort agréable, quoique solitaire ; on y respire un air libre et subtil qui nourrit l’âme et la fait régner sur les passions.

Au bout de cinq ou six journées de chemin, comme nous divertissions nos yeux à considérer le différent et riche aspect des paysages, une voix languissante comme d’un malade qui gémiroit, parvint à nos oreilles. Nous nous approchâmes du lieu d’où nous jugions qu’elle pouvoit venir, et nous trouvâmes, sur la rive du fleuve Imagination, un vieillard tombé à la renverse qui poussoit de grands cris. Les larmes de compassion m’en vinrent aux yeux ; et la pitié que j’eus du mal de ce misérable, me convia d’en demander la cause. « Cet homme, me répondit Campanella, se tournant vers moi, est un Philosophe réduit à l’agonie, car nous mourons plus d’une fois ; et comme nous ne sommes que des parties de cet Univers, nous changeons de forme pour aller reprendre la vie ailleurs ; ce qui n’est point un mal, puisque c’est un chemin pour perfectionner son être, et pour arriver à un nombre infini de connoissances. Son infirmité est celle qui fait mourir presque tous les grands hommes. »

Son discours m’obligea de considérer le malade plus attentivement, et dès la première œillade j’aperçus qu’il avoit la tête grosse comme un tonneau, et ouverte par plusieurs endroits. « Or sus ! me dit Campanella, me tirant par le bras, toute l’assistance que nous croirions donner à ce moribond seroit inutile et ne feroit que l’inquiéter. Passons outre, aussi bien son mal est incurable. L’enflure de sa tête provient d’avoir trop exercé son esprit ; car encore que les espèces dont il a rempli les trois organes ou les trois ventricules de son cerveau, soient des images fort petites, elles sont corporelles, et capables par conséquent de remplir un grand lieu quand elles sont fort nombreuses. Or vous saurez que ce Philosophe a tellement grossi sa cervelle, à force d’entasser image sur image, que ne les pouvant plus contenir, elle s’est éclatée. Cette façon de mourir est celle des grands Génies, et cela s’appelle crever d’esprit. »

Nous marchions toujours en parlant ; et les premières choses qui se présentoient à nous, nous fournissoient matière d’entretien. J’eusse pourtant bien voulu sortir des régions opaques du Soleil pour rentrer dans les lumineuses ; car le Lecteur saura que toutes les contrées n’en sont pas diaphanes ; il y en a qui sont obscures, comme celles de notre Monde, et qui sans la lumière d’un Soleil qu’on aperçoit de là, seroient couvertes de ténèbres. Or à mesure qu’on entre dans les opaques, on le devient insensiblement ; et de même lorsqu’on approche des transparentes, on se sent dépouiller de cette noire obscurité par la vigoureuse irradiation du climat.

Je me souviens qu’à propos de cette envie dont je brûlois, je demandai à Campanella si la Province des Philosophes étoit brillante ou ténébreuse : « Elle est plus ténébreuse que brillante, me répondit-il ; car comme nous sympathisons encore beaucoup avec la Terre notre pays natal, qui est opaque de sa nature, nous n’avons pas pu nous accommoder dans les régions de ce globe les plus éclairées. Nous pouvons toutefois par une vigoureuse contention de la volonté, nous rendre diaphanes lorsqu’il nous en prend envie ; et même la plus grande part des Philosophes ne parlent pas avec la langue ; mais quand ils veulent communiquer leur pensée, ils se purgent par les élans de leur fantaisie d’une sombre vapeur, sous laquelle ordinairement ils tiennent leurs conceptions à couvert ; et sitôt qu’ils ont fait redescendre en son siège cette obscurité de rate qui les noircissoit, comme leur corps est alors diaphane, on aperçoit à travers leur cerveau, ce dont ils se souviennent, ce qu’ils imaginent, ce qu’ils jugent : et dans leur foie et leur cœur, ce qu’ils désirent et ce qu’ils résolvent (247) ; car quoique ces petits portraits soient plus imperceptibles qu’aucune chose que nous puissions figurer, nous avons en ce Monde-ci les yeux assez clairs pour distinguer facilement jusqu’aux moindres idées.

« Ainsi, quand quelqu’un de nous veut découvrir à son ami l’affection qu’il lui porte, on aperçoit son cœur élancer des rayons jusque dans sa mémoire, sur l’image de celui qu’il aime ; et quand au contraire il veut témoigner son aversion, on voit son cœur darder contre l’image de celui qu’il hait, des tourbillons d’étincelles brûlantes, et se retirer tant qu’il peut en arrière ; de même quand il parle en soi-même, on remarque clairement les espèces, c’est-à-dire les caractères de chaque chose qu’il médite, qui s’imprimant ou se soulevant, viennent présenter aux yeux de celui qui regarde, non pas un discours articulé, mais une histoire en tableau de toutes ses pensées. »

Mon guide vouloit continuer, mais il en fut détourné par un accident jusqu’à cette heure inouï ; et ce fut que tout à coup nous aperçûmes la terre se noircir sous nos pas, et le Ciel allumé de rayons s’éteindre sur nos têtes, comme si on eût développé entre nous et le Soleil un dais large de quatre lieues.

Il me paroît malaisé de vous dire ce que nous nous imaginâmes dans cette conjoncture. Toutes sortes de terreurs nous vinrent assaillir, jusqu’à celle de la fin du Monde, et nulle de ces terreurs ne nous sembla hors d’apparence ; car de voir la nuit au Soleil, ou l’air obscurci de nuages, c’est un miracle qui n’y arrive point. Ce ne fut pas toutefois encore tout ; incontinent après un bruit aigre et criard, semblable au son d’une poulie qui tourneroit avec rapidité, vint frapper nos oreilles, et tout au même temps nous vîmes choir à nos pieds une cage. A peine eut-elle joint le sable, qu’elle s’ouvrit pour accoucher d’un Homme et d’une Femme : ils traînoient une ancre qu’ils accrochèrent aux racines d’un roc. En suite de quoi nous les aperçûmes venir à nous. La Femme conduisoit l’Homme, et le tirailloit en le menaçant. Quand elle fut fort près de nous : « Messieurs, dit-elle d’une voix un peu émue, n’est-ce pas ici la Province des Philosophes ? « Je répondis que non, mais que dans vingt-quatre heures nous espérions y arriver ; que ce Vieillard qui me souffroit en sa compagnie étoit un des principaux Officiers de cette Monarchie. « Puisque vous êtes Philosophe répondit cette femme, adressant la parole à Campanella, il faut que sans aller plus loin je vous décharge ici mon cœur.

« Pour vous raconter donc en peu de mots le sujet qui m’amène, vous saurez que je viens me plaindre d’un assassinat commis en la personne du plus jeune de mes enfants ; ce barbare que je tiens l’a tué deux fois, encore qu’il fût son père. » Nous restâmes fort embarrassés de ce discours ; c’est pourquoi je voulus savoir ce qu’elle entendoit par un enfant tué deux fois. « Sachez, répondit cette femme, qu’en notre pays il y a parmi les autres statuts d’amour une loi qui règle le nombre des baisers auxquels un Mari est obligé à sa Femme. C’est pourquoi tous les soirs chaque Médecin dans son quartier, va par toutes les maisons, où après avoir visité le Mari et la Femme, il les taxe pour cette nuit-là, selon leur santé forte ou foible, à tant ou tant d’embrassements. Or le mien que voilà avoit été mis à sept. Cependant piqué de quelques paroles un peu fières que je lui avois dites en nous couchant, il ne m’approcha point tant que nous demeurâmes au lit. Mais Dieu qui venge la cause des affligés, permit qu’en songe ce misérable, chatouillé par le ressouvenir des baisers qu’il me retenoit injustement, laissa perdre un Homme. Je vous ai dit que son père l’a tué deux fois pour ce que l’empêchant d’être, il a fait qu’il n’est point, voilà son premier assassinat, et a fait qu’il n’a point été, voilà son second ; au lieu qu’un meurtrier ordinaire sait bien que celui qu’il prive du jour n’est plus mais ils ne sauroit faire qu’il n’ait point été. Nos Magistrats en auroient fait bonne justice ; mais l’artificieux a dit, pour excuse, qu’il auroit satisfait au devoir conjugal, s’il n’eût appréhendé (me baisant au fort de la colère où je l’avois mis), d’engendrer un homme furieux.

« Le Sénat embarrassé de cette justification, nous a ordonné de nous venir présenter aux Philosophes, et de plaider devant eux notre cause. Aussitôt que nous eûmes reçu l’ordre de partir, nous nous mîmes dans une cage pendue au cou de ce grand Oiseau que vous voyez, d’où par le moyen d’une poulie que nous y attachâmes, nous dévalons à terre et nous nous guindons en l’air. Il y a des personnes dans notre Province établies exprès pour les apprivoiser jeunes, et les instruire aux travaux qui nous sont utiles. Ce qui les attrait principalement contre leur nature féroce à se rendre disciplinables, c’est qu’à leur faim, qui ne se peut presque assouvir, nous abandonnons les cadavres de toutes les bêtes qui meurent. Au reste, quand nous voulons dormir (car à cause des excès d’amour trop continus qui nous affaiblissent nous avons besoin de repos), nous lâchons à la campagne d’espace en espace vingt ou trente de ces Oiseaux attachés chacun à une corde, qui prenant l’essor avec leurs grandes ailes, déploient dans le Ciel une nuit plus large que l’horizon. « J’étois fort attentif et à son discours et à considérer, tout extasié, l’énorme taille de cet oiseau géant ; mais sitôt que Campanella l’eut un peu regardé : « Ha ! vraiment, s’écria-t-il, c’est un de ces monstres à plume, appelés Condurs, qu’on voit dans l’île de Mandragore à notre Monde, et par toute la Zone Torride ; ils y couvrent de leurs ailes un arpent de terre. Mais comme ces animaux deviennent plus démesurés, à proportion que le Soleil qui les a vus naître est plus échauffé, il ne se peut qu’ils ne soient au Monde du Soleil d’une épouvantable grandeur.

« Toutefois, ajouta-t-il, se tournant vers la Femme, il faut nécessairement que vous acheviez votre voyage ; car c’est à Socrate (248) auquel on a donné la Surintendance des mœurs, qu’appartient de vous juger. Je vous conjure cependant de nous apprendre de quelle contrée vous êtes, parce que comme il n’y a que trois ou quatre ans que je suis arrivé en ce Monde-ci, je n’en connais encore guère la carte.

— Nous sommes, répondit-elle, du royaume des Amoureux : ce grand État confine d’un côté à la République de la Paix, et de l’autre à celle des Justes.

« Au pays d’où je viens, à l’âge de seize ans, on met les garçons au Noviciat d’amour ; c’est un palais fort somptueux, qui contient presque le quart de la Cité. Pour les filles, elles n’y entrent qu’à treize. Ils font là les uns et les autres leur année de probation, pendant laquelle les garçons ne s’occupent qu’à mériter l’affection des filles, et les filles à se rendre dignes de l’amitié des garçons. Les douze mois expirés, la Faculté de Médecine va visiter en corps ce Séminaire d’Amans. Elles les tâte tous l’un après l’autre, jusqu’aux parties de leurs personnes les plus secrètes, les fait coupler à ses yeux, et puis selon que le mâle se rencontre à l’épreuve vigoureux et bien conformé, on lui donne pour femmes dix, vingt, trente ou quarante filles de celles qui le chérissoient, pourvu qu’ils s’aiment réciproquement. Le marié cependant ne peut coucher qu’avec deux à la fois, et il ne lui est pas permis d’en embrasser aucune, tandis qu’elle est grosse. Celles qu’on reconnoît stériles ne sont employées qu’à servir ; et des hommes impuissants se font les esclaves qui se peuvent mêler charnellement avec les Bréhaignes (249). Au reste quand une famille a plus d’enfants qu’elle n’en peut nourrir, la République les entretient ; mais c’est un malheur qui n’arrive guère, pour ce qu’aussitôt qu’une femme accouche dans la Cité, l’Épargne (250) fournit une somme annuelle pour l’éducation de l’enfant, selon sa qualité, que les Trésoriers d’État portent eux-mêmes à certain jour à la maison du père. Mais si vous voulez en savoir davantage, entrez dans notre mannequin, il est assez grand pour quatre. Puisque nous allons même route, nous tromperons en causant la longueur du voyage. »

Campanella fut d’avis que nous acceptassions l’offre. J’en fus pareillement fort joyeux pour éviter la lassitude, mais quand je vins pour leur aider à lever l’ancre, je fus bien étonné d’apercevoir qu’au lieu d’un gros câble qui la devoit soutenir, elle n’étoit pendue qu’à un brin de soie aussi délié qu’un cheveu. Je demandai à Campanella comment il se pouvoit faire qu’une masse lourde comme étoit cette ancre, ne fît point rompre par sa pesanteur une chose si frêle ; et le bon Homme me répondit que cette corde neserompoit point pour ce qu’ayant été filée très-égale partout, il n’y avoit point de raison pourquoi elle dût se rompre plutôt à un endroit qu’à l’autre. Nous nous entassâmes tous dans le panier, et ensuite nous nous pouliâmes (251) jusqu’au faîte du gosier de l’oiseau, où nous ne paroissions qu’un grelot qui pendoit à son cou. Quand nous fûmes tout contre la poulie, nous arrêtâmes le câble, où notre cage étoit pendue à une des plus légères plumes de son duvet, qui pourtant étoit grosse comme le pouce ; et dès que cette femme eût fait signe à l’oiseau départir, nous nous sentîmes fendre le ciel d’une rapide violence. Le Condur modéroit ou forçoit son vol, haussoit ou baissoit, selon les volontés de sa maîtresse, dont la voix lui servoit de bride. Nous n’eûmes pas volé deux cents lieues, que nous aperçûmes sur la terre à main gauche une nuit semblable à celle que produisoit dessous lui notre vivant parasol. Nous demandâmes à l’étrangère ce qu’elle pensoit que ce fût : « C’est un autre coupable qui va aussi pour être jugé à la Province où nous allons ; son Oiseau sans doute est plus fort que le nôtre, ou bien nous nous sommes beaucoup amusés, car il n’est parti que depuis moi. » Je lui demandai de quel crime ce malheureux étoit accusé : « Il n’est pas simplement accusé nous répondit-elle ; il est condamné à mourir, parce qu’il est déjà convaincu de ne pas craindre la mort. — Comment donc ? lui dit Campanella, les lois de votre Pays ordonnent de craindre la mort ? — Oui, répliqua cette femme, elles l’ordonnent à tous, hormis à ceux qui sont reçus au Collège des Sages ; car nos magistrats ont éprouvé, par de funestes expériences, que qui ne craint pas de perdre la vie est capable de l’ôter à tout le monde. »

Après quelques autres discours qu’attirèrent ceux-ci, Campanella voulut s’enquérir plus au long des mœurs de son Pays. Il lui demanda donc quelles étoient les lois et les coutumes du Royaume des Amans ; mais elle s’excusa d’en parler, à cause que n’y étant pas née, et ne le connoissant qu’à demi, elle craignoit d’en dire plus ou moins. « J’arrive à la vérité de cette Province, continua cette femme ; mais je suis, moi et tous mes prédécesseurs, originaire du Royaume de Vérité. Ma mère y accoucha de moi, et n’a point eu d’autre enfant. Elle m’éleva dans ce pays jusqu’à l’âge de treize ans, que le Roi, par avis des Médecins, lui commanda de me conduire au Royaume des Amans d’où je viens, afin qu’étant élevée dans ce palais d’Amour, une éducation plus joyeuse et plus molle que celle de notre Pays, me rendît plus féconde qu’elle. Ma mère m’y transporta et me mit dans cette maison de plaisance.

« J’eus bien de la peine auparavant que de m’apprivoiser à leurs coutumes : d’abord elles me semblèrent fort rudes ; car, comme vous savez, les opinions que nous avons sucées avec le lait, nous paroissent toujours les plus raisonnables, et je ne faisois encore que d’arriver du Royaume de Vérité, mon pays natal.

« Ce n’est pas que je ne connusse bien que cette Nation des Amans vivoit avec beaucoup plus de douceur et d’indulgence que la nôtre ; car encore que chacun publiât que ma vue blessoit dangereusement, que mes regards faisoient mourir, et qu’il sortoit de mes yeux de la flamme qui consumoit les cœurs, la bonté cependant de tout le monde, et principalement des jeunes hommes, étoit si grande, qu’ils me caressoient, me baisoient et m’embrassoient, au lieu de se venger du mal que je leur avois fait. J’entrai même en colère contre moi pour les désordres dont j’étois cause, et cela fit qu’émue de compassion, je leur découvris un jour la résolution que j’avois prise de m’enfuir. « Mais hélas ! comment vous sauver ? s’écrièrent-ils tous, se jetant à mon cou, et me baisant les mains : votre maison de toutes parts est assiégée d’eau, et le danger paroît si grand, qu’indubitablement sans un miracle, vous et nous serions déjà noyés. »

— Quoi donc ! interrompis-je[25], la contrée des Amans est-elle sujette aux inondations ? — Il le faut bien dire, me répliqua-t-elle, car l’un de mes Amoureux (et cet homme ne m’auroit pas voulu tromper, puisqu’il m’aimoit) m’écrivit que du regret de mon départ il venoit de répandre un océan de pleurs. J’en vis un autre qui m’assura que ses prunelles depuis trois jours avoient distillé une source de larmes ; et comme je maudissois pour l’amour d’eux l’heure fatale où ils m’avoient vue, un de ceux qui se comptoient du nombre de mes esclaves, m’envoya dire que la nuit précédente ses yeux débordés avoient fait un déluge. Je m’allois ôter du monde, afin de n’être plus la cause de tant de malheurs, si le Courrier n’eût ajouté ensuite que son Maître lui avoit donné charge de m’assurer qu’il n’y avoit rien à craindre, parce que la fournaise de sa poitrine avoit desséché ce déluge. Enfin vous pouvez conjecturer que le Royaume des Amans doit être bien aquatique, puisque entre eux ce n’est pleurer qu’à demi, quand il ne sort de dessous leurs paupières que des ruisseaux, des fontaines et des torrens (252).

« J’étois fort en peine dans quelle machine je me sauverois de toutes ces eaux qui m’alloient gagner ; mais un de mes Amans qu’on appeloit le Jaloux, me conseilla de m’arracher le cœur, et puis que je m’embarquasse dedans ; qu’au reste je ne devois pas appréhender de n’y pouvoir tenir, puisqu’il y en tenoit tant d’autres ; ni d’aller à fond, parce qu’il étoit trop léger ; que tout ce que j’aurois à craindre seroit l’embrasement, d’autant que la matière d’un tel vaisseau étoit fort sujette au feu ; que je partisse donc sur la mer de ses larmes, que le bandeau de son amour me serviroit de voile, et que le vent favorable de ses soupirs, malgré la tempête de ses rivaux, me pousseroit à bon port.

« Je fus longtemps à rêver comment je pourrois mettre cette entreprise à exécution. La timidité naturelle à mon sexe m’empêchoit de l’oser ; mais enfin l’opinion que j’eus que si la chose n’étoit possible, un Homme ne seroit pas si fou de la conseiller, et encore moins un amoureux à son amante, me donna de la hardiesse.

« J’empoignai un couteau, me fendis la poitrine ; déjà même avec mes deux mains je fouillois dans la plaie, et d’un regard intrépide je choisissois mon cœur pour l’arracher, quand un jeune Homme qui m’aimoit survint. Il m’étale fer malgré moi, et puis me demanda le motif de cette action qu’il appeloit désespérée. Je lui en fis le conte ; mais je restai bien surprise, quand un quart d’heure après je sus qu’il avoit déféré le Jaloux en justice. Les Magistrats néanmoins qui peut-être craignirent de donner trop à l’exemple ou à la nouveauté de l’accident, envoyèrent cette cause au Parlement du Royaume des Justes. Là il fut condamné, outre le bannissement perpétuel, d’aller finir ses j ours en qualité d’esclave sur les terres de la République de Vérité, avec défenses à tous ceux qui descendront de lui auparavant la quatrième génération, de remettre le pied dans la Province des Amans ; même il lui fut enjoint de n’user jamais d’hyperbole, sur peine de la vie.

« Je conçus, depuis ce temps-là, beaucoup d’affection pour ce jeune Homme qui m’avoit conservée ; et soit à cause de ce bon office, soit à cause de la passion avec laquelle il m’avoit servie, je ne le refusai point, son noviciat et le mien étant achevés, quand il me demanda pour être l’une de ses femmes.

« Nous avons toujours bien vécu ensemble, et nous vivrions bien encore, sans qu’il a tué, comme je vous ai dit, un de mes enfans par deux fois, dont je m’en vas implorer vengeance au Royaume des Philosophes. » Nous étions, Campanella et moi, fort étonnés du grand silence de cet Homme ; c’est pourquoi je tâchai de le consoler, jugeant bien qu’une si profonde taciturnité étoit fille d’une douleur très profonde, mais sa Femme m’en empêcha. « Ce n’est pas, dit-elle, l’excès de sa tristesse qui lui ferme la bouche, ce sont nos lois qui défendent à tout criminel cité en justice de parler que devant les juges. »

Pendant cet entretien, l’Oiseau avançoit toujours pays. Je fus tout étonné quand j’entendis Campanella, d’un visage plein de joie et de transport s’écrier : « Soyez le très-bien venu, le plus cher de tous mes amis ! Allons, Messieurs, allons, continua ce bon Homme, au-devant de Monsieur Descartes ; descendons, le voilà qui arrive, il n’est qu’à trois lieues d’ici. » Pour moi, je demeurai fort surpris de cette saillie ; car je ne pouvois comprendre comment il avait pu savoir l’arrivée d’une personne de qui nous n’avions point reçu de nouvelles. « Assurément, lui dis-je, vous venez de le voir en songe ? — Si vous appelez songe, dit-il, ce que votre âme peut voir avec autant de certitude que vos yeux le jour quand il luit, je le confesse. — Mais, m’écriai-je, n’est-ce pas une rêverie, de croire que Monsieur Descartes que vous n’avez point vu depuis votre sortie du Monde de la Terre, est à trois lieues d’ici, parce que vous vous l’êtes imaginé ? »

Je proférais la dernière syllabe, comme nous vîmes arriver Descartes. Aussitôt Campanella courut l’embrasser. Ils se parlèrent longtemps ; mais je ne pus être attentif à ce qu’ils se dirent réciproquement d’obligeant, tant je brûlois d’apprendre de Campanella son secret pour deviner. Ce philosophe qui lut ma passion sur mon visage, en fit le conte à son ami, et le pria de trouver bon qu’il me contentât. M. Descartes riposta d’un souris, et mon savant précepteur discourut de cette sorte : « Il s’exhale de tous les corps des espèces, c’est-à-dire des images corporelles qui voltigent en l’air. Or ces images conservent toujours malgré leur agitation, la figure, la couleur et toutes les autres proportions de l’objet dont elles parlent ; mais comme elles sont très subtiles et très déliées, elles passent au travers de nos organes sans y causer aucune sensation ; elles vont jusqu’à l’âme, où elles s’impriment à cause de la délicatesse de sa substance, et lui font ainsi voir des choses très éloignées que les sens ne peuvent apercevoir : ce qui arrive ici ordinairement, où l’esprit n’est point engagé dans un corps formé de matière grossière, comme dans ton Monde. Nous te dirons comment cela se fait, lorsque nous aurons eu le loisir de satisfaire pleinement l’ardeur que nous avons mutuellement de nous entretenir ; car assurément tu mérites bien qu’on ait pour toi la dernière complaisance[26].

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LES MAZARINADES

DE CYRANO DE BERGERAC


Paul Lacroix n’a connu, en dehors de la Lettre contre les Frondeurs des Œuvres diverses, 1654, qu’une mazarinade (253) en vers sig. D. B. : Le Ministre d’État flambé, 1649, et n’a pas recherché celles en prose qui portaient ces initiales. Pierre Brun a refusé Le Ministre d’État flambé à Cyrano, sous le prétexte que ce pamphlet ne cadrait pas avec la Lettre contre les Frondeurs, qui est d’avril 1651. L’argument est inopérant. Dans les premiers mois de 1649, Cyrano ne pouvait être qu’anti-mazariniste (voir la notice biographique) et, en 1651 sa situation était tout autre : Désabusé, n’ayant eu aucun succès près des Princes, en mal d’impécuniosité, s’est-il adressé à Mazarin en lui offrant le secours de sa plume, ou le Cardinal a-t-il fait appel à son ancien adversaire, se donnant ainsi la satisfaction de se voir célébrer par celui-là même qui l’avait attaqué avec une violence inouïe ? Cette dernière hypothèse est assez vraisemblable, le factum de Cyrano n’ayant pas été imprimé à l’époque de sa composition.

Aux deux mazarinades ci-dessus, nous en ajoutons six autres :

Deux, en quelque sorte de condoléances intéressées, signées B. D. (Bergerac Dyrcona) pour les distinguer de ses pièces politiques :

Lettre de consolation envoyée à madame la duchesse de Rohan sur la mort de feu monsieur le duc de Rohan, son fils, surnommé Tancrède, Paris, Claude Huot, 1649.Lettre de consolation envoyée à madame de Chastillon pour la mort de monsieur de Chastillon, Paris, Jean Brunet, 1649.

Et quatre signées D. B. (de Bergerac) comme Le Ministre d’État flambé :

Le Gazettier des-intéressé. Paris, Jean Brunet, 1649. — La Sibylle moderne ou l’oracle du temps, id., 1649. — Le Conseiller fidèle, Paris, id., 1649. — Remontrances des trois États à la Reyne régente pour la paix, id., 1649.

Ces petits pamphlets, dont le style est remarquable, ayant perdu beaucoup de leur intérêt, nous ne reproduisons que Le Ministre d’État flambé, un extrait de la Remontrance des trois États (celle du Peuple) et la Lettre contre les Frondeurs.


I. — Le Ministre d’État Flambé

EN VERS BURLESQUES[27]


Il faut bien qu’un chien de lutin
Me mette la puce en l’oreille,
De prôner dessus le destin
D’un homme qui fait le mutin,
Qui se saoûle d’une bouteille,
Qui ne sait ni grec ni latin,
Et qui n’est propre qu’à Marseille (254).

D’où diable me vient cette humeur ?
Mon âme n’est-elle point dupée ?
Moi qui ne suis qu’un escrimeur,

Suis-je bien devenu rimeur ?
Où ma verve est-elle occupée ?
Et faut-il, dans cette rumeur,
Joindre ainsi la plume à l’épée ?

Page, vite, ôte-moi mon pot.
Il me servira d’écritoire ;
Mais pour bien barbouiller ce sot,
Non pas en style de Marot,
Mais en style bouffi de gloire.
Et pour le peindre en Astarot,
Cherche de l’encre la plus noire !

Sans savoir ni qui, ni comment,
Je sens en moi quelqu’un qui jase :
C’est une Muse assurément,
Qui pour Mazarin seulement,
Me monte aujourd’hui sur Pégase…
Mais, à ce nom, quel changement !
Ce cheval tremble pour un aze  (255).

Hé ! quoi, plus je le veux pousser,
Et plus il se jette en arrière ;
Je ne puis le faire avancer.
Descendons, il le faut laisser
Sans entrer dedans la carrière,
Et Mazarin, sans finesser  (256),
Lui pourroit sangler la croupière.

Laissons donc là tout cet atour.
J’entends déjà mon petit Page…
En as-tu ? Quel heureux retour !
Cette encre est noire comme un four…
Oh ! le favorable présage !
Ce mauvais démon de la Cour
En aura dessus le visage.

Ha ! ha ! je vous tiens, Mazarin,
Esprit malin de notre France,
Qui pour obséder son destin.
Faites le soir et le matin,

Main basse dessus sa pitance :
À ce coup, vous serez très fin,
Si vous évitez la potence.

Levez les yeux, regardez-moi,
Et n’usez d’aucun artifice :
Vous avez faussé votre foi,
Vous avez enlevé le Roi,
Vous avez trahi la justice,
Et vous avez fait, sans la loi,
Enchérir jusqu’au pain d’épice.

Vos malices ont eu leur cours,
Presque par toute la nature ;
Vous avez fait cent mauvais tours
Vous avez joué (257) tous les jours
Et Créateur et créature,
Et vous avez fait à rebours
Le gaillard péché de luxure.

C’est où vous êtes trop savant,
Cardinal à courte prière :
Priape est chez vous à tout vent ;
Vous tranchez des deux bien souvent,
Comme un franc couteau de tripière,
Et ne laissez point le devant
Sans escamoter le derrière.

Des clergeons (258), par vous caressés,
Vous ont tenu lieu de coquettes ;
À cent pages intéressés.
Que vos confidents ont dressés,
Vous avez conté des sornettes,
Et vous ne les avez laissés
Ni mains pures, ni grègues nettes.

Vous vous êtes servi d’un sort
Pour chiffonner fesses et mottes ;
Pour enchâsser dedans un fort
Le généreux duc de Beaufort (259) ;

Pour faire des sots et des sottes,
Et pour vous asservir d’abord
Et les caleçons et les cottes.

Au Sabbat, chaque vendredi,
Vous présentez une bougie ;
Vous vous crevez, le samedi,
De chair aussi bien qu’au jeudi ;
Votre prière est une orgie,
Et Grandier, Fauste et Gaufredi (260)
Vous ont enseigné la magie.

Vous n’avez jamais eu chez vous
Que gens indignes de louange :
Vos Pages sont de jeunes fous ;
Vos Estafiers, de vrais filous ;
Votre Suisse, une bête étrange ;
Vos confesseurs, des loups-garous,
Et le Diable est votre bon ange.

La Seine et le Rhin par vos lois
Vont aussi mal que la Tamise ;
Vous avez donné sur les doigts
Du Parlement deux ou trois fois,
Et par la dernière entreprise,
Vous pensiez le mettre aux abois,
Ou du moins le mettre en chemise.

Hélas ! quel complot inhumain !
Quelle étrange rodomontade !
Quel vœu passé de main en main,
De prier monsieur Saint-Germain (261),
De conduire cette boutade,
Et de mettre le lendemain
Tout Paris en capilotade !

Oui, vous tranchiez du Fierabras,
Et pensiez dans ce mal extrême,
Nous couper et jambes et bras,
Nous égorger entre deux draps,

Traiter Noble et Bourgeois de même,
Et réduire le Mardi gras
Cette année à faire carême.

Ce point n’étoit point débattu
Par les plus scrupuleuses âmes ;
Vous trouviez moindre qu’un fétu
La résistance et la vertu
De nos filles et de nos femmes,
Et vous prétendiez mettre à cu
Le renom de toutes nos Dames.

Au mot de Paris, vos Romains (262)
En troubloient l’air de cris de joie,
Et les Sarmates inhumains (263),
Quoiqu’ils prennent à toutes mains,
Aimoient mieux en avoir la proie
Que d’en faire, avec les Germains,
Ce que les Grecs firent de Troie.

Jà déjà ces buffles du Rhin,
Et ces bonnets du Borysthène (264),
Ont mis en feu meule et moulin,
Daillè, Faucheur, Aubertin (265),
Font chanter à perte d’haleine ;
Et se sont promis, dans le vin,
D’y brûler un bras à la Seine.

Leur luxure et leur cruauté
Trouvent partout de la matière ;
C’est pour eux un point arrêté,
Que l’abondance et la beauté
Leur doivent une chère entière ;
Et dans cette nécessité,
Tout est bordel et cimetière.

Jamais siècle n’a découvert
De plus grands abatteurs de quilles (266) ;
Par eux tout passage est ouvert :
Priape, comme Jean de Vert (267),

Prend sans quartier garçons et filles,
Et le grand diable de Vauvert (268)
Auroit moins honni de familles.

Voilà le fruit de vos leçons,
Que pratiquent vos bons apôtres,
Par qui l’on voit en cent façons
Danser harnois ou caleçons
Avec nos dames et les vôtres,
Et par qui filles et garçons
S’enfilent comme patenôtres !

Voilà les beaux charivaris
Dont votre faveur est suivie !
Faut-il que femmes et maris
Dans neuf mois entendent les cris
D’une race à peine assouvie,
Et qu’une moitié de Paris
En doive l’autre à Cracovie ?

Mais passons nos beaux tortillons (269)
Et ces grands casseurs de raquettes (270)
Qui volent comme papillons,
Qui courent comme postillons
Après l’argent de nos layettes (271),
Et laissons tous ces cotillons
À la merci de ces brayettes.

Par vous, pernicieux Agent,
Nos chevaux jeûnent à la crèche ;
Vous avez volé notre argent ;
Il n’est endroit où le sergent
N’ait fait quelque mortelle brèche.
Et par vous le peuple indigent
Ne sait de quel bois faire flèche.

Les impôts ont flux et reflux
Sur nos précieuses tavernes,
Et par vos injustes refus,
Vous avez rendu si confus

Tous les officiers subalternes,
Que ces pauvres gens ne vont plus
Que la nuit comme des lanternes.
Un prince en vain vous demanda
Du secours pour la Catalogne (272),
Et le siège de Lerida
Qui nous fit chanter des oui-da !
D’une folle et piteuse trogne,
Fit voir que l’argent n’aborda
Qu’au port de l’Hôtel de Bourgogne (273).

Ce fut lorsque les délicats
Virent bien votre perfidie,
Que vous riiez à tour de bras
Des farceurs dont vous faisiez cas,
Pour quelque sotte comédie,
Cependant qu’ailleurs nos soldats
Jouoient leur propre tragédie.

Les François étoient réjouis
Que notre France fût pourvue
D’un si grand nombre de louis (274) ;
Mais ils se sont évanouis
Par votre avarice imprévue,
Et les ont si bien éblouis,
Qu’ils en ont tous perdu la vue.

Le marchand, partout endetté,
N’a plus personne à sa boutique,
Cicéron n’est plus écouté ;
Saint-Côme n’est plus consulté ;
Saint-Yves reste sans pratique ;
Et dans leur mérite enchanté
La Fortune leur fait la nique.

Le meilleur bocan (275) du Marais
Devient presque une solitude ;
La Decombe (276) y régente en paix :
Gens d’épée et gens de Palais

N’y causent plus d’inquiétude,
Et Priape y casse du grès (277)
Aux filles qu’il mit à l’étude.

La poule d’Inde et le cochon
Ne leur doivent plus rien de rente ;
Marotte, Cataut et Fanchon,
Qui vendent jusqu’à leur manchon,
Y sont vaines tables d’attente,
Et Babè, Margot et Nichon
N’y font’pas plus que la servante (278).

Le Brétilleux est sans chalands,
Morel n’enseigne plus à lire (279),
Boisseau n’étale plus d’écrans (280),
Martial ne vend plus de gants,
Rangouze ne sait plus qu’écrire (281),
Richard ne va plus chez les grands,
Et Vinot n’a plus de quoi frire (282).

Neuf-Germain ne dit pas un mot  (283) :
Les Muses ne l’ont plus pour môme :
Le Savoyard plaint chaque écot (284),
L’Orviétan est pris pour sot (285),
Il n’a ni théâtre ni baume ;
Et Cousin, Saumur et Sercot (286)
Ne gagnent plus rien à la paume.

Cardelin semble être perclus (287) :
Son corps n’opère plus merveille ;
Carmeline (288), en un coin reclus,
Voit ses policans (289) superflus ;
Le Coutelier même sommeille,
Et Champagne (290) ne coiffe plus
Que la poupée ou la bouteille.

Sur le Pont-Neuf, Cormier (291) en vain
Plaint sa gibecière engagée ;
La Roche (292) y prône pour du pain ;
La pauvre Foire Saint-Germain

Fait des cris comme une enragée,
Et les pages n’ont plus de main
Pour en escroquer la dragée.

Le crédit, par vous occupé,
Fait partout de sanglantes courses ;
Tout notre bonheur est fripé ;
Notre cher espoir est dupé ;
Nos malheurs n’ont plus de ressources,
Et notre heureux sort usurpé
A fait des ballons de nos bourses.

Vous étiez plus ferme qu’un roc,
Quand vous heurtiez quelque personne ;
Vous avez inventé le hoc (293)
Qui met la conscience au croc
Dès l’instant même qu’on s’y donne,
Et le frère coiffé du froc
Vouloit l’être d’une couronne.

Vos nièces, trois singes ragots (294)
Qu’on vit naître de la besace,
Plus méchantes que les vieux Goths,
Et plus baveuses qu’escargots,
Prétendoient ici quelque place,
Et vous éleviez ces magots,
Pour nous en laisser de la race.

Elles avoient fait leurs adieux
À leurs parents de gueuserie,
Pour s’accoupler à qui mieux mieux
Aux Candales, aux Richelieux,
Aux grands maîtres d’artillerie,
Ravis de voir en d’autres lieux
Les singes et la singerie.

Vous n’avez point encor jeûné,
Ni vendredi saint, ni vigile ;
L’innocent, par vous condamné,
A bien plus souffert qu’un damné,

Que dis-je, un damné ? plus que mille :
Ou, pour n’être pas malmené,
Il a fallu qu’il ait fait gille (295).

Vous avez créé des impôts
Sur les plus simples marchandises ;
Vous avez fait mal à propos
Enchérir la liqueur des pots,
Pour qui je vendrois mes chemises,
Et prenez de notre repos
Les usures et les remises.

Vous voyez nos maux sans blêmir :
Ils frappent en vain votre oreille ;
Votre crédit veut s’affermir
Sur des taxes qui font frémir ;
Et si votre fureur sommeille,
Pour nous empêcher de dormir,
Le Moine-bourru la réveille (296).

Par vous le Conseil infecté (297)
N’a plus rien de bon que la mine ;
Il se porte à l’extrémité,
Pour nous ôter la liberté
D’avoir ici quelque farine,
Et vous nous avez tout ôté,
Hors la crainte de la famine (298).

Quoi qu’aient pu faire vos suppôts
Pour nous envoyer la tempête.
Parmi nos cris et nos sanglots
Nous mêlons pourtant quelques rôts :
Nous prenons du poil de la bête (299)
Qui fait enrager Atropos
Depuis les pieds jusqu’à la tête.

En effet, quoique dès longtemps
Vous voliez tout à tire-d’ailes,
Malgré vous et malgré vos dents,
Nos convois nous rendent contents (300),

Et tous nos Généraux fidèles
Font chez nous plus de pénitents
Que vous ne faites de querelles.

Vous pensiez, faute de morceaux,
Mettre à nos jours de courtes bornes,
Mais depuis peu, chapons et veaux,
Bécasses, moutons, lapereaux,
Nous empêchent bien d’être mornes ;
Paris est fourni de pourceaux
Et crève de bêtes à cornes.

Cependant La Pomme du Pin,
La Chasse, L’Écharpe et La Coupe,
L’Aigle, Les Faisans, Le Dauphin,
Le Cormier et Le Gros Raisin (301)
Ont toujours depuis quelque troupe,
Confuse de voir que le vin
N’y reproche rien à la soupe.

C’est là que nous bénissons tous
Nos ressentiments légitimes ;
Que nous voyons, à deux genoux,
Les traits qu’Apollon contre vous
Décoche tous les jours en rimes,
Et qu’il s’y boit autant de coups
Que vous avez commis de crimes.

Mais c’est trop longtemps caqueter
De toutes parts le peuple aborde,
Qui sans doute vient d’arrêter
Qu’on ne devoit point le traiter
Sur à l’aide ! miséricorde !
Qui nous a fait souvent chanter :
Qu’on peut être pendu sans corde.

Mazarins, quel étrange ennui !
Voilà déjà qu’on me l’enlève.
Il n’a plus d’espoir ni d’appui.
Grès et leviers pleuvent sur lui,

Et s’il n’en reçoit quelque trêve,
Maître Jean-Guillaume aujourd’hui (302)
N’officiera point à la Grève.

L’y voilà, pour notre intérêt ;
Vite, bourreau, qu’on le secoue !
Tout va bien, maître Jean est prêt.
Ha ! parbleu, voilà qui me plaît !
Ô justice, que je te loue !
Mais, dans le bel état qu’il est,
Il nous fait encore la moue.

Par Dieu ! ne te rebute pas :
Fais paroître ici ta vaillance,
Imprime tes pieds sur ses bras,
Tiens-t’y droit comme un échalas :
Achève en lui notre souffrance,
Et ne te plains point d’être las
De faire du bien à la France.

Encore trois ou quatre coups,
Mon pauvre maître Jean-Guillaume,
Pèse plus fort, contente-nous ;
Fais si bien avec tes genoux,
Que les carabins de Saint-Côme (303)
Écorchent vite, au gré de tous,
L’écorcheur de ce grand royaume.

Allons bénir Dieu promptement
Dans l’église de Notre-Dame.
C’en est fait : ô l’heureux moment !
Le Bourgeois et le Parlement
Ne craindront jamais cet infâme ;
Le Bourreau prend son vêtement.
Et le Diantre gobe son âme !


épitaphe

Ici gît pour longtemps ou plutôt pour jamais
Un homme dont chacun maudit la destinée :
____Dieu lui veuille donner la paix ;
____De même qu’il nous l’a donnée !


II. — Remontrances des Trois États
a la Reine Régente pour la Paix


REMONTRANCE DU PEUPLE


Madame. Quoi que nous soyons les derniers en ordre, nous ne devons pourtant pas l’être en nature, puisque c’est en quelque sorte par notre moyen que les Rois subsistent, et que leur grandeur, selon le Sage, ne peut être mieux représentée que par celle de leurs peuples. Il n’est pas autrement d’un État que d’un édifice où les appartemens les plus superbes ne sont pas toujours les plus nécessaires, où les plus bas étages entretiennent les plus hauts, et dans lequel les pierres les moins remarquables servent de fondement et d’appui à tout le reste. S’il est vrai ce qu’a dit un des premiers Pères de l’Église, comme cette qualité nous empêche d’en douter, qu’il n’est pas jusques aux mouches et aux fourmis qui ne relèvent ici-bas la gloire de Dieu, quelque malheureuse que puisse être notre condition dans son origine, elle ne laisse pas de nous consoler, quand nous songeons qu’elle contribue quelque chose à votre gloire, comme il n’est point d’herbe en effet qui n’ait sa vertu, ni d’étoile, quelque petite qu’elle soit, qui n’ait sa lumière et son influence. Ce n’est pas d’aujourd’hui, Madame, que votre Majesté peut être persuadée de cette vérité, confirmée par la voix et par le sentiment de tous les hommes, et qui la voudroit ignorer ne voudroit pas aussi concevoir que les Rois ne sont appelés de ce nom qu’au regard de leurs sujets, dont nous faisons la plus grande et la meilleure partie, quoi que nous rien fassions pas la plus noble. Nous avons toujours ouï dire qu’il étoit du corps de l’État, de même que du corps humain, où l’on trouve diversement des puissances qui commandent, qui conseillent ou qui délibèrent, des membres qui travaillent et qui exécutent, et des parties qui ne se nourrissent que pour engraisser les autres. Nous sommes de ces dernières, puisque nous fournissons même aux Souverains de quoi subsister, que nous les entretenons de nos sueurs, et que tout ce qui passe dans leurs mains est sorti des nôtres. Mais comme ces parties dessèchent celles qu’elles abreuvent quand elles sont elles-mêmes trop desséchées, et qu’il n’est pas possible qu’elles leur fournissent quelque nourriture quand elles en manquent, c’est aussi de là, Madame, que le pouvoir des Rois diminue avec le nôtre, que leur autorité s’affaiblit quand nous n’avons plus de quoi l’appuyer, et qu’ils ne peuvent être fermes quand leurs peuples tombent. Nous avons fait confesser aux étrangers que la France étoit le plus riche de tous les Royaumes, par les sommes prodigieuses que nous avons tous fournies pour conserver nos alliés, et pour entretenir la guerre depuis vingt années ; jusque-là nous avions douté de nos forces ; nous n’avions connu ni nos richesses, ni notre crédit, et pour nous faire croire que nous eussions pû durer si long-temps, il nous eût fallu de nouveaux Prophètes. Cependant, nous nous sommes épuisés pour la gloire et pour la grandeur de la Couronne, nous avons accordé au bien de l’État tout le fruit de notre industrie et de nos veilles ; nous avons vendu jusques à nos héritages et à nos acquêts, et même jusques à nos espérances ; et comme si c’eût été trop peu pour notre devoir et que la soumission l’eût enchéri sur l’amour et sur la nature, nous avons quitté nos femmes et sacrifié jusques à nos enfans pour empêcher qu’on ne nous pût faire aucune demande, ni aucun reproche. Après les marques de cette obéissance aveugle et les ouvrages d’un zèle aussi grand que juste, nous ne saurions douter, Madame, que votre Majesté n’ait pour nous quelque reconnoissance ou quelque pitié, et qu’elle ne nous conserve pour elle, quand même elle compteroit notre pauvreté et notre misère entre nos crimes. Nous ne saurions douter qu’une Reine si Chrétienne et si généreuse n’accorde quelque fin ou quelque trêve aux maux qui nous persécutent, qu’elle ne nous laisse reprendre haleine pour nous laisser reprendre de nouvelles forces, et qu’elle ne nous donne plutôt des matières de consolation et de joye, que de tristesse et de désespoir. Que pourroient donc être devenues cette affection de Reine et cette tendresse de Mère que vous nous avez toujours témoignées ? Que deviendroient ces hautes et ces merveilleuses impressions que nous avons dès longtemps conçues de votre bonté naturelle ? Et si Saint-Paul appelle morte la veuve qui ne cherche que les délices, comment pourrions-nous appeler celle qui n’aimeroit que la cruauté ? Puisque le conseil des impies doit nécessairement périr, comme nous l’apprenons d’un homme qui fut un grand Roi et un grand Prophète tout ensemble, il est croyable, Madame, que ceux qui tâchent de suborner votre piété par leurs conseils ne seront pas long-temps heureux, que leur adresse ne sera pas toujours triomphante, et que le remords ne sera pas le seul effet du mal qu’ils nous font souffrir. Ils s’étoient proposés d’affamer Paris par un blocus qui adonné de l’étonnement et de la frayeur à toute la France, cependant qu’ils manquoient eux-mêmes des choses les plus nécessaires ; mais le succès a trompé leurs espérances, pour ce que Dieu a confondu leur malice, de sorte que nous pouvons dire, avec l’un de ses Apôtres, qu’il a rempli de biens ceux qui avoient faim, qu’il a renvoyé les riches vides et qu’il nourrit jusques aux Corbeaux, qui ne sèment ni ne moissonnent. Malheur sur eux, s’écrie un autre de la même troupe de Jésus-Christ, pour ce qu’ils ont marché sur les traces de Caïn, et certes ils n’ont pas moins fait que lui, puisqu’ils ont massacré leurs frères. Pour ne point troubler le repos ou les occupations de votre Majesté, Madame, nous ne nous arrêterons point ici à lui faire un fidèle et triste tableau de nos souffrances et de nos misères ; nous la supplierons seulement de considérer qu’il est en son pouvoir d’empêcher que la France ne s’arme contre elle-même ; que des Provinces entières ne se soulèvent pour en perdre d’autres, et que le Royaume ne devienne un Théâtre de meurtres et de sacrilèges. Les fleuves les plus profonds, les plus rapides et les plus larges ne sont ordinairement dans leurs sources que les distillations d’un rocher ou quelques petits bouillons d’eau qui peut à peine murmurer dans sa sortie ; cependant ces distillations de rochers et ces petites gouttes d’eau s’enflent et s’étendent dans leur cours et font ces débordemens et ces inondations horribles qui désolent la campagne, et qui renversent tout ce qui leur fait de la résistance. Il en est de même de cette guerre qui n’est rien en apparence, mais qui ne peut manquer d’être cruelle dans la suite, et qui nous fait craindre avec raison qu’un embrasement épouvantable ne soit causé par ses étincelles. La Conférence de Ruel est un obstacle à tous ces désordres, pourvu qu’il plaise à votre Majesté d’en rendre le succès heureux, d’en faciliter une exécution glorieuse et prompte, de rétablir dans nos villes le commerce et l’ordre, et d’écouter la voix et les cris de tant de peuples qui n’auroient plus rien à perdre si on leur avoit ôté jusques à la liberté de se plaindre. Nous espérons tous de votre bonté, Madame, et nous la supplions très-humblement de songer qu’on allume un feu que les mauvais Ministres ne veulent éteindre qu’avec notre sang, mais dont la fin ne peut être que très dangereuse, quoi qu’elle soit très incertaine : que nous vous demandons grâce ou plutôt justice, que nous avons accoutumé de la demander à Dieu, quand les puissances du monde nous la refusent et que c’est lui qui juge aussi bien les Souverains que les Peuples. — D. B.


III. — Lettre contre les Frondeurs


À Monsieur D. L. M. L. V. L. F.
(de La Mothe Le Vayer le Fils)


Messieurs, il est vrai, je suis Mazarin, ce n’est ni la crainte, ni l’espérance qui me le font dire avec tant d’ingénuité, c’est le plaisir que me donne une vérité, quand je la prononce. J’aime à la faire éclater, sinon autant que je le puis, du moins autant que je l’ose ; et suis tellement antipathique avec son adversaire, que pour donner un juste démenti, je reviendrois de bon cœur de l’autre monde. La Nature s’est si peu souciée de me faire bon Courtisan, qu’elle ne m’a donné qu’une langue pour mon cœur et pour ma fortune. Si j’avois brigué les applaudissements de Paris, ou prétendu à la réputation d’éloquent, j’aurois écrit en faveur de la Fronde, à cause qu’il n’y a rien qu’on persuade plus aisément au peuple, que ce qu’il est bien aise de croire ; mais comme il n’y a rien aussi qui marque davantage une âme vulgaire, que de penser comme le vulgaire, je fais tout mon possible pour résister à la rapidité du torrent, et ne me pas laisser emporter à la foule ; et pour commencer je vous déclare encore une fois que je suis Mazarin ; je ne suis pourtant pas si déraisonnable, que je ne vous veuille apprendre la cause pourquoi je me suis rangé de votre parti. Vous saurez donc que c’est parce que je l’ai trouvé le plus juste, et parce qu’il est vrai que rien ne nous peut dispenser de l’obéissance que nous devons à notre légitime Souverain ; car bien que les Frondeurs nous en jettent des pierres, je prétends les refronder contre eux si vertement, que je les délogerai de tous les endroits, où leur calomnie a fait fort contre son Éminence. Les premiers coups qu’ont en vain tentés les Poètes du Pont-Neuf (304) contre la réputation de ce grand homme, ont été d’alléguer qu’il étoit Italien ; à cela je réponds (non point à ces Héros de papier brouillard, mais aux personnes raisonnables qui méritent d’être désabusées) qu’un honnête homme n’est ni François, ni Allemand, ni Espagnol ; il est Citoyen du monde, et sa patrie est partout. Mais je veux que Monsieur le Cardinal soit étranger, ne lui sommes-nous pas d’autant plus obligés, de ce qu’il abandonne ses dieux domestiques pour défendre les nôtres ? Et puis quand il seroit naturel Sicilien, comme ils le croient, ce n’est pas à dire pour cela qu’il soit vassal du Roi d’Espagne ; car l’Histoire est témoin que nos Lis ont plus de droit à la souveraineté de cet État que les Châteaux de Castille (305).

Mais ils sont très mal informés de son berceau ; car encore que la maison des Mazarins fût originaire de Sicile, Monsieur le Cardinal est né dans Rome ; et puisqu’il est Citoyen d’une Ville neutre, il a pu par conséquent s’attacher aux intérêts de la Nation qu’il a voulu choisir. On sait bien que le peuple à Rome, et les Nobles et les Cardinaux, s’attachent ainsi à la protection particulière, ou d’un Roi, ou d’un Prince, où d’une République. Il y en a qui tiennent pour la France, d’autres pour l’Espagne, d’autres pour d’autres Souverains, et son Éminence embrassant le bon droit de notre cause, a voulu suivre l’exemple de Dieu qui se range toujours du parti le plus juste. Certes l’heureux succès de nos armes a bien fait voir et l’excellence de son choix, et la justice de notre cause ; et notre État, agrandi sous son Ministère, a bien témoigné qu’en sa faveur le Ciel avoit fait sa querelle de la nôtre. Aussi presque tous ceux qui ont demandé sa sortie, se sont depuis trouvés pensionnaires des ennemis de cette Couronne, et la gloire des belles actions de notre grand Cardinal, qui multiplie ses rayons, a bien fait voir que son éclat leur faisant mal aux yeux, ils ont imité les Loups de la fable, qui promettoient aux brebis de les laisser en paix, pourvu qu’elles éloignassent le chien de leur bergerie.

Enfin ces réformateurs d’État, qui couvrent leurs noirs desseins sous le masque du bien public, n’ont autre chose à rechanter, sinon que Monsieur le Cardinal est Italien. Oui, mais de quoi se peuvent-ils plaindre ? il n’avance que des François, et ceux dont la grandeur ne sauroit faire d’ombre. Il n’a fait aucune créature ; et nous voyons à la Cour trente Seigneurs Italiens de fort grande maison, dont les uns, attirés par la proximité du sang avec lui, les autres par sa renommée, sont ici depuis dix ans à se morfondre, d’autant qu’il ne les a pas jugés utiles au service du Roi. Cependant quelque sagesse qu’il emploie à la conduite du Gouvernement, elle déplaît à nos politiques Bourgeois ; ils décrient son Ministère. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les malheureux imputent à la bonne fortune des autres, les mauvais offices de la leur. Dans le chagrin qui les ronge, ils se plaindroient de n’avoir pas de quoi se plaindre ; parce que son Eminence n’a point fait de créatures, ils l’appellent ingrat ; s’il en eût fait, ils l’auroient accusé d’ambition. À cause qu’il a poussé nos Frontières en Italie, il est traître à son Pays ; et s’il n’eût point porté nos armes de ce côté-là, il se seroit entendu contre nous avec ses compatriotes ; enfin de quelque biais qu’on avance la gloire de ce Royaume, son Eminence aura toujours grand tort, à moins qu’elle fasse ses envieux assez grands pour ne lui plus porter d’envie. Que le feu des calomnies pousse donc tant qu’il voudra sa violence contre elle, sa réputation est un rocher au milieu des flots, que la tempête lave au lieu d’ébranler, et cette même force qui le rend capable de supporter le faix d’un Empire, ne l’abandonnera pas quand il sera question de supporter des injures.

La seconde batterie dressée contre lui, attaque sa naissance. Hé quoi ! sommes-nous obligés d’instruire des ignorants volontaires ? Leur devons-nous apprendre, à cause qu’ils font semblant de ne le pas savoir, que la famille des Mazarin, de laquelle est sorti le père de Monsieur le Cardinal, est non seulement des plus nobles, mais encore des mieux alliées de toute l’Italie, et que les armes de son illustre race, sont des plus anciennes entre toutes celles dont la vieille Rome a conservé le nom. L’ignorance des sots auroit un grand privilège, si nous étions obligés d’écouter patiemment le rebours de toutes les vérités qui ne sont pas de sa connoissance.

Le peuple de la Place Maubert et des Halles ne veut pas tomber d’accord de ces vérités qui sont manifestes ; mais ce Peuple ne seroit pas de la lie, s’il pouvoit être sainement informé de quelque chose ; outre que c’est la coutume, quand il aperçoit des vertus élevées d’une hauteur où sa bassesse ne peut atteindre, de s’en venger à force d’en médire. Quoique Monsieur le Cardinal de Richelieu fût très connu, qu’il sortît d’une des plus anciennes Maisons du Poitou, qu’il touchât de parenté aux Seigneurs François de la plus grande marque, et que nos Princes mêmes partageassent avec lui le sang de leurs aïeux, sa noblesse ne laissa pas de lui être contestée. De semblables contes ne tarissent jamais dans la bouche des séditieux, qui cherchent partout un prétexte de refuser l’obéissance qu’ils doivent à ceux que le Ciel leur a donnés pour Maîtres.

Ils le poursuivent encore, et l’accusent d’avoir protégé les Cardinaux Barberins. Eût-il été honorable à la France d’abandonner des personnes sacrées qui réclamoient son secours, les Neveux d’un Pape qui avoit été durant tout son règne le fidèle ami de la France ? Les autres Nations n’auroient-elles pas attribué ce délaissement à l’impuissance de les maintenir ? Et ce témoignage de foiblesse n’auroit-il pas porté grand coup à sa Majesté très Chrétienne, de qui l’Empire se soutient autant sur sa réputation que sur sa force ?

Quand nos Calomniateurs se sentent pressés en cet endroit, ils changent de terrain, et crient qu’il a fait sur les peuples des extorsions épouvantables. Pour moi, je ne sais pas si la canaille entretient des intelligences dans les Royaumes étrangers, qui l’informent plus au vrai du maniement des finances, que n’en sont instruits le Conseil, l’Épargne et la Chambre des Comptes. Je sais bien cependant que la Cour de Parlement de Paris, qui l’accusoit du transport et du mauvais emploi de tant de comptant, après avoir examiné dans un si long loisir les traités et les négociations de Cantarini (306), ne lui a pas même imputé la diversion d’un quart d’écu ; et je pense que ses ennemis n’eussent pas oublié de le charger de Péculat, s’il s’en fût trouvé convaincu, plutôt que de faux crimes, dont ils ont en vain essayé de le noircir, manque de véritables. Outre cela, le Royaume est-il chargé d’aucun impôt qui ne fût établi dès l’autre règne ? Encore, il me semble qu’on ne les exige point avec tant de rigueur, qu’il se pratiquoit alors, quoique le fonds avancé par les traitants eût été consommé dès le vivant de Monsieur le Cardinal de Richelieu, et qu’il ne faille pas laisser maintenant de continuer la Guerre contre les mêmes Ennemis. Croient-ils donc qu’avec des feuilles de chêne, on paie cinq ou six Armées ; qu’on lève toutes les Campagnes de nouveaux gens de guerre ? qu’on entretienne les correspondances qu’il faut avoir et dedans et dehors ? qu’on fasse révolter des Provinces et des Royaumes entiers contre nos Ennemis ? enfin qu’un seul Ministre domine au sort de tous les Potentats de la Terre, sans de prodigieuses sommes d’argent, qui seules sont capables de nous acheter la Paix ? Oui, car Monsieur le Drapier se figure, qu’il en va du Gouvernement d’une Monarchie, comme des gages de sa Chambrière, ou de la pension de son fils Pierrot.

Ils ajoutent à leurs ridicules contes et hors de saison, que les choses ont réussi très souvent au rebours de ce qu’il avoit conseillé. Je le crois, car il est maître de son raisonnement, non pas des caprices de la fortune. Nous voyons si souvent de bons succès autoriser de mauvaises conduites ; et je m’étonnerois bien davantage, qu’à travers les ténèbres de l’avenir, un homme pût avec les yeux de sa pensée, fixer un ordre aux événements hasardeux, et par son attention conduire les allures de la fatalité. Quand ces causeurs ont été repoussés à cette attaque, ils lui reprochent un Palais qu’il a fait bâtir à Rome. Mais qu’ils apprennent qu’en cette Cour-là le moindre des Cardinaux y a le sien. Étant Cardinal François, la pompe d’un Palais dans Rome tourne à la gloire de la France, comme sa bassesse iroit dans l’esprit des Italiens à la honte de notre Nation. Il y a eu de nos Rois (je dis des plus Augustes) qui ont fourni libéralement à des Cardinaux des sommes très considérables pour bâtir leurs Palais, à condition que sur le portail ils feroient arborer nos Fleurs de Lis ; et malgré tant de motifs spécieux, un misérable petit Mercier, en roulant ses rubans, ne trouve pas à propos que Monsieur le Cardinal fasse bâtir à ses dépens une maison.

La canaille murmure encore, et crie qu’il n’a aucun lieu de retraite, si la France l’abandonnoit. Hé ! quoi donc, Messieurs les aveugles, à cause que pour vous protéger et conserver, il s’est fait des ennemis par toute la terre, c’est un homme détestable et abominable, et vous le jugez indigne de pardon ? Sa faute en effet n’est pas pardonnable, d’avoir si fidèlement servi des ingrats ; et Dieu qui le vouloit donner eh exemple à ceux qui s’exposent pour le peuple, a permis que s’étant comporté aussi généreusement que Phocion, Périclès et Socrate, il ait rencontré d’aussi méchants Citoyens, que ceux qui condamnèrent jadis ces grands hommes.

On le blâme ensuite de ce qu’il a refusé la paix, et ma Blanchisseuse m’a juré que l’Espagne l’offroit à des conditions très utiles et très honorables pour ce Royaume. J’exhorte les Sages, qui ne doivent pas juger sur des apparences, de se ressouvenir que le temps auquel nos Plénipotentiaires ont refusé de la conclure, est lors que commencèrent les plus violents accès de la révolte de Naples, et que la fortune sembloit alors nous offrir la restitution d’un État qui nous appartient (307). Il eût été contre toutes les règles de la prudence humaine d’en négliger la conquête qui nous étoit comme assurée ; outre que le Roi Catholique ayant toujours insisté que nous abandonnassions les intérêts du Roi du Portugal, il ne nous étoit pas licite (à moins de passer pour la plus perfide des Nations) de signer la Paix, sans qu’il fût compris dans le traité, puisqu’il n’avoit hasardé que sur notre parole de remettre la Couronne sur la tête de sa race.

Mais voici le dernier choc et le plus violent dont ils prétendent obscurcir la splendeur de sa gloire. « Il est, disent-ils, auteur du Siège de Paris. » Je leur réponds en premier lieu, qu’il l’a dû conseiller, la Reine Régente ayant été avertie de plusieurs complots qui se brassoient contre la personne du Roi. Cependant le bruit même commun tombe d’accord qu’il n’a pas été le premier à prêter sa voix pour la résolution de cette entreprise, et qu’au contraire on l’a toujours blâmé d’avoir pris des voies trop penchées à la douceur. De plus, pourquoi vouloir qu’il ait ordonné lui seul l’enlèvement de notre jeune Monarque ? Les gens du métier savent qu’il n’est pas seul dans le Conseil, et qu’il n’y porte son opinion que comme un autre. Bien loin donc d’avoir été le seul auteur de ce dessein, il n’a pas même souffert qu’on exécutât contre la Ville les choses qui sans doute eussent hâté sa réduction, parce qu’elles semblèrent à son naturel humain un peu trop cruelles : Et si les Parisiens me demandent quelles sont ces choses, je leur ferai connoître qu’il pouvoit, par exemple, avec beaucoup de justice, faire punir de mort les prisonniers de guerre en qualité de traîtres et de rebelles à leur Roi. Il pouvoit d’ailleurs en une nuit, s’il l’eût voulu, avec l’intelligence qu’il avoit au dedans, faire saccager et brûler les Faux-bourgs qui n’étoient que fort foiblement gardés ; chasser les fuyards dans la Ville pour l’affamer, ou bien les passer au fil de l’épée à l’exemple de Henri IV, qui fit des veuves en moins d’un jour de la moitié des femmes de Paris, et diminuer par cette saignée la fièvre des Habitants. Mais au lieu de ces actes d’hostilité, il défendit même d’abattre les Moulins qui sont autour de la Ville, quoiqu’il sût que par leur moyen elle recevoit continuellement force blés ; et encore qu’il eût avis de toutes les marches de leurs Gens de guerre, il faisoit souvent détourner les Troupes Royales des routes de nos Convois, pour n’être point obligé de nous affamer et nous battre en même temps.

Il a donc assiégé Paris. Mais de quelle façon ? Comme celui qui sembloit avoir peur de le prendre ; comme un bon père à ses enfants, il s’est contenté de leur montrer les verges, et les a longtemps menacés, afin qu’ils eussent le loisir de se repentir ; et puis, à parler franchement, leur maladie étant un efiet de leur débauche, il étoit du devoir d’un bon Médecin et les obligera faire une diète (308). En vérité, s’il étoit permis de se dispenser à la raillerie sur une matière de cette importance, je dirois que la veille des Rois, le nôtre voyant dans sa Capitale tant d’autres Rois arrivés de nuit, il sortit contre eux et voulut essayer de vaincre cinquante mille Monarques.

Voilà je pense tous les chefs, par qui la canaille a tâché de rendre odieuse la personne de son Éminence, sans avoir jamais eu aucun légitime sujet de s’en plaindre. Cependant ils ne laissent pas de décrier ses plus éclatantes vertus, de blâmer son Ministère., et lui préférer son prédécesseur. Mais par quelle raison ? Je n’en sais aucune, si ce n’est peut-être, parce que Monsieur le Cardinal Mazarin n’envoie personne à la mort sans connoissance de cause ; parce qu’il n’a point une Cour grasse du sang des peuples ; parce qu’il ne fait point trancher la tête à des Comtes, à des Maréchaux et à des Ducs et Pairs ; parce qu’il n’éloigne pas les Princes de la connoissance des affaires ; parce qu’il n’est pas d’humeur à se venger ; enfin parce que même ils le voient si modéré, qu’ils en prévoient l’impunité de leurs attentats. Voilà pourquoi ces Factieux ne le jugent pas grand Politique. Ô stupide Vulgaire ! un Ministre bénin te déplaît ; prends garde de tomber dans le malheur des oiseaux de la Fable, qui ayant demandé un Chef, ne se contentèrent pas du gouvernement de la Colombe que Jupiter leur donna, qui les gouvernoit paisiblement, et crièrent tant après un autre, qu’ils obtinrent un Aigle qui les dévora tous. Défunt Monsieur le Cardinal (309) étoit un grand homme aussi bien que son Successeur ; mais n’ayant pas assez de hardiesse pour décider de leurs mérites, je me contenterai de faire souvenir tout le Monde, que Monsieur le Cardinal de Richelieu eut l’honneur d’être choisi pour être son Ministre par le Roi Louis XIII, le plus juste Monarque de l’Europe, et Monsieur le Cardinal Mazarin, par le Cardinal de Richelieu même, le plus grand Génie de son siècle.

Au reste on a tort d’alléguer que nous sommes dans un gouvernement où les Armes, les Lettres et la Piété sont méprisées : Je soutiens, au contraire, qu’elles n’ont jamais été si bien reconnues. Les Armes, témoin Messieurs de Gassion et de Rantzau (310), qui par son crédit et son conseil, ont été faits Maréchaux de France, sans parler de Monsieur le Prince (311), qui des bienfaits de la Reine, possède plus lui seul que quelques Rois de l’Europe. La piété, témoin le Père Vincent (312), qu’elle a commis pour juger des mœurs, de la conscience et de la capacité de ceux qui prétendent aux Bénéfices. Les Lettres, témoin le judicieux choix qu’il a fait d’un des premiers Philosophes de notre temps (313), pour l’éducation de Monsieur le Frère du Roi. Témoin le docte Naudé (314), qu’il honore de son estime, de sa table et de ses présents ; et bref, témoin cette grande et magnifique Bibliothèque, bâtie pour le public, à laquelle par son argent et ses soins, tous les Savants de l’Europe contribuent. Qu’ajouter, Messieurs, après cela ? Rien, sinon que la gloire de ce Royaume ne sauroit monter plus haut, puisqu’elle est en son Éminence. Ne trouvez-vous pas à propos que le peuple cesse enfin de lasser la patience de son Prince, par les outrages qu’il fait à son Favori ; qu’il accepte avec respect le pardon qu’on lui présente sans le mériter ? Non, Monsieur, il ne le mérite pas, car est-ce une faute pardonnable, de se rebeller contre son Roi, l’image vivante de Dieu ; tourner ses armes contre celui qu’il nous a donné, pour exercer et sur nos biens et sur nos vies, les fonctions de sa Toute-Puissance ? N’est-ce pas accuser d’erreur la Majesté Divine, de contrôler les volontés du Maître qu’elle nous a choisi ? Je sais bien qu’on peut m’objecter que les particuliers d’une République ne sont pas hors la voie de salut ; mais il est très vrai néanmoins, que comme Dieu n’est qu’un à dominer tout l’Univers, et que comme le Gouvernement du Royaume Céleste est monarchique, celui de la Terre le doit être aussi. La sainte Écriture fait foi que Dieu n’a jamais ordonné un seul État populaire, et quelques Rabbins assurent que le péché des Anges fut d’avoir fait dessein de se mettre en République. Ne voyons-nous pas même, qu’il a longtemps auparavant sa venue, donné David pour Roi au peuple d’Israël, et que depuis notre Rédemption, il a fait descendre du Ciel la sainte Ampoule, dont il a voulu que nos Rois fussent sacrés, afin de les distinguer par un caractère surnaturel de tous ceux qui naîtroient pour leur obéir ? l’Église militante, qui est l’image de la triomphante, est conduite monarchiquement par les Papes ; et nous voyons que jusqu’aux maisons particulières, il faut qu’elles soient gouvernées par une espèce de Roi, qui est le père de famille. C’est comme un premier ressort dans la société, qui meut nos actions avec ordre ; et c’est cet instinct secret qui nécessite tout le monde à se soumettre aux Rois. Le peuple a beau tâcher d’éteindre en son âme cette lumière qui le guide à la soumission ; il est à la fin emporté malgré lui par la force de ce premier mobile, et contraint de rendre l’obéissance qu’il doit. Mais cependant celui de Paris a bien eu la témérité de lever ses mains sur l’Oint du Seigneur, alléguant pour prétexte, que ce n’est pas au Roi qu’il s’attaque, mais à son Favori ; comme si de même qu’un Prince est l’image de Dieu, un Favori n’étoit pas l’image du Prince. Mais c’est encore trop peu de dire l’image, il est son fils ! Quand il engendre selon la chair, il engendre un Prince ; quand il engendre selon sa dignité, il engendre un Favori. En tant qu’homme, il fait un successeur ; en tant que Roi, il fait une créature ; et s’il est vrai que la création soit quelque chose de plus noble que la génération, parce que la création est miraculeuse, nous devons adorer un Favori comme étant le miracle d’un Roi : Ainsi quand même ce ne seroit que contre son Eminence, qu’il prend les armes, pense-t-il être Chrétien, lorsqu’il attente aux jours d’un Prince de l’Église ? Non, Monsieur, il est apostat ; il offense le Saint-Esprit qui préside à la promotion de tous les Cardinaux ; et vous ne devez point douter, qu’il ne punisse leur sacrilège aussi rigoureusement qu’il a puni le massacre du Cardinal de Lorraine (316), dont la mort, quoique juste, saigna durant vingt ans par les gorges de quatre cent mille François. Mais encore, quel fruit peut-il se promettre d’une rébellion qui ne peut jamais réussir ? Et quand même elle réussiroit, jusqu’à renverser la Monarchie de fond en comble, quel avantage en recueilleroit-il ? Tel qui ne possède aujourd’hui qu’un manteau, n’en seroit pas alors le maître. Il seroit auteur d’une désolation épouvantable, dont les petits-fils de ses arrière-neveux ne verroient pas la fin. Encore est-il bien grossier, s’il se persuade que la Chrétienté puisse voir, sans y prendre intérêt, la perte du fils aîné de l’Église. Tous les Rois de l’Europe n’ont-ils pas intérêt à la conservation d’un Roi, qui les peut remonter un jour sur leurs Trônes, si leurs Sujets rebelles les en avoient fait trébucher ? Et je veux que cette révolution arrivât sans un plus grand bouleversement que celui dont saigne encore aujourd’hui la Hollande. Je soutiens que le Gouvernement populaire est le pire fléau, dont Dieu afflige un État, quand il le veut châtier. N’est-il pas contre l’ordre de la Nature, qu’un Batelier ou un Crocheteur soient en puissance de condamner à mort un Général d’Armée ; et que la vie d’un plus grand personnage soit à la discrétion des poumons du plus sot, qui à perte d’haleine demandera qu’il meure ? Mais grâce à Dieu nous sommes éloignés d’un tel chaos : On se cache déjà pour dire le Cardinal sans Monseigneur, et chacun commence à se persuader qu’il est malaisé de parler comme les marauds, et de ne le pas être. Aussi quand tout le Royaume se seroit ligué contre lui, j’étois certain de sa victoire, car il est fatal aux Jules de surmonter les Gaules (317). J’espère donc que nous verrons bientôt une réunion générale dans les esprits, et une harmonie parfaite entre les divers membres du corps de cet État. Comme M. de Beaufort (318) n’est animé que du Sang de France, il n’est pas croyable que ce Sang ne le retienne, quand il voudra rougir son fer dans le sein de sa Mère ; et de même que les ruisseaux, après s’être égarés quelque temps, reviennent enfin, se réunir à l’Océan, d’où ils s’étoient échappés, je ne doute pas que cet illustre Sang ne se rejoigne bientôt à sa source qui est le Roi. Pour les autres chefs de parti, je n’ai garde de si mal penser d’eux, que de croire qu’ils refusent de marcher sur les pas d’un exemple si héroïque. Il me semble que je les vois déjà s’incliner de respect devant l’image du Prince ; ils sont trop justes, faisant réflexion sur ce que les premiers de leurs races ont reçu de la faveur des Rois précédents, pour vouloir empêcher que le sort d’une autre Maison soit regardé à son tour d’un aspect aussi favorable.

M. le Coadjuteur (319) sait bien que le Duc de Retz, son grand-père, fut Favori de Henri III. M. de Brissac peut avoir lu que son aïeul fut élevé aux charges et aux dignités par le Roi Henri IV. M. de Luynes (320) a vu son père être le tout-puissant sur le cœur et la fortune du Roi Louis XIII. Et M. de La Mothe-Houdancourt (321) se souvient peut-être encore du temps qu’il étoit en faveur sous le Favori même du Roi défunt. Ils n’ont donc pas sujet de se plaindre, que M. le Cardinal soit dans son règne, ce qu’étoient leurs aïeux, ou ce qu’ils ont été eux-même dans un autre.

Mais quand toutes ces considérations seroient trop foibles pour les rappeler à leur devoir, ils sont généreux, et l’appréhension de paroître ingrats aux bienfaits qu’ils ont reçus de Sa Majesté, fera qu’ils aimeront mieux oublier leur mécontentement, que dépasser pour méconnaissants ; et l’exemple de mille traîtres, qui ont payé les faveurs de la Cour par des injures, ne portera aucun coup sur leur esprit qui sait trop que l’ingratitude est un vice de coquin, dont la noblesse est incapable. Il n’appartient qu’à des Poètes du Pont-Neuf, comme Scarron, de vomir de l’écume sur la Pourpre des Rois et des Cardinaux, et d’employer les libéralités qu’ils reçoivent continuellement de la Cour, en papier qu’ils barbouillent contre elle. Il a bien eu l’effronterie (après s’être vanté d’avoir reçu de la Reine mille francs de sa pension) de dire que si on ne lui en envoyoit encore mille, il n’étoit pas en sa puissance de retenir une nouvelle Satire (322) qui le pressoit pour sortir au jour, et qu’il conjuroit ses amis d’en avertir au plus tôt parce qu’il n’était pas en sa puissance de la retenir plus longtemps. Hé bien ! en vérité, a-t-on vu dans la suite de tous les siècles quelque exemple d’une ingratitude aussi effrontée ? Ha ! Monsieur, c’est sans doute à cause de cela que Dieu, qui en a prévu la grandeur et le nombre, pour le punir assez, a devancé il y a déjà vingt ans, par une mort continue, le châtiment des crimes qu’il n’avoit pas commis encore, mais qu’il devoit commettre. Permettez-moi, je vous supplie, de détourner un peu mon discours pour parler à ces rebelles : Peuple séditieux, accourez pour voir un spectacle digne de la Justice de Dieu ! C’est l’épouvantable Scarron, qui vous est donné pour exemple, de la peine que souffriront aux Enfers, les ingrats, les traîtres et les calomniateurs de leurs Princes. Considérez en lui de quelles verges le Ciel châtie la calomnie, la sédition et la médisance ! Venez, Écrivains Burlesques, voir un Hôpital tout entier dans le corps de votre Apollon ! Confessez, en regardant les Écrouelles qui le mangent, qu’il n’est pas seulement le malade de la Reine, comme il se dit, mais encore le malade du Roi. Il meurt chaque jour par quelque membre, et sa langue reste la dernière, afin que ses cris vous apprennent la douleur qu’il ressent. Vous le voyez, ce n’est point un conte à plaisir ; depuis que je vous parle, il a peut-être perdu le nez ou le menton : Un tel spectacle ne vous excite-t-il point à pénitence ? Admirez, endurcis, admirez les secrets jugements du Très-haut ; écoutez d’une oreille de contrition cette parlante momie : elle se plaint qu’elle n’est pas assez d’une, pour suffire à l’espace de toutes les peines qu’elle endure. Il n’est pas jusqu’aux Bienheureux, qui en punition de son impiété et de son sacrilège, n’enseignent à la Nature de nouvelles infirmités pour l’accabler : déjà par leur ministère, il est accablé du mal de saint-Roch, de saint-Fiacre, de saint-Cloud, de sainte-Reine (323) ; et afin que nous comprissions par un seul mot tous les ennemis qu’il a dans le Ciel, le Ciel lui-même, a ordonné qu’il seroit malade de Saint. Admirez donc, admirez, combien sont grands et profonds les secrets de la Providence ! Elle connoissoit l’ingratitude des Parisiens envers leur Roi, qui devoit éclater en mil six cent quarante-neuf (324) ; mais ne souhaitant pas tant de victimes, elle a fait naître quarante ans auparavant un homme assez ingrat, pour expier lui seul tous les fléaux qu’une Ville entière avoit mérités. Profitez donc, ô Peuple ! de ce miracle épouvantable ; et si la considération des flammes éternelles est un foible motif pour vous rendre sage, et pour vous empêcher de répandre votre fiel sur l’écarlate du Tabernacle, qu’au moins chacun de vous se retienne par la peur de devenir Scarron. Vous excuserez, s’il vous plaît Monsieur, ce petit tour de promenade, puisque vous n’ignorez pas que la charité Chrétienne nous oblige de courir au secours de nos semblables, qui sans l’apercevoir ont les pieds sur le bord d’un précipice, prêts à tomber dedans : Vous n’en avez pas besoin, vous qui vous êtes toujours tenu pendant les secousses de cet État fortement attaché au gros de l’arbre ; aussi est-ce un des motifs le plus considérable pour lequel je suis et serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble, très obéissant et très affectionné serviteur, De Cyrano Bergerac.


NOTES

(Nous avons utilisé en partie les notes de Paul Lacroix.)


1. Henry Le Bret, né en 1617, était le fils de Nicolas, écuyer du duc de Guise, et de Marie Malaquin. Il s’adonna d’abord à la carrière militaire, puis la quitta pour devenir avocat au Parlement. Renonçant au monde, il reçut la prêtrise en 1656. Secrétaire de l’évêque de Montauban, Pierre de Bertier, il fut nommé en 1659, chanoine du chapitre cathédral et, en 1663, grand prévôt de la cathédrale. Il mourut à quatre-vingt-treize ans, le 9 août 1710.

2. Nicolas Bourbon, poète latin, professeur de rhétorique au collège des Grassins, puis au collège de Calvy et enfin au collège d’Harcourt. Après la mort de Henri IV, professeur royal en éloquence grecque ; mort à soixante-dix ans le 6 août 1644.

3. Théodore Marcile, philologue, né à Arnheim (Hollande) en 1548, mort à Paris en 1617. Il occupa la chaire d’éloquence latine au collège de France.

4. Acte I, scène VIII.

5. Nez de perroquet, extrait du Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché au bout du pont Neuf, 1704.

6. Étude de Me Quarré, notaire à Paris (Insinuations du Châtelet, Archives nationales, y 179, f. 136).

7. Notice sur Molière, t. X de l’édition de la Collection des Grands écrivains de la France.

8. Voir L’Autre Monde, p. 73 et suivantes.

9. « Le premier (faux athée) était un homme dont je puis bien parler puisque je l’ai nourri longtemps… » (Les Pensées de Me Dassoucy dans le Saint-Office de Rome.)

10. Attribué à tort à Charles Sorel qui n’en a été à l’origine que l’éditeur et qui, par la suite, l’a remanié ; voir « le roman Francion est-il de Ch. Sorel ? » (Pierre Louÿs et l’Histoire littéraire, par Frédéric Lachèvre, 1928, p. 26.)

11. La Mort d’Asdrubal est bien un plagiat, mais Cyrano l’a ignoré. Cette tragédie ne serait autre, d’après Weiss, que l’adaptation en vers d’une autre tragédie : Le duc de Carthage, Paris, 1642, de Jean Puget de La Serre. Voir la lettre Contre un gros homme (Montfleury), des Lettres satiriques, où il donne comme sources de La mort d’Asdrubal, l’Aminte, du Tasse, le Pastor Fido, de Guarini, le cavalier Marin, et cent autres !

12. Ce jeune homme avait succombé le 1er février 1649 aux suites d’un coup de pistolet reçu la veille près de Vincennes dans une escarmouche avec les mazarinistes.

13. Les Portraits des Hommes illustres françois qui sont peints dans la gallerie du palais du Cardinal de Richelieu… Desseignez et gravez par les sieurs Heince et Bignon, peintres et graveurs ordinaires du Roy. Dédiez à Monseigneur Séguier… ensemble les abrogez historiques de leurs vies composez par M. Vlson (sic) de La Colombière… Paris, Henry Sara, Jean Paslé et Charles de Sercy, M. DCL (1650). Gr. in-folio de 34 ff. y compris le titre, frontispice gravé et 25 planches.

14. Ms 2459 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Le huitain de Le Bret a pour titre « Aux mêmes auteurs (Bignon et Heince) sur leurs portraits des héros françois » ; il y a, de plus, deux sonnets : le premier anonyme n’a que les deux premiers quatrains ; le second est signé N. Loudin, prieur commandataire et un quatrain anonyme.

15. Brûlés.

16. Traduction de P. Brun.

17. Nous ne mentionnons que pour mémoire la réimpression des États et Empires de la Lune et du Soleil dans la collection des Voyages imaginaires. Sur les voyages dans la Lune publiés aux xviie, xviii et xixe siècles consulter : Camille Flammarion, Les Mondes imaginaires et les Mondes réels, 1865. Depuis il y a eu Les premiers hommes dans la Lune, de H. G. Wells, etc., etc.

18. Voir : Le Libertinage au xviie siècle. Mélanges : L’édition originale du Voyage dans la Lune.

19. Voici ce que dit Le Bret dans la Préface de l’Histoire comique de 1657 : « … la Critique… me rendra caution de l’événement de ce livre, sous ombre que je me suis donné le soin de son impression. J’ai appréhendé d’y mettre de la confusion ou de la difformité si j’entreprenais d’en changer l’ordre, ou de suppléer à quelques lacunes par le mélange de mon style au sien, dont ma mélancolie ne me permet pas d’imiter la gaieté, ni de suivre les beaux emportemens de son imagination ; la mienne, à cause de la froideur, étant beaucoup plus stérile. »

20. La première partie du Fragment de Physique correspond aux troisième et quatrième parties de Traité de Jacques Rohault ; la deuxième partie correspond aux douze premiers chapitres dudit Traité. Comme ce Fragment ne présente aucun intérêt puisqu’il n’appartient pas, en réalité, à Cyrano, nous ne l’avons pas reproduit.

21. Aujourd’hui Clamart sous Meudon.

22. Instrument de repasseur.

23. Rabat, sorte de col en toile pendant sur la poitrine, du costume de l’époque.

24. Voir l’Histoire comique de Francion, attribuée à tort à Ch. Sorel, livre XI.

25. C’est le fameux traité de Subtilitate, dont le XVIIIe livre est consacré aux choses merveilleuses et le XIXe aux démons et génies. Jérôme Cardan, philosophe, médecin, naturaliste, astrologue et mathématicien, se piquait d’être un peu sorcier et d’avoir des intelligences avec les esprits. Il a composé une multitude d’ouvrages pleins d’érudition, de vues élevées, d’erreurs et d’extravagances. Il mourut à Rome en 1576. Cyrano a dû avoir en mains l’édition de la traduction française (1642) de Richard Le Blanc du traité de Subtilitate.

26. Allusion au miracle de Josué.

27. Le gros de la troupe.

28. La Nouvelle-France ou Canada.

29. Cette comparaison avait été déjà faite par les partisans du système de Copernic, ainsi on lit dans les lettres en vers de Claude de Chaulnes (vers 1650) : D’ailleurs nous suivons ric à ric L’opinion de Copernic. Trouveriez-vous mieux que le feu Roulast à l’entour de la broche. — Flammarion reproduit cette comparaison dans son Astronomie Populaire. — Le Bret, dans sa Préface de l’Histoire comique rappelle le système de Ptolémée et explique celui de Copernic.

30. Termes de philosophie cartésienne.

31. Cyrano paraît vouloir désigner les ouvrages suivants : Mercurius in Solaisius et Venus invisa, 1631 ; Epist. XX de apparente magnitudine Solis, 1641 ; Institutio astronomica, 1647, etc.

32. On évalue aujourd’hui le volume du soleil à 1.300.000 fois celui de la Terre.

33. La science confirme l’assertion de Cyrano.

34. La pluralité des mondes, dont parle Cyrano, est appuyée sur le sentiment de Démocrite qui l’a soutenue (Préface de Le Bret à l’Histoire comique, 1657).

35. La science actuelle s’accorde ici, sur quelques points, avec les théories de Cyrano.

36. C’est avec un char de cette sorte que saint Jean se promène dans le Ciel : Quatro destrier via più cha fiamma rossi (P. Toldo).

37. Cette coutume d’allumer le feu le jour de la Saint-Jean a pour origine l’hommage des anciens peuples celtiques au Soleil alors au plus haut de sa course annuelle.

38. La crédulité populaire attribue cette faculté à la Lune.

39. Voyez Arturio Graf : Il mito del paradiso terrestre, in Miti leggende et superstitioni del medio evo. Torino, 1892. Guérin le Mesquin, arrivé au Paradis terrestre, perdrait ainsi la vie à cause de l’excès des fatigues endurées, si une pomme — la même que celle de Cyrano — ne lui redonnait son ancienne vigueur (P. Toldo).

40. Bassinets ou boutons d’or.

41. Ce personnage céleste qui vient le consoler et l’instruire, joue le rôle de l’Evangéliste vis-à-vis d’Astolphe (P. Toldo).

42. Les idées de Cyrano sur la pesanteur de l’air ont été assez exactes pour lui permettre de pressentir la possibilité du ballon à gaz et de la Montgolfière.

43. Cette allusion à Louis XIII a fait croire à M. de Monmerqué que l’utopie de Cyrano avait été écrite avant 1643. Cette déduction nous paraît inexacte ; il eut été difficile à son auteur de placer l’Histoire comique de la Lune presque à l’époque de sa composition, soit de 1646 à 1649, c’est-à-dire sous la régence d’Anne d’Autriche.

44. Rué : jeté, lancé la boule d’aimant ; ruer dérive du latin ruere.

45. Le serpent qui tenta Ève, dit Rabelais, était andouillique. Encore maintient-on en certaines Académies que ce Tentateur était l’andouille, nommée Rhyphallo, en laquelle fut jadis transformé le bon messer Priapus, grand Tentateur des femmes par les Paradis en grec, ce sont jardins en français. Cela paraît manifestement tiré d’Agrippa, dont voici le texte, p. 556 du deuxième tome de la dernière édition :
  Hunc serpentem non allium arbitramur quam sensibilem, carnalenque affectum, uno quem recte discerimus ipsum carnalis concupiscentiœ genitale viri membrum, membrum reptile, membrum serpens, membrum lubricum variisque anfractibus tortuosum, quod Evam tentavit, et decepit, cui recte serpentis nomen similitudoque congenit.

46. Faire le Godenot : faire le bouffon, à qui l’on dit : Amuse-nous, gaude nabis (godento) ; car l’étymologie de ce mot semble analogue à celle de godemiché (gaude mihi}.

47. Allusion au fantôme qui apparut, dit-on, à Brutus, un peu avant la bataille de Philippes. Mais ici le Démon de Socrate est un personnage pris par Cyrano dans le Page disgracié de Tristan L’Hermite (Chap. xvii, xviii et xix). Le Bret, dans sa Préface à l’Histoire comique, justifie l’existence de ce Démon en citant Thales et Héraclite, etc.

48. Lamiers ou plutôt lamies, goules, vampires, du latin lamia.

49. Jérôme Cardan prétendait avoir écrit la plupart de ses livres sous la dictée d’un démon familier, qui lui venait de la planète Vénus.

50. Corneille Agrippa de Nettesheim, médecin, philosophe, que Gabriel Naudé a défendu dans son Apologie pour les grands hommes accusés de magie et que Cyrano a mis en scène comme magicien dans la XIIIe de ses Lettres diverses.

51. Jean Trithème ou Tritheim, né à Cologne en 1486, passa aussi pour sorcier, quoique abbé de Spanheim ; il mourut en 1535, à Grenoble.

52. Jean Faust, alchimiste, né en Souabe, à la fin du xvie siècle. Son Histoire prodigieuse et lamentable était un des livres populaires les plus répandus, à l’époque de Cyrano.

53. La Brosse figura dans un procès de sorcellerie et magie, sous le règne de Louis XIII, et fut condamné à être pendu.

54. César, aventurier, avait, disait-il, un esprit familier, du nom de Sophocle ; vers 1608, il avait été incarcéré sous l’inculpation d’avoir fait mourir un gentilhomme par l’envoûtement ; en 1615, emprisonné à nouveau, puis remis en liberté. En 1617, il est en Lorraine. On ignore la date de sa mort.

55. La secte des Rose-Croix, formée en Allemagne vers 1604, n’avait pas tardé à se répandre par affiliation dans toute l’Europe, sous les noms d’Illuminés, d’Invisibles. Le Parlement s’émut plus d’une fois de leurs assemblées à Paris : voir l’Instruction sur la vérité de l’histoire des Frères de la Rose-Croix, par Gabr. Naudé (Paris, 1623).

56. Thomas Campanella, né en Calabre en 1568 et mort à Paris en 1639, où il s’était réfugié après avoir passé vingt-sept ans dans les cachots de l’inquisition. Quoique moine dominicain, il avait émis dans ses ouvrages les opinions les plus hardies, sans trop se soucier d’être accusé d’athéisme, mais son plus grand crime, aux yeux de ses ennemis, fut d’avoir combattu les idées d’Aristote unanimement acceptées alors.

57. Le traité Sensu rerum de Campanella est un des plus hardis qu’il ait publiés. (Francforti, Emmetius, 1620, in-4.)

58. Le philosophe Pierre La Mothe Le Vayer, qui avait été précepteur de Gaston d’Orléans et du Dauphin, fils de Louis XIII, était disciple de Gassendi. Il mourut à Lyon, en 1672, à quatre-vingt-cinq ans. Son fils, qui mourut jeune, était l’ami de Cyrano, de Molière, de Chapelle, etc.

59. Tristan L’Hermite, gentilhomme ordinaire de Gaston d’Orléans, mort en 1655, la même année que Cyrano. Sur leurs relations, consulter la notice biographique, p. xix. Ces relations ont été celles de deux joueurs passionnés, accablés par une persistante malchance. — Au point de vue littéraire Tristan est un des meilleurs poètes de second ordre du xviie siècle et un écrivain dramatique de valeur.

60. Il n’existe ici nulle incertitude sur l’emprunt fait par Cyrano au Page disgracié de Tristan L’Hermite (voir la note 144), car il a soin de préciser que c’est en passant de France en Angleterre que son interlocuteur rencontra Tristan ; les trois fioles sont les trois petites bouteilles montrées par le Philosophe à Tristan. — Le voyage de Cyrano en Angleterre est une fable à laquelle ont cru Paul Lacroix et Pierre Brun.

61. Cyrano fait ici allusion à l’utopie de Campanella : Civiias Solis seu idea republicæ qui parut en 1623 à la suite de Realis philosophiæ epilogistica. in-4o. Elle n’avait pas encore été traduite en français.

62. « L’on ne saurait croire combien est difficile leur langue (en sons inarticulés) pour deux raisons principales, la seconde pour ce qu’elle ne consiste pas tant en mots et en lettres, qu’en tons étranges que les lettres ne peuvent exprimer, car ils ont peu de mots qui ne signifient diverses choses et c’est le son seulement qui en fait la distinction, de la façon qu’ils les prononcent, comme s’ils chantaient. » (L’Homme dans la lune, de Godwin, p. 129.)

63. Le peuple qui parle par signes ou par sons et qui se nourrit du parfum des fleurs nous rappelle la célèbre dispute de Panurge et le royaume d’Entéléchie (Toldo).

64. Prescience du langage des sourds-muets.

65. C’est-à-dire dont j’avais pris la forme.

66. On dit maintenant exténué.

67. Ce mode de rajeunissement des corps est pris entièrement par Cyrano dans le Berger extravagant, de Ch. Sorel, où il est exposé au début de l’Histoire d’Anaxandre (livre X et remarques).

68. Lire sur cette grave question une plaisante et sérieuse protestation du fameux Carême, qui se prononce pour la négative, dans la préface de son Maître d’hôtel français.

69. Magot, espèce de singe.

70. Petite monnaie de billon, valant six blancs ou trente deniers.

71. Tout ce passage est emprunté par Cyrano, comme il le dit lui-même, à l’Histoire comique de Francion, 1626, livre XI.

72. C’est-à-dire : Serviteur de votre Seigneurie. Dans L’Homme dans la lune de Godwin dont la traduction française parut en mars 1648, Dominique Gonzales monte à la Lune par le moyen d’un attelage de Gansas (oies ou cygnes sauvages) : c’est cette traduction qui lui a fourni le personnage natif de la Vieille-Castille.

73. Il s’agit de la machine montée par Gonzales, mais, dans la traduction, cette machine n’est pas décrite, seul le frontispice gravé en donne une idée, … si le dessinateur a consulté l’auteur.

74. Tout licencié voulant être reçu donnait une pièce de drap au professeur devant lequel il devait passer son examen.

75. Cyrano est ici partisan du vide s’il parle par la bouche de l’Espagnol. Rappelons que la fameuse expérience du Puy-de-Dôme a eu lieu en 1647.

76. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641.

77. Cyrano se rallie ici à l’unité de la matière, idée très ancienne.

78. Cette remarque est conforme aux vues de Galilée.

79. Les ouvrages du xviie siècle sont remplis de discussions sur le vide et le plein. Le passage visé riposte aux adeptes du plein. Pour répondre aux vacuistes, Cyrano fait parler Descartes qu’il rencontre dans le Soleil.

80. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641, p. 41.

81. Cyrano reconnaît la pesanteur de l’air et la pression atmosphérique. Le Père Mersenne soupçonnait la pesanteur de l’air en 1632. Les expériences de Torricelli sont de 1644 et les expériences de Pascal au Puy-de-Dôme du 19 septembre 1648.

82. Gens d’école, infatués de la philosophie d’Aristote, qui était la seule admise dans les écoles.

83. Ce passage, dit M. Juppont, ne permet pas de doute sur la portée du mot feu qui est bien notre énergie, autrement la phrase n’aurait aucune signification. — Et cependant le mot énergie était employé par Gassendi.

84. Expression employée alors en parlant des animaux qui se reproduisent par portée ou ventrée.

85. Les arguments produits ici vont contre la doctrine de Descartes qui refusait aux animaux la raison et l’intelligence. Cyrano est gassendiste.

86. Cyrano retourne avec dérision ces deux vers d’Ovide :

Os homini sublime dedit, cœlumque tirent
Jussit, et erectos ad sidera tellere vultus.

87. Voir la dispute de Panurge et le Royaume d’Entéléchie (Toldo).

88. Couvert d’une cotte de maille.

89. Épée courte et pointue.

90. Noble, généreux.

91. La communauté des hommes et des femmes se trouve décrite dans la Cité du Soleil de Campanella.

92. Tout ce passage est une allusion ingénieuse et satirique au procès de Galilée.

93. Ce mot indique une nuance toute particulière dans la manière de saluer.

94. Cyrano va copier Théophile de Viau, qui a dit dans sa satyre première :

Tel est grave et pesant qui fut jadis volage…
Une sale vieillesse en déplaisir confite,
Qui toujours se chagrine et toujours se dépite…
Alors que l’impuissance éteint sa convoitise
Veut que notre bon sens révère sa sottise.

95. Impetrare, obtenir.

96. Les carottes dont Diogène faisait sa nourriture.

97. Adam qui mangea le fruit défendu et créa le péché originel.

98. Dessert qui précède la sortie de table. Ce mot était déjà vieux du temps de Cyrano.

99. Dans la Cité du Soleil, de Campanella, il y a un pseudo-médecin qui est chargé de surveiller le régime des aliments.

100. « Le Monde est un animal immense dans le sein duquel nous vivons comme vivent les vers dans notre corps » (La Cité du Soleil) c’est, dit M. Toldo, la théorie de Campanella, mais élargie et élevée en système, une sorte d’exagération de la découverte de la constitution cellulaire des corps organisés et une divination des micro-organismes. — Voir également Francion (livre XI). — Enfin Le Bret avait pris le soin de nous avertir que Cyrano a discouru sur l’infini et les petits corps ou atomes après Démocrite, Épicure et Lucrèce (Préface de l’Histoire comique, 1657).

101. Détourner.

102. Ne pense-t-on point, en lisant ceci, à la théorie récente de la phagocytose (Rémy de Gourmont).

103. Rabelais (livre V) a parlé de « l’isle d’Odes, en laquelle les chemins cheminent » et « des chemins passans, chemins croisans, chemins traversans ».

104. Tout cela sentirait l’athéisme, aussi Cyrano côtoie l’écueil, car avec l’éternité de la matière, il pouvait se passer de Dieu, et il le place à côté de la matière (P. Brun).

105. Origène se demande si l’Univers a commencé, ce que faisait Dieu avant ce commencement.

106. L’explication qui suit est la théorie de Lucrèce, c’est-à-dire d’Epicure, interprétée par Gassendi.

107. Gassendi avait émis la théorie du feu, principe du monde.

108. Ce résultat ne pourrait être obtenu qu’avec des dés pipés. « Or il semble bien que les dés dont la Nature s’est servie dans la fabrique du Monde devaient être dans ce cas, et l’intelligence qui voit cette merveille ne peut, à moins de renoncer à elle-même, se persuader qu’elle se soit produite sans intelligence (Jacques Denis).

109. Désigner pour dessiner.

110. Cyrano aurait ici pressenti l’embryogénie qui soutient la théorie de l’évolution, en établissant que, dès le sein de nos mères, nous avons passé par les principales espèces animales existantes (Pierre Brun). — Aux yeux de M. Juppont, Cyrano a soupçonné l’évolution des espèces animales et végétales formulées par Lamarck et Darwin.

111. On rencontrait alors en France beaucoup d’horloges hydrauliques d’après le système de Salomon de Caus.

112. Voici le texte extrait de la Philosophiæ Epicuri Syntagma de Gassendi (t. III, p. 42) : Universe autem diversitas haec ex eo oritur, quod partim colorum species soni, odores, sapores, et qualitates cœterac texantur ex corpusculis.

113. Trous, ouvertures.

114. Depuis… alors rencontrant : Dicimus itaque… toujours traduit de Gassendi.

115. Lucrèce, dans son poème de Natura rerum.

116. Descartes : La Dioptrique.

117. Toujours le texte depuis « ce miracle procède » est traduit de la Philosophie de Gassendi ; les dissertations de Cyrano sur la vue, l’ouïe, le toucher, etc., sont prises dans cet ouvrage.

118. Ce principe a été invoqué par le Dr Gustave Lebon pour démontrer que la radioactivité n’est pas spéciale au radium, mais une propriété générale des corps.

119. Patiner signifie ici manier en tâtonnant comme fait un aveugle.

120. Flèche, dont le fer était quadrangulaire.

121. C’est le lampire noctiluque, voir Les Animaux et les Végétaux lumineux de H. Gadeau de Kerville, Paris, 1890.

122. Les électriciens ont constaté un phénomène analogue, mais Cyrano ignorait l’électricité.

123. L’ouvrage auquel Cyrano fait allusion doit être la fameuse utopie de Civitas Solis. Quand au Grand Œuvre des philosophes ce serait également un autre ouvrage de Campanella : Universalis Philosophiœ seu metaphysicum rerum juxte propria dogmatica, partes tres, libri XVIII, Paris, 1637.

124. Cette prescience du phonographe, Ch. Sorel l’avait indiquée à Cyrano en publiant l’extrait d’une lettre datée d’Amsterdam du 23 avril 1643, voir p. 227 du Nouveau recueil des pièces les plus agréables de ce temps, Paris, 1644. Sorel lui-même avait pris la description de ces éponges parlantes dans le No d’avril 1632 du Courrier véritable, petit in-4o de 4 pp.

125. Puis, après avoir entendu l’accusé, les magistrats le condamnent à la peine qu’il a encourue, selon qu’il a manqué à la bienfaisance,… à la reconnaissance (La Cité du Soleil).

126. Voir le Berger extravagant, de Sorel, livre XII et Remarques.

127. Mesure de cinq pieds.

128. Dans le Deuil Lucien en veut à ceux qui répandent des larmes aux funérailles, et Thomas Morus dans son Utopie refuse de plaindre ceux qui quittent la vie.

129. Voir toujours Ch. Sorel : Le Berger extravagant, Livre XII et Remarques ; également la Cité du Soleil, de Campanella.

130. C’est-à-dire disposer de sa vie.

131. Toujours pris dans le Berger extravagant, de Sorel, Livre II et Remarques.

132. « Cependant je vous avertis, et ne vous en déplaise, un sage conseille bien un fou. Il ne faut pas dire ces parties-là honteuses… vous feriez tort à la Nature qui n’a rien fait de honteux ; ces parties-là sont secrètes, nobles, désirables, mignonnes et exquises comme l’or que l’on cache. » Béroalde de Verville : Le Moyen de Parvenir, 1610.

133. Cyrano anticipe ici sur le Code civil de Napoléon Ier.

134. D’après M. Juppont, Cyrano précise ici toute sa pensée sur l’évolution de la matière.

135. M. Jacques Denis trouve que Cyrano raisonne assez mal ; « n’est-ce pas sortir des considérations purement matérialistes que de supposer dans la Nature une aspiration, je ne dis pas au changement, mais à un progrès quelconque ? Et fera-t-on jamais sortir de l’idée des propriétés de la matière, l’idée de progrès ?

136. La possibilité des traitements psychiques est reconnue depuis longtemps.

137. « Ces pensées, quelque peu confuses, mais hardies, étaient le fruit naturel et inattendu de l’opinion de Copernic, renouvelée et affirmée par Galilée. Du moment que la Terre tournait autour du Soleil, et non le Ciel autour de la Terre, elle perdait la place privilégiée que l’ancienne astronomie lui avait faite dans le système du Monde et il devenait ridicule de supposer que la Lune, le Soleil et tant d’astres n’eussent été faits que pour le service de l’homme. » (Jacques Denis.)

138. Armées fantastiques, qui apparaissent dans le Ciel et qui sont créées par le jeu de la lumière du soleil dans les nuages (Voir les Histoires admirables et mémorables recueillies par Simon Goulart).

139. Préjugé populaire qui veut que les chiens aboient après la lune, d’où l’expression proverbiale : aboyer à la lune ; c’est-à-dire menacer en vain, s’indigner contre plus puissant que soi.

140. Pierre de Cyrano, sieur de Cassan, qui demeurait ordinairement à Sannois ; c’est lui qui recueillit dans sa maison Cyrano de Bergerac qui y avait été transporté pour y mourir.

141. Les États et Empires de la Lune se terminaient par l’arrivée de Cyrano à Marseille.

142. Avant que Perrault eût recueilli ce conte, il était déjà cité comme le prototype des contes populaires.

143. Saint Mathurin : patron des fous.

144. Le Démon de Socrate n’a été dans les États et Empires de la Lune qu’une transformation du faux-monnayeur rencontré par Tristan L’Hermite en Angleterre et que Cyrano a pris dans le Page disgracié, voir note 47.

145. Nom générique du Diable qu’on accusait de prendre de préférence la forme d’une bête immonde.

146. Ce curé de Colignac, créé par l’imagination de Cyrano et qu’il nomme plus loin messire Jean, n’a rien à faire avec le personnage du même nom de ses Lettres satiriques.

147. Corneille Agrippa de Nottesheim, voir note 50.

148. Anagramme de Cyrano avec un d en plus pour de.

149. Cyrano emploie toujours ce mot au masculin.

150. C’est le commencement de l’Évangile, selon saint Jean.

151. Le fantôme écorche le latin de l’exorcisme : Satanas diabolus.

152. Nom donné jadis à des paysans qui formaient les gens de pied dans les armées du Moyen Âge.

153. Probablement l’ouvrage de Descartes : Principia Philosophiæ, Amsterdam, Elzévir, 1649.

154. Cercles magiques.

155. Dans le populaire, le crapaud incarnait les influences diaboliques.

156. Limas ; Limaces.

157. Allusion à un passage du livre de Job, chap. ii ; L’Éternel frappa Job d’un ulcère malin depuis la plante de son pied jusqu’au sommet de sa tête. Assis sur les cendres, Job prit un tesson pour se gratter. Et sa femme lui dit : « Conserveras-tu ton intégrité ? Bénis Dieu et meurs. » Job lui

répondit : « Tu parles comme une femme insensée. » Cyrano avait déjà appliqué cette image à Dassouçy, voir sa lettre contre Soucidas.

158. Aux enseignes, c’est-à-dire comme preuve qu’il s’agit de lui.

159.… ne deviennent point feuilles de chêne, c’est-à-dire que le rustaud naïf et madré, tout en craignant d’être le jouet d’une illusion magique demande, à ce que la perte, soit non pour lui, mais pour le futur vendeur.

160. Marguillier signifie ici compère, compagnon.

161. Bayeur, c’est-à-dire badaud qui baye, ayant la bouche ouverte.

162. Caimand, mendiant, qui quémande.

163. Vénerie, chasse à courre.

164. On appelait contagion ou peste toute maladie épidémique, qu’on supposait contagieuse. Ce passage, dit Paul Lacroix, nous offre un détail de mœurs très curieux, que nous ne nous rappelons pas avoir vu ailleurs et dont Lamare ne parle pas dans son Traité de la Police, où l’on trouve un livre entier consacré à la peste.

165. Les archers du Grand Prévôt et ceux de la Ville entraient souvent en conflit du fait qu’ils représentaient deux juridictions différentes et rivales, celle du roi ou du seigneur féodal et celle de la Municipalité.

166. Griller pour glisser, l’escalier est comparé à un gril sur lequel on s’étend en tombant.

167. Limas, limaces.

168. La conception de Cyrano est la suivante : Il attribue à l’action des rayons solaires sur les miroirs et le vaisseau de cristal qui couronnent son aéro-éthéronef, une force suffisante pour continuer de l’entraîner vers le Soleil lorsqu’il a quitté l’atmosphère et que l’action thermo-dynamique de l’air qui avait commencé l’ascension ne peut plus s’exercer (Juppont).

169. Sa boëte était comme un aérostat percé de haut en bas ! (Toldo.)

170. Cyrano admet donc dans ce mythe que l’éther lorsqu’il est animé d’une vitesse suffisante est capable d’une action mécanique analogue à celle de l’air, c’est-à-dire comme la matière pesante, à laquelle Bergerac l’assimile (Juppont).

171. Atre : noire.

172. Cet essai de démonstration de la théorie du feu et de la chaleur est une paraphrase des mêmes idées épicuriennes déjà exprimées par Cyrano.

173. Aheurtés : obstinés, entêtés.

174. L’Italie a la forme d’une botte.

175. Exaltation : élévation.

176. Il n’est donc pas téméraire de regarder Cyrano comme un des précurseurs de Laplace sur l’origine du monde.

177. La Genèse ne mentionne pas les anges rebelles et la chute de Satan antérieurement à la création de l’homme ; il en est question dans le Talmud et autres commentaires hébreux de la Bible.

178. Bien que gassendiste, Cyrano admirait le Discours de la Méthode, de Descartes.

179. « La mer est la sueur de la Terre ou de la partie aqueuse produite par la combustion et la fusion des matières qu’elle renferme dans son sein » (La Cité du Soleil, de Campanella).

180. Cette cabane était l’appareil aérien dans lequel Cyrano était venu dans la Lune et qui formait une sorte de cage.

181. D’anciens astronomes affirmaient que la dernière sphère céleste était formée d’une sorte de cristal.

182. La circulation du sang avait été découverte en 1648 par le médecin anglais Harvey.

183. Cyrano avait eu connaissance à Paris de l’expérience faite à Varsovie en 1648 du « dragon volant » de Titus Livius Baratini.

184. Cet appareil était un multiplan avec gouvernail et moteur très primitif dont Baratini construisit deux modèles.

185. Pas, c’est le mot latin vestigia.

186. S’y donnant l’estrapade, c’est-à-dire se glissant de haut en bas, comme dans le supplice de l’estrapade ; on hissait le patient en l’air avec une corde et on le faisait retomber de tout son poids à terre.

187. Vortice ; tourbillon.

188. Travail ici signifie fatigue.

189. Voir Ch. Sorel : Le Berger extravagant, Livre X, Aventure tragique de Lysis.

190. Cyrano veut dire que le globe solaire serait, du côté où nous le voyons lumineux et transparent, et de l’autre ombreux et opaque.

191. Batail : battant.

192. Apéter : désirer vivement, par inclination naturelle.

193. C’est à Aristophane, à la Nephélécocugie de P. Le Loyer que Cyrano est redevable de sa description du Royaume des Oiseaux, sans oublier l’île des Oiseaux du Ve livre de Pantagruel (Toldo).

194. Apollonius de Tyanes, philosophe pythagoricien qui mourut à la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne ; Anaximandre, philosophe ionien, disciple et successeur de Thalès, vivait au vie siècle avant Jésus-Christ ; Ésope le fabuliste, contemporain d’Anaximandre.

195. Crœsus, dernier roi de Lydie (vie siècle avant Jésus-Christ) à la prise de Sardes, que Cyrus assiégeait, eût été tué par un soldat persan qui ne le connaissait pas, si son fils qui était muet jusqu’alors, ne se fût écrié par un effort merveilleux de la nature : « Arrête, soldat, épargne mon père. »

196. Gros au sens d’impatient, avide.

197. L’homme, selon les oiseaux, est le plus méchant de tous les êtres, thème exploité dans la littérature grecque : Les compagnons d’Ulysse transformés par Circé en bêtes et refusant de reprendre leur première forme, etc., etc. Voir aussi les Dialogues de Lucien, etc.

198. Vieux mot s’appliquant à la masse du peuple réuni.

199. Guillots : asticots.

200. Petits grès carrés : les dents.

201. Il s’agit de la prière à Dieu, à genoux, les mains jointes et les yeux levés au Ciel.

202. Condurs : condors, oiseaux gigantesques qui n’existent plus depuis plusieurs siècles.

203. Allusion au privilège de la chasse attribué à la noblesse.

204. Les anciens prenaient des auspices, soit en consultant le vol des oiseaux, soit en observant leur plus ou moins d’avidité à prendre les aliments qu’on leur présentait, ou encore en les tuant pour chercher des augures dans l’état de leurs entrailles.

205. Laniers : faucons dégénérés.

206. Cyrano a dit dans La mort d’Agrippine par la bouche de Séjanus :

Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie

( Acte V, scène 6).

207. Cyrano répète ici les assertions de Sénèque le Tragique, de Lucrèce, etc.

208. Cyrano admet la circulation de l’esprit comme celle de la matière dans des mondes analogues à ceux que Wells nous a dépeints, notamment dans La machine à explorer le temps (Juppont.)

209. Griller, vieux mot qui signifiait glisser.

210. Rouer : faire la roue.

211. Francion visite en songe la Lune et le Soleil et finit par se trouver dans un pays où il y avait « six arbres… qui, au lieu de feuilles avaient des langues menues attachées aux branches. (Histoire comique de Francion.)

212. Les autours anciens ont souvent parlé de l’Oracle de la forêt de Dodonne. Suivant les uns, les chênes balancés par le vent révélaient les secrets du Destin au nom de Jupiter ; suivant les autres, les prêtres interprétaient la résonance de grands bassins de cuivre ou de chaudrons suspendus à ces arbres.

213. Orée : bord, lisière.

214. Houbereaux, espèce de petits faucons.

215. Cyrano a confondu ici Oreste et Pylade avec Nisus et Euryale dont il parle plus loin.

216. Régal : on appelait ainsi les rafraîchissements offerts à un étranger de distinction.

217. Besson : vieux mot qui signifie double, jumeaux.

218. Aurore boréale.

219. Les anciens attribuaient une âme à l’aimant, autrement dit à l’attraction magnétique.

220. Passe-Parole : ancien terme militaire : Faites passer, transmettez l’avis de commandement.

221. Nom populaire de la salamandre à qui on attribuait le privilège de pouvoir vivre et même de se nourrir du feu.

222. Le stade représentait 188 mètres.

223. Situait : plaçait, établissait.

224. Gémeaux : jumeaux.

225. La ou le Remora (Echeneis) vulgairement appelée Sucet ou Arête-Nef. Les anciens croyaient que la Remora s’attachant à un bateau avait le pouvoir d’en arrêter la marche… Aujourd’hui les marins en font une espèce de poisson parasite du requin, au corps duquel elle s’attache souvent.

226. Eau stigiade : eau froide comme celle du Styx.

227. Aucun des caps rouges indiqués dans les Portulans et dans les Dictionnaires géographiques du temps de Cyrano, dit P. Lacroix, ne doit son nom à « une montagne de bitume allumé », c’est-à-dire à un volcan.

228. On a prétendu avoir trouvé dans certains tombeaux des lampes perpétuelles dont le secret est perdu… s’il a existé.

229. Voir le Traité de l’origine des Macreuses, de André de Graindorge, Caen, 1680.

230. La rencontre que Cyrano fait de Campanella dissipe toute incertitude sur la genèse du reste de son voyage, il l’emprunte à la Cité du Soleil et à la géographie légendaire du Moyen Âge, d’Ovide et d’Aristote.

231. Cyrano considérait le Soleil comme la source première de l’Âme du Monde.

232. Le rôle que Cyrano fait jouer aux Esprits serait rempli par les Comètes qui, en tombant du Soleil, ne feraient que lui reporter les effluves qui se perdent dans l’espace.

233. Le fait que Cyrano fait arriver Descartes dans le Soleil prouve que les États et Empires de Soleil furent terminés après la mort de philosophe arrivée à Stockholm le 11 février 1650.

234. Impugné le vide : combattre le système du vide.

235. Cyrano se rallie ici au système de Descartes quoique ce système eût été combattu par Gassendi, dit P. Lacroix, et que ce dernier fût encore vivant, tandis que l’autre était mort. — Cette attitude tient aux leçons de physique de Jacques Rohault, dont il avait fait la connaissance vers 1645.

236. Ici Cyrano ne prend pas parti dans la lutte des partisans du vide et des partisans du plein. Il a riposté aux adeptes du plein et il répond aux vacuistes. (Juppont.)

237. Réminiscences du XIVe chant de l’Arioste (Toldo).

238. Les trois fleuves : Mémoire, Imagination, Jugement sont tirés d’Ovide.

239. Pline. Hist. nat., livre XXXVI, chap. xvi.

240. Gygès, roi de Lybie, possédait un anneau qui le rendait invisible.

241. Ou mieux le plus élevé des sept Paradis que Mahomet promet aux Croyants.

242. Fruitier : arbre à fruit.

243. La Discorde pour se venger de n’avoir pas assisté aux noces de Thétis et de Pélée jeta la pomme destinée à la plus belle. Jupiter désigna Paris comme juge qui la donna à Vénus, d’où la colère des deux autres déesses, qui causa de grands malheurs.

244. Fruits qu’Hercule cueillit en tuant le dragon qui les gardait.

245. Ellébore, plante qui passait pour très efficace contre les troubles cérébraux.

246. Cyrano semble croire à la transformation continuelle de la matière et même partager, jusqu’à un certain point, la théorie de Pythagore. Toldo.)

247. Tout ce passage est pris dans le Berger extravagant, de Ch. Sorel,

248. Cyrano, bon gassendiste, proteste contre la condamnation de Socrate, accusé d’avoir corrompu les mœurs de la jeunesse d’Athènes.

249. Bréhaignes : femmes stériles. Ce que dit ici Cyrano n’est qu’une amplification, avec des changements insignifiants, des idées de Campanella dans la Cité du Soleil.

250. L’épargne : trésor, caisse de réserve.

251. Cyrano, dit P. Lacroix, a fabriqué le verbe poulier, qui signifie : élever en l’air un fardeau à l’aide d’une poulie.

252. Ce passage est une critique sensée de l’exagération du style galant à cette époque, mais Cyrano lui-même a poussé encore plus loin dans ses Lettres amoureuses l’abus des métaphores qu’il blâme ici.

253. Les mazarinades en prose comme en vers, portées dans un panier, étaient criées dans les rues et principalement sur le Pont-Neuf, devant l’horloge de la Samaritaine, qui était le rendez-vous des badauds et des aigrefins.

254. C’est-à-dire propre à ramer sur les galères du roi.

255. Aze au féminin est la femelle du lièvre ou du lapin ; au masculin ce n’est qu’un âne.

256. Finesser pour finasser.

257. Un autre tirage porte finé pour affiné, tromper en jouant au plus fin.

258. Clergeons, prestolets, abbés.

259. Anne d’Autriche, reine mère, avait fait enfermer le duc de Beaufort au donjon de Vincennes, d’où il parvint à s’échapper en 1649.

260. Urbain Grandier, curé de Loudun, brûlé en 1634 ; Faust, prototype populaire des sorciers ; Gaufridi ou Gofredi, curé de la paroisse des Acoules, à Marseille, brûlé en 1611.

261. Mathieu de Morgues, abbé de Saint-Germain, ancien aumônier de Marie de Médicis et prédicateur de Louis XIII, qui vivait alors retiré aux Incurables.

262. Les nobles romains qui venaient chercher fortune auprès de leur compatriote Mazarin.

263. Sarmates : les Croates ou Cravattes, corps de cavalerie légère allemande qui avait été incorporé depuis 1636 dans l’armée française.

264. Bonnets du Borystène : les Polonais incorporés dans les Croates.

265. Trois ministres évangéliques du Temple de Charenton.

266. Abatteurs de quilles : débauchés.

267. Jean de Wert commandait l’armée bavaroise ; après avoir défait le maréchal de Gassion, il fut fait prisonnier par Bernard de Saxe-Weimar en 1638, et resta plusieurs années enfermé dans le donjon de Vincennes.

268. Démon qui avait envahi le château de Vauvert sous le règne du roi Robert.

269. On appelle encore tortillon un galant qui tortille auprès des femmes.

270. Casseurs de raquettes : Vantards, fanfarons.

271. Layettes : Coffres.

272. Condé (Louis II) avait été envoyé en 1647 en Catalogne pour réparer l’échec subi par le comte d’Harcourt, commandant l’armée du roi, devant Lérida. Condé reprit le siège de cette ville, mais faute d’argent et de renforts il dut battre en retraite.

273. Cyrano insinue que l’argent destiné aux renforts demandés par le prince de Condé a servi à entretenir la troupe italienne du théâtre de l’Hôtel de

274. La fabrication des louis d’or commença en 1640.

275. Boucan, lieu de débauche.

276. Célèbre maîtresse de maison close.

277. Casser du grès : travailler sans profit.

278. Tous les noms cités dans la strophe sont ceux de filles galantes ; la petite Nichon a eu les honneurs de deux ou trois mazarinades.

279. Morel, professeur d’écriture et maître de langue.

280. Jean Boisseau, peintre et enlumineur du roi, géographe et graveur.

281. Rangouze adressait des lettres imprimées aux grands personnages qui voulaient bien lui payer ses éloges. Il en a composé plusieurs volumes.

282. Vinot, cuisinier renommé.

283. Louis de Neuf-germain qui s’intitulait poète hétéroclite du duc d’Orléans était à moitié fou et a publié 2 vol. in-4 de poésies.

284. Philpot ou Philippot, dit Le Savoyard, chantait des chansons sur un théâtre en plein vent, dressé au bas du Pont-Neuf, devant la rue Guénégaud.

285. L’Orviétan tenait boutique sur le Pont-Neuf où il vendait ses drogues en chantant et en faisant des grimaces. Il avait succédé à Tabarin.

286. Trois joueurs de paume.

287. Cardelin, farceur et baladin qui eut d’abord ses tréteaux sur la place Dauphine et qui fit ensuite partie de la troupe italienne avec Colle et Scaramouche.

288. Carmeline, dentiste du Pont-Neuf.

289. Policans ou pellicans, tenailles pour arracher les dents.

290. Champagne, coiffeur de femmes, voir son Historiette dans Tallemant des Réaux.

291. Cormier, un des industriels bouffons du Pont-Neuf qui faisait des tours de gobelet et débitait des discours joyeux à son auditoire.

292. La Roche, charlatan et bouffon italien, qui se qualifiait de marquis della Rocca.

293. Le Hoc, sorte de jeu de cartes nouvellement introduit en France.

294. Les trois nièces de Mazarin étaient : Marie de Mancini, née à Rome en 1635, Hortense en 1646 et Marie-Anne qui ne faisait que naître.

295. Faire gille : s’enfuir, disparaître.

296. Moine-bourru : fantôme habillé en moine qui, dit-on, courait les rues la nuit et maltraitait les passants.

297. Le Conseil de régence qui tenait séance au château de Saint-Germain où était la Cour.

298. On craignait la famine pendant le blocus de Paris.

299. Prendre du poil de la bête veut dire ici, recommençons à boire de plus belle.

300. Les grands convois de farine qui traversèrent les lignes de l’armée royale pour ravitailler Paris.

301. Enseignes de cabarets renommés à l’époque.

302. Maître Jean-Guillaume, c’est le bourreau.

303. Les écoles de chirurgie étaient dans la rue des Cordeliers, près de l’église paroissiale de Saint-Côme.

304. Les poètes du Pont-Neuf désignent les poètes burlesques à la solde de la duchesse de Longueville et des principaux chefs de la Fronde.

305. Châteaux de Castille : allusion aux trois châteaux qui sont dans les armes de Castille.

306. Cantarini devait être l’intendant ou le trésorier du cardinal Mazarin.

307. La révolte de Mazaniello (1647) fut la cause de la romanesque aventure de Henri de Lorraine, en Sicile, que la fortune fit presque roi de Naples, mais que le cardinal Mazarin se garda bien de soutenir.

308. Pendant le blocus de Paris, le cardinal Mazarin, retiré au château de Saint-Germain avec la Reine régente et le jeune Roi, laissa croire aux Parisiens qu’il voulait prendre la ville par la famine.

309. Le cardinal de Richelieu.

310. Gassion, maréchal de France en 1643 ; Rantzau, en 1645, mort après avoir perdu à la guerre un bras, une jambe, un œil et une oreille.

311. Louis II, prince de Condé, dit Monsieur le Prince.

312. Le Père Vincent : Vincent de Paul (canonisé en 1737) qui avait la haute main sur les affaires ecclésiastiques.

313. Pierre de La Mothe Le Vayer, l’ami de Gassendi.

314. Gabriel Naudé, médecin de Louis XIII et bibliothécaire de Mazarin.

315. Le péché des Anges : la chute des Anges.

316. Louis de Lorraine, cardinal de Guise, tué au château de Blois, en 1588, le lendemain de l’assassinat de son frère, Henri, duc de Guise.

317. Cyrano veut dire : c’est la destinée des Jules de vaincre les Gaules, allusion à la guerre des Gaules par Jules César.

318. M. de Beaufort : fils du duc de Vendôme, et petit-fils de Henri IV.

319. Le cardinal de Retz (le coadjuteur) était l’âme de la Fronde à Paris, il faisait agir les ducs de Brissac et de Luynes.

320. Louis-Charles d’Albert, duc de Luynes, fils du favori de Louis XIII, fut comme son père, grand-fauconnier de France, mais non connétable.

321. La Mothe-Houdancourt, maréchal de France, ne fut qu’un moment dans la Fronde et se rattacha bientôt au parti du roi.

322. Cette nouvelle satire de Scarron, c’est sa fameuse Mazarinade.

323. On appelait mal de Saint-Roch, la peste ou la vérole ; les hémorroïdes, mal de Saint-Fiacre ; les abcès, mal de Saint-Cloud ; la sciatique, mal de Sainte-Reine. C’est à ces Saints que les malades s’adressaient pour guérir.

324. 1649 : début de la Fronde.

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INDEX ALPHABÉTIQUE


Les noms propres commençant par D’. Du, L’, Le ou La sont classés aux dites lettres. Les noms ayant un astérisque sont répétés une ou plusieurs fois dans la même page.


A

Adam, 22, 23*, 24, 27*, 30, 31*, 120, 306.
Achab, 25*, 26.
Achille, 38, 74, 222.
Agrippa (Corneille), 129, 304*, 309.
Aldington (Richard), vii, lxv.
Alexandre le Grand, 30, 39, 74, 236.
Anaximandre, 191, 311*.
Anne d’Autriche, vi, xxxvii, 280, etc., 297, 303, 314.
Apollonius de Tyanes, 191, 311.
Arioste, 313.
Aristophane, 311.
Aristote, xxv, 57, 63*, 69, 306, 313.
Artaxerce, 227, 228.
Aubertin, ministre protestant, 272.
Auguste, empereur, 38.


B

Babé, 275.
Balestrier (Antoine), xv, xxxii.
Balzac (Louis Guez de), xxiii.
Baudoin (Jean), xxx.
— (Louis), sergent à verge, xxix.
Beaufort (duc de), 270, 296, 314, 316.
Bellanger (Espérance), mère de Cyrano, xii, xiii, xxi, xxxii, xxxviii.
— (Simon), xxxviii.
Benserade, xlvii.
Bernard (M. C. H. L. N.), vii.
Bernard de Saxe-Weimar, 314.
Bernier, xix, 1.
Béroalde de Verville, 308.
Bertier (P. de), évêque, 301.
Bignon (François), peintre graveur, xxxix*, 302*.
— (Pierre), xxxix.
Blot (Claude, baron de), xlii.
Böcher (Ferdinand), vii.
Boileau, lx.
Boisseau (Jean), 275, 315.
Bourbon (Nicolas), le jeune, xv, 301.
Bourgogne (de), xviii.
Brétilleux, 275.
Brienne (Louis-Henri-Loménie de), xli, xlvii*, xlviii*.
Brissac (de), 297, 316.
Brissailles (Hector de), xviii, xliv.
Brun (Pierre), ix, lxv*, 205, 267*, 302, 305, 307.
Brutus, 37, 304.
Buffon, lxiii*.
Buratini (Titus Livius), aviateur, 311*.


C

Caïn, 283.
Cambyse, 227*.
Campanella, xxiii, xxv, 38, 239, 245, 253, 254, 237, 259, 260, 263*. 264, 304*, 305, 306, 307*, 308*, 310, 313, 314.
Camus, huissier (voir Le Camus).
Candale (duc de), 278.
Cantarini, 288, 316.
Capon (G.), vu.
Carbon de Casteljaloux, xvi, xvii*.
Cardan (Jérôme), 6, 7, 38, 302, 304.
Cardelin, farceur, 275, 315.
Carême, cuisinier, 305.
Cartier, notaire, xxix, xxxvui.
Cassius, 77*.
Cataud, 275.
Caton, 37.
Caus (Salomon de), 307.
Cavois, xviii.
César, empereur, 74, 77*, 80, 316.

César, aventurier, 38, 304.
Champagne, coiffeur de dames, 275, 315.
Chapelle (Cl. Em, de La Chapelle, dit), xix*, xxvii, xxxii, xlii, li, lv, l, 305.
Charlemagne, 80.
Charles Martel, 30.
Chasteaufort (de), xviii.
Chatillon (maréchal de), xviii, xxxv, 268.
— (Mme de), vi, xxxiv, xxxv*, xxxvii, 268.
Chaulnes (Claude de), 303.
Chavannes (de), xliii.
Chevenne (dey, xxxii.
Choppin (Nicolas), avocat, xxix.
Cicéron, 274.
Cinyre, 223*.
Circé, 311.
Colignac (de), 124, 126*, etc., etc.
Colle, 315.
Colletet (Guillaume), xlvii.
Colomb, 341.
Condé (le grand), 203, 314*, 315, 316
Copernic, 6, 12, 303*, 309.
Corbinelli, lx.
Cormier, bouffon, 275. 315.
Corneille (Pierre), xxii, lxi.
Cousin, joueur de paume, 275.
Coutelier. 275.
Crésus, roi de Lydie, 192, 311.
Cuigy (Jean de), 5.
Cussan (marquis de), 128, 130*, 131, etc., etc.
Cyrano (Abel I, de), père de Cyrano, xi, xiii*, xiv, xv, xvi*, xvii*, xxi, xxvii*, xxviii.
— (Abel II, de), frère, xii, xiii, xv, xxii, xxviii, xxix, xxx, xxxii, xxxiii*, xxxvii*, xxviii*, xliv, liii, lix.
— (Anne de), tante, xi*, xiii.
— (Antoine de), frère, xiii.
— (Catherine de), sœur, xiii, xv, xx*, xxii, lii.
— (Denys de), frère, xiii, xiv, xvii*.
— (Honoré de), frère, xiii.
— (Jérôme-Dominique), xii, lxii.
— (Pierre I, de), xv.
— (Pierre II), sieur de Cassan, xii, lii, lxii, 118, 309.
— (Pierre de), fils d’Abel, ii, lxii.
— (Samuel de), oncle, xii, xiii.
— (Savinien I, de), grand-père, xi*.
Cyrus, 311.


D

Daillé, ministre protestant. 272.
Daniel (le père), lxi.
D’Arpajon (Jacqueline), l.
D’Arpajon (Louis, duc), xlviii, xlix*, l*, lii, l.
Darwin, 307.
Dassoucy (Ch. Coypeau), x*, xvi, xxiv*, xxvii*, xxxi, xlii, xliii*, xliv*, xlv*, xlvi*, liv*, lxii, 301, 310.
David (le roi), 80, 294.
Decombe (la), 274.
Démocrite, xxv, 6, 95, 303, 307.
Démon (le) de Socrate, 37, 44*, 126, 304, 309.
Denis (Jacques), 307, 308, 309.
Denizot (demoiselle), xxix.
Derrik (M.), vi.
Desbois, avocat, xi, xxviii, xxix, xxx, xxxi, xxxii, xxxvii.
Descartes, 136, 242, 243, 264*, 306*, 307*, 309, 310, 313*.
Descourtieux (Elisabeth), xxvii, xxviii, xxix.
Desrochers, graveur, viii.
D’Estrées (maréchal), xv.
D’Harcourt (comte), 314.
Dieu, 50*, 68, 79*, 80.
Diogène (Antonin), vii, 39, 80, 81*, 82*, 83, 91*, 106, 107*, 108*, 110, 112, 113*, 114*, 115*, 119, 306.
Drusus, fils de Livia, 38.
Duchesne, médecin, xxix.
Du Pelletier, avocat et poète, xxxii.
Dupron (David), maître à danser, xxi.
Duret de Montchenin, xviii.
Du Soucy (François), sieur de Gerzan, xxvi*.
Du Tage, li.


E

Écho, 224,
Édouard d’Angleterre, 30.
Élisée, 27.
Énoc, 22, 24*, 26*, 32*, 33*, 35.
Épaminondas, 37, 74.
Épicure, xxxii, 6, 93, 242*, 307*.
Esculape, 30.
Ésope, 191, 311.
Euryale, 222, 312.
Euterpe, 131.
Ève, 22, 23, 25, 29, 303.


F

Faguet (Emile), ii.
Fanchon, 275.
Fanny (Antoine), xiii.
Faucheur, ministre protestant, 272.
Faust, 38, 271, 304, 314.
Féval (Paul), fils, lxvi.
Feydeau (Marie), xviii, xiv.
Filleau (Gilles) des Billettes, xli.

Flammarion (Camille), 302, 303.
Foigny (Gabriel de), lxi.
Folengo, 205.
Forboys (Thomas de), xi.
François (Pierre), procureur, xxxiii.
Frichet (Henry), vii.
Friendly (J.), v.


G

Gacon, viii.
Gadeau de Kerville (Henri), 308.
Galilée, 306*, 309.
Gassendi, xix*, xx*, xxi*, liv, I*, 3, 12, 39, 304, 306, 307*, 308, 313.
Gassion (maréchal de), xl, 293, 314, 316.
Gaston d’Orléans, 293, 304.
Gaufredy ou Gaufridj, 271, 314.
Gautier (Théophile), lxiv*.
Godwin, xxvii, xxx, xxi*, 305*.
Gomberville, voir Le Roy.
Gonzague (Marie-Louise de), reine de Pologne, xxiv.
Gonzales (Dominique), 305.
Goulart (Simon), 309.
Gourmont (Rémy de), ii, vii, lxv, 307.
Graf (Arturio), 303.
Gaindorge (A. de), 313.
Grandier (Urbain), 271, 314,
Grangier (Jean), xiv*, xv*, xxiv.
Guarini, 301.
Guéret (Gabriel), avocat, li, lix, lx.
Guérin le Mesquin, 303.
Guers (J. A.), lxiii.
Guettard, lxiii.
Guyot (Nicolas), xxxviii.
Gygès, 250, 313.


H

Habert de Cerisy, xlix.
Harvey, 311.
Heince (Zacharie), peintre graveur, viii, xxxix*, 302*.
Hélie, 22, 27, 30, 32*, 33, 34.
Henri III, 297.
Henri IV, 291, 297.
Héraclite, 304.
Hercule, 74, 80, 222, 230, 313.
Hermaphrodite, 225*, 220*.
Hortensius, 49.


I

Iphis, 224.


J

Jacob, 24.
Jean-Guillaume (Le bourreau) 279*, 316.
Jésus (Marguerite de), voir Senaux.
Jésus-Christ, 283.
Job, 309*.
Jordan (Léo), vii.
Josué, 302.
Jupiter, 313.
Jupiter, roi de Crète, 230.
Juppont, 306, 307, 308, 310*, 312, 313.


K

Kepler, 6.


L

La Brosse, 38, 304.
Lacroix (Paul), vii, ix*, lxiv, lxv, 267, 301, 305, 310, 313*, 314.
La Croix (Phérotée de), lxi.
Ladislas, roi de Pologne, xxiv.
Lamarck, 307.
Lamare (de), 310.
La Morlière (de), xli.
La Mothe-Houdancourt, maréchal de France, 297, 316.
La Mothe Le Vayer (Pierre), 39, 304, 316.
— fils, abbé, xix, xxvii, xxxii, li, 284.
Laplace, 310.
La Roche, bouffon italien, 273, 315.
Lays, 80.
Leblanc, vi, lxiv.
Le Blanc (Richard), 302.
Le Bon (Gustave), 308.
Le Bret, père de Henry, xviii, 118.
— (Henry), l’ami de Cyrano, ii, iii, viii, ix*, x*, xiv, xvi, xvii*, xxiv, xxv*, xxxii, xxxiii, xl, xliii, lii*, liv, lv, lvi, 2*, 301, 302*, 303*, 304, 307.
— (Nicolas), 301.
Le Camus, huissier, xxix.
— notaire, xiii.
— (Marie), xii, xv.
Le Doyen, peintre, {{|viii}}.
Lefèvre (Louis-Raymond), {{|ix, lxvi}}.
Le Loyer (Pierre), 311.
Le Maire (Anne), xi.
Lemoine (Jean), ix.
Le Roy (Marin) de Gouberville, xlvii.
Le Royer, voir Royer.
Le Vayer de Boutigny, xxiv.
Le Verrier (Gervais), xxxviii.
Le Voyer, notaire, xiii.
L’Hermite-Souliers (chevalier de), xxxii.
L’Hospital (maréchal de), 9.
Lignières (François Payot de), ix, x*.
Loménie (L.-H, de), voir Brienne.

Longueville (duchesse de), 316.
Lope de Vega, xxiv.
Loret (Jean), xxix.
Lorraine (Henri de), duc de Guise, 301, 316.
— (Louis de), cardinal de Guise, 295, 316.
Loudin (N.), prieur, 302.
Louis XIII, 25, 293, 297, 303, 314.
Louis, dauphin, 304.
Louÿs (Pierre), 301.
Lowell (A.), vi, lx.
Lucien, vii, 308, 311.
Lucrèce, xx, 1, 307*, 312.
Luillier (François), xix.
Luynes (duc de), 297, 316.


M

Magellan, 141.
Magy (Henriette), lxvi*.
Mahomet, 250, 313.
Maillet (Benoit de), lxii, lxiii*,
Mallaquin (Marie), 302.
Mancini (Hortense), 315.
— (Marie de), 315.
— (Marie-Anne), 315.
Marcile (Théodore), xv, 301.
Marcy (Marie), xiii, xxxviii.
— (Simon), xxxviii.
Margot, 275.
Marguerite de Jésus, voir Senaux.
Marin (le cavalier), 301.
Marolles (Michel de), xli.
Marot (Clément), 209.
Marotte, 276.
Martial, parfumeur, 275.
Mazarin (cardinal), xxxiii, xxxiv*, xxxv*, xxxvi*, xxxvii, xlv*, xlviii, 267*, 269*, 285*, etc.
Ménage, xlvii.
Mersenne (le Père), xxiii, 306.
Mesnard, xix.
Millet (Catherine), xv.
Minos, 223.
Mirra, voir Myrrha.
Moïse, 31, 84.
Molière, xix, xx*, xxii, 1, 301, 305.
Mondory, x*.
Monmerqué (de), 303.
Montbazon (de), 9*.
Montfleury (Zacharie-Jacob, dit), ix, x*, xxvii, li.
Montifaud (de), voir Quivogne.
Montmagnie (de), 9*, 12, 13, 16.
Montplalsir, xlix.
Morel, professeur d’écriture, 275, 315.
Morgues (Mathieu de), abbé de Saint-Germain, 271, 314.
Morus (Thomas), xxiii, xxvi, 308.
Moussard (Pierre), dit La Perche, maître d’armes, xxi.
Myrrha, 223*.


N

Narcisse, 224.
Naudé (Gabriel), 293, 304*, 316.
Neufgermain, 275, 315.
Neuvillette (Mme de), liii.
Nicéron (le Père), xix, lxii.
Nichun, 275, 315.
Nisus, 222, 312.
Nodier (Ch.), x*, lxiv*.
Noé, 25, 26.


O

Oreste, 219, 220*, 221*, etc., 312.
Origène, 307.
Orviétan (L’), 275, 315.
Ovide, 313*.


P

Palliot, lix.
Paris, 313.
Pascal (Blaise), 306.
Pasiphaé, 223*.
Pelée, 313.
Pemjean (Lucien), lxvi.
Périclès, 290.
Perrault (Charles), xlvii, xlviii, 309.
— (Claude), xlvii, xlviii.
Perrot (Louis), xiii.
Petit-Jehan (Claude), avocat, xlviii.
Philippot ou Philpot, dit Le Savoyard, 275, 313.
Phocion, 290.
Pigou (Elie), chirurgien-barbier, xxi*, xxii*, xxxix.
Plessis (Yves), vii.
Pline, 313.
Plutarque, 162.
Poissy (Gilles), xxix.
Prade (de), voir Royer.
Prométhéc, 7, 23, 106.
Ptolémée, 10, 13, 303,
Puget de La Serre, 301.
Pygmalion, 223, 224*.
Pylade, 19, 220*, 221, etc,
Pyrrhon, xxv*.
Pythagore, xxv, 5, 313.


Q

Quatre, notaire, xxvii, xxix, xxxviii*, 301.
Quivogne (Mme) de Montifaud, vii, lxiv.


R

Rabelais, 265, 303, 307.
Racine, lxi.
Rangouze (de), 275, 315.
Rantzau (maréchal de), 293, 316.
Régnault (Tanneguy) des Bois-Clairs, lii.
Retz (cardinal de), 297, 316.
— (duc de), 297, 316.
Richard, 273.
Richelieu (cardinal de), xxxix, 280, 293, 302, 316.
Ricordeau, notaire, xxvii.
Ris-Mareuil (de), xiv.
Rivière (chevalier de), xlii.
Robert (roi), 314.
Robida. vii.
Rohan (Mme de), vi, xxxiv, xxxv, xxxvii, 267.
— (Tancrède de), vi, xxxv, 267.
Rohault (Jacques), xiv, 2, 3, 302, 313.
Rostand (Edmond), i, lxiii, lxv*.
Rotrou, xliv.
Royer : Jean) ou Le Royer de Prade, viii, xviii, xxiv, xxxi, xxxix, xli*, xliii, xliv*, lix.


S

Saint-Amant, le poète, xlvii.
Saint Augustin, 16.
Saint-Clou, xliv, 316.
Saint-Côme, 274.
Saint-Fiacre, xlvi, 316.
Saint-Germain, voir Morgues.
Saint-Gilles (de), xviii.
Saint Jean, l’Evangéliste, 22, 23, 34, 303*, 309.
Saint Jean, notaire, xv.
Saint Mathurin, 309.
Saint Rocli, xlvi.
Sainte-Reine, xlvi, 316.
Saint Vincent de Paul, 293, 316.
Saint-Yves, 274.
Salmacis, 225*, 226*.
Samson, 80, 230.
Sarrazin, xliv.
Saumur, joueur de paume, 275.
Savoyard (le), voir Philippot.
Scaramouche, 315.
Scarron (Paul), xxxii, xlv*, xlvi, xlvii*, xlviii, 297, 208*, 299, 316.
Scipion, 30.
Scopart (Jacques), xi, xiii, xxviii, xxx, xxxi, xxxii, xxxvii.
Séguier (Louis), xli*, 302.
Séjanus, 312.
Senaux (Marie de), xxi, lii, liii.
Senèque le Tragique, 312.
Sercot, joueur de paume, 275.
Sercy (Charles de), libr., lvii*, lviii*.
Serf (T. St.), vi, lvii.
Serqueville (Marie de), xii.
Socrate, xxv, 72, 290, 313.
Sommaville (Ant. de), libr., lvii*, lviii*.
Sorbière (Samuel), xxv.
Sorel (Ch.), lix, 49, 301*, 302, 305*, 306*, 308*, 311, 313.
Stanton (R. de), vii.


T

Tabarin, 315.
Tallemant des Réaux, x*, xlix, li, lii.
Tasse (le), 301.
Thalès, 304.
Théophile, voir Viau.
Thésée, 222.
Thétis, 313.
Tibulle, liii.
Toldo (Pietro), 265, 303*, 305, 306, 307, 310, 311, 313*.
Torricelli, 306.
Tristan L’Hermite le poète, xix, xx*, xxi, xxiv, xxxii, xlii, xliii, 39, 304, 305*, 309.
Trithème (Jean), 38, 304.


U

Ulysse, 311.


V

V. (M. de), voir Du Tage.
Veiras (Denis), d’Alais, lxi.
Vénus, 313.
Viau (Théophile de), xiv, xxvi, 306.
Vincent (le Père), voir saint Vincent de Paul.
Vinot, cuisinier, 275, 315.
Virgile, 222.
Vulson de la Colombière, xxxix, 302.


W

Weiss, 301,
Wells, 302, 312.
Wert (Jean, de), 272, 314.


Z

Zeddé (de), xviii.

TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES




Sa famille, xi ; sa vie. — I (1619-1640) : Le mariage de son père ; enfance de Cyrano ; ses humanités ; il s’engage dans l’armée royale, xii. — II (1641-1646) : Cyrano au collège de Lisieux ; il fréquente chez Gassendi ; son amitié pour Tristan L’Hermite ; sa maladie, ses projets littéraires ; Le Pédant joué, L’Autre Monde, etc., xix. — III (1647-1649) : La maladie du père de Cyrano ; son testament ; sa déclaration sur les vols commis dans sa maison, sa mort ; L’Homme dans la Lune, de Godwin ; Le Jugement de Pâris, de Dassoucy ; Cyrano et les Mazarinades, etc. ; la liquidation de la succession de M. de Mauvières, xxvii. — IV (1649-1655) : Son épitre dédicatoire pour un ouvrage de Bignon et Heince ; L’Autre Monde et Royer de Prades ; ses chansons pendant la Fronde ; rupture avec Dassoucy ; sa haine contre Scarron ; Cyrano et Henri-Louis Loménie de Brienne ; il sollicite la protection du duc d’Arpajon ; La Mort d’Agrippine, tragédie et les Œuvres diverses ; rupture avec le duc d’Arpajon ; mort de Cyrano, xxxix.




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1670. — ÉVREUX, IMPRIMERIE HÉRISSEY — 11-32.
(FRANCE)
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  1. Nous ne parlons pas de la dernière, celle de M. Louis Raymond Lefèvre qui a pris tout ce qu’elle renferme d’exact dans notre Vie de Cyrano, Tome I des Œuvres libertines.
  2. Le manuscrit de Paris est préférable à celui de Munich pour la correction de son texte et aussi parce qu’il est plus complet. Le manuscrit de Munich a été l’œuvre, soit d’un copiste maladroit qui ne comprenait guère son auteur, soit d’un étranger connaissant imparfaitement notre langue.
  3. M. de Montbazon était gouverneur de Paris en 1649.
  4. Dans le Ms : M. de Montbazon.
  5. Dans le Ms : M. de Montmagnie ; Ch. de Montmagnie ou Montmagny a été gouverneur de Québec de 1636 à 1647.
  6. Ms : neuf cents lieux en demi-journée.
  7. Ms : M. de Montmagnie.
  8. Ms. : M. de Montmagnie.
  9. Ms. : M. de Montmagnie.
  10. Toute cette longue description reproduit la plus grande partie de la lettre Le Campagnard ou Description d’une maison de campagne (Voir Lettre XI des Œuvres diverses, 1654).
  11. Le texte du manuscrit de Munich est ici beaucoup plus osé (après les dents) : « Alors la sagesse éternelle bien surprise d’un accident si inopiné, « Hélas, s’écria-t-elle, il ne doit point goûter la mort. Il est prédestiné à monter en chair et en os au Paradis terrestre. Et cependant l’heure où j’avois prévu qu’il seroit enlevé est presque expirée ! Juste Dieu ! Que diront de moi les hommes s’ils savent que je me suis trompé. » Ainsi, irrésolu, l’Éternel fut contrain pour rhabiller sa faute de l’y faire être vitement sans avoir le loisir de l’y faire aller. »
  12. Irlandais
  13. Voici le titre de cette seconde partie de l’Autre Monde dans les Nouvelles Œuvres, 1662 : Fragment d’histoire comique de Monsieur de Cyrano Bergerac contenant les Estats et Empires du Soleil.
  14. Var. d’un autre tirage de l’éd. originale : par un instinct naturel sa bonne constitution.
  15. Faîte, sommet.
  16. Lacune qui résulte sans doute de la suppression d’un passage dangereux, où l’auteur se montrant un peu trop esprit fort.
  17. Var. d’un autre tirage de l’édition originale : « Ce rocher étoit couvert de plusieurs arbres, dont la gaillarde et verte fraîcheur exprimoit la jeunesse, mais, comme déjà tout amolli par les charmes du lieu, je commençois de m’endormir à l’ombre. »
  18. Var. d’un autre tirage : « m’avoit voulu faire manger au matou ».
  19. Var. d’un autre tirage : « puisqu’il est si effronté de mentir en soutenant qu’il ne l’est pas ».
  20. Dans l’autre tirage, ce mot est remplace par des points.
  21. Allusion au privilège de la chasse attribué à la noblesse.
  22. Var. de l’autre tirage : impossible de se taire. ~ 1699 : impossible d’avoir audience.
  23. Virgile dans l’Énéide (ch. ix), a célébré l’amitié de Nisus et d’Euryale.
  24. Var. de l’autre tirage : cette qualité de céder au corps et cet espace, qui sont les dépendances d’une étendue, qui ne peut convenir qu’à la substance.
  25. Var. d’un autre tirage : « interrompit notre historienne ».
  26. Les États et Empires du Soleil paraissent inachevés, mais il est probable que Cyrano en est resté là volontairement. P. Brun a vu dans le combat de la Salamandre et de la Rémora l’Histoire de l’Étincelle qu’on considérait comme perdue. — Suivant M. Toldo, Cyrano a interrompu brusquement son utopie, de même que le Baldus de Folengo et l’œuvre de Rabelais.
  27. (Paris, Jean Brunet, 1649, 16 pages in-4o) avec cette épigraphe : Ridendo dicere verum quid vetat ?