L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/Les Mazarinades/Lettre contre les frondeurs

Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 284-299).


III. — Lettre contre les Frondeurs


À Monsieur D. L. M. L. V. L. F.
(de La Mothe Le Vayer le Fils)


Messieurs, il est vrai, je suis Mazarin, ce n’est ni la crainte, ni l’espérance qui me le font dire avec tant d’ingénuité, c’est le plaisir que me donne une vérité, quand je la prononce. J’aime à la faire éclater, sinon autant que je le puis, du moins autant que je l’ose ; et suis tellement antipathique avec son adversaire, que pour donner un juste démenti, je reviendrois de bon cœur de l’autre monde. La Nature s’est si peu souciée de me faire bon Courtisan, qu’elle ne m’a donné qu’une langue pour mon cœur et pour ma fortune. Si j’avois brigué les applaudissements de Paris, ou prétendu à la réputation d’éloquent, j’aurois écrit en faveur de la Fronde, à cause qu’il n’y a rien qu’on persuade plus aisément au peuple, que ce qu’il est bien aise de croire ; mais comme il n’y a rien aussi qui marque davantage une âme vulgaire, que de penser comme le vulgaire, je fais tout mon possible pour résister à la rapidité du torrent, et ne me pas laisser emporter à la foule ; et pour commencer je vous déclare encore une fois que je suis Mazarin ; je ne suis pourtant pas si déraisonnable, que je ne vous veuille apprendre la cause pourquoi je me suis rangé de votre parti. Vous saurez donc que c’est parce que je l’ai trouvé le plus juste, et parce qu’il est vrai que rien ne nous peut dispenser de l’obéissance que nous devons à notre légitime Souverain ; car bien que les Frondeurs nous en jettent des pierres, je prétends les refronder contre eux si vertement, que je les délogerai de tous les endroits, où leur calomnie a fait fort contre son Éminence. Les premiers coups qu’ont en vain tentés les Poètes du Pont-Neuf (304) contre la réputation de ce grand homme, ont été d’alléguer qu’il étoit Italien ; à cela je réponds (non point à ces Héros de papier brouillard, mais aux personnes raisonnables qui méritent d’être désabusées) qu’un honnête homme n’est ni François, ni Allemand, ni Espagnol ; il est Citoyen du monde, et sa patrie est partout. Mais je veux que Monsieur le Cardinal soit étranger, ne lui sommes-nous pas d’autant plus obligés, de ce qu’il abandonne ses dieux domestiques pour défendre les nôtres ? Et puis quand il seroit naturel Sicilien, comme ils le croient, ce n’est pas à dire pour cela qu’il soit vassal du Roi d’Espagne ; car l’Histoire est témoin que nos Lis ont plus de droit à la souveraineté de cet État que les Châteaux de Castille (305).

Mais ils sont très mal informés de son berceau ; car encore que la maison des Mazarins fût originaire de Sicile, Monsieur le Cardinal est né dans Rome ; et puisqu’il est Citoyen d’une Ville neutre, il a pu par conséquent s’attacher aux intérêts de la Nation qu’il a voulu choisir. On sait bien que le peuple à Rome, et les Nobles et les Cardinaux, s’attachent ainsi à la protection particulière, ou d’un Roi, ou d’un Prince, où d’une République. Il y en a qui tiennent pour la France, d’autres pour l’Espagne, d’autres pour d’autres Souverains, et son Éminence embrassant le bon droit de notre cause, a voulu suivre l’exemple de Dieu qui se range toujours du parti le plus juste. Certes l’heureux succès de nos armes a bien fait voir et l’excellence de son choix, et la justice de notre cause ; et notre État, agrandi sous son Ministère, a bien témoigné qu’en sa faveur le Ciel avoit fait sa querelle de la nôtre. Aussi presque tous ceux qui ont demandé sa sortie, se sont depuis trouvés pensionnaires des ennemis de cette Couronne, et la gloire des belles actions de notre grand Cardinal, qui multiplie ses rayons, a bien fait voir que son éclat leur faisant mal aux yeux, ils ont imité les Loups de la fable, qui promettoient aux brebis de les laisser en paix, pourvu qu’elles éloignassent le chien de leur bergerie.

Enfin ces réformateurs d’État, qui couvrent leurs noirs desseins sous le masque du bien public, n’ont autre chose à rechanter, sinon que Monsieur le Cardinal est Italien. Oui, mais de quoi se peuvent-ils plaindre ? il n’avance que des François, et ceux dont la grandeur ne sauroit faire d’ombre. Il n’a fait aucune créature ; et nous voyons à la Cour trente Seigneurs Italiens de fort grande maison, dont les uns, attirés par la proximité du sang avec lui, les autres par sa renommée, sont ici depuis dix ans à se morfondre, d’autant qu’il ne les a pas jugés utiles au service du Roi. Cependant quelque sagesse qu’il emploie à la conduite du Gouvernement, elle déplaît à nos politiques Bourgeois ; ils décrient son Ministère. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les malheureux imputent à la bonne fortune des autres, les mauvais offices de la leur. Dans le chagrin qui les ronge, ils se plaindroient de n’avoir pas de quoi se plaindre ; parce que son Eminence n’a point fait de créatures, ils l’appellent ingrat ; s’il en eût fait, ils l’auroient accusé d’ambition. À cause qu’il a poussé nos Frontières en Italie, il est traître à son Pays ; et s’il n’eût point porté nos armes de ce côté-là, il se seroit entendu contre nous avec ses compatriotes ; enfin de quelque biais qu’on avance la gloire de ce Royaume, son Eminence aura toujours grand tort, à moins qu’elle fasse ses envieux assez grands pour ne lui plus porter d’envie. Que le feu des calomnies pousse donc tant qu’il voudra sa violence contre elle, sa réputation est un rocher au milieu des flots, que la tempête lave au lieu d’ébranler, et cette même force qui le rend capable de supporter le faix d’un Empire, ne l’abandonnera pas quand il sera question de supporter des injures.

La seconde batterie dressée contre lui, attaque sa naissance. Hé quoi ! sommes-nous obligés d’instruire des ignorants volontaires ? Leur devons-nous apprendre, à cause qu’ils font semblant de ne le pas savoir, que la famille des Mazarin, de laquelle est sorti le père de Monsieur le Cardinal, est non seulement des plus nobles, mais encore des mieux alliées de toute l’Italie, et que les armes de son illustre race, sont des plus anciennes entre toutes celles dont la vieille Rome a conservé le nom. L’ignorance des sots auroit un grand privilège, si nous étions obligés d’écouter patiemment le rebours de toutes les vérités qui ne sont pas de sa connoissance.

Le peuple de la Place Maubert et des Halles ne veut pas tomber d’accord de ces vérités qui sont manifestes ; mais ce Peuple ne seroit pas de la lie, s’il pouvoit être sainement informé de quelque chose ; outre que c’est la coutume, quand il aperçoit des vertus élevées d’une hauteur où sa bassesse ne peut atteindre, de s’en venger à force d’en médire. Quoique Monsieur le Cardinal de Richelieu fût très connu, qu’il sortît d’une des plus anciennes Maisons du Poitou, qu’il touchât de parenté aux Seigneurs François de la plus grande marque, et que nos Princes mêmes partageassent avec lui le sang de leurs aïeux, sa noblesse ne laissa pas de lui être contestée. De semblables contes ne tarissent jamais dans la bouche des séditieux, qui cherchent partout un prétexte de refuser l’obéissance qu’ils doivent à ceux que le Ciel leur a donnés pour Maîtres.

Ils le poursuivent encore, et l’accusent d’avoir protégé les Cardinaux Barberins. Eût-il été honorable à la France d’abandonner des personnes sacrées qui réclamoient son secours, les Neveux d’un Pape qui avoit été durant tout son règne le fidèle ami de la France ? Les autres Nations n’auroient-elles pas attribué ce délaissement à l’impuissance de les maintenir ? Et ce témoignage de foiblesse n’auroit-il pas porté grand coup à sa Majesté très Chrétienne, de qui l’Empire se soutient autant sur sa réputation que sur sa force ?

Quand nos Calomniateurs se sentent pressés en cet endroit, ils changent de terrain, et crient qu’il a fait sur les peuples des extorsions épouvantables. Pour moi, je ne sais pas si la canaille entretient des intelligences dans les Royaumes étrangers, qui l’informent plus au vrai du maniement des finances, que n’en sont instruits le Conseil, l’Épargne et la Chambre des Comptes. Je sais bien cependant que la Cour de Parlement de Paris, qui l’accusoit du transport et du mauvais emploi de tant de comptant, après avoir examiné dans un si long loisir les traités et les négociations de Cantarini (306), ne lui a pas même imputé la diversion d’un quart d’écu ; et je pense que ses ennemis n’eussent pas oublié de le charger de Péculat, s’il s’en fût trouvé convaincu, plutôt que de faux crimes, dont ils ont en vain essayé de le noircir, manque de véritables. Outre cela, le Royaume est-il chargé d’aucun impôt qui ne fût établi dès l’autre règne ? Encore, il me semble qu’on ne les exige point avec tant de rigueur, qu’il se pratiquoit alors, quoique le fonds avancé par les traitants eût été consommé dès le vivant de Monsieur le Cardinal de Richelieu, et qu’il ne faille pas laisser maintenant de continuer la Guerre contre les mêmes Ennemis. Croient-ils donc qu’avec des feuilles de chêne, on paie cinq ou six Armées ; qu’on lève toutes les Campagnes de nouveaux gens de guerre ? qu’on entretienne les correspondances qu’il faut avoir et dedans et dehors ? qu’on fasse révolter des Provinces et des Royaumes entiers contre nos Ennemis ? enfin qu’un seul Ministre domine au sort de tous les Potentats de la Terre, sans de prodigieuses sommes d’argent, qui seules sont capables de nous acheter la Paix ? Oui, car Monsieur le Drapier se figure, qu’il en va du Gouvernement d’une Monarchie, comme des gages de sa Chambrière, ou de la pension de son fils Pierrot.

Ils ajoutent à leurs ridicules contes et hors de saison, que les choses ont réussi très souvent au rebours de ce qu’il avoit conseillé. Je le crois, car il est maître de son raisonnement, non pas des caprices de la fortune. Nous voyons si souvent de bons succès autoriser de mauvaises conduites ; et je m’étonnerois bien davantage, qu’à travers les ténèbres de l’avenir, un homme pût avec les yeux de sa pensée, fixer un ordre aux événements hasardeux, et par son attention conduire les allures de la fatalité. Quand ces causeurs ont été repoussés à cette attaque, ils lui reprochent un Palais qu’il a fait bâtir à Rome. Mais qu’ils apprennent qu’en cette Cour-là le moindre des Cardinaux y a le sien. Étant Cardinal François, la pompe d’un Palais dans Rome tourne à la gloire de la France, comme sa bassesse iroit dans l’esprit des Italiens à la honte de notre Nation. Il y a eu de nos Rois (je dis des plus Augustes) qui ont fourni libéralement à des Cardinaux des sommes très considérables pour bâtir leurs Palais, à condition que sur le portail ils feroient arborer nos Fleurs de Lis ; et malgré tant de motifs spécieux, un misérable petit Mercier, en roulant ses rubans, ne trouve pas à propos que Monsieur le Cardinal fasse bâtir à ses dépens une maison.

La canaille murmure encore, et crie qu’il n’a aucun lieu de retraite, si la France l’abandonnoit. Hé ! quoi donc, Messieurs les aveugles, à cause que pour vous protéger et conserver, il s’est fait des ennemis par toute la terre, c’est un homme détestable et abominable, et vous le jugez indigne de pardon ? Sa faute en effet n’est pas pardonnable, d’avoir si fidèlement servi des ingrats ; et Dieu qui le vouloit donner eh exemple à ceux qui s’exposent pour le peuple, a permis que s’étant comporté aussi généreusement que Phocion, Périclès et Socrate, il ait rencontré d’aussi méchants Citoyens, que ceux qui condamnèrent jadis ces grands hommes.

On le blâme ensuite de ce qu’il a refusé la paix, et ma Blanchisseuse m’a juré que l’Espagne l’offroit à des conditions très utiles et très honorables pour ce Royaume. J’exhorte les Sages, qui ne doivent pas juger sur des apparences, de se ressouvenir que le temps auquel nos Plénipotentiaires ont refusé de la conclure, est lors que commencèrent les plus violents accès de la révolte de Naples, et que la fortune sembloit alors nous offrir la restitution d’un État qui nous appartient (307). Il eût été contre toutes les règles de la prudence humaine d’en négliger la conquête qui nous étoit comme assurée ; outre que le Roi Catholique ayant toujours insisté que nous abandonnassions les intérêts du Roi du Portugal, il ne nous étoit pas licite (à moins de passer pour la plus perfide des Nations) de signer la Paix, sans qu’il fût compris dans le traité, puisqu’il n’avoit hasardé que sur notre parole de remettre la Couronne sur la tête de sa race.

Mais voici le dernier choc et le plus violent dont ils prétendent obscurcir la splendeur de sa gloire. « Il est, disent-ils, auteur du Siège de Paris. » Je leur réponds en premier lieu, qu’il l’a dû conseiller, la Reine Régente ayant été avertie de plusieurs complots qui se brassoient contre la personne du Roi. Cependant le bruit même commun tombe d’accord qu’il n’a pas été le premier à prêter sa voix pour la résolution de cette entreprise, et qu’au contraire on l’a toujours blâmé d’avoir pris des voies trop penchées à la douceur. De plus, pourquoi vouloir qu’il ait ordonné lui seul l’enlèvement de notre jeune Monarque ? Les gens du métier savent qu’il n’est pas seul dans le Conseil, et qu’il n’y porte son opinion que comme un autre. Bien loin donc d’avoir été le seul auteur de ce dessein, il n’a pas même souffert qu’on exécutât contre la Ville les choses qui sans doute eussent hâté sa réduction, parce qu’elles semblèrent à son naturel humain un peu trop cruelles : Et si les Parisiens me demandent quelles sont ces choses, je leur ferai connoître qu’il pouvoit, par exemple, avec beaucoup de justice, faire punir de mort les prisonniers de guerre en qualité de traîtres et de rebelles à leur Roi. Il pouvoit d’ailleurs en une nuit, s’il l’eût voulu, avec l’intelligence qu’il avoit au dedans, faire saccager et brûler les Faux-bourgs qui n’étoient que fort foiblement gardés ; chasser les fuyards dans la Ville pour l’affamer, ou bien les passer au fil de l’épée à l’exemple de Henri IV, qui fit des veuves en moins d’un jour de la moitié des femmes de Paris, et diminuer par cette saignée la fièvre des Habitants. Mais au lieu de ces actes d’hostilité, il défendit même d’abattre les Moulins qui sont autour de la Ville, quoiqu’il sût que par leur moyen elle recevoit continuellement force blés ; et encore qu’il eût avis de toutes les marches de leurs Gens de guerre, il faisoit souvent détourner les Troupes Royales des routes de nos Convois, pour n’être point obligé de nous affamer et nous battre en même temps.

Il a donc assiégé Paris. Mais de quelle façon ? Comme celui qui sembloit avoir peur de le prendre ; comme un bon père à ses enfants, il s’est contenté de leur montrer les verges, et les a longtemps menacés, afin qu’ils eussent le loisir de se repentir ; et puis, à parler franchement, leur maladie étant un efiet de leur débauche, il étoit du devoir d’un bon Médecin et les obligera faire une diète (308). En vérité, s’il étoit permis de se dispenser à la raillerie sur une matière de cette importance, je dirois que la veille des Rois, le nôtre voyant dans sa Capitale tant d’autres Rois arrivés de nuit, il sortit contre eux et voulut essayer de vaincre cinquante mille Monarques.

Voilà je pense tous les chefs, par qui la canaille a tâché de rendre odieuse la personne de son Éminence, sans avoir jamais eu aucun légitime sujet de s’en plaindre. Cependant ils ne laissent pas de décrier ses plus éclatantes vertus, de blâmer son Ministère., et lui préférer son prédécesseur. Mais par quelle raison ? Je n’en sais aucune, si ce n’est peut-être, parce que Monsieur le Cardinal Mazarin n’envoie personne à la mort sans connoissance de cause ; parce qu’il n’a point une Cour grasse du sang des peuples ; parce qu’il ne fait point trancher la tête à des Comtes, à des Maréchaux et à des Ducs et Pairs ; parce qu’il n’éloigne pas les Princes de la connoissance des affaires ; parce qu’il n’est pas d’humeur à se venger ; enfin parce que même ils le voient si modéré, qu’ils en prévoient l’impunité de leurs attentats. Voilà pourquoi ces Factieux ne le jugent pas grand Politique. Ô stupide Vulgaire ! un Ministre bénin te déplaît ; prends garde de tomber dans le malheur des oiseaux de la Fable, qui ayant demandé un Chef, ne se contentèrent pas du gouvernement de la Colombe que Jupiter leur donna, qui les gouvernoit paisiblement, et crièrent tant après un autre, qu’ils obtinrent un Aigle qui les dévora tous. Défunt Monsieur le Cardinal (309) étoit un grand homme aussi bien que son Successeur ; mais n’ayant pas assez de hardiesse pour décider de leurs mérites, je me contenterai de faire souvenir tout le Monde, que Monsieur le Cardinal de Richelieu eut l’honneur d’être choisi pour être son Ministre par le Roi Louis XIII, le plus juste Monarque de l’Europe, et Monsieur le Cardinal Mazarin, par le Cardinal de Richelieu même, le plus grand Génie de son siècle.

Au reste on a tort d’alléguer que nous sommes dans un gouvernement où les Armes, les Lettres et la Piété sont méprisées : Je soutiens, au contraire, qu’elles n’ont jamais été si bien reconnues. Les Armes, témoin Messieurs de Gassion et de Rantzau (310), qui par son crédit et son conseil, ont été faits Maréchaux de France, sans parler de Monsieur le Prince (311), qui des bienfaits de la Reine, possède plus lui seul que quelques Rois de l’Europe. La piété, témoin le Père Vincent (312), qu’elle a commis pour juger des mœurs, de la conscience et de la capacité de ceux qui prétendent aux Bénéfices. Les Lettres, témoin le judicieux choix qu’il a fait d’un des premiers Philosophes de notre temps (313), pour l’éducation de Monsieur le Frère du Roi. Témoin le docte Naudé (314), qu’il honore de son estime, de sa table et de ses présents ; et bref, témoin cette grande et magnifique Bibliothèque, bâtie pour le public, à laquelle par son argent et ses soins, tous les Savants de l’Europe contribuent. Qu’ajouter, Messieurs, après cela ? Rien, sinon que la gloire de ce Royaume ne sauroit monter plus haut, puisqu’elle est en son Éminence. Ne trouvez-vous pas à propos que le peuple cesse enfin de lasser la patience de son Prince, par les outrages qu’il fait à son Favori ; qu’il accepte avec respect le pardon qu’on lui présente sans le mériter ? Non, Monsieur, il ne le mérite pas, car est-ce une faute pardonnable, de se rebeller contre son Roi, l’image vivante de Dieu ; tourner ses armes contre celui qu’il nous a donné, pour exercer et sur nos biens et sur nos vies, les fonctions de sa Toute-Puissance ? N’est-ce pas accuser d’erreur la Majesté Divine, de contrôler les volontés du Maître qu’elle nous a choisi ? Je sais bien qu’on peut m’objecter que les particuliers d’une République ne sont pas hors la voie de salut ; mais il est très vrai néanmoins, que comme Dieu n’est qu’un à dominer tout l’Univers, et que comme le Gouvernement du Royaume Céleste est monarchique, celui de la Terre le doit être aussi. La sainte Écriture fait foi que Dieu n’a jamais ordonné un seul État populaire, et quelques Rabbins assurent que le péché des Anges fut d’avoir fait dessein de se mettre en République. Ne voyons-nous pas même, qu’il a longtemps auparavant sa venue, donné David pour Roi au peuple d’Israël, et que depuis notre Rédemption, il a fait descendre du Ciel la sainte Ampoule, dont il a voulu que nos Rois fussent sacrés, afin de les distinguer par un caractère surnaturel de tous ceux qui naîtroient pour leur obéir ? l’Église militante, qui est l’image de la triomphante, est conduite monarchiquement par les Papes ; et nous voyons que jusqu’aux maisons particulières, il faut qu’elles soient gouvernées par une espèce de Roi, qui est le père de famille. C’est comme un premier ressort dans la société, qui meut nos actions avec ordre ; et c’est cet instinct secret qui nécessite tout le monde à se soumettre aux Rois. Le peuple a beau tâcher d’éteindre en son âme cette lumière qui le guide à la soumission ; il est à la fin emporté malgré lui par la force de ce premier mobile, et contraint de rendre l’obéissance qu’il doit. Mais cependant celui de Paris a bien eu la témérité de lever ses mains sur l’Oint du Seigneur, alléguant pour prétexte, que ce n’est pas au Roi qu’il s’attaque, mais à son Favori ; comme si de même qu’un Prince est l’image de Dieu, un Favori n’étoit pas l’image du Prince. Mais c’est encore trop peu de dire l’image, il est son fils ! Quand il engendre selon la chair, il engendre un Prince ; quand il engendre selon sa dignité, il engendre un Favori. En tant qu’homme, il fait un successeur ; en tant que Roi, il fait une créature ; et s’il est vrai que la création soit quelque chose de plus noble que la génération, parce que la création est miraculeuse, nous devons adorer un Favori comme étant le miracle d’un Roi : Ainsi quand même ce ne seroit que contre son Eminence, qu’il prend les armes, pense-t-il être Chrétien, lorsqu’il attente aux jours d’un Prince de l’Église ? Non, Monsieur, il est apostat ; il offense le Saint-Esprit qui préside à la promotion de tous les Cardinaux ; et vous ne devez point douter, qu’il ne punisse leur sacrilège aussi rigoureusement qu’il a puni le massacre du Cardinal de Lorraine (316), dont la mort, quoique juste, saigna durant vingt ans par les gorges de quatre cent mille François. Mais encore, quel fruit peut-il se promettre d’une rébellion qui ne peut jamais réussir ? Et quand même elle réussiroit, jusqu’à renverser la Monarchie de fond en comble, quel avantage en recueilleroit-il ? Tel qui ne possède aujourd’hui qu’un manteau, n’en seroit pas alors le maître. Il seroit auteur d’une désolation épouvantable, dont les petits-fils de ses arrière-neveux ne verroient pas la fin. Encore est-il bien grossier, s’il se persuade que la Chrétienté puisse voir, sans y prendre intérêt, la perte du fils aîné de l’Église. Tous les Rois de l’Europe n’ont-ils pas intérêt à la conservation d’un Roi, qui les peut remonter un jour sur leurs Trônes, si leurs Sujets rebelles les en avoient fait trébucher ? Et je veux que cette révolution arrivât sans un plus grand bouleversement que celui dont saigne encore aujourd’hui la Hollande. Je soutiens que le Gouvernement populaire est le pire fléau, dont Dieu afflige un État, quand il le veut châtier. N’est-il pas contre l’ordre de la Nature, qu’un Batelier ou un Crocheteur soient en puissance de condamner à mort un Général d’Armée ; et que la vie d’un plus grand personnage soit à la discrétion des poumons du plus sot, qui à perte d’haleine demandera qu’il meure ? Mais grâce à Dieu nous sommes éloignés d’un tel chaos : On se cache déjà pour dire le Cardinal sans Monseigneur, et chacun commence à se persuader qu’il est malaisé de parler comme les marauds, et de ne le pas être. Aussi quand tout le Royaume se seroit ligué contre lui, j’étois certain de sa victoire, car il est fatal aux Jules de surmonter les Gaules (317). J’espère donc que nous verrons bientôt une réunion générale dans les esprits, et une harmonie parfaite entre les divers membres du corps de cet État. Comme M. de Beaufort (318) n’est animé que du Sang de France, il n’est pas croyable que ce Sang ne le retienne, quand il voudra rougir son fer dans le sein de sa Mère ; et de même que les ruisseaux, après s’être égarés quelque temps, reviennent enfin, se réunir à l’Océan, d’où ils s’étoient échappés, je ne doute pas que cet illustre Sang ne se rejoigne bientôt à sa source qui est le Roi. Pour les autres chefs de parti, je n’ai garde de si mal penser d’eux, que de croire qu’ils refusent de marcher sur les pas d’un exemple si héroïque. Il me semble que je les vois déjà s’incliner de respect devant l’image du Prince ; ils sont trop justes, faisant réflexion sur ce que les premiers de leurs races ont reçu de la faveur des Rois précédents, pour vouloir empêcher que le sort d’une autre Maison soit regardé à son tour d’un aspect aussi favorable.

M. le Coadjuteur (319) sait bien que le Duc de Retz, son grand-père, fut Favori de Henri III. M. de Brissac peut avoir lu que son aïeul fut élevé aux charges et aux dignités par le Roi Henri IV. M. de Luynes (320) a vu son père être le tout-puissant sur le cœur et la fortune du Roi Louis XIII. Et M. de La Mothe-Houdancourt (321) se souvient peut-être encore du temps qu’il étoit en faveur sous le Favori même du Roi défunt. Ils n’ont donc pas sujet de se plaindre, que M. le Cardinal soit dans son règne, ce qu’étoient leurs aïeux, ou ce qu’ils ont été eux-même dans un autre.

Mais quand toutes ces considérations seroient trop foibles pour les rappeler à leur devoir, ils sont généreux, et l’appréhension de paroître ingrats aux bienfaits qu’ils ont reçus de Sa Majesté, fera qu’ils aimeront mieux oublier leur mécontentement, que dépasser pour méconnaissants ; et l’exemple de mille traîtres, qui ont payé les faveurs de la Cour par des injures, ne portera aucun coup sur leur esprit qui sait trop que l’ingratitude est un vice de coquin, dont la noblesse est incapable. Il n’appartient qu’à des Poètes du Pont-Neuf, comme Scarron, de vomir de l’écume sur la Pourpre des Rois et des Cardinaux, et d’employer les libéralités qu’ils reçoivent continuellement de la Cour, en papier qu’ils barbouillent contre elle. Il a bien eu l’effronterie (après s’être vanté d’avoir reçu de la Reine mille francs de sa pension) de dire que si on ne lui en envoyoit encore mille, il n’étoit pas en sa puissance de retenir une nouvelle Satire (322) qui le pressoit pour sortir au jour, et qu’il conjuroit ses amis d’en avertir au plus tôt parce qu’il n’était pas en sa puissance de la retenir plus longtemps. Hé bien ! en vérité, a-t-on vu dans la suite de tous les siècles quelque exemple d’une ingratitude aussi effrontée ? Ha ! Monsieur, c’est sans doute à cause de cela que Dieu, qui en a prévu la grandeur et le nombre, pour le punir assez, a devancé il y a déjà vingt ans, par une mort continue, le châtiment des crimes qu’il n’avoit pas commis encore, mais qu’il devoit commettre. Permettez-moi, je vous supplie, de détourner un peu mon discours pour parler à ces rebelles : Peuple séditieux, accourez pour voir un spectacle digne de la Justice de Dieu ! C’est l’épouvantable Scarron, qui vous est donné pour exemple, de la peine que souffriront aux Enfers, les ingrats, les traîtres et les calomniateurs de leurs Princes. Considérez en lui de quelles verges le Ciel châtie la calomnie, la sédition et la médisance ! Venez, Écrivains Burlesques, voir un Hôpital tout entier dans le corps de votre Apollon ! Confessez, en regardant les Écrouelles qui le mangent, qu’il n’est pas seulement le malade de la Reine, comme il se dit, mais encore le malade du Roi. Il meurt chaque jour par quelque membre, et sa langue reste la dernière, afin que ses cris vous apprennent la douleur qu’il ressent. Vous le voyez, ce n’est point un conte à plaisir ; depuis que je vous parle, il a peut-être perdu le nez ou le menton : Un tel spectacle ne vous excite-t-il point à pénitence ? Admirez, endurcis, admirez les secrets jugements du Très-haut ; écoutez d’une oreille de contrition cette parlante momie : elle se plaint qu’elle n’est pas assez d’une, pour suffire à l’espace de toutes les peines qu’elle endure. Il n’est pas jusqu’aux Bienheureux, qui en punition de son impiété et de son sacrilège, n’enseignent à la Nature de nouvelles infirmités pour l’accabler : déjà par leur ministère, il est accablé du mal de saint-Roch, de saint-Fiacre, de saint-Cloud, de sainte-Reine (323) ; et afin que nous comprissions par un seul mot tous les ennemis qu’il a dans le Ciel, le Ciel lui-même, a ordonné qu’il seroit malade de Saint. Admirez donc, admirez, combien sont grands et profonds les secrets de la Providence ! Elle connoissoit l’ingratitude des Parisiens envers leur Roi, qui devoit éclater en mil six cent quarante-neuf (324) ; mais ne souhaitant pas tant de victimes, elle a fait naître quarante ans auparavant un homme assez ingrat, pour expier lui seul tous les fléaux qu’une Ville entière avoit mérités. Profitez donc, ô Peuple ! de ce miracle épouvantable ; et si la considération des flammes éternelles est un foible motif pour vous rendre sage, et pour vous empêcher de répandre votre fiel sur l’écarlate du Tabernacle, qu’au moins chacun de vous se retienne par la peur de devenir Scarron. Vous excuserez, s’il vous plaît Monsieur, ce petit tour de promenade, puisque vous n’ignorez pas que la charité Chrétienne nous oblige de courir au secours de nos semblables, qui sans l’apercevoir ont les pieds sur le bord d’un précipice, prêts à tomber dedans : Vous n’en avez pas besoin, vous qui vous êtes toujours tenu pendant les secousses de cet État fortement attaché au gros de l’arbre ; aussi est-ce un des motifs le plus considérable pour lequel je suis et serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble, très obéissant et très affectionné serviteur, De Cyrano Bergerac.


Notes

304. Les poètes du Pont-Neuf désignent les poètes burlesques à la solde de la duchesse de Longueville et des principaux chefs de la Fronde.

305. Châteaux de Castille : allusion aux trois châteaux qui sont dans les armes de Castille.

306. Cantarini devait être l’intendant ou le trésorier du cardinal Mazarin.

307. La révolte de Mazaniello (1647) fut la cause de la romanesque aventure de Henri de Lorraine, en Sicile, que la fortune fit presque roi de Naples, mais que le cardinal Mazarin se garda bien de soutenir.

308. Pendant le blocus de Paris, le cardinal Mazarin, retiré au château de Saint-Germain avec la Reine régente et le jeune Roi, laissa croire aux Parisiens qu’il voulait prendre la ville par la famine.

309. Le cardinal de Richelieu.

310. Gassion, maréchal de France en 1643 ; Rantzau, en 1645, mort après avoir perdu à la guerre un bras, une jambe, un œil et une oreille.

311. Louis II, prince de Condé, dit Monsieur le Prince.

312. Le Père Vincent : Vincent de Paul (canonisé en 1737) qui avait la haute main sur les affaires ecclésiastiques.

313. Pierre de La Mothe Le Vayer, l’ami de Gassendi.

314. Gabriel Naudé, médecin de Louis XIII et bibliothécaire de Mazarin.

315. Le péché des Anges : la chute des Anges.

316. Louis de Lorraine, cardinal de Guise, tué au château de Blois, en 1588, le lendemain de l’assassinat de son frère, Henri, duc de Guise.

317. Cyrano veut dire : c’est la destinée des Jules de vaincre les Gaules, allusion à la guerre des Gaules par Jules César.

318. M. de Beaufort : fils du duc de Vendôme, et petit-fils de Henri IV.

319. Le cardinal de Retz (le coadjuteur) était l’âme de la Fronde à Paris, il faisait agir les ducs de Brissac et de Luynes.

320. Louis-Charles d’Albert, duc de Luynes, fils du favori de Louis XIII, fut comme son père, grand-fauconnier de France, mais non connétable.

321. La Mothe-Houdancourt, maréchal de France, ne fut qu’un moment dans la Fronde et se rattacha bientôt au parti du roi.

322. Cette nouvelle satire de Scarron, c’est sa fameuse Mazarinade.

323. On appelait mal de Saint-Roch, la peste ou la vérole ; les hémorroïdes, mal de Saint-Fiacre ; les abcès, mal de Saint-Cloud ; la sciatique, mal de Sainte-Reine. C’est à ces Saints que les malades s’adressaient pour guérir.

324. 1649 : début de la Fronde.

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