L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/L’Autre monde/II. Les États et Empires du Soleil

Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 123-265).


II. — Les États et Empires du Soleil[1]


Enfin notre vaisseau surgit au havre de Toulon (141) ; et d’abord après avoir rendu grâce aux vents et aux étoiles, pour la félicité du voyage, chacun s’embrassa sur le Port, et se dit adieu. Pour moi, parce qu’au monde de la Lune d’où j’arrivois, l’argent se met au nombre des contes faits à plaisir, et que j’en avois comme perdu la mémoire, le Pilote se contenta, pour le nolage, de l’honneur d’avoir porté dans son navire un homme tombé du Ciel. Rien ne nous empêcha donc d’aller jusques auprès de Toulouse, chez un de mes amis. Je brûlois de le voir, pour la joie que j’espérois lui causer, au récit de mes aventures. Je ne serai point ennuyeux à vous réciter tout ce qui m’arriva sur le chemin ; je me lassai, je me reposai, j’eus soif, j’eus faim, je bus, je mangeai au milieu de vingt ou trente chiens qui composoient sa meute. Quoi que je fusse en fort mauvais ordre, maigre, et rôti du hâle, il ne laissa pas de me reconnoître. Transporté de ravissement, il me sauta au cou, et, après m’avoir baisé plus de cent fois, tout tremblant d’aise, il m’entraîna dans son château, où sitôt que les larmes eurent fait place à la voix : « Enfin ; s’écria-t-il, nous vivons et nous vivrons, malgré tous les accidents dont la fortune a ballotté notre vie. Mais, bons dieux ! il n’est donc pas vrai le bruit qui courut que vous aviez été brûlé en Canada, dans ce grand feu d’artifice duquel vous fûtes l’inventeur ? Et cependant deux ou trois personnes de créance, parmi ceux qui m’en apportèrent les tristes nouvelles, m’ont juré avoir vu et touché cet oiseau de bois dans lequel vous fûtes ravi. Ils me contèrent, que par malheur vous étiez entré dedans au moment qu’on y mit le feu, et que la rapidité des fusées qui brûloient tout alentour, vous enlevèrent si haut que l’assistance vous perdit de vue. Et vous fûtes, à ce qu’ils protestent, consumé de telle sorte, que la machine étant retombée, on n’y trouva que fort peu de vos cendres. — Ces cendres, lui répondis-je, Monsieur, étoient donc celles de l’artifice même, car le feu ne m’endommagea en façon quelconque. L’artifice étoit attaché en dehors, et sa chaleur par conséquent ne pouvoit pas m’incommoder.

« Or vous saurez qu’aussitôt que le salpêtre fut à bout, l’impétueuse ascension des fusées ne soutenant plus la machine, elle tomba en terre. Je la vis choir ; et lorsque je pensois culbuter avec elle, je fus bien étonné de sentir que je montois vers la Lune. Mais il faut vous expliquer la cause d’un effet que vous prendriez pour un miracle.

« Je m’étois le jour de cet accident, à cause de certaines meurtrissures, frotté de moelle tout le corps ; mais parce que nous étions en décours, et que la Lune pour lors attire la moelle, elle absorba si goulûment celle dont ma chair étoit imbue, principalement quand ma boîte fut arrivée au-dessus de la moyenne région, où il n’y avoit point de nuages interposés pour en affaiblir l’influence, que mon corps suivit cette attraction. Et je vous proteste qu’elle continua de me sucer si longtemps, qu’à la fin j’abordai ce monde qu’on appelle ici la Lune. »

Je lui racontai ensuite fort au long, toutes les particularités de mon voyage ; et M. de Colignac ravi d’entendre des choses si extraordinaires, me conjura de les rédiger par écrit. Moi qui aime le repos je résistai longtemps, à cause des visites qu’il étoit vraisemblable que cette publication m’attireroit. Toutefois, honteux du reproche dont il me rebattoit, de ne pas faire assez de compte de ses prières, je me résolus enfin de le satisfaire. Je mis donc la plume à la main, et à mesure que j’achevois un cahier, impatient de ma gloire qui lui démangeoit plus que la sienne, il alloit à Toulouse le prôner dans les plus belles assemblées. Comme on l’avoit en réputation d’un des plus forts génies de son siècle, mes louanges dont il sembloit l’infatigable écho, me firent connoître de tout le monde. Déjà les graveurs, sans m’avoir vu, avoient buriné mon image ; et la Ville retentissoit, dans chaque carrefour, du gosier enroué des colporteurs qui crioient à tue-tête : Voilà le portrait de l’Auteur des États et Empires de la Lune. Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d’ignorans qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de la grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu’à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et tout joyeux s’écrièrent : Qu’il est bon ! aux endroits qu’ils n’entendoient point. Mais la superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës, sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le cœur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de Philosophe (laquelle aussi bien leur étoit un habit mal fait), que d’en répondre au jour du Jugement.

Voilà donc la médaille renversée, c’est à qui chantera la palinodie. L’ouvrage dont ils avoient fait tant de cas, n’est plus qu’un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d’Âne (142) à bercer les enfans ; et tel n’en connoît pas seulement la syntaxe qui condamne l’Auteur à porter une bougie à Saint-Mathurin (143).

Ce contraste d’opinions entre les habiles et les idiots, augmenta son crédit. Peu après, les copies en manuscrit se vendirent sous le manteau ; tout le monde, et ce qui est hors du monde, c’est-à-dire depuis le gentilhomme jusqu’au moine, acheta cette pièce : les femmes mêmes prirent parti. Chaque famille se divisa, et les intérêts de cette querelle allèrent si loin, que la ville fut partagée en deux factions, la Lunaire et l’Antilunaire.

On étoit aux escarmouches de la bataille, quand un matin je vis entrer dans la chambre de Colignac, neuf ou dix barbes à longue robe, qui d’abord lui parlèrent ainsi : « Monsieur, vous savez qu’il n’y a pas un de nous en cette compagnie qui ne soit votre allié, votre parent ou votre ami, et que par conséquent, il ne vous peut rien arriver de honteux qui ne nous rejaillisse sur le front. Cependant nous sommes informés de bonne part que vous retirez un sorcier dans votre château. — Un sorcier ! s’écria Colignac ; ô Dieux ! nommez-le-moi ! Je vous le mets entre les mains. Mais il faut prendre garde que ce ne soit une calomnie. — Hé quoi ! Monsieur, interrompit l’un des plus vénérables, y a-t-il aucun Parlement qui se connoisse en sorciers comme le nôtre ? Enfin, mon cher neveu, pour ne vous pas davantage tenir en suspens, le sorcier que nous accusons est l’auteur des États et Empires de la Lune ; il ne sauroit pas nier qu’il ne soit le plus grand Magicien de l’Europe, après ce qu’il avoue lui-même. Comment ! avoir monté à la Lune, cela se peut-il, sans l’entremise de…… Je n’oserois nommer la bête ; car enfin, dites-moi, qu’alloit-il faire chez la Lune ? — Belle demande ! interrompit un autre ; il alloit assister au sabbat qui s’y tenoit possible ce jour-là : et, en effet vous voyez qu’il eut accointance avec le Démon de Socrate (144). Après cela, vous étonnez-vous que le diable l’ait, comme il dit, rapporté en ce monde ? Mais quoi qu’il en soit, voyez-vous, tant de Lunes, tant de cheminées, tant de voyages par l’air, ne valent rien, je dis rien du tout ; et entre vous et moi (à ces mots, il approcha sa bouche de son oreille) je n’ai jamais vu de sorcier qui n’eût commerce avec la Lune. » Ils se turent après ces bons avis ; et Colignac demeura tellement ébahi de leur commune extravagance, qu’il ne put jamais dire un mot. Ce que voyant un vénérable butor, qui n’avoit point encore parlé : « Voyez-vous, dit-il, notre parent, nous connoissons où vous tient l’enclonure ; le Magicien est une personne que vous aimez, mais n’appréhendez rien ; à votre considération, les choses iront à la douceur : vous n’avez seulement qu’à nous le mettre entre les mains ; et pour l’amour de vous, nous engageons notre honneur de le faire brûler sans scandale. »

À ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir ; un éclat de rire le prit, qui n’offensa pas peu Messieurs ses parens ; de sorte qu’il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a, ou des ho o o o ; si bien que nos Messieurs très-scandalisés s’en allèrent, je dirois avec leur courte honte, si elle n’avoit duré jusqu’à Toulouse. Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans son cabinet, où sitôt que j’eus fermé la porte dessus nous : « Comte, lui dis-je, ces Ambassadeurs à long poil me semblent des comètes chevelues ; j’appréhende que le bruit dont ils ont éclaté ne soit le tonnerre de la foudre qui s’ébranle pour choir. Quoique leur accusation soit ridicule, et possible un effet de leur stupidité, je ne serois pas moins mort, quand une douzaine d’habiles gens qui m’auroient vu griller, diroient que mes juges sont des sots. Tous les argumens dont ils prouveroient mon innocence ne me ressusciteroient pas ; et mes cendres demeureroient toût aussi froides dans un tombeau, qu’à la voirie. C’est pourquoi sauf votre meilleur avis, je serois fort joyeux de consentir à la tentation qui me suggère de ne leur laisser en cette Province que mon portrait ; car j’enragerois au double de mourir pour une chose à laquelle je ne crois guère. » Colignac n’eut quasi pas la patience d’attendre que j’eusse achevé pour répondre. D’abord, toutefois, il me railla ; mais quand il vit que je le prenois sérieusement : « Ha ! par la mort ! s’écria-t-il d’un visage alarmé, on ne vous touchera point au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vassaux, et tous ceux qui me considèrent, ne périssent auparavant. Ma maison est telle, qu’on ne la peut forcer sans canon ; elle est très-avantageuse d’assiette, et bien flanquée. Mais je suis fou de me précautionner contre des tonnerres de parchemin. — Ils sont, lui répliquai-je, quelquefois plus à craindre que ceux de la moyenne région. »

De là en avant nous ne parlâmes que de nous réjouir. Un jour nous chassions, un autre nous allions à la promenade, quelquefois nous recevions visite, et quelquefois nous en rendions ; enfin nous quittions toujours chaque divertissement, avant que ce divertissement eût pu nous ennuyer.

Le marquis de Cussan, voisin de Colignac, homme qui se connoît aux bonnes choses, étoit ordinairement avec nous, et nous avec lui ; et pour rendre les lieux de notre séjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac à Cussan, et revenions de Cussan à Colignac. Les plaisirs innocens dont le corps est capable, ne faisoient que la moindre partie. De tous ceux que l’esprit peut trouver dans l’étude et la conversation, aucun ne nous manquoit ; et nos bibliothèques unies comme nos esprits, appeloient tous les doctes dans notre société. Nous mêlions la lecture à l’entretien ; l’entretien à la bonne chère, celle-là à la pêche ou à la chasse, aux promenades ; et en un mot, nous jouissions pour ainsi dire et de nous-même, et de tout ce que la Nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne mettions que la raison pour borne à nos désirs. Cependant ma réputation contraire à mon repos, couroit les villages circonvoisins, et les villes mêmes de la Province. Tout le monde, attiré par ce bruit, prenoit prétexte de venir voir le seigneur pour voir le sorcier. Quand je sortois du château, non-seulement les enfans et les femmes, mais aussi les hommes, me regardoient comme la Bête (145), surtout le Pasteur de Colignac (146), qui par malice ou par ignorance, étoit en secret le plus grand de mes ennemis. Cet homme simple en apparence, et dont l’esprit bas et naïf étoit infiniment plaisant en ses naïvetés, étoit en effet très-méchant ; il étoit vindicatif jusqu’à la rage ; calomniateur, comme quelque chose de plus qu’un Normand ; et si chicaneur, que l’amour de la chicane étoit sa passion dominante. Ayant longtemps plaidé contre son seigneur, qu’il haïssoit d’autant plus qu’il l’avoit trouvé ferme contre ses attaques, il en craignoit le ressentiment, et, pour l’éviter, avoit voulu permuter son bénéfice. Mais soit qu’il eût changé de dessein, ou seulement qu’il eût différé pour se venger de Colignac, en ma personne, pendant le séjour qu’il feroit en ses terres, il s’efforçoit de persuader le contraire, bien que des voyages qu’il faisoit bien souvent à Toulouse en donnassent quelque soupçon. Il y faisoit mille contes ridicules de mes enchantemens ; et la voix de cet homme malin, se joignant à celle des simples et des ignorans, y mettait mon nom en exécration. On n’y parloit plus de moi que comme d’un nouvel Agrippa (147), et nous sûmes qu’on y avoit même informé contre moi à la poursuite du Curé, lequel avoit été précepteur de ses enfans. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étoient dans les intérêts de Colignac et du Marquis ; et bien que l’humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d’étonnement et de risée, je ne laissai pas de m’en effrayer en secret, lorsque je considérois de plus près les suites fâcheuses que pourroit avoir cette erreur. Mon bon Génie sans doute m’inspiroit cette frayeur, il éclairoit ma raison de toutes ces lumières pour me faire voir le précipice où j’allois tomber ; et non content de me conseiller ainsi tacitement, se voulut déclarer plus expressément en ma faveur.

Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l’aurore ; et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit étoit encore offusqué, j’entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la Nature, enchantoient l’âme et les yeux, lors qu’en même instant j’aperçus le Marquis qui s’y promenoit seul dans une grande allée, laquelle coupoit le parterre en deux. Il avoit le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux ; cela me fit hâter mon abord pour lui en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avoit été travaillé, l’avoient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire, guérir un mal au jour que lui avoit causé l’ombre. Je lui confessai qu’une semblable peine m’avoit empêché de dormir, et je lui en allois conter le détail ; mais comme j’ouvrois la bouche, nous aperçûmes, au coin d’une palissade qui croisoit dans la nôtre, Colignac qui marchoit à grands pas. De si loin qu’il nous aperçut :

« Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. À peine ai-je eu le loisir de mettre mon pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter ; mais vous n’étiez plus ni l’un, ni l’autre, dans vos chambres. C’est pourquoi je suis accouru au jardin, me doutant que vous y seriez. » En effet le pauvre gentilhomme étoit presque hors d’haleine. Sitôt qu’il l’eut reprise, nous l’exhortâmes de se décharger d’une chose, qui pour être souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup. « C’est mon dessein, nous répliqua-t-il ; mais auparavant assoyons-nous. » Un cabinet de jasmins nous présenta tout à propos de la fraîcheur et des sièges ; nous nous y retirâmes, et, chacun s’étant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi : « Vous saurez qu’après deux ou trois sommes durant lesquels je me suis trouvé parmi beaucoup d’embarras, dans celui que j’ai fait environ le crépuscule de l’aurore, il m’a semblé que mon cher hôte que voilà, étoit entre le Marquis et moi, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir qui n’étoit que de têtes, nous l’est venu tout d’un coup arracher. Je pense même qu’il l’alloit précipiter dans un bûcher allumé proche de là, car il le balançoit déjà sur les flammes ; mais une fille semblable à celle des Muses, qu’on nomme Euterpe, s’est jetée aux genoux d’une Dame qu’elle a conjurée de le sauver (cette Dame avoit le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la Nature). À peine a-t-elle eu le loisir d’écouter les prières de sa suivante, que, tout étonnée : « Hélas ! a-t-elle crié, c’est un de mes amis ! » Aussitôt elle a porté à sa bouche une espèce de sarbacane, et a tant soufflé par le canal, sous les pieds de mon cher hôte, qu’elle l’a fait monter dans le Ciel, et l’a garanti des cruautés du monstre à cent têtes. J’ai crié après lui fort longtemps ce me semble, et l’ai conjuré de ne pas s’en aller sans moi ; quand une infinité de petits Anges tout ronds qui se disoient enfans de l’Aurore, m’ont enlevé au même pays, vers lequel il paraissoit voler, et m’ont fait voir des choses que je ne vous raconterai point, parce que je les tiens trop ridicules. » Nous le suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire. « Je me suis imaginé, continua-t-il, être dans le Soleil, et que le Soleil étoit un monde. Je n’en serois pas même encore désabusé, sans le hennissement de mon barbe, qui me réveillant, m’a fait voir que j’étois dans mon lit. » Quand le Marquis connut que Colignac avoit achevé : « Et vous, dit-il, monsieur Dyrcona (148), quel a été le vôtre ? — Pour le mien, répondis-je, encore qu’il ne soit pas des vulgaires, je le mets en compte de rien. Je suis bilieux, mélancolique ; c’est la cause pourquoi depuis que je suis au monde, mes songes m’ont sans cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon plus bel âge il me sembloit en dormant que, devenu léger, je m’enlevois jusqu’aux nues, pour éviter la rage d’une troupe d’assassins qui me poursuivoient ; mais qu’au bout d’un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontroit toujours quelque muraille, après avoir volé par dessus beaucoup d’autres, au pied de laquelle accablé de travail, je ne manquois point d’être arrêté. Ou bien si je m’imaginois prendre ma volée droit en haut, encore que j’eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le Ciel, je ne laissois pas de me rencontrer toujours proche de terre ; et contre toute raison sans qu’il me semblât être devenu ni las ni lourd, mes ennemis ne faisoient qu’étendre la main, pour me saisir par le pied, et m’attirer à eux. Je n’ai guère eu que des songes semblables à celui-là, depuis que je me connois ; hormis que cette nuit après avoir longtemps volé comme de coutume, et m’être plusieurs fois échappé de mes persécuteurs, il m’a semblé qu’à la fin je les ai perdus de vue, et que, dans un Ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j’ai poursuivi mon voyage jusque dans un Palais, où se composent la chaleur et la lumière, j’y aurois sans doute remarqué bien d’autres choses ; mais mon agitation pour voler m’avoit tellement approché du bord du lit, que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plâtre, et les yeux fort ouverts. Voilà, Messieurs, mon songe tout au long, que je n’estime qu’un pur effet de ces deux qualités qui prédominent à mon tempérament ; car encore que celui-ci diffère un peu de ceux qui m’arrivent toujours, en ce que j’ai volé jusqu’au Ciel sans rechoir, j’attribue ce changement au Sang, qui s’est répandu par la joie de nos plaisirs d’hier, plus au large qu’à son ordinaire, a pénétré la mélancolie, et lui a ôté en la soulevant cette pesanteur qui me faisoit retomber. Mais après tout c’est une science où il y a fort à deviner. — Ma foi, continua Cussan, vous avez raison, c’est un pot-pourri de toutes les choses à quoi nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d’espèces confuses que la fantaisie, qui dans le sommeil n’est plus guidée par la raison, nous présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous croyons épreindre le vrai sens, et tirer des songes comme des oracles une science de l’avenir ; mais par ma foi je n’y trouvois aucune autre conformité, sinon que les songes comme les oracles ne peuvent être entendus. Toutefois jugez par le mien qui n’est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J’ai songé que j’étois fort triste, je rencontrois partout Dyrcona qui nous réclamoit. Mais, sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux mots leur sens mystique. C’est par ma foi qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que si j’en suis cru, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan. — Allons-y donc, me dit le Comte, puisque ce trouble-fête en a tant envie. » Nous délibérâmes de partir le jour même. Je les suppliai de se mettre donc en chemin devant, parce que j’étois bien aise (ayant, comme ils venoient de conclure, à y séjourner un mois) d’y faire porter quelques livres. Ils en tombèrent d’accord, et aussitôt après déjeuner, mirent le cul sur la selle. Ma foi ! cependant je fis un ballot des volumes que je m’imaginai n’être pas à la Bibliothèque de Cussan, dont je chargeai un mulet ; et je sortis environ sur les trois heures, monté sur un très bon coureur. Je n’allois pourtant qu’au pas, afin d’accompagner ma petite bibliothèque, et pour enrichir mon âme avec plus de loisir des libéralités de ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous surprendra :

J’avois avancé plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une Contrée que je pensois indubitablement avoir vue autre part. En effet je sollicitai tant ma mémoire de me dire d’où je connoissois ce Paysage, que la présence des objets excitant les images, je me souvins que c’étoit justement le lieu que j’avois vu en songe la nuit passée. Ce rencontre (149) bizarre eût occupé mon attention plus de temps qu’il ne l’occupa, sans une étrange apparition par qui j’en fus réveillé. Un Spectre (au moins je le pris pour tel), se présentant à moi au milieu du chemin, saisit mon cheval par la bride. La taille de ce Fantôme étoit énorme, et par le peu qui paraissoit de ses yeux, il avoit le regard triste et rude. Je ne saurois pourtant dire s’il étoit beau ou laid, car une longue robe tissue des feuillets d’un livre de plainchant, le couvroit jusqu’aux ongles, et son visage étoit caché d’une carte où l’on avoit écrit l’in principio (150). Les premières paroles que le Fantôme proféra : « Satanus Diabolas (151) ! cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand Dieu vivant… » À ces mots il hésita ; mais répétant toujours le grand Dieu vivant, et cherchant d’un visage effaré son Pasteur pour lui souffler le reste, quand il vit que, de quelque côté qu’il allongeât la vue, son Pasteur ne paraissoit point, un si effroyable tremblement le saisit, qu’à force de claquer, la moitié de ses dents en tombèrent, et les deux tiers de la gamme sous lesquels il étoit gisant, s’écartèrent en papillotes. Il se retourna pourtant vers moi, et d’un regard ni doux ni rude, où je voyois son esprit flotter pour résoudre lequel seroit plus à propos de s’irriter ou de s’adoucir : « Ho bien, dit-il, Satanus Diabolas, par le sangué ! je te conjure, au nom de Dieu, et de Monsieur Saint-Jean, de me laisser faire ; car si tu grouilles ni pied ni patte, diable emporte je t’étriperai. » Je tiraillois contre lui la bride de mon cheval ; mais les éclats de rire qui me suffoquoient, m’ôtèrent toute force. Ajoutez à cela qu’une cinquantaine de Villageois sortirent de derrière une haie, marchant sur leurs genoux, et s’égosillant à chanter Kyrie Eleison. Quand ils furent assez proche, quatre des plus robustes, après avoir trempé leurs mains dans un bénitier que tenoit tout exprès le Serviteur du Presbytère, me prirent au collet. J’étois à peine arrêté, que je vis paroître Messire Jean, lequel tira dévotement son étole dont il me garrotta ; et ensuite une cohue de femmes et d’enfans, qui malgré toute ma résistance me cousirent dans une grande nappe ; au reste j’en fus si bien entortillé, qu’on ne me voyoit que la tête. En cet équipage, ils me portèrent à Toulouse comme s’ils m’eussent porté au monument. Tantôt l’un s’écrioit que sans cela il y auroit eu famine, parce que lorsqu’ils m’avoient rencontré, j’allois assurément jeter le sort sur les blés ; et puis j’en entendois un autre qui se plaignoit que le claveau n’avoit commencé dans sa bergerie, que d’un dimanche, qu’au sortir de Vêpres je lui avois frappé sur l’épaule. Mais ce qui malgré tous mes désastres, me chatouilla de quelque émotion pour rire, fut le cri plein d’effroi d’une jeune Paysanne après son Fiancé, autrement le Fantôme, qui m’avoit pris mon cheval (car vous saurez que le Rustre s’était acalifourchonné dessus, et déjà comme sien le talonnoit de bonne guerre) : « Misérable, glapissoit son Amoureuse, es-tu donc borgne ? Ne vois-tu pas que le cheval du Magicien est plus noir que charbon, et que c’est le Diable en personne qui t’emporte au sabbat ? » Notre pitaut (152) d’épouvante en culbuta par-dessus la croupe ; ainsi mon cheval eut la clef des champs. Ils consultèrent s’ils se saisiroient du mulet, et délibérèrent que oui ; mais ayant décousu le paquet, et au premier volume qu’ils ouvrirent s’étant rencontré la Physique de M. Descartes (153), quand ils aperçurent tous les cercles par lesquels ce Philosophe a distingué le mouvement de chaque Planète, tous d’une voix hurlèrent que c’étoit les cernes (154) que je traçois pour appeler Belzébut. Celui qui le tenoit le laissa choir d’appréhension, et par malheur en tombant il s’ouvrit dans une page où sont expliquées les vertus de l’aimant ; je dis par malheur, pource qu’à l’endroit dont je parle il y a une figure de cette pierre métallique, où les petits corps qui se déprennent de sa masse pour accrocher le fer sont représentés comme des bras. À peine un de ces marauds l’aperçut, que je l’entendis s’égosiller que c’étoit là le crapaud qu’on avoit trouvé dans l’auge de l’écurie de son cousin Fiacre, quand ses chevaux moururent (155). À ce mot, ceux qui avoient paru les plus échauffés, rengainèrent leurs mains dans leur sein, ou se regantèrent de leurs pochettes. Messire Jean de son côté crioit, à gorge déployée, qu’on se gardât de toucher à rien, que tous ces livres-là étoient de francs grimoires, et le mulet un Satan. La canaille ainsi épouvantée, laissa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine, la servante de M. le Curé, qui le chassoit vers l’étable du presbytère, de peur qu’il n’allât dans le cimetière polluer l’herbe des Trépassés.

Il étoit bien sept heures du soir, quand nous arrivâmes à un bourg, où pour me rafraîchir on me traîna dans la Geôle ; car le Lecteur ne me croiroit pas, si je disois qu’on m’enterra dans un trou, et cependant il est si vrai qu’avec une pirouette j’en visitai toute l’étendue. Enfin il n’y a personne qui, me voyant en ce lieu, ne m’eût pris pour une bougie allumée sous une ventouse. D’abord que mon Geôlier me précipita dans cette caverne : « Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large ; mais si c’est pour un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq sens il ne me reste l’usage que de deux, l’odorat et le toucher : l’un, pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l’autre, pour me la rendre palpable. En vérité je vous l’avoue, je crois être damné, si je ne savois qu’il n’entre point d’innocens en Enfer. »

À ce mot d’innocent, mon Geôlier s’éclata de rire : « Et par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens ? Car je n’en ai jamais tenu sous ma clef que de ceux-là. » Après d’autres compliments de cette nature, le bonhomme prit la peine de me fouiller, je ne sais pas à quelle intention ; mais par la diligence qu’il employa, je conjecture que c’étoit pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, à cause que durant la bataille de Diabolas, j’avois glissé mon or dans mes chausses ; quand, au bout d’une très-exacte anatomie, il se trouva les mains aussi vides qu’auparavant, peu s’en fallut que je ne mourusse de crainte, comme il pensa mourir de douleur.

« Ho ! vertubleu ! s’écria-t-il, l’écume dans la bouche, je l’ai bien vu d’abord que c’étoit un Sorcier ! il est gueux comme le Diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, songe de bonne heure à ta conscience. »

Il avoit à peine achevé ces paroles, que j’entendis le carillon d’un trousseau de clefs, où il choisissoit celle de mon cachot. Il avoit le dos tourné ; c’est pourquoi de peur qu’il ne se vengeât du malheur de sa visite, je tirai dextrement de leur cache trois pistoles, et je lui dis : « Monsieur le Concierge, voilà une pistole ; je vous supplie de me faire apporter un morceau, je n’ai pas mangé depuis onze heures. » Il la reçut fort gracieusement, et me protesta que mon désastre le touchoit. Quand je connus son cœur adouci :

« En voilà encore une, continuai-je, pour reconnoître la peine que je suis honteux de vous donner. »

Il ouvrit l’oreille, le cœur et la main ; et j’ajoutai, lui en comptant trois, au lieu de deux, que par cette troisième je le suppliois de mettre auprès de moi l’un de ses Garçons pour me tenir compagnie, parce que les malheureux doivent craindre la solitude.

Ravi de ma prodigalité, il me promit toutes choses, m’embrassa les genoux, déclama contre la Justice, me dit qu’il voyoit bien que j’avois des ennemis, mais que j’en viendrois à mon honneur, que j’eusse bon courage, et qu’au reste il s’engageoit, auparavant qu’il fût trois jours de faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai très-sérieusement de sa courtoisie, et après mille accolades dont il pensa m’étrangler, ce cher ami verrouilla et reverrouilla la porte.

Je demeurai tout seul, et fort mélancolique, le corps arrondi sur un boteau de paille en poudre : elle n’étoit pas pourtant si menue, que plus de cinquante rats ne la broyassent encore. La voûte, les murailles et le plancher étoient composés de six pierres de tombe, afin qu’ayant la mort dessus, dessous, et à l’entour de moi, je ne pusse douter de mon enterrement. La froide bave des limas  (156), et le gluant venin des crapauds me couloient sur le visage ; les poux y avoient les dents plus longues que le corps. Je me voyois travaillé de la pierre, qui ne me faisoit pas moins de mal pour être externe ; enfin je pense que pour être Job, il ne me manquoit plus qu’une femme et un pot cassé  (157).

Je vainquis là pourtant toute la dureté de deux heures très-difficiles, quand le bruit d’une grosse de clefs, jointe à celui des verrous de ma porte, me réveilla de l’attention que je prêtois à mes douleurs. En suite du tintamarre, j’aperçus, à la clarté d’une lampe, un puissant Rustaud. Il se déchargea d’une terrine entre mes jambes : « Eh là, là, dit-il, ne vous affligez point ; voilà du potage au choux, que quand ce seroit… Tant y a c’est de la propre soupe de notre Maîtresse ; et si par ma foi, comme dit l’autre, on n’en a pas ôté une goutte de graisse. » Disant cela il trempa ses cinq doigts jusqu’au fond, pour m’inviter d’en faire autant, je travaillai après l’original, de peur de le décourager ; et lui d’un œil de jubilation : « Morguienne, s’écria-t-il, vous êtes bon frère ! On dit qu’où savez des envieux, jerniguay sont des traîtres, oüi, testiguay sont des traîtres : hé ! qu’ils y viennent donc pour voir ! Oh ! bien, bien, tant y a, toujours va qui danse. » Cette naïveté m’enfla par deux ou trois fois la gorge pour en rire. Je fus pourtant si heureux que de m’en empêcher. Je voyois que la fortune sembloit m’offrir en ce maraud une occasion pour ma liberté ; c’est pourquoi il m’étoit très-important de choyer ses bonnes grâces ; car d’échapper par d’autres voies, l’Architecte qui bâtit ma prison, y ayant fait plusieurs entrées, ne s’étoit pas souvenu d’y faire une sortie. Toutes ces considérations furent cause que pour le sonder, je lui parlai ainsi : « Tu es pauvre, mon grand ami, n’est-il pas vrai ? — Hélas ! Monsieur, répondit le Rustre, quand vous arriveriez de chez le Devin, vous n’auriez pas mieux frappé au but. — Tiens donc, continuai-je, prends cette pistole. »

Je trouvai sa main si tremblante, lorsque je la mis dedans, qu’à peine la put-il fermer. Ce commencement me sembla de mauvais augure ; toutefois je connus bientôt par la ferveur de ses remercîments, qu’il n’avoit tremblé que de joie ; cela fut cause que je poursuivis : « Mais si tu étois homme à vouloir participer à l’accomplissement d’un vœu que j’ai fait, vingt pistoles (outre le salut de ton âme) seroient à toi comme ton chapeau ; car tu sauras qu’il n’y a pas un bon quart d’heure, enfin un moment auparavant ton arrivée, qu’un Ange m’est apparu et m’a promis de faire connoître la justice de ma cause, pourvu que j’aille demain faire dire une messe à Notre-Dame de ce bourg au grand autel. J’ai voulu m’excuser sur ce que j’étois enfermé trop étroitement ; mais il m’a répondu qu’il viendroit un homme envoyé du Geôlier pour me tenir compagnie, auquel je n’aurois qu’à commander de sa part de me conduire à l’Église, et me reconduire en prison ; que je lui recommandasse le secret, et d’obéir sans réplique, sur peine de mourir dans l’an ; et s’il doutoit de ma parole, je lui dirois, aux enseignes (158) qu’il est Confrère du Scapulaire. » Or le Lecteur saura qu’auparavant j’avois entrevu par la fente de sa chemise un Scapulaire qui me suggéra toute la tissure de cette apparition : « Et oui-dea, dit-il, mon bon seigneur, je ferons ce que l’Ange nous a commandé. Mais il faut donc que ce soit à neuf heures, parce que notre maître sera pour lors à Toulouse aux accordailles de son fils avec la fille du Maître des hautes œuvres. Dame écoutez, le Bouriau a un nom aussi bien qu’un ciron. On dit qu’elle aura de son père en mariage, autant d’écus comme il en faut pour la rançon d’un Roi. Enfin elle est belle et riche ; mais ces morceaux-là n’ont garde d’arriver à un pauvre garçon. Hélas ! mon bon Monsieur, faut que vous sachiez…… » Je ne manquai pas à cet endroit de l’interrompre ; car je pressentois par ce commencement de digression, une longue enchaînure de coq-à-l’âne. Or après que nous eûmes bien digéré notre complot, le Rustaud prit congé de moi. Il ne manqua pas le lendemain de me venir déterrer justement à l’heure promise. Je laissai mes habits dans la prison, et je m’équipai de guenilles ; car afin de n’être pas reconnu, nous l’avions ainsi concerté la veille. Sitôt que nous fûmes à l’air, je n’oubliai pas de lui compter ses vingt pistoles. Il les regarda fort, et même avec de grands yeux. « Elles sont d’or et de poids, lui dis-je, sur ma parole. — Hé ! Monsieur. me répliqua-t-il, ce n’est pas à cela que je songe, mais je songe que la maison du grand Macé est à vendre, avec son clos et sa vigne. Je l’aurai bien pour deux cents francs ; il faut huit jours à bâtir le marché, et je voudrois vous prier, mon bon Monsieur, si c’étoit votre plaisir, de faire que jusqu’à tant que le grand Macé tienne bien comptées vos pistoles dans son coffre, elles ne deviennent point feuilles de chêne (159). » La naïveté de ce coquin me fit rire. Cependant nous continuâmes de marcher vers l’Église, où nous arrivâmes. Quelque temps après on y commença la grand’messe ; mais sitôt que je vis mon Garde qui se levoit à son rang pour aller à l’offrande, j’arpentai la nef de trois sauts, et en autant d’autres je m’égarai prestement dans une ruelle détournée. De toutes les diverses pensées qui m’agitèrent en cet instant, celle que je suivis fut de gagner Toulouse, dont ce bourg-là n’étoit distant que d’une demi-lieue, à dessein d’y prendre la poste. J’arrivai aux Faubourgs d’assez bonne heure ; mais je restai si honteux de voir tout le monde qui me regardoit, que j’en perdis contenance. La cause de leur étonnement procédoit de mon équipage ; car comme en matière de gueuserie j’étois assez nouveau, j’avois arrangé sur moi mes haillons si bizarrement, qu’avec une démarche qui ne convenoit point à l’habit, je paroissois moins un pauvre qu’un mascarade, outre que je passois vite, la vue basse et sans demander. À la fin considérant qu’une attention si universelle me menaçoit d’une suite dangereuse, je surmontai ma honte. Aussitôt que j’apercevois quelqu’un me regarder, je lui tendois la main. Je conjurois même la charité de ceux qui ne me regardoient point. Mais admirez comme bien souvent pour vouloir accompagner de trop de circonspection les desseins où la Fortune veut avoir quelque part, nous les ruinons en irritant cette orgueilleuse ! Je fais cette réflexion au sujet de mon aventure ; car ayant aperçu un homme vêtu en bourgeois médiocre, de qui le dos étoit tourné vers moi : « Monsieur, lui dis-je, le tirant par son manteau, si la compassion peut toucher… » Je n’avois pas entamé le mot qui devoit suivre, que cet homme tourna la tête. Ô Dieux ! que devint-il ? Mais, ô Dieux ! que devins-je moi-même ? Cet homme étoit mon Geôlier. Nous restâmes tous deux consternés d’admiration de nous voir où nous nous voyions. J’étois tout dans ses yeux ; il employoit toute ma vue. Enfin le commun intérêt, quoique bien différent, nous tira, l’un et l’autre, de l’extase où nous étions plongés. « Ha ! misérable que je suis, s’écria le Geôlier, faut-il donc que je sois attrapé ? » Cette parole à double sens m’inspira aussitôt le stratagème que vous allez entendre. « Hé ! main-forte, Messieurs, main-forte à la Justice ! criai-je tant que je pus glapir. Ce voleur a dérobé les pierreries de la Comtesse des Mousseaux ; je le cherche depuis un an. Messieurs, continuai-je tout échauffé, cent pistoles pour qui l’arrêtera ! » J’avois à peine lâché ces mots, qu’une tourbe de canaille éboula sur le pauvre ébahi. L’étonnement où mon extraordinaire impudence l’avoit jeté, joint à l’imagination qu’il avoit, que sans avoir comme un corps glorieux pénétré sans fraction les murailles de mon cachot, je ne pouvois m’être sauvé, le transit tellement, qu’il fut longtemps hors de lui-même. A la fin toutefois il se reconnut, et les premières paroles qu’il employa pour détromper le petit peuple, furent qu’on se gardât de se méprendre, qu’il étoit fort homme d’honneur. Indubitablement il alloit découvrir tout le mystère ; mais une douzaine de Fruitières, de Laquais et de Porte-chaises, désireux de me servir pour mon argent, lui fermèrent la bouche à coups de poing ; et d’autant qu’ils se figuroient que leur récompense seroit mesurée aux outrages dont ils insulteroient à la foiblesse de ce pauvre dupé, chacun accouroit y toucher du pied ou de la main. « Voyez l’homme d’honneur ! clabaudoit cette racaille. Il n’a pourtant pas su s’empêcher de dire, dès qu’il a reconnu Monsieur, qu’il étoit attrapé ! » Le bon de la comédie, c’est que mon Geôlier étant en ses habits de fête, il avoit honte de s’avouer Marguillier (160) du Bourreau, et craignoit même se découvrant, d’être encore mieux battu. Moi, de mon côté, je pris l’essor durant le plus chaud de la bagarre. J’abandonnai mon salut à mes jambes : elles m’eurent bientôt mis en franchise. Mais pour mon malheur, la vue que tout le monde recommençoit à jeter sur moi, me rejeta tout de nouveau dans mes premières alarmes. Si le spectacle de cent guenilles, qui comme un branle de petits gueux dansoient à l’entour de moi, excitait un bayeur (161) à me regarder, je craignois qu’il ne lût sur mon front que j’étois un prisonnier échappé. Si un passant sortoit la main de dessous son manteau, je me le figurois un Sergent qui allongeoit le bras pour m’arrêter. Si j’en remarquois un autre, arpentant le pavé sans me rencontrer des yeux, je me persuadois qu’il feignoit de ne m’avoir pas vu, afin de me saisir par derrière. Si j’apercevois un Marchand entrer dans sa boutique, je disois : « Il va décrocher sa hallebarde ! » Si je rencontrois un quartier plus chargé de peuple qu’à l’ordinaire : « Tant de monde, pensois-je, ne s’est point assemblé là sans dessein ! » Si un autre étoit vide : « On est ici prêt à me guetter. » Un embarras s’opposoit-il à ma fuite : « On a barricadé les rues, pour m’enclore ! » Enfin ma peur subornant ma raison, chaque homme me sembloit un Archer ; chaque parole, arrêtez, et chaque bruit, l’insupportable croassement des verrous de ma prison passée. Ainsi travaillé de cette terreur panique, je résolus de gueuser encore, afin de traverser sans soupçon le reste de la Ville jusqu’à la Poste ; mais de peur qu’on ne me reconnut à la voix, j’ajoutai à l’exercice de quaisman (162) l’adresse de contrefaire le muet. Je m’avance donc vers ceux que j’aperçois qui me regardent ; je pointe un doigt dessous le menton, puis dessus la bouche, et je l’ouvre en bâillant, avec un cri non articulé, pour faire entendre par ma grimace, qu’un pauvre muet demande l’aumône. Tantôt par charité on me donnoit un compatissement d’épaule ; tantôt je me sentois fourrer une bribe au poing ; et tantôt j’entendois des femmes murmurer, que je pourrois bien en Turquie avoir été de cette façon martyrisé pour la Foi. Enfin j’appris que la gueuserie est un grand livre qui nous enseigne les mœurs des peuples à meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb et de Magellan.

Ce stratagème pourtant ne put encore lasser l’opiniâtreté de ma destinée, ni gagner son mauvais naturel. Mais à quelle autre invention pouvois-je recourir ? Car de traverser une grande ville comme Toulouse, où mon estampé m’avoit fait connoître même aux harengères, bariolé de guenilles aussi bourrues que celles d’un Arlequin, n’étoit-il pas vraisemblable que je serois observé et reconnu incontinent, et que le contre-charme de ce danger étoit le personnage de gueux, dont le rôle se joue sous toutes sortes de visages ? Et puis quand cette ruse n’auroit pas été projetée, avec toutes les circonspections qui la dévoient accompagner, je pense que parmi tant de funestes conjonctures, c’étoit avoir le jugement bien fort de ne pas devenir insensé.

J’avançois donc chemin, quand tout à coup je me sentis obligé de rebrousser arrière ; car mon vénérable Geôlier, et quelque douzaine d’Archers de sa connoissance, qui l’avoient tiré des mains de la racaille, s’étant ameutés, et patrouillant toute la Ville pour me trouver, se rencontrèrent malheureusement sur mes voies. D’abord qu’ils m’aperçurent avec leurs yeux de lynx, voler de toute leur force, et moi voler de toute la mienne, fut une même chose. J’étois si légèrement poursuivi, que quelquefois ma liberté sentoit dessus mon cou l’haleine des Tyrans qui la vouloient opprimer ; mais il sembloit que l’air qu’ils poussoient en courant derrière moi, me poussât devant eux. Enfin le Ciel ou la peur me donnèrent quatre ou cinq ruelles d’avance. Ce fut pour lors que mes chasseurs perdirent le vent et les traces ; moi la vue et le charivari de cette importune vénerie (163). Certes qui n’a franchi, je dis en original, des agonies semblables, peut difficilement mesurer la joie dont je tressaillis, quand je me vis échappé. Toutefois parce que mon salut me demandoit tout entier, je résolus de ménager bien avaricieusement le temps qu’ils consommoient pour m’atteindre. Je me barbouillai le visage, frottai mes cheveux de poussière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chausses, jetai mon chapeau dans un soupirail ; puis ayant étendu mon mouchoir dessus le pavé, et disposé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades de la contagion (164), je me couchai vis-à-vis, le ventre contre terre, et d’une voix piteuse me mis à geindre fort langoureusement. À peine étois-je là, que j’entendis les cris de cette enrouée populace longtemps avant le bruit de leurs pieds ; mais j’eus encore assez de jugement pour me tenir en la même posture, dans l’espérance de n’en être point connu, et je ne fus point trompé ; car me prenant tous pour un pestiféré, ils passèrent fort vite, en se bouchant le nez, et jetèrent la plupart un double sur mon mouchoir.

L’orage ainsi dissipé, j’entre sous une allée, je reprends mes habits, et m’abandonne encore à la Fortune ; mais j’avois tant couru qu’elle s’étoit lassée de me suivre. Il le faut bien croire ainsi : car à force de traverser des places et des carrefours, d’enfiler et couper des rues, cette glorieuse Déesse n’étant pas accoutumée de marcher si vite, pour mieux dérober ma route, me laissa choir aveuglement aux mains des Archers qui me poursuivoient. À ma rencontre ils foudroyèrent une huée si furieuse, que j’en demeurai sourd. Ils crurent n’avoir point assez de bras pour m’arrêter, ils y employèrent les dents, et ne s’assuroient pas encore de me tenir ; l’un me traînoit par les cheveux, un autre par le collet, pendant que les moins passionnés me fouilloient. La quête fut plus heureuse que celle de la prison, ils trouvèrent le reste de mon or.

Comme ces charitables Médecins s’occupoient à guérir l’hydropisie de ma bourse, un grand bruit s’éleva, toute la place retentit de ces mots : Tue ! tue ! et en même temps je vis briller des épées. Ces Messieurs qui me traînoient, crièrent que c’étoient les Archers du Grand Prévôt (165) qui leur vouloient dérober cette capture. « Mais prenez garde, me dirent-ils, me tirant plus fort qu’à l’ordinaire, de choir entre leurs mains, car vous seriez condamné en vingt-quatre heures, et le Roi ne vous sauveroit pas. » À la fin pourtant effrayés eux-mêmes du chamaillis qui commençoit à les atteindre, ils m’abandonnèrent si universellement, que je demeurai tout seul au milieu de la rue, cependant que les agresseurs faisoient boucherie de tout ce qu’ils rencontroient. Je vous laisse à penser si je pris la fuite, moi qui avois également à craindre l’un et l’autre parti. En peu de temps je m’éloignai de la bagarre ; mais comme déjà je demandois le chemin de la Poste, un torrent de peuple qui fuyoit la mêlée, dégorgea dans ma rue. Ne pouvant résister à la foule, je la suivis ; et me fâchant de courir si longtemps, je gagnai à la fin une petite porte fort sombre, où je me jetai pêle-mêle avec d’autres fuyards. Nous la bâclâmes dessus nous, puis, quand tout le monde eut repris haleine : « Camarades, dit un de la troupe, si vous m’en croyez passons les deux guichets, et tenons fort dans le préau. » Ces épouvantables paroles frappèrent mes oreilles d’une douleur si surprenante, que je pensai tomber mort sur la place. Hélas ! tout aussitôt, mais trop tard, je m’aperçus qu’au lieu de me sauver dans un asile comme je croyois, j’étois venu me jeter moi-même en prison, tant il est impossible d’échapper à la vigilance de son étoile. Je considérai cet homme plus attentivement, et je le reconnus pour un des Archers qui m’avoient si longtemps couru. La sueur froide m’en monta au front, et je devins pâle prêt à m’évanouir. Ceux qui me virent si foible, émus de compassion, demandèrent de l’eau ; chacun s’approcha pour me secourir, et par malheur ce maudit Archer fut des plus hâtés ; il n’eut pas jeté les yeux sur moi, qu’aussitôt il me reconnut. Il fit signe à ses compagnons, et en même temps on me salua d’un : Je vous fais prisonnier de par le Roi. Il ne fallut pas aller loin pour m’écrouer.

Je demeurai dans la morgue jusqu’au soir, où chaque guichetier l’un après l’autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venoit tirer mon tableau sur la toile de sa mémoire.

À sept heures sonnantes, le bruit d’un trousseau de clefs donna le signal de la retraite. On me demanda si je voulois être conduit à la chambre d’une pistole ; je répondis d’un baissement de tête : « De l’argent donc ! » me répliqua ce guide. Je connus bien que j’étois en lieu où il m’en faudroit avaler bien d’autres ; c’est pourquoi je le priai, en cas que sa courtoisie ne pût se résoudre à me faire crédit jusqu’au lendemain, qu’il dît de ma part au Geôlier de me rendre la monnoie qu’on m’avoit prise. « Ho ! par ma foi, répondit ce maraud, notre maître à bon cœur, il ne rend rien. Est-ce donc que pour votre beau nez ?… Hé ! allons, allons aux cachots noirs. » En achevant ces paroles, il me montra le chemin par un grand coup de son trousseau de clefs, la pesanteur duquel me fit culbuter et griller (166) du haut en bas d’une montée obscure, jusqu’au pied d’une porte qui m’arrêta ; encore n’aurois-je pas reconnu que c’en étoit une, sans l’éclat du choc dont je la heurtai, car je n’avois plus mes yeux : ils étoient demeurés au haut de l’escalier sous la figure d’une chandelle que tenoit à quatre-vingts marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur. Enfin cet homme tigre, pian piano descendu, démêla trente grosses serrures, décrocha autant de barres, et le guichet seulement entre-bâillé, d’une secousse de genoux il m’engouffra dans cette fosse dont je n’eus pas le temps de remarquer toute l’horreur, tant il retira vite après lui la porte. Je demeurai dans la bourbe jusqu’aux genoux. Si je pensois gagner le bord, j’enfonçois jusqu’à la ceinture. Le gloussement terrible des crapauds qui pataugeoient dans la vase, me faisoit souhaiter d’être sourd ; je sentois des lézards monter le long de mes cuisses ; des couleuvres m’entortiller le cou : et j’en entrevis une à la sombre clarté de ses prunelles étincelantes, qui de sa gueule toute noire de venin dardoit une langue à trois pointes, dont la brusque agitation paraissoit une foudre, où ses regards mettoient le feu.

D’exprimer le reste, je ne puis : il surpasse toute créance ; et puis je n’ose tâcher à m’en ressouvenir, tant je crains que la certitude où je pense être d’avoir franchi ma prison, ne soit un songe duquel je me vais éveiller. L’aiguille avoit marqué dix heures au cadran de la grosse tour, avant que personne eût frappé à mon tombeau. Mais, environ ce temps-là, comme déjà la douleur d’une amère tristesse commençoit à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie, j’entendis une voix laquelle m’avertissoit de saisir la perche qu’on me présentoit. Après avoir parmi l’obscurité, tâtonné l’air assez longtemps pour la trouver, j’en rencontrai un bout, je le pris tout ému, et mon Geôlier tirant l’autre à soi, me pêcha du milieu de ce marécage. Je me doutai que mes affaires avoient pris une autre face, car il me fit de profondes civilités, ne me parla que la tête nue, et me dit que cinq ou six personnes de condition attendoient dans la cour pour me voir. Il n’est pas jusqu’à cette bête sauvage, qui m’avoit enfermé dans la cave que je vous ai décrite, lequel eut l’impudence de m’aborder : avec un genou en terre, m’ayant baisé les mains, de l’une de ses pattes, il m’ôta quantité de limas (167) qui s’étoient collés à mes cheveux, et, de l’autre, il fit choir un gros tas de sangsues dont j’avois le visage masqué.

Après cette admirable courtoisie : « Au moins, me dit-il, mon bon seigneur, vous vous souviendrez de la peine et du soin qu’a pris auprès de vous le gros Nicolas. Pardi écoutez, quand c’eût été pour le Roi ! Ce n’est pas pour vous le reprocher, déa. » Outré de l’effronterie du maraud, je lui fis signe que je m’en souviendrois. Par mille détours effroyables, j’arrivai enfin à la lumière, et puis dans la cour, où sitôt que je fus entré, deux hommes me saisirent, que d’abord je ne pus connoître, à cause qu’ils s’étoient jetés sur moi en même temps, et me tenoient l’un et l’autre la face attachée contre la mienne. Je fus longtemps sans les deviner ; mais les transports de leur amitié prenant un peu de trêve, je reconnus mon cher Colignac, et le brave Marquis. Colignac avoit le bras en écharpe, et Cussan fut le premier qui sortit de son extase. « Hélas ! dit-il, nous n’aurions jamais soupçonné un tel désastre, sans votre coureur et le mulet qui sont arrivés cette nuit aux portes de mon château : leur poitrail, leurs sangles, leur croupière, tout étoit rompu, et cela nous a fait présager quelque chose de votre malheur. Nous sommes montés aussitôt à cheval, et n’avons pas cheminé deux ou trois lieues vers Colignac, que tout le pays ému de cet accident, nous en a particularisé les circonstances. Au galop en même temps nous avons donné jusqu’au bourg où vous étiez en prison ; mais y ayant appris votre évasion, sur le bruit qui couroit que vous aviez tourné du côté de Toulouse, avec ce que nous avions de nos gens, nous y sommes venus à toute bride, Le premier à qui nous avons demandé de vos nouvelles, nous a dit qu’on vous avoit repris. En même temps nous avons poussé nos chevaux vers cette prison ; mais d’autres gens nous ont assuré que vous vous étiez évanoui de la main des sergens. Et comme nous avancions toujours chemin, des Bourgeois se contoient l’un à l’autre que vous étiez devenu invisible. Enfin à force de prendre langue, nous avons su qu’après vous avoir pris, perdu, et repris je ne sais combien de fois, on vous menoit à la prison de la grosse Tour. Nous avons coupé chemin à vos Archers, et d’un bonheur plus apparent que véritable, nous les avons rencontrés en tête, attaqués, combattus et mis en fuite ; mais nous n’avons pu apprendre des blessés mêmes que nous avons pris, ce que vous étiez devenu, jusqu’à ce matin qu’on nous est venu dire que vous étiez aveuglement venu vous-même vous sauver en prison. Colignac est blessé en plusieurs endroits, mais fort légèrement. Au reste, nous venons de mettre ordre que vous fussiez logé dans la plus belle chambre d’ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous seul tout au haut de la grosse Tour, dont la terrasse vous servira de balcon ; vos yeux du moins seront en liberté, malgré le corps qui les attache. « Ha ! mon cher Dyrcona, s’écria le Comte prenant alors la parole, nous fûmes bien malheureux de ne pas t’emmener quand nous partîmes de Colignac ! Mon cœur par une tristesse aveugle dont j’ignorois la cause, me prédisoit je ne sais quoi d’épouvantable. Mais n’importe ; j’ai des amis, tu es innocent, et en tout cas je sais fort bien comme on meurt glorieusement. Une seule chose me désespère. Le maraud sur lequel je voulois essayer les premiers coups de ma vengeance (tu conçois bien que je parle de mon Curé) n’est plus en état de la ressentir : ce misérable a rendu l’âme. Voici le détail de sa mort. Il couroit avec son serviteur pour chasser ton coureur dans son écurie, quand ce cheval, d’une fidélité par qui peut-être les secrètes lumières de son instinct ont redoublé, tout fougueux, se mit à ruer, mais avec tant de furie et de succès, qu’en trois coups de pied, contre qui la tête de ce buffle échoua, il fit vaquer son bénéfice. Tu ne comprends pas sans doute les causes de la haine de cet insensé, mais je te les veux découvrir. Sache donc, pour prendre l’affaire du plus haut, que ce saint homme, Normand de nation et chicaneur de son métier, qui desservoit selon l’argent des pèlerins, une chapelle abandonnée, jeta un dévolu sur la cure de Colignac, et que malgré tous mes efforts pour maintenir le possesseur dans son bon droit, le drôle patelina si bien ses juges, qu’à la fin malgré nous il fut notre pasteur.

« Au bout d’un an il me plaida aussi sur ce qu’il entendoit que je payasse la dîme. On eut beau lui représenter que, de temps immémorial, ma terre étoit franche, il ne laissa pas d’intenter son procès qu’il perdit ; mais dans les procédures, il fit naître tant d’incidens, qu’à force de pulluler, plus de vingt autres procès ont germé de celui-là qui demeureront au croc, grâce au cheval dont le pied s’est trouvé plus dur que la cervelle de M. Jean. Voilà tout ce que je puis conjecturer du vertigo de notre pasteur. Mais admirez avec quelle prévoyance il conduisoit sa rage ! On me vient d’assurer que, s’étant mis en tête le malheureux dessein de ta prison, il avoit secrètement permuté la cure de Colignac contre une autre cure en son pays, où il s’attendoit de se retirer aussitôt que tu serois pris. Son serviteur même a dit que, voyant ton cheval près de son écurie, il lui avoit entendu murmurer que c’étoit de quoi le mener en lieu où on ne l’atteindroit pas. »

En suite de ce discours, Colignac m’avertit de me défier des offres et des visites que me rendroit peut-être une personne très puissante qu’il me nomma ; que c’étoit par son crédit que messire Jean avoit gagné le procès du dévolu, et que cette personne de qualité avoit sollicité l’affaire pour lui en payement des services que ce bon prêtre, du temps qu’il étoit cuistre, avoit rendus au collège à son fils. « Or, continua Colignac, comme il est bien malaisé de plaider sans aigreur et sans qu’il reste à l’âme un caractère d’inimitié qui ne s’efface plus, encore qu’on nous ait rapatriés, il a toujours depuis cherché secrètement les occasions de me traverser. Mais il n’importe ; j’ai plus de parents que lui dans la Robe, et ai beaucoup d’amis, ou tout au pis nous saurons y interposer l’autorité royale. »

Après que Colignac eut dit, ils tâchèrent l’un et l’autre de me consoler ; mais ce fut par les témoignages d’une douleur si tendre, que la mienne s’en augmenta.

Sur ces entrefaites, mon Geôlier nous vint retrouver pour nous avertir que la chambre étoit prête. « Allons la voir, » répondit Cussan. Il marcha, et nous le suivîmes. Je la trouvai fort ajustée. « Il ne me manque rien, leur dis-je, sinon des livres. » Colignac me promit de m’envoyer dès le lendemain tous ceux dont je lui donnerois la liste. Quand nous eûmes bien considéré et bien reconnu par la hauteur de ma Tour, par les fossés à fond de cuve qui l’environnoient, et par toutes les dispositions de mon appartement, que de me sauver étoit une entreprise hors du pouvoir humain, mes amis, se regardant l’un et l’autre, et puis jetant les yeux sur moi, se mirent à pleurer ; mais comme si tout à coup notre douleur eût fléchi la colère du ciel, une soudaine joie s’empara de mon âme, la joie attira l’espérance, et l’espérance de secrètes lumières, dont ma raison se trouva tellement éblouie, que d’un emportement contre ma volonté qui me sembloit ridicule à moi-même : « Allez ! leur dis-je, allez m’attendre à Colignac : j’y serai dans trois jours, et envoyez-moi tous les instruments de mathématique dont je travaille ordinairement. Au reste vous trouverez dans une grande boîte force cristaux taillés de diverses façons ; ne les oubliez pas, toutefois j’aurai plus tôt fait de spécifier dans un mémoire les choses dont j’ai besoin. »

Ils se chargèrent du billet que je leur donnai, sans pouvoir pénétrer mon intention. Après quoi, je les congédiai.

Depuis leur départ je ne fis que ruminer à l’exécution des choses que j’avois préméditées, et j’y ruminois encore le lendemain, quand on m’apporta de leur part tout ce que j’avois marqué au catalogue. Un valet de chambre de Colignac me dit, qu’on n’avoit point vu son maître depuis le jour précédent, et qu’on ne savoit ce qu’il étoit devenu. Cet accident ne me troubla point, parce qu’aussitôt il me vint à la pensée qu’il seroit possible allé en Cour solliciter ma sortie. C’est pourquoi sans m’étonner, je mis la main à l’œuvre. Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je collai, enfin je construisis la machine que je vous vais décrire.

Ce fut une grande boîte fort légère et qui fermoit fort juste ; elle étoit haute de six pieds ou environ, et large de trois en carré. Cette boîte étoit trouée par en bas ; et par-dessus la voûte qui l’étoit aussi, je posai un vaisseau de cristal troué de même, fait en globe, mais fort ample, dont le goulot aboutissoit justement, et s’enchâssoit dans le pertuis que j’avois pratiqué au chapiteau. Le vase étoit construit exprès à plusieurs angles, et en forme d’icosaèdre, afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisit l’effet d’un miroir ardent (168).

Le Geôlier, ni ses Guichetiers, ne montoient jamais à ma chambre, qu’ils ne me rencontrassent occupé à ce travail ; mais ils ne s’en étonnoient point, à cause de toutes gentillesses de mécanique qu’ils voyoient dans ma chambre, dont je me disois l’inventeur. Il y avoit entre autres une horloge à vent, un œil artificiel avec lequel on voit la nuit, une sphère où les astres suivent le mouvement qu’ils ont dans le ciel. Tout cela leur persuadoit que la machine où je travaillois étoit une curiosité semblable ; et puis l’argent dont Colignac leur graissoit les mains, les faisoit marcher doux en beaucoup de pas difficiles. Or il étoit neuf heures du matin, mon Geôlier étoit descendu, et le ciel étoit obscurci, quand j’exposai cette machine au sommet de ma Tour, c’est-à-dire au lieu le plus découvert de ma terrasse. Elle fermoit si close, qu’un seul grain d’air, hormis par les deux ouvertures, ne s’y pouvoit glisser, et j’avois emboîté par dedans un petit ais fort léger qui servoit à m’asseoir. Tout cela disposé de la sorte, je m’enfermai dedans, et j’y demeurai près d’une heure, attendant ce qu’il plairoit à la fortune d’ordonner de moi.

Quand le Soleil débarrassé de nuages commença d’éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent qui recevoit à travers ses facettes les trésors du Soleil, en répandoit par le bocal la lumière dans ma cellule ; et comme cette splendeur s’affaiblissoit à cause des rayons qui ne pouvoient se replier jusqu’à moi sans se rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertissoit ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d’or.

J’admirois avec extase la beauté d’un coloris si mélangé, et voici que tout à coup je sens mes entrailles émues de la même façon que les sentiroit tressaillir quelqu’un enlevé par une poulie.

J’allois ouvrir mon guichet pour connoître la cause de cette émotion ; mais comme j’avançois la main, j’aperçus par le trou du plancher de ma boîte, ma Tour déjà fort basse au-dessous de moi, et mon petit château en l’air, poussant mes pieds contre-mont, me fit voir en un tournemain Toulouse qui s’enfonçoit en terre. Ce prodige m’étonna, non point à cause d’un essor si subit, mais à cause de cet épouvantable emportement de la raison humaine au succès d’un dessein qui m’avoit même effrayé en l’imaginant. Le reste ne me surprit pas, car j’avois bien prévu que le vide qui surviendroit dans l’icosaèdre à cause des rayons unis du Soleil par les verres concaves, attireroit pour le remplir une furieuse abondance d’air ; dont ma boîte seroit enlevée, et qu’à mesure que je monterois, l’horrible vent qui s’engouffreroit par le trou ne pourroit s’élever jusqu’à la voûte, qu’en pénétrant cette machine avec furie, il ne la poussât qu’en haut. Quoique mon dessein fût digéré avec beaucoup de précaution, une circonstance toutefois me trompa, pour n’avoir pas assez espéré de la vertu de mes miroirs. J’avois disposé autour de ma boîte une petite voile facile à contourner, avec une ficelle dont je tenois le bout, qui passoit par le bocal du vase ; car je m’étois imaginé qu’ainsi quand je serois en l’air, je pourrois prendre autant de vent qu’il m’en faudroit pour arriver à Colignac ; mais en un clin d’œil le Soleil qui battoit à plomb et obliquement sur les miroirs ardens de l’icosaèdre, me guinda si haut, que je perdis Toulouse de vue. Cela me fit abandonner ma ficelle, et fort peu de temps après j’aperçus par une des vitres que j’avois pratiquées aux quatre côtés de la machine, ma petite voile arrachée qui s’envoloit au gré d’un tourbillon entonné dedans.

Il me souvient qu’en moins d’une heure je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Je m’en aperçus bientôt, parce que je voyois grêler et pleuvoir plus bas que moi. On me demandera peut-être d’où venoit alors ce vent (sans lequel ma boîte ne pouvoit monter) dans un étage du Ciel exempt de météores. Mais pourvu qu’on m’écoute, je satisferai à cette objection. Je vous ai dit que le Soleil qui battoit vigoureusement sur mes miroirs concaves, unissant les rais dans le milieu du vase, chassoit avec son ardeur par le tuyau d’en haut l’air dont il étoit plein, et qu’ainsi le vase demeurant vide, la Nature qui l’abhorre lui faisoit rehumer par l’ouverture basse d’autre air pour se remplir (169) : s’il en perdoit beaucoup, il en recouvroit autant ; et de cette sorte on ne doit pas s’ébahir que dans une région au-dessus de la moyenne où sont les vents, je continuasse de monter, parce que l’éther (170) devenoit vent, par la furieuse vitesse avec laquelle il s’engouffroit pour empêcher le vide, et devoit par conséquent pousser sans cesse ma machine.

Je ne fus quasi pas travaillé de la faim, hormis lorsque je traversai cette moyenne région ; car véritablement la froideur du climat me la fit voir de loin ; je dis de loin, à cause qu’une bouteille d’essence que je portois toujours, dont j’avalai quelques gorgées, lui défendit d’approcher.

Pendant tout le reste de mon voyage, je n’en sentis aucune atteinte ; au contraire, plus j’avançois vers ce Monde enflammé, plus je me trouvois robuste. Je sentois mon visage un peu chaud, et plus gai qu’à l’ordinaire ; mes mains paraissoient colorées d’un vermeil agréable, et je ne sais quelle joie couloit parmi mon sang qui me faisoit être au delà de moi.

Il me souvient que réfléchissant sur cette aventure, je raisonnai une fois ainsi. « La faim sans doute ne me sauroit atteindre, à cause que cette douleur n’étant qu’un instinct de Nature, avec lequel elle oblige les animaux à réparer par l’aliment ce qui se perd de leur substance, aujourd’hui qu’elle sent que le Soleil par sa pure, continuelle, et voisine irradiation, me fait plus réparer de chaleur radicale, que je n’en perds, elle ne me donne plus cette envie qui me seroit inutile. » J’objectois pourtant à ces raisons, que puisque le tempérament qui fait la vie, consistoit non-seulement en chaleur naturelle, mais en humide radical, où ce feu se doit attacher comme la flamme à l’huile d’une lampe, les rayons seuls de ce brasier vital ne pouvoient faire l’âme, à moins de rencontrer quelque matière onctueuse qui les fixât. Mais tout aussitôt je vainquis cette difficulté, après avoir pris garde que dans nos corps l’humide radical et la chaleur naturelle ne sont rien qu’une même chose ; car ce que l’on appelle humide, soit dans les Animaux, soit dans le Soleil, cette grande âme du Monde, n’est qu’une fluxion d’étincelles plus continues, à cause de leur mobilité ; et ce que l’on nomme chaleur est une bruine d’atomes de feu qui paroissent moins déliés, à cause de leur interruption. Mais quand l’humide et la chaleur radicale seroient deux choses distinctes, il est constant que l’humide ne seroit pas nécessaire pour vivre si proche du Soleil ; car puisque cet humide ne sert dans les vivans que pour arrêter la chaleur qui s’exhaleroit trop vite, et ne seroit pas réparée assez tôt, je n’avois garde d’en manquer dans une région où de ces petits corps de flamme qui font la vie, il s’en réunissoit davantage à mon être qu’il ne s’en détachoit.

Une autre chose peut causer de l’étonnement, à savoir pourquoi les approches de ce globe ardent ne me consumoient pas, puisque j’avois presque atteint la pleine activité de sa sphère ; mais en voici la raison. Ce n’est point, à proprement parler, le feu même qui brûle, mais une matière plus grosse que le feu pousse çà et là par les élans de sa nature mobile ; et cette poudre de bluettes que je nomme feu, par elle-même mouvante, tient possible toute son action de la rondeur de ces atomes, car ils chatouillent, échauffent, ou brûlent, selon la figure des corps qu’ils traînent avec eux. Ainsi la paille ne jette pas une flamme si ardente que le bois ; le bois brûle avec moins de violence que le fer ; et cela procède de ce que le feu de fer, de bois et de paille, quoique en soi le même feu, agit toute fois diversement selon la diversité des corps qu’il remue. C’est pourquoi dans la paille, le feu (cette poussière quasi spirituelle) n’étant embarrassé qu’avec un corps mou, il est moins corrosif ; dans le bois, dont la substance est plus compacte, il entre plus durement ; et dans le fer, dont la masse est presque tout à fait solide, et liée de parties angulaires, il pénètre et consume ce qu’on y jette en un tournemain. Toutes ces observations étant si familières, on ne s’étonnera point que j’approchasse du Soleil sans être brûlé, puisque ce qui brûle n’est pas le feu, mais la matière où il est attaché ; et que le feu du Soleil ne peut être mêlé d’aucune matière. N’expérimentons-nous pas même que la joie, qui est un feu, pource qu’il ne remue qu’un sang aérien dont les particules fort déliées glissent doucement contre les membranes de notre chair, chatouille et fait naître je ne sais quelle aveugle volupté ? et que cette volupté, ou pour mieux dire ce premier progrès de douleur, n’arrivant pas jusqu’à menacer l’animal de mort, mais jusqu’à lui faire sentir que l’envie[2] cause un mouvement à nos esprits que nous appelons joie ? Ce n’est pas que la fièvre, encore qu’elle ait des accidens tout contraires, ne soit un feu aussi bien que la joie, mais c’est un feu enveloppé dans un corps, dont les grains sont cornus, tel qu’est la bile âtre  (171), ou la mélancolie, qui venant à darder ses pointes crochues partout où sa nature mobile le promène, perce, coupe, écorche, et produit par cette agitation violente ce qu’on appelle ardeur de fièvre  (172). Mais cette enchaînure de preuves est fort inutile ; les expériences les plus vulgaires suffisent pour convaincre les aheurtés  (173). Je n’ai pas de temps à perdre, il faut penser à moi. Je suis à l’exemple de Phaéton, au milieu d’une carrière où je ne saurois rebrousser, et dans laquelle si je fais un faux pas, toute la Nature ensemble n’est point capable de me secourir.

Je connus très-distinctement, comme autrefois j’avois soupçonné en montant à la Lune, qu’en effet c’est la Terre qui tourne d’Orient en Occident à l’entour du Soleil, et non pas le Soleil autour d’elle ; car je voyois en suite de la France, le pied de la botte d’Italie (174), puis la Mer Méditerranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin, la Perse, les Indes, la Chine, et enfin le Japon, passer successivement vis-à-vis du trou de ma loge ; et quelques heures après mon élévation, toute la Mer du Sud ayant tourné laissa mettre à sa place le continent de l’Amérique.

Je distinguai clairement toutes ces révolutions, et je me souviens même que longtemps après je vis encore l’Europe remonter une fois sur la scène, mais je n’y pouvois plus remarquer séparément les États, à cause de mon exaltation (175) qui devint trop haute. Je laissai sur ma route, tantôt à gauche, tantôt à droite, plusieurs Terres comme la nôtre, où pour peu que j’atteignisse les sphères de leur activité, je me sentois fléchir. Toutefois, la rapide vigueur de mon essor surmontoit celle de ces attractions.

Je côtoyai la Lune qui pour lors se trouvoit entre le Soleil et la Terre, et je laissai Vénus à main droite. Mais à propos de cette étoile, la vieille Astronomie a tant prêché, que les Planètes sont des astres qui tournent à l’entour de la Terre, que la moderne n’oseroit en douter. Et je remarquai toutefois, que durant tout le temps que Vénus parut au deçà du Soleil, à l’entour duquel elle tourne, je la vis toujours en croissant ; mais achevant son tour, j’observai qu’à mesure qu’elle passa derrière, ses cornes se rapprochèrent, et son ventre noir se redora. Or cette vicissitude de lumières et de ténèbres, montre bien évidemment que les Planètes sont comme la Lune et la Terre, des globes, sans clarté, qui ne sont capables que de réfléchir celle qu’ils empruntent.

En effet, à force de monter, je fis encore la même observation de Mercure. Je remarquai de plus, que tous ces Mondes ont encore d’autres petits Mondes qui se meuvent à l’entour d’eux. Rêvant depuis aux causes de la construction de ce grand Univers, je me suis imaginé qu’au débrouillement du Chaos, après que Dieu eut créé la matière, les corps semblables se joignirent par ce principe d’amour inconnu, avec lequel nous expérimentons que toute chose cherche son pareil. Des particules formées de certaine façon s’assemblèrent, et cela fit l’air. D’autres à qui la figure donna possible un mouvement circulaire, composèrent en se liant les globes qu’on appelle astres, qui non-seulement à cause de cette inclination de pirouetter sur leurs pôles, à laquelle leur figure les nécessite, ont dû s’amasser en rond, comme nous les voyons, mais ont dû même s’évaporant de la masse, et cheminant dans leur fuite d’une allure semblable, faire tourner les orbes moindres qui se rencontroient dans la sphère de leur activité. C’est pourquoi Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne, ont été contraints de pirouetter et rouler tout ensemble à l’entour du Soleil. Ce n’est pas qu’on ne se puisse imaginer qu’autrefois tous ces autres globes n’aient été des Soleils (176), puisqu’il reste encore à la Terre, malgré son extinction présente, assez de chaleur pour faire tourner la Lune autour d’elle par le mouvement circulaire des corps qui se déprennent de sa masse, et qu’il en reste assez à Jupiter, pour en faire tourner quatre. Mais ces Soleils à la longueur du temps, ont fait une perte de lumière et de feu si considérable par l’émission continuelle des petits corps qui font l’ardeur et la clarté, qu’ils sont demeurés un marc froid, ténébreux, et presque impuissant. Nous découvrons même que ces taches qui sont au Soleil, dont les Anciens ne s’étoient point aperçus, croissent de jour en jour. Or que sait-on si ce n’est point une croûte qui se forme en sa superficie, sa masse qui s’éteint à mesure que la lumière s’en déprend ; et s’il ne deviendra point, quand tous ces corps mobiles l’auront abandonné, un globe opaque comme la Terre ? Il y a des siècles fort éloignés, au delà desquels il ne paroît aucun vestige du genre humain. Peut-être qu’auparavant la Terre étoit un Soleil peuplé d’animaux proportionnés au climat qui les avoit produits ; et peut-être que ces animaux-là étoient les Démons de qui l’antiquité raconte tant d’exemples. Pourquoi non ? Ne se peut-il pas faire que ces animaux depuis l’extinction de la Terre, y ont encore habité quelque temps, et que l’altération de leur globe n’en avoit pas détruit encore toute la race ? En effet leur vie a duré jusqu’à celle d’Auguste, au témoignage de Plutarque. Il semble même que le testament prophétique et sacré de nos premiers Patriarches, nous ait voulu conduire à cette vérité par la main ; car on y lit auparavant qu’il soit parlé de l’homme, la révolte des Anges (177). Cette suite de temps que l’Écriture observe, n’est-elle pas comme une demi-preuve que les Anges ont habité la Terre auparavant nous ? et que ces orgueilleux qui avoient habité notre Monde, du temps qu’il étoit Soleil, dédaignant peut-être depuis qu’il fût éteint, d’y continuer leur demeure, et sachant que Dieu avoit posé son Trône dans le Soleil, osèrent entreprendre de l’occuper ? Mais Dieu qui voulut punir leur audace, les chassa même de la Terre, et créa l’homme, moins parfait, mais par conséquent moins superbe, pour occuper leurs places vides.

Environ au bout de quatre mois de voyage, du moins autant qu’on sauroit supputer, quand il n’arrive point de nuit pour distinguer le jour, j’abordai une de ces petites Terres qui voltigent à l’entour du Soleil (que les Mathématiciens appellent des Macules), où à cause des nuages interposés, mes miroirs ne réunissant plus tant de chaleur, et l’air par conséquent ne poussant plus ma cabane avec tant de vigueur, ce qui resta de vent ne fut capable que de soutenir ma chute, et me descendre sur la pointe d’une fort haute montagne où je baissai doucement.

Je vous laisse à penser la joie que je sentis de voir mes pieds sur un plancher solide, après avoir si longtemps joué le personnage d’oiseau. En vérité des paroles sont foibles pour exprimer l’épanouissement dont je tressaillis, lorsqu’en fin j’aperçus ma tête couronnée de la clarté des Cieux. Cette extase pourtant ne me transporta pas si fort, que je ne songeasse, au sortir de ma boîte, de couvrir son chapiteau avec ma chemise auparavant de m’éloigner, parce que j’appréhendois si l’air devenant serein le Soleil eût rallumé mes miroirs, comme il étoit vraisemblable, de ne plus retrouver ma maison.

Par des crevasses que des ruines d’eau témoignoient avoir creusées, je dévalai dans la plaine, où pour l’épaisseur du limon dont la terre étoit grasse, je ne pouvois quasi marcher. Toutefois au bout de quelque espace de chemin, j’arrivai dans une fondrière où je rencontrai un petit homme tout nu assis sur une pierre, qui se reposoit. Je ne me souviens pas si je lui parlai le premier, ou si ce fut lui qui m’interrogea ; mais j’ai la mémoire toute fraîche comme si je l’écoutois encore, qu’il me discourut pendant trois grosses heures en une langue que je sais bien n’avoir jamais ouïe, et qui n’a aucun rapport avec pas une de ce monde-ci, laquelle toutefois je compris plus vite et plus intelligiblement que celle de ma nourrice. Il m’expliqua quand je me fus enquis d’une chose si merveilleuse, que dans les sciences il y avoit un Vrai, hors lequel on étoit toujours éloigné du facile ; que plus un idiome s’éloignoit de ce Vrai, plus il se rencontroit au-dessous de la conception et de moins facile intelligence. « De même, continuoit-il, dans la Musique ce Vrai ne se rencontre jamais, que l’âme aussitôt soulevée ne s’y porte aveuglement. Nous ne le voyons pas, mais nous sentons que Nature le voit ; et sans pouvoir comprendre en quelle sorte nous en sommes absorbés, il ne laisse pas de nous ravir, et si, nous ne saurions remarquer où il est (178). Il en va des langues tout de même. Qui rencontre cette vérité de lettres, de mots, et de suite, ne peut jamais en s’exprimant tomber au-dessous de sa conception : il parle toujours égal à sa pensée ; et c’est pour n’avoir pas la connoissance de ce parfait idiome que vous demeurez court, ne connoissant pas l’ordre ni les paroles qui puissent expliquer ce que vous imaginez. » Je lui dis que le premier homme de notre Monde s’étoit indubitablement servi de cette langue matrice, parce que chaque nom qu’il avoit imposé à chaque chose, déclaroit son essence. Il m’interrompit, et continua : « Elle n’est pas simplement nécessaire pour exprimer tout ce que l’esprit conçoit, mais sans elle on ne peut pas être entendu de tous. Comme cet idiome est l’instinct ou la voix de la Nature, il doit être intelligible à tout ce qui vit sous le ressort de Nature, c’est pourquoi si vous en aviez l’intelligence, vous pourriez communiquer et discourir de toutes vos pensées aux bêtes, et les bêtes à vous de toutes les leurs, à cause que c’est le langage même de la Nature, par qui elle se fait entendre à tous les animaux.

« Que la facilité donc avec laquelle vous entendez le sens d’une langue qui ne sonna jamais à votre ouïe ne vous étonne plus. Quand je parle votre âme rencontre, dans chacun de mes mots, ce Vrai qu’elle cherche à tâtons ; et quoique sa raison ne l’entende pas, elle a chez soi Nature qui ne sauroit manquer de l’entendre.

— Ha ! c’est sans doute, m’écriai-je, par l’entremise de cet énergique idiome, qu’autrefois notre premier père conversoit avec les animaux, et qu’il étoit entendu d’eux ? Car comme la domination sur toutes les espèces lui avoit été donnée, elles lui obéissoient, parce qu’il les faisoit obéir en une langue qui leur étoit connue ; et c’est aussi pour cela (cette langue matrice étant perdue) qu’elles ne viennent point aujourd’hui comme jadis, quand nous les appelons, à cause qu’elles ne nous entendent plus. »

Le petit homme ne fit pas semblant de me vouloir répondre ; mais reprenant le fil de son discours, il alloit continuer, si je ne l’eusse interrompu encore une fois. Je lui demandai donc en quel Monde nous respirions ; s’il étoit beaucoup habité, et quelle sorte de gouvernement maintenoit leur police. « Je vais, répliqua-t-il, vous étaler des secrets qui ne sont point connus en votre climat.

« Regardez bien la terre où nous marchons ! Elle étoit il n’y a guère, une masse indigeste et brouillée, un chaos de matière confuse, une crasse noire et gluante dont le Soleil s’étoit purgé. Or après que par la vigueur des rais qu’il dardoit contre, il a eu mêlé, pressé, et rendu compactes ces nombreux nuages d’atomes ; après, dis-je, que par une longue et puissante coction, il a eu séparé dans cette boule les corps les plus contraires, et réuni les plus semblables, cette masse outrée de chaleur a tellement sué, qu’elle a fait un déluge qui l’a couverte plus de quarante jours ; car il falloit bien à tant d’eau cet espace de temps pour s’écouler aux régions les plus penchantes et les plus basses de notre globe.

« De ces torrens d’humeur assemblés, il s’est formé la mer, qui témoigne encore par son sel que ce doit être un amas de sueur, toute sueur étant salée (179). Ensuite de la retraite des eaux, il est demeuré sur la terre une bourbe grasse et féconde, où quand le Soleil eut rayonné, il s’éleva comme une ampoule, qui ne put à cause du froid pousser son germe dehors. Elle reçut donc une autre coction ; et cette coction la rectifiant encore, et la perfectionnant par un mélange plus exact, elle rendit ce germe qui n’étoit en puissance que de végéter, capable de sentir. Mais parce que les eaux qui avoient si longtemps croupi sur le limon, l’avoient trop morfondu, la bube ne se creva point ; de sorte que le Soleil la recuisit encore une fois ; et après une troisième digestion, cette matrice étant si fort échauffée, que le froid n’apportoit plus d’obstacle à son accouchement, elle s’ouvrit et enfanta un homme lequel a retenu dans le foie, qui est le siège de l’âme végétative, et l’endroit de la première coction, la puissance de croître ; dans le cœur, qui est le siège de l’activité, et la place de la seconde coction, la puissance vitale ; et dans le cerveau, qui est le siège de l’intellectuelle, et le lieu de la troisième coction, la puissance de raisonner. Sans cela, pourquoi serions-nous plus longtemps dans le ventre de nos mères que tout le reste des animaux, si ce n’étoit qu’il faut que notre embryon reçoive trois coctions distinctes pour former les trois facultés distinctes de notre âme ; et les bêtes, seulement deux, pour former ses deux puissances ? Je sais bien que le cheval ne s’achève qu’en dix, douze ou quatorze mois, au ventre de la jument. Mais comme il est d’un tempérament si contraire à celui qui nous fait hommes, que jamais il n’a vie qu’aux mois (remarquez !) tout à fait antipathiques à la nôtre, quand nous restons dans la matrice, outre le cours naturel ; ce n’est pas merveille que la période du temps, dont Nature a besoin pour délivrer une jument, soit autre que celui qui fait accoucher une femme. « Oui, mais enfin dira quelqu’un, le cheval demeure plus de temps que nous au ventre de sa mère ; et par conséquent il y reçoit des coctions ou plus parfaites, ou plus nombreuses ! » Je réponds qu’il ne s’ensuit pas, car sans m’appuyer des observations que tant de doctes ont faites sur l’énergie des nombres, quand ils prouvent que toute matière étant en mouvement, certains êtres s’achèvent dans une certaine révolution de jours qui se détruisent dans un autre ; ni sans me faire fort des preuves qu’ils tirent, après avoir expliqué la cause de tous ces mouvemens, que le nombre de neuf est le plus parfait ; je me contenterai de répondre, que le germe de l’homme étant plus chaud, le Soleil y travaille, et finit plus d’organes en neuf mois, qu’il n’en ébauche en un an dans celui du poulain. Or qu’un cheval ne soit beaucoup plus froid qu’un homme, on n’en sauroit douter, puisque cette bête ne meurt que d’enflure de rate, ou d’autres maux qui procèdent de mélancolie. « Cependant, me direz-vous, on ne voit point dans notre Monde aucun homme engendré de boue, et produit de cette façon ? » Je le crois bien, votre Monde est aujourd’hui trop échauffé ; car sitôt que le Soleil attire un germe de la Terre, ne rencontrant point ce froid humide, ou pour mieux dire ce période certain d’un mouvement achevé qui le contraigne à plusieurs coctions, il en forme aussitôt un végétant ; ou s’il se fait deux coctions, comme la seconde n’a pas le loisir de s’achever parfaitement, elle n’engendre qu’un insecte. Aussi j’ai remarqué que le Singe, qui porte comme nous ses petits près de neuf mois, nous ressemble par tant de biais, que beaucoup de Naturalistes ne nous ont point distingué d’espèce ; et la raison c’est que leur semence à peu près tempérée comme la nôtre, pendant ce temps a presque eu le loisir d’achever les trois digestions.

« Vous me demanderez indubitablement de qui je tiens l’histoire que je vous ai contée ? Vous me direz que je ne saurois l’avoir apprise de ceux qui n’y étoient pas ? Il est vrai que je suis le seul qui s’y soit rencontré, et que par conséquent je n’en puis rendre témoignage, à cause qu’elle étoit arrivée auparavant que je naquisse. Cela est encore vrai ; mais apprenez aussi, que dans une région voisine du Soleil comme la nôtre, les âmes pleines de feu sont plus claires, plus subtiles, et plus pénétrantes, que celles des autres animaux aux sphères plus éloignées. Or puisque dans votre Monde même il s’est jadis rencontré des Prophètes de qui l’esprit échauffé par un vigoureux enthousiasme ont eu des pressentimens du futur, il n’est pas impossible que dans celui-ci beaucoup plus proche du Soleil, et par conséquent beaucoup plus lumineux que le vôtre, il ne vienne à un fort génie quelque odeur du passé ; que sa raison mobile ne se remue aussi bien en arrière qu’en avant, et qu’elle ne soit capable d’atteindre la cause par les effets, vu qu’elle peut arriver aux effets par la cause. »

Il acheva son récit de cette sorte ; mais après une conférence encore plus particulière de secrets fort cachés qu’il me révéla, dont je veux taire une partie, et dont l’autre m’est échappée de la mémoire, il me dit qu’il n’y avoit pas encore trois semaines qu’une motte de terre, engrossée par le Soleil, avoit accouché de lui. « Regardez bien cette tumeur ! » Alors il me fit remarquer sur de la bourbe je ne sais quoi d’enflé comme une taupinière : « C’est, dit-il, une apostume, ou pour mieux parler, une matrice qui recèle depuis neuf mois l’embryon d’un de mes frères. J’attends ici à dessein de lui servir de sage-femme. »

Il auroit continué, s’il n’eût aperçu à l’entour de ce gazon d’argile le terrain qui palpitoit. Cela lui fit juger, avec la grosseur du bubon, que la terre étoit en travail, et que cette secousse étoit déjà l’effort des tranchées de l’accouchement. Il me quitta aussitôt pour y courir, et moi j’allai rechercher ma cabane (180).

Je regrimpai donc la montagne que j’avois descendue, au sommet de laquelle je parvins avec beaucoup de lassitude. Vous pouvez croire combien je fus en peine quand je ne trouvai plus ma machine où je l’avois laissée. J’en soupirois déjà la perte, quand je l’aperçus fort loin qui voltigeoit. Autant que mes jambes purent fournir, j’y courus à perte d’haleine, et certes c’étoit un passetemps agréable de contempler cette nouvelle façon d’aller à la chasse ; car quelquefois que j’avois presque la main dessus, il survenoit dans la boule de verre une légère augmentation de chaleur, qui tirant l’air avec plus de force, et cet air devenu plus roide enlevant ma boîte au-dessus de moi, me faisoit sauter après comme un chat au croc où il voit pendre un lièvre. Sans que ma chemise étoit demeurée sur le chapiteau pour s’opposer à la force des miroirs, elle eût fait le voyage toute seule.

Mais à quoi bon me rafraîchir la mémoire d’une aventure dont je ne saurois me souvenir qu’avec la même douleur que je ressentis alors ? Il suffira de savoir qu’elle bondit, courut, et vola tant et que je sautai, je marchai et j’arpentai tant, qu’enfin je la vis choir au pied d’une fort haute montagne. Elle m’eût mené possible encore plus loin, si de cette orgueilleuse enflure de la terre, les ombres, qui noircissoient le Ciel bien avant sur la plaine, n’eussent répandu tout autour une nuit de demi-lieue ; car se rencontrant parmi ces ténèbres, son verre n’en eut pas plutôt senti la fraîcheur, qu’il ne s’y engendra plus de vide, plus de vent par le trou, et conséquemment plus d’impulsion qui la soutînt ; de sorte qu’elle chut, et se fût brisée en mille éclats, si par bonheur une mare où elle tomba n’eût plié sous le faix. Je la tirai de l’eau, remis en état ce qui étoit froissé ; puis après l’avoir embrassée de toute ma force, je la portai sur le sommet d’un coteau qui se rencontra tout proche. Là je développai ma chemise d’alentour du vase, mais je ne la pus vêtir, parce que mes miroirs commençant leur effet, j’aperçus ma cabane qui frétilloit déjà pour voler. Je n’eus le loisir que d’entrer vitement dedans, où je m’enfermai comme la première fois.

La sphère de notre Monde ne me paroissoit plus qu’un astre à peu près de la grandeur que nous paroît la Lune ; encore il s’étrécissoit, à mesure que je montois, jusqu’à devenir une étoile, puis une bluette, et puis rien, d’autant que ce point lumineux s’aiguisa si fort pour s’égaler à celui qui termine le dernier rayon de ma vue, qu’enfin elle le laissa s’unir à la couleur des Cieux. Quelqu’un peut-être s’étonnera que pendant un si long voyage, le sommeil ne m’ait point accablé, mais comme le sommeil n’est produit que par la douce exhalaison des viandes qui s’évaporent de l’estomac au cerveau, ou par un besoin que sent Nature de lier notre âme, pour réparer pendant le repos autant d’esprits que le travail en a consommés, je n’avois garde de dormir, vu que je ne mangeois pas, et que le soleil me restituoit beaucoup plus de chaleur radicale que je n’en dissipois. Cependant mon élévation continuoit, et à mesure qu’elle m’approchoit de ce Monde enflammé, je sentois couler dans mon sang une certaine joie qui le rectifioit, et passoit jusqu’à l’âme. De temps en temps je regardois en haut pour admirer la vivacité des nuances qui rayonnoient dans mon petit dôme de cristal, et j’ai la mémoire encore présente, que je pointais alors mes yeux dans le bocal du vase, comme voici que tout en sursaut je sens je ne sais quoi de lourd qui s’envole de toutes les parties de mon corps. Un tourbillon de fumée fort épaisse et quasi palpable suffoqua mon verre de ténèbres ; et, quand je voulus me mettre debout pour contempler ce noir dont j’étois aveuglé, je ne vis plus ni vase, ni miroirs, ni verrière, ni couverture à ma cabane. Je baissai donc la vue à dessein de regarder ce qui faisoit ainsi choir mon chef-d’œuvre en ruine : mais je ne trouvai à sa place, et à celle des quatre côtés et du plancher, que le Ciel tout autour de moi. Encore ce qui m’effraya davantage, ce fut de sentir comme si le vague de l’air se fût pétrifié, je ne sais quel obstacle invisible qui repoussoit mes bras quand je les pensois étendre. Il me vint alors dans l’imagination qu’à force de monter, j’étois sans doute arrivé dans le Firmament, que certains Philosophes et quelques Astronomes ont dit être solide (181). Je commençai à craindre d’y demeurer enchâssé ; mais l’horreur dont me consterna la bizarrerie de cet accident, s’accrut bien davantage par ceux qui succédèrent ; car ma vue qui vaguoit çà et là, étant par hasard tombée sur ma poitrine, au lieu de s’arrêter à la superficie de mon corps, passa tout à travers ; puis un moment ensuite je m’avisai que je regardois par derrière, et presque sans aucun intervalle. Comme si mon corps n’eût plus été qu’un organe de voir, je sentis ma chair, qui s’étant décrassée de son opacité, transféroit les objets à mes yeux, et mes yeux aux objets par chez elle. Enfin après avoir heurté mille fois sans la voir, la voûte, le plancher, et les murs de ma chaise, je connus que par une secrète nécessité de la lumière dans sa source, nous étions ma cabane et moi devenus transparens. Ce n’est pas que je ne la dusse apercevoir, quoique diaphane, puisqu’on aperçoit bien le verre, le cristal, et les diamans, qui le sont ; mais je me figure que le Soleil, dans une région si proche de lui, purge bien plus parfaitement les corps de leur opacité, en arrangeant plus droits les pertuis imperceptibles de la matière, que dans notre Monde, où sa force presque usée par un si long chemin, est à peine capable de transpirer son éclat aux pierres précieuses ; toutefois à cause de l’interne égalité de leurs superficies, il leur fait rejaillir à travers de leurs glaces, comme par de petits yeux, ou le vert des émeraudes, ou l’écarlate des rubis, ou le violet des améthystes, selon que les différens pores de la pierre, ou plus droits, ou plus sinueux, éteignent ou rallument par la quantité des réflexions cette lumière affaiblie. Une difficulté peut embarrasser le lecteur, à savoir comment je pouvois me voir, et ne point voir ma loge, puisque j’étois devenu diaphane aussi bien qu’elle. Je réponds à cela, que sans doute le Soleil agit autrement sur les corps qui vivent que sur les inanimés, puisque aucun endroit, ni de ma chair, ni de mes os, ni de mes entrailles, quoique transparens, n’avoit perdu sa couleur naturelle ; au contraire, mes poumons conservoient encore sous un rouge incarnat leur molle délicatesse ; mon cœur toujours vermeil, balançoit aisément entre le sistole et le diastole ; mon foie sembloit brûler dans un pourpre de feu, et cuisant l’air que je respirois, continuait la circulation du sang (182) ; enfin je me voyois, me touchois, me sentais le même, et si pourtant je ne l’étois plus.

Pendant que je considérois cette métamorphose, mon voyage s’accourcissoit toujours, mais pour lors avec beaucoup de lenteur, à cause de la sérénité de l’éther qui se raréfioit à proportion que je m’approchois de la source du jour ; car comme la matière en cet étage est fort déliée pour le grand vide dont elle est pleine, et que cette matière est par conséquent fort paresseuse à cause du vide qui n’a point d’action, cet air ne pouvoit produire en passant par le trou de ma boîte, qu’un petit vent à peine capable de la soutenir.

Je ne réfléchis jamais au malicieux caprice de la Fortune, qui toujours s’opposoit au succès de mon entreprise avec tant d’opiniâtreté, que je ne m’étonne comment le cerveau ne me tourna point. Mais écoutez un miracle que les siècles futurs auront de la peine à croire.

Enfermé dans une boîte à jour que je venois de perdre de vue, et mon essor tellement appesanti, que je faisois beaucoup de ne pas tomber ; enfin dans un état où tout ce que renferme la machine entière du Monde, étoit impuissant à me secourir, je me trouvois réduit au période d’une extrême infortune. Toutefois comme alors que nous expirons, nous sommes intérieurement poussés à vouloir embrasser ceux qui nous ont donné l’être, j’élevai mes yeux au Soleil, notre père commun. Cette ardeur de ma volonté non seulement soutint mon corps, mais elle le lança vers la chose qu’il aspiroit d’embrasser. Mon corps poussa ma boîte, et de cette façon je continuai mon voyage. Sitôt que je m’en aperçus, je roidis avec plus d’attention que jamais toutes les facultés de mon âme, pour les attacher d’imagination à ce qui m’attiroit ; mais ma tête chargée de ma cabane, contre le chapiteau de laquelle les efforts de ma volonté me guindoient malgré moi, m’incommoda de telle sorte qu’à la fin cette pesanteur me contraignit de chercher à tâtons l’endroit de sa porte invisible. Par bonheur je la rencontrai, je l’ouvris, et me jetai dehors ; mais cette naturelle appréhension de choir qu’ont tous les animaux, quand ils se surprennent soutenus de rien, me fît pour m’accrocher brusquement étendre le bras. Je n’étois guidé que de la Nature qui ne sait pas raisonner ; et c’est pourquoi la Fortune son ennemie, poussa malicieusement ma main sur le chapiteau de cristal. Hélas ! quel coup de tonnerre fut à mes oreilles le son de l’icosaèdre que j’entendis se casser en morceaux ! Un tel désordre, un tel malheur, une telle épouvante, sont au delà de toute expression. Les miroirs n’attirèrent plus d’air, car il ne se faisoit plus de vide ; l’air ne devint plus vent, par la hâte de le remplir ; le vent cessa de pousser ma boîte en haut ; bref aussitôt après ce débris je la vis choir fort longtemps à travers ces vastes campagnes du Monde ; elle recontracta dans la même région l’opaque ténébreux qu’elle avoit exhalé ; d’autant que l’énergique vertu de la lumière cessant en cet endroit, elle se rejoignit avidement à l’obscure épaisseur qui lui étoit comme essentielle ; de la même façon qu’il s’est vu des âmes longtemps après la séparation venir chercher leurs corps, et, pour tâcher de s’y rejoindre, errer cent ans durant à l’entour de leurs sépultures. Je me doute qu’elle perdit ainsi sa diaphanéité, car je l’ai vue depuis en Pologne (183) au même état qu’elle étoit quand j’y entrai la première fois. Or j’ai su qu’elle tomba sous la ligne équinoxiale au Royaume de Bornéo ; qu’un Marchand Portugais l’avoit achetée de l’insulaire qui la trouva, et que, de main en main, elle étoit venue en la puissance de cet ingénieur Polonais, qui s’en sert maintenant à voler (184).

Ainsi donc suspendu dans le vague des Cieux, et déjà consterné de la mort que j’attendois par ma chute, je tournai, comme je vous ai dit, mes tristes yeux au Soleil ; ma vue y porta ma pensée, et mes regards fixement attachés à son globe, marquèrent une voie dont ma volonté suivit les traces pour y enlever mon corps.

Ce vigoureux élan de mon âme ne sera pas incompréhensible à qui considérera les plus simples effets de notre volonté ; car on sait bien, par exemple, que quand je veux sauter, ma volonté soulevée par ma fantaisie, ayant suscité tout le microcosme, elle tâche de le transporter jusqu’au but qu’elle s’est proposé. Si elle n’y arrive pas toujours, c’est à cause que les principes dans la Nature, qui sont universels, prévalent aux particuliers, et que la puissance de vouloir étant particulière aux choses sensibles, et celle de choir au centre étant généralement répandue par toute la matière, mon saut est contraint de cesser dès que la masse après avoir vaincu l’insolence de la volonté qui l’a surprise, se rapproche du point où elle tend.

Je tairai tout ce qui survint au reste de mon voyage, de peur d’être aussi longtemps à le conter qu’à le faire. Tant y a qu’au bout de vingt-deux mois j’abordai enfin très-heureusement les grandes plaines du Jour.

Cette terre est semblable à des flocons de neige embrasée, tant elle est lumineuse ; cependant c’est une chose assez incroyable, que je n’aie jamais su comprendre depuis que ma boîte tomba, si je montai ou si je descendis au Soleil. Il me souvient seulement quand j’y fus arrivé, que je marchois légèrement dessus ; je ne touchois le plancher que d’un point, et je roulois souvent comme une boule, sans que je me trouvasse incommodé de cheminer avec la tête, non plus qu’avec les pieds. Encore que j’eusse quelquefois les jambes vers le Ciel, et les épaules contre terre, je me sentois dans cette posture aussi naturellement situé, que si j’eusse eu les jambes contre terre, et les épaules vers le Ciel. Sur quelque endroit de mon corps que je me plantasse, sur le ventre, sur le dos, sur un coude, sur une oreille, je m’y trouvois debout. Je connus par là que le Soleil est un Monde qui n’a point de centre, et que comme j’étois bien loin hors de la sphère active du nôtre, et de tous ceux que j’avois rencontrés, il étoit par conséquent impossible que je pesasse encore, puisque la pesanteur n’est qu’une attraction du centre dans la sphère de son activité.

Le respect avec lequel j’imprimois de mes pas cette lumineuse campagne, suspendit pour un temps l’ardeur dont je pétillois d’avancer mon voyage. Je me sentois tout honteux de marcher sur le jour. Mon corps même étonné se voulant appuyer de mes yeux, et cette terre transparente qu’ils pénétroient, ne les pouvant soutenir, mon instinct malgré moi devenu maître de ma pensée, l’entraînoit au plus creux d’une lumière sans fond. Ma raison pourtant peu à peu désabusa mon instinct ; j’appuyai sur la plaine des vestiges (185) assurés et non tremblans, et je comptai mes pas si fièrement, que si les hommes avoient pu m’apercevoir de leur Monde, ils m’auroient pris pour ce grand Dieu qui marche sur les nues. Après avoir comme je crois, cheminé durant quinze jours, je parvins en une contrée du Soleil moins resplendissante que celle dont je sortais ; je me sentis tout ému de joie, et je m’imaginai qu’indubitablement cette joie procédoit d’une secrète sympathie que mon être gardoit encore pour son opacité. La connoissance que j’en eus ne me fit point pourtant désister de mon entreprise ; car alors je ressemblois à ces vieillards endormis, lesquels encore qu’ils sachent que le sommeil leur est préjudiciable, et qu’ils aient commandé à leurs domestiques de les en arracher, sont pourtant bien fâchés dans ce temps-là, quand on les réveille. Ainsi quoique mon corps s’obscurcissant à mesure que j’atteignois des Provinces plus ténébreuses, il recontracta les foiblesses qu’apporte cette infirmité de la matière : je devins las et le sommeil me saisit. Ces mignardes langueurs, dont les approches du sommeil nous chatouillent, coûtaient dans mes sens tant de plaisir, que mes sens gagnés par la volupté, forcèrent mon âme de savoir bon gré au tyran qui enchaînoit ses domestiques ; car le Sommeil, cet ancien tyran de la moitié de nos jours, qui à cause de sa vieillesse ne pouvant supporter la lumière, ni la regarder sans s’évanouir, avoit été contraint de m’abandonner à l’entrée des brillans climats du Soleil, et étoit venu m’attendre sur les confins de la région ténébreuse dont je parle, où m’ayant rattrapé, il m’arrêta prisonnier, enferma mes yeux, ses ennemis déclarés, sous la noire voûte de mes paupières ; et de peur que mes autres sens le trahissant comme ils m’avoient trahi, ne l’inquiétassent dans la paisible possession de sa conquête, il les garrotta chacun contre leur lit. Tout cela veut dire en deux mots, que je me couchai sur le sable fort assoupi. C’étoit une rase campagne tellement découverte, que ma vue de sa plus longue portée, n’y rencontroit pas seulement un buisson ; et cependant, à mon réveil, je me trouvai sous un Arbre, en comparaison de qui les plus hauts cèdres ne paraîtroient que de l’herbe. Son tronc étoit d’or massif, ses rameaux d’argent, et ses feuilles d’émeraudes, qui dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentoient comme dans un miroir les images du fruit qui pendoit alentour. Mais jugez si le fruit devoit rien aux feuilles. L’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composoit la moitié de chacun, et l’autre mettoit en suspens si elle tenoit sa matière d’une chrysolite, ou d’un morceau d’ambre doré ; les fleurs épanouies étoient des roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.

Un Rossignol, que son plumage uni rendoit beau par excellence, perché tout au coupeau[3], sembloit avec sa mélodie vouloir contraindre les yeux de confesser aux oreilles qu’il n’étoit pas indigne du trône où il étoit assis.

Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvois m’assouvir de le regarder. Mais comme j’occupois toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de grenade extraordinairement belle, dont la chair étoit un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea autant qu’il le falloit pour former un cou. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminoit en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardoit encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ses jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige ; et d’une légère culbute tomba justement à mes pieds. Certes je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de Nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération. « Animal humain, me dit-il (en cette langue matrice dont je vous ai autrefois discouru) après t’avoir longtemps considéré du haut de la branche où je pendois, j’ai cru lire dans ton visage que tu n’étois pas originaire de ce Monde ; c’est à cause de cela que je suis descendu pour en être éclairci au vrai. » Quand j’eus satisfait sa curiosité à propos de toutes les matières dont il me questionna[4]… « Mais vous, lui dis-je, découvrez-moi qui vous êtes ? Car ce que je viens de voir est si fort étonnant, que je désespère d’en connoître jamais la cause, si vous ne me l’apprenez. Quoi ! un grand arbre tout de pur or, dont les feuilles sont d’émeraudes, les fleurs de diamans, les boutons de perles, et parmi tout cela, des fruits qui se font hommes en un clin d’œil ! Pour moi j’avoue que la compréhension d’un tel miracle surpasse ma capacité. » En suite de cette exclamation, comme j’attendois sa réponse : « Vous ne trouverez pas mauvais, me dit-il, étant le Roi de tout le Peuple qui compose cet arbre, que je l’appelle pour me suivre. » Quand il eut ainsi parlé, je pris garde qu’il se recueillit en soi-même. Je ne sais si bandant les ressorts intérieurs de sa volonté, il excita hors de soi quelque mouvement qui fit arriver ce que vous allez entendre ; mais tant-y-a qu’aussitôt après tous les fruits, toutes les fleurs, toutes les feuilles, toutes les branches, enfin tout l’arbre tomba par pièces en petits hommes, voyant, sentant, et marchant, lesquels, comme pour célébrer le jour de leur naissance au moment de leur naissance même, se mirent à danser alentour de moi. Le Rossignol, entre tous, resta dans sa figure, et ne fut point métamorphosé ; il se vint jucher sur l’épaule de notre petit monarque, où il chanta un air si mélancolique et si amoureux, que toute l’assemblée, et le Prince même, attendris par les douces langueurs de sa voix mourante, en laissa couler quelques larmes. La curiosité d’apprendre d’où venoit cet oiseau, me saisit pour lors d’une démangeaison de langue si extraordinaire, que je ne la pus contenir : « Seigneur, dis-je, m’adressant au Roi, si je ne craignois d’importuner Votre Majesté, je lui demanderois pourquoi parmi tant de métamorphoses le Rossignol tout seul a gardé son être ? » Ce petit Prince m’écouta avec une complaisance qui marquoit bien sa bonté naturelle ; et connoissant ma curiosité : « Le Rossignol, me répliqua-t-il, n’a point comme nous changé de forme, parce qu’il ne l’a pu. C’est un véritable Oiseau qui n’est que ce qu’il vous paroît. Mais marchons vers les régions opaques, et je vous conterai en chemin faisant qui je suis, avec l’histoire du Rossignol. » À peine lui eus-je témoigné la satisfaction que je recevois de son offre, qu’il sauta légèrement sur l’une de mes épaules. Il se haussa sur ses petits ergots pour atteindre de sa bouche à mon oreille ; et tantôt se balançant à mes cheveux, tantôt s’y donnant l’estrapade (186) : « Ma foi ! me dit-il, excuse une personne qui se sent déjà hors d’haleine. Comme dans un corps étroit, j’ai les poumons serrés, et la voix par conséquent si déliée, que je suis contraint de me peiner beaucoup pour me faire ouïr, le Rossignol trouvera bon de parler lui-même de soi-même. Qu’il chante donc si bon lui semble ! Au moins nous aurons le plaisir d’écouter son histoire en musique. » Je lui répliquai que je n’avois point encore assez d’habitude au langage d’Oiseau ; que véritablement un certain Philosophe que j’avois rencontré en montant au Soleil, m’avoit bien donné quelques principes généraux pour entendre celui des brutes ; mais qu’ils ne suffisoient pas pour entendre généralement tous les mots, ni pour être touché de toutes les délicatesses qui se rencontrent dans une aventure telle que devoit être celle-là. « Hé bien, dit-il, puisque tu le veux, tes oreilles ne seront pas simplement sevrées des belles chansons du Rossignol, mais de quasi toute son aventure, de laquelle je ne te puis raconter que ce qui est venu à ma connoissance. Toutefois tu te contenteras de cet échantillon ; aussi bien quand je la saurois tout entière, la brièveté de notre voyage en son Pays où je le vais reconduire, ne me permettroit pas de prendre mon récit de plus loin. » Ayant ainsi parlé, il sauta de dessus mon épaule à terre ; ensuite il donna la main à tout son petit peuple, et se mit à danser avec eux d’une sorte de mouvement que je ne saurois représenter, parce qu’il ne s’en est jamais vu de semblable. Mais écoutez, Peuples de la Terre, ce que je ne vous oblige pas de croire, puisqu’au Monde où vos miracles ne sont que des effets naturels, celui-ci a passé pour un miracle ! Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agitation dans moi, et mon agitation dans eux. Je ne pouvois regarder cette danse, que je ne fusse entraîné sensiblement de ma place, comme par un vortice (187) qui remuoit de son même branle, et de l’agitation particulière d’un chacun, toutes les parties de mon corps ; et je sentois épanouir sur mon visage la même joie qu’un mouvement pareil avoit étendue sur le leur. À mesure que la danse se serra, les danseurs se brouillèrent d’un trépignement beaucoup plus prompt et plus imperceptible : il sembloit que le dessein du Ballet fût de représenter un énorme Géant, car à force de s’approcher, et de redoubler la vitesse de leurs mouvemens, ils se mêlèrent de si près, que je ne discernai plus qu’un grand Colosse à jour, et quasi transparent ; mes yeux toutefois les virent entrer l’un dans l’autre. Ce fut en ce temps-là que je commençai à ne pouvoir davantage distinguer la diversité des mouvemens de chacun, à cause de leur extrême volubilité, et parce aussi que cette volubilité s’étrécissant toujours à mesure qu’elle s’approchoit du centre, chaque vortice occupa enfin si peu d’espace qu’il échappoit à ma vue. Je crois pourtant que les parties s’approchèrent encore ; car cette masse humaine auparavant démesurée, se réduisit peu à peu à former un jeune Homme de taille médiocre, dont tous les membres étoient proportionnés avec une symétrie où la perfection dans sa plus forte idée n’a jamais pu voler. Il étoit beau au delà de ce que tous les Peintres ont élevé leur fantaisie ; mais ce que je trouvai de bien merveilleux, c’est que la liaison de toutes les parties qui achevèrent ce parfait microcosme se fit en un clin d’œil. Tels d’entre les plus agiles de nos petits danseurs s’élancèrent par une cabriole à la hauteur, et dans la posture essentielle à former une tête ; tels, plus chauds et moins déliés, formèrent le cœur ; et tels beaucoup plus pesans, ne fournirent que les os, la chair et l’embonpoint.

Quand ce beau grand jeune Homme fut entièrement fini, quoique sa prompte construction ne m’eût quasi pas laissé de temps pour remarquer aucun intervalle dans son progrès, je vis entrer, par la bouche, le Roi de tous les Peuples dont il étoit un chaos ; ce encore il me semble qu’il fut attiré dans ce corps par la respiration du corps même. Tout cet amas de petits hommes n’avoit point encore auparavant donné aucune marque de vie ; mais sitôt qu’il eut avalé son petit Roi, il ne se sentit plus être qu’un. Il demeura quelque temps à me considérer ; et s’étant comme apprivoisé par ses regards, il s’approcha de moi, me caressa, et me donnant la main : « C’est maintenant que, sans endommager la délicatesse de mes poumons, je pourrai t’entretenir des choses que tu passionnois de savoir, me dit-il ; mais il est bien raisonnable de te découvrir auparavant les secrets cachés de notre origine. Sache donc que nous sommes des animaux natifs du Soleil dans les régions éclairées. La plus ordinaire, comme la plus utile de nos occupations, c’est de voyager par les vastes contrées de ce grand Monde. Nous remarquons curieusement les mœurs des Peuples, le génie des climats et la nature de toutes les choses qui peuvent mériter notre attention ; par le moyen de quoi nous nous formons une science certaine de ce qui est. Or tu sauras que mes vassaux voyageoient sous ma conduite, et qu’afin d’avoir le loisir d’observer les choses plus curieusement, nous n’avions pas gardé cette conformation particulière à notre corps, qui ne peut tomber sous tes sens, dont la subtilité nous eût fait cheminer trop vite. Mais nous nous étions faits Oiseaux ; tous mes sujets par mon ordre étoient devenus Aigles ; et quant à moi, de peur qu’ils ne s’ennuyassent, je m’étois métamorphosé en Rossignol, pour adoucir leur travail (188) par les charmes de la Musique (189). Je suivois sans voler la rapide volée de mon Peuple, car je m’étois perché sur la tête d’un de mes vassaux, et nous suivions toujours notre chemin, quand un Rossignol habitant d’une Province du Pays opaque que nous traversions alors, étonné de me voir en la puissance d’un Aigle (car il ne nous pouvoit prendre que pour tels qu’il nous voyoit) se mit à plaindre mon malheur ; je fis faire halte à mes gens, et nous descendîmes au sommet de quelques arbres où soupiroit ce charitable Oiseau. Je pris tant de plaisir à la douceur de ses tristes chansons, qu’afin d’en jouir plus longtemps et plus à mon aise, je ne le voulus pas détromper. Je feignis sur-le-champ une histoire dans laquelle je lui contai les malheurs imaginaires qui m’avoient fait tomber aux mains de cet Aigle. J’y mêlai des aventures si surprenantes, où les passions étoient si adroitement soulevées et le chant si bien choisi pour la lettre, que le Rossignol en étoit tout hors de lui-même. Nous gazouillions l’un après l’autre réciproquement l’histoire en musique de nos mutuelles amours. Je chantois dans mes airs, que non-seulement je me consolois, mais que je me réjouissois encore de mon désastre, puisqu’il m’avoit procuré la gloire d’être plaint par de si belles chansons ; et ce petit inconsolable me répondoit dans les siens, qu’il accepteroit avec joie toute l’estime que je faisois de lui, s’il savoit qu’elle lui pût faire mériter l’honneur de mourir à ma place ; mais que la Fortune n’ayant pas réservé tant de gloire à un malheureux comme lui, il acceptoit de cette estime seulement ce qu’il en falloit pour m’empêcher de rougir de mon amitié. Je lui répondois encore à mon tour avec tous les transports, toutes les tendresses et toutes les mignardises d’une passion si touchante, que je l’aperçus deux ou trois fois sur la branche prêt à mourir d’amour. À la vérité, je mêlois tant d’adresse à la douceur de ma voix, et je surprenois son oreille par des traits si savans, et des routes si peu fréquentées à ceux de son espèce, que j’emportois sa belle âme à toutes les passions dont je la voulois maîtriser. Nous occupâmes en cet exercice l’espace de vingt-quatre heures ; et je crois que jamais nous ne nous fussions lassés de faire l’amour, si nos gorges ne nous eussent refusé de la voix. Ce fut l’obstacle seul qui nous empêcha de passer outre ; car sentant que le travail commençoit à me déchirer la gorge, et que je ne pouvois plus continuer sans choir en pâmoison, je lui fis signe de s’approcher de moi. Le péril où il crut que j’étois au milieu de tant d’Aigles lui persuada que je l’appelois à mon aide. Il vola aussitôt à mon secours ; et me voulant donner un glorieux témoignage qu’il savoit pour un ami braver la mort jusque dans son trône, il se vint asseoir fièrement sur le grand bec crochu de l’Aigle où j’étois perché. Certes un courage si fort dans un si foible animal me toucha de quelque vénération ; car encore que je l’eusse réclamé comme il se le figuroit, et qu’entre les animaux de semblable espèce, aider au malheureux soit une loi, l’instinct pourtant de sa timide nature le devoit faire balancer ; et toutefois il ne balança point ; au contraire il partit avec tant de hâte, que je ne sais qui vola le premier, du signal ou du Rossignol. Glorieux de voir sous ses pieds la tête de son Tyran, et ravi de songer qu’il alloit être, pour l’amour de moi, sacrifié presque entre mes ailes, et que de son sang peut-être quelques gouttes bienheureuses rejailliroient sur mes plumes, il tourna doucement la vue de mon côté, et m’ayant comme dit adieu d’un regard par lequel il sembloit me demander permission de mourir, il précipita si brusquement son petit bec dedans les yeux de l’Aigle, que je les vis plutôt crevés que frappés. Quand mon Oiseau se sentit aveugle, il se forma derechef une vue toute neuve. Je réprimandai doucement le Rossignol de son action trop précipitée ; et jugeant qu’il seroit dangereux de lui cacher plus longtemps notre véritable être, je me découvris à lui, je lui contai qui nous étions. Mais le pauvre petit, prévenu que ces barbares dont j’étois prisonnier, me contraignoient à feindre cette fable, n’ajouta nulle foi à tout ce que je lui pus dire. Quand je connus que toutes les raisons par lesquelles je prétendois le convaincre s’en alloient au vent, je donnai tout bas quelques ordres à dix ou douze mille de mes sujets, et incontinent le Rossignol aperçut à ses pieds une rivière couler sous un bateau, et le bateau flotter dessus ; il n’étoit grand que ce qu’il devoit l’être pour me contenir deux fois. Au premier signal que je leur fis paroître, mes Aigles s’envolèrent, et je me jetai dans l’esquif, d’où je criai au Rossignol, que s’il ne pouvoit encore se résoudre à m’abandonner sitôt, qu’il s’embarquât avec moi. Dès qu’il fut entré dedans, je commandai à la rivière de prendre son flux vers la région où mon peuple voloit. Mais la fluidité de l’onde étant moindre que celle de l’air, et par conséquent la rapidité de leur vol plus grande que celle de notre navigation, nous demeurâmes un peu derrière. Durant tout le chemin, je m’efforçai de détromper mon petit hôte ; je lui remontrai qu’il ne devoit attendre aucun fruit de sa passion, puisque nous n’étions pas de même espèce ; qu’il pouvoit bien l’avoir reconnu, quand l’Aigle, à qui il avoit crevé les yeux, s’en étoit forgé de nouveaux en sa présence, et lorsque par mon commandement douze mille de mes vassaux s’étoient métamorphosés en cette rivière et ce bateau sur lequel nous voguions. Mes remontrances n’eurent point de succès ; il me répondoit, que pour l’Aigle que je voulois faire accroire qui s’étoit forgé des yeux n’en avoit pas eu besoin, n’ayant point été aveugle, à cause qu’il n’avoit pas bien adressé du bec dans ses prunelles ; et pour la rivière et le bateau que je disois n’avoir été engendrés que d’une métamorphose de mon Peuple, ils étoient dans le bois dès la création du Monde, mais qu’on n’y avoit pas pris garde. Le voyant si fort ingénieux à se tromper, je convins avec lui que mes vassaux et moi nous nous métamorphoserions à sa vue en ce qu’il voudroit, à la charge qu’après cela il s’en retourneroit en sa Patrie. Tantôt il demanda que ce fût en arbre, tantôt il souhaita que ce fût en fleur, tantôt en fruit, tantôt en métal, tantôt en pierre. Enfin pour satisfaire tout à la fois à toute son envie, quand nous eûmes atteint ma Cour au lieu où je lui avois commandé de m’attendre, nous nous métamorphosâmes aux yeux du Rossignol en ce précieux arbre que tu as rencontré sur ton chemin, duquel nous venons d’abandonner la forme. Au reste maintenant que je vois ce petit Oiseau résolu de s’en retourner en son Pays, nous allons mes sujets et moi reprendre notre figure et la route de notre voyage. Mais il est raisonnable de te découvrir auparavant qui nous sommes : des animaux natifs et originaires du Soleil dans la partie éclairée, car il y a une différence bien remarquable entre les Peuples que produit la Région lumineuse et les Peuples du Pays opaque (190). C’est nous qu’au Monde de la Terre vous appelez des Esprits, et votre présomptueuse stupidité nous a donné ce nom, à cause que n’imaginant point d’animaux plus parfaits que l’homme, et voyant faire à de certaines créatures des choses au-dessus du pouvoir humain, vous avez cru ces animaux-là des Esprits. Vous vous trompez toutefois ; nous sommes des animaux comme vous ; car encore que quand il nous plaît nous donnions à notre matière, comme tu viens de voir, la figure et la forme essentielle des choses auxquelles nous voulons nous métamorphoser, cela ne conclut pas que nous soyons des Esprits. Mais écoute, et je te découvrirai comment toutes ces métamorphoses, qui te semblent autant de miracles, ne sont rien que de purs effets naturels. Il faut que tu saches qu’étant nés habitans de la partie claire de ce grand Monde, où le Principe de la matière est d’être en action, nous devons avoir l’imagination beaucoup plus active que ceux des régions opaques, et la substance du corps aussi beaucoup plus déliée. Or cela supposé, il est infaillible que notre imagination ne rencontrant aucun obstacle dans la matière qui nous compose, elle l’arrange comme elle veut, et devenue maîtresse de toute notre masse, elle la fait passer en remuant toutes ses particules, dans l’ordre nécessaire à constituer en grand cette chose qu’elle avoit formée en petit. Ainsi chacun de nous s’étant imaginé l’endroit et la partie de ce précieux arbre auquel il se vouloit changer, et ayant par cet effort d’imagination excité notre matière aux mouvemens nécessaires à les produire, nous nous y sommes métamorphosés. Ainsi mon Aigle ayant les yeux crevés, n’a eu pour se les rétablir qu’à s’imaginer un Aigle clairvoyant, car toutes nos transformations arrivent par le mouvement. C’est pourquoi quand de feuilles, de fleurs et de fruits que nous étions, nous avons été transmués en hommes, tu nous as vus danser encore quelque temps après, parce que nous n’étions pas encore remis du branle qu’il avoit fallu donner à notre matière pour nous faire hommes : à l’exemple des cloches, qui quoiqu’elles soient arrêtées, bruissent encore quelque temps après, et suivent sourdement le même son que le batail (191) causoit en les frappant. Aussi est-ce pourquoi tu nous as vus danser auparavant de faire ce grand homme, parce qu’il a fallu pour le produire nous donner tous les mouvemens généraux et particuliers qui sont nécessaires à le constituer, afin que cette agitation serrant nos corps peu à peu et les absorbant en un, chacun de nous par son mouvement créât en chaque partie le mouvement spécifique qu’elle doit avoir. Vous autres hommes ne pouvez pas les mêmes choses, à cause de la pesanteur de votre masse, et de la froideur de votre imagination. »

Il continua sa preuve, et l’appuya d’exemples si familiers et si palpables, qu’enfin je me désabusai d’un grand nombre d’opinions mal prouvées dont nos Docteurs aheurtés préviennent l’entendement des foibles. Alors je commençai de comprendre qu’en effet l’imagination de ces Peuples solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n’y ayant point, en ce Monde-là comme au nôtre, d’activité de centre qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je conçus, dis-je, que cette imagination pouvoit produire sans miracle tous les miracles qu’elle venoit de faire. Mille exemples d’événemens quasi pareils, dont les Peuples de notre globe font foi, achevèrent de me persuader. Cippus, Roi d’Italie, qui pour avoir assisté à un combat de taureaux, et avoir eu toute la nuit son imagination occupée à des cornes, trouva son front cornu le lendemain ; Gallus Vitius, qui banda son âme et l’excita si vigoureusement à concevoir l’essence de la folie, qu’ayant donné à sa matière par un effort d’imagination, les mêmes mouvemens que cette matière doit avoir pour constituer la folie, devint fou. Le roi Codrus, poulmonique, qui fichant ses yeux et sa pensée sur la fraîcheur d’un jeune visage, et cette florissante allégresse qui regorgeoit jusqu’à lui de l’adolescence du garçon, prenant dans son corps le mouvement par lequel il se figuroit la santé d’un jeune homme, se remit en convalescence. Enfin plusieurs femmes grosses qui ont fait monstres leurs enfans déjà formés dans la matrice, parce que leur imagination, qui n’étoit pas assez forte pour se donner à elles-mêmes la figure des monstres qu’elles concevoient, l’étoit assez pour arranger la matière du fœtus, beaucoup plus chaude et plus mobile que la leur, dans l’ordre essentiel à la production de ces monstres. Je me persuadai même que, si quand ce fameux hypocondre de l’antiquité s’imaginoit être cruche, sa matière trop compacte et trop pesante avoit pu suivre l’émotion de sa fantaisie, elle auroit formé de tout son corps une cruche parfaite ; et il auroit paru à tout le monde véritablement cruche, comme il se le paroissoit à lui seul. Tant d’autres exemples dont je me satisfis, me convainquirent en telle sorte, que je ne doutai plus d’aucune des merveilles que l’Homme-Esprit m’avoit racontées. Il me demanda si je ne souhoitois plus rien de lui ; je le remerciai de tout mon cœur. Et ensuite il eut encore la bonté de me conseiller, que puisque j’étois habitant de la Terre, je suivisse le Rossignol aux régions opaques du Soleil, parce qu’elles étoient plus conformes aux plaisirs qu’apète (192) la nature humaine. À peine eut-il achevé ce discours, qu’ayant ouvert la bouche fort grande, je vis sortir du fond de son gosier le Roi de ces petits animaux en forme de rossignol. Le grand Homme tomba aussitôt, et en même temps tous ses membres par morceaux s’envolèrent sous la figure d’Aigles. Ce Rossignol, créateur de soi-même, se percha sur la tête du plus beau d’entre eux, d’où il entonna un air admirable avec lequel je pense qu’il me disoit adieu. Le véritable Rossignol prit aussi sa volée, mais non pas de leur côté, ni ne monta pas si haut. Aussi je ne le perdis point de vue ; nous cheminions à peu près de même force ; car comme je n’avois pas dessein d’aborder plutôt une terre que l’autre, je fus bien aise de l’accompagner, outre que les régions opaques des Oiseaux étant plus conformes à mon tempérament, j’espérois y rencontrer aussi des aventures plus correspondantes à mon humeur. Je voyageai sur cette espérance pour le moins trois semaines avec toute sorte de contentement, si je n’eusse eu que mes oreilles à satisfaire ; car le Rossignol ne me laissoit point manquer de musique ; quand il étoit las, il venoit se reposer sur mon épaule ; et, quand je m’arrêtais, il m’attendoit. À la fin j’arrivai dans une contrée du Royaume de ce petit chantre, qui alors ne se soucia plus de m’accompagner. L’ayant perdu de vue, je le cherchai, je l’appelai, mais enfin je restai si las d’avoir couru après lui vainement, que je résolus de me reposer. Pour cet effet je m’étendis sur un gazon d’herbe molle qui tapissoit les racines d’un superbe rocher. Ce rocher étoit couvert de plusieurs jeunes arbres verts et touffus, dont l’ombre charma mes sens fatigués le plus agréablement du monde, et m’obligea de les abandonner au sommeil pour réparer avec sûreté mes forces dans un lieu si tranquille et si frais[5].


Histoire des oiseaux (193).


Je commençois de m’endormir, comme j’aperçus en l’air un Oiseau merveilleux qui planoit sur ma tête ; il se soutenoit d’un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n’étoit point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paroissoit verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisoit briller en s’agitant une couronne d’or, dont les rayons jaillissoient de ses yeux.

Il fut longtemps à voler dans la nue, et je me tenois tellement collé à tout ce qu’il devenoit, que mon âme s’étant toute repliée et comme raccourcie à la seule opération de voir, elle n’atteignit presque pas jusqu’à celle d’ouïr, pour me faire entendre que l’Oiseau parloit en chantant.

Ainsi peu à peu débandé de mon extase, je remarquai distinctement les syllabes, les mots et le discours qu’il articula,

Voici donc au mieux qu’il m’en souvient, les termes dont il arrangea le tissu de sa chanson :

« Vous êtes étranger, siffla l’Oiseau fort agréablement, et naquîtes dans un Monde d’où je suis originaire. Or cette propension secrète dont nous sommes émus pour nos compatriotes, est l’instinct qui me pousse à vouloir que vous sachiez ma vie.

« Je vois votre esprit tendu à comprendre comment il est possible que je m’explique à vous d’un discours suivi, vu qu’encore que les Oiseaux contrefassent votre parole, ils ne la conçoivent pas ; mais aussi quand vous contrefaites l’aboi d’un chien ou le chant d’un rossignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rossignol ont voulu dire. Tirez donc conséquence de là que ni les Oiseaux ni les Hommes ne sont pas pour cela moins raisonnables.

« Cependant de même qu’entre vous autres, il s’en est trouvé de si éclairés, qu’ils ont entendu et parlé notre langue comme Apollonius Tianeus, Anaximander, Ésope (194), et plusieurs dont je vous tais les noms, pour ce qu’ils ne sont jamais venus à votre connoissance ; de même parmi nous il s’en trouve qui entendent et parlent la vôtre. Quelques-uns, à la vérité, ne savent que celle d’une nation. Mais tout ainsi qu’il se rencontre des Oiseaux qui ne disent mot, quelques-uns qui gazouillent, d’autres qui parlent, il s’en rencontre encore de plus parfaits qui savent user de toutes sortes d’idiomes ; quant à moi j’ai l’honneur d’être de ce petit nombre.

« Au reste vous sautez qu’en quelque Monde que ce soit, Nature a imprimé aux Oiseaux une secrète envie de voler jusqu’ici, et peut-être que cette émotion de notre volonté est ce qui nous a fait croître des ailes, comme les femmes grosses produisent sur leurs enfans la figure des choses qu’elles ont désirées ; ou plutôt comme ceux qui passionnant de savoir nager ont été vus tout endormis se plonger au courant des fleuves, et franchir avec plus d’adresse qu’un expérimenté nageur, des hasards qu’étant éveillés ils n’eussent osé seulement regarder ; ou comme ce fils du Roi Crésus (195), à qui un véhément désir de parler pour garantir son père, enseigna tout d’un coup une langue ; ou bref comme cet ancien qui pressé de son ennemi et surpris sans armes, sentit croître sur son front des cornes de taureau, par le désir qu’une fureur semblable à celle de cet animal lui en inspira.

Quand donc les Oiseaux sont arrivés au Soleil, ils vont joindre la république de leur espèce. Je vois bien que vous êtes gros (196) d’apprendre qui je suis. C’est moi que parmi vous on appelle Phénix. Dans chaque Monde il n’y en a qu’un à la fois, lequel y habite durant l’espace de cent ans ; car au bout d’un siècle, quand sur quelque montagne d’Arabie il s’est déchargé d’un gros œuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d’aloès, de cannelle et d’encens, il prend son essor, et dresse sa volée au Soleil, comme la patrie où son cœur a longtemps aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage ; mais la pesanteur de son œuf, dont les coques si épaisses qu’il faut un siècle à le couver, retardoit toujours l’entreprise.

« Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production ; c’est pourquoi je veux vous l’expliquer. Le Phénix est hermaphrodite ; mais entre les hermaphrodites, c’est encore un autre Phénix tout extraordinaire, car… »

Il resta un demi-quart d’heure sans parler, et puis il ajouta : « Je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d’apprendre ; mais si je ne dis vrai, je veux jamais n’aborder votre globe, qu’un Aigle ne fonde sur moi. »

Il demeura encore quelque temps à se balancer dans le Ciel, et puis il s’envola.

L’admiration qu’il m’avoit causée par son récit me donna la curiosité de le suivre ; et parce qu’il fendoit le vague des cieux d’un essor non précipité, je le conduisis de la vue et du marcher assez facilement.

Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays si plein d’Oiseaux, que leur nombre égaloit presque celui des feuilles qui les couvroient. Ce qui me surprit davantage fut que ces Oiseaux, au lieu de s’effaroucher à ma rencontre, voltigeoient alentour de moi ; l’un siffloit à mes oreilles, l’autre faisoit la roue sur ma tête ; bref après que leurs petites gambades eurent occupé mon attention fort longtemps, tout à coup je sentis mes bras chargés de plus d’un million de toutes sortes d’espèces, qui pesoient dessus si lourdement, que je ne les pouvois remuer.

Ils me tinrent en cet état jusqu’à ce que je vis arriver quatre grandes Aigles, dont les unes m’ayant de leurs serres accolé par les jambes, les deux autres par les bras, m’enlevèrent fort haut.

Je remarquai parmi la foule une Pie, qui tantôt deçà, tantôt delà, voloit et revoloit avec beaucoup d’empressement, et j’entendis qu’elle me cria que je ne me défendisse point, à cause que ses compagnons tenoient déjà conseil de me crever les yeux. Cet avertissement empêcha toute la résistance que j’aurois pu faire ; de sorte que ces Aigles m’emportèrent à plus de mille lieues de là dans un grand bois, qui étoit (à ce que dit ma Pie) la ville où leur Roi faisoit sa résidence.

La première chose qu’ils firent fut de me jeter en prison dans le tronc creusé d’un grand chêne, et quantité des plus robustes se perchèrent sur les branches, où ils exercèrent les fonctions d’une compagnie de soldats sous les armes.

Environ au bout de vingt-quatre heures, il en entra d’autres en garde qui relevèrent ceux-ci. Cependant que j’attendois avec beaucoup de mélancolie ce qu’il plairoit à la Fortune d’ordonner de mes désastres, ma charitable Pie m’apprenoit tout ce qui se passoit.

Entre autres choses, il me souvient qu’elle m’avertit que la populace des Oiseaux avoit fort crié de ce qu’on me gardoit si longtemps sans me dévorer ; qu’ils avoient remontré que j’amaigrirois tellement qu’on ne trouveroit plus sur moi que des os à ronger.

La rumeur pensa s’échauffer en sédition, car ma Pie s’étant émancipée de représenter que c’étoit un procédé barbare, de faire ainsi mourir sans connoissance de cause, un animal qui approchoit en quelque sorte de leur raisonnement, ils la pensèrent mettre en pièces, alléguant que cela seroit bien ridicule de croire qu’un animal tout nu, que la Nature même en mettant au jour ne s’étoit pas souciée de fournir des choses nécessaires à le conserver, fût comme eux capable de raison : « Encore, ajoutoient-ils, si c’étoit un animal qui approchât un peu davantage de notre figure, mais justement le plus dissemblable, et le plus affreux ; enfin une bête chauve, un oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures, et qui fait peur à toutes : l’Homme, dis-je, si sot et si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui ; l’Homme qui avec son âme si clairvoyante, ne sauroit distinguer le sucre d’avec l’arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui auroit fait prendre pour du persil ; l’Homme qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus foibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures ; l’Homme enfin que la Nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer (197). »

Voilà ce que disoient les plus sages : pour la commune (198), elle crioit que cela étoit horrible, de croire qu’une bête qui n’avoit pas le visage fait comme eux, eût de la raison. « Hé ! quoi, murmuroient-ils l’un à l’autre, il n’a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme seroit spirituelle ! O Dieux ! quelle impertinence ! »

La compassion qu’eurent de moi les plus généreux n’empêcha point qu’on n’instruisît mon procès criminel : on en dressa toutes les écritures dessus l’écorce d’un cyprès ; et puis au bout de quelques jours je fus porté au tribunal des Oiseaux. Il n’y avoit pour avocats, pour conseillers, et pour juges, à la séance, que des Pies, des Geais et des Étourneaux ; encore n’avoit-on choisi que ceux qui entendoient ma langue.

Au lieu de m’interroger sur la sellette, on me mit à califourchon sur un chicot de bois pourri, d’où celui qui présidoit à l’auditoire, après avoir claqué du bec deux ou trois coups, et secoué majestueusement ses plumes, me demanda d’où j’étois, de quelle nation, et de quelle espèce. Ma charitable Pie m’avoit donné auparavant quelques instructions qui me furent très-salutaires, et entre autres que je me gardasse bien d’avouer que je fusse Homme. Je répondis donc que j’étois de ce petit Monde qu’on appeloit la Terre, dont le Phénix et quelques autres que je voyois dans l’assemblée, pouvoient leur avoir parlé ; que le climat qui m’avoit vu naître étoit assis sous la zone tempérée du pôle arctique, dans une extrémité de l’Europe qu’on nommoit la France ; et quant à ce qui concernoit mon espèce, que je n’étois point Homme comme ils se figuroient, mais Singe ; que des hommes m’avoient enlevé au berceau fort jeune, et nourri parmi eux ; que leur mauvaise éducation m’avoit ainsi rendu la peau délicate ; qu’ils m’avoient fait oublier ma langue naturelle, et instruit à la leur ; que pour complaire à ces animaux farouches, je m’étais accoutumé à ne marcher que sur deux pieds ; et qu’enfin, comme on tombe plus facilement qu’on ne monte d’espèce, l’opinion, la coutume, et la nourriture de ces bêtes immondes avoient tant de pouvoir sur moi, qu’à peine mes parens qui sont Singes d’honneur, me pourroient eux-mêmes reconnoître. J’ajoutai pour ma justification, qu’ils me fissent visiter par des experts, et qu’en cas que je fusse trouvé Homme, je me soumettais à être anéanti comme un monstre.

« Messieurs, s’écria une Arondelle de l’assemblée dès que j’eus cessé de parler, je le tiens convaincu ; vous n’avez pas oublié qu’il vient de dire que le Pays qui l’avoit vu naître étoit la France ; mais vous savez qu’en France les singes n’engendrent point : après cela jugez s’il est ce qu’il se vante d’être ? »

Je répondis à mon accusatrice que j’avois été enlevé si jeune du sein de mes parens, et transporté en France, qu’à bon droit je pouvois appeler mon pays natal celui duquel je me souvenois le plus loin.

Cette raison, quoique spécieuse, n’étoit pas suffisante ; mais la plupart, ravis d’entendre que je n’étois pas Homme, furent bien aises de le croire ; car ceux qui n’en avoient jamais vu ne pouvoient se persuader qu’un homme ne fût bien plus horrible que je ne leur paroissois, et les plus sensés ajoutoient que l’Homme étoit quelque chose de si abominable, qu’il étoit utile qu’on crût que ce n’étoit qu’un être imaginaire.

De ravissement tout l’auditoire en battit des ailes, et sur l’heure on me mit pour m’examiner au pouvoir des syndics, à la charge de me représenter le lendemain, et d’en faire à l’ouverture des chambres le rapport à la Compagnie. Ils s’en chargèrent donc, et me portèrent dans un bocage reculé. Là pendant qu’ils me tinrent, ils ne s’occupèrent qu’à gesticuler autour de moi cent sortes de culbutes, à faire la procession des coques de noix sur la tête. Tantôt ils battoient des pieds l’un contre l’autre, tantôt ils creusoient de petites fosses pour les remplir, et puis j’étois tout étonné que je ne voyois plus personne.

Le jour et la nuit se passèrent à ces bagatelles, jusqu’au lendemain que l’heure prescrite étant venue, on me reporta derechef comparoître devant mes juges, où mes syndics interpellés de dire vérité, répondirent que pour la décharge de leur conscience, ils se sentoient tenus d’avertir la Cour qu’assurément je n’étois pas Singe comme je me vantois : « Car, disoient-ils, nous avons eu beau sauter, marcher, pirouetter et inventer en sa présence cent tours de passe, par lesquels nous prétendions l’émouvoir à faire de même, selon la coutume des Singes. Or quoiqu’il eût été nourri parmi les Hommes, comme le Singe est toujours Singe, nous soutenons qu’il n’eût pas été en sa puissance de s’abstenir de contrefaire nos singeries. Voilà, Messieurs, notre rapport. »

Les juges alors s’approchèrent pour venir aux opinions ; mais on s’aperçut que le Ciel se couvroit et paroissoit chargé. Cela fit lever l’assemblée.

Je m’imaginois que l’apparence du mauvais temps les y avoit conviés, quand l’Avocat Général me vint dire, par ordre de la Cour, qu’on ne me jugeroit point ce jour-là ; que jamais on ne vidoit un procès criminel lorsque le Ciel n’étoit pas serein, parce qu’ils craignoient que la mauvaise température de l’air n’altérât quelque chose à la bonne constitution de l’esprit des juges ; que le chagrin dont l’humeur des Oiseaux se charge durant la pluie, ne dégorgeât sur la cause, ou qu’enfin la Cour ne se vengeât de sa tristesse sur l’accusé ; c’est pourquoi mon jugement fut remis à un plus beau temps. On me ramena donc en prison, et je me souviens que pendant le chemin ma charitable Pie ne m’abandonna guère, elle vola toujours à mes côtés, et je crois qu’elle ne m’eût point quitté, si ses compagnons ne se fussent approchés de nous.

Enfin j’arrivai au lieu de ma prison, où pendant ma captivité je ne fus nourri que du pain du Roi : c’étoit ainsi qu’ils appeloient une cinquantaine de vers, et autant de guillots (199) qu’ils m’apportoient à manger de sept heures en sept heures.

Je pensois recomparoître dès le lendemain, et tout le monde le croyoit ainsi ; mais un de mes Gardes me conta au bout de cinq ou six jours, que tout ce temps-là avoit été employé à rendre justice à une communauté de Chardonnerets, qui l’avoit implorée contre un de leurs compagnons. Je demandai à ce Garde de quel crime ce malheureux étoit accusé : « Du crime, répliqua le Garde, le plus énorme dont un Oiseau puisse être noirci. On l’accuse… le pourrez-vous bien croire ? On l’accuse… mais, bons Dieux ! d’y penser seulement les plumes m’en dressent à la tête… Enfin on l’accuse de n’avoir pas encore depuis six ans mérité d’avoir un ami ; c’est pourquoi il a été condamné à être Roi, et Roi d’un peuple différent de son espèce.

« Si ses sujets eussent été de sa nature, il auroit pu tremper au moins des yeux et du désir dedans leurs voluptés ; mais comme les plaisirs d’une espèce n’ont point du tout de relation avec les plaisirs d’une autre espèce, il supportera toutes les fatigues, et boira toutes les amertumes de la Royauté, sans pouvoir en goûter aucune des douceurs.

« On l’a fait partir ce matin environné de beaucoup de médecins, pour veiller à ce qu’il ne s’empoisonne dans le voyage. » Quoique mon Garde fût grand causeur de sa nature, il ne m’osa pas entretenir seul plus longtemps, de peur d’être soupçonné d’intelligence. Environ sur la fin de la semaine, je fus encore ramené devant mes juges.

On me nicha sur le fourchon d’un petit arbre sans feuilles. Les Oiseaux de longue robe, tant Avocats, Conseillers que Présidens, se juchèrent tous par étage, chacun selon sa dignité, au coupeau d’un grand cèdre. Pour les autres qui n’assistoient à l’assemblée que par curiosité, ils se placèrent pêle-mêle tant que les sièges furent remplis, c’est-à-dire tant que les branches du cèdre furent couvertes de pattes.

Cette Pie que j’avois toujours remarquée pleine de compassion pour moi, se vint percher sur mon arbre, où, feignant de se divertir à becqueter la mousse : « En vérité, me dit-elle, vous ne sauriez croire combien votre malheur m’est sensible, car encore que je n’ignore pas qu’un Homme parmi les vivans est une peste dont on devroit purger tout État bien policé ; quand je me souviens toutefois d’avoir été dès le berceau élevée parmi eux, d’avoir appris leur langue si parfaitement, que j’en ai presque oublié la mienne, et d’avoir mangé de leur main des fromages mous si excellens que je ne saurois y songer sans que l’eau m’en vienne aux yeux et à la bouche, je sens pour vous des tendresses qui m’empêchent d’incliner au plus juste parti. »

Elle achevoit ceci, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un Aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d’un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le Roi, si ma Pie de sa patte ne m’eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand Aigle fût notre souverain ? C’est une imagination de vous autres Hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’Aigle nous devoit commander.

« Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre Roi que le plus foible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons-nous tous les six mois, et nous le prenons foible, afin que le moindre à qui il auroit fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu’il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu’il soit d’une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.

« Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S’il se rencontre seulement trois Oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procède à une nouvelle élection.

« Pendant la journée que durent les États, notre Roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés, Tous les Oiseaux l’un après l’autre passent par devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »

Je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui demander ce qu’elle entendoit par la mort triste, et voici ce qu’elle me répliqua :

« Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l’on y procède de cette façon :

« Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu’on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s’amassent tout autour, et lui remplissent l’âme par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.

« Toutefois un tel spectacle n’arrive guère ; car comme nos Rois sont fort doux, ils n’obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.

« Celui qui règne à présent est une Colombe dont l’humeur est si pacifique, que l’autre jour qu’il falloit accorder deux Moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c’étoit qu’inimitié. »

Ma Pie ne put continuer un si long discours, sans que quelques-uns des assistants y prissent garde ; et parce qu’on la soupçonnoit déjà de quelque intelligence, les principaux de l’assemblée lui firent mettre la main sur le collet par un Aigle de la Garde qui se saisit de sa personne. Le Roi Colombe arriva sur ces entrefaites ; chacun se tut, et la première chose qui rompit le silence, fut la plainte que le grand Censeur des Oiseaux dressa contre la Pie, Le Roi pleinement informé du scandale dont elle étoit cause, lui demanda son nom, et comment elle me connoissoit. « Sire, répondit-elle fort étonnée, je me nomme Margot ; il y a ici force Oiseaux de qualité qui répondront de moi. J’appris un jour au Monde de la Terre d’où je suis native, par Guillery l’Enrhumé que voilà (qui, m’ayant entendu crier en cage, me vint visiter à la fenêtre où j’étois pendue), que mon père étoit Courte-queue, et ma mère Croque-noix. Je ne l’aurois pas su sans lui ; car j’avois été enlevée de dessous l’aile de mes parens au berceau, fort jeune. Ma mère quelque temps après en mourut de déplaisir, et mon père désormais hors d’âge de faire d’autres enfans, désespéré de se voir sans héritiers, s’en alla à la guerre des Geais, où il fut tué d’un coup de bec dans la cervelle. Ceux qui me ravirent furent certains animaux sauvages qu’on appelle porchers, qui me portèrent vendre à un château, où je vis cet Homme à qui vous faites maintenant le procès. Je ne sais s’il conçut quelque bonne volonté pour moi, mais il se donnoit la peine d’avertir les serviteurs de me hacher de la mangeaille. Il avoit quelquefois la bonté de me l’apprêter lui-même. Si en hiver j’étois morfondue, il me portoit auprès du feu, calfeutroit ma cage ou commandoit au jardinier de me réchauffer dans sa chemise. Les domestiques n’osoient m’agacer en sa présence, et je me souviens qu’un jour il me sauva de la gueule du chat qui me tenoit entre ses griffes, où le petit laquais de ma Dame m’avoit exposée. Mais il ne sera pas mal à propos de vous apprendre la cause de cette barbarie. Pour complaire à Verdelet (c’est le nom du petit laquais) je répétois un jour les sottises qu’il m’avoit enseignées. Or il arriva, par malheur, quoique je récitasse toujours mes quolibets de suite, que je vins à dire en son ordre justement comme il entroit pour faire un faux message : Taisez-vous, fils de putain, vous avez menti ! Cet Homme accusé que voilà, qui connoissant le naturel menteur du fripon, s’imagina que je pourrois bien avoir parlé par prophétie, et envoya sur les lieux s’enquérir si Verdelet y avoit été : Verdelet fut convaincu de fourbe, Verdelet fut fouetté, et Verdelet pour se venger m’eût fait manger au matou, sans lui[6]. » Le Roi d’un baissement de tête, témoigna qu’il étoit content de la pitié qu’elle avoit eue de mon désastre ; il lui défendit toutefois de me plus parler en secret. Ensuite il demanda à l’Avocat de ma partie, si son plaidoyer étoit prêt. Il fit signe de la patte qu’il alloit parler, et voici ce me semble les mêmes points dont il insista contre moi :


Plaidoyer fait au parlement des oiseaux
les chambres assemblées,
contre un animal accusé d’être homme.


« Messieurs, la partie de ce criminel est Guillemette la Charnue, Perdrix de son extraction, nouvellement arrivée du Monde de la Terre, la gorge encore ouverte d’une balle de plomb que lui ont tirée les Hommes, demanderesse à l’encontre du genre humain, et par conséquent à l’encontre d’un animal que je prétends être un membre de ce grand corps. Il ne nous seroit pas malaisé d’empêcher par sa mort les violences qu’il peut faire ; toutefois comme le salut ou la perte de tout ce qui vit, importe à la République des vivans, il me semble que nous mériterions d’être nés Hommes, c’est-à-dire dégradés de la raison et de l’immortalité que nous avons par-dessus eux, si nous leur avions ressemblé par quelqu’une de leurs injustices.

« Examinons donc, Messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention de laquelle nos divins esprits sont capables.

« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est Homme ; et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.

« Pour moi, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause[7] ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou ; troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il porte la queue[8] devant ; septièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche (200) qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; huitièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au Ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyoit d’en avoir deux libres ; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots (201) ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or vous savez, Messieurs, que de tous les animaux il n’y a que l’Homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est Homme. Il faut maintenant examiner si pour être Homme, il mérite la mort.

« Je pense, Messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or si je prouve que l’Homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?

« La première et la plus fondamentale Loi pour la manutention d’une République, c’est l’égalité ; mais l’Homme ne la sauroit endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre foiblesse, et ne veut pas cependant avouer pour ses maîtres, les Aigles, les Condurs (202), et les Griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.

« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marqueroit-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?

« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les Paysans des Gentils-hommes, les Princes des Monarques, et les Monarques mêmes des Lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de Maîtres, que comme s’ils appréhendoient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des Dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre ; ils en feront plutôt de bois, qu’ils n’en aient, et je crois même qu’ils se chatouillent des fausses espérances de l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-être les effraye, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique Monarchie et de cet empire si naturel de l’Homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là. Cependant en conséquence de cette Principauté ridicule, il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres, il fait un prix à la noblesse[9]. Il pense que le Soleil s’est allumé pour l’éclairer à nous faire la guerre ; que Nature nous a permis d’étendre nos promenades dans le Ciel, afin seulement que de notre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices (204) : et quand Dieu mit des entrailles dedans notre corps, qu’il n’eut intention que de faire un grand livre où l’Homme pût apprendre la science des choses futures.

Hé ! bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable ? Celui qui l’a conçu pouvoit-il mériter un moindre châtiment que de naître Homme ? Ce n’est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de raison, j’excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut d’entendement ; mais pour celles qui ne sont filles que de la volonté, j’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des Laniers (205), des Faucons et des Vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude de leur semblable, ou nous livrer entre ses mains.

« Cette seule considération est si pressante, que je demande à la Cour qu’il soit exterminé de la mort triste. »

Tout le Barreau frémit de l’horreur d’un si grand supplice ; c’est pourquoi afin d’avoir lieu de le modérer, le Roi fit signe à mon Avocat de répondre.

C’étoit un Étourneau, grand jurisconsulte, lequel après avoir frappé trois fois de sa patte contre la branche qui le soutenoit, parla ainsi à l’assemblée :

« Il est vrai, Messieurs, qu’ému de pitié, j’avois entrepris la cause pour cette malheureuse bête ; mais sur le point de la plaider, il m’est venu un remords de conscience, et comme une voix secrète, qui m’a défendu d’accomplir une action si détestable. Ainsi, Messieurs, je vous déclare, et à toute la Cour, que pour faire le salut de mon âme, je ne veux contribuer en façon quelconque à la durée d’un monstre tel que l’Homme. »

Toute la populace claqua du bec en signe de réjouissance, et pour congratuler à la sincérité d’un si Oiseau de bien.

Ma Pie se présenta pour plaider à sa place ; mais il lui fut imposé de se taire[10], à cause qu’ayant été nourrie parmi les Hommes, et peut-être infectée de leur morale, il étoit à craindre qu’elle n’apportât à ma cause un esprit prévenu ; car la Cour des Oiseaux ne souffre point que l’Avocat, qui s’intéresse davantage pour un client que pour l’autre, soit ouï, à moins qu’il puisse justifier que cette inclination procède du bon droit de la partie.

Quand mes juges virent que personne ne se présentoit pour me défendre, ils étendirent leurs ailes qu’ils secouèrent, et volèrent incontinent aux opinions.

La plus grande partie, comme j’ai su depuis, insista fort que je fusse exterminé de la mort triste ; mais, toutefois, quand on aperçut que le Roi penchoit à la douceur, chacun revint à son opinion. Ainsi mes juges se modérèrent, et au lieu de la mort triste dont ils me firent grâce, ils trouvèrent à propos pour faire sympathiser mon châtiment à quelqu’un de mes crimes, et m’anéantir par un supplice qui servît à me détromper, en bravant ce prétendu empire de l’Homme sur les Oiseaux, que je fusse abandonné à la colère des plus foibles d’entre eux ; cela veut dire qu’ils me condamnèrent à être mangé des mouches.

En même temps, l’assemblée se leva, et j’entendis murmurer qu’on ne s’étoit pas davantage étendu à particulariser les circonstances de ma tragédie, à cause de l’accident arrivé à un Oiseau de la troupe, qui venoit de tomber en pâmoison comme il vouloit parler au Roi. On crut qu’elle étoit causée par l’horreur qu’il avoit eue de regarder trop fixement un Homme. C’est pourquoi on donna ordre de m’emporter.

Mon arrêt me fut prononcé auparavant, et sitôt que l’Orfraie qui servoit de Greffier criminel, eut achevé de me le lire, j’aperçus à l’entour de moi le Ciel tout noir de mouches, de bourdons, d’abeilles, de guiblets, de cousins et de puces qui bruissaient d’impatience.

J’attendois encore que mes Aigles m’enlevassent comme à l’ordinaire, mais je vis à leur place une grande Autruche noire qui me mit honteusement à califourchon sur son dos (car cette posture est entre eux la plus ignominieuse où l’on puisse appliquer un criminel, et jamais Oiseau, pour quelque offense qu’il ait commise, n’y peut être condamné).

Les archers qui me conduisirent au supplice étoient une cinquantaine de Condurs, et autant de Griffons devant, et derrière ceux-ci voloit fort lentement une procession de Corbeaux qui croassaient je ne sais quoi de lugubre, et il me sembloit ouïr comme de plus loin des Chouettes qui leur répondoient.

Au partir du lieu où mon jugement m’avoit été rendu, deux Oiseaux de paradis, à qui on avoit donné charge de m’assister à la mort, se vinrent asseoir sur mes épaules. Quoique mon âme fût alors fort troublée à cause de l’horreur du pas que j’allois franchir, je me suis pourtant souvenu de quasi tous les raisonnemens par lesquels ils tâchèrent de me consoler.

« La mort, me dirent-ils (me mettant le bec à l’oreille), n’est pas sans doute un grand mal, puisque Nature notre bonne mère y assujettit tous ses enfans ; et ce ne doit pas être une affaire de grande conséquence, puisqu’elle arrive à tout moment, et pour si peu de chose ; car si la vie étoit si excellente, il ne seroit pas en notre pouvoir de ne la point donner ; ou si la mort traînoit après soi des suites de l’importance que tu te fais accroire, il ne seroit pas en notre pouvoir de la donner. Il y a beaucoup d’apparence, au contraire, puisque l’animal commence par Jeu, qu’il finit de même. Je parle à toi ainsi, à cause que ton âme n’étant pas immortelle comme la nôtre, tu peux bien juger quand tu meurs, que tout meurt avec toi. Ne t’afflige donc point de faire plus tôt ce que quelques-uns de tes compagnons feront plus tard. Leur condition est plus déplorable que la tienne ; car si la mort est un mal, elle n’est mal qu’à ceux qui ont à mourir, et ils seront, au prix de toi, qui n’as plus qu’une heure entre ci et là, cinquante ou soixante ans en état de pouvoir mourir. Et puis, dis-moi, celui qui n’est pas né n’est pas malheureux. Or tu vas être comme celui qui n’est pas né ; un clin d’œil après la vie, tu seras ce que tu étois un clin d’œil devant (206), et ce clin d’œil passé, tu seras mort d’aussi longtemps que celui qui mourut il y a mille siècles (207). Mais en tout cas, supposé que la vie soit un bien, le même rencontre qui parmi l’infinité du temps a pu faire que tu sois, ne peut-il pas faire quelque jour que tu sois encore un autre coup ? La matière, qui à force de se mêler est enfin arrivée à ce nombre, cette disposition et cet ordre nécessaire à la construction de ton être, peut-elle pas en se remêlant arriver à une disposition requise pour faire que tu te sentes être encore une autre fois ? Oui ; mais, me diras-tu, je ne me souviendrai pas d’avoir été ? Hé ! mon cher frère, que t’importe, pourvu que tu te sentes être ? Et puis ne se peut-il pas faire que pour te consoler de la perte de ta vie, tu imagineras les mêmes raisons que je te représente maintenant ?

« Voilà des considérations assez fortes pour t’obliger à boire cette absinthe en patience ; il m’en reste toutefois d’autres encore plus pressantes qui t’inviteront sans doute à la souhaiter. Il faut, mon cher frère, te persuader que comme toi et les autres brutes êtes matériels ; et comme la mort, au lieu d’anéantir la matière, elle n’en fait que troubler l’économie, tu dois, dis-je, croire avec certitude que, cessant d’être ce que tu étois, tu commenceras d’être quelque autre chose. Je veux donc que tu ne deviennes qu’une motte de terre, ou un caillou, encore seras-tu quelque chose de moins méchant que l’Homme. Mais j’ai un secret à te découvrir, que je ne voudrois pas qu’aucun de mes compagnons eût entendu de ma bouche : c’est qu’étant mangé, comme tu vas être, de nos petits Oiseaux, tu passeras en leur substance. Oui, tu auras l’honneur de contribuer, quoique aveuglement, aux opérations intellectuelles de nos Mouches, et de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toi-même, de les faire au moins raisonner (208). »

Environ à cet endroit de l’exhortation, nous arrivâmes au lieu destiné pour mon supplice.

Il y avoit quatre arbres fort proches l’un de l’autre, et quasi en même distance, sur chacun lesquels à hauteur pareille un grand Héron s’étoit perché. On me descendit de dessus l’Autruche noire, et quantité de Cormorans m’élevèrent où les quatre Hérons m’attendoient. Ces Oiseaux vis-à-vis l’un de l’autre appuyés fermement chacun sur son arbre, avec leur cou de longueur prodigieuse, m’entortillèrent comme avec une corde, les uns par les bras, les autres par les jambes, et me lièrent si serré, qu’encore que chacun de mes membres ne fût garrotté que du cou d’un seul, il n’étoit pas en ma puissance de me remuer le moins du monde.

Ils devoient demeurer longtemps en cette posture ; car j’entendis qu’on donna charge à ces Cormorans qui m’avoient élevé, d’aller à la pêche pour les Hérons, et de leur couler la mangeaille dans le bec.

On attendoit encore les Mouches, à cause qu’elles n’avoient pas fendu l’air d’un vol si puissant que nous : toutefois on ne resta guère sans les ouïr.

Pour la première chose qu’ils exploitèrent d’abord, ils s’entre-départirent mon corps, et cette distribution fut faite si malicieusement, qu’on assigna mes yeux aux abeilles, afin de me les crever en me les mangeant ; mes oreilles, aux bourdons, afin de me les étourdir et me les dévorer tout ensemble ; mes épaules, aux puces, afin de les entamer d’une morsure qui me démangeât, et ainsi du reste. À peine leur avois-je entendu disposer de leurs ordres, qu’incontinent après je les vis approcher. Il sembloit que tous les atomes dont l’air est composé, se fussent convertis en Mouches ; car je n’étois presque pas visité de deux ou trois foibles rayons de lumière qui sembloient se dérober pour venir jusqu’à moi, tant ces bataillons étoient serrés et voisins de ma chair.

Mais comme chacun d’entre eux choisissoit déjà du désir la place qu’il devoit mordre, tout à coup je les vis brusquement reculer, et parmi la confusion d’un nombre infini d’éclats qui retentissoient jusqu’aux nues, je distinguai plusieurs fois ce mot de Grâce ! grâce ! grâce !

Ensuite, deux Tourterelles s’approchèrent de moi. À leur venue, tous les funestes appareils de ma mort se dissipèrent ; je sentis mes Hérons relâcher les cercles de ces longs cous qui m’entortilloient, et mon corps étendu en sautoir, griller (209)) du faîte des quatre arbres jusqu’aux pieds de leurs racines.

Je n’attendois de ma chute que de briser à terre contre quelque rocher ; mais au bout de ma peur je fus bien étonné de me trouver à mon séant sur une Autruche blanche, qui se mit au galop dès qu’elle me sentit sur son dos.

On me fit faire un autre chemin que celui par où j’étois venu, car il me souvient que je traversai un grand bois de myrtes, et un autre de térébinthes, aboutissant à une vaste forêt d’oliviers où m’attendoit le Roi Colombe au milieu de toute sa cour.

Sitôt qu’il m’aperçut il fit signe qu’on m’aidât à descendre. Aussitôt deux Aigles de la Garde me tendirent les pattes, et me portèrent à leur Prince.

Je voulus par respect embrasser et baiser les petits ergots de Sa Majesté, mais elle se retira. « Et je vous demande, dit-elle auparavant, si vous connoissez cet Oiseau ? »

À ces paroles, on me montra un perroquet qui se mit à rouer (210) et à battre des ailes, comme il aperçut que je le considérois : « Et il me semble, criai-je au Roi, que je l’ai vu quelque part ; mais la peur et la joie ont chez moi tellement brouillé les espèces, que je ne puis encore marquer bien clairement où ç’a été. »

Le Perroquet à ces mots me vint de ses deux ailes accoler le visage, et me dit : « Quoi ! vous ne connoissez plus César, le Perroquet de votre cousine, à l’occasion de qui vous avez tant de fois soutenu que les oiseaux raisonnent ? C’est moi qui tantôt pendant votre procès ai voulu, après l’audience, déclarer les obligations que je vous ai : mais la douleur de vous voir en un si grand péril, m’a fait tomber en pâmoison. » Son discours acheva de me dessiller la vue, L’ayant donc reconnu, je l’embrassai et le baisai ; il m’embrassa et me baisa. « Donc, lui dis-je, est-ce toi, mon pauvre César, à qui j’ouvris la cage pour te rendre la liberté que la tyrannique coutume de notre monde t’avoit ôtée ? »

Le Roi interrompit nos caresses, et me parla de la sorte : « Homme, parmi nous une bonne action n’est jamais perdue ; c’est pourquoi encore qu’étant Homme tu mérites de mourir seulement à cause que tu es né, le Sénat te donne la vie. Il peut bien accompagner de cette reconnoissance les lumières dont Nature éclaira ton instinct, quand elle te fit pressentir en nous la raison que tu n’étois pas capable de connoître. Va donc en paix, et vis joyeux ! »

Il donna tout bas quelques ordres, et mon Autruche blanche, conduite par deux Tourterelles, m’emporta de l’assemblée.

Après m’avoir galopé environ un demi-jour, elle me laissa proche d’une forêt, où je m’enfonçai dès qu’elle fut partie. Là je commençai à goûter le plaisir de la liberté, et celui de manger le miel qui couloit le long de l’écorce des arbres.

Je pense que je n’eusse jamais fini ma promenade ; car l’agréable diversité du lieu me faisoit toujours découvrir quelque chose de plus beau, si mon corps eût pu résister au travail. Mais comme enfin je me trouvai tout à fait amolli de lassitude, je me laissai couler sur l’herbe.

Ainsi étendu à l’ombre de ces arbres, je me sentois inviter au sommeil par la douce fraîcheur et le silence de la solitude, quand un bruit incertain de voix confuses qu’il me sembloit entendre voltiger autour de moi, me réveilla en sursaut.

Le terrain paroissoit fort uni, et n’étoit hérissé d’aucun buisson qui pût rompre la vue ; c’est pourquoi la mienne s’allongeoit fort avant par entre les arbres de la forêt. Cependant le murmure qui venoit à mon oreille, ne pouvoit partir que de fort proche de moi ; de sorte que m’y étant rendu encore plus attentif, j’entendis fort distinctement une suite de paroles grecques ; et parmi beaucoup de personnes qui s’entretenoient, j’en démêlai une qui s’exprimait ainsi :

« Monsieur le Médecin, un de mes alliés, l’Orme à trois têtes, me vient d’envoyer un Pinson, par lequel il me mande qu’il est malade d’une fièvre étique, et d’un grand mal de mousse, dont il est couvert depuis la tête jusqu’aux pieds. Je vous supplie, par l’amitié que vous me portez, de lui ordonner quelque chose. »

Je demeurai quelque temps sans rien ouïr ; mais, au bout d’un petit espace, il me semble qu’on répliqua ainsi : « Quand l’Orme à trois têtes ne seroit point votre allié, et quand, au lieu de vous qui êtes mon ami, le plus étrange de notre espèce me feroit cette prière, ma profession m’oblige de secourir tout le monde. Vous ferez donc dire à l’Orme à trois têtes, que pour la guérison de son mal, il a besoin de sucer le plus d’humide et le moins de sec qu’il pourra ; que, pour cet effet, il doit conduire les petits filets de ses racines vers l’endroit le plus moite de son lit, ne s’entretenir que de choses gaies, et se faire tous les jours donner la musique par quelques Rossignols excellens. Après, il vous fera savoir comment il se sera trouvé de ce régime de vivre ; et puis selon le progrès de son mal, quand nous aurons préparé ses humeurs, quelque Cigogne de mes amies lui donnera de ma part un clistère qui le remettra tout à fait en convalescence. »

Ces paroles achevées, je n’entendis plus le moindre bruit ; sinon qu’un quart d’heure après, une voix que je n’avois point encore, ce me semble, remarquée, parvint à mon oreille ; et voici comment elle parloit : « Holà, fourchu, dormez-vous ? » J’ouïs qu’une autre voix répliquoit ainsi : « Non, fraîche écorce ; pourquoi ? — C’est, reprit celle qui la première avoit rompu le silence, que je me sens ému de la même façon que nous avons accoutumé de l’être, quand ces animaux qu’on appelle Hommes nous approchent ; et je voudrois vous demander si vous sentez la même chose. »

Il se passa quelque temps avant que l’autre répondît, comme s’il eût voulu appliquer à cette découverte ses sens les plus secrets. Puis, il s’écria : « Mon Dieu ! vous avez raison, et je vous jure que je trouve mes organes tellement pleins des espèces d’un Homme, que je suis le plus trompé du monde, s’il n’y en a quelqu’un fort proche d’ici. »

Alors plusieurs voix se mêlèrent, qui disoient qu’assurément elles sentoient un Homme.

J’avois beau distribuer ma vue de tous côtés, je ne découvrois point d’où pouvoit provenir cette parole. Enfin après m’être un peu remis de l’horreur dont cet événement m’avoit consterné, je répondis à celle qu’il me sembla remarquer que c’étoit elle qui demandoit s’il y avoit là un Homme, qu’il y en avoit un : « Mais je vous supplie, continuai-je aussitôt, qui que vous soyez qui parlez à moi, de me dire où vous êtes ? » Un moment après j’écoutai ces mots :

« Nous sommes en ta présence : tes yeux nous regardent, et tu ne nous vois pas ! Envisage les Chênes où nous sentons que tu tiens ta vue attachée : c’est nous qui te parlons  (211) ; et si tu t’étonnes que nous parlions une langue usitée au Monde d’où tu viens, sache que nos premiers pères en sont originaires ; ils demeuroient en Épire dans la Forêt de Dodonne, où leur bonté naturelle les convia de rendre des Oracles aux affligés qui les consultoient. Ils avoient pour cet effet appris la langue grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d’être entendus ; et parce que nous descendons d’eux, de père en fils, le don de Prophétie a coulé jusqu’à nous. Or tu sauras qu’une grande Aigle à qui nos pères de Dodonne donnoient retraite, ne pouvant aller à la chasse à cause d’une main qu’elle s’étoit rompue, se repaissoit du gland que leurs rameaux lui fournissoient, quand un jour, ennuyée de vivre dans un Monde où elle souffroit tant, elle prit son vol au Soleil, et continua son voyage si heureusement, qu’enfin elle aborda le globe lumineux où nous sommes ; mais à son arrivée, la chaleur du climat la fit vomir : elle se déchargea de force gland non encore digéré ; ce gland germa, il en crut des chênes qui furent nos aïeux.

« Voilà comment nous changeâmes d’habitation. Cependant encore que vous nous entendiez parler une langue humaine, ce n’est pas à dire que les autres arbres s’expliquent de même ; il n’y a rien que nous autres Chênes, issus de la forêt de Dodonne (212), qui parlions comme vous ; car pour les autres végétants, voici leur façon de s’exprimer. N’avez-vous point pris garde à ce vent doux et subtil, qui ne manque jamais de respirer à l’orée (213) des bois ? C’est l’haleine de leur parole ; et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c’est proprement leur langage. Mais encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toutefois si différent, que chaque espèce de végétant garde le sien particulier, en sorte que le Bouleau ne parle pas comme l’Érable, ni le Hêtre comme le Cerisier. Si le sot peuple de votre Monde m’avoit entendu parler comme je fais, il croiroit que ce seroit un Diable enfermé sous mon écorce ; car bien loin de croire que nous puissions raisonner, il ne s’imagine pas même que nous ayons l’âme sensitive ; encore que, tous les jours, il voie qu’au premier coup dont le Bûcheron assaut un arbre, la cognée entre dans la chair quatre fois plus avant qu’au second ; et qu’il doive conjecturer qu’assurément le premier coup l’a surpris et frappé au dépourvu, puisque aussitôt qu’il a été averti par la douleur, il s’est ramassé en soi-même, a réuni ses forces pour combattre, et s’est comme pétrifié pour résister à la dureté des armes de son ennemi. Mais mon dessein n’est pas de faire comprendre la lumière aux aveugles ; un particulier m’est toute l’espèce, et toute l’espèce ne m’est qu’un particulier, quand le particulier n’est point infecté des erreurs de l’espèce ; c’est pourquoi soyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, à tout le Genre humain.

« Vous saurez donc, en premier lieu, que presque tous les concerts, dont les Oiseaux font musique, sont composés à la louange des arbres ; mais, aussi, en récompense du soin qu’ils prennent de célébrer nos belles actions, nous nous donnons celui de cacher leurs amours ; car ne vous imaginez pas, quand vous avez tant de peine à découvrir un de leurs nids, que cela provienne de la prudence avec laquelle ils l’ont caché. C’est l’arbre qui lui-même a plié ses rameaux tout autour du nid pour garantir des cruautés de l’Homme la famille de son hôte. Et qu’ainsi ne soit, considérez l’aire de ceux, ou qui sont nés à la destruction des Oiseaux leurs concitoyens, comme des Éperviers, des Houbereaux (214), des Milans, des Faucons, etc. ; ou qui ne parlent que pour quereller, comme des Geais et des Pies ; ou qui prennent plaisir à nous faire peur, comme des Hibous et des Chat-huans. Vous remarquerez que l’aire de ceux-là est abandonnée à la vue de tout le monde, parce que l’arbre en a éloigné ses branches, afin de la donner en proie.

« Mais il n’est pas besoin de particulariser tant de choses, pour prouver que les arbres exercent, soit du corps, soit de l’âme, toutes vos fonctions. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui n’ait remarqué qu’au printemps, quand le Soleil a réjoui notre écorce d’une sève féconde, nous allongeons nos rameaux, et les étendons chargés de fruits sur le sein de la Terre dont nous sommes amoureux ? La Terre, de son côté, s’entr’ouvre et s’échauffe d’une même ardeur ; et comme si chacun de nos rameaux étoit un……, elle s’en approche pour s’y joindre ; et nos rameaux, transportés de plaisir, se déchargent, dans son giron, de la semence qu’elle brûle de concevoir, Elle est pourtant neuf mois à former cet embryon auparavant que de le mettre au jour ; mais l’arbre, son mari, qui craint que la froidure de l’hiver ne nuise à sa grossesse, dépouille sa robe verte pour la couvrir, se contentant, pour cacher quelque chose de sa nudité, d’un vieux manteau de feuilles mortes.

« Hé bien, vous autres Hommes, vous regardez éternellement ces choses, et ne les contemplez jamais ; il s’en est passé à vos yeux de plus convaincantes encore, qui n’ont pas seulement ébranlé les aheurtés. »

J’avois l’attention fort bandée aux discours dont cette voix arborique m’entretenoit, et j’attendois la suite, quand tout à coup elle cessa d’un ton semblable à celui d’une personne que la courte haleine empêcheroit de parler.

Comme je la vis tout à fait obstinée au silence, je la conjurai, par toutes les choses que je crus qui la pouvoient davantage émouvoir, qu’elle daignât instruire une personne qui n’avoit risqué les périls d’un si grand voyage que pour apprendre. J’ouïs dans ce temps-là deux ou trois voix qui lui faisoient, pour l’amour de moi, les mêmes prières, et j’en distinguai une qui lui dit comme si elle eût été fâchée :

« Or bien, puisque vous plaignez tant vos poumons, reposez-vous ; je lui vais conter l’histoire des Arbres Amans. — Oh ! qui que vous soyez, m’écriai-je en me jetant à genoux, le plus sage de tous les Chênes de Dodonne qui daignez prendre la peine de m’instruire, sachez que vous ne ferez pas leçon à un ingrat ; car je fais vœu, si jamais je retourne à mon globe natal, de publier les merveilles dont vous me faites l’honneur de pouvoir être témoin. » J’achevois cette protestation, lorsque j’entendis la même voix continuer ainsi : « Regardez, petit Homme, à douze ou quinze pas de votre main droite, vous verrez deux arbres jumeaux de médiocre taille, qui confondant leurs branches et leurs racines, s’efforcent par mille sortes de moyens de ne devenir qu’un. »

Je tournai les yeux vers ces plantes d’amour, et j’observai que les feuilles de toutes les deux légèrement agitées d’une émotion quasi volontaire, excitoient en frémissant un murmure si délicat, qu’à peine effleuroit-il l’oreille, avec lequel pourtant on eût dit qu’elles tâchoient de s’interroger et de se répondre.

Après qu’il se fut passé environ le temps nécessaire à remarquer ce double végétant, mon bon ami le Chêne reprit ainsi le fil de son discours :

« Vous ne sauriez avoir tant vécu sans que la fameuse amitié de Pylade et d’Oreste soit venue à votre connoissance ?

« Je vous décrirois toutes les joies d’une douce passion, et je vous conterois tous les miracles dont ces amans ont étonné leur siècle, si je ne craignois que tant de lumière n’offensât les yeux de votre raison, c’est pourquoi je peindrai ces deux jeunes soleils seulement dans leur éclipse (215).

« Il vous suffira donc de savoir qu’un jour le brave Oreste, engagé dans une bataille, cherchoit son cher Pylade pour goûter le plaisir de vaincre ou de mourir en sa présence. Quand il l’aperçut au milieu de cent bras de fer élevés sur sa tête, hélas ! que devint-il ? Désespéré, il se lança à travers une forêt de piques, il cria, il hurla, il écuma : Mais que j’exprime mal l’horreur des mouvements de cet inconsolable ! Il s’arracha les cheveux, il mangea ses mains, il déchira ses plaies. Encore, au bout de cette description, suis-je obligé de dire que le moyen d’exprimer sa douleur mourut avec lui. Quand avec son épée il se croyoit faire un chemin pour aller secourir Pylade, une montagne d’Hommes s’opposoit à son passage. Il les pénétra pourtant ; et après avoir longtemps marché sur les sanglans trophées de sa victoire, il s’approcha peu à peu de Pylade ; mais Pylade lui sembla si proche du trépas, qu’il n’osa presque plus parer aux ennemis, de peur de survivre à la chose pour laquelle il vivoit. On eût dit même, à voir ses yeux déjà tout pleins des ombres de la mort, qu’il tâchoit avec ses regards d’empoisonner les meurtriers de son ami. Enfin Pylade tomba sans vie ; et l’amoureux Oreste, qui sentoit pareillement la sienne sur le bord de ses lèvres, la retint toujours, jusqu’à ce que d’une vue égarée ayant cherché parmi les morts, et retrouvé Pylade, il sembla, collant sa bouche vouloir jeter son âme dedans le corps de son ami.

« Le plus jeune de ces Héros expira de douleur sur le cadavre de son ami mort, et vous saurez que de la pourriture de leur tronc qui sans doute avoit engrossé la terre, on vit germer par entre les os déjà blancs de leurs squelettes, deux jeunes arbrisseaux dont la tige et les branches, se joignant pêle-mêle, sembloient ne se hâter de croître qu’afin de s’entortiller davantage. On connut bien qu’ils avoient changé d’être, sans oublier ce qu’ils avoient été ; car leurs boutons parfumés se penchoient l’un sur l’autre, et s’entr’échauffoient de leur haleine, comme pour se faire éclore plus vite. Mais que dirai-je de l’amoureux partage qui maintenoit leur société ? Jamais le suc, où réside l’aliment, ne s’offroit à leur souche, qu’ils ne le partageassent avec cérémonie ; jamais l’un n’étoit mal nourri, que l’autre ne fût malade d’inanition ; ils tiroient tous deux par dedans les mamelles de leur nourrice, comme vous autres les tetez par dehors. Enfin ces Amans bienheureux produisirent des pommes, mais des pommes miraculeuses qui firent encore plus de miracles que leurs pères. On n’avoit pas sitôt mangé des pommes de l’un, qu’on devenoit éperdument passionné pour quiconque avoit mangé du fruit de l’autre. Et cet accident arrivoit quasi tous les jours, parce que tous les jets de Pylade environnoient ou se trouvoient environnés [de ceux] d’Oreste ; et leurs fruits presque jumeaux ne se pouvoient résoudre à s’éloigner.

« La Nature pourtant avoit distingué l’énergie de leur double essence avec tant de précaution, que quand le fruit de l’un des arbres étoit mangé par un Homme, et le fruit de l’autre arbre par un autre Homme, cela engendroit l’amitié réciproque ; et quand la même chose arrivait entre deux personnes de sexe différent, elle engendrait l’amour, mais un amour vigoureux qui gardoit toujours le caractère de sa cause ; car encore que ce fruit proportionnât son effet à la puissance, amollissant sa vertu dans une Femme, il conservoit pourtant toujours je ne sais quoi de mâle.

« Il faut encore remarquer que celui des deux qui en avoit mangé le plus étoit le plus aimé. Ce fruit n’avoit garde qu’il ne fût et fort doux et fort beau, n’y ayant rien de si beau ni de si doux que l’amitié. Aussi fut-ce ces deux qualités de beau et de bon, qui ne se rencontrent guère en un même sujet, qui le mirent en vogue. Oh ! combien de fois, par sa miraculeuse vertu, multiplia-t-il les exemples de Pylade et d’Oreste ! On vit depuis ce temps-là des Hercules et des Thésées, des Achilles et des Patrocles, des Nises et des Euriales[11] ; bref, un monde innombrable de ceux qui par des amitiés plus qu’humaines, ont consacré leur mémoire au temple de l’Éternité ; on en porta des rejetons au Péloponèse, et le parc des exercices où les Thébains dressoient la jeunesse en fut orné. Ces arbres jumeaux étoient plantés à la ligne ; et dans la saison que le fruit pendoit aux branches, les jeunes gens qui tous les jours alloient au parc, tentés par sa beauté, ne s’abstinrent pas d’en manger ; leur courage selon l’ordinaire en sentit incontinent l’effet. On les vit pêle-mêle s’entre-donner leurs âmes ; chacun d’eux devenir la moitié d’un autre, vivre moins en soi qu’en son ami, et le plus lâche entreprendre pour le sien des choses téméraires.

« Cette céleste maladie échauffa leur sang d’une si noble ardeur, que, par l’avis des plus sages, on enrôla pour la guerre cette troupe d’Amans dans une même compagnie. On la nomma depuis, à cause des actions héroïques qu’elle exécutoit, la Bande sacrée. Ses exploits allèrent beaucoup au-dessus de ce que Thèbes s’en étoit promis ; car chacun de ces braves au combat, pour garantir son amant, ou pour mériter d’en être aimé, hasardoit des efforts si incroyables, que l’antiquité n’a rien vu de pareil : aussi tant que subsista cette amoureuse compagnie, les Thébains qui passoient auparavant pour les pires soldats d’entre les Grecs, battirent et surmontèrent toujours depuis les Lacédémoniens mêmes, les plus belliqueux peuples de la Terre.

Mais entre un nombre infini de louables actions dont ces pommes furent cause, ces mêmes pommes en produisirent innocemment de bien honteuses.

« Mirra, jeune demoiselle de qualité, en mangea avec Cinyre son Père ; malheureusement l’une étoit de Pylade et l’autre d’Oreste. L’amour aussitôt absorba la nature, et la confondit en telle sorte que Cinyre pouvoit jurer : « Je suis mon gendre » ; et Mirra : « Je suis ma marâtre. » Enfin je crois que c’est assez pour vous apprendre tout ce crime, d’ajouter qu’au bout de neuf mois le Père devint aïeul de ceux qu’il engendra, et que la Fille enfanta ses Frères.

« Encore le hasard ne se contenta pas de ce crime, il voulut qu’un Taureau étant entré dans les jardins du Roi Minos, trouva malheureusement sous un arbre d’Oreste quelques pommes qu’il engloutit ; je dis malheureusement, parce que la Reine Pasiphaé tous les jours mangeoit de ce fruit. Les voilà donc furieux d’amour l’un pour l’autre. Je n’en expliquerai point toutefois l’énorme jouissance ; il suffira de dire que Pasiphaé se plongea dans un crime qui n’avoit point encore eu d’exemple.

« Le fameux sculpteur Pygmalion, précisément dans ce temps-là, tailloit au Palais une Vénus de marbre. La Reine qui aimoit les bons ouvriers, par régal (216) lui fit présent d’une couple de ces pommes : il en mangea la plus belle ; et parce que l’eau qui comme vous savez est nécessaire à l’incision du marbre, vint hasardeusement à lui manquer, il humecta sa statue [de l’autre]. Le marbre en même temps pénétré par ce suc, s’amollit peu à peu ; et l’énergique vertu de cette pomme conduisant son labeur selon le dessein de l’ouvrier, suivit au dedans de l’image les traits qu’elle avoit rencontrés à la superficie, car elle dilata, échauffa et colora, à proportion de la nature des lieux qui se rencontrèrent dans son passage. Enfin le marbre devenu vivant, et touché de la passion de la pomme, embrassa Pygmalion de toutes les forces de son cœur ; et Pygmalion, transporté d’un amour réciproque, le reçut pour sa Femme.

« Dans cette même Province la jeune Iphis avoit mangé de ce fruit avec la belle Yante, sa compagne, dans toutes les circonstances requises pour causer une amitié réciproque. Leur repas fut suivi de son effet accoutumé ; mais parce qu’Iphis l’avoit trouvé d’un goût fort savoureux, elle en mangea tant, que son amitié qui croissoit avec le nombre des pommes dont elle ne se pouvoit rassasier, usurpa toutes les fonctions de l’amour, et cet amour à force d’augmenter peu à peu, devint plus mâle et plus vigoureux. Car comme tout son corps imbu de ce fruit, brûloit de former des mouvements qui répondissent aux enthousiasmes de sa volonté, il remua chez soi la matière si puissamment, qu’il se construisit des organes beaucoup plus forts, capables de suivre sa pensée et de contenir pleinement son amour dans sa plus virile étendue, c’est-à-dire qu’Iphis devint ce qu’il faut être pour épouser une Femme.

« J’appellerois cette aventure-là un miracle, s’il me restoit un nom pour intituler l’événement qui suit :

« Un jeune homme fort accompli qui s’appeloit Narcisse, avoit mérité par son amour l’affection d’une fille fort belle, que les Poètes ont célébrée sous le nom d’Écho ; mais comme vous savez que les Femmes plus que ceux de notre sexe, ne sont jamais assez chéries à leur gré, ayant ouï vanter la vertu des pommes d’Oreste, elle fit tant qu’elle en recouvra de plusieurs endroits ; et parce qu’elle appréhendoit l’amour, étant toujours craintive, que celles d’un arbre eussent moins de force que de l’autre, elle voulut qu’il goûtât de toutes les deux ; mais à peine les eut-il mangées, que l’image d’Écho s’effaça de sa mémoire, tout son amour se tourna vers celui qui avoit digéré le fruit, il fut l’amant et l’aimé ; car la substance tirée de la pomme de Pylade, embrassa dedans lui celle de la pomme d’Oreste. Ce fruit jumeau répandu par toute la masse de son sang, excita toutes les parties de son corps à se caresser ; son cœur où s’écouloit leur double vertu rayonna ses flammes en dedans ; tous ses membres, animés de sa passion, voulurent se pénétrer l’un l’autre. Il n’est pas jusqu’à son image, qui brûlant encore parmi la froideur des fontaines, n’attirât son corps pour s’y joindre : enfin le pauvre Narcisse devint éperdument amoureux de soi-même.

« Je ne serai point ennuyeux à vous raconter sa déplorable catastrophe ; les vieux siècles en ont assez parlé. Aussi bien, il me reste deux aventures à vous réciter qui consommeront mieux ce temps-là.

« Vous saurez donc que la belle Salmacis fréquentoit le berger Hermaphrodite, mais sans autre privauté que celle que le voisinage de leur maison pouvoit souffrir, quand la Fortune qui se plaît à troubler les vies les plus tranquilles, permit que dans une assemblée de jeux, où le prix de la beauté et celui de la course étoient deux de ces pommes, Hermaphrodite eût celle de la course, et Salmacis celle de la beauté. Elles avoient été cueillies, quoique ensemble, à divers rameaux parce que ces fruits amoureux se mêloient avec tant de ruse, qu’un de Pylade se rencontroit toujours avec un d’Oreste ; et cela étoit cause que, paroissant jumeaux, on en détachoit ordinairement une couple. La belle Salmacis mangea sa pomme, et le gentil Hermaphrodite serra la sienne dedans sa panetière. Salmacis inspirée des enthousiasmes de sa pomme, et de la pomme du berger qui commençoit à s’échauffer dans sa panetière, se sentit attirer vers lui par le flux et reflux sympathique de la sienne vers l’autre.

« Les parens du berger qui s’aperçurent des amours de la nymphe, tâchèrent à cause de l’avantage qu’ils trouvoient en cette alliance, de l’entretenir et de la croître : C’est pourquoi ayant ouï vanter les pommes jumelles pour un fruit dont le suc inclinoit les esprits à l’amour, ils en distillèrent, et de la quintessence la plus rectifiée ils trouvèrent moyen d’en faire boire à leur fils, et à son amante. Son énergie qu’ils avoient sublimée au plus haut degré qu’elle pouvoit monter, alluma dans le cœur de ces amoureux un si véhément désir de se joindre, qu’à la première vue Hermaphrodite s’absorba dans Salmacis, et Salmacis se fondit entre les bras d’Hermaphrodite. Ils passèrent l’un dans l’autre, et de deux personnes de sexe différent, ils en composèrent un double je ne sais quoi qui ne fut ni Homme ni Femme. Quand Hermaphrodite voulut jouir de Salmacis, il se trouva être la Nymphe ; et quand Salmacis voulut qu’Hermaphrodite l’embrassât, elle se sentit être le Berger. Ce double je ne sais quoi gardoit pourtant son unité ; il engendroit et concevoit, sans être ni Homme ni Femme ; enfin la Nature en lui fit voir une merveille qu’elle n’a jamais su depuis empêcher d’être unique.

« Hé bien, ces histoires-là ne sont-elles pas étonnantes ? Elles le sont, car de voir une Fille s’accoupler à son Père, une jeune Princesse assouvir les amours d’un Taureau, un Homme aspirer à la jouissance d’une Pierre, une autre se marier avec soi-même ; celle-ci célébrer fille un mariage qu’elle consomme garçon, cesser d’être Homme sans commencer d’être Femme, devenir besson (217) hors du ventre de la mère, et jumeau d’une personne qui ne lui est point parent, tout cela est bien éloigné du chemin ordinaire de la Nature ; et cependant ce que je vous vais conter vous surprendra davantage.

« Parmi la somptueuse diversité de toutes sortes de fruits qu’on avoit apportés des plus lointains climats, pour le festin des noces de Cambyse, on lui présenta une greffe d’Oreste, qu’il fit enter sur un Platane ; et parmi les autres délicatesses du dessert, on lui servit des pommes du même arbre.

« La friandise du mets le convia d’en manger beaucoup ; et la substance de ce fruit, étant convertie après les trois coctions en un germe parfait, il en forma au ventre de la Reine l’embryon de son fils Artaxerce, car toutes les particularités de sa vie ont fait conjecturer à ses Médecins qu’il doit avoir été produit de la sorte.

« Quand le jeune cœur de ce Prince fut en âge de mériter la colère d’Amour, on ne remarqua point qu’il soupirât pour ses semblables : il n’aimoit que les arbres, les vergers et les bois ; mais par-dessus tous ceux pour lesquels il parut sensible, le beau Platane sur lequel son père Cambyse avoit jadis fait enter cette greffe d’Oreste, le consuma d’amour.

« Son tempérament suivoit avec tant de scrupule le progrès du Platane, qu’il sembloit croître avec les branches de cet arbre ; tous les jours il l’alloit embrasser ; dans le sommeil il ne songeoit que de lui ; et dessous le contour de ses vertes tapisseries, il ordonnoit de toutes ses affaires. On connut bien que le Platane, piqué d’une ardeur réciproque, étoit ravi de ses caresses, car à tous coups, sans aucune raison apparente, on apercevoit ses feuilles trémousser et comme tressaillir de joie, les rameaux se courber en rond sur sa tête comme pour lui faire une couronne, et descendre si près de son visage, qu’il étoit facile à connoître que c’étoit plutôt pour le baiser, que par inclination naturelle de tendre en bas. On remarquoit même que de jalousie il arrangeoit et pressoit ses feuilles l’une contre l’autre, de peur que les rayons du jour, se glissant à travers, ne le baisassent aussi bien que lui. Le Roi de son côté ne garda plus de bornes dans son amour. Il fit dresser son lit au pied du Platane, et le Platane qui ne savoit comment se revancher de tant d’amitié, lui donnoit ce que les arbres ont de plus cher, c’étoit son miel et sa rosée qu’il distilloit tous les matins sur lui.

« Leurs caresses auroient duré davantage, si la mort ennemie des belles choses ne les eût terminées : Artaxerce expira d’amour dans les embrassemens de son cher Platane ; et tous les Perses affligés de la perte d’un si bon Prince, voulurent, pour lui donner encore quelque satisfaction après sa mort, que son corps fût brûlé avec les branches de cet arbre, sans qu’aucun autre bois fût employé à le consumer.

« Quand le bûcher fut allumé, on vit sa flamme s’entortiller avec celle de la graisse du corps ; et leurs chevelures ardentes qui se boucloient l’une à l’autre, s’effiler en pyramide jusqu’à perte de vue.

« Ce feu pur et subtil ne se divisa point ; mais quand il fut arrivé au Soleil, où comme vous savez toute matière innée aboutit, il forma le germe du pommier d’Oreste que vous voyez là à votre main droite.

« Or l’engeance de ce fruit s’est perdue en votre Monde ; et voici comment ce malheur arriva :

« Les pères et les mères qui, comme vous savez, au gouvernement de leurs familles ne se laissent conduire que par l’intérêt, fâchés que leurs enfans aussitôt qu’ils avoient goûté de ces pommes, prodiguoient à leur ami tout ce qu’ils possédoient, brûlèrent autant de ces plantes qu’ils en purent découvrir. Ainsi l’espèce étant perdue, c’est pour cela qu’on ne trouve plus aucun ami véritable.

« À mesure donc que ces arbres furent consumés par le feu, les pluies qui tombèrent dessus en calcinèrent la cendre, si bien que ce suc congelé se pétrifia de la même façon que l’humeur de la fougère brûlée se métamorphose en verre ; de sorte qu’il se forma, par tous les climats de la Terre, des cendres de ces arbres jumeaux, deux pierres métalliques qu’on appelle aujourd’hui le fer et l’aimant, qui à cause de la sympathie des fruits de Pylade et d’Oreste, dont ils ont toujours conservé la vertu, aspirent encore tous les jours de s’embrasser ; et remarquez que si le morceau d’aimant est plus gros, il attire le fer ; ou si la pièce de fer excède en quantité, c’est elle qui attire l’aimant, comme il arrivoit jadis dans le miraculeux effet des pommes de Pylade et d’Oreste, de l’une desquelles quiconque avoit mangé davantage étoit le plus aimé par celui qui avoit mangé de l’autre.

« Or le fer se nourrit d’aimant, et l’aimant se nourrit de fer si visiblement, que celui-là s’enrouille et celui-ci perd sa force, à moins qu’on les produise l’un à l’autre pour réparer ce qui se perd de leur substance.

« N’avez-vous jamais considéré un morceau d’aimant appuyé sur de la limaille de fer ? Vous voyez l’aimant se couvrir, en un tournemain, de ces atomes métalliques ; et l’amoureuse ardeur avec laquelle ils s’accrochent est si subite et si impatiente, qu’après s’être embrassés partout, vous diriez qu’il n’y a pas un grain d’aimant qui ne veuille baiser un grain de fer, et pas un grain de fer qui ne veuille s’unir avec un grain d’aimant ; car le fer ou l’aimant séparés, envoient continuellement de leur masse les petits corps les plus mobiles à la quête de ce qu’ils aiment. Mais quand ils l’ont trouvé, n’ayant plus rien à désirer, chacun termine ses voyages, et l’aimant occupe son repos à posséder le fer, comme le fer ramasse tout son être à jouir de l’aimant. C’est donc de la sève de ces deux arbres qu’a découlé l’humeur dont ces deux métaux ont pris naissance. Devant cela, ils étoient inconnus ; et si vous voulez savoir de quelle matière on fabriquoit des armes pour la guerre, Samson s’armoit d’une mâchoire d’âne contre les Philistins ; Jupiter, Roi de Crète, de feux artificiels, par lesquels il imitoit la foudre pour subjuguer ses ennemis ; Hercule enfin avec une massue vainquit des tyrans, et dompta des monstres. Mais ces deux métaux ont encore une relation bien plus spécifique avec nos deux arbres : vous saurez qu’encore que cette couple d’amoureux sans vie inclinent vers le pôle, ils se s’y portent jamais qu’en compagnie l’un de l’autre ; et je vous en vais découvrir la raison, après que je vous aurai un peu entretenu des pôles.

« Les pôles sont les bouches du Ciel, par lesquelles il reprend la lumière, la chaleur, et les influences qu’il a répandues sur la Terre : autrement si tous les trésors du Soleil ne remontoient à leur source, il y auroit longtemps (toute sa clarté n’étant qu’une poussière d’atomes enflammés qui se détachent de son globe) qu’elle seroit éteinte, et qu’il ne luiroit plus ; ou que cette abondance de petits corps ignés qui s’amoncellent sur la Terre pour n’en plus sortir, l’auroient déjà consumée. Il faut donc, comme je vous ai dit, qu’il y ait au Ciel des soupiraux par où se dégorgent les réplétions de la Terre, et d’autres par où le Ciel puisse réparer ses pertes, afin que l’éternelle circulation de ces petits corps de vie pénètre successivement tous les globes de ce grand Univers. Or les soupiraux du Ciel sont les pôles par où il se repaît des âmes de tout ce qui meurt dans les Mondes de chez lui, et tous les Astres sont les bouches, et les pores par où s’exhalent derechef ses esprits. Mais pour vous montrer que ceci n’est pas une imagination si nouvelle, quand vos Poètes anciens, à qui la Philosophie avoit découvert les plus cachés secrets de la Nature, parloient d’un Héros dont ils vouloient dire que l’âme étoit allée habiter avec les Dieux, ils s’exprimoient ainsi : Il est monté au pôle. Il est assis sur le pôle, Il a traversé le pôle, parce qu’ils savoient que les pôles étoient les seules entrées par où le Ciel reçoit tout ce qui est sorti de chez lui. Si l’autorité de ces grands hommes ne vous satisfait pleinement, l’expérience de vos Modernes qui ont voyagé vers le nord vous contentera peut-être. Ils ont trouvé que plus ils approchoient de l’Ourse, pendant les six mois de nuit dont on a cru que ce climat étoit tout noir, une grande lumière éclairoit l’horizon (218), qui ne pouvoit partir que du pôle, parce qu’à mesure qu’on s’en approchoit, et qu’on s’éloignoit par conséquent du Soleil, cette lumière devenoit plus grande. Il est donc bien vraisemblable qu’elle procède des rayons du jour et d’un grand monceau d’âmes (219), lesquelles comme vous savez ne sont faites que d’atomes lumineux qui s’en retournent au Ciel par leurs portes accoutumées.

« Il n’est pas difficile après cela de comprendre pourquoi le fer frotté d’aimant, ou l’aimant frotté de fer, se tourne vers le pôle ; car étant un extrait du corps de Pylade et d’Oreste et ayant toujours conservé les inclinations des deux arbres, comme les deux arbres celles des deux amans, ils doivent aspirer de se rejoindre à leur âme ; c’est pourquoi ils se guindent vers le pôle par où ils sentent qu’elle est montée, avec cette retenue pourtant que le fer ne s’y tourne point, s’il n’est frotté d’aimant, ni l’aimant, s’il n’est frotté de fer, à cause que le fer ne veut point abandonner un Monde, privé de son ami l’aimant ; ni l’aimant, privé de son ami le fer ; et qu’ils ne peuvent se résoudre à faire ce voyage l’un sans l’autre. »

Cette voix alloit je pense entamer un autre discours ; mais le bruit d’une grande alarme qui survint l’en empêcha. Toute la forêt en rumeur ne retentissoit que de ces mots : Gare la peste ! et Passe parole ! (220)

Je conjurai l’arbre qui m’avoit si longtemps entretenu, de m’apprendre d’où procédoit un si grand désordre. « Mon ami, me dit-il, nous ne sommes pas en ces ’quartiers-ci encore bien informés des particularités du mal. Je vous dirai seulement en trois mots que cette peste, dont nous sommes menacés, est ce qu’entre les hommes on appelle embrasement ; nous pouvons bien le nommer ainsi, puisque parmi nous il n’y a point de maladie si contagieuse. Le remède que nous y allons apporter, c’est de roidir nos haleines, et de souffler tous ensemble vers l’endroit d’où part l’inflammation, afin de repousser ce mauvais air. Je crois que ce qui nous aura apporté cette fièvre ardente est une Bête à feu (221) qui rôde depuis quelques jours à l’entour de nos bois ; car comme elles ne vont jamais sans feu et ne s’en peuvent passer, celle-ci sera sans doute venue le mettre à quelqu’un de nos arbres.

« Nous avions mandé l’animal Glaçon pour venir à notre secours ; cependant il n’est pas encore arrivé. Mais adieu, je n’ai pas le temps de vous entretenir, il faut songer au salut commun ; et vous-même prenez la fuite, autrement, vous courez risque d’être enveloppé dans notre ruine. »

Je suivis son conseil, sans toutefois me beaucoup presser, parce que je connoissois mes jambes. Cependant je savois si peu la carte du Pays, que je me trouvai au bout de dix-huit heures de chemin au derrière de la forêt dont je pensois fuir ; et pour surcroît d’appréhension, cent éclats épouvantables de tonnerre m’ébranloient le cerveau, tandis que la funeste et blême lueur de mille éclairs venoient éteindre mes prunelles.

De moment en moment les coups redoubloient avec tant de furie, qu’on eût dit que les fondemens du Monde alloient s’écrouler ; et malgré tout cela le ciel ne parut jamais plus serein. Comme je me vis au bout de mes raisons, enfin le désir de connoître la cause d’un événement si extraordinaire m’invita de marcher vers le lieu d’où le bruit sembloit s’épandre.

Je cheminai environ l’espace de quatre cents stades (222), à la fin desquels j’aperçus au milieu d’une fort grande campagne comme deux boules qui, après avoir en bruissant tourné longtemps à l’entour l’une de l’autre, s’approchoient et puis se reculoient : Et j’observai que, quand le heurt se faisoit, c’étoit alors qu’on entendoit ces grands coups ; mais à force de marcher plus avant, je reconnus que ce qui de loin m’avoit paru deux boules, étoit deux animaux ; l’un desquels, quoique rond par en bas, formoit un triangle par le milieu ; et sa tête fort élevée, avec sa rousse chevelure qui flottoit contremont, s’aiguisoit en pyramide. Son corps étoit troué comme un crible, et à travers ces pertuis déliés qui lui servoient de pores, on apercevoit glisser de petites flammes qui sembloient le couvrir d’un plumage de feu.

En cheminant là autour, je rencontrai un Vieillard fort vénérable qui regardoit ce fameux combat avec autant de curiosité que moi. Il me fit signe de m’approcher : j’obéis, et nous nous assîmes l’un auprès de l’autre.

J’avois dessein de lui demander le motif qui l’avoit amené en cette contrée, mais il me ferma la bouche par ces paroles : « Hé bien, vous le saurez, le motif qui m’amène en cette contrée ! » Et là-dessus il me raconta fort au long toutes les particularités de son voyage. Je vous laisse à penser si je demeurai interdit. Cependant, pour accroître nia consternation, comme déjà je brûlois de lui demander quel Démon lui révéloit mes pensées : « Non, non, s’écria-t-il, ce n’est point un Démon qui me révèle vos pensées… » Ce nouveau tour de Devin me le fit observer avec plus d’attention qu’auparavant, et je remarquai qu’il contrefaisoit mon port, mes gestes, ma mine, situoit (223) tous ses membres, et figuroit toutes les parties de son visage sur le patron des miennes ; enfin mon ombre en relief ne m’eût pas mieux représenté. « Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l’apprendre. Sachez donc qu’afin de connoître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre ; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière. « Vous jugerez cet effet-là possible, si autrefois vous avez observé que les gémeaux (224) qui se ressemblent ont ordinairement l’esprit, les passions, et la volonté semblables ; jusque-là qu’il s’est rencontré à Paris deux bessons qui n’ont jamais eu que les mêmes maladies et la même santé ; se sont mariés, sans savoir le dessein l’un de l’autre, à même heure et à même jour ; se sont réciproquement écrit des lettres, dont le sens, les mots et la constitution étoient de même, et qui enfin ont composé sur un même sujet une même sorte de vers, avec les mêmes pointes, le même tour et le même ordre. Mais ne voyez-vous pas qu’il étoit impossible que la composition des organes de leurs corps étant pareille dans toutes ces circonstances, ils n’opérassent d’une façon pareille, puisque deux instruments égaux touchés également doivent rendre une harmonie égale ? Et qu’ainsi conformant tout à fait mon corps au vôtre, et devenant pour ainsi dire votre gémeau, il est impossible qu’un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d’esprit. »

Après cela il se remit encore à me contrefaire, et poursuivit ainsi : « Vous êtes maintenant fort en peine de l’origine du combat de ces deux monstres, mais je veux vous l’apprendre. Sachez donc que les arbres de la forêt que nous avons à dos, n’ayant pu repousser avec leurs souffles les violens efforts de la Bête à feu, ont eu recours à l’animal Glaçon.

— Je n’ai encore, lui dis-je, entendu parler de ces animaux-là qu’à un Chêne de cette contrée, mais fort à la hâte, car il ne songeoit qu’à se garantir. C’est pourquoi je vous supplie de m’en faire savant. »

Voici comment il me parla : « On verroit en ce globe où nous sommes les bois fort clair-semés, à cause du grand nombre de Bêtes à feu qui les désolent, sans les animaux glaçons qui tous les jours à la prière des Forêts leurs amies, viennent guérir les arbres malades ; je dis guérir, car à peine de leur bouche gelée ont-ils soufflé sur les charbons de cette peste, qu’ils l’éteignent.

« Au Monde de la Terre d’où vous êtes, et d’où je suis, la Bête à feu s’appelle Salemandre, et l’animal Glaçon y est connu par celui de Remore (225). Or vous saurez que les Remores habitent vers l’extrémité du pôle, au plus profond de la mer glaciale ; et c’est la froideur évaporée de ces poissons à travers leurs écailles, qui fait geler en ces quartiers-là l’eau de la mer, quoique salée.

« La plupart des Pilotes, qui ont voyagé pour la découverte du Groenland, ont enfin expérimenté qu’en certaine saison les glaces qui d’autres fois les avoient arrêtés, ne se rencontroient plus ; mais encore que cette mer fût libre dans le temps où l’hiver y est le plus âpre, ils n’ont pas laissé d’en attribuer la cause à quelque chaleur secrète qui les avoit fondues ; mais il est bien plus vraisemblable que les Remores qui ne se nourrissent que de glace, les avoient pour lors absorbées. Or vous devez savoir que, quelques mois après qu’elles se sont repues, cette effroyable digestion leur rend l’estomac si morfondu, que la seule haleine qu’elles expirent reglace de rechef toute la mer du Pôle. Quand elles sortent sur la terre (car elles vivent dedans l’un et dans l’autre élément) elles ne se rassasient que de ciguë, d’aconit, d’opium et de mandragore.

« On s’étonne en notre Monde d’où procèdent ces frileux vents du nord qui traînent toujours la gelée ; mais si nos compatriotes savoient, comme nous, que les Remores habitent en ce climat, ils connoîtroient, comme nous, qu’ils proviennent du souffle avec lequel elles essayent de repousser la chaleur du Soleil qui les approche.

« Cette eau stigiade (226) de laquelle on empoisonna le grand Alexandre, et dont la froideur pétrifia les entrailles, étoit du pissat d’un de ces animaux. Enfin la Remore contient si éminemment tous les principes de froidure, que, passant par-dessus un vaisseau, le vaisseau se trouve saisi du froid en sorte qu’il en demeure tout engourdi jusqu’à ne pouvoir démarrer de sa place. C’est pour cela que la moitié de ceux qui ont cinglé vers le nord à la découverte du Pôle, n’en sont point revenus, parce que c’est un miracle si les Remores, dont le nombre est si grand dans cette mer, n’arrêtent leurs vaisseaux. Voilà pour ce qui est des animaux Glaçons.

« Mais quant aux Bêtes à feu, elles logent dans terre, sous des montagnes de bitume allumé, comme l’Etna, le Vésuve et le cap Rouge (227). Ces boutons que vous voyez à la gorge de celui-ci, qui procèdent de l’inflammation de son foie, ce sont… »

Nous restâmes après cela sans parler, pour nous rendre attentifs à ce fameux duel.

La Salemandre attaquoit avec beaucoup d’ardeur ; mais la Remore soutenoit impénétrablement. Chaque heurt qu’elles se donnoient, engendroit un coup de tonnerre, comme il arrive dans les Mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit.

Des yeux de la Salemandre il sortoit à chaque œillade de colère qu’elle dardoit contre son ennemi, une rouge lumière dont l’air paroissoit allumé : en volant, elle suoit de l’huile bouillante, et pissoit de l’eau-forte.

La Remore de son côté grosse, pesante et carrée, montroit un corps tout écaillé de glaçons. Ses larges yeux paroissoient deux assiettes de cristal, dont les regards charroyoient une lumière si morfondante, que je sentois frissonner l’hiver sur chaque membre de mon corps où elle les attachoit. Si je pensois mettre ma main au-devant, ma main en prenoit l’onglée ; l’air même autour d’elle, atteint de sa rigueur, s’épaississoit en neige, la terre durcissoit sous ses pas ; et je pouvois compter les traces de la bête par le nombre des engelures qui m’accueilloient quand je marchois dessus.

Au commencement du combat, la Salemandre à cause de la vigoureuse contention de sa première ardeur, avoit fait suer la Remore ; mais à la longue cette sueur s’étant refroidie, émailla toute la plaine d’un verglas si glissant, que la Salemandre ne pouvoit joindre la Remore sans tomber. Nous connûmes bien le Philosophe et moi, qu’à force de choir et se relever tant de fois, elle s’étoit fatiguée ; car ces éclats de tonnerre, auparavant si effroyables, qu’enfantoit le choc dont elle heurtoit son ennemie, n’étoient plus que le bruit sourd de ces petits coups qui marquent la fin d’une tempête, et ce bruit sourd, amorti peu à peu, dégénéra en un frémissement semblable à celui d’un fer rouge plongé dans de l’eau froide.

Quand la Remore connut que le combat tiroit aux abois, par l’affoiblissement du choc dont elle se sentoit à peine ébranlée, elle se dressa sur un angle de son cube et se laissa tomber de toute sa pesanteur sur l’estomac de la Salemandre, avec un tel succès, que le cœur de la pauvre Salemandre, où tout le reste de son ardeur s’étoit concentré, en se crevant, fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans la Nature pour le comparer.

Ainsi mourut la Bête à feu sous la paresseuse résistance de l’animal Glaçon.

Quelque temps après que la Remore se fut retirée, nous nous approchâmes du champ de bataille ; et le vieillard, s’étant enduit les mains de la terre sur laquelle elle avoit marché comme d’un préservatif contre la brûlure, il empoigna le cadavre de la Salemandre. « Avec le corps de cet animal, me dit-il, je n’ai que faire de feu dans ma cuisine : car pourvu qu’il soit pendu à la crémaillère, il fera bouillir et rôtir tout ce que j’aurai mis à l’àtre. Quant aux yeux, je les garde soigneusement ; s’ils étoient nettoyés des ombres de la mort, vous le prendriez pour deux petits Soleils. Les Anciens de notre Monde les savoient bien mettre en œuvre ; c’est ce qu’ils nommoient des lampes ardentes, et l’on ne les appendoit qu’aux sépultures pompeuses des personnes illustres.

« Nos Modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux, mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver derrière les membranes rompues ce feu qu’ils y voyoient reluire (228). »

Le Vieillard marchoit toujours, et moi je le suivois, aitentif aux merveilles qu’il me débitoit. Or à propos du combat, il ne faut pas que j’oublie l’entretien que nous eûmes touchant l’animal Glaçon.

« Je ne crois pas, me dit-il, que vous ayez jamais vu de Remores, car ces poissons ne s’élèvent guère à fleur d’eau : encore n’abandonnent-ils quasi point l’océan Septentrional. Mais sans doute vous aurez vu de certains animaux qui en quelque façon se peuvent dire de leur espèce. Je vous ai tantôt dit que cette Mer en tirant vers le Pôle est toute pleine de Remores, qui jettent leur frai sur la vase comme les autres poissons. Vous saurez donc que cette semence extraite de toute leur masse en contient si éminemment toute la froideur, que si un navire est poussé par-dessus, le navire en contracte un ou plusieurs vers qui deviennent oiseaux, dont le sang privé de chaleur fait qu’on les range, quoiqu’ils aient des ailes, au nombre des poissons. Aussi le Souverain Pontife, lequel connoît leur origine, ne défend pas d’en manger en carême. C’est ce que vous appelez des Macreuses (229) »

Je cheminais toujours sans autre dessein que de le suivre, mais tellement ravi d’avoir trouvé un Homme, que je n’osois détourner les yeux de dessus lui, tant j’avois peur de le perdre : « Jeune mortel, me dit-il (car je vois bien que vous n’avez pas encore comme moi satisfait au tribut que nous devons, à la Nature), aussitôt que je vous ai vu, j’ai rencontré sur votre visage ce je ne sais quoi qui donne envie de connoître les gens. Si je ne me trompe aux circonstances de la conformation de votre corps, vous devez être François et natif de Paris ? Cette ville est le lieu, où après avoir promené mes disgrâces par toute l’Europe, je les ai terminées.

« Je me nomme Campanella (230), et suis Calabrois de nation. Depuis ma venue au Soleil, j’ai employé mon temps à visiter les climats de ce grand globe pour en découvrir les merveilles : il est divisé en Royaumes, en Républiques, États et Principautés, comme la Terre. Ainsi les quadrupèdes, les volatiles, les plantes, les pierres, chacun y a le sien ; et quoique quelques-uns de ceux-là n’en permettent point l’entrée aux animaux d’espèce étrangère, particulièrement aux Hommes que les Oiseaux par-dessus tout haïssent de mort, je puis voyager partout sans courir de risque à cause qu’une âme de Philosophe est tissue de parties bien plus déliées que les instrumens dont on se serviroit à la tourmenter. Je me suis trouvé heureusement dans la province des, Arbres, quand les désordres de la Salemandre ont commencé ces grands éclats de tonnerre que vous devez avoir entendus aussi bien que moi, m’ont conduit à leur champ de bataille, où vous êtes venu un moment après. Au reste je m’en retourne à la province des Philosophes… — Quoi, lui dis-je, il y a donc aussi des Philosophes dans le Soleil ? — S’il y en a ! répliqua le bonhomme, oui, certes, et ce sont les principaux habitans du Soleil, et ceux-là mêmes dont la renommée de votre Monde a la bouche si pleine. Vous pourrez bientôt converser avec eux, pourvu que vous ayez le courage de me suivre, car j’espère mettre le pied dans leur Ville, avant qu’il soit trois jours. Je ne crois pas que vous puissiez concevoir de quelle façon ces grands génies se sont transportés ici ? — Non, certes, m’écriai-je ; car tant d’autres personnes auroient-elles eu jusqu’à présent les yeux bouchés, pour n’en pas trouver le chemin ? Ou bien est-ce qu’après la mort nous tombons entre les mains d’un Examinateur des esprits, lequel selon notre capacité nous accorde ou nous refuse le droit de bourgeoisie au Soleil ?

— Ce n’est rien de tout cela, repartit le Vieillard : les âmes viennent par un principe de ressemblance se joindre à cette masse de lumière, car ce Monde-ci n’est formé d’autre chose que des esprits de tout ce qui meurt dans les orbes d’autour, comme sont Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne.

« Ainsi dès qu’une Plante, une Bête, ou un Homme, expirent, leurs âmes montent sans s’éteindre à sa sphère, de même que vous voyez la flamme d’une chandelle y voler en pointe, malgré le suif qui la tient par les pieds. Or toutes ces âmes unies qu’elles sont à la source du jour, et purgées de la grosse matière qui les empêchoit, elles exercent des fonctions bien plus nobles que celles de croître, de sentir, et de raisonner, car elles sont employées à former le sang et les esprits vitaux du Soleil, ce grand et parfait animal. Et c’est aussi pourquoi vous ne devez point douter que le Soleil n’opère de l’esprit bien plus parfaitement que vous, puisque c’est par la chaleur d’un million de ces âmes rectifiées, dont la sienne est un élixir, qu’il connoît le secret de la vie, qu’il influe à la matière de vos Mondes la puissance d’engendrer, qu’il rend des corps capables de se sentir être, et enfin qu’il se fait voir et fait voir toutes choses( (231).

« Il me reste maintenant à vous expliquer pourquoi les âmes des Philosophes ne se joignent pas essentiellement à la masse du Soleil comme celles des autres Hommes.

« Il y a trois ordres d’esprits dans toutes les Planètes, c’est-à-dire dans les petits Mondes qui se meuvent à l’entour de celui-ci.

« Les plus grossiers servent simplement à réparer l’embonpoint du Soleil. Les subtils s’insinuent à la place de ses rayons ; mais ceux des Philosophes, sans avoir rien contracté d’impur dans leur exil, arrivent tout entiers à la sphère du jour pour en être habitans (232). Or elles ne deviennent pas comme les autres une partie intégrante de sa masse, pour ce que la matière qui les compose, au point de leur génération, se mêle si exactement que rien ne la peut plus déprendre, semblable à celle qui forme l’or, les diamans, et les Astres, dont toutes les parties sont mêlées par tant d’enlacemens, que le plus fort dissolvant n’en sauroit relâcher l’étreinte.

« Or ces âmes de Philosophes sont tellement à l’égard des autres âmes, ce que l’or, les diamans et les Astres sont à l’égard des autres corps, qu’Épicure dans le Soleil est le même Épicure qui vivoit jadis sur la terre. »

Le plaisir que je recevois en écoutant ce grand homme, m’accourcissoit le chemin et j’entamois souvent tout exprès des matières savantes et curieuses, sur lesquelles je sollicitois sa pensée, afin de m’instruire. Et certes je n’ai jamais vu de bonté si grande que la sienne ; car quoiqu’il pût, à cause de l’agilité de sa substance, arriver tout seul en fort peu de journées au royaume des Philosophes, il aima mieux s’ennuyer longtemps avec moi que de m’abandonner parmi ces vastes solitudes.

Cependant il étoit pressé ; car je me souviens que m’étant avisé de lui demander pourquoi il s’en retournoit avant d’avoir reconnu toutes les régions de ce grand Monde, il me répondit que l’impatience de voir un de ses amis, lequel étoit nouvellement arrivé (233), l’obligeoit à rompre son voyage. Je reconnus par la suite de son discours, que cet ami étoit ce fameux Philosophe de notre temps, Monsieur Descartes, et qu’il ne se hâtoit que pour le joindre.

Il me répondit encore sur ce que je lui demandai en quelle estime il avoit sa Physique, qu’on ne la devoit lire qu’avec le même respect qu’on écoute prononcer des oracles. « Ce n’est pas, ajouta-t-il, que la science des choses naturelles n’ait besoin, comme les autres sciences, de préoccuper notre jugement, d’axiomes qu’elle ne prouve point ; mais les principes de la sienne sont simples et si naturels qu’étant supposés, il n’y en a aucune qui satisfasse plus nécessairement à toutes les apparences »

Je ne pus en cet endroit m’empêcher de l’interrompre : « Mais, lui dis-je, il me semble que ce Philosophe a toujours impugné (234) le vide ; et cependant, quoiqu’il fût Épicurien, afin d’avoir l’honneur de donner un principe aux principes d’Épicure, c’est-à-dire aux atomes, il a établi pour commencement des choses un chaos de matière tout à fait solide, que Dieu divisa en un nombre innombrable de petits carreaux, à chacun desquels il imprima des mouvemens opposés. Or il veut que ces cubes, en se froissant l’un contre l’autre, se soient égrugés en parcelles de toutes sortes de figures. Mais comment peut-il concevoir que ces pièces carrées aient commencé de tourner séparément, sans avouer qu’il s’est fait du vide entre leurs angles ? Ne s’en rencontroit-il pas nécessairement dans les espaces que les angles de ces carreaux étoient contraints d’abandonner pour se mouvoir ? Et puis ces carreaux qui n’occupoient qu’une certaine étendue, avant que de tourner, peuvent-ils s’être mus en cercle, qu’ils n’en aient occupé dans leur circonférence encore une fois autant ? La Géométrie nous enseigne que cela ne se peut ; donc la moitié de cette espace a dû nécessairement demeurer vide, puisqu’il n’y avoit point encore d’atomes pour la remplir. »

Mon Philosophe me répondit que M. Descartes nous rendroit raison de cela lui-même, et qu’étant né aussi obligeant que Philosophe, il seroit assurément ravi de trouver en ce monde un homme mortel pour l’éclaircir de cent doutes que la surprise de la Mort l’avoit contraint de laisser à la Terre qu’il venoit de quitter ; qu’il ne crovoit pas qu’il eût grande difficulté à y répondre, suivant ses principes, que je navois examinés qu’autant que la foiblesse de mon esprit me le pouvoit permettre (235) ; « parce, disoit-il, que les ouvrages de ce grand homme sont si pleins et si subtils, qu’il faut une attention pour les entendre qui demande l’âme d’un vrai et consommé Philosophe. Ce qui fait qu’il n’y a pas un Philosophe dans le Soleil qui n’ait de la vénération pour lui ; jusque-là que l’on ne veut pas lui contester le premier rang, si sa modestie ne l’en éloigne.

« Pour tromper la peine que la longueur du chemin pourroit vous apporter, nous en discourrons suivant ses principes, qui sont assurément si clairs, et semblent si bien satisfaire à tout par l’admirable lumière de ce grand génie, qu’on diroit qu’il a concouru à la belle et magnifique structure de cet Univers.

« Vous vous souvenez bien qu’il dit que notre entendement est fini. Ainsi la matière étant divisible à ne faut pas douter que c’est une de ces choses qu’il ne peut comprendre ni imaginer, et qu’il est bien au-dessus de lui d’en rendre raison.

« Mais, dit-il, quoique cela ne puisse tomber sous les sens, nous ne laissons pas de concevoir que cela se fait par la connoissance que nous avons de la matière ; et nous ne devons pas, dit-il, hésiter à déterminer notre jugement sur les choses que nous concevons. » En effet, pouvons-nous imaginer la manière dont l’âme agit sur le corps ? Cependant on ne peut nier cette vérité, ni la révoquer en doute ; au lieu que c’est une absurdité bien plus grande d’attribuer au vide une espace qui est une propriété qui appartient au corps de l’étendue[12], vu que l’on confondroit l’idée du rien avec celle de l’être, et que l’on lui donneroit des qualités à lui qui ne peut rien produire, et ne peut être auteur de quoi que ce soit (236). « Mais, dit-il, pauvre mortel, je sens que ces spéculations te fatiguent, parce que comme dit cet excellent homme, tu n’as jamais pris peine à bien épurer ton esprit d’avec la masse de ton corps, et parce que tu l’as rendu si paresseux qu’il ne veut plus faire aucunes fonctions sans le secours des sens. »

Je lui allois repartir, lorsqu’il me tira par le bras pour me montrer un vallon de merveilleuse beauté. « Apercevez-vous, me dit-il, cette enfonçure de terrain où nous allons descendre ? On diroit que le coupeau des collines qui la bornent, se soit exprès couronné d’arbres, pour inviter par la fraîcheur de son ombre les passans au repos.

« C’est au pied de l’un de ces coteaux que le Lac du Sommeil prend sa source ; il n’est formé que de la liqueur des cinq Fontaines. Au reste s’il ne se mêloit aux trois Fleuves, et par sa pesanteur n’engourdissoit leurs eaux, aucun animal de notre Monde ne dormiroit. »

Je ne puis exprimer l’impatience qui me pressoit de le questionner sur ces trois Fleuves, dont je n’avois point encore ouï parler : mais je restai content, quand il m’eut promis que je verrois tout.

Nous arrivâmes bientôt après dans le vallon, et quasi au même temps, sur le tapis qui borde ce grand Lac.

« En vérité, me dit Campanella, vous êtes bien heureux de voir avant de mourir toutes les merveilles de ce Monde ; c’est un bien pour les habitans de votre globe, d’avoir porté un Homme qui lui puisse apprendre les merveilles du Soleil, puisque sans vous ils étoient en danger de vivre dans une grossière ignorance, et de goûter cent douceurs sans savoir d’où elles viennent ; car on ne sauroit imaginer les libéralités que le Soleil fait à tous vos petits globes ; et ce vallon seul répand une infinité de biens par tout l’Univers, sans lesquels vous ne pourriez vivre, et ne pourriez pas seulement voir le jour. Il me semble que c’est assez d’avoir vu cette contrée, pour vous faire avouer que le Soleil est votre père, et qu’il est l’auteur de toutes choses. Pource que ces cinq Ruisseaux viennent se dégorger dedans, ils ne courent que quinze ou seize heures ; et cependant ils paroissent si fatigués quand ils arrivent, qu’à peine se peuvent-ils remuer ; mais ils témoignent leur lassitude par des effets bien différens, car celui de la Vue s’étrécit à mesure qu’il s’approche de l’étang du Sommeil ; l’Ouïe à son embouchure se confond, s’égare et se perd dans la vase ; l’Odorat excite un murmure semblable à celui d’un homme qui ronfle ; le Goût, affadi du chemin, devient tout à fait insipide ; et le Toucher, naguère si puissant, qu’il logeoit tous ses compagnons, est réduit à cacher sa demeure. De son côté la Nymphe de la Paix qui fait sa demeure au milieu du Lac, reçoit ses hôtes à bras ouverts, les couche dans son lit, et les dorlote avec tant de délicatesse, que pour les endormir, elle prend elle-même le soin de les bercer. Quelque temps après s’être ainsi confondus dans ce vaste rond-d’eau, on le voit à l’autre bout se partager derechef en cinq Ruisseaux qui reprennent les mêmes noms en sortant qu’ils avoient laissés en entrant.. Mais les plus hâtés de partir, et qui tiraillent leurs compagnons pour se mettre en chemin, c’est l’Ouïe et le Toucher ; car pour les trois autres ils attendent que ceux-ci les éveillent, et le Goût spécialement demeure toujours derrière les autres. »

Le noir concave d’une grotte se voûte par-dessus le lac du Sommeil. Quantité de tortues se promènent à pas lents sur les rivages ; mille fleurs de pavot communiquent à l’eau en s’y mirant, la vertu d’endormir (237) ; on voit jusqu’à des marmottes arriver de cinquante lieues pour y boire ; et le gazouillis de l’onde est si charmant, qu’il semble qu’elle se froisse contre les cailloux avec mesure, et tâche de composer une musique assoupissante.

Le sage Campanella prévit sans doute que j’en allois sentir quelque atteinte, c’est pourquoi il me conseilla de doubler le pas. Je lui eusse obéi, mais les charmes de cette eau m’avoient tellement enveloppé la raison, qu’il ne m’en resta presque pas assez pour entendre ces dernières paroles. « Dormez donc, dormez ! je vous laisse ; aussi bien les songes qu’on fait ici sont tellement parfaits, que vous serez quelque jour bien aise de vous ressouvenir de celui que vous allez faire. Je me divertirai cependant à visiter les raretés du lieu, et puis je vous viendrai rejoindre. » Je crois qu’il ne discourut pas davantage, ou bien la vapeur du sommeil m’avoit déjà mis hors d’état de pouvoir l’écouter.

J’étois au milieu d’un songe le plus savant et le mieux conçu du monde, quand mon Philosophe me vint éveiller. Je vous en ferai le récit lorsque cela n’interrompra point le fil de mon discours ; car il est tout à fait important que vous le sachiez, pour vous faire connoître avec quelle liberté l’esprit des habitans du Soleil agit pendant que le sommeil captive les sens. Pour moi je pense que ce lac évapore un air qui a la propriété d’épurer entièrement l’esprit de l’embarras des sens, car il ne se présente rien à votre pensée qui ne semble vous perfectionner et vous instruire : c’est ce qui fait que j’ai le plus grand respect du monde pour ces Philosophes qu’on nomme rêveurs, dont nos ignorans se moquent.

J’ouvris donc les yeux comme en sursaut : il me semble que j’ouïs qu’il disoit : « Mortel, c’est assez dormir ! levez-vous si vous désirez voir une rareté qu’on n’imagineroit jamais dans votre Monde. Depuis une heure environ que je vous ai quitté, pour ne point troubler votre repos, je me suis toujours promené le long des cinq Fontaines qui sortent de l’étang du Sommeil. Vous pouvez croire avec combien d’attention je les ai toutes considérées ; elles portent le nom des cinq Sens, et coulent fort près l’une de l’autre. Celle de la Vue semble un tuyau fourchu plein de diamans en poudre, et de petits miroirs qui dérobent et restituent les images de tout ce qui se présente ; elle environne de son cours le royaume des Lynx. Celle de l’Ouïe est pareillement double ; elle tourne en s’insinuant comme un dédale, et l’on oit retentir au plus creux des concavités de sa couche un écho de tout le bruit qui résonne alentour ; je suis fort trompé si ce ne sont des renards que j’ai vu s’y curer les oreilles. Celle de l’Odorat paroît comme les précédentes, qui se divise en deux petits canaux cachés sous une seule voûte ; elle extrait de tout ce qu’elle rencontre je ne sais quoi d’invisible, dont elle compose milles sortes d’odeurs qui lui tiennent lieu d’eau ; on trouve aux bords de cette source force chiens qui s’affinent le nez. Celle du Goût coule par saillies, lesquelles n’arrivent ordinairement que trois ou quatre fois le jour ; encore faut-il qu’une grande vanne de corail soit levée, et, par-dessous celle-là quantité d’autres fort petites qui sont d’ivoire ; sa liqueur ressemble à de la salive. Mais quant à la cinquième, celle du Toucher, elle est si vaste et si profonde qu’elle environne toutes ses sœurs, jusqu’à se coucher de son long dans leur lit, et son humeur épaisse se répand au large sur des gazons tout verts de plantes sensitives.

« Or vous saurez que j’admirois, glacé de vénération, les mystérieux détours de toutes ces fontaines, quand à force de cheminer je me suis trouvé à l’embouchure où elles se dégorgent dans les trois Rivières. Mais suivez-moi, vous comprendrez beaucoup mieux la disposition de toutes ces choses en les voyant. » Une promesse si forte selon moi acheva de m’éveiller ; je lui tendis le bras, et nous marchâmes par le même chemin qu’il avoit tenu le long des levées qui compriment les cinq Ruisseaux, chacun dans son canal.

Au bout environ d’un stade, quelque chose d’aussi luisant qu’un lac parvint à nos yeux. Le sage Campanella ne l’eut pas plutôt aperçu qu’il me dit : « Enfin, mon fils, nous touchons au port : je vois distinctement les trois rivières. »

À cette nouvelle, je me sentis transporter d’une telle ardeur, que je pensois être devenu aigle. Je volai plutôt que je ne marchai, et courus tout autour, d’une curiosité si avide, qu’en moins d’une heure mon conducteur et moi nous remarquâmes ce que vous allez entendre.

Trois grands Fleuves arrosent les campagnes brillantes de ce Monde embrasé. Le premier et le plus large se nomme la Mémoire ; le second, plus étroit, mais plus creux, l’Imagination ; le troisième, plus petit que les autres, s’appelle Jugement (238).

Sur les rives de la Mémoire, on entend jour et nuit un ramage importun de geais, de perroquets, de pies, d’étourneaux, de linottes, de pinsons, de toutes les espèces qui gazouillent ce qu’elles ont appris. La nuit ils ne disent mot, car ils sont pour lors occupés à s’abreuver de la vapeur épaisse qu’exhalent ces lieux aquatiques. Mais leur estomac cacochyme la digère si mal, qu’au matin quand ils pensent l’avoir convertie en leur substance, on la voit tomber de leur bec aussi pure qu’elle étoit dans la rivière. L’eau de ce Fleuve paroît gluante, et roule avec beaucoup de bruit ; les échos, qui se forment dans ses cavernes, répètent la parole jusqu’à plus de mille fois ; elle engendre de certains monstres, dont le visage approche du visage de femme. Il s’y en voit d’autres plus furieux, qui ont la tête cornue et carrée, et à peu près semblable à celle de nos pédans. Ceux-là ne s’occupent qu’à crier, et ne disent pourtant que ce qu’ils se sont entendu dire les uns aux autres.

Le Fleuve de l’imagination coule plus doucement ; sa liqueur légère et brillante, étincelle de tous côtés. Il semble, à regarder cette eau d’un torrent de bluettes humides, qu’elles n’observent en voltigeant aucun ordre certain. Après l’avoir considérée plus attentivement, je pris garde que l’humeur qu’elle rouloit dans sa couche, étoit de pur or potable, et son écume de l’huile de talc. Le poisson qu’elle nourrit, ce sont des remores, des sirènes et des salemandres ; on y trouve, au lieu de gravier, de ces cailloux dont parle Pline, avec lesquels on devient pesant quand on les touche par l’envers, et léger quand on se les applique par l’endroit (239). J’y en remarquai de ces autres encore, dont Gigès (240) avoit un anneau, qui rendent invisibles, mais surtout un grand nombre de pierres philosophales éclatent parmi son sable. Il y avoit sur les rivages force arbres fruitiers, principalement de ceux que trouva Mahomet en Paradis (241), les branches fourmilloient de phénix, et j’y remarquai des sauvageons de ce fruitier (242) où la Discorde cueillit la pomme qu’elle jeta aux pieds des trois Déesses (243) ; on avoit enté dessus des greffes du jardin des Hespérides (244). Chacun de ces deux larges fleuves se divise en une infinité de bras qui s’entrelacent ; et j’observai que quand un grand ruisseau de la Mémoire en approchoit un plus petit de l’imagination, il éteignoit aussitôt celui-là ; mais qu’au contraire si le Ruisseau de l’imagination étoit plus vaste, il tarissoit celui de la Mémoire. Or comme ces trois Fleuves, soit dans leur canal, soit dans leurs bras, toujours à côté l’un de l’autre, partout où la Mémoire est forte, l’imagination diminue ; et celle-ci grossit, à mesure que l’autre s’abaisse.

Proche de là coule d’une lenteur incroyable la Rivière du Jugement ; son canal est profond, son humeur semble froide ; et lorsqu’on en répand sur quelque chose, elle sèche au lieu de mouiller. Il croît parmi la vase de son lit des plantes d’ellébore (245), dont la racine qui s’étend en longs filaments nettoie l’eau de sa bouche. Elle nourrit des serpens, et dessus l’herbe molle qui tapisse ses rivages un million d’éléphans se reposent. Elle se distribue comme ses deux germaines en une infinité de petits rameaux ; elle grossit en cheminant et, quoiqu’elle gagne toujours pays, elle va et revient éternellement sur soi-même.

De l’humeur de ces trois Rivières tout le Soleil est arrosé ; elle sert à détremper les atomes brûlans de ceux qui meurent dans ce grand Monde ; mais cela mérite bien d’être traité plus au long.

La vie des animaux du Soleil est fort longue, ils ne finissent que de mort naturelle qui n’arrive qu’au bout de sept à huit mille ans quand, pour les continus excès d’esprit où leur tempérament de feu les incline, l’ordre de la matière se brouille ; car aussitôt que dans un corps la Nature sent qu’il faudroit plus de temps à réparer les ruines de son être qu’à en composer un nouveau, elle aspire à se dissoudre, si bien que de jour en jour on voit non pas pourrir, mais tomber l’animal en particules semblables à de la cendre rouge.

Le trépas n’arrive guère que de cette sorte. Expiré donc qu’il est, ou pour mieux dire éteint, les petits corps ignés qui composoient sa substance, entrent dans la grosse matière de ce monde allumé, jusqu’à ce que le hasard les ait abreuvés de l’humeur des trois Rivières ; car alors devenus mobiles par leur fluidité, afin d’exercer vitement les facultés dont cette eau leur vient d’imprimer l’obscure connoissance, ils s’attachent en longs filets, et par un flux de points lumineux, s’aiguisent en rayons et se répandent aux sphères d’alentour, où ils ne sont pas plutôt enveloppés, qu’ils arrangent eux-mêmes la matière autant qu’ils peuvent, dedans la forme propre à exercer toutes les fonctions dont ils ont contracté l’instinct dans l’eau des trois Rivières, des cinq Fontaines, et de l’Étang. C’est pourquoi ils se laissent attirer aux plantes pour végéter ; les plantes se laissent brouter aux animaux pour sentir ; et les animaux se laissent manger aux hommes afin qu’étant passés en leur substance, ils viennent à réparer ces trois facultés, de la Mémoire, de l’imagination et du Jugement dont les Rivières du Soleil leur avoient fait pressentir la puissance.

Or selon que les atomes ont ou plus ou moins trempé dedans l’humeur de ces trois Fleuves, ils apportent aux animaux plus ou moins de Mémoire, d’imagination ou de Jugement, et selon que dans les trois Fleuves ils ont plus ou moins contracté de la liqueur des cinq Fontaines et de celle du petit Lac, ils leur élaborent des sens plus ou moins parfaits, et produisent des âmes plus ou moins endormies (246).

Voici à peu près ce que nous observâmes touchant la nature de ces trois Fleuves. On en rencontre partout de petites veines écartées çà et là ; mais pour les bras principaux, ils vont droit aboutir à la Province des Philosophes. Aussi nous rentrâmes dans le grand chemin sans nous éloigner du courant que ce qu’il faut pour monter sur la chaussée. Nous vîmes toujours les trois grandes Rivières qui flottoient à côté de nous ; mais pour les cinq Fontaines, nous les regardions de haut en bas serpenter dans la prairie. Cette route est fort agréable, quoique solitaire ; on y respire un air libre et subtil qui nourrit l’âme et la fait régner sur les passions.

Au bout de cinq ou six journées de chemin, comme nous divertissions nos yeux à considérer le différent et riche aspect des paysages, une voix languissante comme d’un malade qui gémiroit, parvint à nos oreilles. Nous nous approchâmes du lieu d’où nous jugions qu’elle pouvoit venir, et nous trouvâmes, sur la rive du fleuve Imagination, un vieillard tombé à la renverse qui poussoit de grands cris. Les larmes de compassion m’en vinrent aux yeux ; et la pitié que j’eus du mal de ce misérable, me convia d’en demander la cause. « Cet homme, me répondit Campanella, se tournant vers moi, est un Philosophe réduit à l’agonie, car nous mourons plus d’une fois ; et comme nous ne sommes que des parties de cet Univers, nous changeons de forme pour aller reprendre la vie ailleurs ; ce qui n’est point un mal, puisque c’est un chemin pour perfectionner son être, et pour arriver à un nombre infini de connoissances. Son infirmité est celle qui fait mourir presque tous les grands hommes. »

Son discours m’obligea de considérer le malade plus attentivement, et dès la première œillade j’aperçus qu’il avoit la tête grosse comme un tonneau, et ouverte par plusieurs endroits. « Or sus ! me dit Campanella, me tirant par le bras, toute l’assistance que nous croirions donner à ce moribond seroit inutile et ne feroit que l’inquiéter. Passons outre, aussi bien son mal est incurable. L’enflure de sa tête provient d’avoir trop exercé son esprit ; car encore que les espèces dont il a rempli les trois organes ou les trois ventricules de son cerveau, soient des images fort petites, elles sont corporelles, et capables par conséquent de remplir un grand lieu quand elles sont fort nombreuses. Or vous saurez que ce Philosophe a tellement grossi sa cervelle, à force d’entasser image sur image, que ne les pouvant plus contenir, elle s’est éclatée. Cette façon de mourir est celle des grands Génies, et cela s’appelle crever d’esprit. »

Nous marchions toujours en parlant ; et les premières choses qui se présentoient à nous, nous fournissoient matière d’entretien. J’eusse pourtant bien voulu sortir des régions opaques du Soleil pour rentrer dans les lumineuses ; car le Lecteur saura que toutes les contrées n’en sont pas diaphanes ; il y en a qui sont obscures, comme celles de notre Monde, et qui sans la lumière d’un Soleil qu’on aperçoit de là, seroient couvertes de ténèbres. Or à mesure qu’on entre dans les opaques, on le devient insensiblement ; et de même lorsqu’on approche des transparentes, on se sent dépouiller de cette noire obscurité par la vigoureuse irradiation du climat.

Je me souviens qu’à propos de cette envie dont je brûlois, je demandai à Campanella si la Province des Philosophes étoit brillante ou ténébreuse : « Elle est plus ténébreuse que brillante, me répondit-il ; car comme nous sympathisons encore beaucoup avec la Terre notre pays natal, qui est opaque de sa nature, nous n’avons pas pu nous accommoder dans les régions de ce globe les plus éclairées. Nous pouvons toutefois par une vigoureuse contention de la volonté, nous rendre diaphanes lorsqu’il nous en prend envie ; et même la plus grande part des Philosophes ne parlent pas avec la langue ; mais quand ils veulent communiquer leur pensée, ils se purgent par les élans de leur fantaisie d’une sombre vapeur, sous laquelle ordinairement ils tiennent leurs conceptions à couvert ; et sitôt qu’ils ont fait redescendre en son siège cette obscurité de rate qui les noircissoit, comme leur corps est alors diaphane, on aperçoit à travers leur cerveau, ce dont ils se souviennent, ce qu’ils imaginent, ce qu’ils jugent : et dans leur foie et leur cœur, ce qu’ils désirent et ce qu’ils résolvent (247) ; car quoique ces petits portraits soient plus imperceptibles qu’aucune chose que nous puissions figurer, nous avons en ce Monde-ci les yeux assez clairs pour distinguer facilement jusqu’aux moindres idées.

« Ainsi, quand quelqu’un de nous veut découvrir à son ami l’affection qu’il lui porte, on aperçoit son cœur élancer des rayons jusque dans sa mémoire, sur l’image de celui qu’il aime ; et quand au contraire il veut témoigner son aversion, on voit son cœur darder contre l’image de celui qu’il hait, des tourbillons d’étincelles brûlantes, et se retirer tant qu’il peut en arrière ; de même quand il parle en soi-même, on remarque clairement les espèces, c’est-à-dire les caractères de chaque chose qu’il médite, qui s’imprimant ou se soulevant, viennent présenter aux yeux de celui qui regarde, non pas un discours articulé, mais une histoire en tableau de toutes ses pensées. »

Mon guide vouloit continuer, mais il en fut détourné par un accident jusqu’à cette heure inouï ; et ce fut que tout à coup nous aperçûmes la terre se noircir sous nos pas, et le Ciel allumé de rayons s’éteindre sur nos têtes, comme si on eût développé entre nous et le Soleil un dais large de quatre lieues.

Il me paroît malaisé de vous dire ce que nous nous imaginâmes dans cette conjoncture. Toutes sortes de terreurs nous vinrent assaillir, jusqu’à celle de la fin du Monde, et nulle de ces terreurs ne nous sembla hors d’apparence ; car de voir la nuit au Soleil, ou l’air obscurci de nuages, c’est un miracle qui n’y arrive point. Ce ne fut pas toutefois encore tout ; incontinent après un bruit aigre et criard, semblable au son d’une poulie qui tourneroit avec rapidité, vint frapper nos oreilles, et tout au même temps nous vîmes choir à nos pieds une cage. A peine eut-elle joint le sable, qu’elle s’ouvrit pour accoucher d’un Homme et d’une Femme : ils traînoient une ancre qu’ils accrochèrent aux racines d’un roc. En suite de quoi nous les aperçûmes venir à nous. La Femme conduisoit l’Homme, et le tirailloit en le menaçant. Quand elle fut fort près de nous : « Messieurs, dit-elle d’une voix un peu émue, n’est-ce pas ici la Province des Philosophes ? « Je répondis que non, mais que dans vingt-quatre heures nous espérions y arriver ; que ce Vieillard qui me souffroit en sa compagnie étoit un des principaux Officiers de cette Monarchie. « Puisque vous êtes Philosophe répondit cette femme, adressant la parole à Campanella, il faut que sans aller plus loin je vous décharge ici mon cœur.

« Pour vous raconter donc en peu de mots le sujet qui m’amène, vous saurez que je viens me plaindre d’un assassinat commis en la personne du plus jeune de mes enfants ; ce barbare que je tiens l’a tué deux fois, encore qu’il fût son père. » Nous restâmes fort embarrassés de ce discours ; c’est pourquoi je voulus savoir ce qu’elle entendoit par un enfant tué deux fois. « Sachez, répondit cette femme, qu’en notre pays il y a parmi les autres statuts d’amour une loi qui règle le nombre des baisers auxquels un Mari est obligé à sa Femme. C’est pourquoi tous les soirs chaque Médecin dans son quartier, va par toutes les maisons, où après avoir visité le Mari et la Femme, il les taxe pour cette nuit-là, selon leur santé forte ou foible, à tant ou tant d’embrassements. Or le mien que voilà avoit été mis à sept. Cependant piqué de quelques paroles un peu fières que je lui avois dites en nous couchant, il ne m’approcha point tant que nous demeurâmes au lit. Mais Dieu qui venge la cause des affligés, permit qu’en songe ce misérable, chatouillé par le ressouvenir des baisers qu’il me retenoit injustement, laissa perdre un Homme. Je vous ai dit que son père l’a tué deux fois pour ce que l’empêchant d’être, il a fait qu’il n’est point, voilà son premier assassinat, et a fait qu’il n’a point été, voilà son second ; au lieu qu’un meurtrier ordinaire sait bien que celui qu’il prive du jour n’est plus mais ils ne sauroit faire qu’il n’ait point été. Nos Magistrats en auroient fait bonne justice ; mais l’artificieux a dit, pour excuse, qu’il auroit satisfait au devoir conjugal, s’il n’eût appréhendé (me baisant au fort de la colère où je l’avois mis), d’engendrer un homme furieux.

« Le Sénat embarrassé de cette justification, nous a ordonné de nous venir présenter aux Philosophes, et de plaider devant eux notre cause. Aussitôt que nous eûmes reçu l’ordre de partir, nous nous mîmes dans une cage pendue au cou de ce grand Oiseau que vous voyez, d’où par le moyen d’une poulie que nous y attachâmes, nous dévalons à terre et nous nous guindons en l’air. Il y a des personnes dans notre Province établies exprès pour les apprivoiser jeunes, et les instruire aux travaux qui nous sont utiles. Ce qui les attrait principalement contre leur nature féroce à se rendre disciplinables, c’est qu’à leur faim, qui ne se peut presque assouvir, nous abandonnons les cadavres de toutes les bêtes qui meurent. Au reste, quand nous voulons dormir (car à cause des excès d’amour trop continus qui nous affaiblissent nous avons besoin de repos), nous lâchons à la campagne d’espace en espace vingt ou trente de ces Oiseaux attachés chacun à une corde, qui prenant l’essor avec leurs grandes ailes, déploient dans le Ciel une nuit plus large que l’horizon. « J’étois fort attentif et à son discours et à considérer, tout extasié, l’énorme taille de cet oiseau géant ; mais sitôt que Campanella l’eut un peu regardé : « Ha ! vraiment, s’écria-t-il, c’est un de ces monstres à plume, appelés Condurs, qu’on voit dans l’île de Mandragore à notre Monde, et par toute la Zone Torride ; ils y couvrent de leurs ailes un arpent de terre. Mais comme ces animaux deviennent plus démesurés, à proportion que le Soleil qui les a vus naître est plus échauffé, il ne se peut qu’ils ne soient au Monde du Soleil d’une épouvantable grandeur.

« Toutefois, ajouta-t-il, se tournant vers la Femme, il faut nécessairement que vous acheviez votre voyage ; car c’est à Socrate (248) auquel on a donné la Surintendance des mœurs, qu’appartient de vous juger. Je vous conjure cependant de nous apprendre de quelle contrée vous êtes, parce que comme il n’y a que trois ou quatre ans que je suis arrivé en ce Monde-ci, je n’en connais encore guère la carte.

— Nous sommes, répondit-elle, du royaume des Amoureux : ce grand État confine d’un côté à la République de la Paix, et de l’autre à celle des Justes.

« Au pays d’où je viens, à l’âge de seize ans, on met les garçons au Noviciat d’amour ; c’est un palais fort somptueux, qui contient presque le quart de la Cité. Pour les filles, elles n’y entrent qu’à treize. Ils font là les uns et les autres leur année de probation, pendant laquelle les garçons ne s’occupent qu’à mériter l’affection des filles, et les filles à se rendre dignes de l’amitié des garçons. Les douze mois expirés, la Faculté de Médecine va visiter en corps ce Séminaire d’Amans. Elles les tâte tous l’un après l’autre, jusqu’aux parties de leurs personnes les plus secrètes, les fait coupler à ses yeux, et puis selon que le mâle se rencontre à l’épreuve vigoureux et bien conformé, on lui donne pour femmes dix, vingt, trente ou quarante filles de celles qui le chérissoient, pourvu qu’ils s’aiment réciproquement. Le marié cependant ne peut coucher qu’avec deux à la fois, et il ne lui est pas permis d’en embrasser aucune, tandis qu’elle est grosse. Celles qu’on reconnoît stériles ne sont employées qu’à servir ; et des hommes impuissants se font les esclaves qui se peuvent mêler charnellement avec les Bréhaignes (249). Au reste quand une famille a plus d’enfants qu’elle n’en peut nourrir, la République les entretient ; mais c’est un malheur qui n’arrive guère, pour ce qu’aussitôt qu’une femme accouche dans la Cité, l’Épargne (250) fournit une somme annuelle pour l’éducation de l’enfant, selon sa qualité, que les Trésoriers d’État portent eux-mêmes à certain jour à la maison du père. Mais si vous voulez en savoir davantage, entrez dans notre mannequin, il est assez grand pour quatre. Puisque nous allons même route, nous tromperons en causant la longueur du voyage. »

Campanella fut d’avis que nous acceptassions l’offre. J’en fus pareillement fort joyeux pour éviter la lassitude, mais quand je vins pour leur aider à lever l’ancre, je fus bien étonné d’apercevoir qu’au lieu d’un gros câble qui la devoit soutenir, elle n’étoit pendue qu’à un brin de soie aussi délié qu’un cheveu. Je demandai à Campanella comment il se pouvoit faire qu’une masse lourde comme étoit cette ancre, ne fît point rompre par sa pesanteur une chose si frêle ; et le bon Homme me répondit que cette corde neserompoit point pour ce qu’ayant été filée très-égale partout, il n’y avoit point de raison pourquoi elle dût se rompre plutôt à un endroit qu’à l’autre. Nous nous entassâmes tous dans le panier, et ensuite nous nous pouliâmes (251) jusqu’au faîte du gosier de l’oiseau, où nous ne paroissions qu’un grelot qui pendoit à son cou. Quand nous fûmes tout contre la poulie, nous arrêtâmes le câble, où notre cage étoit pendue à une des plus légères plumes de son duvet, qui pourtant étoit grosse comme le pouce ; et dès que cette femme eût fait signe à l’oiseau départir, nous nous sentîmes fendre le ciel d’une rapide violence. Le Condur modéroit ou forçoit son vol, haussoit ou baissoit, selon les volontés de sa maîtresse, dont la voix lui servoit de bride. Nous n’eûmes pas volé deux cents lieues, que nous aperçûmes sur la terre à main gauche une nuit semblable à celle que produisoit dessous lui notre vivant parasol. Nous demandâmes à l’étrangère ce qu’elle pensoit que ce fût : « C’est un autre coupable qui va aussi pour être jugé à la Province où nous allons ; son Oiseau sans doute est plus fort que le nôtre, ou bien nous nous sommes beaucoup amusés, car il n’est parti que depuis moi. » Je lui demandai de quel crime ce malheureux étoit accusé : « Il n’est pas simplement accusé nous répondit-elle ; il est condamné à mourir, parce qu’il est déjà convaincu de ne pas craindre la mort. — Comment donc ? lui dit Campanella, les lois de votre Pays ordonnent de craindre la mort ? — Oui, répliqua cette femme, elles l’ordonnent à tous, hormis à ceux qui sont reçus au Collège des Sages ; car nos magistrats ont éprouvé, par de funestes expériences, que qui ne craint pas de perdre la vie est capable de l’ôter à tout le monde. »

Après quelques autres discours qu’attirèrent ceux-ci, Campanella voulut s’enquérir plus au long des mœurs de son Pays. Il lui demanda donc quelles étoient les lois et les coutumes du Royaume des Amans ; mais elle s’excusa d’en parler, à cause que n’y étant pas née, et ne le connoissant qu’à demi, elle craignoit d’en dire plus ou moins. « J’arrive à la vérité de cette Province, continua cette femme ; mais je suis, moi et tous mes prédécesseurs, originaire du Royaume de Vérité. Ma mère y accoucha de moi, et n’a point eu d’autre enfant. Elle m’éleva dans ce pays jusqu’à l’âge de treize ans, que le Roi, par avis des Médecins, lui commanda de me conduire au Royaume des Amans d’où je viens, afin qu’étant élevée dans ce palais d’Amour, une éducation plus joyeuse et plus molle que celle de notre Pays, me rendît plus féconde qu’elle. Ma mère m’y transporta et me mit dans cette maison de plaisance.

« J’eus bien de la peine auparavant que de m’apprivoiser à leurs coutumes : d’abord elles me semblèrent fort rudes ; car, comme vous savez, les opinions que nous avons sucées avec le lait, nous paroissent toujours les plus raisonnables, et je ne faisois encore que d’arriver du Royaume de Vérité, mon pays natal.

« Ce n’est pas que je ne connusse bien que cette Nation des Amans vivoit avec beaucoup plus de douceur et d’indulgence que la nôtre ; car encore que chacun publiât que ma vue blessoit dangereusement, que mes regards faisoient mourir, et qu’il sortoit de mes yeux de la flamme qui consumoit les cœurs, la bonté cependant de tout le monde, et principalement des jeunes hommes, étoit si grande, qu’ils me caressoient, me baisoient et m’embrassoient, au lieu de se venger du mal que je leur avois fait. J’entrai même en colère contre moi pour les désordres dont j’étois cause, et cela fit qu’émue de compassion, je leur découvris un jour la résolution que j’avois prise de m’enfuir. « Mais hélas ! comment vous sauver ? s’écrièrent-ils tous, se jetant à mon cou, et me baisant les mains : votre maison de toutes parts est assiégée d’eau, et le danger paroît si grand, qu’indubitablement sans un miracle, vous et nous serions déjà noyés. »

— Quoi donc ! interrompis-je[13], la contrée des Amans est-elle sujette aux inondations ? — Il le faut bien dire, me répliqua-t-elle, car l’un de mes Amoureux (et cet homme ne m’auroit pas voulu tromper, puisqu’il m’aimoit) m’écrivit que du regret de mon départ il venoit de répandre un océan de pleurs. J’en vis un autre qui m’assura que ses prunelles depuis trois jours avoient distillé une source de larmes ; et comme je maudissois pour l’amour d’eux l’heure fatale où ils m’avoient vue, un de ceux qui se comptoient du nombre de mes esclaves, m’envoya dire que la nuit précédente ses yeux débordés avoient fait un déluge. Je m’allois ôter du monde, afin de n’être plus la cause de tant de malheurs, si le Courrier n’eût ajouté ensuite que son Maître lui avoit donné charge de m’assurer qu’il n’y avoit rien à craindre, parce que la fournaise de sa poitrine avoit desséché ce déluge. Enfin vous pouvez conjecturer que le Royaume des Amans doit être bien aquatique, puisque entre eux ce n’est pleurer qu’à demi, quand il ne sort de dessous leurs paupières que des ruisseaux, des fontaines et des torrens (252).

« J’étois fort en peine dans quelle machine je me sauverois de toutes ces eaux qui m’alloient gagner ; mais un de mes Amans qu’on appeloit le Jaloux, me conseilla de m’arracher le cœur, et puis que je m’embarquasse dedans ; qu’au reste je ne devois pas appréhender de n’y pouvoir tenir, puisqu’il y en tenoit tant d’autres ; ni d’aller à fond, parce qu’il étoit trop léger ; que tout ce que j’aurois à craindre seroit l’embrasement, d’autant que la matière d’un tel vaisseau étoit fort sujette au feu ; que je partisse donc sur la mer de ses larmes, que le bandeau de son amour me serviroit de voile, et que le vent favorable de ses soupirs, malgré la tempête de ses rivaux, me pousseroit à bon port.

« Je fus longtemps à rêver comment je pourrois mettre cette entreprise à exécution. La timidité naturelle à mon sexe m’empêchoit de l’oser ; mais enfin l’opinion que j’eus que si la chose n’étoit possible, un Homme ne seroit pas si fou de la conseiller, et encore moins un amoureux à son amante, me donna de la hardiesse.

« J’empoignai un couteau, me fendis la poitrine ; déjà même avec mes deux mains je fouillois dans la plaie, et d’un regard intrépide je choisissois mon cœur pour l’arracher, quand un jeune Homme qui m’aimoit survint. Il m’étale fer malgré moi, et puis me demanda le motif de cette action qu’il appeloit désespérée. Je lui en fis le conte ; mais je restai bien surprise, quand un quart d’heure après je sus qu’il avoit déféré le Jaloux en justice. Les Magistrats néanmoins qui peut-être craignirent de donner trop à l’exemple ou à la nouveauté de l’accident, envoyèrent cette cause au Parlement du Royaume des Justes. Là il fut condamné, outre le bannissement perpétuel, d’aller finir ses j ours en qualité d’esclave sur les terres de la République de Vérité, avec défenses à tous ceux qui descendront de lui auparavant la quatrième génération, de remettre le pied dans la Province des Amans ; même il lui fut enjoint de n’user jamais d’hyperbole, sur peine de la vie.

« Je conçus, depuis ce temps-là, beaucoup d’affection pour ce jeune Homme qui m’avoit conservée ; et soit à cause de ce bon office, soit à cause de la passion avec laquelle il m’avoit servie, je ne le refusai point, son noviciat et le mien étant achevés, quand il me demanda pour être l’une de ses femmes.

« Nous avons toujours bien vécu ensemble, et nous vivrions bien encore, sans qu’il a tué, comme je vous ai dit, un de mes enfans par deux fois, dont je m’en vas implorer vengeance au Royaume des Philosophes. » Nous étions, Campanella et moi, fort étonnés du grand silence de cet Homme ; c’est pourquoi je tâchai de le consoler, jugeant bien qu’une si profonde taciturnité étoit fille d’une douleur très profonde, mais sa Femme m’en empêcha. « Ce n’est pas, dit-elle, l’excès de sa tristesse qui lui ferme la bouche, ce sont nos lois qui défendent à tout criminel cité en justice de parler que devant les juges. »

Pendant cet entretien, l’Oiseau avançoit toujours pays. Je fus tout étonné quand j’entendis Campanella, d’un visage plein de joie et de transport s’écrier : « Soyez le très-bien venu, le plus cher de tous mes amis ! Allons, Messieurs, allons, continua ce bon Homme, au-devant de Monsieur Descartes ; descendons, le voilà qui arrive, il n’est qu’à trois lieues d’ici. » Pour moi, je demeurai fort surpris de cette saillie ; car je ne pouvois comprendre comment il avait pu savoir l’arrivée d’une personne de qui nous n’avions point reçu de nouvelles. « Assurément, lui dis-je, vous venez de le voir en songe ? — Si vous appelez songe, dit-il, ce que votre âme peut voir avec autant de certitude que vos yeux le jour quand il luit, je le confesse. — Mais, m’écriai-je, n’est-ce pas une rêverie, de croire que Monsieur Descartes que vous n’avez point vu depuis votre sortie du Monde de la Terre, est à trois lieues d’ici, parce que vous vous l’êtes imaginé ? »

Je proférais la dernière syllabe, comme nous vîmes arriver Descartes. Aussitôt Campanella courut l’embrasser. Ils se parlèrent longtemps ; mais je ne pus être attentif à ce qu’ils se dirent réciproquement d’obligeant, tant je brûlois d’apprendre de Campanella son secret pour deviner. Ce philosophe qui lut ma passion sur mon visage, en fit le conte à son ami, et le pria de trouver bon qu’il me contentât. M. Descartes riposta d’un souris, et mon savant précepteur discourut de cette sorte : « Il s’exhale de tous les corps des espèces, c’est-à-dire des images corporelles qui voltigent en l’air. Or ces images conservent toujours malgré leur agitation, la figure, la couleur et toutes les autres proportions de l’objet dont elles parlent ; mais comme elles sont très subtiles et très déliées, elles passent au travers de nos organes sans y causer aucune sensation ; elles vont jusqu’à l’âme, où elles s’impriment à cause de la délicatesse de sa substance, et lui font ainsi voir des choses très éloignées que les sens ne peuvent apercevoir : ce qui arrive ici ordinairement, où l’esprit n’est point engagé dans un corps formé de matière grossière, comme dans ton Monde. Nous te dirons comment cela se fait, lorsque nous aurons eu le loisir de satisfaire pleinement l’ardeur que nous avons mutuellement de nous entretenir ; car assurément tu mérites bien qu’on ait pour toi la dernière complaisance[14].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Notes

141. Les États et Empires de la Lune se terminaient par l’arrivée de Cyrano à Marseille.

142. Avant que Perrault eût recueilli ce conte, il était déjà cité comme le prototype des contes populaires.

143. Saint Mathurin : patron des fous.

144. Le Démon de Socrate n’a été dans les États et Empires de la Lune qu’une transformation du faux-monnayeur rencontré par Tristan L’Hermite en Angleterre et que Cyrano a pris dans le Page disgracié, voir note 47.

145. Nom générique du Diable qu’on accusait de prendre de préférence la forme d’une bête immonde.

146. Ce curé de Colignac, créé par l’imagination de Cyrano et qu’il nomme plus loin messire Jean, n’a rien à faire avec le personnage du même nom de ses Lettres satiriques.

147. Corneille Agrippa de Nottesheim, voir note 50.

148. Anagramme de Cyrano avec un d en plus pour de.

149. Cyrano emploie toujours ce mot au masculin.

150. C’est le commencement de l’Évangile, selon saint Jean.

151. Le fantôme écorche le latin de l’exorcisme : Satanas diabolus.

152. Nom donné jadis à des paysans qui formaient les gens de pied dans les armées du Moyen Âge.

153. Probablement l’ouvrage de Descartes : Principia Philosophiæ, Amsterdam, Elzévir, 1649.

154. Cercles magiques.

155. Dans le populaire, le crapaud incarnait les influences diaboliques.

156. Limas ; Limaces.

157. Allusion à un passage du livre de Job, chap. ii ; L’Éternel frappa Job d’un ulcère malin depuis la plante de son pied jusqu’au sommet de sa tête. Assis sur les cendres, Job prit un tesson pour se gratter. Et sa femme lui dit : « Conserveras-tu ton intégrité ? Bénis Dieu et meurs. » Job lui

répondit : « Tu parles comme une femme insensée. » Cyrano avait déjà appliqué cette image à Dassouçy, voir sa lettre contre Soucidas.

158. Aux enseignes, c’est-à-dire comme preuve qu’il s’agit de lui.

159.… ne deviennent point feuilles de chêne, c’est-à-dire que le rustaud naïf et madré, tout en craignant d’être le jouet d’une illusion magique demande, à ce que la perte, soit non pour lui, mais pour le futur vendeur.

160. Marguillier signifie ici compère, compagnon.

161. Bayeur, c’est-à-dire badaud qui baye, ayant la bouche ouverte.

162. Caimand, mendiant, qui quémande.

163. Vénerie, chasse à courre.

164. On appelait contagion ou peste toute maladie épidémique, qu’on supposait contagieuse. Ce passage, dit Paul Lacroix, nous offre un détail de mœurs très curieux, que nous ne nous rappelons pas avoir vu ailleurs et dont Lamare ne parle pas dans son Traité de la Police, où l’on trouve un livre entier consacré à la peste.

165. Les archers du Grand Prévôt et ceux de la Ville entraient souvent en conflit du fait qu’ils représentaient deux juridictions différentes et rivales, celle du roi ou du seigneur féodal et celle de la Municipalité.

166. Griller pour glisser, l’escalier est comparé à un gril sur lequel on s’étend en tombant.

167. Limas, limaces.

168. La conception de Cyrano est la suivante : Il attribue à l’action des rayons solaires sur les miroirs et le vaisseau de cristal qui couronnent son aéro-éthéronef, une force suffisante pour continuer de l’entraîner vers le Soleil lorsqu’il a quitté l’atmosphère et que l’action thermo-dynamique de l’air qui avait commencé l’ascension ne peut plus s’exercer (Juppont).

169. Sa boëte était comme un aérostat percé de haut en bas ! (Toldo.)

170. Cyrano admet donc dans ce mythe que l’éther lorsqu’il est animé d’une vitesse suffisante est capable d’une action mécanique analogue à celle de l’air, c’est-à-dire comme la matière pesante, à laquelle Bergerac l’assimile (Juppont).

171. Atre : noire.

172. Cet essai de démonstration de la théorie du feu et de la chaleur est une paraphrase des mêmes idées épicuriennes déjà exprimées par Cyrano.

173. Aheurtés : obstinés, entêtés.

174. L’Italie a la forme d’une botte.

175. Exaltation : élévation.

176. Il n’est donc pas téméraire de regarder Cyrano comme un des précurseurs de Laplace sur l’origine du monde.

177. La Genèse ne mentionne pas les anges rebelles et la chute de Satan antérieurement à la création de l’homme ; il en est question dans le Talmud et autres commentaires hébreux de la Bible.

178. Bien que gassendiste, Cyrano admirait le Discours de la Méthode, de Descartes.

179. « La mer est la sueur de la Terre ou de la partie aqueuse produite par la combustion et la fusion des matières qu’elle renferme dans son sein » (La Cité du Soleil, de Campanella).

180. Cette cabane était l’appareil aérien dans lequel Cyrano était venu dans la Lune et qui formait une sorte de cage.

181. D’anciens astronomes affirmaient que la dernière sphère céleste était formée d’une sorte de cristal.

182. La circulation du sang avait été découverte en 1648 par le médecin anglais Harvey.

183. Cyrano avait eu connaissance à Paris de l’expérience faite à Varsovie en 1648 du « dragon volant » de Titus Livius Baratini.

184. Cet appareil était un multiplan avec gouvernail et moteur très primitif dont Baratini construisit deux modèles.

185. Pas, c’est le mot latin vestigia.

186. S’y donnant l’estrapade, c’est-à-dire se glissant de haut en bas, comme dans le supplice de l’estrapade ; on hissait le patient en l’air avec une corde et on le faisait retomber de tout son poids à terre.

187. Vortice ; tourbillon.

188. Travail ici signifie fatigue.

189. Voir Ch. Sorel : Le Berger extravagant, Livre X, Aventure tragique de Lysis.

190. Cyrano veut dire que le globe solaire serait, du côté où nous le voyons lumineux et transparent, et de l’autre ombreux et opaque.

191. Batail : battant.

192. Apéter : désirer vivement, par inclination naturelle.

193. C’est à Aristophane, à la Nephélécocugie de P. Le Loyer que Cyrano est redevable de sa description du Royaume des Oiseaux, sans oublier l’île des Oiseaux du Ve livre de Pantagruel (Toldo).

194. Apollonius de Tyanes, philosophe pythagoricien qui mourut à la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne ; Anaximandre, philosophe ionien, disciple et successeur de Thalès, vivait au vie siècle avant Jésus-Christ ; Ésope le fabuliste, contemporain d’Anaximandre.

195. Crœsus, dernier roi de Lydie (vie siècle avant Jésus-Christ) à la prise de Sardes, que Cyrus assiégeait, eût été tué par un soldat persan qui ne le connaissait pas, si son fils qui était muet jusqu’alors, ne se fût écrié par un effort merveilleux de la nature : « Arrête, soldat, épargne mon père. »

196. Gros au sens d’impatient, avide.

197. L’homme, selon les oiseaux, est le plus méchant de tous les êtres, thème exploité dans la littérature grecque : Les compagnons d’Ulysse transformés par Circé en bêtes et refusant de reprendre leur première forme, etc., etc. Voir aussi les Dialogues de Lucien, etc.

198. Vieux mot s’appliquant à la masse du peuple réuni.

199. Guillots : asticots.

200. Petits grès carrés : les dents.

201. Il s’agit de la prière à Dieu, à genoux, les mains jointes et les yeux levés au Ciel.

202. Condurs : condors, oiseaux gigantesques qui n’existent plus depuis plusieurs siècles.

203. Allusion au privilège de la chasse attribué à la noblesse.

204. Les anciens prenaient des auspices, soit en consultant le vol des oiseaux, soit en observant leur plus ou moins d’avidité à prendre les aliments qu’on leur présentait, ou encore en les tuant pour chercher des augures dans l’état de leurs entrailles.

205. Laniers : faucons dégénérés.

206. Cyrano a dit dans La mort d’Agrippine par la bouche de Séjanus :

Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie

( Acte V, scène 6).

207. Cyrano répète ici les assertions de Sénèque le Tragique, de Lucrèce, etc.

208. Cyrano admet la circulation de l’esprit comme celle de la matière dans des mondes analogues à ceux que Wells nous a dépeints, notamment dans La machine à explorer le temps (Juppont.)

209. Griller, vieux mot qui signifiait glisser.

210. Rouer : faire la roue.

211. Francion visite en songe la Lune et le Soleil et finit par se trouver dans un pays où il y avait « six arbres… qui, au lieu de feuilles avaient des langues menues attachées aux branches. (Histoire comique de Francion.)

212. Les autours anciens ont souvent parlé de l’Oracle de la forêt de Dodonne. Suivant les uns, les chênes balancés par le vent révélaient les secrets du Destin au nom de Jupiter ; suivant les autres, les prêtres interprétaient la résonance de grands bassins de cuivre ou de chaudrons suspendus à ces arbres.

213. Orée : bord, lisière.

214. Houbereaux, espèce de petits faucons.

215. Cyrano a confondu ici Oreste et Pylade avec Nisus et Euryale dont il parle plus loin.

216. Régal : on appelait ainsi les rafraîchissements offerts à un étranger de distinction.

217. Besson : vieux mot qui signifie double, jumeaux.

218. Aurore boréale.

219. Les anciens attribuaient une âme à l’aimant, autrement dit à l’attraction magnétique.

220. Passe-Parole : ancien terme militaire : Faites passer, transmettez l’avis de commandement.

221. Nom populaire de la salamandre à qui on attribuait le privilège de pouvoir vivre et même de se nourrir du feu.

222. Le stade représentait 188 mètres.

223. Situait : plaçait, établissait.

224. Gémeaux : jumeaux.

225. La ou le Remora (Echeneis) vulgairement appelée Sucet ou Arête-Nef. Les anciens croyaient que la Remora s’attachant à un bateau avait le pouvoir d’en arrêter la marche… Aujourd’hui les marins en font une espèce de poisson parasite du requin, au corps duquel elle s’attache souvent.

226. Eau stigiade : eau froide comme celle du Styx.

227. Aucun des caps rouges indiqués dans les Portulans et dans les Dictionnaires géographiques du temps de Cyrano, dit P. Lacroix, ne doit son nom à « une montagne de bitume allumé », c’est-à-dire à un volcan.

228. On a prétendu avoir trouvé dans certains tombeaux des lampes perpétuelles dont le secret est perdu… s’il a existé.

229. Voir le Traité de l’origine des Macreuses, de André de Graindorge, Caen, 1680.

230. La rencontre que Cyrano fait de Campanella dissipe toute incertitude sur la genèse du reste de son voyage, il l’emprunte à la Cité du Soleil et à la géographie légendaire du Moyen Âge, d’Ovide et d’Aristote.

231. Cyrano considérait le Soleil comme la source première de l’Âme du Monde.

232. Le rôle que Cyrano fait jouer aux Esprits serait rempli par les Comètes qui, en tombant du Soleil, ne feraient que lui reporter les effluves qui se perdent dans l’espace.

233. Le fait que Cyrano fait arriver Descartes dans le Soleil prouve que les États et Empires de Soleil furent terminés après la mort de philosophe arrivée à Stockholm le 11 février 1650.

234. Impugné le vide : combattre le système du vide.

235. Cyrano se rallie ici au système de Descartes quoique ce système eût été combattu par Gassendi, dit P. Lacroix, et que ce dernier fût encore vivant, tandis que l’autre était mort. — Cette attitude tient aux leçons de physique de Jacques Rohault, dont il avait fait la connaissance vers 1645.

236. Ici Cyrano ne prend pas parti dans la lutte des partisans du vide et des partisans du plein. Il a riposté aux adeptes du plein et il répond aux vacuistes. (Juppont.)

237. Réminiscences du XIVe chant de l’Arioste (Toldo).

238. Les trois fleuves : Mémoire, Imagination, Jugement sont tirés d’Ovide.

239. Pline. Hist. nat., livre XXXVI, chap. xvi.

240. Gygès, roi de Lybie, possédait un anneau qui le rendait invisible.

241. Ou mieux le plus élevé des sept Paradis que Mahomet promet aux Croyants.

242. Fruitier : arbre à fruit.

243. La Discorde pour se venger de n’avoir pas assisté aux noces de Thétis et de Pélée jeta la pomme destinée à la plus belle. Jupiter désigna Paris comme juge qui la donna à Vénus, d’où la colère des deux autres déesses, qui causa de grands malheurs.

244. Fruits qu’Hercule cueillit en tuant le dragon qui les gardait.

245. Ellébore, plante qui passait pour très efficace contre les troubles cérébraux.

246. Cyrano semble croire à la transformation continuelle de la matière et même partager, jusqu’à un certain point, la théorie de Pythagore. Toldo.)

247. Tout ce passage est pris dans le Berger extravagant, de Ch. Sorel,

248. Cyrano, bon gassendiste, proteste contre la condamnation de Socrate, accusé d’avoir corrompu les mœurs de la jeunesse d’Athènes.

249. Bréhaignes : femmes stériles. Ce que dit ici Cyrano n’est qu’une amplification, avec des changements insignifiants, des idées de Campanella dans la Cité du Soleil.

250. L’épargne : trésor, caisse de réserve.

251. Cyrano, dit P. Lacroix, a fabriqué le verbe poulier, qui signifie : élever en l’air un fardeau à l’aide d’une poulie.

252. Ce passage est une critique sensée de l’exagération du style galant à cette époque, mais Cyrano lui-même a poussé encore plus loin dans ses Lettres amoureuses l’abus des métaphores qu’il blâme ici.

  1. Voici le titre de cette seconde partie de l’Autre Monde dans les Nouvelles Œuvres, 1662 : Fragment d’histoire comique de Monsieur de Cyrano Bergerac contenant les Estats et Empires du Soleil.
  2. Var. d’un autre tirage de l’éd. originale : par un instinct naturel sa bonne constitution.
  3. Faîte, sommet.
  4. Lacune qui résulte sans doute de la suppression d’un passage dangereux, où l’auteur se montrant un peu trop esprit fort.
  5. Var. d’un autre tirage de l’édition originale : « Ce rocher étoit couvert de plusieurs arbres, dont la gaillarde et verte fraîcheur exprimoit la jeunesse, mais, comme déjà tout amolli par les charmes du lieu, je commençois de m’endormir à l’ombre. »
  6. Var. d’un autre tirage : « m’avoit voulu faire manger au matou ».
  7. Var. d’un autre tirage : « puisqu’il est si effronté de mentir en soutenant qu’il ne l’est pas ».
  8. Dans l’autre tirage, ce mot est remplace par des points.
  9. Allusion au privilège de la chasse attribué à la noblesse.
  10. Var. de l’autre tirage : impossible de se taire. ~ 1699 : impossible d’avoir audience.
  11. Virgile dans l’Énéide (ch. ix), a célébré l’amitié de Nisus et d’Euryale.
  12. Var. de l’autre tirage : cette qualité de céder au corps et cet espace, qui sont les dépendances d’une étendue, qui ne peut convenir qu’à la substance.
  13. Var. d’un autre tirage : « interrompit notre historienne ».
  14. Les États et Empires du Soleil paraissent inachevés, mais il est probable que Cyrano en est resté là volontairement. P. Brun a vu dans le combat de la Salamandre et de la Rémora l’Histoire de l’Étincelle qu’on considérait comme perdue. — Suivant M. Toldo, Cyrano a interrompu brusquement son utopie, de même que le Baldus de Folengo et l’œuvre de Rabelais.