Jean Chrysostome/Homélies sur la Genèse I à XXXIII

Homélies sur la Genèse I à XXIII
Œuvres complètes de Saint Jean Chrysostome (éd. M. Jeannin, 1865)

AVERTISSEMENT. modifier


Qu’il parle ou qu’il écrive, saint Jean Chrysostome ne fait guère que commenter la sainte Écriture. Il ne pense, il ne sent, il ne raisonne que d’après le Livre sacré. C’est son élément, et il s’y tient si constamment qu’il semble ne pas connaître autre chose. Il le parcourt dans tous les sens avec une aisance et une agilité merveilleuses ; sans cesse il vole de la Genèse à l’Évangile, de l’Évangile à la Genèse, de David et d’Isaïe à saint Paul et à saint Jean, de ceux-ci à ceux-là, comparant les textes, les complétant, les éclaircissant les uns par les autres, avec une éloquence toujours montée au ton de l’enthousiasme.
Dans ce perpétuel commentaire des Livres saints qu’offrent les œuvres complètes du grand Docteur, on distingue néanmoins ce qu’on pourrait nommer les œuvres de circonstance, Traités, Homélies, Lettres : elles remplissent les quatre premiers volumes de cet ouvrage ; puis les commentaires suivis sur de grandes parties de l’Écriture, ce qu’on peut nommer les commentaires proprement dits. Il y en a sur la Genèse, sur les Psaumes, sur les Prophètes, sur saint Matthieu, sur saint Jean, sur toutes les épîtres de saint Paul. C’est cette seconde catégorie, de beaucoup la plus considérable et la plus importante, des œuvres de notre auteur, que nous abordons avec notre tome Ve : elle remplira tous les volumes suivants jusqu’au dernier, que Dieu nous fasse la grâce d’achever bientôt.
Le P. Montfaucon, à son ordinaire, fait précéder le commentaire sur la Genèse d’une dissertation aussi longue qu’érudite sur le nombre des homélies, sur le lieu et sur l’époque où elles furent prononcées, sur le style qui leur est propre, sur l’édition des Septante suivie par saint Chrysostome, sur ce que l’Orateur entend par le centième dont il parle dans sa troisième homélie, sur la grande semaine, sur le jour dominical, et sur l’inégalité des heures chez les anciens.
Voici les conclusions de cette dissertation : Le nombre des Homélies est de 67 : elles furent prêchées à Antioche pendant le carême, on ne sait de quelle, année. Selon Photius, le style de ces homélies est moins correct que celui des autres écrits de saint Chrysostome. Les parenthèses sont quelquefois si longues, que le saint Docteur perd totalement de vue son sujet. C’est qu’il parlait sans beaucoup de préparation et que souvent il se laissait entraîner par de nouvelles pensées qui le frappaient subitement. Cela n’empêche pas que l’on y remarque cette pureté de langage, cette clarté d’expression, cette abondance de similitudes, cette vivacité d’images qui caractérisent toujours saint Chrysostome. L’édition des Septante dont s’est servi saint Chrysostome diffère en quelques endroits de l’édition commune. Le centième dont il est fait mention à la troisième homélie exprime le taux ordinaire de l’usure chez les anciens, un pour cent par mois. Les habitants d’Antioche donnaient le nom de Grande semaine à la dernière semaine du carême.
Le jour dominical ἡμέρα χυρία, dont parle saint Chrysostome, n’est autre que le jour de Pâques. Les anciens, divisant le jour et la nuit chacun en douze parties égales, avaient nécessairement des heures plus ou moins longues suivant les différentes saisons de l’année.
J.-B. J.

HOMÉLIES SUR LA GENÈSE. modifier

PREMIÈRE HOMÉLIE. modifier

ANALYSE. modifier

  • 1. L’annonce du carême doit être accueillie avec joie, parce qu’il est un remède aux maux de notre âme. – Le jeûne et l’abstinence produisent une infinité de biens, tandis que l’intempérance a introduit dans le monde le péché et la mort. – 2. Exemple d’Adam et d’Eve, des habitants de Sodome et des Israélites dans le désert. —3. Au contraire, par le jeune, Élie a été enlevé au ciel, Daniel enchaîna la férocité des lions, et les Ninivites obtinrent le pardon (le leurs iniquités. – Jésus-Christ lui-même a voulu jeûner quarante jours ; et c’est à son imitation que l’Église a adopté ce nombre dans le saint carême. – 4. Influence salutaire du jeûne, et suites funestes de l’intempérance.


1. Je surabonde de joie et d’allégresse en voyant aujourd’hui la foule des fidèles remplir l’église de Dieu, et je loue le pieux empressement qui vous y rassemble. Aussi, le riant épanouissement de vos traits – m’est-il un signe certain du contentement de vos âmes : car le Sage a dit que la joie du cceur brille sur le visage. (Prov. 15,13) C’est pourquoi j’accours moi-même plein d’enthousiasme pour prendre part à la joie spirituelle de vous tous, et pour vous annoncer le retour de cette sainte quarantaine qui nous apporte la guérison des maux de l’âme. Et en effet, le Seigneur, comme un bon père, ne désire rien tant que de nous pardonner nos fautes anciennes ; et c’est pourquoi il nous en offre dans le saint carême la facile expiation. Que personne donc ne paraisse triste et chagrin, et que tous au contraire, pleins de joie et d’allégresse, célèbrent le divin médecin de nos âmes qui nous ouvre cette voie de salut, et accueillent avec transport l’annonce de ces jours bénis. Que les Gentils soient confondus, et que les Juifs rougissent en voyant quel zèle éclate parmi nous à l’approche du carême, et qu’ils connaissent par leur propre expérience l’immense intervalle qui les sépare de nous. Ils appellent fêtes et féries ces jours que probablement ils passeront dans les excès de la table, du vin et des plaisirs ; mais l’Église de Dieu pratique les vertus opposées à ces vices elle aime le jeûne et recherche les salutaires résultats de l’abstinence. Voilà ses fêtes. Et ne sont-ils pas en effet de véritables fêtes, ces jours où l’on s’occupe du salut de son âtre, et où la paix et la concorde règnent dans la cité ; alors on retranche presque toutes les préoccupations de la vie, le bruit du forum, le tumulte des marchés, l’empressement des cuisiniers et les sanglantes fonctions des bouchers. Mais comment dépeindre le repos et le calme, la charité et la joie, la paix et la douceur et tous les biens innombrables que nous promet le retour du carême !
Souffrez donc, mes chers frères, que je vous en dise quelques mots. Et d’abord je vous prie de recevoir ma parole avec bienveillance, afin que vous en rapportiez dans vos maisons d’heureux fruits. Car nous ne nous sommes point ici réunis comme au hasard, moi pour vous parler, vous pour m’applaudir, et ensuite nous retirer ; mais je suis venu pour vous adresser une parole utile à votre salut, en sorte que vous ne quittiez point ce temple sans avoir recueilli de ma bouche d’importantes et salutaires instructions. L’église est le trésor des remèdes de l’âme ; et ceux qui viennent ici ne doivent point se retirer qu’ils n’aient auparavant reçu les remèdes qui leur conviennent, et qu’ils ne les aient appliqués à leurs blessures. Et en effet, il sert peu d’écouter si l’on ne réduit en pratique ce que l’on entend. Aussi saint Paul nous dit-il que ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes aux yeux de Dieu ; mais que ce sont ceux qui la pratiquent qui seront justifiés. (Rom. 2,13) Et le Sauveur lui-même nous parle ainsi dans son Évangile : Tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas dans le royaume des cieux ; mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux. (Mt. 7,21) C’est pourquoi, mes bien-aimés, puisque vous savez que l’audition de la parole sainte n’est vraiment utile qu’autant qu’elle se traduit en bonnes œuvres, ne vous bornez pas à l’écouter, mais faites-en la règle de votre conduite, afin que, voyant les fruits salutaires de nos discours, nous vous parlions avec une confiance nouvelle. Déployez donc toute la bienveillance de votre âme pour entendre ce que j’ai à vous dire touchant le jeûne. Le fiancé qui doit épouser une vierge chaste et pudique orne sa maison de riches ameublements, il y établit le bon ordre et la propreté, et il en chasse les servantes licencieuses et immodestes ; alors seulement il introduit son épouse dans la chambre nuptiale ; et de même je voudrais que, jaloux de purifier vos âmes, vous disiez adieu aux délices de la table et à l’intempérance des festins, et que vous réserviez au jeûne un bienveillant accueil, car il est pour nous la source et le principe de tous les biens, non moins que l’école de la chasteté et de toutes les vertus. Ce sera aussi le moyen de le commencer avec plus de joie et d’en retirer des fruits plus salutaires. Le médecin prescrit une diète sévère comme préparation à une énergique purgation ; il veut ainsi que la force du remède ne soit énervée par aucun obstacle et qu’il agisse avec une entière efficacité. Mais n’est-il pas plus nécessaire encore de purifier nos âmes par une exacte sobriété, afin que le jeûne produise en nous tous ses salutaires effets, et que l’intempérance ne nous en fasse point perdre les heureux fruits ?
2. Je ne doute pas que plusieurs ne taxent ce langage d’étrangeté ; mais je les prie de ne pas se rendre les esclaves de la coutume, et d’écouter paisiblement la voix de la raison. Ah ! quels avantages peut-il nous revenir de consumer cette journée dans les plaisirs de la table et les excès du vin ? Et que parlé-je d’avantages ! nous n’en saurions recueillir qu’une infinité de maux et d’inconvénients. Dès là que la raison se noie sous les flots du vin, nous tarissons dans leur source et dans leur principe les grâces du jeûne et de l’abstinence. Et puis quel spectacle plus hideux et plus repoussant que celui de ces hommes qui ont passé la nuit entière dans les orgies de l’ivresse, et qui au lever de l’aurore et aux premiers rayons du soleil, exhalent la puante odeur du vin dont ils se sont remplis ? Quiconque les rencontre ne les aborde qu’avec dégoût, leurs serviteurs les regardent d’un œil de mépris, et ils deviennent un objet de raillerie pour tous ceux qui conservent quelque décence : Mais ce qui est encore plus triste, c’est que par leurs excès et leur criminelle intempérance ils attirent sur eux la colère de Dieu ; car les ivrognes, dit l’Apôtre, ne posséderont point le royaume de Dieu. (1Cor. 7,10) Eh ! quel plus grand malheur que d’être exclu des parvis célestes pour un plaisir si court et si funeste ! A Dieu ne plaise qu’aucun de mes auditeurs soit adonné à cette honteuse passion ! je souhaite au contraire que tous passent cette journée dans une sage retenue, en sorte qu’à l’abri des orages et des tempêtes qu’excite l’ivresse, ils ouvrent au jeûne le port calme et paisible d’une âme sobre et tempérante. C’est ainsi qu’ils en recueilleront les fruits abondants.
Et en effet, de même que l’excès des viandes et du vin entraîne pour l’homme une infinité de maux, le jeûne et l’abstinence lui produisent une infinité de biens. Aussi dès le commencement Dieu en fit-il un précepte au premier homme, car il savait que ce remède était nécessaire au salut de son âme. Tu peux manger, lui dit-il, de tous les fruits du jardin ; mais ne mange pas du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. (Gen. 2,16) Or, dire mangez ceci, et ne mangez pas cela, n’était-ce point figurer la loi du jeûne ? Hélas ! Adam qui aurait dû garder ce précepte, le transgressa, il fut vaincu par le vice de l’intempérance, et à cause de sa désobéissance condamné à la mort. Le démon, cet esprit méchant, et ennemi dé l’homme, n’avait pu voir sans envie que dans le paradis terrestre nos premiers parents menaient une vie heureuse, et que dans un corps mortel ils conservaient une innocence angélique. C’est pourquoi il tenta de le faire déchoir de cet heureux état, et en lui promettant des biens plus excellents encore, il le dépouilla de ceux qu’il possédait, tant il est dangereux de ne point se resserrer en des bornes légitimes, et d’aspirer toujours au-dessus de soi ! Le Sage lui-même nous en avertit quand il dit que par l’envie de Satan la mort est entrée dans le monde. (Sag. 2,24) Vous voyez donc, mes chers frères, comment à l’origine des temps, l’intempérance a introduit la mort ; et maintenant j’appelle votre attention sur ces deux passages de la sainte Écriture, où elle condamne les plaisirs et la bonne chère. Le peuple s’assit pour manger et pour boire, et tous se levèrent pour danser. Le peuple bien-aimé but et mangea ; appesanti, rassasié, enivré, il a délaissé le Dieu son créateur. (Ex. 32,6 ; Deut. 32,15) Ce fut aussi par ces mêmes excès joints à leurs autres crimes que les habitants de Sodome attirèrent sur eux les vengeances du Seigneur. Car le Prophète dit expressément que l’iniquité de Sodome a été l’intempérance et les voluptés de la chair. (Ez. 16,49) Ce vice est donc la source, et comme la racine de tous les maux.
3. Mais à ces suites funestes de (intempérance opposons les heureux résultats du jeûne. Après un jeûne de quarante jours, Moïse mérita de recevoir les tables de la loi. Mais comme il vit, en descendant de la montagne, les sacrilèges iniquités du peuple juif, il jeta à terre et brisa ces mêmes tables qui lui avaient coûté tant, d’efforts et de privations. Car il lui paraissait absurde qu’un peuple prévaricateur et voluptueux reçût une législation divine. Cet admirable prophète eut donc besoin de jeûner une fois encore, quarante jours, pour recevoir de nouveau et apporter ces mêmes tables qu’il avait brisées en punition des crimes du peuple. C’est par un jeûne semblable que le grand Élie obtint d’échapper à la tyrannie de la mort. Enlevé au ciel sur un char de feu, aujourd’hui encore il est vivant. Et Daniel, l’homme de désirs, vit ses longs jeûnes récompensés par d’admirables révélations ; et changea la férocité des lions en la douceur des agneaux. Sans doute il ne détruisit pas en eux l’instinct de la nature, mais il en suspendit la voracité. Enfin les Ninivites désarmèrent par un jeûne rigoureux les vengeances du Seigneur, ils y assujettirent les animaux aussi bien que les hommes, et chacun quittant ses voies mauvaises, ils éprouvèrent les effets de la miséricorde divine.
Mais il est inutile de multiplier ici les exemples des serviteurs : et combien de traits ne me fourniraient pas l’Ancien et le Nouveau Testament ! il vaut mieux s’arrêter à la personne même de notre commun Maître. Or le divin Sauveur Jésus a voulu jeûner quarante jours afin de se préparer à la tentation, et de nous apprendre par son exemple qu’il faut comme lui, nous armer du jeûne, et y puiser les forces nécessaires pour lutter victorieusement contre le démon. Mais ici peut-être quelque bel esprit, ou quelque profond raisonneur me demandera pourquoi le Maître a jeûné exactement le même nombre de jours que les serviteurs, et pourquoi il n’a pas voulu dépasser ce nombre ? Je leur réponds que cette conduite, bien loin d’être inutile et téméraire, est pleine de sagesse et d’une ineffable miséricorde. Il a voulu jeûner pour montrer que son corps était véritable et non point fantastique ; et il a voulu se borner à quarante jours de jeûne pour prouver que `sa chair était semblable à la nôtre. C’est ainsi que par avance il réfutait l’insolence de ces esprits curieux et disputeurs. Et en effet si malgré cette disposition des choses et des faits, quelques-uns soulèvent de pareilles objections, que ne diraient-ils pas, si le Sauveur n’eût coupé court à tous les prétextes de leur incrédulité ? Oui, il a jeûné exactement le même nombre de jours que ses serviteurs, afin de nous convaincre qu’il s’est revêtu d’une chair toute semblable à la nôtre et qu’il n’était pas étranger à notre nature.
4. Et maintenant que je vous ai montré quelle est l’excellence et l’utilité du jeûne, et que je vous ai mis sous les yeux l’exemple du divin Maître et de ses serviteurs, je vous conjure, mes chers frères, de ne point négliger les grands avantages qui y sont attachés. N’accueillez donc point avec tristesse le retour de ces jours de salut, mais réjouissez-vous, et soyez pleins d’allégresse, parce que, selon la parole de l’Apôtre, plus l’homme extérieur est affaibli, plus l’homme intérieur se renouvelle. (II Cor. 4,16) Le jeûne est en effet comme la nourriture de l’âme ; et de même que les mets de nos tables entretiennent la santé du corps, le jeûne communique à l’âme une vigueur nouvelle. Il lui donne comme deux ailes légères qui l’élèvent, loin de l’horizon de la terre, jusqu’à la contemplation des plus sublimes mystères. Et c’est alors que cette âme plane au-dessus des plaisirs de cette vie, et de toutes les voluptés des sens. Nous voyons encore qu’un léger esquif sillonne aisément les flots, tandis qu’un vaisseau trop chargé périt par son propre poids. Ainsi le jeûne qui allège l’esprit, le rend plus agile pour traverser la mer de ce monde. Notre œil se tourne vers le ciel et les choses du ciel, et notre pensée méprise les biens de la terre qui ne nous paraissent qu’une ombre et qu’un songe. L’ivresse au contraire et l’intempérance appesantissent l’esprit en surchargeant le corps. Elles rendent l’âme captive des sens, la pressent de toutes parts, et lui enlèvent le libre exercice du jugement et de la raison. Aussi cette âme s’égare-t-elle çà et là à travers des précipices, et court infailliblement à sa perte.
C’est pourquoi, mes chers frères, entrons avec une sainte ardeur dans la pratique salutaire du jeûne : et puisque nous n’ignorons point les maux que produit l’intempérance, fuyons-en les suites funestes. Sans doute l’Évangile, qui nous prescrit une morale plus épurée, qui nous propose une lutte plus difficile et des fatigues plus grandes, et qui nous promet une récompense plus belle et une couronne plus éclatante, nous interdit sévèrement les excès de la table. Mais la loi ancienne elle-même défendait également l’intempérance et cependant les Juifs ne voyaient encore toutes choses qu’en figures, et attendaient la véritable lumière. Ils étaient comme de jeunes enfants que l’on nourrit de lait. Peut-être m’accuserez-vous de parler ainsi au hasard, et sans preuve ; écoutez donc le prophète Amos : Malheur à vous qui êtes réservés pour le jour mauvais, qui dormez sur des lits d’Ivoire et vous étendez mollement sur votre couche, qui mangez les agneaux choisis et les génisses les plus grasses, qui buvez les vins les plus délicats, et vous parfumez des essences les plus exquises, et qui considérez ces plaisirs comme un bien stable et permanent, et non comme un songe fugitif ! (Amo. 6,3-6) Voilà quel langage sévère le Prophète faisait entendre aux Juifs, peuple grossier, ingrat et adonné chaque jour aux plaisirs des sens. Il n’est pas inutile non plus de peser les expressions qu’il emploie, et d’observer qu’après leur avoir reproché leur penchant à l’ivrognerie et à la débauche, il ajoute qu’ils considéraient ces plaisirs comme un bien stable et permanent, et non comme un songe fugitif. N’est-ce pas nous avertir que ces voluptés s’arrêtent au gosier, et se bornent à flatter le palais ?
Le plaisir est donc court et momentané, mais la douleur qu’il cause est longue et durable. Et cependant, dit le Prophète, malgré les leçons de l’expérience, les Juifs s’obstinaient à regarder le plaisir comme un bien stable et permanent, tandis qu’il n’est qu’une jouissance fugitive. Oui, le plaisir s’envole rapidement, et nous ne saurions le fixer même quelques instants. Car telle est la destinée des choses humaines et sensibles. A peine les possédons-nous qu’elles nous échappent. Telle est aussi la nature des délices, de la gloire du monde, de la puissance, des richesses et des prospérités de la vie. Elles ne nous offrent rien de solide ni d’assuré ; rien de ; fixe ni de permanent. Elles s’écoulent plus rapidement que l’eau des fleuves, et laissent vides, et indigents tous ceux qui les recherchent avec un si vif empressement. Mais au contraire les biens spirituels nous présentent un caractère tout différent. Ils sont fermes, assurés, constants et éternels. Ne serait-ce donc pas une étrange folie que d’échanger une jouissance passagère contre des biens immuables, des plaisirs momentanés contre un bonheur immortel, et des voluptés frivoles et rapides contre une félicité vraie et éternelle ? Enfin, les uns nous exposent aux supplices affreux de l’enfer, tandis que les autres nous rendront souverainement heureux dans le ciel. Ainsi donc, mes très-chers frères, que ces vérités sérieusement méditées nous fassent donner à notre salut toute notre attention, mépriser les plaisirs des sens, plaisirs vains et dangereux, et embrasser avec joie le jeûne et ses pratiques salutaires. Montrons par tout l’ensemble de notre conduite que nous sommes véritablement changés, et hâtons-nous de multiplier chaque jour nos bonnes œuvres. C’est ainsi qu’après avoir, durant le saint temps du carême, grossi nos richesses spirituelles, et augmenté le trésor de nos mérites, nous atteindrons heureusement le saint jour du Seigneur. Dans ce jour il nous sera donné de nous asseoir avec confiance à la table redoutable du banquet divin, d’y participer avec une conscience pure aux délices ineffables, et d’y recevoir les biens éternels et les grâces abondantes que le Seigneur nous a préparés. Puissions-nous obtenir cette grâce par les prières et l’intercession des saints qui ont plu eux-mêmes à Jésus-Christ notre divin Sauveur, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’empire et l’honneur, maintenant, et dans tous les siècles des siècles ! – Ainsi soit-il.

DEUXIÈME HOMÉLIE. modifier


Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. (Gen. 1,1)

ANALYSE. modifier

  • 1. Le carême avec ses pratiques de pénitence est un temps très-favorable pour la prédication. – C’est pourquoi l’orateur se propose de l’employer à l’explication du livre de la Genèse. – 2. Le Seigneur, qui parlait aux patriarches, a voulu révéler à Moïse la création du monde, et nous la faire connaître par lui. – Écoutons donc ses paroles comme un oracle divin. – 3. Ici une raison trop curieuse deviendrait téméraire, et elle doit se soumettre humblement à la parole du Seigneur. – 4. Ces mots : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », réfutent par avance les erreurs de Marcion et de Valentin ; et s’ils ne veulent pas s’en rapporter à l’Écriture, il faut les éviter et les fuir. – Moïse dit encore que la terre était informe et toute nue, afin de nous montrer Dieu comme l’auteur des biens qu’elle nous prodigue. – 5. L’orateur termine par quelques réflexions morales, et exhorte ses auditeurs à faire de ses instructions le sujet de leurs entretiens.


1. La vue de vos visages aimables me comble aujourd’hui de joie. Le père le plus tendre se réjouit moins au sein d’une nombreuse famille qui l’entoure de gloire, d’hommages et de fêtes, que je ne le fais moi-même en voyant cette belle réunion de chrétiens si pieux et si bien disposés. Vous brûlez d’un tel désir d’entendre la parole divine, que vous abandonnez les plaisirs de la table pour accourir à ce festin spirituel ; et c’est ainsi que vous réalisez cette parole du Sauveur : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. (Mt. 4,4) Imitons donc la conduite des laboureurs. Lorsqu’ils ont bien préparé un champ, et qu’ils en ont arraché les mauvaises herbes, ils y sèment le bon grain en abondance. Mais vos âmes ne sont-elles point un champ mystique, et la grâce divine ne les a-t-elle point épurées de toutes ces affections déréglées qui y entretenaient le trouble et le désordre ? aujourd’hui vous avez étouffé tout désir des plaisirs de la table, et vous avez calmé les orages et les tempêtes du cœur et de la pensée, en sorte que la sérénité et la paix règnent dans votre esprit. Vous méprisez donc les jouissances sensuelles pour ne songer qu’aux biens spirituels, et sur les ailes de la pénitence vous vous élevez jusqu’au ciel. C’est pourquoi tout nous engage à vous adresser la parole, et à vous développer le sens caché de quelques passages de nos saintes Écritures. Si nous n’abordions ce sujet aujourd’hui que le jeûne et l’abstinence maintiennent l’âme dans le calme des bonnes pensées, quand pourrions-nous le faire ? Serait-ce dans les jours de plaisirs, de bonne chère et de nonchalance ? Mais il y aurait alors imprudence de notre part ; et vous-mêmes ne retireriez aucun fruit de nos discours, parce que votre esprit serait comme submergé sous d’épaisses ténèbres.
Quel temps au contraire plus favorable à nos instructions que ces jours où le corps ne s’insurge point contre l’âme qui est sa maîtresse, et où il se soumet facilement au joug ! Aujourd’hui il est plus docile et plus obéissant ; il modère les appétits déréglés des sens, et se contient dans les bornes légitimes du devoir. Et en effet le jeûne produit la paix de l’âme, honore la vieillesse, instruit la jeunesse, enseigne la continence, et pare tout âge et tout sexe comme d’un riche diadème. Aujourd’hui ont cessé le tumulte et les cris, l’empressement des bouchers et les courses des cuisiniers. Nous sommes délivrés de toutes ces importunités, et la cité ressemble à une vertueuse et honnête mère de famille. Quand je réfléchis donc sur un changement si subit, et quand je me rappelle le mouvement et le tracas qui, hier encore, régnaient dans la ville, j’admire et je proclame la force et la puissance du jeûne. Comment a-t-il pu pénétrer ainsi dans la conscience de nous tous, transformer nos pensées et purifier nos âmes ? tous reconnaissent ses lois, le magistrat et l’homme privé, le citoyen et l’esclave, l’homme' et la femme, le riche et le pauvre, le grec et le barbare. Mais pourquoi parler des magistrats et des citoyens lorsque l’empereur lui-même fléchit sous sa puissance non moins que le dernier de ses sujets ? Aujourd’hui il n’y a aucune différence entre la table du riche et celle du pauvre ; tous pratiquent également la frugalité, et bannissent le luxe et l’appareil des festins. Bien plus, on prend aujourd’hui un modeste repas avec plus de plaisir que l’on ne s’asseyait hier à une table chargée de mets exquis et de vins délicats.
2. Ces heureux préludes vous montrent, mes chers frères, quelle est là puissance du jeûne ; et moi-même je commence aujourd’hui ce cours d’instructions, plein d’une nouvelle et plus grande joie, parce que je sais que je répandrai la bonne semence dans un champ fertile et bien préparé, en sorte que cette semence produira au centuple. Examinons donc, s’il vous plaît, quel est le sens du passage de la Genèse qui vient d’être lu. Mais prêtez-moi, je vous en conjure, une bienveillante attention ; car ce ne seront ni mes pensées, ni ma parole, mais celles que l’Esprit-Saint m’inspirera pour votre utilité que vous entendrez.
Au commencement, dit Moïse, Dieu créa le ciel et la terre. Ici on demande avec raison pourquoi ce saint prophète, qui n’a vécu que plusieurs siècles après la création du monde, nous en raconte l’histoire. Certes il ne le fait point au hasard et sans de graves motifs. Il est vrai que dans les premiers temps, le Seigneur, qui avait créé l’homme, parlait lui-même à l’homme en la manière que celui-ci pouvait l’entendre. C’est ainsi qu’il conversa avec Adam, qu’il reprit Caïn, qu’il donna ses ordres à Noé, et qu’il s’assit sous la tente hospitalière d’Abraham. Et même, lorsque le genre humain se fut précipité dans l’abîme de tous les vices, Dieu ne brisa pas toute relation avec lui, mais il traita dès lors les hommes avec moins de familiarité, parce qu’ils s’en étaient rendus indignes par leurs crimes ; et lorsqu’il daigna renouer avec eux des rapports de bienveillance, et comme faire une nouvelle alliance, il leur parla par lettres, ainsi que nous le faisons à un ami absent. Or Moïse est le porteur de ces lettres, et voici quelle en est la première ligne. Au commencement Dieu créa le ciel et la terre.
Mais considérez, mon cher frère, combien ce saint prophète est grand et admirable. Les autres prophètes n’ont prédit que des événements qui devaient se réaliser dans un temps fort éloigné, ou assez proche ; celui-ci au contraire qui n’a vécu que plusieurs siècles après la création du monde, a été inspiré d’en haut de nous raconter l’œuvre du Seigneur. C’est pourquoi il entre ainsi en matière : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Ne semble-t-il pas nous dire à haute et intelligible voix : Sont-ce les hommes qui m’ont appris ce que je vais vous révéler ? nullement, mais Celui-là seul qui a opéré ces merveilles, conduit et dirige ma langue pour vous les apprendre : je vous conjure donc d’imposer silence à tout raisonnement humain, et de ne point écouter ce récit comme s’il n’était que la parole de Moïse. Car c’est Dieu lui-même qui nous parle, et Moïse n’est que son interprète. Les raisonnements de l’homme, dit l’Écriture, sont timides, et ses pensées incertaines. (Sag 9, 14) Accueillons donc la parole divine avec une humble déférence, sans dépasser les bornes de notre intelligence, ni rechercher curieusement ce qu’elle ne saurait atteindre. Mais les ennemis de la vérité ne connaissent point ces règles, et ils veulent apprécier toutes les œuvres du Seigneur selon les seules lumières de la raison. Insensés ! ils oublient que l’esprit de l’homme est trop borné pour sonder ces mystères. Et pourquoi parler ici des œuvres de Dieu, quand nous ne pouvons même comprendre les secrets de la nature et des arts ? car dites-moi comment l’alchimie transforme les métaux en or, et comment le sable devient un cristal brillant. Vous ne sauriez me répondre ; et lorsque vous ne pouvez expliquer les merveilles que la bonté divine permet à l’homme d’opérer sous vos yeux, vous présumeriez, ô homme, de scruter curieusement les ouvrages du Seigneur !
Quelle serait votre défense, et quelle excuse alléguer, si vous vous flattiez follement de comprendre des choses qui surpassent toute intelligence humaine ? car soutenir que la matière a donné l’être à toutes les créatures, et nier qu’un Dieu créateur les a tirées du néant, ce serait le comble de la folie. Aussi le saint prophète, pour fermer la bouche de l’insensé, commence-t-il son livre par ces mots Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Dieu créa : arrêtez donc toute curieuse recherche, humiliez-vous, et ajoutez foi à celui qui vous parle. Or c’est Dieu qui a tout fait, qui prépare toutes choses et qui les dispose selon sa sagesse. Et voyez comme l’écrivain sacré se proportionne à votre faiblesse ; il omet la création des esprits invisibles, et il ne dit point : au commencement Dieu créa les anges et les archanges. Mais il n’agit ainsi que par prudence, et pour mieux nous disposer à recevoir sa doctrine. Et en effet il parlait au peuple juif qui ne s’attachait qu’aux biens présents et terrestres, et qui ne pouvait concevoir rien d’invisible et de spirituel. C’est pourquoi il le conduit par la vue des choses sensibles à la connaissance du Créateur, et lui apprend à contempler l’Ouvrier suprême dans ses œuvres, en sorte qu’il sache adorer le Créateur, et ne point se fixer, ni s’arrêter à la créature. Malgré cette condescendance, ce même peuple n’a point laissé de se faire des dieux mortels, et de rendre les honneurs divins aux plus vils animaux. Mais jusqu’où n’eût-il point porté sa folie, si le Seigneur ne l’eût prévenu de tant de bontés et de ménagements ?
3. Et ne vous étonnez point, mon cher frère, si Moïse en a usé de la sorte dès le principe, et dès les premiers mots, puisqu’il parlait à des juifs grossiers et sensuels. Car nous voyons saint Paul, sous l’ère nouvelle de la grâce, et alors même que l’Évangile avait fait de rapides progrès, adopter la même méthode dans son discours aux Athéniens, et les amener à la connaissance du vrai Dieu par le spectacle de la nature. Le Dieu, dit-il, qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans les temples bâtis par les hommes. (Act. 17,24) Il suivait ici ce genre d’enseignement, parce qu’il s’adaptait au caractère de ses auditeurs ; et c’était par l’inspiration de l’Esprit-Saint qu’il leur proposait ainsi la doctrine céleste. Mais il savait également varier sa parole selon la diversité des personnes, et leur instruction plus ou moins avancée. Considérez-le en effet écrivant aux Colossiens : il n’observe plus la même marche, et son langage est tout différent… En le Verbe, dit-il, tout a été créé dans le ciel et sur la terre, les choses visibles et invisibles, les trônes, les dominations, les principautés, les puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. (Col. 1,16)
Jean, le fils du tonnerre, s’écrie : Tout a été fait par le Verbe, et sans lui rien n’a été fait. (Jn. 1,3) Mais Moïse débute moins solennellement, et il a eu raison de le faire. Car il ne convenait point d’offrir des viandes solides à ceux qu’il fallait nourrir encore de lait. Les maîtres expliquent d’abord aux enfants qu’on leur confie, les premiers éléments des sciences ; et puis ils les conduisent progressivement à des connaissances plus élevées. C’est aussi cette méthode qu’ont suivie Moïse, le Docteur des nations, et Jean, fils du tonnerre. Moïse, qui dans l’ordre des temps, est le premier instituteur de l’humanité, ne lui a proposé que les premiers éléments de la doctrine ; Jean au contraire, et Paul qui lui ont succédé, ont pu développer à leurs disciples un enseignement plus parfait.
Nous comprenons donc les motifs qui ont porté Moïse à condescendre à la faiblesse de son peuple. Sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, il parlait aux Juifs le langage qui leur convenait ; mais il ne laissa pas d’étouffer par ces mots : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, toutes les hérésies qui, comme un mauvais, grain, devaient pulluler dans l’Église. C’est pourquoi, quand un manichéen vous dit que la matière préexistait, et quand Marcion, Valentin ou un païen vous soutiennent la même, opinion, répondez-leur qu’ au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; mais s’ils récusent l’autorité de l’Écriture, traitez-les comme des extravagants et des insensés. Et, en effet, comment excuser celui qui refuse de croire le Créateur de l’univers et qui taxe de mensonge la Vérité suprême ? Il se cache sous de belles apparences et feint les dehors de la douceur ; mais il n’en est pas moins un loup sous une peau de brebis. Ne vous laissez donc point séduire ; et vous devez même d’autant plus le haïr qu’il affecte envers un homme une conduite pleine d’égards, et déclare la guerre au Dieu, souverain Maître de l’univers. Hélas ! il ne s’aperçoit pas qu’il expose le salut de son âme. Pour nous, attachons-nous à la pierre ferme, et revenons à notre sujet : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Et d’abord, observez comme l’Être divin se manifeste dans le mode même de la création ; car, à l’opposé de l’homme, il commence par le couronnement de l’édifice : il déroule premièrement, les cieux, et place ensuite la terre au-dessous ; il pose le haut du temple avant que d’en avoir établi les fondements. S’est-il jamais vu rien de pareil ? et qui a jamais entendu un semblable récit ? Mais Dieu commande, et tout cède à ses ordres. C’est pourquoi, loin de soumettre les œuvres du Seigneur à la critique de notre raison, laissons-nous conduire, par la vue de ses ouvrages, jusqu’à l’admiration de l’ouvrier ; car les perfections de Dieu sont devenues visibles, depuis la création du monde, par tout ce qui a été fait. (Rom. 1,20)
4. Mais, si les ennemis de la vérité persistent à soutenir que le néant ne peut rien produire, adressons-leur cette question : Le premier homme a-t-il été formé de la terre ou de toute autre matière ? – De la terre, répondront-ils unanimement. Qu’ils nous disent donc comment la chair de l’homme a pu se former de la terre ! Nous la pétrissons pour en façonner des briques,-des tuiles et des vases ; mais est-ce ainsi que l’homme a été formé ? Et comment, d’une seule et même matière, tirer tant de substances diverses : les os, les nerfs et les artères, la chair, la peau, les ongles et les cheveux ? Ici, ils ne sauraient donner aucune réponse raisonnable. Et si, du corps, je passe aux aliments qui le nourrissent, je leur demanderai comment le pain que nous mangeons chaque jour, et qui est une substance homogène, se convertit en sang et en chyle, en bile et en diverses humeurs ; car le pain conserve la blancheur de la farine, et le sang est rouge ou purpurin. Mais, si nos adversaires ne peuvent expliquer ces phénomènes qui chaque jour s’accomplissent sous leurs yeux, combien plus difficilement encore rendraient-ils raison des autres ouvrages du Seigneur ! C’est pourquoi, s’ils continuent à rejeter ces nombreuses démonstrations et s’ils persistent dans leur incrédulité, nous nous contenterons de leur opposer la même réponse et de redire : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Ce seul mot nous suffit pour renverser tous les retranchements de nos adversaires, et pour ruiner dans leur fondement tous leurs vains raisonnements. S’ils voulaient du moins cesser enfin cette opiniâtre résistance, ils pourraient rentrer dans la voie de la vérité.
Or, la terre était invisible et informe. Pourquoi le Seigneur, je vous le demande, a-t-il créé le ciel lumineux et parfait, et la terre informe ? Certes, il n’a point agi sans raison, mais il a voulu nous révéler, par ce chef d’œuvre de la création, qu’il en a produit également les autres parties, et que ce n’est point impuissance de sa part si elles sont moins parfaites. Une autre raison de ce qu’il a créé la terre informe, c’est qu’elle est la mère et la nourrice du genre humain : nous naissons de son sein et nous vivons de ses productions ; elle est la patrie et la sépulture de tous les hommes, le centre qui nous réunit tous et la source qui nous enrichit de mille biens. Mais, de peur que le sentiment du besoin ne portât les hommes à lui rendre un culte idolâtrique, Moïse nous la montre informe et toute nue, afin que nous ne lui attribuions point sa fécondité, et que nous en rapportions la gloire à Celui qui l’a tirée du néant. Voilà pourquoi l’Écriture dit que la terre était invisible et informe: Mais peut-être vous ai-je fatigué, dès le commencement, par des raisonnements trop subtils ; c’est pourquoi je crois utile de terminer ici ce discours, et néanmoins je conjure votre charité de conserver le souvenir de mes paroles et de les méditer souvent. Un repas frugal vous attend au sortir de cette réunion ; eh bien ! associez la nourriture spirituelle de l’âme à la nourriture matérielle du corps ! Que le mari répète quelque chose de nos instructions ; que la femme écoute, que les enfants apprennent et que les serviteurs s’instruisent. Alors, chaque maison sera véritablement lin temple d’où s’éloignera le démon, cet esprit mauvais et ennemi de notre salut, et où reposeront, sur tous ceux qui l’habitent, la grâce de l’Esprit-Saint, la paix et l’union. Si je vois que vous n’oubliez point mes premières instructions et que vous en attendez impatiemment la suite, je serai moi-même plus empressé de vous communiquer largement tout ce que le Saint-Esprit m’inspirera. Je verrai en effet ma parole germer heureusement dans vos âmes ; et c’est ainsi que le laboureur, en voyant naître le grain qu’il a semé, contemple ses champs avec un nouveau plaisir et s’encourage lui-même à leur confier de nouvelles semences.
5. Voulez-vous donc augmenter en nous le zèle de la parole sainte, faites-nous connaître que vous en gardez un souvenir fidèle et que vous vous appliquez à régler vos mœurs sur votre croyance. Que votre lumière, dit Jésus-Christ, luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. (Mt. 5, 16) Ainsi, notre vie doit s’accorder avec les dogmes de notre religion ; car la foi sans les œuvres est morte (Jac. 2,26), et les œuvres sans la foi sont également mortes. Et, en effet, une saine doctrine ne nous servira de rien si nous ne sanctifions notre conduite ; et, de même, une vie régulière avec une croyance erronée ne nous sera point comptée pour le ciel. Il faut nécessairement joindre la bonne doctrine à une bonne vie, et l’homme prudent, dit le Sauveur, est celui qui écoute ma parole et la met en pratique. (Mt. 7,24) Vous voyez comme il veut et que nous écoutions sa parole et que nous la suivions avec soumission et fidélité. Aussi, déclare-t-il sage et prudent celui qui se distingue par des mœurs conformes aux préceptes de l’Évangile ; celui, au contraire, qui se contente d’entendre la parole divine et qui n’en fait point la règle de sa conduite, est à juste titre appelé insensé. Et en effet, il bâtit sa maison sur un sable mouvant ; c’est pourquoi cette maison s’écroule sous le choc des vents. Telles sont ces âmes lâches qui ne s’appuient point sur la pierre ferme. Car ici il n’est question ni de maison, ni d’édifice matériel, mais de notre âme et des tentations qui l’ébranlent ; ce sont ces tentations que l’Évangile désigne, sous les noms de pluies, de vents et d’inondations. L’homme constant, sobre et vigilant les surmonte aisément, et plus les afflictions sont grandes, plus aussi s’augmentent sa force et son courage ; mais l’homme faible et indécis plie au moindre souffle de la tentation : il vacille, se trouble et succombe, bien moins par suite de la violence des attaques que par l’effet d’une volonté molle et chancelante.
C’est pourquoi il importe que nous soyons sobres, vigilants et préparés à tout, modestes et retenus dans la prospérité, et soumis et prudents dans l’adversité ; en sorte que dans toute situation nous baisions amoureusement la main miséricordieuse du Seigneur. Ces dispositions attireront sur nous l’abondance des grâces divines, et celles-ci nous feront traverser heureusement le cours de l’existence et acquérir de grands trésors pour la vie éternelle. Je vous la souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient la gloire, l’empire et l’honneur, avec le Père et l’Esprit-Saint, maintenant, toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

TROISIÈME HOMÉLIE. modifier


Suite, de ces paroles : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », jusques à celles-ci : « et du soir et du matin se fit le Premier jour, (Gen. 1,1-5)

  • 1. L’Écriture ressemble à une fontaine qui répand ses eaux sans jamais s’épuiser, aussi l’instruction précédente n’a-t-elle pas suffi à l’explication du premier verset de la Genèse. – 2. L’orateur continue donc cette explication, et puis ii dit, en parlant de l’Esprit de Dieu qui était porté sur les eaux, que ces paroles désignent le mouvement et l’activité de l’élément humide. —3. Il nous fait ensuite admirer la puissance divine dans la création et les divers phénomènes de la lumière, et observe que le Seigneur, en déclarant que la lumière était bonne, s’est accommodé à l’usage commun des hommes qui louent un ouvrage fait avec soin. —4. La séparation de la nuit et du jour est, de la part de Dieu, un bienfait qui suffirait seul pour obliger les incrédules à se soumettre à l’autorité de l’Écriture. – 5. L’orateur s’élève alors contre ceux qui prétendent que tout a été fait fortuitement, et que la Providence ne parait point dans la création. – 6. Il les combat par divers raisonnements tirés de cette création même, et termine par une vive exhortation à résister au démon, et à pratiquer toutes les vertus, et spécialement la charité envers les pauvres.


1. La lecture des divines Écritures se compare à un riche trésor. Et en effet, celui qui a un trésor à sa disposition, peut facilement s’enrichir. Et de même, une seule ligne des saintes Écritures, nous offre une rare fécondité de pensées et d’immenses richesses. Mais la parole du Seigneur ne ressemble pas seulement à un trésor ; elle est encore une fontaine qui s’épanche toujours abondante et inépuisable. Hier, nous avons pu nous en convaincre, puisque l’explication de ces premières paroles de la Genèse : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, a pris tout le temps de l’instruction, sans que nous l’ayons achevée. C’est que ce trésor est riche, et cette fontaine intarissable. Au reste, ne vous étonnez point, mes frères, de notre impuissance, car ceux qui nous ont précédé sont venus, eux aussi, boire à cette source, et ne l’ont point épuisée ; ceux qui nous suivront y viendront également, et ne la tariront point. Tout au contraire, elle croît et grossit à mesure qu’on y puise. Telle est, en effet, la nature des eaux spirituelles de la grâce, qu’elles coulent d’autant plus abondantes qu’on y puise plus fréquemment. Aussi le Sauveur disait-il : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive. Qui croit en moi, suivant ce que dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive couleront de son sein. (Jn. 7, 37-38) Ces paroles nous montrent quelle est l’abondance des eaux de la grâce, et puisque ces eaux ne sont pas moins salutaires qu’inépuisables, préparons le vase de notre âme pour les recueillir, et le reporter plein à la maison. Mais comme l’Esprit-Saint épanche plus libéralement les richesses de ses grâces, lorsqu’il trouve un cœur fervent et un esprit attentif, délivrons-nous des inquiétudes de la vie présente, et arrachons les épines qui étoufferaient en nous les germes des bonnes pensées. Notre âme pourra alors se livrer tout entière aux saintes affections de la piété, en sorte que nous ne quitterons point ce temple sans y avoir recueilli d’utiles leçons et de salutaires instructions.
Au reste, pour me faire mieux comprendre, j’ai besoin, mes chers frères, de revenir un peu sur le sujet que je traitai hier, ce sera comme un trait d’union entre ces deux discours. Je vous disais donc, si vous vous en souvenez, que Moïse, en nous racontant l’œuvre de la création, s’exprimait ainsi : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; or la terre était invisible et informe. Je vous expliquai ensuite pour quels motifs Dieu avait ainsi créé la terre informe et privée de toute parure. Vous n’avez point, je le pense, oublié cette explication ; aussi puis-je aujourd’hui pour suivre le récit de Moïse. Après avoir dit que la terre était invisible et informe, il nous en donne la raison, en ajoutant que les ténèbres couvraient la face de l’abîme, et que l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. Mais observez avec quel soin le saint Prophète retranche ici tout détail inutile. Il ne nous raconte point toutes les diverses particularités de la création ; mais parce que le ciel et la terre contiennent tous les éléments, il se contente de les mentionner, et passe les autres sous silence. C’est ainsi que sans décrire la formation des eaux, il dit simplement que les ténèbres couvraient la face de l’abîme, et que l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. Ainsi les ténèbres et l’abîme couvraient la terre ; et il était nécessaire qu’un sage ouvrier, corrigeant toute cette difformité, pût donner à celle-ci quelque beauté. Or, les ténèbres, dit Moïse, couvraient la face de l’abîme, et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux ; mais que signifie cette parole l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux ? Il me semble qu’elle nous révèle que les eaux possédaient une vertu efficace et vitale. Elles n’étaient donc point stagnantes et immobiles, mais elles se mouvaient avec une certaine activité. Car tout corps qui repose dans une entière immobilité est complètement inutile, tandis que le mouvement le rend propre à mille usages.
2. C’est pourquoi le saint Prophète dit que l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux, afin de nous apprendre qu’elles possédaient une force énergique et secrète, et ce n’est point sans raison que l’Écriture s’exprime ainsi ; car elle veut nous disposer à croire ce qu’elle nous dira plus tard que les animaux ont été produits de ces eaux par le commandement de Dieu, créateur de l’univers. Aussi Moïse ne se contenta-t-il pas de dire que Dieu créa les eaux, mais il ajoute qu’elles se mouvaient, se répandaient et couvraient l’espace. Lors donc que la terre était encore informe et submergée sous l’abîme, le divin Ouvrier corrigea d’une seule parole cette difformité. Il produisit la lumière, dont l’éclatante beauté dissipa soudain les ténèbres extérieures et illumina l’univers. Car Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut. Il dit, et la lumière parut ; il commanda, et les ténèbres s’enfuirent à la présence de la lumière. Quelle n’est donc point la puissance du Seigneur !
Mais quelques-uns, séduits par l’erreur et l’hérésie, ne font aucune attention à ce contexte de Moïse : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, et la terre était invisible et informe, parce qu’elle était couverte par les ténèbres et les eaux. Car c’est en cet état que Dieu a voulu la créer. Aussi affirment-ils que la matière et les ténèbres préexistaient avant la création. Mais cette folie est-elle pardonnable ? On vous dit qu’au commencement Dieu créa le ciel et la terre, et qu’il tira toutes choses du néant ; et vous soutenez due la matière préexistait ! Le simple bon sens fait justice de cette extravagance. Car le Dieu créateur est-il un homme qui ait eu besoin d’une matière pour exercer son art ? il est le Dieu à qui tout obéit et qui a créé toute chose par sa parole et son commandement. Voyez plutôt : il a dit une seule parole et la lumière a été faite, et les ténèbres se sont retirées.
Et Dieu divisa la lumière d’avec les ténèbres, c’est-à-dire qu’il leur désigna une demeure séparée et qu’il leur fixa un temps spécial et déterminé. Il leur donna ensuite un nom particulier, car Dieu, dit Moïse, appela la lumière, jour, et les ténèbres, nuit. Observez comme une seule parole et un seul commandement réalisent cette heureuse séparation, et opèrent cette œuvre admirable que notre raison ne saurait comprendre ! Voyez encore comme le saint Prophète s’est accommodé à la faiblesse de notre intelligence ! ou plutôt, c’est Dieu lui-même qui a daigné parler par sa bouche, afin d’apprendre aux hommes quel a été l’ordre de la création, quel est l’auteur de l’univers et de quelle manière il a produit toutes les créatures. Le genre humain était encore trop grossier pour comprendre un langage plus élevé. C’est pourquoi Moïse, dont l’Esprit-Saint dirigeait la parole, s’est proportionné à l’infirmité de ses auditeurs ; il leur a donc expliqué toutes choses avec méthode, et, il est si vrai qu’il n’emploie que par condescendance ce tempérament de style et de pensées, que l’Évangéliste, fils du tonnerre, suit une route tout opposée. Il écrivait dans un temps ou les hommes étaient plus avancés dans l’intelligence de la vérité ; aussi les élève-t-il soudain jusqu’aux plus sublimes mystères. Car, après avoir dit : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu, il ajoute : Il était la véritable lumière qui illumine tout homme venant au monde. (Jn. 1,1-9) Et, en effet, de même que dans la création cette lumière sensible qui se produisit à la parole du Seigneur, dissipa les ténèbres matérielles, de même la lumière spirituelle chasse les ténèbres de l’erreur, et ramène à la vérité ceux qui s’égarent.
3. Recevons donc avec reconnaissance les instructions que nous donne la sainte Écriture, et ne nous opposons point à la vérité, de peur que nous ne demeurions dans les ténèbres. Mais au contraire, venons à la lumière, et opérons des œuvres dignes du jour et de la lumière. Saint Paul nous y exhorte quand il dit : Marchons dans la décence comme durant le jour, et ne faisons point des actions de ténèbres. (Rom. 13,13) Et Dieu, dit Moïse, appela la lumière, jour, et les ténèbres, nuit. Mais je m’aperçois d’une omission et je la répare. Après donc que Dieu eut dit : que la lumière soit, et la lumière fut, Moïse ajoute : et Dieu vit que la lumière était bonne. Considérez ici, mon cher frère, avec quel art l’écrivain sacré tempère ses expressions. Quoi ! Dieu ignorait-il que la lumière fût bonne avant qu’il ne l’eût créée ; et sa vue ne lui en a-t-elle découvert la beauté que du moment où il l’eut produite ? Mais quel homme sensé admettrait un tel doute ! car nous voyons qu’aucun ouvrier n’entreprend un ouvrage, ne le travaille et ne le polit sans en connaître d’avance le prix et l’usage ; et vous voudriez que l’Ouvrier suprême qui a tiré toutes les créatures du néant, ne sût pas avant de la produire que la lumière était bonne ! Pourquoi donc Moïse emploie-t-il cette façon de parler ? c’est que ce saint prophète s’abaisse et s’accommode à l’usage ordinaire des hommes. Quand ils ont travaillé avec grand soin un ouvrage important, et qu’ils l’ont heureusement achevé, ils l’examinent de près et l’éprouvent afin de mieux en connaître tout, le mérite. Et de même la sainte Écriture se proportionne à la faiblesse de notre intelligence en disant que Dieu vit que la lumière était bonne.
Et Dieu divisa la lumière d’avec les ténèbres ; et il appela la lumière, jour, et les ténèbres, nuit. Il leur marqua ainsi un temps déterminé, et dès le commencement il fixa à la lumière, et aux ténèbres les limites qu’elles ne devaient jamais franchir. Il suffit en effet d’un peu de bon sens pour se convaincre que depuis ce moment jusqu’aujourd’hui, la lumière n’a point dépassé les bornes que Dieu lui a marquées, et que les ténèbres se sont également contenues dans leurs limites, sans amener aucun trouble ni aucune confusion. Mais cette simple observation ne devrait-elle pas obliger tous lés incrédules à croire ce que l’Écriture nous dit, et à pratiquer ce qu’elle nous commande ? Ils imiteraient du moins ces éléments qui poursuivent invariablement leur course, sans en dépasser jamais les limites, ni méconnaître les bornes de leur nature. Mais après que Dieu eut séparé la lumière d’avec les ténèbres, et qu’il leur eut donné un nom particulier, il voulut les réunir sous une commune dénomination. Aussi Moïse ajoute-t-il que du soir et du matin se fit le premier jour. C’est ainsi que le jour comprenant l’espace que parcourent alternativement les ténèbres et la lumière, maintient entre elles l’ordre et l’harmonie, et empêche toute confusion.
L’Esprit-Saint nous a donc révélé, par l’intermédiaire de notre illustre prophète, l’œuvre du premier jour de la création ; et il nous révélera également les œuvres des autres jours. Or, cette création successive est de la part de Dieu une preuve de condescendance et de bonté ; car sa main était assez puissante, et sa sagesse assez infinie pour achever la création dans un seul et même jour. Que dis-je ? dans un jour ! un seul instant lui suffisait ; mais puisqu’il n’a pu, n’ayant besoin de rien, créer le monde pour sa propre utilité, il faut dire qu’il n’a produit tant de créatures que par son extrême bonté. Et c’est encore cette même bonté qui l’a porté à ne produire ces créations que successivement, et à nous faire connaître, par notre saint prophète, l’ordre et la suite de ses ouvrages. Il a voulu que cette connaissance nous empêchât de nous laisser séduire aux erreurs de la raison humaine. Et, en effet, plusieurs soutiennent encore, malgré une révélation si expresse, que le hasard a tout fait. Mais si Moïse ne nous eût instruits avec tant de condescendance et de netteté, que, n’eussent point osé ceux qui ont la hardiesse d’avancer de semblables propositions, et de tenir une conduite si préjudiciable à leur salut !
4. Et, en effet, n’est-ce pas le comble du malheur, comme de la folie, que d’affirmer que le hasard a tout fait et que la Providence divine est étrangère à la création ? Car peut-on raisonnablement admettre, je vous le demande, que le hasard ait produit ce vaste univers avec sa brillante décoration, et qu’il la conserve et la régisse ? Un vaisseau sans pilote ne traverse point les flots, une armée ne fait rien de grand et d’éclatant sans un général, une famille ne s’administre point sans un chef : et l’on voudrait que ce vaste univers, et l’ensemble des éléments qu’il renferme, se soient produits fortuitement ! Mais ce serait nier l’existence d’un Être supérieur qui a tout créé par sa puissance, de même qu’il maintient et dirige tout par sa sagesse ; au reste, est-il besoin de nouveaux arguments pour prouver à ces aveugles des vérités qui sautent aux yeux ? Cependant je ne négligerai point de leur proposer l’explication de nos saints livres, et j’y emploierai même tous mes soins, afin de les arracher à leurs erreurs et les ramener à la vérité. Car, malgré leur égarement, ils sont nos frères, et à ce titre ils ont droit à toute notre sollicitude. C’est pourquoi je m’appliquerai avec zèle et selon mes forces à leur présenter de salutaires remèdes : et peut-être un jour reviendront-ils à la saine doctrine. Rien en effet n’est plus cher à Dieu que le salut des âmes. Il veut, comme l’Apôtre nous l’assure, que tous les hommes soient sauvés, et qu’ils viennent tous à la connaissance de la vérité. (I Tim. 2,4) Et le Seigneur lui-même nous dit : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ez. 28,23) Il n’a donc créé l’univers qu’en vue de notre salut ; et il nous a fait naître, non pour nous perdre et nous précipiter dans les supplices de l’enfer, mais pour nous sauver, nous délivrer de l’erreur et nous rendre participants de son royaume. C’est ce royaume qu’il nous a destiné longtemps avant notre naissance, et avant même qu’il eût jeté les fondements du monde, comme Jésus-Christ nous l’apprend par ces paroles : Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé avant la création du monde. (Mt. 25,34) Oh ! combien est grande la bonté du Seigneur ! il n’avait as encore créé le monde ni formé l’homme que déjà il nous préparait les biens infinis du ciel. Pouvait-il mieux montrer ses soins à l’égard de l’homme, et son désir de notre salut.
Mais puisque nous avons un Maître si plein de miséricorde, de bonté et de douceur, travaillons à sauver et notre âme et celles de nos frères ; car une voie facile et assurée de salut est de ne point concentrer sur soi-même toute sa sollicitude, et de l’étendre jusqu’à ses frères, en sorte qu’on leur soit utile et qu’on les ramène dans les sentiers de la vérité. Mais voulez-vous connaître combien il nous est avantageux de sauver nos frères en nous sauvant nous-mêmes ? écoutez ces paroles qu’un prophète nous adresse au nom du Seigneur : Si vous séparez ce qui est précieux de ce qui est vil, vous serez comme ma bouche (Jer. 15,19) ; c’est comme si Dieu disait : Celui qui fait connaître la vérité à son prochain, ou qui le ramène du vice à la vertu, m’imite autant qu’il est possible à la nature humaine. Et en effet, le Verbe éternel, tout Dieu qu’il est, a pris notre nature et s’est fait homme pour nous sauver ; mais ce n’est pas dire assez que d’affirmer qu’il a pris notre nature et qu’il s’est soumis à toutes les infirmités de notre condition, puisqu’il a même souffert le supplice de la croix, afin de nous racheter de la malédiction du péché. Jésus-Christ, dit l’Apôtre, nous a rachetés de la malédiction de la loi, s’étant rendu lui-même malédiction. (Gal. 3,13) Mais si un Dieu, quoique impassible en son essence, n’a point dédaigné, dans son ineffable bonté, de tant souffrir pour notre salut, que ne devons-nous pas faire à l’égard de ceux qui sont nos frères et nos membres, afin de les arracher de la gueule du démon et de les ramener en la voie de la vertu ? Car, puisque l’âme est bien supérieure au corps, l’aumône corporelle, qui distribue nos richesses aux pauvres, est moins excellente que l’aumône spirituelle qui, par de salutaires avis et de continuelles exhortations, remet dans le bon chemin les âmes tièdes et paresseuses en leur faisant connaître la difformité du vice et l’admirable beauté de la vertu.
5. Fortement convaincus de ces vérités, plaçons le salut de notre âme au-dessus de tous les intérêts de la vie, et cherchons à exciter dans nos frères une égale sollicitude. Car, que pouvons-nous souhaiter de plus désirable que de retirer une âme, par nos fréquentes exhortations, de cet abîme de maux où nous sommes tous plongés, et de lui enseigner à réprimer ces passions tumultueuses qui nous agitent incessamment. C’est pourquoi nous avons besoin d’être toujours sur nos gardes, parce qu’il nous faut soutenir une guerre qui n’admet ni trêve, ni relâche. Aussi l’Apôtre écrivait-il aux Éphésiens : Nous avons à combattre non contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l’air. (Eph. 6,12) C’est comme s’il nous disait : ne vous persuadez point que vous n’ayez à livrer que de légers combats. Nos adversaires ne sont point.de même nature que nous, et il n’y a point égalité entre les combattants. Nous qui sommes appesantis par le poids du corps, nous devons entrer en lice et nous mesurer contre des puissances spirituelles. Mais ne craignez point, car quoique la lutte soit inégale, nos armes ne laissent pas d’être fortes et puissantes. Et maintenant que vous connaissez, continue-t-il, le génie et le caractère de vos ennemis, ne perdez point courage, et n’engagez point lâchement le combat : mais revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, pour pouvoir vous défendre des embûches du démon. (Eph. 6, 11)
Cet ennemi implacable multiplie ses ruses, c’est-à-dire les moyens qu’il emploie pour surprendre les chrétiens négligents. Il nous importe donc beaucoup de les connaître afin d’échapper à ses coups, et de ne point lui donner entrée dans nos cœurs. C’est pourquoi nous devons veiller avec soin sur notre langue, captiver nos regards, purifier notre âme, et toujours nous tenir prêts à combattre, comme si une bête féroce nous attaquait, et cherchait à nous dévorer. Aussi saint Paul, cet homme apostolique, ce docteur des nations, cet oracle de l’univers n’omet-il rien pour le salut de ses disciples. Après leur avoir dit : Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu ; il poursuit ainsi pour achever de les rendre invincibles. Soyez donc fermes : que la vérité soit la ceinture de vos reins ; que la justice soit votre cuirasse ; et que vos pieds aient une chaussure qui vous dispose â suivre l’Évangile de la paix. Servez-vous surtout du bouclier de la foi, afin de pouvoir éteindre tous les traits enflammés de l’esprit mauvais, et prenez encore le casque du salut, et l’épée spirituelle, qui est la parole de Dieu. (Eph. 6,14, 17)
Vous voyez donc comme l’Apôtre nous revêt d’une armure complète, ainsi que des soldats qui s’avancent au combat. Il veut d’abord que nos reins soient ceints pour que nous soyons plus disposés à courir, et il nous couvre ensuite d’une cuirasse, afin de nous protéger contre les traits de notre ennemi. Il munit même nos pieds, et surtout il nous arme de la foi comme d’un bouclier qui puisse repousser et éteindre les traits enflammés de notre ennemi. Quels sont donc ces traits de Satan ? Ce sont les désirs mauvais, les pensées impures, et les affections déréglées ; l’emportement, l’envie, la jalousie, la colère, la haine, l’avarice et tous les vices. Le glaive de l’esprit, dit l’Apôtre, ; peut éteindre les feux de ces diverses passions, et même trancher la tête à notre ennemi. C’est ainsi qu’il fortifie ses disciples, et qu’il rend plus durs que le fer des hommes qui étaient plus mous que la cire. Et parce que nous n’avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre des puissances spirituelles, il ne nous revêt point d’une armure matérielle, et nous remet entre les mains des armes spirituelles et flamboyantes, en sorte que le démon ne puisse même en supporter l’éclat.
6. Revêtus de telles armes, nous ne devons ni craindre ses attaques, ni fuir sa rencontre, ni le combattre lâchement. La vigilance chrétienne ne permet point à l’esprit mauvais de résister à la force de nos armes, et elle déconcerte toutes ses ruses. Mais si nous étions lâches et timides, ces mêmes armes nous deviendraient inutiles, car l’ennemi de notre salut ne dort jamais, et il n’épargne rien pour nous perdre. Soyons donc toujours sous les armes, et abstenons-nous des paroles, non moins que des actions qui blesseraient notre conscience. Joignons aussi à l’exercice de l’abstinence la pratique de toutes les vertus, et spécialement de la charité envers les pauvres, n’ignorant point quelles grandes récompenses sont attachées à l’aumône. Car celui qui donne au pauvre prête au Seigneur. (Prov. 19,17) Et voyez comme ce genre de prêt est extraordinaire et admirable ! L’un reçoit et i n autre se porte garant et caution. Bien plus, et cette considération est importante, nous n’avons ici à craindre ni un défaut de reconnaissance, ni perte aucune. Et en effet, on ne nous assure pas seulement sur la terre le centième ; mais le centuple, et après la mort, la vie éternelle. Si quelqu’un nous promettait aujourd’hui de nous rendre le double de notre argent, nous lui offririons notre fortune entière, quoique bien souvent l’on ne rencontre que des ingrats, ou des débiteurs de mauvaise foi. Plusieurs en effet qui passent pour des gens probes et honnêtes, manquent à leurs engagements ou par malice, ou par impuissance. Mais avec Dieu il n’y a rien à craindre : le capital est en sûreté entre ses mains ; et quant aux intérêts, il nous donne le centuple dès cette vie, et nous réserve après la mort le bonheur du ciel. Quelle serait donc notre excuse, si une coupable négligence nous empêchait de faire fructifier notre argent au centuple, et d’échanger quelques biens présents et périssables contre les richesses futures et immuables de l’éternité ! Mais on conserve tranquillement son or sous une double clé ; et il repose inutilement dans nos coffres-forts, tandis que si nous en faisions part aux pauvres, il nous assurerait leur concours pour la vie future. Employez, dit Jésus-Christ, les richesses injustes à vous faire des amis, afin que quand vous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. (Lc. 16,9)
Cependant, je le sais, plusieurs, loin de se rendre à mes instances, traitent mes paroles de fables et de rêveries, et ils n’y donnent aucune attention. C’est ce qui m’afflige et me contriste profondément : car je vois que ni l’expérience de la vie, ni les promesses solennelles de Dieu, ni la crainte d’un avenir malheureux, ni mes exhortations de chaque jour ne peuvent les ébranler. Et néanmoins, je ne cesserai point de les poursuivre de mes reproches jusqu’à ce qu’enfin l’importunité de mes avis triomphent de leur dureté. Poissé-je donc les amener à la pratique sincère de l’abstinence, et dissiper ainsi les ténèbres dont les offusquent l’abondance des viandes, le vin et l’avarice ! J’espère en effet, oui, j’espère que ma parole, vivifiée par la grâce divine et l’exercice du jeûne les guériront enfin de cette dangereuse maladie, et les rendront à une parfaite santé. Ils n’auront donc plus à redouter les menaces des feux éternels, et nous-même, délivré de toute inquiétude, nous glorifierons – en leur nom Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, maintenant, toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

QUATRIÈME HOMÉLIE. modifier


Dieu dit aussi : « Que le firmament soit fait au milieu des eaux ; et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux » et cela se fit ainsi. (Gen. 1,6)

ANALYSE. modifier

  • 1. Joie de l’orateur en voyant le concours et l’empressement de ses auditeurs. – Il peut donc espérer que ses instructions produiront des fruits abondants, et d’avance il en rapporte tout l’honneur à l’heureuse efficacité du jeûne. – 2. C’est ainsi par la force des armes spirituelles dont nous revêt l’Esprit Saint que nous vaincrons le démon, soyons donc toujours munis de ces aimes. – 3. 4. L’orateur poursuit ensuite son explication de l’œuvre des six jours, et après avoir montré la puissance de Dieu dans ! a création du firmament, il évite de rien décider sur la nature de ce corps, et engage les auditeurs à se contenter de ce que l’Écriture nous en apprend. – Le nom de ciel donné au firmament le conduit à réfuter l’opinion de la pluralité des cieux, et il montre que dans les psaumes celte expression les cieux des cieux, doit être interprétée selon le génie de la langue hébraïque qui admet le pluriel pour le singulier. – 5. Il s’étend beaucoup sur la beauté du firmament, sa vaste étendue, et son admirable utilité. – 6. 7. 8. Cette description lui fournit le sujet de diverses moralités, et il termine par une vive exhortation au jeûne et à l’amour des ennemis.


1. En voyant croître chaque jour, mes très-chers frères, votre concours et votre empressement, je suis pénétré de joie, et je ne cesse de remercier le Seigneur de vos progrès en la vertu. Car si un bon appétit est le signe d’une bonne santé, le zèle et l’ardeur pour entendre la parole sainte est la marque infaillible d’une âme pieuse. C’est pourquoi Jésus-Christ, dans le sermon de la montagne, et l’énumération des béatitudes, proclame : Heureux, ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. (Mt. 5,6) Qui peut donc vous louer dignement, vous que le Seigneur a déclarés bienheureux, et qui en attendez encore les plus riches faveurs ? Car tel est notre divin Maître. Lorsqu’il trouve une âme qui se porte vers les biens spirituels avec un violent désir, et une vive ardeur, il l’enrichit libéralement de ses grâces et de ses dons. J’espère aussi qu’il m’accordera pour votre avantage et votre édification une parole plus facile et plus abondante. C’est pour vous, et pour votre avancement spirituel que j’ai entrepris ce travail, afin que vous arriviez promptement au faîte des vertus chrétiennes. Vous deviendrez alors au sein de la famille et de l’amitié les prédicateurs des saintes maximes ; et nous-même, nous vous parlerons avec plus de confiance, en voyant que nos labeurs ne sont point vains, ni stériles. Chaque jour la semence spirituelle croît en vos cœurs ; et je suis bien plus heureux que le semeur de la parabole évangélique. Il perdit les deux tiers de son grain dont une partie seule fructifia : car celui qui tomba sur le grand chemin ne germa point, celui qui tomba parmi les épines fut étouffé, et celui qui, jeté sur la pierre, demeura sur la superficie du sol ne produisit aucun fruit. (Mt. 13,4-7) Ici au contraire, j’espère que la semence de la parole sainte sera reçue dans une terre bien préparée, et que, par le secours de la grâce, elle produira dans les uns cent pour un, et dans les autres, soixante ou trente.
Cette espérance ranime mon ardeur, et excite mon zèle : car je sais que je ne parle point inutilement, et que vous me prêtez une oreille attentive, et de bienveillantes dispositions. Ce langage n’est point en ma bouche celui de la flatterie ; et il exprime seulement la joie qu’hier mon discours parut vous causer. Je vous voyais en effet comme suspendus à mes lèvres, et soigneux de ne perdre aucune de mes paroles. Bien plus, vos continuels applaudissements me prouvaient assez que vous les accueilliez avec une véritable satisfaction. Or un discours qui est écouté avec plaisir fait en nous une profonde impression. Il se grave au plus intime de la mémoire ; et celle-ci en garde un impérissable souvenir. Qui pourrait donc et vous louer dignement, et assez nous féliciter nous-même de votre bienveillante attention ? Car le Sage a dit : Heureux celui qui parle à des hommes qui l’écoutent ! (Sir. 25,12) Mais j’en réfère tout l’honneur au jeûne ; et si dès les premiers jours il produit de tels fruits dans nos âmes, quelle ne sera pas, dans le cours de la sainte quarantaine, sa divine efficacité ! Je ne vous demande donc qu’une seule chose c’est d’opérer votre salut avec crainte et tremblement (Phil. 2,12), et de ne donner aucun accès à l’ennemi de vos âmes. Il écume de rage et de fureur à la vue de vos richesses spirituelles, et comme un lion rugissant, il tourne autour de vous, cherchant quelqu’un à dévorer. (1Pi. 5,8) Mais si nous sommes sur nos gardes, il ne pourra, par la grâce de Dieu, nuire à personne.
2. Et en effet l’armure dont nous revêt l’Esprit-Saint, comme je vous le disais hier, est véritablement une armure invincible, et si nous avons soin de toujours nous en couvrir, aucun des traits de notre ennemi ne pourra nous atteindre. Ils retomberont sur lui, sans nous frapper. Car la grâce divine nous rend plus solides que le diamant, et même, si nous le voulons, entièrement invulnérables. Celui qui frappe un diamant ne l’ébrèche point et ne fait que se fatiguer et s’épuiser lui-même. Le coursier qui résiste à l’éperon se met les flancs tout en sang ; et c’est ce qui arrive à l’égard de l’ennemi de notre salut, lorsque nous sommes toujours couverts des armes que nous offre la grâce de l’Esprit-Saint. Leur vertu est si grande que le démon ne saurait en soutenir l’éclat, et que ses yeux en sont tout éblouis. Soyons donc toujours munis de ces armes, et nous pourrons paraître avec sécurité dans la place publique, ou au milieu de nos amis, et vaquer à nos différentes occupations. Mais que parlé-je de la place publique ? C’est revêtus de ces armes que nous devons venir à l’église, et retourner dans nos maisons. Bien plus, nous ne devons les quitter, durant toute la vie, ni le jour, ni la nuit ; car elles sont les compagnes de notre voyage, et nous aideront puissamment à atteindre notre destinée. Elles ne surchargent point le corps comme une armure matérielle, mais elles le rendent plus dispos, plus agile et plus robuste. Seulement ayons soin de les tenir nettes et brillantes, afin que leur éclat éblouisse les yeux de nos ennemis, qui emploient mille moyens pour nous perdre.
Mais c’est assez parler de cette armure spirituelle, et il convient maintenant de vous servir le festin accoutumé. Reprenons donc le récit de la création à l’endroit ou nous l’avons laissé hier, et, sous la conduite de Moïse, notre saint prophète, asseyons-nous à la table d’une bonne et solide doctrine. Voyons donc ce qu’il veut aujourd’hui nous apprendre, et prêtons à ses paroles une oreille attentive. Car il ne parle point de lui-même, et il n’est que l’organe de l’Esprit-Saint qui par sa bouche instruit tous les hommes. Après nous avoir donc raconté la création de la lumière, il a terminé l’œuvre du premier jour en disant que du soir et du matin se fit le premier jour. Puis il a ajouté : Et Dieu dit : que le firmament soit fait ait milieu des eaux, et qu’il divise les eaux d’avec les eaux. Considérez ici, mes frères, la suite et l’enchaînement de cette doctrine. Moïse nous a d’abord révélé la création du ciel et de la terre ; il nous a appris ensuite que celle-ci était invisible et informe, et il nous en donne la raison. C’est qu’elle était couverte par les ténèbres et les eaux, car il n’y avait encore que les eaux et les ténèbres. Alors la lumière se produisit au commandement du Seigneur, qui la sépara des ténèbres, et qui appela la lumière, jour, et les ténèbres, nuit. Et maintenant Moïse nous enseigne que de même que le Seigneur, après avoir créé la lumière, l’avait séparée des ténèbres, et les avait distinguées par un nom spécial, il ordonne ici que les eaux soient divisées.
3. Mais voyez combien est grande la puissance divine ; et combien elle surpasse toute intelligence humaine ! Dieu commande, et soudain un élément nouveau se produit et un autre se retire… Et Dieu dit : que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il divise les eaux d’avec les eaux. Qu’est-ce donc que cette parole : Que le firmament soit fait? C’est à peu près comme si nous disions dans notre langage : qu’un mur soit établi entre deux éléments pour leur servir de séparation. Et afin de nous faire mieux comprendre et la prompte obéissance des éléments, et le souverain pouvoir du Seigneur, Moïse ajoute immédiatement : Et il fut fait ainsi. Dieu parla et l’œuvre fut achevée… Dieu fit le firmament, et sépara les eaux qui étaient sous le firmament de celles qui étaient au-dessus du firmament. Après donc que Dieu eut créé le firmament, il ordonna qu’une moitié des eaux resterait sous le firmament, et que l’autre moitié demeurerait suspendue au-dessus. Mais enfin qu’est-ce que le firmament ? Dirons-nous qu’il est une eau condensée, un air étendu, ou quelque autre élément ? Nul homme prudent n’oserait l’affirmer : et il nous convient de recevoir les paroles de l’Écriture avec une humble reconnaissance, sans franchir les bornes naturelles de notre savoir, ni approfondir des mystères qui surpassent notre intelligence. Il nous suffit donc de savoir et de croire que Dieu, par sa parole, a créé le firmament pour séparer les eaux, et qu’effectivement les unes sont au-dessus et les autres au-dessous.
Et Dieu appela le firmament, ciel. Considérez la suite et l’enchaînement de l’Écriture. Hier elle s’exprimait ainsi : Que la lumière soit, et la lumière fut ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres, et il appela la lumière, jour. Aujourd’hui elle nous dit que le firmament a été fait au milieu des eaux ; et de même qu’elle nous a révélé l’usage de la lumière, elle nous apprend ici celui du firmament. Qu’il sépare, dit-elle, les eaux d’avec les eaux. Enfin comme Dieu, après avoir déclaré le but et les fonctions de la lumière, lui avait donné un nom, il en donne également un au firmament. Et Dieu appela le firmament, ciel, c’est-à-dire cette voûte éthérée que nous voyons. Comment donc quelques-uns, direz-vous, peuvent-ils soutenir que plusieurs cieux ont été créés ? certes, une telle doctrine ne repose point sur l’Écriture, elle n’existe que dans leur imagination. Car Moïse ne nous apprend que ce que nous venons de dire ; il nous a dit d’abord : Qu’au commencement Dieu créa le ciel et la terre, et que la terre était invisible, parce qu’elle était cachée sous les ténèbres et les eaux. Il nous a ensuite raconté la création de la lumière ; et puis la suite du récit l’amenait à nous parler du firmament. Et Dieu dit : que le firmament soit. Mais à quel usage est-il destiné ? c’est ce que Moïse a soin de nous apprendre, en disant : Qu’il sépare les eaux d’avec les eaux. Enfin il nous fait connaître que ce même firmament qui séparait les eaux, fut appelé ciel. Qui pourrait donc, après une explication si claire et si lucide, supporter ces esprits qui parlent d’eux-mêmes, et qui contre l’autorité de l’Écriture, soutiennent la pluralité des cieux ? mais ils objectent que le saint prophète David a dit dans ses psaumes : Louez le Seigneur, cieux des cieux. (Ps. 148,4) Eh bien ! ne vous troublez point, mes frères, et ne croyez point que l’Écriture se contredise jamais. Tout au contraire reconnaissez sa véracité, attachez-vous à sa doctrine, et fermez l’oreille aux cris de l’erreur.
4. Écoutez donc avec beaucoup d’attention ce que je vais vous dire, et ne vous laissez point facilement ébranler par ceux qui vous débitent toutes leurs rêveries. Tous les livres sacrés de l’Ancien Testament ont été originairement composés en hébreu, personne ne le contredit. Or, quelques années avant la naissance de Jésus-Christ, le roi Ptolémée, curieux de réunir une riche bibliothèque, voulut joindre nos Livres saints à tous ceux de divers genres qu’il avait déjà rassemblés. C’est pourquoi il fit venir de Jérusalem quelques juifs pour les traduire en grec, ce qu’ils exécutèrent heureusement. Et voilà comment il arriva, par une disposition particulière de la Providence, que non seulement ceux qui entendaient l’hébreu, mais généralement tous les peuples, purent profiter de nos saints Livres. N’est-il pas aussi bien surprenant que ce dessein ait été conçu par un prince idolâtre, et qui, loin de suivre la religion des Juifs, observait un culte tout opposé ? Mais c’est ainsi que le Seigneur dispose toutes choses, afin que les ennemis de la vérité soient les premiers à la faire éclater.
Au reste cette digression historique était nécessaire, pour vous rappeler que l’Ancien Testament n’a pas été écrit en grec, mais en hébreu. Or les hébraïsants les plus distingués nous apprennent que dans cette langue on emploie toujours le mot ciel au pluriel. Les docteurs syriens en conviennent eux-mêmes ; et ainsi un hébraïsant ne dira jamais le ciel, mais les cieux. Le psalmiste a donc eu raison de dire les cieux des cieux. Et ce n’est point qu’il y ait plusieurs cieux, car. Moïse ne vous le dit pas ; mais c’est le génie de la langue hébraïque qui emploie le singulier pour le pluriel.
S’il y avait en effet plusieurs cieux, l’Esprit-Saint nous en aurait appris par Moïse l’existence et la formation. Retenez avec soin cette observation, afin que vous puissiez fermer la bouche à tous ceux qui avancent des dogmes contraires à l’enseignement de l’Église, et que vous demeuriez convaincus de la véracité de nos saintes Écritures. Car vous ne vous réunissez ici fréquemment, et nous ne vous faisons d’amples instructions que pour vous mettre en état de rendre raison de votre foi. (1 Petr. 3, 115)
Mais revenons, s’il vous plait, à notre sujet. Et Dieu appela le firmament, ciel ; et il vit que cela était bon ; observez comme Moïse se proportionna à notre faiblesse. Il a dit de la lumière : et Dieu vit qu’elle était bonne ; et maintenant il dit du firmament ou du ciel, et Dieu vit qu’il était bon. Cette parole nous donne une juste idée de sa beauté : et n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que depuis tant de siècles, il la conserve dans tout son éclat ? Il semble même qu’elle augmente avec le cours des années. Au reste, quelle n’est point la splendeur du firmament, puisque Dieu lui-même l’a loué ! Quand on nous présente quelque chef-d’œuvre de l’art, une statue, par exemple, nous en admirons les traits, la pose, la délicatesse, les proportions, l’élégance et les autres qualités, mais qui pourrait célébrer dignement les œuvres de Dieu, surtout lorsqu’il les a lui-même louées ? Moïse ne s’exprime donc ainsi que par condescendance pour notre faiblesse ; et il répète le même éloge après chaque création partielle, afin de réfuter par avance ceux qui, dans le cours des siècles, devaient critiquer l’œuvre divine, et aiguisant leur langue, demander pourquoi le Seigneur a fait telle et telle créature. Il les prévient et les confond par cette seule parole : et Dieu vit que cela était bon. Mais lorsqu’on vous dit que Dieu vit et loua son ouvrage, il faut entendre qu’il l’a loué d’une manière digne de lui. Car Celui qui a créé le ciel, en connaissait la beauté avant que de le produire ; et néanmoins, parce que nous autres hommes, nous sommes si peu intelligents, que nous ne saurions comprendre autrement les choses, il a proportionné les paroles de Moïse à notre faiblesse, et lui a inspiré pour notre instruction ce langage imparfait et grossier.
5. Quand vous élevez donc vos regards vers les cieux et que vous en contemplez la magnificence, l’étendue et la beauté, remontez jusqu’au Créateur, selon ce que dit le Sage que la grandeur et la beauté de la créature peut faire connaître, et rendre en quelque sorte visible le Créateur. (Sag. 19,5) Comprenez aussi, par la création de tant d’éléments divers, quelle est la puissance de votre Maître. Et en effet si l’homme voulait appliquer son intelligence à l’étude de chacune des merveilles de la nature, ou même s’il se bornait à l’examen de sa propre formation, il ne lui en faudrait pas davantage pour proclamer l’ineffable et immense puissance du Seigneur. Mais dès lors que les créatures visibles célèbrent ainsi la grandeur et la puissance du Créateur, que sera-ce quand vous vous élèverez jusqu’aux créatures invisibles ? Oui, atteignez par la pensée les phalanges célestes, les anges et les archanges, les vertus et les trônes, les dominations et les principautés, les puissances, les chérubins et les séraphins, et dites-moi quel génie, et quelle langue pourraient expliquer l’ineffable magnificence des œuvres du Seigneur !
Le saint prophète David s’écriait, à la vue des merveilles de la création : ô Dieu, que vos œuvres sont magnifiques ! vous avez tout accompli avec sagesse. (Ps. 100,24) Mais si ce prophète, rempli du Saint-Esprit qui lui révélait les mystères de la Sagesse éternelle, faisait entendre ces accents d’admiration, que dirons-nous, nous qui ne sommes que cendre et poussière ! Nous ne pouvons que tenir nos regards humblement abaissés, et notre esprit continuellement, ravi des ineffables bontés du Seigneur. Et maintenant, après le Psalmiste, écoutons le bienheureux Paul. Cet apôtre, élevé dans un corps mortel jusqu’au plus haut des cieux, et qui sur la terre rivalisait d’amour avec les esprits angéliques, parcourant un jour avec la vive ardeur de l’esprit la vaste étendue des cieux, s’arrêta sur les secrets de la prédestination divine. Il s’agissait des juifs et des gentils, dont les uns ont été rejetés et les autres substitués en leur place ; et comme il hésitait, et que sa vue se troublait, il s’écria : O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables ! (Rom. 2,33)
Mais ici j’interrogerais volontiers ceux qui veulent curieusement approfondir la génération du Verbe, ou qui tentent de diminuer la dignité de l’Esprit-Saint, et je leur dirais : d’où Nous vient cette audacieuse témérité, et qui peut vous inspirer cette extravagante folie ? Car si Paul, avec tout son génie et ses lumières, déclarait que les jugements du Seigneur, c’est-à-dire l’ordre et l’économie de sa providence, sont impénétrables et incompréhensibles, en sorte que nul ne doit se permettre de les approfondir ; et s’il proclame que ses voies, c’est-à-dire ses commandements et ses préceptes, se dérobent à toutes nos recherches, comment osez-vous discourir curieusement sur la nature du Fils unique de Dieu, et rabaisser, autant qu’il est en vous, la dignité de l’Esprit-Saint ?
Voyez donc, mes chers frères, combien il est malheureux de ne pas s’attacher au vrai sens des saintes Écritures ! Et en effet, si ces hérétiques avaient reçu leur divin enseignement avec un esprit droit et un cœur bon, ils ne se fussent point ainsi égarés dans leurs propres raisonnements, et jamais ils ne fussent tombés dans cette extrême folie. Cependant nous ne cesserons de leur opposer les témoignages de nos livres saints, ni de fermer l’oreille à leurs funestes doctrines.
6. Je ne sais comment l’impétuosité de la pensée et de la parole m’a entraîné bien loin de mon sujet : je me hâte donc d’y revenir. Et Dieu, dit Moïse, appela le firmament, ciel, et Dieu vit que cela était bon ; et du soir et du matin se fit le second jour. Ainsi après que Dieu eut donné un nom au firmament et qu’il eut approuvé son ouvrage, il termina le second jour de la création, et il dit : Et du soir et du matin se fit le second jour. Remarquez ici quelle précision Moïse met dans son enseignement. Il nomme soir la fin du jour, et matin, la fin de la nuit, puis il appelle jour la durée comprise entre l’une et l’autre ; en sorte qu’il prévient toute erreur et ne nous permet pas de considérer le soir comme la fin du jour, car nous savons manifestement que le jour se compose du soir et du matin. Ainsi l’on parle exactement en disant que le soir est la disparition de la lumière, le matin celle de la nuit, et que la durée de l’une et de l’autre forme le jour. C’est ce que l’Écriture a voulu nous faire entendre par ces mots : Et du soir et dit matin se fit le second jour.
Je me suis peut-être plus étendu que je ne voulais, et je me suis laissé entraîner par le Pot des idées, comme l’on est quelquefois emporté par le courant d’un fleuve. Vous en êtes la cause, vous qui nous écoutez avec tant de dé plaisir. Car rien n’excite plus un orateur et ne féconde mieux sa pensée que la joie et l’empressement de ses auditeurs. Au contraire quand ils sont froids et indifférents, ils frappent de stérilité la bouche la plus éloquente. C’est pourquoi je vous rends ce témoignage, que, par la grâce de Dieu, lors même que je serais plus muet qu’une pierre, vous me forceriez à secouer cette léthargie et à dissiper cette somnolence, pour vous adresser des paroles qui vous conviennent et qui soient propres à vous édifier. Mais puisque vous êtes si bien disposés et si éclairés de Dieu même, que vous pouvez, selon la pensée de l’Apôtre, instruire les autres, je vous conjure de travailler à la sanctification de vos âmes, principalement pendant ces jours de jeûne. Et alors vous ne vous lasserez point de m’entendre traiter souvent les mêmes sujets : car, selon le mot de saint Paul, il ne m’est pas pénible, et il vous est avantageux que je vous dise les mêmes choses. (Phil. 3,1) Notre âme, qui est naturellement paresseuse, a besoin d’être sans cesse excitée ; et de même que nous nourrissons chaque jour notre corps, de peur que la faiblesse ne le rende incapable de tout service, nous devons à notre âme une nourriture spirituelle et une sage direction qui lui fasse contracter l’habitude de la vertu, qui la rende victorieuse de ses ennemis et qui la préserve de leurs embûches.
7. Appliquons-nous donc chaque jour à exercer les forces de cette âme, et ne négligeons point l’examen de notre conscience. Tenons comme un registre exact de ce que nous recevons et de ce que nous dépensons : avons-nous toujours parlé utilement et à propos ? ne nous est-il point au contraire échappé quelque parole oiseuse, et nos entretiens ont-ils été utiles ou nuisibles ? Il convient aussi de nous prescrire là-dessus certaines règles et de nous fixer certaines limites, en sorte que toujours la réflexion précède en nous la parole. Quant à notre pensée elle-même, elle doit être si bien dirigée que jamais elle ne s’arrête sur le mal ; et s’il lui arrivait de s’échapper au-dehors par quelques mots peu convenables, nous devons sur-le-champ les condamner comme inutiles et dangereux. Il importe aussi de chasser par une bonne pensée toute impression mauvaise, et d’être bien persuadés qu’il ne suffit pas, pour être sauvés, de jeûner jusqu’au soir. Et en effet le Seigneur, par la bouche du prophète, adressait ces reproches aux Juifs corrompus : Quand vous avez jeûné le cinquième et le septième mois pendant soixante et dix ans, est-ce pour moi que vous avez accompli ce jeûne ? et quand vous avez mangé et quand vous avez bu, n’est-ce pas pour vous que vous avez mangé et que vous avez bu ? Voici donc ce que dit le Seigneur, le Dieu des armées : Jugez selon la justice, et usez de clémence et de miséricorde les uns envers les autres ; n’opprimez point la veuve, ni l’orphelin, ni l’étranger, ni le pauvre, et que nul ne médite dans son cœur le mal contre son frère. (Zac. 7,5, 6… 9, 10)
Mais si le jeûne seul ne servait de rien aux Juifs qui étaient assis à l’ombre de la mort et plongés dans les ténèbres de l’erreur, parce qu’ils n’y joignaient pas la pratique des bonnes œuvres et qu’ils n’arrachaient point de leurs cœurs les pensées mauvaises contre leurs frères, quelle excuse pourrons-nous alléguer, nous qui sommes appelés à une vertu bien plus sublime, nous qui devons et pardonner à nos ennemis et les aimer et leur faire du bien ? Que dis-je ? ce n’est pas encore assez nous devons prier Dieu pour eux et lui recommander leur salut. Ces sentiments de charité et de bienveillance à l’égard de nos ennemis seront notre principale défense au grand jour du jugement, et ils nous obtiendront la rémission de nos péchés. Sans doute l’amour des ennemis est un précepte grand et difficile ; mais si nous considérons quelle récompense est attachée à son exacte observation, il nous paraîtra léger, quelque ardu qu’il soit en lui-même. Et en effet, que nous dit le Sauveur ? Si vous faites cela, vous serez semblables ci votre Père qui est dans les cieux ; et pour mieux nous manifester sa pensée, il ajoute qui fait luire le soleil sur les bons et sur les méchants, et qui fait pleuvoir sur les justes et les injustes. (Mt. 5,45) Ainsi en aimant ses ennemis, on imite Dieu autant que la faiblesse humaine peut le permettre. Car de même qu’il fait luire le soleil sur ceux qui commettent le mal non moins que sur les justes, et qu’il dispense selon les saisons la pluie et la rosée sur les champs de l’homme de bien et du méchant, vous, en aimant non seulement ceux qui vous aiment, mais vos ennemis eux-mêmes, vous vous montrez le digne émule du Seigneur.
Vous voyez donc que l’amour des ennemis nous élève jusqu’au faîte de la vertu. Mais ne vous arrêtez pas, mon cher frère, à ne considérer que la difficulté du précepte ; réfléchissez aussi à l’honneur qui vous en reviendra, et cette pensée vous rendra léger tout ce qu’il renferme de lourd et de pénible. N’est-ce pas une grâce insigne que de trouver, en faisant du bien à son ennemi, l’occasion de s’ouvrir vers Dieu les portes de la confiance, et de racheter ses péchés ? Mais peut-être voulez-vous aujourd’hui vous venger de votre ennemi, et lui rendre avec usure le mal qu’il vous a fait ? eh bien ! quelle utilité en retirerezvous ? Vous n’y gagnerez rien ; et quand vous paraîtrez devant le redoutable tribunal, votre jugement n’en deviendra que plus rigoureux, parce que vous aurez méprisé et violé les lois du Juge suprême. Dites-moi encore : Si un roi imposait, sous peine de mort, l’amour des ennemis, tous, par la crainte seule du supplice, s’empresseraient à observer cette loi. Mais quels reproches ne mérite donc pas celui qui, disposé à tout entreprendre pour sauver une vie que la nature doit inévitablement lui arracher, néglige la pratique des préceptes divins, quoiqu’on le menace d’une mort qui n’aura ni fin, ni consolation ?
8. Mais je m’oublie en parlant ainsi à des chrétiens qui négligent envers leurs bienfaiteurs les devoirs mêmes de la reconnaissance. Qui pourra donc nous garantir des supplices éternels puisque, loin d’aimer nos ennemis, nous en faisons moins que les publicains. Si vous aimez, dit Jésus-Christ, ceux qui vous aiment, quel effort faites-vous ? Les publicains ne le font-ils pas aussi? (Mt. 5,45) Mais puisque nous n’allons pas même jusque-là, quelle espérance de salut nous reste-t-il encore ? C’est pourquoi je vous exhorte à vous montrer miséricordieux les uns envers les autres, à réprimer toute pensée contraire à la charité, et à ne rivaliser entre vous que de bienveillance et d’amitié : chacun doit aussi, selon la parole de l’Apôtre, croire les autres au-dessus de soi (Phil. 2,3), et ne point se laisser vaincre en bons offices. C’est ainsi que nous nous surpasserons mutuellement en charité, et que nous témoignerons à ceux qui nous aiment plus de zèle et d’affection. La charité est en effet le plus ferme appui, et la plus grande consolation de notre vie ; et ce qui distingue éminemment l’homme de la brute, c’est qu’il ne tient qu’à nous, si nous le voulons, d’entretenir la paix et l’union avec nos frères, et de leur montrer la plus cordiale bienveillance. Il suffit pour cela de conserver entre nous l’ordre convenable et la bonne harmonie, et d’enchaîner notre colère, qui est véritablement une bête féroce. Traînons-la en esprit au pied du redoutable tribunal, afin de la plier à aimer nos ennemis soit par l’espoir des plus magnifiques récompenses, soit par la crainte des plus affreux supplices, si elle persévère dans son ressentiment.
Le temps ne nous est point donné pour que nous le perdions en des occupations inutiles et frivoles. Mais nous devons chaque jour, et à chaque heure du jour, nous remettre sous les yeux les jugements du Seigneur, afin de mieux connaître ce qui alors nous donnera plus de confiance, ou nous inspirera plus de crainte. Cette pratique et ces réflexions nous aideront beaucoup à dompter nos mauvaises inclinations, et à réprimer les mouvements de la concupiscence. Faisons mourir en nous, comme parle l’Apôtre, les membres de l’homme terrestre, la fornication, l’impureté, les passions déshonnêtes, les mauvais désirs, l’avarice, la colère, la vaine gloire et l’envie. (Col. 3,5) Si ces affections mauvaises sont réellement mortes en nous, et si elles ne s’y font plus sentir, nous mériterons de recevoir les fruits de l’Esprit-Saint, qui sont la charité, la joie, la paix, la patience, la bénignité, la bonté, la foi, la douceur et la chasteté. (Gal. 5,22) Tel est le caractère qui doit distinguer le chrétien de l’infidèle, et telles les marques qui doivent le faire reconnaître. Ne nous parons donc pas d’un nom vide et stérile, et ne nous enflons point d’un vain orgueil, parce que nous étalons les apparences extérieures de la piété. Mais quand même nous posséderions toutes les vertus que je viens d’énumérer, loin d’en tirer vanité, ne songeons qu’à nous humilier davantage, selon cette parole du Sauveur : Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites : nous sommes des serviteurs inutiles. (Lc. 17,10) Cette sollicitude pour notre salut nous sera utile à nous-mêmes, puisqu’elle nous garantira des supplices éternels ; elle ne sera pas moins avantageuse à nos frères qui s’instruiront en voyant nos bonnes œuvres. Enfin, après une vie vraiment chrétienne, nous obtiendrons de la bonté divine ces récompenses éternelles que je vous souhaite, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient la gloire, l’empire et l’honneur dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

CINQUIÈME HOMÉLIE. modifier


Dieu dit : « Que les eaux, qui sont sous le ciel, se rassemblent en un seul lieu, et que l’aride paraisse. » (Gen. 1,9)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’Écriture sainte est une mine d’or riche et précieuse, et les trésors que nous en retirons ne soit point exposés, comme ceux de la terre, à la rapacité des voleurs. – Mais nous devons les préserver des attaques du malin esprit qui voudrait nous les ravir. – 2. Nous sommes sur la terre des voyageurs qui amassent des provisions pour retourner en leur patrie : et ces provisions, qui nous ouvriront l’entrée du ciel, sont l’aumône et la pénitence. – Une vie vraiment chrétienne donne aux justes une douce confiance de paraître devant le Juge suprême, et elle est pour les méchants un reproche de leurs vices, et une exhortation à la vertu. – 3. Ce long exorde conduit l’orateur à expliquer le neuvième verset de la Genèse ; et il dit que Dieu ne voulut nommer l’élément aride, terre, et la réunion des eaux, mer, qu’après avoir dégagé l’un des flots de l’abîme, et réuni les autres dans le lieu qui leur était destiné. – 4. Sur ces autres paroles : « Que la terre produise les plantes verdoyantes avec leurs semences », il observe que de même que la terre se couvrit alors, sans le secours de l’homme ni des animaux, de moissons et de fruits, aujourd’hui encore elle tire sa fécondité bien plus de cet ordre du Seigneur que de nos travaux. – Il réfute aussi ceux qui attribuaient cette fécondité à l’influence des astres. – 5. Il remarque que Moïse répète souvent ces expressions : « et du soir et du matin se rit le premier, le second et le troisième jour », afin que nous comprenions mieux l’ordre et la distribution du temps. – 6. Il termine ensuite par une exhortation à mépriser la gloire humaine.


1. Aujourd’hui encore, les paroles de Moïse me fourniront le festin spirituel que je veux servir à votre charité, en vous expliquant avec soin l’œuvre du Seigneur au troisième jour de la création. Ceux qui travaillent aux mines ne cessent point, quand ils ont rencontré un riche filon, de creuser profondément ; ils écartent tous les obstacles, et ne craignent point de descendre jusque dans les entrailles de la terre pour en retirer la plus grande quantité possible de ce précieux métal. Et nous qui ne recherchons point des veines d’or, mais un trésor ineffable, ne devons-nous pas chaque jour poursuivre nos travaux, afin de rentrer dans nos maisons les mains pleines de ces richesses spirituelles. Trop souvent les biens de la terre deviennent pour leurs possesseurs la cause de grands malheurs ; et, après quelques instants d’une rapide jouissance, ils leur sont enlevés par la fraude des flatteurs, la violence des voleurs ou la ruse des esclaves, qui s’enfuient chargés d’un précieux butin. Mais aucune perte de ce genre ne menace nos richesses spirituelles ; ce trésor ne peut nous être dérobé, et dès que nous le cachons dans notre cœur, il y est à l’abri de toute rapine : il suffit que notre lâcheté n’y donne point entrée à l’ennemi, qui ne désire que de nous dépouiller. Et, en effet, quand cet ennemi, ce démon, veux-je dire, voit que nous sommes riches en biens de la grâce, il frémit de rage, grince des dents, et épie attentivement l’occasion favorable de nous enlever nos richesses. Or, le temps qui lui est le plus propice est celui où il nous surprend lâches et négligents ; c’est pourquoi nous avons besoin de veiller sans cesse pour déjouer toutes ses embûches. Car, s’il attaque une ou deux fois ceux qu’il trouve actifs et vigilants, il les laisse bientôt en paix, honteux de voir ses efforts inutiles, et assuré qu’il ne remportera point la victoire tant que nous nous tiendrons sur nos gardes. Mais, puisque nous n’ignorons pas que la vie est une lutte continuelle, soyons toujours armés comme en présence d’un ennemi qui nous épie sans cesse, et craignons que la moindre négligence de notre part ne lui facilite l’occasion de nous surprendre.
Voyez avec quel soin les gens riches veillent à leurs affaires, dès que l’approche de l’ennemi est annoncée : les uns munissent leurs portes de serrures et de verrous pour mieux protéger leur argent, et les autres l’enfouissent sous terre, afin que personne ne sache où il est caché. C’est ainsi qu’à leur exemple nous devons conserver le trésor de nos vertus et le dérober à tous les regards, en le renfermant dans le secret de notre cœur ; c’est ainsi encore que nous devons repousser les attaques de ceux qui voudraient nous le ravir, en sorte que, le préservant de toute main déprédatrice, nous nous en servions comme d’un utile viatique pour le voyage de l’éternité. Ceux qui vivent dans un pays étranger et qui désirent revoir leur patrie, s’occupent longtemps à l’avance de réunir peu à peu autant d’argent qu’il leur en faut pour suffire à la longueur du chemin et ne pas s’exposer à mourir de faim. Cette conduite doit être aussi la nôtre, car nous sommes sur la terre des étrangers et des voyageurs. Ayons donc soin de réunir et de mettre en réserve d’abondantes provisions, afin qu’au moment où le Seigneur nous ordonnera de retourner dans notre patrie, nous soyons prêts à partir, emportant avec nous une partie de nos richesses et ayant déjà envoyé l’autre devant nous. Car telle est la nature de ce viatique : il nous est loisible de nous faire précéder d’une multitude de bonnes œuvres ; et celles-ci en nous devançant, nous ouvriront les portes d’une juste confiance pour paraître devant Dieu, nous faciliteront l’accès de son trône, et nous permettront d’aborder sans crainte un Juge dont elles nous auront concilié la bienveillance.
2. Mais pour vous convaincre, mes chers frères, de la certitude de cette doctrine, il me suffit de vous rappeler qu’au sortir de ce monde, le chrétien qui aura largement dispensé l’aumône et mené une vie pure, trouvera miséricorde auprès du Juge suprême, et entendra avec tous les élus ces consolantes paroles : Venez, les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde : car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger. (Mt. 25,34, 35) Il en est de même des autres vertus, de la confession des péchés et de l’assiduité à la prière. Et en effet, lorsque pendant la vie nous avons eu soin d’effacer nos péchés par la confession, et que nous avons pu en obtenir de Dieu le pardon, nous quittons la terre, purs de toute souillure, et nous paraissons devant le Seigneur pleins d’une entière confiance ; mais ceux qui auraient négligé de mettre à profit le temps présent pour expier leurs péchés, ne trouveront après la mort aucune consolation. Car, Seigneur, dit le Psalmiste, qui confessera votre nom dans le sépulcre ? (Ps. 6,6) Parole bien vraie, puisque la vie est le temps de la lutte, de la guerre et des combats, et que l’éternité est celui des couronnes, des prix et des récompenses. Ainsi, combattons généreusement tandis que nous sommes encore dans la carrière, de peur qu’au grand jour des couronnes et des récompenses, nous ne soyons du nombre de ceux qui n’auront en partage que la honte et la confusion. Puissions-nous, au contraire, nous mêler aux élus qui se présenteront avec confiance pour être couronnés !
Ce n’est pas sans raison que je vous parle ainsi, mes bien-aimés ; et j’espère que mes paroles ne vous seront point inutiles. Oui, je veux tous les jours vous avertir de multiplier vos bonnes œuvres, afin que vous paraissiez aux yeux de tous, consommés en perfection, et ornés de toutes les vertus. Enfants de Dieu, irrépréhensibles, purs et immaculés, vous brillerez alors dans le monde comme des astres, et possédant la parole de vie, vous serez un jour notre gloire devant le Christ. Et cependant votre présence seule aura déjà été pour vos frères un salutaire avertissement, et le parfum de vos vertus non moins que vos sages entretiens les auront attirés à imiter vos bons exemples. Car si les méchants se nuisent les uns aux autres par leurs mutuelles relations, selon ce mot de saint Paul : les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs (1Cor. 15,33) ; il n’est pas moins vrai que la société des gens de bien est d’un grand secours à ceux qui la cultivent. C’est donc par bonté que Dieu permet le mélange des bons et des méchants, afin que ceux-ci profitent des exemples de ceux-là, et ne demeurent pas toujours dans leur iniquité. Et en effet parce qu’ils ont continuellement sous les yeux de beaux modèles de vertu, il est comme impossible qu’ils n’en profitent pas. Car tel est le pouvoir de la vertu, que ceux même qui ne la pratiquent pas, ne peuvent lui refuser leurs respects et leurs hommages. Les méchants, au contraire, désapprouvent le vice et le condamnent, et vous n’en trouverez presque aucun qui se fasse gloire d’être vicieux. Mais ce qui est plus étonnant encore, c’est que leurs paroles flétrissent leur propre conduite, et qu’ils recherchent les ténèbres pour commettre le mal. Car l’homme porte au fond de sa conscience, et par un effet de la miséricorde divine, un discernement incorruptible qui lui fait distinguer le mal d’avec le bien. Aussi sommes-nous absolument inexcusables, puisque nous ne péchons point par ignorance, mais par paresse, et mépris de la vertu.
3. Si ces vérités nous sont présentes à chaque heure du jour, nous opérerons notre salut avec une grande sollicitude, et nous craindrons, comme un réel dommage pour nos âmes, de laisser le temps s’écouler inutilement. Mais terminons ce long exorde, et écoutons, s’il vous plaît, ce qu’aujourd’hui l’Esprit-Saint veut nous enseigner par la bouche du saint prophète Moïse. Et Dieu dit : que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent en, un seul lieu, et que l’aride paraisse. Et il fut fait ainsi. Considérez ici, mes chers frères, l’ordre et la suite des œuvres divines. Moïse nous avait dit dès le commencement que la terre était invisible et informe, parce qu’elle était couverte par les ténèbres et les eaux. C’est pourquoi au second jour Dieu sépara les eaux par le firmament qu’il appela ciel, et au troisième il ordonna que les eaux qui étaient sous le ciel, c’est-à-dire le firmament, se rassemblassent en un seul lieu, afin que leur retraite laissât la terre à découvert. Et cela se fit ainsi. C’est parce que les eaux couvraient toute la surface de la terre que le Seigneur leur commanda de se réunir en un seul lieu ; et alors l’aride put se montrer. Voyez comme l’historien sacré nous découvre graduellement la beauté de l’univers ! Et il fut fait ainsi, dit-il. Comment ? Selon les ordres du Seigneur. Il dit, et la nature obéit soudain. Car il appartient à Dieu de régler toutes les créatures selon sa volonté.
Et les eaux qui étaient sous le ciel se réunirent en leur bassin, et l’aride parut. Déjà Moïse avait dit en parlant de la lumière que Dieu la créa lorsque les ténèbres couvraient toute la nature, et que les séparant de la lumière il avait assigné celle-ci au jour, et les ténèbres à la nuit ; et ici, il dit également que Dieu, après avoir créé le firmament, plaça au-dessus de lui une partie des eaux, et établit les autres au-dessous. Il ajoute ensuite qu’à (ordre du Seigneur celles-ci se rassemblèrent dans un même lieu, en sorte que l’élément aride parut. C’est alors que Dieu donna un nom à l’élément aride, ainsi qu’il l’avait fait pour la lumière et les ténèbres. Les eaux qui étaient sous le ciel, dit l’Écriture, se rassemblèrent en un seul lieu, et l’aride parut ; et Dieu appela l’aride, terre. Voilà donc, mes chers frères, comment Dieu déchira le voile qui rendait la terre invisible et informe ; car elle était couverte par les eaux, comme par d’épaisses ténèbres. Mais dès qu’elle put montrer sa face, il lui donna un nom.
Et Dieu appela la réunion des eaux, mer. Les eaux ont donc leur nom ; et le Seigneur, semblable au potier qui façonne un vase, et ne lui donne un nom qu’après l’avoir achevé, ne voulut imposer un nom aux éléments qu’après les avoir distribués dans les lieux qu’il leur assignait. La terre reçut donc son nom dès qu’elle parut sous la forme qu’elle devait revêtir ; et de même les eaux reçurent alors une dénomination spéciale. Car Dieu, dit l’Écriture, appela la réunion des eaux, mer ; et il vit que cela était bon. C’est parce que l’homme est trop faible pour louer dignement les œuvres divines, que l’Écriture nous prévient, et nous apprend que le Seigneur les a louées lui-même.
4. Ainsi, quand vous apprenez que le Créateur a trouvé bonnes ses créatures, vous devez les admirer souverainement, mais vous ne pouvez rien ajouter aux louanges qu’elles ont déjà reçues ; car telle est la puissance de Dieu et telle est la perfection de ses ouvrages, que nous ne saurions les louer autant qu’ils le méritent. Mais est-il étonnant que l’homme faible et ignorant ne puisse jamais ni louer dignement, ni célébrer les œuvres du Seigneur ? La suite du récit nous montre également l’ineffable sagesse du divin Ouvrier. Il vient de mettre à découvert la surface de la terre et il se hâte de l’embellir ; aussi voyons-nous qu’à sa parole, les plantes et les fleurs l’émaillent dé leurs riches variétés. Et Dieu dit : Que la terre produise les plantes verdoyantes avec leur semence, et les arbres avec des fruits qui, chacun selon son espèce, renferment en eux-mêmes leur semence, pour se reproduire sur la terre. Et il fut fait ainsi. Que signifient ces derniers mots : « Et il fut fait ainsi ? » Ils nous apprennent qu’à l’ordre du Seigneur, la terre se hâta d’épancher ses productions et de faire éclore le germe de toutes les plantes. La terre produisit donc, dit Moïse, des plantes qui portaient leur graine suivant leur espèce, et des arbres fruitiers qui renfermaient leur semence en eux-mêmes, chacun suivant son espèce. Et qui n’admirerait ici, mon cher frère, comment la parole divine a tout opéré sur la terre ? Et en effet, il n’y avait point encore d’homme qui la cultivât et qui, pour la couvrir de sillons, pliât le bœuf au joug de la charrue ; mais elle entendit le commandement du Seigneur et soudain produisit les plantes et les arbres. D’où nous apprenons qu’aujourd’hui encore, ce sont bien moins les soins, les travaux et les fatigues du laboureur qui fertilisent la terre, que les ordres que le Seigneur lui intima dès le commencement.
Au reste, l’Écriture, pour rendre d’avance l’ingratitude des hommes vraiment inexcusable, nous révèle avec soin l’ordre et la suite des œuvres de la création. Elle veut ainsi réprimer la témérité et l’extravagance de ceux qui nous donnent leurs rêveries pour des réalités, et qui soutiennent que la coopération du soleil était nécessaire à la production des plantes et des fruits. D’autres attribuent ces effets à l’influence des astres ; mais l’Esprit-Saint nous enseigne que, bien avant la création du soleil et des astres, la terre, obéissant à la parole divine, avait, sans nul concours étranger, produit d’elle-même les plantes et les arbres ; il lui avait suffi d’entendre cette parole : Que la terre produise les plantes verdoyantes. Suivons donc les traces de la sainte Écriture, et condamnons hautement ceux qui s’élèvent contre ses divins enseignements. Quoique les hommes cultivent la terre, et, à l’aide d’animaux domestiques, s’appliquent à l’agriculture ; quoique les saisons leur soient favorables et que tout concoure à satisfaire leurs désirs, si Dieu ne répand sa bénédiction, ils s’épuiseront en d’inutiles travaux. Oui, ni les sueurs, ni les fatigues du laboureur ne deviennent fécondes si le Seigneur, du haut du ciel, n’étend sa main et ne leur donne un heureux accroissement. Mais, qui ne serait ravi d’étonnement et d’admiration en voyant comment cette parole : Que la terre produise des plantes verdoyantes, pénétra jusque dans les profondeurs de la terre et l’émailla comme d’un riche tapis parla variété des fleurs qui en couvrit la surface. Ainsi la terre qui naguère était brute et inculte, se revêtit soudain d’une brillante parure, et rivalisa de beauté avec le firmament. Et en effet, de même que celui-ci devait bientôt resplendir du feu des astres, la terre s’embellissait par la variété des fleurs ; en sorte que le Créateur lui-même loua son propre ouvrage. Et Dieu, dit l’Écriture, vit que cela était bon.
5. Moïse a soin, comme vous pouvez le remarquer, de nous rappeler, après chacune des œuvres de la création, que Dieu loue son propre ouvrage, afin d’apprendre aux hommes à remonter de la créature au Créateur. Car si les créatures sont au-dessus de toutes nos louanges, que dire de l’Ouvrier divin qui les a produites ? Et Dieu vit que cela était bon ; et du soir et du matin se fit le troisième jour. C’est pour mieux nous inculquer ces choses, que l’écrivain sacré nous les répète ici. Il lui suffisait en effet d’énoncer que le troisième jour fut fait ; mais il reprend les mêmes termes qu’il a déjà employés, et il nous dit que du soir et du matin se fit le troisième jour. Certes, ce n’est point de sa part oubli ou inadvertance ; il veut que nous ne confondions pas l’ordre des choses et que nous ne regardions pas l’approche de la nuit comme la fin du jour ; car le soir n’est que la fin de la lumière et le commencement de la nuit, tout comme le matin est la fin de la nuit et le complément du jour. C’est ce que veut nous enseigner le saint prophète Moïse, quand il nous dit : Et du soir et du matin se fit le troisième jour. Et ne vous étonnez pas, mon cher frère, que la sainte Écriture nous redise si souvent les mêmes choses ; car, malgré ses soins et ses précautions, quelques Juifs persistent dans leur erreur et soutiennent, avec l’entêtement d’un esprit aveuglé, que le soir est le commencement du jour suivant. Ils se trompent eux-mêmes, et sont encore assis dans les ténèbres, quoique la vérité se soit manifestée à tous les regards. Ils cherchent encore la lumière, quand le Soleil de justice s’est levé sur le monde. Mais, après que Moïse nous a instruits de tous ces détails avec une telle exactitude, qui pourrait supporter l’opiniâtreté de ces esprits indociles !
Leur malice recevra son juste châtiment ; mais nous, qui avons été éclairés des rayons du Soleil de justice, soyons soumis et dociles aux enseignements de la sainte Écriture. En suivant cette règle, nous renfermerons dans le secret de notre cœur une foi pure et orthodoxe, et nous mettrons tous nos soins à la conserver. Nous travaillerons également avec zèle à l’œuvre de notre salut, et nous fuirons comme un poison mortel tout ce qui pourrait blesser la sainteté de notre âme ; car la perte de la grâce sanctifiante est d’autant plus grande que l’âme l’emporte sur le corps. Le poison ne peut tuer que le corps, tandis que l’erreur entraîne pour l’âme la mort éternelle. Et quels sont donc ces poisons si dangereux ? Le nombre en est grand et varié, mais le plus funeste est celui qui nous incline à aimer la vaine gloire et nous empêche de la mépriser ; car ce péché entraîne avec lui mille désordres : il dissipe les richesses spirituelles que nous avons pu amasser et nous enlève tout le profit que nous en pourrions retirer. Est-il un mal plus dangereux, puisqu’il nous ravit même les biens que nous croyons posséder ? Et n’est-ce pas ainsi que le pharisien fut rabaissé au-dessous du publicain ? (Lc. 18) Il ne sut point maîtriser sa langue, et, en se louant lui-même, il jeta toutes ses richesses par la fenêtre, tant la vaine gloire est un poison funeste !
6. Mais, je vous le demande, pourquoi recherchez-vous si avidement la gloire humaine ? ne savez-vous pas que les louanges des hommes sont moins qu’une ombre, et qu’elles se dissipent comme une vapeur légère ? Ajoutez encore que telle est l’inconstance et la mobilité de l’homme qu’il ne tarde pas à censurer celui que naguère il comblait d’éloges. Mais rien de semblable n’est à craindre de la part de Dieu. Ne soyons donc point si insensés que de nous séduire nous-mêmes ; car, si dans la pratique des bonnes œuvres, notre intention ne se rapporte pas uniquement à Dieu et à l’observation de sa loi, et si nous cherchons à être connus de tout autre que de lui seul, nous perdons le fruit de nos peines et nous nous privons nous-mêmes des avantages que nous en pouvions retirer. Et en effet, celui qui fait le bien pour capter l’estime des hommes, que gagne-t-il, soit qu’il réussisse ou qu’il échoue dans ses projets ? Souvent la gloire humaine nous échappe, même quand nous faisons tout pour l’acquérir ; et toujours, soit que nous parvenions à l’obtenir, ou qu’elle nous échappe, nous recevons ici-bas notre récompense, en sorte que nous ne pouvons espérer celle du ciel. Eh pourquoi ? Parce que celui qui préfère le présent à l’avenir, et la louange des hommes à l’approbation du juste Juge, se rend indigne d’être honoré par ce juge. Si, au contraire, nous pratiquons la vertu pour plaire uniquement au Dieu dont l’œil ne se ferme jamais, et devant qui tout est à nu et à découvert, notre trésor sera en sûreté et nos richesses spirituelles se conserveront intactes. Bien plus, l’assurance où nous serons que ces richesses ne peuvent nous être enlevées, nous comblera d’une douce consolation, et nous ne serons pas même privés de l’estime des hommes.
Et, en effet, nous en jouissons avec une plénitude d’autant plus grande que nous la méprisons, que nous ne la recherchons pas, et que nous ne la désirons point. Et faut-il s’étonner que telle soit la conduite d’un philosophe chrétien, puisque nous voyons les partisans enthousiastes du monde, mépriser eux-mêmes ceux qui ambitionnent le plus la gloire du monde. Oui, vous trouverez toujours que ceux qui paraissent trop avides des honneurs ne s’attirent que du mépris. Quel malheur ne serait donc pas le nôtre, si nous, qui faisons profession de religion et de piété, désirions comme eux les louanges des hommes, et s’il ne nous suffisait pas d’obtenir l’approbation de Dieu, à l’exemple de l’Apôtre, qui tirait sa gloire non des hommes, mais de Dieu ! (Rom. 2,29) N’avez-vous pas observé, mon cher frère, que ceux qui disputent les prix de l’hippodrome ne donnent aucune attention aux cris, ni à la faveur du peuple qui leur applaudit ? C’est qu’ils ne voient que le prince qui préside les courses et qu’ils sont entièrement préoccupés du désir de lui plaire. Aussi, dédaignant les vains suffrages de la multitude, ils sont ivres de bonheur quand ils reçoivent de ses mains le prix et la couronne. Imitez-les, et n’estimez pas à une haute valeur les applaudissements des hommes : ne les recherchez point dans la pratique de la vertu, mais attendez le jugement qu’en portera le juste Juge, et ne soyez attentif qu’à lui obéir. En un mot, réglez tellement votre vie, que déjà vous possédiez en espérance ces biens éternels que nous donnent d’acquérir la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SIXIÈME HOMÉLIE. modifier


Et Dieu dit : « Que des corps de lumière soient faits dans le firmament du ciel, et qu’ils éclairent la terre, afin qu’ils séparent le jour et la nuit et qu’ils servent de signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années. » (Gen. 1,14)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’orateur se plaint amèrement de l’empressement qui, la veille, avait entraîné tous les auditeurs au cirque pour voir des courses de chevaux. – Il rougit pour eux de celte funeste curiosité qui leur fait perdre tout le fruit du jeûne et des instructions qu’ ils entendent. – Encore, s’ils péchaient par ignorance, mais ils connaissent leurs devoirs, et ils n’en sont que plus coupables. – Le démon seul se réjouit de ce fatal entraînement, puisque par là il les a dépouillés des richesses spirituelles qu’ils avaient amassées. – 2. Mais ces spectacles ne sont-ils pas sans danger pour les mœurs ? L’orateur répond à cette objection par le tableau vif et animé de tous les périls que l’innocence et la pureté de l’âme y rencontrent ; et comme il voit que ses reproches sont vivement sentis, il espère que désormais il n’aura plus sujet de les faire entendre. – 3 et 4. Il aborde alors l’explication du quatorzième verset de la Genèse, et, après une brillante description du soleil, il observe que cet astre fut créé le quatrième jour, afin qu’on ne lui attribuât point la fécondité de la terre, et qu’on ne le considérât point comme la source première de la lumière. – 5. Il signale ensuite, d’après le texte sacré, les divers usages du soleil et de la lune. – 6. Il termine en exhortant ses auditeurs à reconnaître les bienfaits de Dieu par une vie sainte et régulière, et surtout par la fuite des spectacles profanes.


1. Je voudrais poursuivre le cours de nos instructions, et je ne sais quel sentiment de répugnance m’en empêche, car un nuage de tristesse offusque ma vue, et trouble mon esprit. Encore si cette tristesse n’allait pas jusqu’à la colère ! Mais, véritablement, je ne sais que faire, tant mes pensées sont incertaines. Et en effet, quand je vois que le moindre souffle de Satan vous a fait oublier les maximes de piété et les sages avis que je vous donne chaque jour, pour courir aux courses diaboliques de l’hippodrome, puis-je avec joie continuer des instructions que vous avez si promptement rendues inutiles ? Mais ce qui surtout m’irrite, et m’émeut jusqu’à la colère, c’est que méprisant mes exhortations, et oubliant le respect dû à la sainte quarantaine, vous vous êtes laissé prendre aux pièges du démon. Qui pourrait donc, serait-il plus dur qu’un rocher, supporter sans indignation une telle conduite ? Aussi je rougis de honte et de douleur, en voyant que je m’épuise inutilement, et que je ne sème qu’en une terre pierreuse. Au reste, que vous écoutiez ma parole, ou que vous la méprisiez, je n’en suis pas moins assuré de ma récompense, car j’aurai fidèlement rempli mon devoir, je vous aurai fait connaître les richesses de la piété, et je ne vous aurai pas épargné les remontrances. Mais je crains bien, et je tremble que tout mon zèle ne vous accuse plus fortement. Car le serviteur, dit l’Évangile, qui connaît la volonté de son maître et qui ne l’exécute pas, sera frappé de plusieurs coups. (Lc. 12,47) Et qui d’entre vous pourrait alléguer son ignorance, puisque chaque jour je vous mets sous les yeux et les pièges du démon et la grande facilité de la vertu, si vous voulez être attentifs et vigilants ?
Ignorez-vous donc que l’Écriture compare à des chiens ces chrétiens qui négligent ainsi leur salut, qui viennent aujourd’hui dans nos temples, et demain se laissent prendre aux pièges du démon ? L’homme, dit le Sage, qui se relève de son péché, et qui le commet de nouveau, est semblable au chien qui retourne à son vomissement. (Prov. 26,11) Voyez-vous à quels animaux ressemblent ceux d’entre vous qui ont assisté à ces spectacles illicites ? et avez-vous oublié cette sentence du Sauveur : Tout homme qui entend mes paroles, et ne les accomplit pas, sera semblable à l’insensé qui a bâti sa maison sur le sable ; les fleuves sont venus, et les vents ont soufflé, et se sont précipités sur cette maison, et elle est tombée, et sa ruine a été grande? (Mt. 7,26) Mais ceux que l’on a vus accourir à l’hippodrome sont plus insensés encore. Car, selon l’Évangile, la maison de l’insensé n’est tombée qu’à la suite de fortes secousses. C’est ce que nous donnent à entendre ces expressions fleuves et vents, qui ne désignent point l’inondation et la tempête, mais la violence des tentations. Et de même la ruine de cette maison ne marque point le renversement d’un édifice matériel, mais la chute d’une âme qui succombe sous le poids des graves afflictions auxquelles elle n’a pu résister. Contre vous, au contraire, les vents ne se sont point déchaînés, et les fleuves ne se sont point précipités ; un léger souffle du démon a suffi pour vous renverser tous.
Est-il folie plus impardonnable ! À quoi vous sert le jeûne ! Je vous le demande ; et à quoi bon venir ici ? Qui ne déplorerait donc votre malheur et le mien ? Le vôtre, puisque vous avez perdu dans un instant ces trésors de piété si laborieusement amassés et que vous avez vous-mêmes ouvert votre âme au démon, comme pour lui faciliter le vol de vos richesses spirituelles ; et nous, qui ne nous plaindra de parler à des oreilles insensibles, et d’être si malheureux que de semer chaque jour, et de ne rien récolter ! Croyez-vous donc que je ne sois zélé à vous annoncer la parole sainte que pour flatter vos oreilles, et rechercher vos louanges ? Non, non ; et si vous ne retirez aucun fruit de mes discours, il vaut mieux que désormais je me taise : car je ne veux pas être pour vous la cause d’une plus sévère condamnation. Le marchand quia frété un navire l’a chargé d’une riche cargaison, et qui le voit périr corps et biens par la violence des vents et des tempêtes, nous présente le douloureux spectacle d’un homme échappé nu au naufrage, et tombé d’une immense opulence dans la plus affreuse indigence. Voilà aussi ce que le démon a fait à votre égard. Il a vu que votre âme, comme un navire spirituel, était remplie de précieuses richesses, et que vous aviez réuni un véritable trésor par vos jeûnes et votre assiduité à venir entendre la parole sainte. Aussi s’est-il hâté de déchaîner l’orage, c’est-à-dire ces courses inutiles et dangereuses de l’hippodrome, et par cette fatale curiosité, il vous a dépouillés de tous vos biens.
2. Ces reproches sont trop véhéments, je le sens ; mais pardonnez-les à mon zèle, et souffrez que je soulage ainsi ma douleur. D’ailleurs ce n’est point la haine qui inspire mes paroles, mais un cœur qui vous aime, et qui ne cherche que votre salut. C’est pourquoi je me relâche de ma sévérité, et, content d’avoir pu arrêter les progrès du anal, je veux, mes chers frères, ranimer en vous une bonne espérance, en sorte que vous ne vous abandonniez pas au désespoir, et que vous ne perdiez pas entièrement courage. Car il y a cette différence entre les malheurs temporels et les pertes spirituelles, qu’on ne peut dans un instant se relever d’une extrême indigence, et retrouver son opulence première, tandis que la miséricorde divine nous offre toutes facilités de recouvrer promptement notre ancien état. Il suffit que nous voulions détester nos fautes, et secouer désormais une coupable inaction. Tel est en effet le Maître que nous servons, et telle est sa bonté et sa libéralité. Aussi nous assure-t-il lui-même par la bouche d’un prophète : Qu’il ne veut point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ez. 18,23) Je sais en outre que vous êtes bons, et que vous sentez l’indignité de votre conduite. Or, c’est déjà un grand pas fait pour revenir à la vertu que de connaître la grandeur de sa faute.
Mais ne m’alléguez point cette excuse mensongère et diabolique, et ne me dites pas quel mal y a-t-il d’aller voir des courses de chevaux ? Car si vous voulez observer attentivement tout ce qui s’y passe, vous demeurez convaincus que tout s’y fait à l’instigation du démon. On n’y voit pas seulement courir des chevaux, mais on y entend des cris, des blasphèmes et des discours inconvenants. Des courtisanes éhontées s’y montrent publiquement, et de jeunes efféminés y étaient leur mollesse. Est-ce donc là un mal léger, et ne suffit-il pas pour séduire et captiver les âmes ? trop souvent une rencontre fortuite surprend et précipite dans l’abîme l’imprudent qui n’est pas sur ses gardes ; et qu’éprouveront donc ceux qui accourent volontairement à l’hippodrome, qui rassasient leurs regards de ces spectacles lascifs, et qui en reviennent les yeux pleins d’adultères ? Le Seigneur savait bien que l’homme n’est que trop exposé à la tentation, et il n’ignorait pas la malice et les ruses du démon ; aussi a-t-il voulu nous prémunir contre notre faiblesse, et nous rendre invincibles contre les attaques de notre ennemi, en promulguant cette loi : Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère dans son cœur. (Mt. 5,28) Ainsi, selon l’Évangile, un regard trop curieux est un adultère consommé.
Ne dites donc plus quel mal y a-t-il à fréquenter le cirque ! puisque la vue seule des courses des chevaux suffit pour causer à notre âme de nombreux dommages. Et en effet, n’est-ce pas véritablement perdre son temps que de le consacrer à 'des spectacles inutiles, et qui, loin de servir à notre salut, ne peuvent que lui devenir dangereux ? On s’y dispute, on s’y échauffe, et l’on s’y répand en paroles peu décentes. Comment donc mériter notre pardon, et quelle excuse alléguer ! Dois-je ajouter que si je prolonge un peu mes instructions, plusieurs s’irritent et se fâchent ? Ils prétextent la délicatesse d’un tempérament qui ne peut supporter la fatigue d’un long discours, quoique la structure admirable de ce temple nous préserve de tout inconvénient, et nous abrite contre le froid, la pluie et le vent. Mais dans le cirque, malgré des torrents de pluie, malgré la violence de l’ouragan et les rayons d’un soleil brûlant, ces mêmes personnes demeurent une heure, deux heures, et même presque tout le jour. Le vieillard oublie le respect qu’il doit à ses cheveux blancs, et le jeune homme n’y rougit point d’imiter ce scandaleux exemple. L’aveuglement est même si grand, que tous boivent avec délices à cette coupe empoisonnée ; et nul ne réfléchit sur la courte durée de ce funeste plaisir que doit suivre un éternel remords, et la voix accusatrice de la conscience. Mais je lis sur vos visages le trouble de vos âmes, et la sincérité de votre repentir. Je vous conjure donc de ne plus retomber dans les mêmes fautes, et, après cette sévère admonition, de ne plus fréquenter ces spectacles et ces assemblées diaboliques. Il n’est pas toujours expédient de n’employer que des remèdes doux et légers ; et quand la plaie résiste à ce premier traitement, il faut prévenir la gangrène par des curatifs violents et énergiques.
3. Que les coupables sachent donc que si, après ce solennel avertissement, ils négligent de se corriger, nous cesserons de les tolérer. Oui, nous emploierons la sévérité des lois de l’Église, et toute la véhémence de notre zèle pour réprimer ces désordres, et empêcher ce mépris de la parole sainte. Sans doute cet avertissement ne concerne pas tous ceux qui sont ici, et il ne regarde que les coupables. Mais je parle en général, et je laisse à chacun le soin de se faire l’application de mes paroles. Le coupable doit sortir de son péché, et ne plus y retomber. Il doit également s’armer de zèle contre lui-même pour revenir à la piété, et réparer ses fautes. Celui au contraire qui n’a rien à se reprocher, ne négligera point de se tenir mieux encore sur ses gardes, et il craindra de tomber dans le péché. Au reste, les faits eux-mêmes vous prouvent, mes chers frères, que mon cœur n’exhale ainsi sa douleur que parce qu’il vous aime, et qu’il se préoccupe de vous. C’est notre ardente sollicitude pour votre salut qui seule a inspiré nos paroles, et parce que notre âme est pleine en ce moment des meilleures espérances, nous allons reprendre le cours de nos instructions. Mais en vous donnant cette marque de mon affection toute paternelle, je vous prie de m’écouter attentivement, afin que vous reportiez dans vos maisons des fruits plus abondants.
Et d’abord il convient de vous rappeler ce qui vient d’être lu. Et Dieu dit : Que des corps de lumière soient faits dans le ciel et qu’ils éclairent la terre, afin qu’ils séparent le jour et la nuit et qu’ils servent de signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années, qu’ils luisent dans le firmament dit ciel et qu’ils éclairent la terre. Et cela fut fait ainsi. (Gen. 1,14-15) Hier le saint prophète Moïse nous apprit de quelle manière le Créateur de l’univers avait embelli la terre qui d’abord était brute et informe. Il la para d’une infinité de plantes, de fleurs et d’arbres ; et aujourd’hui l’écrivain sacré va nous parler de la décoration du ciel. Car, de même que la terre s’embellit par ses propres productions, le Seigneur a donné au firmament un éclat plus vif et plus brillant par la variété des astres dont il l’a parsemé, et surtout par la création de deux grands corps lumineux, le soleil et la lune. Et Dieu fit, dit l’Écriture, deux grands corps lumineux, l’un plus grand pour présider au jour, et l’autre moindre pour présider à la nuit ; et il fit aussi les étoiles. (Gen. 1,16) Admirez ici la sagesse du divin Ouvrier. Il dit une parole, et soudain le soleil est créé ; le soleil, cet astre admirable que Moïse appelle un grand luminaire, et qu’il dit avoir été fait pour présider au jour. C’est en effet de cet astre que le jour emprunte ses clartés, et c’est de ses rayons et de sa splendeur qu’il ruisselle lui-même d’éclat et de lumière. Chaque jour il déploie à nos regards sa ravissante beauté, et dès qu’il paraît à l’horizon, il invite tous les hommes à reprendre leurs travaux.
Le saint roi David, parlant de cette beauté du soleil, compare cet astre à un époux qui sort de son lit nuptial. Il s’élance, dit-il encore, comme un géant dans sa carrière ; il part des extrémités de l’aurore et il s’abaisse aux bornes du couchant. (Ps. 18,6-7) Quelle sublime image de la splendeur du soleil et de la rapidité de sa course ! Car en nous disant qu’il part des extrémités de l’aurore et qu’il s’abaisse aux bornes du couchant, le Psalmiste nous marque qu’il parcourt l’univers comme en un instant et qu’il répand sa lumière et ses bienfaits d’une frontière du monde à l’autre. Tantôt il échauffe la terre et en dissipe l’humidité, et tantôt il la dessèche et la brûle ; en un mot, les services qu’il nous rend sont aussi nombreux que variés, et telle est l’excellence de ce corps céleste que nous ne saurions le louer dignement. Mais ni mes paroles, ni ce pompeux éloge n’ont pour but de concentrer votre admiration sur cet astre. Je veux, au contraire, mes chers frères, que vous vous éleviez plus haut, et que de la créature vous remontiez jusqu’au Créateur. Car plus le soleil est brillant, et plus est excellent Celui qui a créé le soleil.
4. Mais les Gentils, qui admiraient comme nous cet astre, n’ont point porté leurs vues plus haut et n’ont point loué le Créateur ; ils se sont arrêtés à la créature et lui ont rendu les honneurs divins. C’est pourquoi l’Apôtre a dit : Qu’ils ont adoré et servi la créature plutôt que le Créateur. (Rom. 1,25) C’étaient de véritables insensés qui n’ont pu reconnaître le Créateur en ses créatures, et qui sont tombés dans un si étrange égarement qu’ils ont mis la créature à la place du Créateur.
C’est pourquoi l’Esprit-Saint, qui savait combien l’homme est enclin à l’erreur, vous enseigne que le soleil n’a été créé que le troisième jour ; mais déjà la terre avait fait germer ses diverses productions et s’était revêtue de ses riches ornements : et Dieu l’avait ordonné, afin qu’on ne pût dire plus tard que les moissons et les fruits ne sauraient mûrir sans le soleil. Ainsi l’Écriture vous apprend qu’avant la création du soleil, les plantes et les fruits existaient, de peur que vous ne lui attribuiez cette heureuse fécondité ; elle appartient tout entière au divin Ouvrier qui, dès le commencement, prononça cette parole : Que la terre produise les plantes verdoyantes. Direz-vous que la coopération du soleil favorise la maturité des fruits et des moissons ? je ne le nie point. Car, quoique le laboureur aide à la fécondité de la terre, il ne s’ensuit pas qu’il soit l’auteur de cette fécondité ; out au contraire, quand il multiplierait même ses soins et ses travaux, il se fatiguerait inutilement, si le Seigneur, dont la parole rendit dès le commencement la terre propre à produire les fruits, ne lui continuait cette merveilleuse disposition ; oui, ni les travaux du laboureur, ni l’influence du soleil et de la lune, ni le concours des saisons ne nous seraient d’aucune utilité si la main du Seigneur ne leur prêtait son puissant secours. Mais lorsque Dieu leur donne sa bénédiction, les éléments eux-mêmes contribuent beaucoup à la fertilité de la terre. Imprimez donc profondément ces vérités dans votre mémoire, et en retenant ceux qui voudraient encore s’égarer, ne leur permettez pas de rendre aux créatures l’honneur qui n’appartient qu’au Créateur.
Observez, en effet, que la sainte Écriture, qui nous dépeint la beauté du soleil, sa grandeur et son utilité sous cette belle image : Semblable à un époux, il s’élance comme un géant dans sa carrière, nous parle aussi de sa faiblesse et de ses défaillances : Quoi de plus brillant que le soleil, dit-elle, et cependant le soleil s’éteindra. (Sir. 17,30) C’est comme si elle nous disait : Ne vous laissez point séduire par cet admirable spectacle ; car si le Créateur l’ordonnait, cet astre si beau disparaîtrait à l’instant et rentrerait dans le néant. La connaissance de ces vérités eût préservé les païens de leurs monstrueuses erreurs, et ils eussent compris que la vue des créatures devait les élever jusqu’au Créateur. Le soleil ne fut aussi créé que le quatrième jour, afin que l’homme ne le considérât point comme l’auteur et le principe de la lumière. Car, ce que j’ai dit de la production des plantes, je puis bien le redire de la lumière, savoir que trois jours ont précédé la création du soleil. Le Seigneur a voulu seulement que cet astre augmentât la clarté du jour ; il faut en dire autant de la lune, qui est un corps lumineux moins grand, car trois nuits s’écoulèrent avant sa création. Ce n’est pas qu’elle ne nous soit merveilleusement utile ; puisqu’elle dissipe les ténèbres de la nuit et remplit, presque les mêmes fonctions que le soleil : celui-ci a été créé pour présider au jour et la lune, pour présider à la nuit. Or que signifie, celte expression : présider au jour et présider à la nuit ? elle marque, selon l’Écriture, que le soleil illumine le jour du feu de ses clartés, et que la lune, en dissipant les ténèbres de la nuit, aide les hommes par sa douce lumière dans l’accomplissement de leurs travaux. Et en effet le voyageur poursuit sa route avec plus de confiance, le pilote dirige mieux son navire sur l’immensité des mers, et chacun vaque sans crainte à ses travaux et ses occupations. Après vous avoir fait ainsi connaître l’utilité de ces deux grands luminaires, l’écrivain sacré ajoute que Dieu fit aussi les étoiles et qu’il les plaça dans le ciel pour luire sur la terre, pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres. (Gen. 1,17-18)
5. Ces paroles nous font connaître quel a été le dessein de Dieu en créant les étoiles. Il les a placées, dit Moïse, dans le firmament du ciel. Qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il les y a clouées ? Non certes ; puisque nous les voyons franchir en un instant des espaces immenses, et accomplir par un mouvement incessant les diverses révolutions que le Seigneur leur a tracées. Quel est donc le sens de cette expression : il les plaça ? Elle signifie qu’il leur assigna le ciel pour demeure. – C’est ainsi que l’Écriture nous dira également que Dieu plaça Adam dans le paradis terrestre. (Gen. 2,8) Il ne l’y fixa pas immuablement, mais il l’y plaça pour qu’il l’habitât ; et de même nous disons que le Seigneur a voulu que les étoiles fussent comme attachées à la voûte du firmament, afin que du haut du ciel elles pussent éclairer la terre. Or, je vous le demande, mon cher frère, l’émail de nos prairies, et les fleurs de nos jardins sont-ils aussi beaux que le ciel, lorsque au milieu de la nuit il scintille du feu des étoiles. La brillante variété de ces astres l’embellit et le parsème de fleurs étincelantes qui nous envoient une abondante lumière. Car les étoiles ont été créées pour éclairer la terre, et pour présider au jour et à la nuit. Déjà cette observation a été faite spécialement au sujet du soleil et de la lune ; mais ici Moïse, après nous avoir révélé la création de ces deux grands corps de lumière, et celle des étoiles, ajoute, en parlant de tous, que Dieu les fit pour présider au jour et ci la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres. Si les étoiles ne paraissent point pendant le jour, c’est que l’éclat du soleil les voile à nos regards ; et de même le soleil ne brille point pendant la nuit, parce que la lumière de la lune suffit pour dissiper les ténèbres. Au reste tous les astres demeurent dans les limites qui leur sont tracées ; ils ne s’en écartent point, et chacun d’eux obéit docilement aux ordres du Seigneur, et remplit son ministère.
Mais qui expliquerait tous les autres avantages que procurent à l’homme le soleil, la lune et les étoiles ? Ils servent de signes, dit l’Écriture, pour marquer et les temps, et les jours, et les années. Que signifient donc ces paroles : et les temps, et les jours, et les années ? L’écrivain sacré a voulu nous apprendre que le cours des astres règle pour nous celui des temps, ou saisons, que leur révolution journalière amène pour nous le jour et la nuit, et que leur périodicité désigne celle des années. Ces observations suffisent à pus nos besoins. Et en effet, le pilote, qui connaît le cours des astres et qui observe le ciel, s’embarque sur la foi de ses calculs, traverse les mers, et dans une nuit profonde se guide sur la vue des étoiles, en sorte que par elles il conduit à bon port son navire et tous les passagers. Ainsi encore le cours des astres indique au laboureur la saison propice de ses travaux. Il sait quand il doit ensemencer la terre, lui donner les divers labours, et préparer sa faucille pour moissonner ses grains. Ajoutons aussi que la connaissance des temps, le, calcul des jours et le cycle des années nous sont d’un usage journalier et infini, et les secours que nous en retirons pour notre bien-être sont si nombreux qu’il serait impossible de les énumérer exactement. Le peu que j’en ai dit suffit à nous en donner une haute idée ; et après avoir admiré les créatures, ne négligeons point d’adorer et de célébrer le Créateur. Oui, louons son ineffable bonté envers nous, puisqu’il n’a créé le monde que pour l’homme, et que bientôt il va l’y introduire comme le roi et le maître de toutes les créatures.
Et Dieu vit, dit l’Écriture, que cela était bon. A chaque jour de la création l’écrivain sacré observe que Dieu approuva son couvre, afin d’ôter tout prétexte à ceux qui osent la critiquer. Tel est, en effet, comme le prouve le contexte, le but de Moïse ; autrement il eût suffi de dire en général que Dieu vit que tout ce qu’il avait fait était bon. Mais parce que le Seigneur connaît l’infirmité de l’esprit humain, il a voulu louer séparément chacun de ses ouvrages, afin de nous faire connaître la souveraine sagesse et l’ineffable bonté qui ont présidé à leur création. Et du soir et du matin se fit le quatrième jour. Dieu, qui avait d’abord placé dans le ciel deux grands corps de lumière, en acheva l’ornementation en le décorant du feu des étoiles. Telle fut l’œuvre du quatrième jour, comme Moïse nous l’indique en disant que du soir et du matin se fit le quatrième jour. Mais s’il se répète ainsi à chaque jour de la création, c’est pour mieux graver dans nos esprits ses divines instructions.
6. Il nous importe donc de les graver, au plus profond de nos cœurs, et de secouer noire négligence habituelle, afin que, mieux instruits des dogmes de notre religion, nous puissions en tout esprit de douceur, éclairer les gentils, et dissiper leurs erreurs. Empêchons-les de confondre l’ordre des choses, et d’adorer au lieu du Créateur, les créatures qui n’ont été faites que pour notre salut et notre utilité. Oui, dût ma parole soulever tous les gentils, je publierai à haute voix que le monde n’a été créé que pour l’homme. Car Dieu se suffit à lui-même, et il n’a besoin d’aucun de ces biens extérieurs. Mais la création de l’univers nous manifeste sa bonté ; et il a entouré l’homme de tant d’honneur et d’estime qu’il lui a donné les créatures pour le conduire à la connaissance et à l’adoration du Créateur. Et en effet, n’est-il pas absurde de s’extasier, et de se prosterner devant ces créatures si belles, et de ne point élever sa pensée jusqu’à Celui qui les a faites ! Pourquoi ne croirions-nous pas à cette parole de l’Apôtre : Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde, par tout ce qui a été fait ? (Rom. 1,20) Répondez-moi, ô homme ! Lorsque vous contemplez le ciel, n’admirez-vous pas cette beauté qui résulte de la variété, de l’élévation et de la splendeur des astres ? Mais ne vous arrêtez pas à ces objets sensibles, et atteignez par la pensée l’Auteur de tant de merveilles. L’éclat du soleil vous ravit d’étonnement, les divers phénomènes de sa lumière vous surprennent, et la splendeur de ses rayons, qui éblouit vos yeux, vous transporte d’admiration. Mais n’en demeurez pas là ; en voyant qu’une simple créature est si excellente qu’elle échappe à toute appréciation humaine, comprenez combien est grand et puissant Celui qui l’a produite par une seule parole. Appliquez le même raisonnement à la terre. Lorsque vous la voyez émaillée de mille fleurs, comme d’un vêtement parsemé de broderies, et couverte de fruits et de moissons, ne lui attribuez point cette admirable fécondité, et gardez-vous bien aussi d’en faire hommage à la coopération du soleil et de la lune ; mais souvenez-vous qu’avant la création de ces deux astres le Seigneur avait dit Que la terre produise les plantes verdoyantes, et que soudain la terre revêtit ses riches ornements.
Si nous faisions chaque jour ces réflexions, nous serions pénétrés de reconnaissance envers le Seigneur, et nous le louerions autant qu’il le mérite, ou du moins autant que nos forces nous le permettraient. Mais le meilleur moyen de le glorifier, est de mener une vie sainte, et de ne point retomber dans nos anciens péchés. C’est pourquoi ne nous laissons plus séduire par les illusions du démon, et méritons la grâce et la miséricorde divine par une vigilante attention sur nous-mêmes, un grand zèle, et l’assiduité aux devoirs de la prière publique. Car le Seigneur est à notre égard si miséricordieux, qu’il se contente de nos efforts pour éviter le péché, et nous facilite lui-même la pratique des bonnes œuvres. Que nul d’entre vous, je vous en conjure, ne paraisse dore dans les jeux du cirque, et ne consume une partie du jour en des réunions et des entretiens inutiles ; que nul d’entre vous ne se livre à la passion des jeux de hasard, et ne se mêle aux cris indécents et aux mille désordres qui les accompagnent. Eh ! de quoi vous sert-il, je vous le demande ; de jeûner et de ne prendre jusqu’au soir aucune nourriture, si vous passez toute la journée à jouer aux dés, si vous vous permettez de folâtres amusements, et si enfin vous, prononcez des jurements et des blasphèmes ? Ah ! ne soyons plus si indolents pour tout ce qui concerne notre salut, et que tous nos entretiens roulent sur des matières spirituelles. Il serait même bon que chacun eût entre les mains quelqu’un de nos livres saints, et que, réunissant ses amis, il pût s’édifier avec eux par une pieuse lecture. Ces pratiques nous aideront puissamment à éviter les pièges du démon, et à recueillir de notre jeûne des fruits abondants. Elles nous mériteront également la grâce du Seigneur, par l’ineffable bonté ; de Dieu le Fils, à qui soient, avec, le Père et l’Esprit Saint, la gloire, l’empire et l’honneur, maintenant, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SEPTIÈME HOMÉLIE. modifier


Et Dieu dit : « Que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent dans l’eau, et, des oiseaux qui volent sur la terre, sous le firmament du ciel, et il fut fait ainsi. » Dieu créa donc les grands poissons, et tous les animaux qui ont la vie et le mouvement, que les eaux produisirent, chacune selon leur espèce (Gen. 1,20-21)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’orateur regrette la véhémence de ses précédents reproches, et annonce qu’il tiendra aujourd’hui un langage plus doux. – 2. Il exhorte de nouveau ses auditeurs à ne plus fréquenter le cirque, et à cause du tort qu’ils se font à eux-mêmes, et surtout du scandale qu’ils donnent aux Juifs et aux païens. – Il prend de là occasion de parler du scandale et de montrer quelle est la grièveté de ce péché. – 3. Il passe ensuite à l’explication du verset vingtième et vingt-unième de la Genèse, et décrit la puissance et l’efficacité de la parole divine dans la création des poissons et des oiseaux. – 4. Il fait aussi observer que l’Esprit-Saint a eu pour but, dans le récit si détaillé de toute la création, d’empêcher les hommes de tomber dans l’idolâtrie. – 5. La bénédiction que Dieu donne aux poissons et aux oiseaux, amène l’orateur à glorifier la bonté et la puissance du Seigneur. – L’œuvre du cinquième jour étant ainsi terminée, il explique la création des animaux terrestres, et prouve quelles en sont, à notre égard, la convenance et l’utilité. – 6 et 7. Au moment d’aborder la création de l’homme, il s’interrompt pour ne pas trop allonger son discours et termine par quelques réflexions morales sur la folie de l’idolâtrie, à laquelle il oppose l’heureuse influence d’une vie pieuse et chrétienne.


1. J’adressai hier de vifs reproches à ceux qui avaient assisté aux courses de l’hippodrome, et je leur ai exposé la grandeur du dommage qu’ils avaient éprouvé. Et en effet , ils ont dissipé le trésor spirituel qu’ils avaient amassé par le jeûne, en sorte que de riches ils sont tombés soudain dans une extrême indigence. Mais je veux aujourd’hui employer un remède plus doux, et panser les plaies de leur âme, comme je panserais mes propres blessures. Hier, je l’avoue, j’appliquai un remède violent, non certes pour vous contrister et augmenter votre douleur, mais afin de pénétrer jusqu’au vif de – l’ulcère par la violence du remède. C’est ainsi qu’agissent les médecins et les pères. Les premiers font usage d’un onguent énergique pour forcer la tumeur à s’ouvrir, et ils la traitent ensuite par des pommades adoucissantes. Et les seconds également, lorsqu’ils voient leurs enfants tomber en des fautes graves, les corrigent d’abord sévèrement, et puis leur adressent de tendres reproches et de douces exhortations. Et moi aussi, parce que hier je vous parlai avec force et véhémence, je ne vous tiendrai aujourd’hui qu’un langage plein de douceur, car je vous considère comme une partie de moi-même. Je me sens donc porté à vous parler avec d’autant plus de franchise que j’ai un plus grand désir de votre salut. Eh ! quel est mon trésor spirituel, si ce n’est votre avancement dans la piété ? C’est pourquoi je suis heureux, lorsque je vous vois riches en vertus, et attentifs à éviter tout ce qui pourrait nuire à vos âmes. Mais aussi quand je vois que vous succombez au péché, et que vous vous laissez séduire par les illusions du démon, je m’afflige profondément, et la confusion couvre mon visage, car je m’applique ce mot de l’Apôtre : Nous vivons maintenant, si vous demeurez fermes dans le Seigneur. (1 Thes. 3, 8)
Agissez donc en hommes parfaits et remplis de l’Esprit de sagesse, oubliez ce qui est derrière vous, et efforcez-vous d’avancer vers ce qui est devant vous. Et puisque vous renouvelez aujourd’hui vos premiers engagements avec Jésus-Christ, conservez-les fermes et inviolables. Que la prudence chrétienne ferme désormais l’entrée de vos cœurs à toutes les séductions du démon ; et n’oubliez rien pour réparer vos négligences passées, et effacer de votre âme la tache du péché. Ainsi corrigez-vous de la mauvaise et funeste coutume d’assister aux courses de l’hippodrome ; et soyez bien persuadés que ceux qui y courent avec tant d’empressement, se nuisent beaucoup, et par leur coupable curiosité, et par le scandale qu’ils donnent aux juifs et aux païens. Et en effet lorsque ceux-ci voient pêle-mêle avec eux dans le cirque des chrétiens qui viennent chaque jour à l’église, et qui y reçoivent la doctrine sainte, que peuvent-ils penser de nos mystères ? ne les prendront-ils pas pour des illusions, et nous-mêmes pour des imposteurs ? N’entendez-vous pas le bienheureux Paul qui nous crie à haute voix : Ne donnez point occasion de scandale. Mais à qui ? aux chrétiens seulement, et à ceux de notre croyance ? non certes ; mais d’abord aux juifs, puis aux païens, et enfin à l’Église de Dieu. (1Cor. 10,32) Car rien n’est plus nuisible et plus funeste à notre religion que de scandaliser les infidèles. Et en effet lorsqu’ils voient des chrétiens se signaler par leurs vertus, et prendre comme en pitié du haut des cieux la vie humaine ; ses intérêts et ses préoccupations, les uns s’extasient d’admiration, et les autres sont muets d’étonnement, parce que, hommes comme nous, ils ne peuvent s’élever à cet héroïsme. Mais aussi dès qu’ils surprennent dans les fidèles quelque relâchement, ou quelque négligence, ils aiguisent soudain leur langue contre nous tous, et jugent de tous les chrétiens d’après la faute d’un seul. Que dis-je ? ils font rejaillir leurs blasphèmes sur notre divin Chef lui-même, dont ils critiquent la religion, et ils nous opposent la lâcheté de quelques mauvais chrétiens comme une légitime excuse de leurs erreurs.
2. Mais voulez-vous connaître combien sont coupables toux qui donnent occasion à ce scandale ? écoutez le prophète Isaïe qui nous dit, au nom du Seigneur : Malheur à vous, parce que mon nom est blasphémé à cause de vous parmi les gentils ! (Is. 52,5) Cette parole est terrible, et bien propre à nous remplir d’effroi. Car ce mot : malheur, est comme une exclamation de douleur à la vue du supplice inévitable auquel s’exposent ceux par qui arrive le scandale. Mais s’ils ne peuvent éviter une condamnation sévère, et d’affreux châtiments, parce que leur négligence a fait blasphémer le nom du Seigneur, disons aussi que le zèle de la vertu et du bon exemple devient un titre aux plus belles récompenses. C’est ce que Jésus-Christ lui-même nous enseigne, quand il nous dit : Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. (Mt. 5,16). Car si les païens se scandalisent de la conduite de quelques chrétiens, et en prennent occasion d’aiguiser leurs langues contre Dieu, par un effet contraire, dit le Sauveur, les hommes qui admireront en vous la pratique de toutes les vertus, ne pourront d’abord que vous louer ; et puis en voyant l’éclat de vos bonnes œuvres, et la splendeur qui en rejaillit sur vous, ils se sentiront portés à glorifier votre Père qui est dans les cieux ; et cette gloire que nous aurons ainsi procurée au Seigneur augmentera nos mérites, et lui-même nous en récompensera par les plus riches faveurs. Il nous l’assure en ces termes : Je glorifierai ceux qui me glorifieront. (1Sa. 2,30)
N’épargnons donc rien, mes chers frères, pour faire glorifier le Seigneur, notre Dieu, et ne donner à personne occasion de scandale. Le docteur des nations, le bienheureux Paul, nous le recommande sans cesse, et il nous dit Si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai jamais aucune viande ; et même il avait dit précédemment que : péchant de la sorte contre nos frères, et blessant leur conscience faible, nous péchons contre Jésus-Christ. (1Cor. 8,12-13) Ces menaces sont terribles, et entraînent une sévère condamnation. C’est comme si l’Apôtre nous disait : Gardez-vous bien de croire que le scandale n’atteigne que votre frère, il rejaillit jusque sur le Christ qui a été crucifié pour votre frère. Mais si votre Maître n’a point dédaigné de souffrir à cause de lui la mort de la croix, pouvez-vous prendre trop de précautions pour ne point le scandaliser ?
Tels sont les conseils qu’il donne en toute circonstance à ses disciples, et qu’il leur recommande comme un excellent moyen de conserver en eux la vie de la charité. C’est pourquoi il écrit aux Philippiens : Que chacun ait en vue non ses propres intérêts, mais ceux des autres ; et parlant aux Corinthiens, il dit : Tout m’est permis, mais tout n’édifie pas. (Phil. 2,4 … 1 Cor. 10,23) Admirez la sagesse de l’Apôtre ! Quoiqu’il me soit libre, dit-il, de faire certains actes qui ne sauraient m’être préjudiciables, je m’en abstiendrai, si mon frère doit en être mal édifié. Voyez donc combien le cœur de Paul nous aime, et comme il oublie ses propres intérêts afin de nous prouver de mille manières que la première de toutes les vertus est de nous appliquer à édifier le prochain. Instruits à l’école d’un : tel maître, observons ses préceptes, je vous en conjure, et évitons tout ce qui pourrait être pour nos frères une occasion de perdre leurs richesses spirituelles. Oui, ne faisons jamais rien qui cause à nos frères le moindre dommage. Car le mauvais exemple rend notre péché plus grave, et nous expose à de plus rigoureux supplices. Ne méprisons personne, serait-ce le dernier de nos frères ; et ne disons jamais cette, froide parole : Peu m’importe qu’un tel se scandalise. Comment ! peu m’importe, dites-vous ? Mais Jésus-Christ ne veut-il pas que nos bonnes œuvres luisent au-dehors afin que ceux qui les voient en soient édifiés et qu’ils glorifient le Seigneur ? Et vous, tout au contraire, bien loin de procurer la gloire de Dieu, vous êtes cause qu’on la blasphème, et vous n’en avez aucun souci ! Cette conduite est-elle digne d’un chrétien pieux et instruit de sa religion ?
3. Au reste que ceux qui jusqu’ici se sont abandonnés à cette pernicieuse coutume, se corrigent aujourd’hui sur nos pressantes invitations, et s’abstiennent désormais de toute parole peu édifiante. Que chacun s’étudie donc à ne rien faire dont l’œil du Seigneur, œil toujours ouvert et toujours vigilant, soit blessé, ou que sa propre conscience lui puisse reprocher comme une occasion de scandale et de blasphème pour tous ceux qui en seraient témoins. Si nous agissons en toutes choses avec ces précautions, nous attirerons sur nous les miséricordes du Seigneur, et nous éviterons, les embûches du démon. Car en nous voyant ainsi attentifs et vigilants, il perdra toute espérance de nous vaincre, et se retirera honteusement. Mais cet exorde est assez long, et il est temps de servir à votre charité comme un festin spirituel en vous expliquant, le passage de la Genèse qui vient d’être lu. Voyons donc ce que Moïse veut aujourd’hui nous apprendre, ou plutôt l’Esprit-Saint qui nous parle par sa bouche.
Et Dieu dit : que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent dans l’eau, et des oiseaux qui volent sur la terre, sous le firmament du ciel ; et il fut fait ainsi. Admirez ici avec quelle bonté le Seigneur nous fait connaître l’ordre et la suite des œuvres de la création. D’abord il nous a révélé comment, à son ordre, la terre avait épanché de son sein ses diverses productions ; puis il nous a raconté la formation de ces deux grands corps lumineux, auxquels il joignit la variété des étoiles qui ornent le ciel de leur brillant éclat ; et aujourd’hui, passant à l’élément des eaux, il nous apprend qu’à sa parole et son commandement elles produisent elles-mêmes des animaux, vivants : Que les eaux, dit-il, produisent des animaux vivants qui nagent dans l’eau, et des oiseaux qui volent sur la terre, sous le firmament du ciel. Mais quelle parole, je vous le demande, pourrait raconter dignement ce prodige ! et quelle langue suffirait à louer cette œuvre d’un Dieu créateur ! il avait dit seulement : que la terre produise des plantes, et soudain la terre s’était couverte des plus riches productions ; et aujourd’hui il dit : que les eaux produisent. Ces deux commandements furent suivis des mêmes effets ; là il avait dit : que la terre produise des plantes ; et ici il dit : que les eaux produisent des animaux vivants. Mais de même qu’à son premier ordre : que la terre produise, la terre avait enfanté les plantes et les fleurs, les moissons et toutes les autres productions si variées et si nombreuses ; ainsi à ce second ordre : que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent dans l’eau, et des oiseaux qui volent sur la terre, sous le firmament du ciel, on vit apparaître les poissons et les oiseaux en si grand nombre qu’on ne saurait les compter. Mais autant la parole du Seigneur est brève et concise, autant les espèces des poissons et des oiseaux sont nombreuses et variées. Et ne vous en étonnez pas, mon cher frère, puisque c’était la parole de Dieu, et que cette parole est toujours efficace et créatrice.
Vous voyez maintenant comment toutes les créatures ont été tirées du néant ; vous voyez aussi avec quelle bonté Dieu nous révèle la suite de ses œuvres, et avec quelle condescendance il se proportionne à notre faiblesse. Et en effet, eussions-nous pu jamais connaître tous ces détails de la création, si le Seigneur n’eût daigné les révéler aux hommes par la bouche de son prophète. Nous savons donc aujourd’hui quel ordre Dieu a observé dans la création, nous voyons les effets de sa puissance, et nous admirons cette parole créatrice qui commande au néant, et qui donne l’être à tant de créatures différentes.
4. Et cependant il se rencontre quelques insensés qui, après ces belles instructions, osent encore se dire incrédules, et qui ne veulent pas reconnaître que Dieu a créé le monde ! ils disent, les uns que le hasard a tout fait, et les autres qu’une matière préexistante a tout produit. Mais voyez combien cette illusion du démon est dangereuse, et comment il abuse de la simplicité de ceux qui se laissent séduire ! c’est pour nous préserver d’un semblable malheur que le saint prophète, inspiré par l’Esprit-Saint, nous raconte avec tant d’exactitude tout l’ensemble de la création, en sorte que nous en connaissons manifestement l’ordre et la suite, et que nous savons comment chaque créature a été produite. Mais ai Dieu n’eût pas eu un soin aussi spécial de notre salut, et s’il n’eût dirigé lui-même la langue de son prophète, celui-ci se fût contenté de dire : Dieu créa le ciel et la terre, la mer et les animaux ; et il n’eût pas jugé nécessaire de distinguer les jours de la création, ni de marquer séparément les œuvres de chacun d’eux. Mais pour ôter toute excuse aux hommes ingrats et aveuglés par leurs préjugés, Moïse distingue clairement l’ordre des faits et le nombre des jours ; et il nous instruit avec tant de soin qu’il nous est comme impossible de méconnaître la vérité, et de tomber dans l’erreur des païens. Ceux-ci ne débitent que les rêves de leur imagination, tandis que nous savons combien le Seigneur, notre Dieu, est grand et puissant.
Il avait dit : Que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent dans l’eau, et des oiseaux qui volent sur la terre, sous le firmament du ciel ; et soudain l’élément, docile à la parole du Créateur, accomplit son commandement. Aussi Moïse ajoute-t-il : Et il fut fait selon que Dieu l’avait ordonné. Et Dieu créa les grands poissons, et tous les animaux qui ont la vie et le mouvement, que les eaux produisirent chacun selon son espèce ; et il créa aussi des oiseaux, chacun selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon ; et il les bénit en disant : croissez et multipliez, remplissez la mer, et que les oiseaux se multiplient sur la terre. (Gen. 1,21-22) Considérez, je vous prie, quelle est la sagesse de l’Esprit-Saint. Déjà Moïse avait dit : et il fut fait ainsi ; et voilà qu’il lui inspire de nous révéler tous les détails de cette œuvre. Et Dieu créa les grands poissons, et tous les animaux qui ont la vie et le mouvement, que les eaux produisent chacun selon son espèce ; et il créa aussi des oiseaux, chacun selon son espèce ; et Dieu vit que cela était bon. Ces paroles répriment de nouveau une téméraire critique. Et en effet, afin que nul ne puisse dire : pourquoi les monstres marins ? quelle est leur utilité, et quels avantages l’homme peut-il retirer de leur création ? Moïse nous apprend d’abord que Dieu créa, avec les grands poissons, tous les animaux qui ont la vie et le mouvement, ainsi que les oiseaux ; et puis il ajoute : que Dieu vit que cela était bon.
C’est comme s’il nous disait : parce que vous ignorez la raison des œuvres divines, ne vous hâtez point de blâmer le Créateur. Vous avez entendu la parole du Seigneur, parole qui proclame qu’elles sont bonnes ; et, pleins d’une folle témérité, vous osez demander pourquoi elles existent, comme si elles n’étaient dans la création qu’une superfluité ? Et toutefois si vous étiez doués d’un sens droit, elles vous feraient connaître la puissance et l’ineffable bonté du Seigneur. Sa puissance paraît en ce qu’il lui a suffi d’une parole et d’un commandement pour produire ces monstres marins, et sa bonté en ce qu’après les avoir créés, il les a relégués dans le vaste abîme de l’Océan, en sorte qu’ils ne peuvent nuire à l’homme. Ainsi ces géants des mers nous font admirer la puissance suréminente du Créateur, et ils sont inoffensifs. Cette double utilité n’est-elle donc pas une grande preuve de la bonté divine, puisque la vue de ces monstres conduit tout esprit sage à la connaissance du Seigneur, et que lui-même, par un prodige de bienveillance, les empêché de nous faire aucun mal ? Car toutes les créatures n’ont pas été produites pour la seule utilité de l’homme ; et quelques-unes sont destinées à publier la magnificence du Créateur. Oui, les unes ont été faites pour notre usage, et les autres pour manifester la grandeur de Dieu, et proclamer sa puissance. Aussi lorsque vous entendez l’écrivain sacré vous dire que Dieu vit que tout cela était bon, n’ayez pas la témérité de contredire l’Écriture, ni d’émettre curieusement cette imprudente parole : pourquoi Dieu a-t-il fait telles ou telles créatures ? Et Dieu les bénit, en disant : Croissez et multipliez, remplissez la mer ; et que les oiseaux se multiplient sur la terre.
5. L’effet de cette bénédiction a été l’accroissement prodigieux des poissons et des oiseaux. Et parce que Dieu voulait qu’ils se perpétuassent en leurs générations, il les bénit, en disant : croissez et multipliez. C’est ainsi qu’ils se sont conservés jusqu’aujourd’hui, et qu’à travers tant de siècles nulle espèce n’a péri. Car par la bénédiction de Dieu, et par cette parole : Croissez et multipliez, il leur a été donné de se multiplier et de subsister toujours. Et du soir et du matin se fit le cinquième jour. L’Écriture nous apprend ainsi quelles espèces parmi les animaux furent créées le cinquième jour. Mais attendez un peu, et vous verrez de nouveau éclater la bonté du Seigneur. Car il n’a pas seulement rendu les eaux fécondes pour produire les poissons et les oiseaux, mais il a commandé aussi à la terre d’enfanter les animaux terrestres. C’est pourquoi la suite du récit nous engage à aborder l’œuvre du sixième jour.
Et Dieu dit : Que la terre produise des animaux vivants, chacun selon son espèce : les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes sauvages de la terre, selon leurs différentes espèces. Et cela se fit ainsi. (Gen. 1,24) Considérez donc quel nouveau service nous rend la terre, et comment elle obéit à ce second ordre du Seigneur. D’abord elle avait produit les germes de toutes plantes, et maintenant elle enfante les animaux vivants, les quadrupèdes et les reptiles, les animaux domestiques et les bêtes sauvages. Mais ici se confirme ce que je vous avais déjà déclaré, à savoir, que dans les œuvres de la création, le Seigneur s’est proposé tantôt notre utilité et tantôt sa propre gloire : il a voulu que la vue de tant de créatures nous fît admirer la puissance du Créateur, et nous révélât que sa bonté et sa sagesse infinies les ont faites pour l’homme, qu’il devait bientôt créer.
Dieu fit donc les bêtes de la terre selon leurs espèces ; les animaux domestiques et tous ceux qui rampent sur la terre, chacun selon son espèce. Et il vit que cela était bon. (Gen. 1,25) Où sont aujourd’hui ceux qui osent demander pourquoi Dieu a créé les bêtes sauvages et les reptiles dangereux ? Qu’ils écoutent cette parole de l’Écriture : Et Dieu vit que cela était bon. Quoi ! le Créateur lui-même loue son œuvre, et vous oseriez la blâmer ! Mais n’est-ce pas une extrême folie ? Tous les arbres que la terre nourrit ne produisent point des fruits, et nous comptons parmi eux des espèces sauvages et stériles ; toutes les plantes elles-mêmes ne sont point utiles : il en est qui nous sont inconnues, et d’autres qui sont malfaisantes. Et cependant, qui oserait les condamner ? car elles n’ont point été créées au hasard et sans intention. Oui, elles n’auraient point été louées par le Créateur lui-même, si elles eussent dû être entièrement inutiles. Outre les arbres fruitiers, nous en possédons un grand nombre qui, quoique stériles, nous sont aussi utiles que les premiers, parce qu’ils servent aux différents usages de la vie et aux besoins de l’homme. Et, en effet, nous les employons ou dans la construction des bâtiments, ou dans la confection de meubles nécessaires et commodes. Ainsi, nulle créature n’a été faite sans raison, quoique l’esprit de l’homme ne puisse en découvrir toute l’utilité. Mais ce que je dis des arbres s’applique également aux animaux, dont les uns servent à notre nourriture, et les autres à nos travaux. Il n’est pas jusqu’aux bêtes féroces et aux reptiles qui ne nous soient utiles ; et, quoique depuis la désobéissance de nos premiers parents nous ayons perdu sur eux l’empire et l’autorité, quiconque y réfléchira sérieusement se convaincra que nous en retirons encore de précieux avantages. Et, en effet, les médecins en tirent plusieurs remèdes pour la guérison de nos maladies. Au reste, en quoi la création des animaux féroces pouvait-elle être blâmable, puisqu’ils devaient, comme les animaux domestiques, être soumis à l’homme, que Dieu allait créer ? Et c’est ce sujet que j’aborde.
6. Mais d’abord, considérons dans son ensemble la bonté du Seigneur à l’égard de l’homme. Il étendit les cieux, créa la terre, et plaça le firmament pour diviser les eaux supérieures d’avec les eaux inférieures ; il réunit ensuite les eaux dans un bassin qu’il appela mer ; il nomma terre l’élément aride, et l’orna d’arbres et de plantes ; il passa ensuite à la formation de ces deux grands corps de lumière et de cette multitude d’étoiles qui embellissent le ciel ; enfin, il acheva l’œuvre du cinquième jour en ordonnant aux eaux de produire les poissons qui nagent dans leur sein, et les oiseaux qui volent sur la terre, au-dessous du firmament. Mais, parce qu’il convenait que la terre elle-même fût peuplée, il créa les divers animaux, tant ceux qui servent à notre nourriture que ceux qui nous aident dans nos travaux, et même les reptiles et les bêtes féroces. C’est ainsi que Dieu, après avoir produit toutes les créatures, chacune en son rang et sa perfection, dressa l’univers comme une grande table chargée de toutes sortes de mets et resplendissant d’un luxe princier et d’une magnificence vraiment royale. C’est alors aussi qu’il créa l’homme, qui devait jouir de toutes ces richesses. Il lui donna autorité sur toute la création visible ; et, pour montrer combien il surpassait en dignité toutes les autres créatures, il les soumit à son empire et à sa puissance.
Mais, pour ne point prolonger ce discours outre mesure, je remets à demain tout ce qui concerne l’admirable formation de l’homme, cet être doué de vie et de raison, et je termine, comme d’habitude, par une instruction morale. Retenez donc fidèlement mes paroles, afin que la vue des créatures vous, excite à glorifier le Créateur. Sans doute, nous ne pouvons ni pénétrer les secrets divins, ni comprendre toutes les merveilles de la création ; mais cette impuissance même, loin de nous être une occasion d’incrédulité, doit nous animer davantage à célébrer la gloire du Seigneur. La faiblesse de notre raison et la petitesse de notre esprit ne peuvent qu’accroître en nous l’idée de la grandeur divine, et la puissance du Créateur nous paraît d’autant plus souveraine que ses œuvres nous sont incompréhensibles.
Cet aveu est à la fois le témoignage d’un cœur reconnaissant et d’un esprit sage. Mais les gentils se sont égarés parce qu’ils ont tout permis à leurs pensées ; ils n’ont point assez connu la faiblesse de notre raison, et, voulant pénétrer des mystères impénétrables à l’homme, ils ont franchi les bornes du possible et se sont dégradés eux-mêmes. C’est ainsi que, doués de raison, et par cette admirable prérogative élevés au-dessus de toutes créatures visibles, ils sont tombés dans une telle absurdité, qu’ils ont adoré le chien, le singe, le crocodile et d’autres animaux plus méprisables encore. Eh ! que parlé-je de brutes et d’animaux ! Qui ne sait que des peuples ont été assez stupides et insensés pour adorer des oignons et des légumes ? Ce sont ces peuples que désignait le Prophète, quand il disait : L’homme a été comparé aux bêtes qui n’ont aucune raison, et il leur est devenu semblable. (Ps. 48,21) Comment l’homme, doué de raison et orné de sagesse, est-il devenu semblable à la brute ? et même, comment est-il descendu au-dessous d’elle ? L’animal ne peut être responsable de cette monstrueuse idolâtrie, puisqu’il est un être irraisonnable ; mais l’homme qui tombe dans cet excès d’impiété sera rigoureusement puni, parce qu’après tant de bienfaits, il ne sait être qu’ingrat. Les païens ont donc appelé dieux la pierre et le bois, et ils ont érigé en divinités les plus grossiers éléments ; car, du jour où ils s’éloignèrent du sentier de la vérité, ils se précipitèrent dans un profond abîme de malice et d’impiété.
7. Cependant il ne faut pas désespérer de leur salut, et nous devons les instruire en toute charité et en toute patience. Montrons-leur et l’absurdité de l’idolâtrie, et les malheurs auxquels ils s’exposent ; mais surtout, ne cessons jamais de travailler à leur conversion. Il est probable, en effet, qu’avec le temps nous les amènerons à la vérité, principalement si notre conduite ne leur est pas une occasion ou un prétexte de s’en éloigner. Car plusieurs, parmi les païens, en voyant que nous, qui nous appelons chrétiens, sommes comme eux, avides, avares et envieux, vindicatifs, traîtres, dissolus et voluptueux, plusieurs, dis-je, repoussent nos avis, se persuadent que notre religion n’est qu’une tromperie, et pensent que tous les chrétiens sont coupables des mêmes vices.
Considérez donc sérieusement, je vous en conjure, de quels supplices se rendent dignes ceux qui attisent ainsi pour eux-mêmes les feux éternels de l’enfer, et qui sont cause qu’un grand nombre de païens persévèrent dans leurs erreurs. Ces derniers ferment l’oreille à la voix de la vérité ; mais les premiers leur donnent occasion de calomnier la vertu, et, ce qui est un péché énorme, de blasphémer le saint nom de Dieu. Comprenez donc les suites funestes du scandale : certes, ceux qui le répandent, ne s’exposent pas à de vulgaires châtiments ; mais ils se préparent les plus affreux supplices, puisqu’ils seront punis, et pour leurs propres péchés, et pour ceux qu’ils auront fait commettre, soit en retenant parleurs scandales les païens dans l’idolâtrie, soit en les autorisant à soupçonner la vertu des gens de bien, et à continuer leurs blasphèmes contre le Seigneur.
Pénétrés de ces vérités, ne négligeons point notre salut, mais appliquons-nous à vivre selon les maximes de l’Évangile, car nous ne pouvons ignorer qu’elles seront pour nous un sujet de condamnation, ou un titre aux plus magnifiques récompenses. Conduisons-nous donc avec tant de prudence que notre conscience ne nous fasse aucun reproche, que nos bons exemples ramènent à la vérité, par de douces insinuations, ceux qui sont dans l’erreur, et que tous nos frères jouissent de toute l’estime que méritent leurs vertus. Mais surtout ayons soin que le Seigneur soit glorifié, afin que lui-même redouble à notre égard ses soins paternels. Et en effet, lorsque notre conduite édifiante encourage le prochain à la vertu et l’anime à louer Dieu, nous obtenons des grâces plus abondantes. Eh ! n’est-il pas véritablement heureux celui qu’on ne peut voir sans admiration et sans s’écrier : gloire vous en soit rendue, Seigneur ? Quels hommes que ces chrétiens ! quelle sagesse reluit en eux, et quel détachement des biens de la terre ! ils les regardent comme une ombre et un songe ; et, indifférents à tout ce qui passe, ils vivent comme voyageurs sur une terre étrangère, et souhaitent impatiemment de quitter la vie. Mais quelles faveurs divines, même ici-bas, n’attirent pas ces discours sur ceux qui y donnent occasion ! Et, nouveau prodige non moins admirable, les païens qui s’expriment ainsi ne tardent guère à reconnaître leurs erreurs et à revenir à la vérité. Mais, qui ne comprend combien s’augmente alors l’assurance de notre salut ! Puisque nous serons jugés sur le bien ou le mal que nous aurons fait à nos frères par nos exemples, réglons notre vie de telle sorte que nous n’ayons rien à nous reprocher et que le prochain en soit édifié. C’est ainsi que sur la terre nous mériterons l’abondance des grâces divines, et que dans le ciel nous jouirons largement des récompenses éternelles, parla grâce et la miséricorde de Jésus-Christ, Fils unique du Père, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HUITIÈME HOMÉLIE. modifier


Et Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer ; et sur les oiseaux du ciel, et, sur les animaux, et sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui se meuvent sur la terre. » (Gen. 1,26)

ANALYSE. modifier

  • 1. Après quelques paroles de félicitation sur l’empressement de ses auditeurs à venir l’entendre. – 2. L’orateur aborde la création de l’homme, et observe que si toutes les autres créatures ont été produites par le seul commandement du Seigneur, celui-ci emploie, pour la formation de l’homme, un langage tout autre, qui atteste déjà l’excellence de ce nouvel être. – 3. Il prouve ensuite aux juifs par ces mots : « Faisons l’homme à notre image », l’existence du mystère de la Trinité, et aux ariens la consubstantialité du Verbe, puisque Dieu s’adresse à une personne divine, et que cette personne lui est égale en toutes choses. – 4. Quand Moise dit que l’homme a été créé à l’image de Dieu, il ne veut point dire que Dieu ait la forme humaine, mais que le Seigneur en établissant l’homme roi de la nature, l’a fait entrer en participation de son autorité. – 5. De là, l’orateur fait une brillante description des nobles prérogatives de l’homme, et combat l’absurdité de l’idolâtrie qui n’est que la dégradation de l’homme. – 6. Il termine ensuite par l’énumération des qualités du véritable jeûne, et exhorte ses auditeurs à la pratique de l’aumône et de l’humilité.


1. L’empressement que vous témoignâtes hier m’encourage, mes très-chers frères, à vous expliquer aujourd’hui les paroles de la Genèse que l’on vient de lire. Mais en vous priant d’écouter avec attention ce présent entretien, je vous demande de ne pas oublier ceux des jours précédents, afin que mon travail ne soit pas inutile. Car je m’efforce de vous faire parfaitement saisir le sens et la force de chaque verset de l’Écriture, en sorte que vous les reteniez vous-mêmes, et qu’en les communiquant à vos frères, vous puissiez, selon le précepte de saint Paul, vous édifier les uns les autres. (1Thes. 5,11) Car si vous faites quelques progrès dans la piété, et si vous retirez quelques fruits de ces instructions, ma joie sera grande. N’êtes-vous pas en effet tout mon bonheur, et toute mon allégresse ! Oui, quelle est notre espérance, notre joie, et notre couronne de gloire ? n’est-ce pas vous, et votre progrès selon Dieu? (1Thes. 2,19) Le maître qui voit que ses disciples retiennent ses leçons, et les mettent en pratique, continue à les instruire avec une nouvelle ardeur. Et moi aussi, plus je vois que votre attention est grande, que votre désir est vif, et que votre intelligence déploie ses ailes au souffle de ma parole, plus je me sens pressé de vous ouvrir tous les trésors de la saine doctrine. Car ces trésors spirituels augmentent entre mes mains dans la même proportion que je vous les communique. Tel est l’heureux effet de ces entretiens qui vous édifient, et qui servent à l’utilité de vos âmes. Il n’en est pas de ces richesses comme de l’argent : plus nous donnons à nos frères, et plus nous diminuons notre trésor ; plus nous sommes généreux, et plus nous nous appauvrissons, mais ici c’est tout le contraire. Nos richesses s’accroissent, et notre opulence s’augmente en proportion que nous répandons la saine doctrine dans les âmes qui ont soif de la posséder. Puisque la parole divine est ainsi pour nous une mine féconde, et pour vous un aliment spirituel, dont vous êtes saintement avides, recueillons aujourd’hui les instructions que nous donne Moïse dans le passage qui : vient d’être lu, ou plutôt celles que l’Esprit-Saint nous communique par son intermédiaire.
Et Dieu dit : faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Mes chers frères, ne passons point légèrement sur ces paroles, mais examinons-les en détail, et cherchons à les approfondir, afin d’y trouver le sens riche et abondant qu’elles renferment dans leur brièveté. Elles sont courtes, il est vrai ; et néanmoins elles cachent un précieux trésor, et il convient que nous apportions tous nos soins et toute notre application à le découvrir. Voyez-vous ceux qui exploitent une mine d’or. Ils ne se bornent pas à effleurer le sol, mais ils creusent profondément, et pénètrent jusque dans les entrailles de la terre. Ce n’est que par ce moyen qu’ils lui arrachent ce métal précieux ; et souvent même après bien des travaux et des fatigués, ils n’en recueillent que quelques grains. Ici au contraire le travail est moindre, et le résultat toujours abondant. Telle est la loi de toutes les choses spirituelles.
2. Ne soyons donc pas moins actifs que ceux qui cherchent des trésors périssables, mais travaillons avec ardeur à découvrir le trésor spirituel qui est caché dans les paroles de la Genèse. Et d’abord considérons ce qu’elles renferment de nouveau, et de vraiment admirable : puis nous examinerons tous les termes divers que choisit l’écrivain sacré, ou plutôt que Dieu lui-même lui inspire. Et Dieu dit : faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Lorsqu’il eut créé le ciel et la terre, il dit : que la lumière soit : que le firmament soit entre les eaux ; que les eaux se réunissent dans un seul bassin, et que l’élément aride paraisse ; et encore : que des corps de lumière soient, et que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent. C’est ainsi que pendant cinq jours toutes les créatures furent formées par la seule parole du Seigneur. Mais aujourd’hui quel langage différent ! Il ne dit point : que l’homme soit, mais faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Quel sera donc cet ouvrage nouveau, et quelle merveille va se produire ! quel est cet être dont la formation semble exiger du Créateur tant de prudence et de circonspection ? Ne vous en étonnez point, mes très-chers frères : car l’homme surpasse en dignité toutes les créatures visibles qui n’ont été créées que pour lui. Oui, le ciel, la terre et la mer ; le soleil, la lune et les étoiles ; les reptiles, les animaux domestiques et les bêtes féroces, tout en un mot n’a été créé que pour l’homme.
Mais puisque l’homme surpasse en dignité toutes les créatures, pourquoi a-t-il été créé le dernier ? Certes, c’est avec raison. Car, lorsqu’un roi doit entrer dans une ville, il y envoie d’abord ses gardes et ses officiers, afin qu’ils disposent le palais pour son arrivée. Et de même, le Seigneur, qui devait établir l’homme roi et souverain de l’univers, voulut d’abord l’orner et l’embellir, et puis il créa l’homme auquel il a donné l’empire du monde. C’est ainsi qu’il montre combien il honore l’homme.
Interrogeons maintenant les Juifs, et demandons-leur de répondre à cette question. A qui le Créateur dit-il : Faisons l’homme à notre image ? Les Juifs se vantent de croire à Moïse qui a écrit ces paroles ; mais réellement ils n’y croient pas, comme le leur reprochait Jésus-Christ. Si vous croyiez à Moïse, leur disait-il, vous croiriez aussi à moi (Jn. 5,46) ; ils sont, il est vrai, les dépositaires des saintes Écritures, mais les chrétiens seuls en possèdent le sens. A qui donc le Seigneur dit-il Faisons l’homme? Et auprès de qui prend-il conseil ? Ce n’est pas que Dieu ail besoin de prendre conseil, et d’agir avec circonspection : non sans doute. Mais ces expressions figurées attestent toute l’excellence de l’être qu’il allait produire. Que répondent enfin ceux qui ont un voile sur les yeux, et qui ne veulent point comprendre l’Écriture ? Dieu, disent-ils, parle à un ange, ou à un archange. O folie ! ô impudence ! peut-on dire avec quelque apparence de raison, ô pauvre homme, que Dieu prenne conseil de ses anges, et le Créateur, de ses créatures ? L’office des anges n’est point de donner des conseils, mais d’entourer le trône du Seigneur et d’exécuter ses ordres. En doutez-vous ? écoutez cette magnifique vision du prophète Isaïe : J’ai vu des chérubins qui se tenaient à la droite du Très-Haut, et des séraphins qui se voilaient, de leurs ailes le visage et les pieds. (Isa. 6,2) Ils se voilaient ainsi, parce qu’ils ne pouvaient soutenir l’éclat de la majesté divine. Aussi le Prophète les a-t-il vus tremblants et pénétrés de crainte. C’est en effet le devoir et l’office de ces intelligences célestes de se tenir près du Seigneur.
3. Les Juifs qui ne veulent point comprendre le sens des Écritures nous répondent au hasard, et sans réflexion. Ainsi, après avoir réfuté leurs erreurs, exposons aux enfants de l’Église la vérité des paroles de Moïse. A qui donc le Créateur dit-il : Faisons l’homme ? Mais à quel autre qu’à Celui qui est l’Ange du grand conseil, le Conseiller : par excellence, le Dieu puissant, le Prince de la, paix, le Père du siècle futur, le Fils unique de Dieu, qui est consubstantiel au Père, et par qui tout a été créé ? C’est à lui que le Seigneur dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Ce passage suffit pour confondre les ariens. Car Dieu le Père ne commande point à son Fils comme à un sujet et un serviteur, ni même comme s’il lui était inférieur en substance ; mais il lui parle comme à son égal, en disant : Faisons l’homme, et il proclame sa parfaite consubstantialité en ajoutant : Faisons l’homme à notre image et ressemblance.
Ici s’élèvent d’autres hérétiques qui combattent l’enseignement de l’Église, et qui concluant de cette parole à notre image que Dieu aune forme humaine. Mais n’est-ce point le dernier degré de la folie que de donner une forme humaine à l’Être qui est un, simple et immuable, et d’attribuer un corps et des membres à Celui qui est un pur esprit ? Peut-on rien inventer de plus extravagant, et qui blesse d’une manière plus choquante l’inspiration et le sens des divines Écritures ? Ces hérétiques ressemblent à des personnes dont l’estomac est malade, ou dont les yeux sont faibles. L’infirmité de leur vue les empêche de soutenir l’éclat du soleil, et leur mauvaise complexion les porte à repousser tes meilleurs et les plus salutaires aliments. C’est ainsi que ces hérétiques qui ont l’âme malade, et es yeux de l’esprit mal affectés, ne peuvent supporter la lumière de la vérité. Mais notre ministère nous oblige à leur tendre la main, et à leur parler avec la plus bienveillante douceur. Tel est l’avis que nous donne l’Apôtre. Instruisez, dit-il, avec douceur ceux qui résistent à la vérité, dans l’espérance que Dieu pourra leur donner et l’esprit de pénitence pour la leur faire connaître, et la sobriété de l’esprit pour qu’ils sortent des pièges du démon qui les tient captifs, et en fait ce qu’il lui plaît. (2Tim. 2,25-26) Voyez-vous comme il nous es représente abrutis par l’ivresse, et plongés dans un profond abîme, lorsqu’il dit que Dieu leur donnera de recouvrer la sobriété de l’esprit ? Il dit encore qu’ils vivent sous l’esclavage du démon, c’est-à-dire qu’ils sont pris et enveloppés dans ses filets. Nous ne pouvons donc les en retirer que par beaucoup de patience et beaucoup de douceur. C’est pourquoi disons-leur amicalement : Réveillez-vous un peu, ouvrez les yeux aux clartés du Soleil de justice, et pesez avec nous les expressions de l’Écriture. Car après avoir rapporté cette parole : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, elle s’empresse d’ajouter les suivantes, qui nous font manifestement connaître dans quel sens elle prend le mot image. Que l’homme domine sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux du ciel, et sur tous les reptiles qui se meuvent sur la terre. Ainsi le mot image ne signifie qu’un rapport d’autorité et d’empire, et ne peut recevoir un autre sens. Et en effet, Dieu a établi l’homme roi de l’univers. Rien sur la ferre ne l’égale en dignité, et toutes les créatures lui sont soumises.
4. Nos adversaires veulent-ils encore, même après une explication si catégorique, entendre ce mot image d’une forme corporelle ? nous leur dirons que Dieu n’est pas seulement homme, mais femme aussi, puisque la forme humaine se retrouve dans les deux sexes. Mais ce serait vraiment trop absurde ; et il suffit pour s’en convaincre de lire ce passage de l’Apôtre : L’homme ne doit point se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; au lieu que la femme est la gloire de l’homme. (1Cor. 2,7) Et en effet, l’homme commande et la femme lui est soumise, ainsi que Dieu le lui a signifié dès le commencement. Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. (Gen. 3,16) Ainsi l’homme a été fait à l’image de Dieu parce qu’il entre en participation de son autorité, et non point parce que Dieu a une forme humaine. L’homme commande donc à toutes les créatures, et même à la femme qui lui est assujettie. C’est pourquoi saint Paul a dit de l’homme qu’il est l’image et la gloire de Dieu, et de la femme, qu’elle est la gloire de l’homme. Mais si les paroles de l’Écriture devaient s’entendre de la forme et de la figure, la distinction que fait ici l’Apôtre serait inutile, puisque la nature humaine est la même dans l’homme et dans la femme.
Tel est le véritable sens de ce passage de la Genèse, et il ne laisse aucun prétexte, à ceux qui s’obstinent aveuglément à le rejeter. Mais, quoi qu’il en soit, ne cessons point de les traiter avec douceur, car peut-être le Seigneur leur donnera-t-il l’esprit de pénitence qui les amènera à reconnaître la vérité. (2Tim. 2,25) Ainsi donnons à notre zèle une nouvelle activité, et efforçons-nous par notre douceur de les arracher aux pièges du démon. Citons-leur encore l’autorité de l’Apôtre, qui disait aux Athéniens que nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à l’or ou à l’argent, ou à la pierre dont l’art et l’industrie des hommes a fait des figures. (Act. 17,29) Et observez ici avec quelles précautions ce sage docteur sape dans leur base les raisonnements de l’hérétique ; car il dit que non seulement la divinité ne peut avoir une forme corporelle, mais il ajoute même que l’imagination de l’homme ne saurait la représenter.
Citez-leur donc ces paroles, et employez tous vos soins pour les détromper et les faire revenir de leurs erreurs. Au reste, si vous devez toujours les instruire avec bonté, vous devez également connaître à fond les dogmes de l’Église, ainsi que le sens des Écritures. Quand vous disputerez contre des juifs, dites-leur que ces paroles de la Genèse ne s’adressent point aux anges, qui sont les serviteurs de Dieu, mais à son Fils unique ; et quand vous combattrez contre des ariens, prouvez-leur par ces mêmes paroles que le Fils est égal au Père en nature et en dignité ; enfin, citez l’autorité de saint Paul contre ceux qui soutiennent que Dieu a une forme humaine. C’est ainsi que, par la gaine exposition de votre croyance, vous arracherez ces pernicieuses erreurs qui pullulent au milieu de nous, comme l’ivraie parmi le bon grain ; et que, par votre zèle, la bonne doctrine s’enracinera dans les âmes et s’y fortifiera. Oui, je veux que vous soyez tous des docteurs, et qu’après avoir écouté nos instructions, vous puissiez, vous aussi, instruire les autres, et que, devenant des pêcheurs d’hommes, vous rameniez, les hérétiques dans les voies de la vérité. L’Apôtre nous y exhorte lorsqu’il nous dit : Édifiez-vous les uns les autres ! et opérez votre salut avec crainte et tremblement. (1 Thes. 5,11 ; Phil. 2,12) Par là l’Église verra s’augmenter le nombre de ses enfants, et vous-mêmes vous obtiendrez des grâces plus abondantes, comme récompense de votre zèle à l’égard de vos frères.
5. Et en effet, le Seigneur ne veut point qu’un chrétien se contente de travailler à son salut, mais il lui ordonne d’édifier son prochain par une saine doctrine, et surtout par sa vie et sa conduite. C’est là le moyen le plus puissant pour ramener les pécheurs dans les voies de la vérité ; car ils considèrent bien plus nos actions que nos paroles. Ce n’est que trop vrai. Aussi, serait-ce en vain que nous disserterions éloquemment sur le pardon des injures si, dans l’occasion, nous n’en donnions l’exemple. Nos discours n’auraient jamais alors autant d’efficacité pour le bien que notre conduite pour le mal. Mais si l’exemple précède et accompagne nos paroles, on nous croira, parce que nous pratiquerons nous-mêmes les leçons que nous donnerons aux autres. C’est de ces chrétiens que Jésus-Christ a dit : Heureux celui qui fera et qui enseignera ! (Mt. 5,19) Et observez comme il met l’action avant la doctrine. Et en effet, quand même la parole ne suivrait point l’exemple, celui-ci suffirait pour instruire tous ceux qui le voient.
Appliquons-nous donc à édifier nos frères par nos bonnes œuvres, et puis nous leur adresserons de bons discours ; autrement on pourrait nous appliquer cette parole de l’Apôtre : Vous qui instruisez les autres, vous ne vous instruisez pas vous-mêmes. (Rom. 2,21) Lorsque nous voudrons donner à quelqu’un des avis utiles à son salut, commençons à les mettre d’abord en pratique. Nous pourrons alors parler et instruire avec plus d’assurance. C’est ainsi que nous travaillerons avec zèle et avec succès au salut des âmes et que, réprimant les mouvements de la chair, nous observerons le vrai jeûne, celui qui consiste à s’abstenir du péché ; car l’abstinence des viandes n’a été établie que pour dompter la chair et en faire un coursier soumis et docile. Le chrétien qui jeûne doit, avant tout, réprimer les saillies de la colère, et acquérir la patience et la douceur ; il doit ensuite` s’exciter à la contrition du cœur et arrêter les mouvements de la concupiscence, et puis ne jamais perdre de vue cet œil du Seigneur qui veille sans cesse, ni ce tribunal où siège un Juge incorruptible. Il doit enfin se montrer supérieur à l’amour des richesses, généreux envers les pauvres et attentif à écarter toute pensée qui blesserait la charité envers le prochain. Tel est le véritable jeûne que Dieu lui-même nous prescrit par la bouche du prophète Isaïe : Est-ce là le jeûne choisi par moi ? nous dit-il, que l’homme courbe sa tête comme un roseau, et qu’il dorme dans un cilice et sur la cendre, est-ce là un jeûne agréable au Seigneur ? Non sans doute ; mais déchirez les contrats injustes, partagez votre pain avec celui qui a faim, et recevez sous votre toit le pauvre qui est sans abri. Si vous faites ces choses, votre lumière brillera comme l’aurore, et je vous rendrai la santé. (Is. 58,5-8)
6. Vous comprenez maintenant, mon cher frère, quel est ce véritable jeûne que nous devons observer ; car il serait absurde de nous borner, comme la plupart des chrétiens, à différer notre repas jusqu’au soir. Ce que l’Église veut, c’est que nous joignions à l’abstinence de la viande celle du péché, et que nous nous appliquions avec soin aux exercices spirituels. Il faut donc que le chrétien qui jeûne se montre doux et humble, soumis et pacifique. Il faut aussi qu’il méprise la gloire humaine et qu’il la dédaigne autant qu’il a précédemment négligé le salut de son âme. Il doit également fixer ses regards sur Celui qui sonde les reins et les cœurs, répandre devant Dieu de ferventes prières et l’aveu de ses fautes et, selon son pouvoir, s’aider lui-même du secours de l’aumône ; car l’aumône est surtout efficace pour effacer le péché et nous délivrer des peines de l’enfer, quand elle est faite généreusement et sans aucune vue de gloire et de vanité.
Mais pourquoi parler ici de gloire et de vanité, puisqu’à l’exclusion même des récompenses que Dieu nous réserve, la raison seule nous dit de ne considérer dans l’aumône que la beauté de l’action, et le plaisir de soulager nos frères : Si, nous ne pouvons nous élever jusqu’aux motifs sublimes de la religion, faisons du moins l’aumône pour elle-même, et non en vue de l’estime des hommes. Autrement nous perdrions et le fruit de cette bonne œuvre, et la récompense qu’elle mérite. Mais ce que je dis de l’aumône, je l’applique également à toute autre œuvre spirituelle. Car nous ne devons jamais nous y proposer la louange ni l’honneur. Aussi le jeûne, la prière, l’aumône, et toutes les bonnes œuvres en général, ne nous sont-elles d’aucune utilité dès que nous n’agissons pas uniquement pour Celui qui connaît le secret des cœurs, et qui pénètre jusqu’aux plus intimes profondeurs de la pensée.
Mais si vous agissez pour Dieu, comment, mon cher frère, recherchez-vous les louanges d’un homme semblable à vous ? que dis-je, les louanges ? au lieu de vous louer, souvent il vous déchire. Car il se rencontre des esprits si malicieux, qu’ils interprètent en 'mauvaise part toutes nos bonnes œuvres. D’où vient donc, dites-le-moi, que vous estimiez tant des juges si prévenus ? mais l’œil du Seigneur ne se ferme jamais, et aucune de nos actions ne peut échapper à son active vigilance. C’est pourquoi cette pensée doit nous porter à régler notre conduite avec autant de soin que s’il nous fallait à chaque instant rendre compte de nos paroles, de nos actions et de nos sentiments. Ne négligeons donc point l’œuvre de notre salut. Car, mon cher frère, rien n’est plus grand ni meilleur que la vertu. C’est elle qui après la mort nous garantit des supplices de l’enfer, et qui nous introduit dans le royaume des cieux. Mais dès cette vie, elle nous établit au-dessus des mauvais desseins des hommes et des démons, et nous fait triompher de l’ennemi de notre salut.
Eh ! que comparer donc à la vertu qui y met ainsi ses disciples à l’abri des embûches de l’homme, et qui les rend vainqueurs des démons eux-mêmes ! Mais la véritable vertu méprise le monde, songe, à l’éternité, et ne s’enthousiasme pour aucun bien de la terre, car elle sait que toutes ses prospérités sont plus fugitives qu’une ombre et qu’un songe. La véritable vertu est, à l’égard des plaisirs de la vie, aussi insensible qu’un cadavre ; et à l’égard du péché qui souillerait l’âme, elle est morte et inactive, parce que toute sa vie et toute son action se concentrent dans les pensées et les exercices de la foi. C’est ainsi que l’Apôtre disait : Je vis, ou plutôt, ce n’est pas moi qui vis, c’est Jésus qui vit en moi. (Gal. 2,20) A son exemple, mes très-chers frères, agissons nous-mêmes comme revêtus de Jésus-Christ, et gardons-nous de contrister l’Esprit-Saint. Lors donc que nous nous sentirons troublés par la concupiscence, ou par quelque affection déréglée, par la colère, l’emportement, ou par l’envi ;, songeons que Dieu habite en nous, et éloignons toutes ces pensées. Conservons avec un soin respectueux les grâces éminentes que le Seigneur nous a départies, et réprimons les désirs mauvais de la chair. Puissions-nous ainsi, après avoir, pendant cette vie fragile et passagère, légitimement combattu, mériter les brillantes couronnes de l’éternité, et paraître sans crainte à ce jugement qui sera si terrible pour les pécheurs, et si consolant pour les justes ! Oui, puissions-nous obtenir ces biens ineffables, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’empire et l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NEUVIÈME HOMÉLIE. modifier


Suite de ces paroles : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. »

ANALYSE. modifier

  • 1. Après avoir rappelé à ses auditeurs que le temps du carême est un temps favorable à l’étude des saintes Écritures, saint Chrysostome reprend en peu de mots le récit de la création. – 2. Puis, résumant l’homélie précédente, il explique cette parole « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, non d’une égalité de nature, mais d’une participation d’autorité. » – 3 et. 4. Il réfute ensuite cette objection des païens, que l’homme n’a point un domaine souverain sur tous les animaux, quoique Dieu le lui ait donné, et il dit que le péché originel a sans doute affaibli ce domaine ; mais ne l’a pas entièrement détruit, car l’homme sait se faire craindre de tous les animaux et dompte les plus farouches. – 5 et 6. Il termine en exhortant ses auditeurs à reconnaître les bienfaits du Seigneur par le sacrifice d’un cœur contrit, l’aveu de leurs péchés et la pratique des vertus chrétiennes.


1. Le laboureur diligent multiplie la semence dans une terre grasse et bien cultivée, et chaque jour il examine soigneusement si quelque herbe mauvaise ne menace point d’étouffer le bon grain et de rendre ses travaux infructueux. C’est ainsi qu’en voyant votre empressement et votre zèle pour entendre la parole sainte, je m’applique chaque jour à vous développer quelques versets de l’Écriture ; mais je n’oublie point de vous signaler l’ivraie qui nuirait à la bonne semence, et je vous prémunis contre les dangers de l’erreur et de l’hérésie, car plusieurs s’efforcent de substituer leurs rêveries à l’interprétation de l’Église. De votre côté, vous devez retenir ces explications avec soin et les graver dans votre mémoire, afin d’en saisir plus facilement l’ordre et la suite.
Voici un temps favorable pour entrer dans les plus profonds mystères de l’Écriture et pour captiver l’attention de l’esprit. Pendant ces jours de jeûne, le corps est plus dispos pour nager dans ces eaux spirituelles, le regard de l’âme est plus vif, parce qu’il n’est point troublé par les flots impurs du plaisir, et l’esprit lui-même est plus dégagé et plus libre pour se tenir au-dessus des vagues. Mais si nous ne nous appliquons aujourd’hui à cette étude, quand pourrons-nous le faire plus commodément ? Sera-ce lorsque régneront parmi nous les délices de la table, l’ivresse, la gloutonnerie et tous les désordres qu’entraîne l’intempérance ? Voyez-vous les plongeurs qui pêchent les perles au fond de la mer, s’asseoir tranquillement sur le rivage et compter les flots ? Ils s’enfoncent sous l’eau, descendent, pour ainsi dire, dans les entrailles de l’abîme, et à force de peine et de travail obtiennent une pêche abondante. Et cependant cette industrie n’est pas d’une grande utilité pour la vie ; plût au ciel même qu’elle ne fût pas extrêmement nuisible ! car le désir de posséder ces pertes excite des maux innombrables et allume la soif et comme la rage des richesses. Néanmoins la vue et la certitude de tous ces malheurs ne ralentissent point l’activité des pêcheurs ; ils bravent mille dangers et supportent mille fatigues pour pêcher ces belles perles. S’agit-il, au contraire, de recueillir, dans le champ des saintes Écritures, des perles spirituelles et bien autrement précieuses, il n’y a ni danger à courir, ni travaux à supporter, et nous sommes assurés d’un gain immense pour peu que, de notre part, nous y mettions quelque empressement. Et en effet la grâce s’offre d’elle-même à tous ceux qui la cherchent de bonne foi ; car tel est le Seigneur, notre Dieu : s’il voit en nous l’activité, le désir et la ferveur, il nous distribue largement ses richesses, et il nous les prodigue même avec une munificence qui surpasse nos demandes.
2. Instruit de ces vérités, appliquez-vous donc, mon très-cher frère, à purifier votre cœur des affections du monde ; dilatez les facultés de votre âme, et recevez avec une grande joie cette bonne semence que l’Esprit-Saint répand en vous. C’est ainsi que cette semence, confiée à une terre grasse et fertile, rendra tantôt cent pour un, et tantôt soixante ou trente. Et maintenant rappelez-vous le sujet de nos derniers entretiens : je vous y ai fait admirer l’ineffable sagesse de Celui qui a créé toutes les créatures visibles, et je vous ai dit comment il les avait créées par un seul acte de sa volonté et par une seule parole ; car il a dit Qu’elles soient, et aussitôt elles ont été produites. Cette seule parole les appela soudain du néant, parce que ce n’était point la parole d’un homme, mais la parole d’un Dieu. Vous vous souvenez aussi de quelle manière j’ai réfuté ceux qui soutiennent que l’univers a été tiré d’une matière préexistante, et qui ne craignent point de substituer ainsi leurs rêveries aux dogmes infaillibles de l’Église. Vous savez enfin pourquoi le ciel a été créé tout d’abord brillant et parfait, tandis que la terre fut primitivement brute et informe. Et je vous ai dit que Dieu en avait agi ainsi pour deux raisons principales. D’abord, il a voulu nous montrer sa puissance dans les splendeurs dont il a paré le premier de tous les éléments, en sorte que nous ne doutions point qu’il ne pût également embellir la terre. Mais parce que cette terre est la mère et la nourrice de l’homme, que, pendant la vie, elle lui fournit ses aliments, lui prodigue ses richesses, et, après la mort, le reçoit en son sein, Dieu nous l’a présentée au commencement brute et informe, dans la crainte que la vue des grands avantages que nous en retirons ne nous en fissent concevoir des idées trop relevées. Ce premier état de la terre nous instruit donc à ne point lui attribuer ses diverses productions et à les rapporter toutes à la vertu du Créateur.
Je vous ai ensuite exposé comment Dieu avait séparé les eaux, étendu entre elles, par une seule parole, le firmament visible, et peuplé la terre et les eaux d’animaux vivants. Mais ce n’est point sans raison, ni sans motif que je vous rappelle toutes ces choses ; je veux d’abord les mieux imprimer dans votre esprit, et puis les apprendre à ceux qui n’ont pu assister à nos premières réunions, afin que cette absence ne leur nuise point ; c’est ainsi qu’un bon père réserve quelques plats de sa table pour les offrir comme consolation à ceux de ses enfants qui étaient absents à l’heure du repas. Vous savez aussi que tous ceux qui se pressent en foule dans cette enceinte ne me sont pas moins chers que les membres de mon corps ; je désirerais donc que tous soient consommés en sainteté pour l’honneur de Dieu, la louange de l’Église, et ma propre gloire. Aussi voudrais-je, si je ne craignais de vous fatiguer, reprendre brièvement le sujet de notre dernier entretien. Je vous y fis donc observer quelle différence existe entre la création de l’homme et celle des autres créatures, et en quel rang d’honneur Dieu l’a établi. Et en effet, la sublimité seule des paroles que Dieu prononça en le formant nous révèle toute la dignité de l’homme, car Dieu dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Je vous expliquai ensuite le sens de ce mot : à notre image, et je vous dis qu’il ne fallait point l’entendre d’une égalité de nature, mais seulement d’une participation d’autorité et de souveraineté ; c’est pourquoi Dieu ajoute immédiatement : Et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur les animaux et les reptiles de la terre.
3. Ici les païens nous attaquent, et ils nous objectent que cette parole n’est qu’un mensonge, puisque l’homme ne maîtrise point les animaux féroces, comme Dieu le lui avait promis, et qu’au contraire il leur est soumis. Mais d’abord cette objection n’est rien moins que vraie, car à la vue de l’homme tous les animaux prennent la fuite. Si quelquefois pressés par la faire, ou excités par nos attaques, ils se jettent sur nous, et nous blessent, c’est bien plus par notre faute que par suite de leur prétendu empire sur l’homme. Des voleurs nous attaquent, et nous nous défendons les armes à la main. Faut-il en conclure qu’ils ont sur nous quelque autorité ? Non sans doute, seulement nous veillons à notre conservation. Mais expliquons de nouveau ces paroles : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Ce mot image indique dans l’homme une pleine autorité sur les animaux, et le mot ressemblance marque les efforts qu’il doit faire pour se rendre, autant qu’il lui est possible ; semblable à Dieu par la douceur, la bonté et toutes les autres vertus. C’est ce que Jésus-Christ nous recommande, quand il dit : Soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux. (Mt. 5,45) Et en effet, de même que sur l’immense étendue de la terre il existe des animaux doux et privés, et des animaux sauvages et féroces ; il y a aussi sur le vaste domaine de l’âme des pensées irraisonnables et brutales, des pensées féroces et farouches. Ce sont ces pensées qu’il nous faut dompter et assujettir à l’empire de la raison.
Mais comment maîtriser des pensées féroces ? Que dites-vous, ô homme ? nous savons apprivoiser les lions et les rendre doux et familiers ; et vous douteriez s’il vous est possible de changer en douceur la férocité de vos sentiments ? Observez encore que ces animaux sont féroces par nature, et qu’ils ne s’adoucissent que par une violence faite à leur instinct, tandis que l’homme est naturellement doux, et qu’il ne devient féroce que contrairement à sa nature. Eh quoi ! l’homme transforme dans un animal la férocité de l’instinct en des qualités tout opposées, et il ne pourrait conserver en lui-même celles qu’il tient de la nature ! Mais combien ne serait-il pas coupable ! Et ici ce qui est plus étonnant encore et plus merveilleux, c’est que les lions sont dépourvus de raison, et par conséquent moins faciles à instruire. Néanmoins on en voit plusieurs qui se laissent mener sur nos places publiques comme des animaux apprivoisés ; nous jetons même des pièces de monnaies à ceux qui les conduisent, comme pour les payer de leur art et de leur industrie. Et vous, ô homme, vous avez une âme douée de raison, la crainte de Dieu, et mille secours, en sorte que vous ne sauriez opposer ni prétextes, ni excuses ; oui, si vous le voulez, vous pouvez devenir doux, juste et affable, car Dieu a dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance.
4. Revenons maintenant à l’objection proposée. Les paroles de la Genèse prouvent que dans le principe l’homme avait sur les animaux un empire absolu. Et en effet, Dieu a dit : Qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les animaux et les reptiles de la terre. Mais puisqu’aujourd’hui les animaux féroces nous épouvantent, et que nous les craignons, nous sommes donc déchus de cet empire ; je l’avoue. Et néanmoins cette déchéance ne prouve rien contre les promesses divines. Car il n’en était pas ainsi au commencement. C’étaient les animaux qui craignaient l’homme, qui le redoutaient, et qui respectaient son autorité. Mais quand, par sa désobéissance, il perdit la grâce et l’amitié de son Dieu, il vit son empire sur les animaux s’affaiblir et décroître. L’Écriture nous les montre soumis à l’homme au commencement, car elle nous dit que Dieu fit venir devant Adam tous les animaux de la terre, et tous les oiseaux dit ciel, afin qu’Adam vît comment il les nommerait. Or, Adam ne s’enfuit point à leur vue, ni à leur approche ; et il donna à chacun un nom propre et particulier, ainsi qu’un maître nomme ses esclaves. Et le nom, ajoute l’Écriture, qu’Adam, donna à chaque animal, est son propre nom. (Gen. 2,19) Mais n’est-ce pas là un grand acte d’autorité ? et Dieu le lui réserve comme témoignage de sa puissance et de sa dignité.
Cette preuve, seule suffirait pour montrer qu’au commencement l’homme ne s’effrayait point des animaux. Mais je puis en apporter une seconde plus convaincante encore. Et laquelle ? L’entretien de la femme avec le serpent. Et en effet si l’homme eût tremblé devant les animaux, nous ne verrions point Eve attendre l’approche du serpent, recevoir ses conseils, et entrer en conversation avec lui. Mais à son aspect, elle eût pris la fuite craintive et épouvantée. Cependant elle lui parle sans effroi ; donc elle ne le redoutait pas alors. Mais le poché, qui dépouille l’homme de sa dignité, lui ravit également son empire sur les animaux. Dans une maison les mauvais serviteurs craignent ceux que leur fidélité fait plus estimer de leurs maîtres. C’est ce qui est arrivé par rapport à l’homme. Tant qu’il demeura fidèle au Seigneur, il se faisait craindre de tous les animaux : et dès qu’il devint pécheur, il trembla lui-même devant les derniers de ses esclaves.
Peut-être n’approuvez-vous pas mon raisonnement : eh bien ! montrez-moi qu’avant le péché l’homme ait craint les animaux. Mais vous ne le pourrez. Sa frayeur actuelle est une suite de son péché, et nous y voyons même reluire un admirable effet de la bonté divine. Car si l’homme, après sa désobéissance, eût été maintenu dans toute l’intégrité de ses privilèges, il se serait peu soucié de se relever de sa chute. Si le prince honorait également ses sujets rebelles et ses sujets fidèles, les premiers persisteraient dans leur révolte, et on ne les soumettrait que difficilement. C’est ainsi qu’aujourd’hui les menaces, les châtiments et les supplices de l’enfer ne convertissent pas toujours les pécheurs. Mais que seraient-ils donc si Dieu laissait leurs crimes impunis ? Aussi nous a-t-il ôté l’empire sur les animaux ; et cette privation est de sa part un grand acte de miséricorde et de bonté.
5. Voulez-vous, mon cher frère, mieux apprécier encore l’ineffable bonté du Seigneur ? Considérez d’un côté comment Adam a violé le précepte divin, et transgressé toute la loi, et de l’autre comment Dieu a daigné surpasser notre malice par l’excès de ses miséricordes. Car il n’a point dépouillé l’homme de tous ses honneurs, et il ne lui a point retiré toute autorité sur les animaux. Mais il n’a soustrait à sa domination que ceux qui lui sont le moins utiles. Quant aux espèces qui peuvent le plus nous soulager, et qui nous sont réellement utiles et nécessaires, elles nous sont restées soumises et obéissantes. Ainsi le Seigneur nous a laissé le bœuf pour traîner la charrue, et pour nous aider dans le labourage et la culture des champs. Il nous a laissé les genres nombreux des bêtes, de somme, qui tirent les chariots, et nous soulagent dans nos travaux. Il nous a laissé les diverses espèces de bêtes à laine qui nous fournissent nos vêtements, et une multitude d’autres animaux qui nous rendent de grands services.
C’est en punition de sa désobéissance que Dieu a dit à l’homme : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Mais pour que cette sueur ne nous fût pas trop amère, ni ce travail trop pénible, il a daigné en adoucir la fatigue par le secours de ces nombreuses bêtes.de charge qui partagent nos peines et nos labeurs. Le père de famille bon et prudent châtie un serviteur coupable, mais il ne laisse point que d’en prendre soin. Ainsi le Seigneur, qui a porté contre l’homme pécheur une sentence de condamnation, a voulu lui adoucir les rigueurs du châtiment. C’est pourquoi il lui a donné l’aide des animaux domestiques pour ménager ses sueurs, et alléger ses fatigues. Nous ne saurions donc méditer sérieusement la conduite du Seigneur à notre égard, soit qu’il accorde à l’homme un empire absolu sur les animaux, soit qu’il l’en dépouille, et le rende craintif devant eux, sans y reconnaître une providence pleine de sagesse, de clémence et de bonté.
Ne négligeons donc point de lui rendre grâces pour tant de bienfaits. Il n’exige en cela rien de bien pénible, ni de bien difficile, et il demande seulement que nous avouions sincèrement ses libéralités, et que nous lui en soyons reconnaissants. Ce n’est point qu’il en ait besoin, puisqu’il se suffit à lui-même. Mais il veut que nous nous conciliions ainsi la bienveillance de l’Auteur de tout bien, que nous ne soyons point ingrats envers lui, et que nos vertus répondent à ses bienfaits et à sa providence. Ce sera aussi le moyen d’attirer sur nous de nouvelles grâces. Je vous en conjure donc, remplissez ce devoir avec zèle ; et selon vos forces, renouvelez en vous, à chaque heure du jour, le souvenir de ses bienfaits, tant généraux que particuliers. Oui, rappelez-vous non seulement ceux que tous avouent, et qui éclatent aux regards de tous, mais encore ces grâces secrètes qui ne sont connues que de vous seul. Vous contracterez ainsi l’heureuse habitude d’une continuelle reconnaissance. Or ces sentiments sont le grand sacrifice et l’oblation parfaite que Dieu exige, non moins que le principe et le témoignage de notre confiance en lui. Comment ? je vais le dire. C’est que ce fréquent souvenir des bienfaits de Dieu développe en nous la conscience de notre faiblesse, produit la connaissance de son éminente bonté, et nous montre comment, dans les soins de sa providence envers nous, il oublie ce que mériteraient nôs péchés, et ne suit que les attraits de sa miséricorde. Or à cette vue l’homme, s’humilie, et il est contrit dans son cœur. Il réprime au dedans de lui le faste et l’arrogance, et il agit modestement en toutes choses. Il méprise donc la gloire du monde, et il se rit de son éclat futile et éphémère ; parce que sa pensée s’attache aux biens futurs, et à cette vie immortelle qui ne finira jamais. Mais de tels sentiments ne sont-ils pas ce vrai sacrifice dont parle le Prophète, et que Dieu agrée toujours. Le sacrifice, dit-il, que Dieu demande, est une âme brisée de douleur ; et il ne dédaigne jamais un cœur contrit et humilié. (Ps. 1,49) Ne voyons-nous pas en effet que les châtiments retiennent bien moins dans le devoir les serviteurs qui ont un bon cœur, que le souvenir des bienfaits et celui de l’indulgence avec laquelle on punit leurs fautes ?
6. Brisons donc nos cœurs, je vous en supplie, et humilions nos âmes, aujourd’hui surtout que le jeûne nous en facilite les moyens. Ces dispositions nous permettront de prier avec plus de recueillement, et d’obtenir par la confession de nos péchés des grâces plus abondantes. D’ailleurs le Seigneur nous a révélé lui-même combien ces âmes lui sont agréables. Sur qui fixerai-je mes regards, nous dit-il, si ce n’est sur l’homme humble, pacifique et obéissant à ma parole ? (Is. 66,2) C’est pourquoi Jésus-Christ, nous dit également Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. (Mt. 2,29) Et en effet, le chrétien sincèrement humble ne saurait s’abandonner à la colère, ni à la vengeance, parce qu’il ne s’occupe que de la considération de son néant et de sa misère. Mais qui est plus heureux que ce chrétien ? il est dans le port à l’abri de la tempête, et il se complaît en son repos et sa sécurité. Aussi Jésus-Christ nous assure-t-il que c’est le moyen de trouver le repos de nos âmes.
Le chrétien qui réprime les saillies de ses passions, jouit donc d’une paix abondante ; mais celui qui est lâche et négligent, et qui ne sait point les modérer, vit nécessairement dans le trouble et l’agitation. Sa conscience est le théâtre d’une guerre intestine, et il se trouble en présence de lui-même. Son cœur devient le jouet des orages, qui y soulèvent les vagues d’une mer féconde en naufrages. Et quand les esprits mauvais y déchaînent les tempêtes, trop souvent, par l’inhabileté du pilote, le vaisseau périt corps et biens. Ainsi c’est pour nous un devoir d’être attentifs et vigilants, afin de ne perdre jamais de vue le soin et la préoccupation de notre salut. Car tout chrétien doit lutter sans cesse contre les révoltes de la chair, et garder fidèlement les préceptes de la loi divine. Il doit s’en environner comme d’un rempart, et ne point abuser de la miséricordieuse bonté du Seigneur. Mais surtout il ne doit point attendre pour s’humilier que sa colère éclate, car l’on pourrait dire de lui comme des Juifs : Lorsque le Seigneur les frappait, ils revenaient à lui. (Ps. 77,34)
Et puisque ces jours de jeûne sont pour nous des jours de salut, hâtons-nous, mes bien-aimés, de confesser nos péchés ; évitons toute action mauvaise, et exerçons-nous à la pratique de toutes les vertus. C’est le conseil du Psalmiste : Éloignez-vous du mal, nous dit-il, et faites-le bien. (Ps. 36,27) Si notre conduite se règle sur ces maximes, et si nous joignons la fuite du vice à la privation des viandes, nous jouirons d’une confiante sécurité, et nous obtiendrons pour la vie présente les grâces les plus abondantes. Bien plus, les prières et l’intercession des saints, qui sont les amis de Dieu, nous mériteront les effets de sa miséricorde au jour terrible du jugement. Qu’il en soit ainsi, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant, toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

DIXIÈME HOMÉLIE. modifier


Suite de ces paroles : « Faisons l’homme à notre image, et à notre ressemblance », et Dieu créa l’homme et il le créa à l’image, de Dieu : « il les créa mâle et femelle. » (Gen. 1,26-27)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’orateur combat d’abord les scrupules de certaines personnes qui ne pouvant, par faiblesse de tempérament, différer leur repas, jusqu’au soir, n’osaient ensuite venir à l’église ; et il les avertit que l’essentiel est bien moins de supporter toute la rigueur du jeûne que de s’abstenir du péché. – 2. Rien donc ne doit les empêcher de venir entendre la parole sainte, et de donner ainsi à leur âme la nourriture dont elle a besoin. – 3-6. Il reprend ensuite l’explication de ces mots : « Dieu fit l’homme à son image », et après avoir brièvement rappelé ce qu’il avait déjà dit,-il expose le sens de ceux-ci : « il les créa mâle et femelle », et décrit les prodigieux effets de la bénédiction que le Seigneur leur donna. – 7 Quant à ce que dit l’écrivain sacré que : « Dieu se reposa le septième jour », cela n’implique aucune contradiction avec cette parole de Jésus-Christ : « que son Père ne cesse point d’agir. » Moïse affirme seulement que Dieu ne produisit pas d’autres créatures, et Jésus-Christ parle des soins par lesquels Dieu gouverne et conserve toutes choses. – 8. Il termine en exhortant ses auditeurs à faire part à leurs frères absents de la doctrine qu’ils ont entendue, et à en conserver eux-mêmes un fidèle souvenir.


1. Aujourd’hui l’assemblée est moins nombreuse et le concours de mes auditeurs a diminué : duel en est le motif et la cause ? Peut-être quelques-uns ont-ils craint, après avoir pris la nourriture du corps, de venir ici chercher celle de l’âme, et telle est la raison de leur absence. Mais je veux leur rappeler cette parole du Sage : Il y a une honte qui amène le péché, et il y a une honte qui attire la gloire et la grâce. (Eccl. 4,25) Or, en quoi peut rougir celui qui s’assoit d’abord à une table grossière et matérielle, et qui vient ensuite prendre part à ce festin spirituel ? Car les exercices de la piété ne sont pas, comme les affaires humaines, assujettis à des temps réglés : ils peuvent se faire à toute heure du jour. Que dis-je, du jour ? la nuit elle-même n’est point un obstacle à la diffusion de la sainte doctrine. Aussi l’Apôtre écrivait-il à Timothée : Annoncez la parole ; pressez les hommes à temps et à contre-temps ; reprenez, suppliez, menacez. (2Tim. 4,2) Nous apprenons également de saint Luc que Paul étant à Troade, et devant partir le lendemain, parla aux disciples et les entretint jusqu’au milieu de la nuit. (Act. 20,7) Vous voyez bien que l’heure, quoique avancée, n’arrêta point l’Apôtre et ne l’empêcha point de prêcher l’Évangile. Comprenons donc qu’un auditeur attentif et vigilant est digne de s’asseoir à cette réunion spirituelle, quoiqu’il sorte de table, et qu’au contraire, fût-il encore à jeûn, il n’en retirera aucun profit s’il est lâche et assoupi.
Je parle ainsi non pour déprécier la rigueur du jeûne : à bien ne plaise ! car je loue et j’approuve ceux qui en observent toute la sévérité, mais je veux vous apprendre que nous devons apporter aux exercices spirituels un esprit sobre et vigilant, et ne point y paraître uniquement par habitude. Il n’y a point de honte à prendre d’abord sa nourriture et à venir ensuite assister à nos entretiens ; mais il est honteux d’y porter un esprit lâche et distrait et un cœur troublé par les passions et asservi aux attraits de la chair. Quel mal y a-t-il à manger ? aucun ; l’excès seul est criminel, et l’on doit condamner ceux qui prennent au-delà du nécessaire et qui ne pensent qu’à rassasier leur ventre. Le moindre inconvénient qui en résulte est d’émousser en eux la jouissance du goût. Ainsi encore il n’y a aucun péché dans l’usage modéré du vin, mais l’on ne peut trop blâmer l’ivresse qui va jusqu’à troubler la raison. La faiblesse de votre tempérament vous empêche, mon cher frère, de prolonger votre jeûne jusqu’au soir, quel homme sensé peut vous en faire un crime ! Car le Maître que nous servons est bon et indulgent, et il n’exige rien au-dessus de nos forces. Ce n’est donc point précisément l’abstinence et le jeûne qu’il nous demande, et il n’est point satisfait, par cela même que nous différons notre repas jusqu’au soir. Mais il veut que, moins appliqués aux affaires de la terre, nous don nions plus de soin à celles de notre âme. Car, si toute notre vie s’écoulait dans, la pratique de là tempérance chrétienne et si nous accordions aux exercices de la piété tous nos loisirs ; si nous ne prenions que la nourriture absolument nécessaire, et si nous dépensions toutes nos journées en une suite de bonnes œuvres, nous n’aurions aucun besoin du jeûne. Mais l’homme est naturellement lâche et négligent ; il se complaît dans les plaisirs et il recherche la mollesse. Aussi, le Seigneur, comme un bon père qui aime ses enfants, a institué le salutaire correctif du jeûne. C’est ainsi qu’il coupe court à toutes nos délicatesses ; en sorte qu’il nous est facile de consacrer à la piété le temps prélevé sur les préoccupations de la terre. Si quelques-uns ne peuvent donc, par faiblesse de tempérament, observer le jeûne dans toute sa rigueur, je les exhorte à s’accorder un soulagement nécessaire, et surtout à ne point manquer à nos réunions. Car, en venant ici après leur repas, ils n’en seront que mieux disposés et plus attentifs.
2. Et en effet, il est, en dehors de l’abstinence et du jeûne, d’autres voies qui nous conduisent sûrement à Dieu. Ainsi, que celui qui est obligé d’avancer l’heure de son repas, compense cette infraction à la loi du jeûne par des aumônes plus abondantes, des prières plus ferventes et un zèle plus assidu à écouter la parole sainte. La faiblesse du tempérament ne peut être ici une excuse. Je lui demande encore de se réconcilier avec ses ennemis et de bannir de son cœur tout sentiment de haine. La pratique de ces vertus constitue ce jeûne vrai et sincère que le Seigneur exige. Car il ne nous prescrit l’abstinence que comme un moyen de réprimer les passions de la chair, et de la soumettre à l’esprit, qui en deviendra lui-même plus obéissant à la loi divine. Si nous négligeons donc l’utile secours du jeûne, sous le spécieux prétexte d’une santé mauvaise, mais en réalité par lâcheté, nous sommes des insensés et nous nous exposons à de graves dommages. Car, puisque le jeûne ne sert de rien sans la pratique des autres vertus, combien ne serons-nous pas coupables, si, ne pouvant user de l’appui du jeûne, nous abandonnons en outre l’exercice des bonnes œuvres.
Je vous parle ainsi pour vous engager, vous tous qui pouvez jeûner, à le faire avec tout le zèle et toute la ferveur dont vous êtes capables. Car autant l’homme extérieur se détruit en nous, autant l’intérieur se renouvelle. (2Cor. 4,16)
Et en effet, le jeûne affaiblit le corps et réprime les mouvements de la concupiscence il purifie l’âme et lui donne comme des ailes pour s’élancer vers le ciel. Quant à ceux de vos frères qu’une mauvaise santé empêche de jeûner, exhortez-les à ne point se priver de nos festins spirituels, et en leur rapportant mes paroles, dites-leur bien que celui qui boit et mange modérément n’est point indigne de prendre place dans cette enceinte, et qu’elle n’est fermée qu’aux auditeurs lâches et intempérants. Il sera également utile de leur rappeler cette parole de l’Apôtre : Celui qui mange, le fait pour le Seigneur ; et celui qui s’abstient, le fait en vue du Seigneur, et il rend grâces à Dieu. (Rom. 14,6) Jeûnez-vous, bénissez le Seigneur qui vous donne la force de soutenir les rigueurs du jeûne ; êtes-vous obligé d’anticiper votre repas, bénissez, et vous aussi le Seigneur, parce que si vous le voulez, cette infraction à la loi ne vous sera point nuisible, et elle ri' apportera aucun préjudice au salut de votre âme. Car il est impossible de compter toutes les voies que la bonté du Seigneur nous ; ouvre et qui dirigent vers lui notre bonne volonté. En parlant ainsi, j’ai en vue les absents et je me.propose de leur ôter tout prétexte de honte. Car, sachez-le bien, il n’y a rien dans leur conduite qui doive les faire rougir. On ne doit rougir que du péché, et non d’avoir pris quelques aliments.
Le péché mérite seul qu’on en soit honteux ; et quand nous l’avons commis, nous avons raison de rougir et de nous cacher. Nous devrions alors ne pas noua estimer moins malheureux que ceux qui ont fait naufrage, et néanmoins ne point perdre courage. Il faut seulement nous hâter de recourir au repentir et à, la confession. Et en effet, lorsque nous avons péché par faiblesse, le Seigneur notre Dieu n’exige rien autre chose sinon que nous confessions nos fautes et que nous fassions un ferme propos de n’y plus retomber. Mais nous n’avons aucune raison de rougir quand nous mangeons modérément. Car c’est Dieu qui nous a donné notre corps : et pour se soutenir, ce corps a besoin de nourriture. L’essentiel est de ne pas trop lui accorder ; d’ailleurs, la sobriété chrétienne est le meilleur moyen de le conserver en santé et en bonne disposition. Eh ! ne voyez-vous pas chaque jour qu’une table délicate et qu’une gloutonne intempérance engendrent une infinité de maladies ? D’où nous viennent la goutte, la migraine, l’abondance des humeurs et mille autres maladies ? N’est-ce pas de l’intempérance et de l’ivresse ? Le navire qui fait eau de toutes parts, s’enfonce soudain. Ainsi la raison de l’homme se noie dans l’excès du vin et des viandes. Alors cet homme n’est plus qu’un cadavre vivant. Il peut encore faire le mal, mais il est aussi incapable d’opérer le bien que s’il était réellement mort.
3. Je vous le demande donc avec l’Apôtre Ne cherchez pas à contenter les désirs de la chair. (Rom. 13,14) Mais soyez toujours en état de vous appliquer avec ardeur aux exercices de la piété. Dites-le bien à vos frères et persuadez-leur de ne point se priver de vos festins spirituels ; ainsi qu’ils s’empressent de venir chercher ici, même après leur repas, cette nourriture sainte qui les fortifiera contre les attaques du démon. Quant à moi, je continuerai à vous la servir chaque soir, pour récompenser votre bienveillante attention, et acquitter ma promesse. Vous n’avez certainement pas oublié que j’avais commencé à vous parler de la formation de l’homme, et que, pressé par l’heure, je ne pus qu’indiquer l’utilité qu’il retira du service des animaux. J’ai prouvé aussi que sa désobéissance seule lui a fait perdre sur eux l’empire qu’il avait d’abord possédé. Aujourd’hui j’achèverai ce sujet et vous renverrai ensuite.
Mais pour rendre ma parole plus intelligible, il est utile de commencer cet entretien en nous rappelant la fin du précédent et en le complétant. Je vous expliquais donc ces versets de la Genèse : Et Dieu dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel. Cette matière est si vaste et elle me fournit une telle abondance de pensées qu’il me fut impossible de passer outre. Ainsi je m’arrêtai à ce passage, sans toucher à celui qui suit immédiatement. C’est pourquoi il est nécessaire de le relire, afin que vous en compreniez mieux le développement. Or l’Écriture ajoute : Et Dieu créa l’homme ; il le créa à l’image de Dieu, et il le créa mâle et femelle. Dieu les bénit, disant : croissez et multipliez ; remplissez la terre, et vous l’assujettissez ; dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux dit ciel, sur toits les animaux, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. (Gen. 1,27-28)
Ces paroles sont courtes, mais elles renferment un riche trésor, et l’esprit divin qui parlait par la bouche de Moïse, veut nous y révéler de grands secrets. Le Créateur, après avoir dit : Faisons l’homme, semble se recueillir et prendre conseil comme pour nous montrer la dignité de l’homme dans l’acte même de sa création. Car l’homme n’existait pas encore ; mais déjà Dieu révélait toute l’éminence de l’empire qu’il lui donnerait : C’est pourquoi, après avoir dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, il ajoute, en parlant au pluriel, qu’ils dominent sur les poissons de la mer. Voyez donc comme dès le principe un riche trésor nous est ouvert ! – le saint prophète, éclairé d’une lumière divine, parle d’un fait non encore existant, comme s’il était réalisé. Car pourquoi ici cette parole au singulier,.faisons l’homme, et là cette parole au pluriel, qu’ils dominent ? Évidemment, il y a là un secret et un mystère, et cette façon de parler indique par avance la formation de la femme. Ainsi tout dans nos saintes Écritures a sa raison et son motif, et un mot qui semble mis au hasard renferme une précieuse instruction.
4. Et ne vous étonnez point, mon cher frère, de ce langage, car tous les prophètes parlent des événements futurs comme s’ils étaient déjà accomplis : ils voient en esprit ce qui ne doit arriver que dans la suite des siècles, et ils le racontent comme s’il se réalisait sous leurs yeux. Pour vous en convaincre, écoutez cette prophétie de la passion du Sauveur, prophétie que tant de siècles à l’avance prononçait le saint roi David. Ils ont percé mes pieds et mes mains, et ils se sont divisé mes vêtements. (Ps. 21,17-19) Il parle d’un événement futur et lointain, comme si déjà il s’était accompli.
C’est ainsi que Moïse nous insinue tout d’abord, sous le voile de l’énigme et du mystère, la formation de la femme, quand il dit : qu’ils dominent sur les poissons de la mer. Mais bientôt il en parle plus clairement, et il ajoute : et Dieu créa l’homme ; il le créa à l’image de Dieu ; il les créa mâle et femelle. Et observez ici avec quel soin l’écrivain sacré répète deux fois le même fait afin de mieux le graver dans la mémoire de ses lecteurs. Si telle n’eût pas été son intention, il se fût contenté de dire : et Dieu créa l’homme. Mais il ajoute  : il le créa à son image. Précédemment il nous avait expliqué le sens de ce mot image, et ici il le répète à dessein, et il nous dit : et Dieu le créa à son image. Il a voulu aussi ne laisser aucun prétexte d’excuse à ceux qui attaquent les dogmes de l’Église ; c’est pourquoi il a expliqué plus haut le sens de ce mot image, qu’il entend de l’empire que l’homme devait exercer sur tous les animaux. Mais poursuivons le récit de la Genèse. Et Dieu créa l’homme ; il le créa à l’image de Dieu ; il les créa mâle et femelle. Ce qu’il n’avait qu’insinué précédemment, en disant au pluriel : qu’ils dominent, Moïse l’annonce ici plus clairement, et néanmoins encore sous le voile du mystère, car il n’a point parlé de la formation de la femme, et il n’a pas indiqué d’où elle a été tirée. Il se contente donc de dire : et Dieu les créa mâle et femelle.
La femme n’a pas encore été formée, et déjà Moïse en parle comme d’un fait accompli. Tel est le privilège de la vision spirituelle ; et les yeux du corps ont moins de force pour saisir les objets sensibles, que ceux de l’âme pour fixer les personnes et les faits qui n’existent pas encore. Après avoir dit que Dieu les créa mâle et femelle, Moïse rapporte en ces termes la bénédiction commune que Dieu leur donna Et le Seigneur, dit-il, les bénit, disant : croissez et multipliez ; remplissez la terre, et vous l’assujettissez, et, dominez sur les poissons de la mer. Quelle éminente bénédiction ! Cet ordre : croissez, multipliez et remplissez la terre avait été intimé, il est vrai, aux animaux et aux reptiles ; mais il n’a été dit qu’à l’homme et à la femme commandez et dominez. Admirez donc la bonté du Seigneur ! La femme n’existe pas encore, et il la fait entrer en participation de l’autorité de l’homme, et des privilèges de la bénédiction divine. Dominez, leur dit-il, sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux, et sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui se meuvent sur la terre.
5. Mais qui pourrait mesurer l’étendue de ce pouvoir, et apprécier la grandeur de cet empire ! Eh ! ne voyez-vous pas que toute la création a été soumise au sceptre de l’homme ? Ainsi vous ne devez avoir de cet animal raisonnable aucune idée petite et médiocre. Car ses honneurs sont grands, la bonté du Seigneur à son égard est immense, et ses bienfaits aussi étonnants qu’ineffables. Et Dieu dit : voilà que je vous ai donné toutes les plantes répandues sur la surface de la terre, et qui portent leurs semences, et tous les arbres fruitiers qui ont leur germe en eux-mêmes, pour servir à votre nourriture. Et il fut fait ainsi. (Gen. 29,30) Considérez, mes chers frères, la souveraine bonté du Seigneur, pesez attentivement les paroles de l’Écriture, et n’en perdez pas une syllabe. Et Dieu dit : voilà que je vous ai donné toutes les plantes. Il continue ainsi à s’adresser à l’homme et à la femme, quoique celle-ci n’eût pas encore été formée. Admirez également l’excellence de cette bonté qui se montre éminemment libérale et généreuse non seulement envers l’homme, et envers la femme qui n’existait pas, mais aussi envers tous les animaux. Car après avoir dit : Voilà que je vous ai donné les plantes de la terre pour servir à votre nourriture, le Seigneur ajoute : et à celle de tous les animaux de la terre. Ici se déclare un autre abîme de bonté, puisque le même Dieu qui pourvoit aux besoins des animaux qui servent à nos besoins, à nos travaux, et à notre nourriture, n’en exclut point les animaux sauvages et féroces.
Eh ! qui parlerait dignement de cette infinie bonté ! Voilà, dit le Seigneur, que toutes les plantes serviront à votre nourriture, et à celle de tous les animaux de la terre, de tous les oiseaux du ciel, et de tous les reptiles qui rampent sur la terre, et de tout ce qui est vivant et animé. (Gen. 1,30) Ces paroles nous montrent la paternelle providence du Seigneur à l’égard de l’homme qu’il vient de créer. Car après l’avoir créé, il lui donne un empire souverain sur tous les animaux, et de peur qu’il ne s’effraie à la vue d’une si grande multitude qu’il lui faudrait nourrir, il prévient jusqu’à la pensée de cette inquiétude, et lui déclare qu’il a ordonné à la terre de pourvoir, par sa fertilité, à sa nourriture et à celle de tous les animaux. Voilà donc, dit-il, que les plantes serviront à votre nourriture, et à celle de tous les animaux de la terre, et des oiseaux du ciel, et des reptiles qui rampent sur la terre, et de tout ce qui est vivant et animé. Et il fut fait ainsi. Or tous les commandements du Seigneur furent immédiatement exécutés, et toutes les créatures se trouvèrent disposées dans le rang et l’ordre qui leur avaient été assignés. C’est pourquoi Moïse ajoute immédiatement : et Dieu vit toutes ses œuvres, et elles étaient très-bonnes.
6. On ne peut assez louer l’exactitude de la sainte Écriture. Car par cette seule parole : et Dieu vit toutes ses œuvres, elle ferme la bouche à tous les contradicteurs. Dieu vit donc toutes ses œuvres, et elles étaient très-bonnes : et du soir et du matin se fit le sixième jour. Moïse a dit après chaque création particulière : et Dieu vit que cela était bon. Mais quand l’ensemble de la création a été achevé, et l’œuvre du sixième jour complétée par la formation de, l’homme pour qui l’univers était fait, il observe que Dieu vit toutes ses œuvres, et qu’elles étaient très-bonnes. Ce mot toutes ses œuvres comprend l’universalité des créatures, et les renferme toutes dans le même éloge. Et observez qu’ici Moïse dit expressément toutes les œuvres de Dieu, et non pas seulement toutes choses ; de même qu’il ne dit pas qu’elles étaient bonnes, mais très-bonnes, c’est-à-dire qu’elles étaient éminemment bonnes. Mais puisque le Seigneur, qui a tiré toutes les créatures du néant, les trouve très-bonnes, et éminemment bonnes, quel est l’insensé qui oserait ouvrir la bouche pour le contredire !
C’est lui qui parmi les créatures visibles a créé la lumière et les ténèbres, qui lui sont opposées, le jour et la nuit qui en est la négation. C’est lui qui a commandé à la terre de produire les plantes bienfaisantes et les herbes vénéneuses, les arbres fruitiers, et les arbres stériles, les animaux doux et familiers, et les animaux sauvages et farouches. C’est lui qui a peuplé les eaux des plus petits poissons, non moins que des baleines et des monstres marins, qui a rendu certaines contrées de la terre habitables, et d’autres inhospitalières ; qui a étendu les plaines, et qui a soulevé les collines et les montagnes ; c’est lui qui parmi les oiseaux a créé les espèces domestiques qui servent à notre nourriture, et les espèces sauvages et immondes, comme le vautour et le milan ; et parmi les animaux terrestres il a produit et ceux qui nous sont utiles, et ceux qui nous sont nuisibles, les serpents, les vipères et les dragons, les lions et les léopards. Enfin c’est lui qui, dans les régions de l’atmosphère, enfante également la pluie et les vents bienfaisants, la neige et la grêle. C’est ainsi qu’en parcourant tout l’ordre de la création, nous trouvons toujours le mauvais à côté du bon, et cependant il ne nous est pas permis de déverser le blâme sur aucune créature, et de dire : pourquoi une telle créature, et pour quel but ? Ceci est bien fait, et cela est mal fait. Car l’Écriture prévient et réprime toutes ces critiques en disant qu’à la fin du sixième jour, Dieu ayant achevé la création, vit toutes ses œuvres, et qu’elles étaient très-bonnes.
Quel raisonnement, je vous le demande, pourrait contrebalancer un témoignage d’une telle autorité ? Car c’est le Créateur lui-même qui, énonce son appréciation, et qui déclare que toutes ses œuvres sont bonnes et très-bonnes. Ainsi, lorsque vous entendrez quelqu’un blâmer la création, et s’élever contre l’Écriture sainte, fuyez-le comme un insensé ; ou plutôt ne le fuyez point, mais prenez en pitié son ignorance, et citez-lui ces paroles de nos Livres saints : Dieu vit toutes ses œuvres, et elles étaient très-bonnes. Peut-être parviendrez-vous à corriger l’indiscrétion de son langage. Car dans les choses humaines, nous nous en rapportons à l’avis d’hommes sages et judicieux, en sorte que, loin de les contredire, nous souscrivions à leur jugement, et leur soumettons nos propres lumières. Mais à plus forte raison devons-nous en agir ainsi envers le Dieu, Créateur de l’univers. Dès qu’il a prononcé, il ne nous reste plus qu’à réprimer toute critique et à nous taire ; car il nous doit suffire de savoir et d’être certains orne sa sagesse et sa bonté ont présidé à toutes ses œuvres, et que rien dans la création n’a été fait sans raison et sans motif. Sans doute notre intelligence est trop faible pour que nous pénétrions l’utilité de chaque créature, et néanmoins il n’en est pas une seule qui ne soit l’ouvrage d’une sagesse infinie, et d’une bonté ineffable.
7. Et du soir, et du matin se fit le sixième jour : et comme en ce jour Dieu cessa de produire de nouvelles créatures, Moïse ajoute : Ainsi furent achevés le ciel, la terre et tous leurs ornements. (Gen. 2, 1) Quelle simplicité dans ces paroles ! et comme l’Écriture sainte retranche toute expression vaine et superflue ! Elle se borne à énoncer que l’ensemble de la création fut achevé le sixième jour, et sans répéter de minutieux détails, elle se contente de dire que le ciel et la terre furent achevés avec tous leurs ornements ; c’est-à-dire avec tout ce qu’ils renferment. Or, les ornements de la terre sont ses diverses productions, les plantes, les moissons, les arbres fruitiers, et toutes les richesses dont le Seigneur a daigné l’embellir. Les ornements du ciel sont le soleil, là lune, la variété des étoiles, et toutes les créatures intermédiaires. C’est pourquoi la sainte Écriture ne mentionne ici que le ciel et la terre, parce qu’elle comprend sous ces deux éléments tout l’ensemble de la création.
Et Dieu acheva le sixième jour toute son œuvre. L’écrivain sacré le répète ici afin que nous sachions bien que la création fut entièrement accomplie dans cet espace de six jours. Dieu acheva donc le sixième jour toute son œuvre, et se reposa le septième de tous les ouvrages qu’il avait faits. Qu’est-ce à dire que Dieu se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu’il avait faits ? Évidemment l’Écriture s’exprime d’une façon humaine, et se proportionne à notre faiblesse. Sans cette condescendance, il nous eût été impossible de comprendre sa pensée. «  Et Dieu, dit-elle, se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu’il avait faits : c’est-à-dire qu’il s’arrêta dans l’œuvre de la création, et qu’il cessa de tirer du néant de nouvelles créatures. Et en effet, il avait produit toutes et chacune des créatures, et il avait formé l’homme qui devait en-jouir.
Et Dieu bénit le septième jour, et le sanctifia, parce qu’il s’était reposé en ce jour de tous les ouvrages qu’il avait faits. Le Seigneur cessa donc de créer, parce que dans l’espace de six jours il avait produit toutes les créatures auxquelles sa bonté destinait l1existence. Il se reposa donc le septième jour, ne voulant plus rien créer ; car selon ses desseins, l’œuvre de la création était achevée. Mais pour que ce septième jour eût, lui aussi, quelque prérogative, et qu’il ne fût pas inférieur aux autres jours, puisqu’il ne devait éclairer aucune production nouvelle, il daigna le bénir. Et Dieu, dit l’Écriture, bénit le septième jour, et le sanctifia. Quoi donc ! Est-ce que les six autres jours n’avaient pas été bénis ? Sans doute, ils l’avaient été, puisque en chacun d’eux le Seigneur avait produit différents ordres de créatures. Voilà pourquoi l’Écriture ne dit pas expressément que Dieu les bénit, tandis qu’elle mentionne ici la bénédiction du septième jour. Et il le sanctifia, dit-elle encore. Que signifie ce mot : et il le sanctifia ? Il nous apprend que Dieu distingua ce jour de tous les autres ; et l’Écriture nous en révèle la raison, quand elle ajoute : Que Dieu sanctifia le septième jour parce que dans ce jour il se reposa de tous les ouvrages qu’il avait faits.
C’est ainsi que dès le commencement un grand mystère nous est révélé, et que nous apprenons à sanctifier un jour de la semaine, en le consacrant aux exercices de la piété. Ce repos du septième jour nous rappelle que Dieu daigna le bénir après avoir achevé dans six jours l’ensemble de la création, et qu’il le sanctifia parce que dans ce jour il s’était reposé de tous les ouvrages qu’il avait faits. Mais ici les pensées se présentent à flots pressés, et je me reprocherais de ne pas vous les communiquer. Camelles me paraissent riches, et je veux vous faire part de leurs richesses. Et d’abord, voici une première question. Dans la Genèse, Moïse nous dit que Dieu se reposa de ses œuvres, et dans l’Évangile, Jésus-Christ nous dit : Mon Père agit toujours, et moi aussi. (Gen. 5,17) Ne semble-t-il pas, au premier coup-d’œil, qu’il y ait ici une contradiction manifeste ? Mais à Dieu ne plaise que l’Écriture soit opposée à l’Écriture ! quand elle nous dit dans la Genèse que Dieu se reposa des ouvrages qu’il avait faits, elle nous enseigne que le septième jour il cessa de créer, et de tirer du néant de nouvelles créatures. Lorsqu’au contraire Jésus-Christ nous dit : Mon Père agit toujours, et moi aussi ; il nous manifeste l’action incessante de la Providence ; et il nomme action, ou opération ce soin qui dirige l’univers, le maintient et le conserve. Eh ! comment subsisterait-il si la main du Seigneur cessait un seul instant de soutenir et de conduire les hommes, les animaux et les éléments ! Au reste, il suffit de réfléchir sérieusement sur les bienfaits dont le Créateur nous comble chaque jour, pour reconnaître combien est immense l’abîme de ses miséricordes. Et pour n’en citer qu’un seul trait, quelle parole et quelle pensée pourrait exprimer cette ineffable bonté qui, toujours généreuse envers l’homme, fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, qui fait pleuvoir sur les justes et les pécheurs, et qui fournit abondamment à tous leurs besoins.
Peut-être ce discours se prolonge-t-il outre mesure ? Et toutefois il : me semble que ce n’est point inutilement. Car les absents connaîtront mieux le tort qu’ils se font, en se privant, par condescendance pour le corps, des grâces de ce festin spirituel. Mais votre bienveillante leur adoucira cette privation, si elle leur rapporte cet entretien. Ce sera même de votre part un sincère témoignage de charité. Car si un ami se plaît à partager sa table avec ses amis, combien est-il mieux encore de partager avec eux les joies de ces festins spirituels ! Nous y trouverons nous-mêmes un grand profit puisque le zèle qui nous porte à instruire nos frères, leur est utile, et devient également pour nous un titre aux plus belles récompenses. Nous y faisons ainsi un double profit. Car Dieu nous tiendra compte de notre charité, et puis en instruisant les autres, nous gravons plus profondément en notre esprit le souvenir des leçons que nous avons entendues.
8. Ne refusez donc point à vos frères un service dont vous retirerez vous-mêmes de si grands avantages, et redites-leur les instructions de ce soir. Mais afin qu’ils ne vous soient pas toujours redevables de ce bienfait, amenez-les ici, et dites leur bien que d’avoir anticipé l’heure du repas n’est pas une raison, pour s’abstenir de nos conférences. Car tous les temps sont propres pour nous instruire. Et en effet, qui nous empêche, dans l’intérieur de nos maisons, avant, ou après nos repas, de prendre en mains les saintes Écritures, et de donner à notre âme une bonne et utile nourriture. Car si le corps réclame des aliments matériels, l’âme a également besoin chaque jour d’une nourriture spirituelle qui la fortifie, et lui permette de résister aux attaques de la chair. Autrement nous succomberions à cette guerre que nous déclarent les ennemis de notre salut, et ils réduiraient notre âme en un triste esclavage, si nous cessions un seul instant d’être forts et vigilants. C’est pourquoi le Psalmiste appelle heureux le juste qui médite nuit et jour la loi du Seigneur ; et Moïse recommande aux Juifs qu’après avoir bu et mangé, et s’être rassasiés, ils se souviennent du Seigneur, leur Dieu. (Ps. 1,2, Deut. 8,10).
Vous voyez donc combien il est utile de donner à notre âme sa nourriture spirituelle ; après avoir accordé au corps celle qu’il réclame. Autrement le corps se maintiendrait frais et dispos, et l’âme affaiblie et – languissante ferait quelque chute, et succomberait aux attaques du démon. Car celui-ci épie toutes les occasions de nous entraîner au péché mortel. C’est pourquoi le même Moïse nous donne cet avis : Avant de dormir et ci votre réveil, souvenez-vous du Seigneur votre Dieu. (Deut. 6,7) Ainsi ce souvenir ne doit jamais s’effacer de notre mémoire, mais nous être toujours présent, et nous établir dans une continuelle vigilance. Nous devons aussi nous tenir sans cesse sur nos gardes, car nous ne pouvons ignorer combien est grande la fureur de notre ennemi. Il est donc nécessaire que nous soyons toujours attentifs et vigilants à lui fermer toute entrée, et à donner chaque jour à notre âme sa nourriture spirituelle. C’est là un moyen assuré de salut, et un trésor de richesses célestes. Si chaque jour nous nous fortifions ainsi par la lecture, l’audition de la parole sainte et de pieux entretiens, nous deviendrons invincibles aux attaques du démon, nous éviterons ses pièges, et nous obtiendrons le royaume des cieux, par la grâce et la bonté dé Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

ONZIÈME HOMÉLIE. modifier


Qu’il faut estimer la vertu, imiter les saints, qui, étant de même nature que nous, l’ont pratiquée excellemment : la négligence sera sans excuse.

ANALYSE modifier


  • 1-2. Dans cette homélie, prononcée un des deux jours de la semaine où l’on ne jeûnait pas ; c’est-à-dire le samedi ou le dimanche, saint Chrysostome interrompt l’explication de la Genèse, et traité un sujet tout moral : l’estime de la vertu et l’imitation des saints. – 3-4. Il prouve à ses auditeurs que le jeûne et l’audition de la parole sainte ne sont utiles qu’autant qu’on y joint la pratique des vertus chrétiennes, et que l’essentiel est de dompter ses passions. – 5.— 6. Il leur propose ensuite l’exemple de saint Paul qui, quoique recommandable par tant de vertus, ne laissait pas que de se rendre chaque jour plus parfait. – 7. Et il termine en les exhortant à se rendre, comme l’Apôtre, des temples dignes de recevoir l’Esprit-Saint.


1. Je vous ai entretenus, ces jours derniers, de matières profondes qui ont peut-être fatigué votre esprit et votre attention ; c’est pourquoi je veux aujourd’hui traiter un sujet plus facile, car, si le corps abattu par le jeûne, a besoin de quelque soulagement, pour reprendre avec une nouvelle ardeur cet exercice de pénitence, l’âme réclame elle-même quelque relâche et quelque repos. Sans doute il ne s’agit point ici de tenir toujours l’esprit bandé ou toujours relâché, mais de savoir tour à tour le distraire et le rendre attentif ; c’est le véritable moyen de conserver les forces de l’âme et de réprimer les révoltes de la chair : car un travail trop assidu engendre l’ennui et le dégoût, et un repos trop prolongé conduit à la paresse ; l’expérience nous le dit assez, et pour l’âme et pour le corps, en sorte qu’il faut de la modération en toutes choses.
Tel est encore l’enseignement que Dieu nous donne parles créatures qu’il a faites pour notre usage : ainsi, pour rie parler que du jour et de la nuit, c’est-à-dire de la lumière et des ténèbres, il a destiné les jours au travail de l’homme, et la nuit à son repos ; aussi a-t-il fixé à l’un et à l’autre, des bornes et des limites qui nous en doublent l’utilité ; et d’abord, le jour est le temps du travail, le Psalmiste nous le dit : l’homme sort alors pour faire son ouvrage et travailler jusqu’au soir. (Ps. 103,23) C’est avec raison qu’il dit : jusqu’au soir, car les ténèbres qui surviennent, assoupissent l’homme, et font succéder le repos au travail ; alors, en effet, la nuit, comme une tendre nourrice, calme l’activité de nos sens, et elle verse sur nos membres fatigués le repos et le sommeil ; mais, dès que les heures de la nuit se sont écoulées, les premiers rayons du jour réveillent l’homme ; ses sens, qui ont repris une vigueur nouvelle, se raniment aux clartés du soleil, et lui-même reprend ses travaux accoutumés avec plus d’ardeur et de facilité. Nous observons la même sagesse dans le cours périodique des saisons le printemps succède à l’hiver et l’automne à l’été, et ce changement de saison et de température est pour nos corps un véritable repos. Un froid trop intense les gèlerait, et les chaleurs trop excessives les énerveraient ; mais l’automne nous dispose insensiblement à l’hiver et le printemps à l’été.
J’ajoute même que l’homme sensé et judicieux qui étudiera la nature à ce point de vue, y découvrira aisément un ordre admirable ; aussi avouera-t-il que rien dans la création n’a été fait sans raison et au hasard. Les plantes que produit la terre nous en offrent un bel exemple, car la terre ne les enfante pas toutes à une époque unique, de même que tous les temps ne sont pas propres à la culture ; mais le laboureur connaît les diverses saisons que la sagesse divine a marquées pour les divers travaux des champs : il sait quand il doit semer le blé, planter les arbres et confier au sein de la terre les racines de la vigne ; il sait également quand il doit mettre la faucille dans la moisson, dépouiller la vigne de son fruit, et recueillir les baies de l’olivier ; qui n’admirerait donc ici sa science et son expérience !
Si de la terre ferme nous nous élançons sur l’Océan, quelles merveilles nouvelles ! Le pilote distingue les vents favorables pour lever l’ancre, quitter le port et traverser les mers, et c’est principalement en lui que se révèle ce don d’intelligence que Dieu a départi à l’homme : car les courriers ne connaissent pas mieux les relais et les hôtelleries que les pilotes les ports et les rivages. Aussi la sainte Écriture, parlant de la divine sagesse, dit-elle avec un vif sentiment d’admiration : le Seigneur a tracé à l’homme usa chemin sur les mers, et une route assurée au milieu des flots. (Sag. 14,3) Quelle intelligence humaine pourrait comprendre toutes ces merveilles ! Nous trouvons encore ce même ordre et cette même variété dans les aliments qui forment la base de notre nourriture : car le Seigneur nous les diversifie selon les saisons et les époques de l’année, et de son côté, la terre, comme une bonne nourrice, ne manque point de nous prodiguer ses bienfaits aux temps précis que Dieu lui a marqués.
2. Mais je craindrais de trop m’étendre sur ces détails, et il vaut mieux les abandonner à vos réflexions. Donnez une occasion au sage, dit l’auteur des Proverbes, et il deviendra plus sage encore. (Prov. 9,9) Au reste, ce n’est point seulement dans les aliments dé l’homme, mais encore dans ceux des animaux, et dans une multitude d’autres phénomènes que nous pouvons reconnaître l’ineffable sagesse du Seigneur, admirer sa souveraine bonté et proclamer le bel ordre et l’harmonie de l’univers. Le carême lui-même nous offre cet admirable tempérament de sévérité et de douceur. Sur les routes publiques, les voyageurs fatigués trouvent des stations et des hôtelleries où ils peuvent se délasser et reprendre ensuite leur voyage ; les rivages de la mer offrent également aux nautoniers des ports tranquilles, où ils peuvent se reposer d’une longue navigation et des secousses de la tempête, et puis achever heureusement leur course. C’est ainsi que ceux qui ont commencé le jeûne du carême rencontrent aussi des stations et des hôtelleries, des rivages et des ports hospitaliers, car le Seigneur nous dispense du jeûne deux jours de la semaine, afin que le corps se remette de ses fatigues, que l’âme se repose de ses préoccupations, et que nous puissions ensuite poursuivre gaiement le cours de nos exercices.
Mais aujourd’hui se rencontre un de ces jours de relâche ; nous vous en conjurons, mes chers frères, conservez avec soin les fruits que vous avez déjà retirés du jeûne. Demain, après avoir pris de nouvelles forces, vous augmenterez ces trésors spirituels, vous ferez dans ce saint négoce des gains abondants, en sorte qu’au jour du Seigneur, votre navire, chargé d’une riche cargaison, entrera à pleines voiles dans le port de la grande solennité : car toutes les œuvres du Seigneur, comme la marque l’Écriture, et comme l’expérience nous le révèle, portent le sceau d’une souveraine sagesse, et d’une éminente utilité, et c’est ainsi que dans toute notre conduite rien ne doit être l’effet de la légèreté ou de l’irréflexion ; toutes nos actions, au contraire, doivent tendre à l’avantage et au succès de notre salut. Dans le monde on n’entreprend guère d’affaires si d’abord on ne prévoit qu’elles seront lucratives ; et n’est-il pas bien juste que nous imitions cette prudence ? C’est pourquoi il ne suffit pas que les semaines du carême s’écoulent ; mais il est nécessaire que chacun examine sa conscience, et qu’il se rende compte de ce qu’il a fait de bien dans la semaine présente et dans celle qui a précédé ; il appréciera ainsi les progrès qu’il a faits dans la vertu, et reconnaîtra les vices dont il se sera corrigé.
Ces règles de conduite et ce soin de notre salut peuvent seuls nous rendre utiles le jeûne et l’abstinence. Eh ! combien peu faisons-nous en comparaison du zèle que déploient les marchands pour augmenter leurs richesses : car vous n’en trouverez aucun qui ne travaille avec une continuelle assiduité, qui ne cherche à grossir chaque jour son gain, et qui jamais paraisse satisfait ; aussi plus son commerce devient lucratif, et plus s’accroissent ses soins et son zèle ; mais si les hommes montrent tant d’activité dans des choses où le succès est incertain, et où le gain est souvent dangereux pour le salut, que ne devons-nous point faire dans ce négoce spirituel, où le profit correspond toujours au travail, et où nous sommes assurés de recueillir d’ineffables récompenses et d’immenses avantages ! Sur la terre rien de moins stable et rien de plus incertain que la possession des richesses ; et, d’abord, de quelle utilité nous sont-elles à la mort, puisqu’elles demeurent en deçà du tombeau ? Mais sans nous accompagner, elles ne laissent pas que d’être la matière d’un rigoureux jugement. Souvent encore il arrive que, même avant la mort et après mille travaux, mille peines et mille fatigues, l’adversité, comme un ouragan subit, les engloutit entièrement, en, sorte que d’un état d’opulence on tombe dans une extrême indigence ; chaque jour nous en voyons de tristes exemples ; mais, dans ce négoce spirituel, nul revers semblable n’est à craindre, notre gain est assuré et certain, et plus nous aurons travaillé à la grossir, plus aussi nous en recevrons de joie et de consolation.
3. C’est pourquoi, tandis que nous en avons, le temps et la facilité, apportez du moins, je vous en conjure, dans l’acquisition des richesses spirituelles, le même zèle que tant d’autres déploient pour des trésors périssables. Bien plus, nous ne devons jamais nous relâcher dans notre activité, lors même que déjà nous aurions fait quelque profit, et que, par notre vigilance, nous aurions surmonté quelque défaut. Car c’est à ce prix que mous goûterons les solides plaisirs que procure le bon témoignage de la conscience. Ce que je vous demande donc, ce n’est pas de vous borner à venir ici chaque jour, pour y entendre la parole sainte, ni même à jeûner tout le carême ; et en effet si ces fréquents entretiens, et si ce jeûne ne servent à votre avantage spirituel, loin de vous être utiles, ils vous deviendront le sujet d’une plus sévère condamnation. Ce sera justice, puisque malgré tous nos soins, vous serez demeurés, par rapport au salut, dans le même état d’indifférence. Ainsi l’homme colère et irascible doit devenir doux et pacifique, l’envieux charitable, l’avare désintéressé dans l’amour insensé des richesses, généreux dans ses aumônes et prodigue de ses biens envers les pauvres ; ainsi encore le voluptueux doit se montrer chaste et réservé, l’ambitieux s’accoutumer à mépriser la vaine gloire du monde, et à ne rechercher que la gloire solide du salut, et celui gui négligeait envers ses frères les devoirs de la charité doit s’exciter lui-même à ne point paraître inférieur aux publicains : Car, dit Jésus-Christ, si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, que faites-vous de plus ? les publicains ne le font-ils pas aussi ? (Mt. 5,46) C’est pourquoi il doit arriver à cette disposition de cœur qu’il accueille ses ennemis d’un bienveillant regard, et qu’il leur témoigne une tendre charité.
Si nous nous laissons toujours dominer par ces passions, et mille autres qui naissent en nous, et cela lorsque nous venons ici chaque jour, et que nous ajoutons à la vertu du jeûne, les secours de l’instruction et de la doctrine, quelles seront notre excuse et notre défense ? Car, dites-le-moi, si vous voyiez votre enfant fréquenter assidûment l’école, et après plusieurs années ne faire aucun progrès, seriez-vous toujours patient et indifférent ? Vous châtieriez l’enfant, et vous blâmeriez le maître. Mais qu’on vous prouve ensuite que celui-ci a rempli tous ses devoirs, et qu’il n’a rien omis à l’égard de votre enfant, dont il ne faut accuser que la paresse et l’indolence, et soudain vous tournerez vers ce dernier toute votre indignation, et vous ne condamnerez plus le maître.
Appliquez-vous cette parabole. La vocation divine m’a appelé au ministère de la parole sainte, et, comme mes fils spirituels ; je vous réunis ici chaque jour pour vous distribuer une salutaire instruction. Au reste, ce ne sont point mes propres pensées que je vous développe et que je cherche à vous inculquer, ruais c’est lot doctrine que le Seigneur nous a révélée dans ses divines Écritures. Et si maintenant malgré tous mes soins, et tout mon zèle pour vous faire chaque jour avancer dans la voie de la vérité, vous persévérez dans vos erreurs et vos vices, pensez quelle sera ma douleur, et, sans employer un terme plus dur, quelle sera votre propre condamnation ! sans doute je serai à l’abri de tout reproche, puisque je n’aurai rien négligé pour assurer vos progrès dans la vertu, et néanmoins, comme je désire beaucoup votre salut, je ne pourrai que m’attrister profondément de votre lâcheté. Eh ! quel est le maître qui, voyant son disciple ne retirer aucun fruit de ses leçons, ne s’afflige et ne gémit amèrement, parce qu’il sent que sa peine et ses soins sont perdus ?
4. Mon intention, en vous parlant ainsi, n’est point de vous contrister, et je ne veux que réveiller votre ardeur, afin que vous ne fatiguiez pas inutilement votre corps par un jeûne rigoureux, et que vous n’acheviez pas infructueusement le cours de cette sainte quarantaine. Mais pourquoi limiter notre zèle au carême, puisqu’il ne devrait pas y avoir, un seul jour dans toute notre existence où nous ne fissions quelque profit spirituel par la prière, la compassion, l’aumône et autres pratiques de la piété ? Et en effet, le grand apôtre à qui le Seigneur avait découvert des secrets que nul autre jusqu’aujourd’hui n’a connus, écrivait aux Corinthiens : Je meurs chaque jour pour votre gloire. (1Cor. 15,31) Il nous révélait ainsi que dans son désir de procurer l’avancement spirituel des fidèles, il s’exposait à de si grands périls que chaque jour il affrontait la mort. Mais cet héroïsme est au-dessus de la nature qui ne nous permet de mourir qu’une seule fois ; et cependant l’Apôtre bravait généreusement – mille morts, quoique le Seigneur dans sa bonté lui conservât une vie nécessaire au salut de ses frères. Or si Paul, élevé au faîte des vertus et de la sainteté, et qui était moins un homme qu’un ange, s’efforçait chaque jour d’avancer dans la piété, de combattre pour la vérité, et de braver mille périls pour la justice : et s’il se faisait un devoir de grossir chaque jour ses richesses spirituelles et de ne jamais se reposer, comment excuser notre lâcheté ? hélas ! nous sommes dénués de vertus et enclins à une multitude de vices, dont un seul suffirait à notre perte éternelle, et encore nous n’apportons aucun zèle à l’œuvre de notre conversion.
Dois-je ajouter que presque toujours le même homme est sujet à plusieurs défauts, et qu’il est à la fois colère et intempérant, avare, jaloux et violent ? Mais s’il ne veut ni se corriger de ces vices, ni s’exercer aux vertus opposées, quelle espérance peut-il avoir de son salut ! Au reste, je ne cesserai point de vous répéter ces maximes, afin que chacun de mes auditeurs y trouve un remède à ses maux, et qu’il éloigne les affections mauvaises qui troublent son âme. Alors il pourra s’appliquer avec zèle à la pratique des vertus chrétiennes. Car il est inutile que le médecin entreprenne le traitement d’un malade qui repousse ses soins, et qui, impatient et exaspéré par la douleur, rejette tous les remèdes qu’on lui présente. Quel homme sensé accuserait alors le médecin comme n’ayant point rempli son devoir et le rendrait responsable de ce quç le malade né guérirait pas ? C’est ainsi que je vous présente la doctrine sainte comme un remède spirituel, mais votre devoir est de le prendre, quelque amer qu’il soit, afin qu’il vous devienne réellement utile et qu’il vous rétablisse dans une santé parfaite. Quels immenses avantages vous en retirerez ; et, moi-même, combien je me réjouirai de voir ceux qui étaient faibles et malades recouvrer leurs forces et leur vigueur !
Je vous en conjure donc, que désormais chacun d’entre vous s’applique à déraciner son défaut dominant et qu’il se serve de quelque pieuse pensée comme d’un glaive spirituel pour le couper et l’extirper. Car Dieu nous a donné la raison, et, si nous voulons un peu la seconder, elle peut facilement étouffer tous nos vices. De plus, l’Esprit-Saint nous a laissé dans l’Écriture la vie et les exemples des suints qui, étant hommes comme nous, n’ont point laissé de s’illustrer par la pratique de toutes les vertus. Comment leur exemple ne nous, empêcherait-il pas d’être lâches et négligents dans la pratique de ces mêmes vertus ?
5. L’apôtre saint Paul était-il d’une autre nature élue nous ? Je l’avoue, je l’aime passionnément, et c’est pourquoi son nom se place si souvent sur mes lèvres. Je le considère donc comme le modèle achevé de la plus haute perfection, et, quand je contemple ses vertus, j’admire en lui la mortification entière de toutes les passions, l’excellence du courage et la ferveur de l’amour divin. Hélas ! me dis-je, Paul réunit en lui et fait briller toutes les vertus ; et moi, je n’ai pas le courage d’opérer le moindre bien. Eh ! qui nous arrachera aux supplices inévitables de l’enfer ? L’Apôtre, homme comme nous et sujet aux mêmes faiblesses, vivait en des temps bien difficiles, et chaque jour il était persécuté, battu et publiquement maltraité par ceux qui s’opposaient à la prédication de l‘Évangile. Souvent même ses ennemis pensaient qu’il avait expiré sous leurs coups et ils le laissaient comme mort. Ah ! où trouver parmi nos chrétiens mous et énervés ces grands exemples de fermeté ? Au reste, ce n’est pas de ma bouche, mais de la sienne qu’il vous faut apprendre quelles furent ses œuvres éclatantes et son courage pour la diffusion du christianisme.
Lorsque les calomnies des faux apôtres l’obligèrent à raconter ses propres, vertus, il ne le fit qu’avec la plus grande répugnance ; et, bien loin de s’y prêter complaisamment, il n’avait de hardiesse que pour se nommer un blasphémateur et un persécuteur. Mais, enfin, contraint de parler pour fermer la bouche à de vils imposteurs et pour consoler un peu ses disciples, il s’exprime ainsi : Quant aux avantages qu’ils osent s’attribuer, je veux bien faire une imprudence en me rendant aussi hardi qu’eux. Quelle leçon dans ces paroles ! L’Apôtre appelle la louange qu’il va se donner une hardiesse et une imprudence ; et il nous apprend ainsi que, sans une pressante nécessité, il ne faut jamais divulguer nos bonnes œuvres, si toutefois nous en avons fait quelqu’une : Quant aux avantages qu’ils s’attribuent, je veux bien faire une imprudence en me rendant aussi hardi qu’eux, c’est-à-dire, je cède à la nécessité et je consens à faire acte de hardiesse et d’imprudence. Sont-ils Hébreux ? je le suis aussi ; sont-ils Israélites ? je le suis aussi ; sont-ils de la race d’Abraham ? j’en suis aussi. Ils se glorifient, dit-il, et ils s’enorgueillissent de ces avantages, mais je n’en suis point dépourvu, je les possède comme eux. Il ajoute ensuite : Sont-ils ministres de Jésus-Christ ? quand je devrais passer pour imprudent, je le suis plus qu’eux. (2Cor. 2,21-23)
6. Ah ! voyez ici, mon cher frère, combien est grande la vertu de l’Apôtre ; déjà il avait qualifié et d’imprudentes les louanges qu’il s’était données par nécessité, mais peu content de ce premier acte d’humilité, il le renouvelle au moment où il va prouver qu’il surpasse infiniment ses détracteurs. C’est pourquoi, de crainte qu’on ne pense que l’orgueil le fait parler, il veut de nouveau se taxer lui-même d’imprudence. C’est comme s’il disait : Je sais bien que mes paroles en choqueront plusieurs et qu’elles paraîtront étranges dans ma bouche, mais je suis véritablement contraint de parler ; veuillez donc excuser mon imprudence. Ah ! que nous sommes éloignés d’imiter même l’apparence de cette modestie ! Si, malgré tous les péchés dont nous sommes chargés, il nous arrive de faire le moindre bien, nous ne pouvons le tenir caché, dans le trésor de notre cœur, mais nous le divulguons pour obtenir un peu de gloire auprès des hommes ; et, par notre imprudente vanité, nous nous privons des récompensés célestes. Ce n’est pas ainsi qu’agissait l’Apôtre : il avoue d’abord qu’il est imprudent en disant qu’ il est plus qu’eux ministres de Jésus-Christ ; et puis il aborde les vertus et les mérites que ne pouvaient montrer ces faux apôtres.
Eh ! faut-il s’en étonner ? Ils ne savaient que combattre la vérité, s’opposer aux progrès de l’Évangile et corrompre les esprits simples et faciles. C’est pourquoi, après avoir dit : Je suis plus qu’eux ministres de Jésus-Christ, il énumère les éclatantes preuves de sa vertu et de son courage. J’ai essuyé, dit-il, plus de travaux, j’ai reçu plus de coups, et je me suis vu plus souvent comme mort. (2Cor. 11,23) Que dites-vous, ô grand Apôtre ! Et cette dernière parole n’est-elle pas un vrai paradoxe ? Car, est-il possible de mourir plusieurs fois ? Oui, cela est possible, me répondez-vous ; non, en réalité, mais par le désir et la résolution. Puis il nous apprend comment il a bravé mille fois la mort pour la prédication de l’Évangile, et comment, pour l’utilité des fidèles, le Seigneur en a délivré son invincible athlète. Je me suis vu souvent comme mort, j’ai reçu des juifs, jusqu’à cinq fois, trente-neuf coups de fouet, j’ai été battu de verges par trois fois, j’ai été lapidé une fois, j’ai fait naufrage une fois, j’ai passé un jour et une nuit au fond de la mer ; souvent, j’ai été, dans les voyages, en péril sur les fleuves, en péril parmi les voleurs et au milieu des miens, en péril parmi les païens et parmi les faux frères, en péril dans les villes, dans les déserts et sur la mer. (2Cor. 11,24, 26)
Ne passons point légèrement sur ces diverses circonstances, car chacune nous révèle comme un abîme de souffrances. Et, en effet, l’Apôtre ne dit pas, seulement qu’il a été une fois en péril dans un seul voyage, mais que plusieurs fois il a couru mille dangers sur les fleuves, et que toujours il, y a déployé la plus grande fermeté. Enfin, il conclut son récit par ces paroles : J’ai été dans les travaux et les chagrins, souvent dans les veilles, dans la faim et la soif, dans les jeûnes, dans le froid et la nudité, et, en outre, j’ai les maux qui me viennent du dehors. (2Cor. 11,27)
7. Sondez donc, si vous le pouvez, ce second abîme de souffrances, car en disant en outre, j’ai les maux qui me viennent du dehors, il nous fait entendre que ses tribulations ont été plus grandes et plus nombreuses qu’il ne l’avoue. Cependant il veut bien nous révéler quelques-unes des adversités et des conspirations auxquelles il a été exposé, en nous parlant de l’accablement quotidien où le retenait Ia sollicitude de toutes les églises. Ce zèle seul serait bien suffisant pour nous faire comprendre tout l’héroïsme de sa vertu ; car j’ai, dit-il, la sollicitude, non d’une, de deux, ou de trois églises, mais de toutes celles qui sont répandues dans le monde entier. Ainsi les soins et la sollicitude de l’Apôtre embrassaient, comme les rayons du soleil, l’immensité de l’univers.
Quel cœur large ! et quelle grande âme ! Mais les paroles suivantes effacent tout le reste par leur sublimité : Qui est faible, dit-il, sans que je m’affaiblisse avec lui, et qui est scandalisé sans que je brûle  ? (2Cor. 2,29) Ah ! quelle tendresse de père pour ses enfants ! quelle charité ! quelle vigilance et quelle inquiétude ! Le cœur d’une mère souffre-t-il autant près du lit où les ardeurs de la fièvre retiennent son fils, que celui de Paul qui s’affaiblissait avec tout chrétien faible, n’importe en quel lieu il habitât, et qui brûlait avec tout fidèle qui était scandalisé ? Et en effet, considérez la force et l’énergie de l’expression ; il ne dit pas : qui est scandalisé sans que je m’attriste, mais, sans que je brûle ; il nous indique ainsi toute la vivacité de sa douleur ; c’était comme un feu ardent qui le dévorait ; telle était sa compassion pour tous ceux qui étaient scandalisés.
Mais je m’aperçois que cet entretien se prolonge indéfiniment, quoique j’eusse résolu d’être court, afin de ne pas vous aggraver la fatigue du jeûne. C’est que mon sujet m’a conduit à parler des éminentes vertus de l’Apôtre ; et alors mes paroles ont coulé comme un fleuve impétueux. Je termine donc en vous priant, mes chers frères, de vous souvenir souvent de saint Paul, et surtout de ne pas oublier qu’il était homme comme nous, et soumis aux mêmes faiblesses. Il exerçait, en outre, un métier vil et peu relevé, celui de faire des tentes, et passait une partie de sa vie dans les boutiques : et cependant, parce qu’il le voulut sincèrement, il posséda toutes les vertus et devint le temple de l’Esprit-Saint, qui le remplit de la plénitude de ses grâces. Et nous aussi, si nous voulons taire ce qui dépend de nous, nous pouvons obtenir les mêmes avantages. Car notre Dieu est généreux, et il veut que tous les hommes soient sauvés, et qu’ils parviennent à la connaissance de la vérité. (1Tim. 2,4) Il ne nous reste donc qu’à nous rendre dignes de ses bontés, et à embrasser avec zèle, quoique un peu tard, la pratique des vertus chrétiennes. Nous devons également travailler à dompter nos passions, afin que nous devenions, comme l’Apôtre, les temples de l’Esprit-Saint. Puissions-nous y parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

DOUZIÈME HOMÉLIE. modifier


Sur des paroles : « Ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, quand ils furent créés, au jour que Dieu fit le ciel et la terre. » (Gen. 2,4)

ANALYSE. modifier

  • 1-2. Dans cette homélie saint Chrysostome reprend l’explication de la Genèse, et, de nouveau, développe sommairement l’histoire de la création. – 3. Il explique ensuite comment la terre demeure suspendue au-dessus des eaux, et il y reconnaît un acte de cette puissance divine, qui préserva de la flamme les trois jeunes Hébreux et qui dessécha la mer Rouge pour laisser passer les Hébreux. – 4. Il revient ensuite à son sujet, et traite de la formation de l’homme. – 5. Notre corps, dit-il, formé de limon et de poussière, nous doit inspirer une sincère humilité, et notre âme, créée à l’image de Dieu, mérite que nous lui conservions sa noblesse, en la maintenant toujours pure, et toujours sainte. – Nous pouvons y parvenir, si nous voulons imiter le zèle et les vertus de saint Jean-Baptiste et de saint Paul.


1. Je viens aujourd’hui remplir ma promesse, et reprendre la suite de nos précédents entretiens. Vous savez bien que telle avait toujours été mon intention, et que je me disposais à le faire, lorsque le soin de votre salut m’a obligé de traiter un sujet plus approprié à vos besoins. Et en effet, quelques-uns de nos frères prenaient occasion de leur faiblesse pour s’absenter de nos conférences spirituelles, et ils altéraient ainsi les joies de nos pieuses réunions. Je me suis donc efforcé de les ramener au bercail, par mes avis et mes exhortations, en sorte que désormais ils ne se séparent plus du troupeau de Jésus-Christ. Unis à nous par le nom et la qualité de chrétiens, ils étaient en réalité attachés aux Juifs, qui sont encore assis dans l’ombre et les ténèbres, quoique le Soleil de justice luise sur le monde. J’ai également engagé les catéchumènes qui assistent à nos réunions à se rendre dignes de la grâce du baptême, et je les conjure de secouer toute somnolence et toute paresse, afin que, par de vifs désirs et un grand empressement, ils se disposent à recevoir le don royal de la régénération. C’est ainsi qu’ils mériteront d’arriver jusqu’au Dieu qui nous accorde la rémission de nos péchés, et qui y ajoute libéralement les plus précieuses faveurs.
Je me suis encore appliqué avec un soin tout spécial à instruire ceux qui erraient touchant la célébration de la Pâque, et qui se font un grand tort en considérant ces erreurs comme peu importantes. J’ai donc placé l’appareil sur, la blessure, et j’ai prémuni nos catéchumènes contre cette fausse doctrine. Maintenant il ne me reste plus qu’à vous offrir le festin accoutumé de nos instructions. Certes je n’eusse pu, sans être vraiment répréhensible, négliger le salut de mes frères, et pour ne pas interrompre la suite de mes explications, mépriser leur faiblesse, et laisser passer le moment favorable de les reprendre. Mais aujourd’hui j’ai satisfait, selon la mesure de mes forces, à toute l’étendue de mon devoir : je leur ai distribué la parole de la doctrine ; je leur ai fait connaître le trésor de la vérité, et j’ai ainsi jeté dans leurs cœurs la bonne semence. Il convient donc que j’aborde l’explication du passage de la Genèse que l’on vient de nous lire : cette explication ne pourra que vous être utile, et vous en rapporterez dans vos maisons quelques heureux fruits.
Or, voici ce passage : Ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, quand ils furent créés, au jour que Dieu fit le ciel et la terre, et, toutes les plantes des champs, quand il n’y en avait point sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, quand la terre n’en produisait point ; car Dieu n’avait point encore répandu la pluie sur la terre, et il n’y avait point d’homme pour la cultiver. Mais il s’élevait de la terre une source qui en arrosait la surface. (Gen. 2,4-6) Considérez ici, je vous le demande la sagesse admirable de l’écrivain sacré, ou plutôt celle de l’Esprit-Saint qui l’inspirait ; car d’abord, il nous a raconté séparément chaque partie de la création, il nous a décrit les œuvres des six jours, la formation de l’homme et le pouvoir que Dieu lui donna sur toutes les créatures, et maintenant il résume tout son récit en ces mots : Ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, quand ils furent créés.
Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt d’examiner pourquoi l’Écriture appelle la Genèse le livre de la création du ciel et de la terre, quoiqu’il comprenne tant d’autres choses. Et en effet ce livre qui raconte les vertus des anciens justes, nous instruit aussi de plusieurs points de doctrine, et en particulier de la bonté de Dieu, et de son indulgence envers le premier homme et tous ses descendants. Il traite également d’un grand nombre d’autres sujets qu’il est inutile de spécifier ici. Mais ne vous en étonnez pas, mon cher frère ; car habituellement l’Écriture sainte n’entre point dans de minutieux détails. Elle se contente d’exposer sommairement les principaux faits, et abandonne le reste au zèle et aux recherches de ses lecteurs. Le passage qu’on vient de lire, en est une preuve frappante. Car après nous avoir précédemment raconté en détail toutes les œuvres des six jours, elle n’en parle plus que pour dire en général : ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, quand ils furent créés, au jour que Dieu fit le ciel et la terre.
2. Vous voyez donc que Moïse, en ne nommant ici que le ciel et la terre, nous engage à y contempler tout l’ensemble des créatures. Et en effet il les comprend toutes sous cette désignation, tant celles qui sont dans le ciel, que celles qui sont sur la terre. Désormais il ne reprendra plus le détail de la création, et se bornera à la rappeler sommairement. C’est ainsi qu’il nomme la Genèse entière le livre de la création du ciel et de la terre, quoiqu’elle contienne beaucoup d’autres choses. Il veut donc nous apprendre à les découvrir sous ce titre général, puisqu’en effet toutes les créatures qui existent soit dans le ciel, soit sur la terre, sont nécessairement comprises dans ce livre. Au jour, dit l’Écriture, que Dieu fit le ciel et la terre, et toutes les plantes des champs, quand il n’y en avait point sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, quand la terre n’en produisait point. Car Dieu n’avait point encore répandu la pluie sur la terre, et il n’y avait point d’homme pour la cultiver. Mais il s’élevait de la terre une source qui en arrosait la surface. Ces quelques paroles contiennent un trésor précieux, et je dois vous les expliquer avec beaucoup de circonspection, afin que par le secours de la grâce divine, je puisse vous faire profiter de ces richesses spirituelles.
L’Esprit-Saint qui prévoit toute la suite des siècles, a voulu dès le principe empêcher que la raison humaine ne contredît les dogmes de l’Église, et ne pervertît le véritable sens de l’Écriture. C’est pourquoi il reprend ici tout l’ordre de la création, et nous rappelle d’abord les œuvres du premier et du second jour ; et puis il nous dit comment au troisième la terre, par l’ordre du Seigneur, fit éclore ses diverses productions sans le concours du soleil qui n’existait pas, et sans l’influence de la pluie, ni le travail de l’homme. Car celui-ci n’avait pas encore été formé. Ainsi la répétition de ces détails a pour but de réprimer l’audace de nos imprudents critiques. Relisons donc ce passage : Au jour que Dieu fit le ciel et la terre, et toutes les plantes des champs, quand il n’y en avait point sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, quand la terre n’en produisait point. Car Dieu n’avait point encore répandu la pluie sur la terre, et il n’y avait point d’homme pour la cultiver : Mais il s’élevait de la terre une source qui en arrosait la surface.
L’Écriture nous révèle donc que soudain, à la parole et à l’ordre du Seigneur, toutes les créatures sortirent du néant, et reçurent l’existence. Alors la terre enfanta les plantes des champs, et sous ce nom sont comprises toutes ses diverses productions ; mais au sujet de la pluie, la même Écriture observe que Dieu ne l’avait pas encore répandue sur la terre, c’est-à-dire qu’il ne l’avait pas encore fait tomber du haut du ciel. Enfin elle nous prouve que la terre ne devait point sa fécondité au travail de l’homme, puisqu’il n’y avait point d’homme pour la cultiver. Apprenez, nous dit-elle, et n’oubliez point quelle est l’origine de toutes les productions de la terre, et ne croyez pas qu’elles soient le résultat des soins de l’homme, ni le fruit de ses travaux. La terre les a enfantées à la parole et à l’ordre du Créateur. Concluons donc que pour faire germer les herbes et les plantes, la terre n’a nul besoin du concours des autres éléments, et que le commandement du Créateur lui suffit.
Mais voici un nouveau prodige plus étonnant encore. Le même Dieu dont la parole a communiqué à la terre une si merveilleuse fécondité, et dont la puissance surpasse toute intelligence humaine, a établi au-dessus des eaux la masse immense et le poids énorme du monde. C’est ce que nous apprend le Psalmiste par ces mots : Il a étendu la terre sur les eaux. (Ps. 136,6) L’homme peut-il percer ce mystère ? Car dans la construction d’un édifice, on creuse d’abord les fondements, et si l’on rencontre quelques veines d’eaux, on les épuise avant que d’asseoir les premières assises du bâtiment. Mais le Créateur agit tout différemment pour montrer son ineffable puissance, et nous prouver qu’à son ordre les éléments produisent des effets contraires à leurs phénomènes habituels.
3. Je m’explique par un exemple, afin que vous compreniez mieux ma pensée, et puis je reprendrai la suite de mon sujet. Sans doute il est contre la nature des eaux de porter un poids aussi pesant que celui de la terre ; et il est contre la nature de la terre de reposer solidement sur un corps fluide. Mais pourquoi nous en étonner ? quelle que soit en effet la créature que vous étudiez avec soin, vous y découvrirez l’action de la puissance immense du Créateur, et vous vous convaincrez qu’il gouverne toutes choses par sa volonté. Voyez le feu : cet élément dévore tout, et il consume aisément les corps les plus durs : le bois, les pierres et le fer. Mais quand Dieu l’ordonne, il ne blesse même pas les corps les plus tendres : et c’est ainsi qu’il respecta les trois jeunes hébreux dans la fournaise ardente. (Dan. 3) Mais le prodige s’étendit encore, car cet élément privé de raison se montra envers eux plus obséquieux qu’on ne saurait le dire non seulement il ne toucha pas à leur chevelure, mais il semblait encore les entourer et les presser amicalement ; il retint donc son activité naturelle pour ne déployer que sa pleine et entière obéissance aux ordres du Seigneur, et il conserva sains et saufs ces admirables enfants qui marchaient au milieu des flammes avec autant de sécurité que dans une prairie émaillée de fleurs.
Au reste, afin que l’on ne crût pas que ce feu matériel fût dénué de toute action, le Seigneur voulut bien lui conserver son activité. Seulement il la suspendit à l’égard de ses serviteurs qui en triomphèrent, et qui n’en furent nullement atteints. Quant aux soldats qui avaient jeté les jeunes hébreux dans la fournaise, ils connurent combien est grande la puissance du Seigneur, car le feu exerça à leur égard toute sa violence ; et le même élément, qui, au dedans de la fournaise, se courbait doucement au-dessus des trois enfants, sévit au-dehors et consuma les satellites du tyran. Vous voyez donc comment Dieu change à son gré les propriétés des éléments. C’est qu’il les a créés, et qu’il en dispose selon sa volonté. Voulez-vous encore que je vous montre le même prodige par rapport aux eaux ? Le feu, je l’ai dit, respecta les trois enfants de la fournaise, et ne leur fit aucun mal oubliant ainsi à leur égard toute sa violence, Mais il dévora leurs bourreaux, et déploya contre eux son inflexible activité ; et de même les eaux de la mer submergent les uns, et se retirent devant les autres pour leur laisse : un libre passage. Je fais ici allusion d’un côté à Pharaon et aux Égyptiens, et de l’autre aux Israélites. Ceux-ci, selon l’ordre du Seigneur, et sous la conduite de Moïse, traversèrent la mer Rouge à pied sec ; et ceux-là, qui voulurent avec Pharaon s’engager dans la même voie, furent engloutis sous les flots. C’est ainsi que les éléments respectent les serviteurs de Dieu, et que pour eux ils suspendent leur activité naturelle.
Instruisons-nous donc, nous, hommes irascibles et violents, et nous aussi qui, lâchement assujettis à mille autres passions, compromettons le succès de notre salut. Nous avons la raison en partage, et nous ne saurions imiter l’obéissance de ces éléments irraisonnables. Car si le feu, le plus actif et le plus violent de tous, a bien pu respecter des corps tendres et délicats, quelle sera l’excuse de l’homme qui, dédaignant les préceptes divins, refuse de dompter sa colère, et d’étouffer à l’égard de ses frères les sentiments d’un cœur ulcéré. Mais ici, ce qui est vraiment étonnant, c’est que le feu, qui brûle avec tant de violence, suspende son activité, et que l’homme, être raisonnable, doux et bienveillant, agisse contre sa nature, et par sa négligence, imite dans ses mœurs la férocité des bêtes farouches.
Aussi l’Écriture, pour désigner les diverses passions qui dominent en nous, donne-t-elle à l’homme doué de raison le nom de différents animaux. C’est ainsi que, dans son langage, le mot chien indique l’impudence et la violence. Ce sont des chiens muets, et qui ne savent pas aboyer. (Is. 56,10) Le cheval représente l’effervescence de la volupté : Ils sont devenus comme des chevaux qui courent et qui hennissent après les cavales : chacun d’eux a poursuivi la femme de son prochain. (Jer. 5,8) Quelquefois l’âne marque la grossièreté et la stupidité du pécheur : L’homme est comparé aux animaux qui n’ont aucune raison, et il leur est devenu semblable. (Ps. 48,13) Tantôt elle nomme les hommes lions et léopards par allusion à leurs appétits féroces et voraces, et tantôt aspics à cause de leur esprit fourbe et trompeur. Leurs lèvres, dit le Psalmiste, recèlent le venin de l’aspic. (Ps. 139,4) Enfin elle les assimile au serpent et à la vipère, en raison du poison caché de leur malignité. Aussi. 1e saint précurseur disait-il aux pharisiens : Serpents, et race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui s’approche ? (Mt. 3,7) L’Écriture donne encore aux hommes d’autres noms, afin de caractériser leurs différentes passions, et les rappeler par une honte salutaire au sentiment de leur noblesse. Ah ! Puissent-ils ne pas dégénérer de leur origine, et préférer la loi du Seigneur à ces passions criminelles qui les ont entraînés dans le péché !
4. Mais je ne sais comment je me suis écarté de mon sujet. J’y rentre donc, et j’aborde les diverses instructions que renferme le récit de l’écrivain sacré. Après avoir dit : Ceci est le livre de la création du ciel et de la terre, il nous raconte en détail la formation de l’homme ; sans doute, il nous avait déjà appris que Dieu avait fait l’homme, et qu’il l’avait fait à son image ; mais ici il s’exprime plus explicitement : Dieu, dit-il, forma l’homme du limon de la terre, et il répandit sur son visage un souffle de vie, et l’homme eut une âme vivante. (Gen. 2,7) Combien ces paroles sont grandes et admirables ! et combien elles surpassent notre intelligence ! et Dieu forma l’homme du limon de la terre. En parlant de toutes les créatures visibles, je vous disais que souvent le Créateur, pour montrer sa toute-puissance, agissait contrairement aux lois de la nature, et nous trouvons la même conduite dans la création de l’homme. C’est ainsi qu’il a établi la terre au-dessus des eaux, ce qu’en dehors de la foi notre raison ne saurait concevoir. C’est ainsi encore qu’à son ordre tous les éléments produisent des effets opposés à leur nature. L’Écriture nous apprend quelque chose de semblable dans la formation de l’homme, en nous disant que Dieu le forma du limon de la terre.
Que dites-vous ? quoi ! Dieu a pris un peu de terre, et en a formé l’homme l Oui, il en est ainsi ; Moïse nous l’assure ; et même il ne se contente pas de dire que Dieu prit de la terre, mais du limon, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus vil et de plus méprisable. Véritablement, on serait tenté de taxer ce récit de fable et de paradoxe ; mais dès qu’on se rappelle quel est l’auteur de ces merveilles, on les croit aisément, et l’on adore humblement la puissance du Créateur. Car si vous voulez mesurer les œuvres divines à la faiblesse de vos pensées, et les scruter curieusement il vous paraîtra bien plus naturel qu’on forme du limon de la terre une brique ou un vase que le corps de l’homme. Vous le voyez donc, pour comprendre toute la sublimité du langage de Moïse, il nous faut le méditer attentivement, et réprimer l’infirmité de la raison. Car, l’œil de la foi peut seul découvrir ces merveilles, quoique l’historien sacré ait proportionné sa parole à la faiblesse de notre intelligence. Et en effet, lorsqu’il nous dit que Dieu forma l’homme, et qu’il répandit sur lui un esprit de vie, ne semble-t-il pas descendre dans un détail indigne de la majesté divine ? mais l’Écriture s’exprime ainsi par condescendance pour notre faiblesse, et elle s’abaisse jusqu’à la petitesse de notre esprit pour l’élever ensuite jusqu’à la sublimité de ses révélations.
Et Dieu, prenant du limon, en forma l’homme. Certes, si nous voulons la comprendre, voilà une grande leçon d’humilité. Car, si nous réfléchissons sur l’origine de l’homme l’orgueil le plus superbe s’abaisse soudain, et la pensée de notre néant nous enseigne la modestie et l’humilité. Aussi, est-ce par un effet de sa providence à l’égard de notre salut que Dieu a inspiré à Moïse ce style et ce langage. Car déjà il avait dit que Dieu avait formé l’homme à son image, et qu’il lui avait donné l’empire sur toutes les créatures visibles. Mais ici, craignant que ce même homme ne s’enflât d’orgueil, et qu’il ne transgressât les limites d’une humble dépendance, s’il ignorait entièrement son origine, l’Écriture reprend le récit de sa création, et décrit en détail la manière dont il a été formé. Elle lui apprend donc qu’il a été formé de la terre, et de la même matière que les plantes et les animaux, au-dessus desquels il ne s’élevait que par l’âme, substance simple et immatérielle. Mais il tenait cette âme de la bonté divine, et elle était en lui le principe de la raison, et celui de son empire sur toutes les autres créatures. Malgré cette connaissance si explicite de son origine, le premier homme se laissa tromper par le serpent, et il s’imagina que lui, qui avait été formé du limon de la terre, pourrait devenir semblable à Dieu. Mais si Moïse n’eût ajouté à son premier récit des détails aussi précis, dans quelles extravagances ne serions-nous pas tombés !
5. C’est ainsi que l’histoire de notre origine est pour nous une grande leçon d’humilité. Et Dieu, dit l’Écriture, forma l’homme du limon de la terre ; et il répandit sur son visage un souffle de vie. Moïse parlait à des hommes qui n’eussent pu le comprendre, s’il ne se fût servi d’un langage aussi simple et aussi grossier. Il nous apprend donc que cet homme, formé du limon de la terre, reçut de la libéralité divine une âme essentiellement raisonnable, et qu’il devint ainsi un être parfait. Et Dieu, dit-il, répandit sur le visage de l’homme un souffle de vie. C’est ainsi qu’il désigne l’âme qui est dans l’homme, formé du limon de la terre, le principe de la vie, de l’action et du mouvement. Aussi, ajoute-t-il immédiatement : Et l’homme devint vivant et animé ; cet homme, dit-il, formé du limon de la terre, reçut un esprit de vie, et devint vivant et animé. Qu’est-ce à dire, vivant et animé ? C’est dire que l’homme était maître de ses actions, et qu’en lui les membres du corps étaient soumis à la volonté de l’âme.
Mais je ne sais comment nous avons renversé ce bel ordre. Hélas ! notre malice est si grande que nous forçons notre âme à obéir aux passions de la concupiscence. Cette âme née pour régner et pour commander est donc détrônée de nos propres mains, et nous la courbons sous l’esclavage des plaisirs de la chair, méconnaissant ainsi sa noblesse et son éminente dignité. Car, je vous en prie, reportez vos souvenirs sur la formation de l’homme, et demandez-vous ce qu’il était avant que Dieu eût répandu sur lui un esprit de vie, et qu’il fût devenu vivant et animé. Il n’était qu’un corps inerte, pesant et inutile. C’est donc uniquement ce souffle de vie que Dieu répandit sur lui, qui l’éleva à l’honneur de devenir un être vivant et animé. Au reste, il est facile de le comprendre, et par ce récit de la Genèse, et par ce qui arrive chaque jour sous nos yeux. Dès que l’âme est séparée du corps, celui-ci devient un objet hideux et repoussant. Que dis-je, hideux et repoussant ? il est effrayant, fétide et difforme. Et cependant, lorsque l’âme y réside, ce même corps est beau, agréable et aimable. De plus, il participe à la prudence de l’âme, et exécute ses ordres avec une rare dextérité.
Convaincus de ces vérités et pénétrés du sentiment de la dignité de notre âme, évitons tout ce qui pourrait la déshonorer. Craignons donc de la souiller par le péché, et ne la réduisons pas sous l’esclavage de la chair. Ah ! ce serait être trop cruel et trop inhumain envers une créature si élevée en noblesse et en honneur. C’est par notre âme que, malgré les entraves du corps, nous pouvons, avec une volonté ferme et le secours de la grâce, ressembler aux vertus célestes et immatérielles. Oui, quoique attachés à la terre, nous pouvons vivre en quelque sorte dans le ciel, égaler ces pures intelligences, et même les surpasser. Mais comment y parvenir ? Le voici : lorsque dans un corps mortel nous réalisons une vie tout angélique, nous nous élevons devant Dieu à un degré de mérite supérieur à celui des anges, parce qu’au milieu des tristes nécessités du corps, nous conservons intacte la noblesse de notre âme.
Eh ! qui jamais, me direz-vous, est arrivé à cette perfection ? je ne m’étonne pas que la chose nous paraisse impossible, tant notre vertu est faible ! mais voulez-vous vous convaincre du contraire, rappelez à votre souvenir les saints qui, depuis l’origine du monde jusqu’aux temps présents, se sont rendus agréables aux yeux du Seigneur. Faut-il nommer ici Jean-Baptiste, l’enfant de la stérilité et l’habitant du désert, ou Paul, le docteur des nations, et cette fouie innombrable d’élus qui étaient de même nature que nous, et sujets aux mêmes infirmités du corps. Leurs exemples vous prouvent que cette haute vertu ne nous est pas impossible, et ils nous animent à profiter pour l’acquérir de toutes les occasions que le Seigneur nous ménage. Et en effet, il connaît notre faiblesse, et le penchant qui nous entraîne vers le mal. C’est pourquoi il nous a laissé dans les saintes Écritures des remèdes aussi efficaces qu’abondants, et il ne dépend que de nous de les appliquer sur nos blessures. De plus, il met sous nos yeux la vie des saints comme une pressante exhortation à la vertu. Gardons-nous donc de négliger nos devoirs ; mais fuyons le péché, et ne nous rendons point indignes des biens ineffables du ciel. Puissions-nous les obtenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’empire et l’honneur, maintenant, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

TREIZIÈME HOMÉLIE. modifier


« Or le Seigneur Dieu avait dans Éden, vers l’Orient, un jardin de délices, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. » (Gen. 2,8)

ANALYSE. modifier

  • 1. Saint Chrysostome se réjouit de l’empressement de ses auditeurs, et leur promet d’y répondre par un zèle nouveau. – 2. Il reprend ensuite brièvement le récit de la formation de l’homme ; et réfute en passant l’erreur de ceux qui regardaient l’âme comme une partie de la divinité. – 3. Abordant les paroles de son texte, il dit que le mot planté qu’emploie l’Écriture, exprime qu’à l’ordre du Seigneur là terre produisit les différents arbres du jardin de délices ; et il ajoute que Moïse en détermine le lieu pour confondre par avance les fables dé quelques hérétiques. – 4. Le Seigneur y plaça l’homme afin qu’il jouit de toutes ses beautés et de tous ses agréments, et il lui défendit de toucher au fruit de l’arbre de vie, pour éprouver son obéissance, et lui rappeler sa dépendance.


1. Votre empressement et votre ardeur, votre attention et votre concours me ravissent d’admiration ; aussi, malgré le sentiment de ma faiblesse, je me propose de dresser chaque jour pour vous la table d’un festin spirituel. Sans doute cette table sera pauvre et frugale ; mais j’ai confiance en votre zèle, et je sais que vous écouterez ma parole avec plus de joie que l’on n’en témoigne pour un repas grossier et matériel. Ne voyons-nous pas en effet que l’appétit des convives supplée à la frugalité de la table et à la pauvreté de l’hôte, en sorte qu’un maigre repas est mangé avec grand plaisir ; tout au contraire, si on n’apporte qu’un faible appétit à un somptueux festin, la variété et l’abondance des mets deviennent inutiles, parce que personne ne peut en user pleinement ? Mais ici, par la grâce de Dieu, vous vous approchez de cette table spirituelle pleins de ferveur et d’une pieuse avidité, et de mon côté je ne suis pas moins empressé à vous distribuer la parole sainte, parce que je sais que vous l’entendez avec une oreille bien disposée.
Le laboureur qui a trouvé un champ gras et fertile, le cultive avec le plus grand soin ; il travaille le sol, le laboure et en arrache les épines ; il l’ensemence ensuite largement, et, tout rempli de confiance et d’espoir, il attend chaque jour le développement du grain qu’il a confié à une terre féconde. Cependant, il base ses calculs sur la fertilité du sol, et s’apprête à recueillir le centuple de ce qu’il a semé. C’est ainsi qu’en voyant chaque jour votre ferveur s’accroître, votre empressement s’augmenter et votre zèle se développer, je conçois les meilleures espérances ; aussi, suis-je animé d’une ardeur nouvelle pour vous instruire, afin d’avancer quelque peu votre perfection, la gloire de Dieu et l’honneur de l’Église. Mais rappelons d’abord, s’il vous plaît, le sujet de notre dernier entretien, et puis nous passerons à l’explication du passage qui vient d’être lu. Voici donc ce que je vous disais, et ce que je vous développais en terminant notre dernière conférence ; il est nécessaire d’y revenir brièvement : et Dieu forma l’homme du limon de la terre ; et il répandit sur son visage un souffle de vie, et l’homme devint vivant et animé.
Or, je vous faisais observer, comme je le fais encore en ce moment, et comme je ne cesserai de le dire, que Dieu a donné à l’homme des marques d’une bonté extrême ; il s’est occupé de notre salut avec un soin tout particulier, et il a comblé l’homme des plus grands honneurs. Bien plus, sa parole et ses actes ont déclaré hautement qu’à ses yeux l’homme était au-dessus de toutes les autres créatures : aussi, ne sera-t-il pas inutile de revenir sur ce sujet ; car de même que les aromates rendent plus de parfum, selon qu’on les pétrit davantage, nos saintes Écritures offrent à nos méditations profondes et multipliées, des trésors nouveaux, et elles présentent à notre piété des richesses immenses. Et Dieu forma l’homme du limon de la terre. Remarquez ici, je vous prie, combien ce langage diffère de celui que Dieu employa pour produire les autres créatures. Il dit, selon Moïse : Que la lumière soit, et la lumière fut ; que le firmament soit, que les eaux se réunissent, que des corps lumineux soient, que la terre produise les plantes, que les eaux produisent les animaux qui nagent, et que la terre enfante les animaux vivants. C’est ainsi qu’une seule parole tira du néant toutes les créatures ; mais s’agit-il de l’homme, Moïse dit : Et Dieu forma l’homme ; cette expression, qui se proportionne à notre faiblesse, désigne également le mode de notre création et sa supériorité sur les créations antérieures. Car, pour parler un langage tout humain, elle-nous montre le Seigneur formant de ses propres mains le corps de l’homme ; aussi, le bienheureux Job a-t-il dit: Vos mains m’ont formé et elles ont façonné mon corps. (Job. 10,8) Nul doute que si Dieu eût commandé à la terre de produire l’homme, celle-ci n’eût exécuté cet ordre, mais il a voulu que le mode même de notre création nous fût une leçon d’humilité, et que ce souvenir nous retînt dans la dépendance qui convient à notre nature. Voilà pourquoi Moïse décrit si explicitement cette création, et nous dit que Dieu forma l’homme du limon de la terre.
2. Mais observez aussi combien ce mode de création nous est honorable ; car Dieu ne prit pas seulement de la terre pour en former l’homme, mais du limon, de la poussière, tout ce qu’il y a de plus vil ; et c’est ce limon et cette poussière qui, à son ordre, devint le corps de l’homme. Sa parole avait précédemment tiré la terre du néant, et, alors il voulut qu’un peu de limon se changeât en le corps de l’homme. Aussi, est-ce avec délices que je répète cette exclamation du Psalmiste : Qui racontera la puissance du Seigneur, et qui publiera toutes les louanges qui lui sont dues ? (Ps. 105,2) Et en effet, à quel degré d’honneur n’a-t-il pas élevé l’homme formé du limon de la terre ! et de quels bienfaits ne le comble-t-il pas tout aussitôt, lui donnant ainsi des témoignages d’une bonté toute spéciale ! Car, dit l’Écriture : Dieu répandit sur le visage de l’homme un souffle de vie ; et il devint vivant et animé.
Mais ici, quelques insensés qui ne suivent que leurs propres raisonnements, qui n’ont aucunes pensées dignes de Dieu, et qui ne comprennent point la condescendance du langage de l’Écriture, osent affirmer que notre âme est une portion de la divinité. O démence ! ô folie ! combien sont nombreuses les voies de perdition que le démon ouvre devant ses sectateurs ! Car, voyez par quels chemins différents ils courent tous à leur perte. Les uns s’appuient sur ce mot : Dieu répandit un souffle, et ils en concluent que nos âmes sont une portion de la divinité ; et les autres disent même qu’après la mort l’âme passe dans le corps des plus vils animaux. Quelle doctrine extravagante et dangereuse ! c’est que leur raison, obscurcie par d’épaisses ténèbres, ne peut comprendre le sens de l’Écriture ; aussi, semblables à des aveugles, ils tombent tous dans différents précipices ; car les uns élèvent l’âme au-dessus de sa dignité, et les autres l’abaissent au-dessous.
S’ils veulent donner à Dieu une bouche parce que l’Écriture dit qu’il répandit un souffle de vie sur le visage de l’homme, il faut donc également qu’ils lui donnent des mains puisque la même Écriture dit qu’il forma l’homme. Mais il vaut mieux taire de pareilles extravagances que s’exposer soi-même à tenir un langage insensé ; évitons donc de suivre ces hérétiques dans les sentiers multipliés de leurs erreurs et attachons-nous à l’Écriture qui s’explique par elle-même ; seulement la simplicité de ses expressions ne doit point nous arrêter, parce que cette simplicité n’a pour cause que la faiblesse de notre intelligence. Eh ! comment l’oreille de l’homme pourrait-elle recueillir la parole de Dieu, si cette parole ne s’accommodait à son infirmité ? Convaincus de notre impuissance et de la véracité de Dieu, nous ne devons interpréter l’Écriture que dans un sens qui soit digne de lui ; c’est pourquoi il faut écarter de Dieu toute idée de membres et de formes corporelles, et ne rien imaginer qui le déshonorerait ; car, il est un être simple, immatériel, et qui ne tombe point sous les sens ; et si nous lui donnons un corps et des membres, nous nous engagerons soudain dans les erreurs grossières du paganisme.
Quand vous lisez donc dans l’Écriture que Dieu forma l’homme, élevez-vous jusqu’à l’idée de cette puissance créatrice qui avait dit précédemment que la lumière soit. Et lorsque vous lisez encore que Dieu répandit surie visage de l’homme un souffle de vie, pensez également que ce même Dieu qui avait créé les anges, intelligences spirituelles, voulut unir au corps de l’homme, formé du limon de la terre, une âme raisonnable qui fit mouvoir les membres de ce corps. Et en effet, on peut dire que ce corps, l’œuvre par excellence du Seigneur ; gisait sur la terre comme un instrument qui a besoin d’être touché. Oui, il était comme une lyre qui attend une main habile ; et l’âme, en imprimant à ces membres un mouvement harmonieux, leur fait rendre des sons qui sont agréables au Créateur. Et Dieu répandit sur le visage de l’homme un souffle de vie ; et l’homme devint vivant et animé. Que signifie cette parole : il répandit un souffle de vie ? Elle nous apprend que Dieu unit au corps de l’homme une âme vivante qui lui communiqua la vie et le mouvement, et qui se servit des membres de ce même corps pour exercer ses propres facultés.
3. Mais je reviens encore sur la différence qui existe entre la création des animaux et celle de cet être raisonnable que nous appelons l’homme. Au sujet des premiers, Dieu avait dit : que les eaux produisent les animaux qui nagent ; et soudain les eaux enfantèrent les poissons. Et de même il avait dit : que la terre produise des animaux vivants ; mais il n’en est pas ainsi de l’homme. D’abord son corps fut formé du limon de la terre, et il reçut ensuite une âme raisonnable qui lui donna la vie et le mouvement. Aussi Moïse dit-il en parlant des animaux : leur vie est dans le sang. (Lev. 17,11) Notre âme au contraire est une substance spirituelle et immortelle, et elle surpasse le corps de tout l’intervalle qui sépare une pure intelligence d’un corps brut et grossier. Mais peut-être me ferez-vous cette question : si l’âme est plus noble que le corps, pourquoi a-t-il été créé le premier, et l’âme la dernière ? Eh ! ne voyez-vous pas, mon cher frère, que ce même ordre a été suivi dans la création ? Car le Seigneur fit d’abord le ciel et la terre, le soleil et la lune, lés animaux et toutes les autres créatures, et il forma ensuite l’homme qui devait leur commander. C’est ainsi que dans la création de l’homme, le corps a été formé le premier et l’âme la dernière, quoiqu’elle soit plus noble et plus excellente.
Observez encore que les animaux, étant destinés au service de l’homme, devaient être créés avant lui, pour qu’il pût tout d’abord les employer. Et de même le corps fut formé avant l’âme, afin que dès l’instant où elle existerait, par un acte de l’ineffable sagesse du Seigneur, elle pût agir au moyen du corps. Et Dieu, dit l’Écriture, planta un jardin de délices, dans Eden, vers l’Orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. Oh ! combien le Seigneur se montre-t-il bon et généreux envers l’homme ! il avait créé l’univers pour lui, et voici que dès le premier instant de son existence, il le comble de nouveaux bienfaits. Car c’est pour lui qu’il planta un jardin de délices, dans Eden, vers l’Orient. Mais ici, mon cher frère, si l’on n’interprétait ces paroles dans un sens digne de Dieu, on tomberait dans l’abîme de l’extravagance. Et en effet que diront ceux qui prennent à la lettre et dans un sens humain tout ce que l’Écriture dit de Dieu ? il planta un jardin de délices : eh quoi ! eut-il besoin pour embellir ce jardin de travailler la terre, et d’y employer ses soins et son industrie ? A Dieu ne plaise ! Et cette expression, le Seigneur planta, signifie seulement qu’à son ordre la terre produisit le jardin de délices que l’homme devait habiter. C’est en effet pour l’homme que ce jardin fut planté ; et l’Écriture le marque expressément. Dieu, dit-elle, planta un jardin de délices dans Eden, vers l’Orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé.
Je remarque aussi que Moïse spécifie le lieu où ce jardin était placé, afin de prévenir les vains discours de ceux qui veulent abuser de notre simplicité. Ils nous affirment que ce jardin était dans le ciel, et non sur la terre, et nous débitent mille autres fables semblables. L’extrême exactitude de l’historien sacré n’a pu les empêcher de s’enorgueillir de leur éloquence, et de leur science toute profane. Aussi osent-ils combattre l’Écriture, et soutenir que le paradis terrestre n’existait point sur la terre. C’est ainsi qu’ils adoptent un sens tout contraire à celui de l’Écriture, et qu’ils suivent une route semée d’erreurs en entendant du ciel ce qui est dit de la terre. Mais dans quel abîme ne seraient-ils point tombés, si, par l’inspiration divine, Moïse n’eût employé un langage simple et familier ! Sans doute l’Écriture interprète elle-même ses enseignements, et ne donne aucune prise à l’erreur ; mais parce que plusieurs la lisent ou l’écoutent bien moins pour y chercher la doctrine du salut que l’agrément de l’esprit, ils préfèrent les interprétations qui les flattent à celles qui les instruiraient. C’est pourquoi je vous conjure de fermer l’oreille à tous ces discours séducteurs, et de n’entendre l’Écriture que conformément aux saints canons. Ainsi quand elle nous dit que Dieu planta à l’orient d’Eden un jardin de délices, donnez à ce mot, mon cher frère, un sens digne de Dieu, et croyez qu’à l’ordre du Seigneur un jardin se forma dans le lieu que l’Écriture désigne. Car on ne peut, sans un grand danger pour soi et pour ses auditeurs, préférer ses propres interprétations au sens vrai et réel des divines Écritures.
4. Et Dieu y plaça l’homme qu’il avait formé. Voyez ici combien le Seigneur honora l’homme dès le premier instant de son existence. Il l’avait créé hors du paradis, mais il l’y introduisit immédiatement, afin d’éveiller en son cœur le sentiment de la reconnaissance, et de lui faire apprécier l’honneur qui lui était accordé. Il plaça donc dans le paradis l’homme qu’il avait formé ; ce mot : il plaça, signifie que Dieu commanda à l’homme d’habiter le paradis terrestre, pour qu’il goûtât tous les charmes de ce séjour délicieux, et qu’il s’en montrât reconnaissant envers son bienfaiteur. Et en effet ces bontés du Seigneur étaient toutes gratuites, puisqu’elles prévenaient dans l’homme jusqu’au plus léger mérite. Ainsi ne vous étonnez point de cette expression : il plaça, car l’Écriture ici, comme toujours, emploie un langage tout humain, afin de se rendre plus accessible et plus utile. C’est ainsi qu’en parlant des étoiles, elle avait dit précédemment que Dieu les plaça dans le ciel. Certes, l’écrivain sacré n’a point voulu nous faire croire que les astres sont attachés fixement à la place qu’ils occupent, puisqu’ils ont chacun leur mouvement de rotation ; il s’est proposé seulement de nous enseigner que le Seigneur leur ordonna, de briller dans les espaces célestes, de même qu’il commanda à l’homme d’habiter le paradis terrestre.
Et Dieu, continue l’Écriture, fit sortir de la terre toute sorte d’arbres beaux à voir, et dont les fruits étaient doux à manger : et au milieu du jardin étaient l’arbre de vie et l’arbre de la science du bien et du mal. (Gen. 2,9) Voici, de la part du Seigneur un nouveau bienfait qui se rapporte tout spécialement à l’homme. Il lui destinait le paradis terrestre pour habitation : aussi fit-il sortir de la terre toutes sortes d’arbres dont l’aspect était agréable à la vue, et le fruit doux au goût. Toutes sortes d’arbres, dit expressément l’Écriture, qui étaient beaux à voir, c’est-à-dire qui réjouissaient le regard de l’homme, et dont les fruits étaient doux à manger, c’est-à-dire qui lui fournissaient une nourriture délicieuse. Ajoutez encore que le nombre et la variété de ces arbres produisaient pour l’homme des charmes nouveaux ; car vous ne sauriez nommer une seule espèce qui ne s’y trouvât pas. Mais si l’habitation de l’homme était si gracieuse, sa vie n’était pas moins admirable. Il vivait sur la terre comme un ange, et quoique revêtu d’un corps il n’en souffrait point les dures nécessités. C’était le roi de la création, portant la pourpre et le diadème ; et parmi l’abondance de tous les biens, il coulait dans, le paradis terrestre une douce et libre existence.
Et au milieu du jardin étaient l’arbre de vie, et l’arbre de la science du bien et du mal. Après nous avoir appris qu’à l’ordre du Seigneur, la terre produisit toute sorte d’arbres beaux à la vue et dont les fruits étaient doux au goût, Moïse ajoute : qu’au milieu du jardin étaient l’arbre de vie, et l’arbre de la science du bien et du mal. C’est que le Créateur, dans sa prescience divine, n’ignorait point que par la suite l’homme abuserait de sa liberté et de sa sécurité. Aussi plaça-t-il au milieu du paradis l’arbre de vie, et l’arbre de la science du bien et du mal, parce qu’il se proposait d’en défendre l’usage à l’homme. Et le but de cette défense devait être d’abord de rappeler à l’homme que Dieu lui donnait par bonté et par générosité l’usage de tous les autres arbres, et puis, qu’il était son Maître, non moins que celui de toutes les créatures. La mention de ces deux arbres amène naturellement celle des quatre fleuves qui sortaient d’une seule et même source, et qui se divisant ensuite en quatre branches, arrosaient les diverses contrées du globe, et en marquaient la séparation.
Mais il est possible qu’ici ceux qui ne veulent parler que d’après leur propre sagesse soutiennent que ces fleuves n’étaient point de véritables fleuves, ni ces eaux de véritables eaux. Laissons-les débiter ces rêveries à des auditeurs qui leur prêtent une oreille trop crédule ; et pour nous, repoussons de tels hommes, et n’ajoutons aucune foi à leurs paroles. Car nous devons croire fermement tout ce que contiennent les divines Écritures, et en nous attachant à leur véritable sens, nous imprimerons dans nos âmes la saine et vraie doctrine. Mais nous devons également régler notre vie sur leurs maximes, en sorte que nos mœurs rendent témoignage à la sainteté de la doctrine, et que la doctrine soit elle-même la règle de nos mœurs. Et en effet il est essentiel, si nous voulons éviter l’enfer et gagner le ciel, que nous brillions de la double auréole d’une foi orthodoxe et d’une conduite irréprochable. Eh ! dites-le-moi, peut-on appeler utile l’arbre élancé qui se couvre de feuilles, et ne se couronne jamais de fruits ? Ainsi sont ces chrétiens orthodoxes dans leur foi, et hérétiques dans leur conduite.
D’ailleurs Jésus-Christ ne déclare heureux que celui qui fait et qui enseigne. (Mt. 5,19) Car l’enseignement qui repose sur les actions est bien plus sûr et bien plus persuasif que celui qui ne s’appuie que sur de vaines paroles. Et en effet, le silence et l’obscurité n’empêchent point que nos bonnes œuvres n’édifient nos frères, soit par nos exemples, soit par le récit qui leur en est fait. De plus, nous y trouvons nous-mêmes une source de grâces parce que, selon la mesure de nos forces, nous sommes cause que ceux qui nous voient glorifient le Seigneur. C’est ainsi que les bons exemples d’un chrétien sont autant de langues qui se multiplient comme à l’infini pour remercier et louer le Dieu de l’univers. Car non seulement les témoins de sa vie l’admirent, et glorifient le Seigneur, mais les étrangers eux-mêmes, quelle que soit la distance des lieux qui les séparent ; et les ennemis, non moins que les amis, s’édifient de sa vertu, et vénèrent son éminente sainteté. Telle est en effet la puissance de la vertu, qu’elle ferme la bouche à ses plus opiniâtres contradicteurs ; et de même qu’un œil faible ne peut supporter l’éclat du soleil, le vice ne saurait sans honte contempler la vertu en face, il est contraint de se cacher, et de s’avouer vaincu. Convaincus de ces vérités, embrassons donc le parti de la vertu, et pour mieux régler notre vie, et assurer notre salut, évitons avec soin jusqu’aux péchés les plus légers dans nos paroles et nos actions ; car nous ne tomberons point en des fautes graves, si nous sommes en garde contre les moindres, et, avec le secours de la grâce, nous pourrons, en avançant en âge, avancer aussi en sainteté. C’est ainsi que nous échapperons aux peines de l’enfer, et que nous acquerrons les biens éternels du ciel, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

QUATORZIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et le Seigneur, Dieu prit l’homme qu’il avait formé, et le plaça dans le jardin de délices pour le cultiver et le garder. » (Gen. 2,15)

ANALYSE. modifier

  • 1. Saint Chrysostome exhorte d’abord ses auditeurs à rechercher les divers sens profonds et mystérieux de l’Écriture en leur rappelant avec quelle ardeur les plongeurs se livrent à la pêche des perles. – 2. Puis il aborde l’explication de son texte, et observe que cette expression, le Seigneur Dieu ; n’indique point, entre le Père et le Fils, comme le pensaient certains hérétiques, quelque différence d’attribut ou de souveraineté. – 3. Il remarque ensuite que le travail fut imposé à l’homme comme un préservatif contre l’oisiveté, mais que ce travail n’était qu’une douce occupation, et non une pratique. – La défense que le Seigneur fit à Adam A manger du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, avait pour objet d’exercer son obéissance et de le tenir dans la dépendance et la soumission ; et quoique la femme ne fut pas encore créée, Dieu la comprit dans cette défense, afin qu’Adam la lui fît ensuite connaître. – 4. Au sujet de la création de la femme, l’orateur observe qu’ici, comme dans la création de l’homme, Dieu s’adresse à son Fils, et qu’il révèle la dignité de la femme en disant qu’elle fut formée pour être la compagne de l’homme. – 5. Il explique ensuite comment Adam nomma les divers animaux par un acte d’autorité, ainsi qu’un maître nomme ses serviteurs, et termine en priant ses auditeurs de garder le souvenir de ses instructions.


1. Aujourd’hui encore, si vous le trouvez bon, je reprendrai le sujet de notre dernier entretien, et je vous en développerai de nouveau la doctrine spirituelle : car le texte sacré, qui vient d’être lu, renferme de grands mystères, et il est nécessaire, pour en retirer quelque fruit, de les approfondir, et de les étudier avec attention, Les pécheurs qui s’occupent de la pêche des perles, ne les recueillent qu’au prix de grandes fatigues, et en bravant les flots et les abîmes de l’Océan ; mais combien plus devons-nous appliquer notre esprit à sonder les profondeurs des saintes Écritures, et à y chercher les véritables pierres précieuses. Toutefois, ne vous effrayez point, mon cher frère, lorsqu’on vous parle d’abîmes et de profondeurs : car il ne s’agit pas ici d’explorer une mer orageuse. La grâce de l’Esprit-Saint, qui nous dirige par ses divines clartés, facilite notre travail et nous le rend fructueux. Les pêcheurs de perles font rarement fortune, et souvent même cette pêche leur devient funeste et cause leur perte ; du moins le plaisir du succès n’en égale jamais les suites fâcheuses, puisque la vue de ce trésor excite contre eux les regards de la cupidité, et arme le bras de l’avarice. Et, en effet, la possession de quelques perles, loin de nous être véritablement utile, ne produit trop souvent que la discorde et la mort, car elle irrite l’avarice et enflamme la cupidité, en sorte qu’elle met en péril la vie même de celui qui a trouvé ce trésor.
Mais les pierres précieuses que renferment nos saintes Écritures ne nous offrent aucun danger semblable ; si leur prix est au-dessus de toute estimation, la joie de les posséder est inaltérable, et bien supérieure à toutes les joies humaines ; c’est ce que nous apprend le Psalmiste quand il s’écrie : Seigneur, vos paroles sont beaucoup plus désirables que l’or et les pierres précieuses. (Ps. 18,11) Mais s’il met ainsi la loi divine en regard des matières les plus estimées, il sait aussi l’apprécier bien au-dessus d’elles en disant que cette loi leur est de beaucoup supérieure : Seigneur, dit-il, vos paroles sont beaucoup plus désirables que l’or et les pierres précieuses. Certes, ce n’est point là, dans la pensée du Psalmiste, une comparaison de parfaite égalité ; mais parce que l’or et les pierreries sont parmi nous les objets les plus estimés, il les indique pour marquer l’excellence de la loi divine, et nous faire connaître que nous devons désirer ces oracles de l’Esprit-Saint avec plus d’ardeur que les hommes ne recherchent l’or et les pierres précieuses. L’Écriture ne compare, en effet, les choses spirituelles aux choses sensibles qu’afin de relever l’utilité et la supériorité de ces dernières ; ainsi le Psalmiste ajoute qu’elles sont plus douces que les rayons du miel. Ici encore il ne veut pas établir une comparaison exacte, ni dire que le miel et la loi divine peuvent nous causer un égal plaisir, mais c’est qu’il n’a pu trouver dans la nature d’autres objets plus propres à nous faire comprendre la douceur de cette loi. Il cite donc l’or, les pierreries et le miel pour nous faire mieux apprécier l’excellence des oracles sacrés, et nous apprendre que l’intelligence des dogmes divins apporte plus de joie que la possession de ces trésors périssables.
Dans l’Évangile Jésus-Christ emploie la même méthode ; et comme un jour ses apôtres lui demandèrent l’explication de la parabole du bon grain et de l’ivraie, que l’homme ennemi avait semée parmi le froment, il daigna leur en expliquer en détail toutes les parties. Ainsi il leur, dit quel était ce champ et ce père de famille qui avait semé le bon grain, ce que, signifiait l’ivraie et quel était l’homme ennemi qui l’avait répandue ; il leur dit quels étaient les moissonneurs et ce que représentait la moisson, et il termina toutes ses explications par ces mots : Alors les justes resplendiront comme le soleil dans – le royaume de leur père. (Mt. 13,43) Sans doute leur éclat surpassera celui de cet astre, et néanmoins le Sauveur dit qu’ils égaleront sa splendeur, parce que la nature n’offre rien de plus brillant que le soleil. Dans ces sortes de comparaisons il faut donc bien moins s’arrêter au terme lui-même que s’en servir pour s’élever, des objets sensibles et matériels, jusqu’à l’éminente supériorité des choses spirituelles. Or, nous ne saurons jamais rechercher celles-ci avec trop d’empressement, car elles découlent de Dieu, et remplissent l’âme d’une joie ineffable : c’est pourquoi prêtez, à mes instructions, une oreille avide et attentive, afin que vous y trouviez les vraies richesses du salut, et que vous rentriez dans vos maisons tout remplis des principes de la sagesse qui est selon Dieu.
2, écoutons donc l’explication du passage de la Genèse, qui vient d’être lu, et rejetons toute pensée profane ou indifférente ; car l’Écriture est un code descendu du ciel pour notre salut. Quand on donne lecture d’un rescrit impérial, le silence le plus profond s’établit et soudain cesse le moindre bruit et la plus légère agitation ; toutes ; les oreilles sont attentives et tous sont impatients de connaître les volontés du prince. Celui-là s’exposerait donc à un grand danger, qui même, par un léger bruit, interromprait cette lecture ; mais l’Église nous commande une crainte bien plus respectueuse et un silence plus, profond encore. Nous devons également réprimer le tumulte des pensées profanes et étrangères, si nous voulons bien comprendre ces instructions et mériter, par notre docilité, que le Roi des cieux nous approuve et qu’il nous récompense en nous accordant des grâces nouvelles et plus abondantes.
Mais il est temps d’entendre les instructions, que nous donne l’écrivain sacré, qui parlait bien moins de lui-même que par l’inspiration du Saint-Esprit : Et le Seigneur Dieu, dit-il, prit l’homme qu’il avait formé ; il joint ensemble, dès le commencement de la phrase, les mots : Seigneur Dieu, pour nous indiquer qu’il y a ici un secret et un mystère, et que ces deux termes signifient une seule et même chose. Au reste je ne fais point cette remarque sans motif ; c’est afin qu’entendant l’Apôtre nous dire : Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, d’où procèdent toutes choses, et un seul Seigneur, Jésus-Christ par qui toutes choses ont été faites (1Cor. 8,6), vous ne pensiez point qu’il existe quelque différence entre ces termes, et qu’ils marquent l’un, un caractère de supériorité, et l’autre, un caractère d’infériorité. L’Écriture les emploie donc indifféremment, et elle prévient ainsi toute dispute qui tendrait, par une fausse interprétation, à altérer nos dogmes sacrés. L’examen même du texte que je cite prouve, en effet, que l’Écriture n’attache à ces deux mots aucune signification spéciale et distincte ; car à quelle personne de la Trinité l’hérétique veut-il rapporter cette phrase : Et le Seigneur Dieu prit l’homme ? Au Père seul, soit. Mais écoutez l’Apôtre qui nous dit : Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, d’où procèdent toutes choses, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites. Ne voyez-vous pas qu’il nomme le Fils Seigneur ? et pourquoi donc dire que le mot Seigneur signifie quelque chose de plus grand que le mot Dieu ? c’est une absurdité et un affreux blasphème : mais dès que l’on s’écarte des règles d’une saine interprétation de l’Écriture, et que l’on ne suit que son propre raisonnement, on déraisonne, et l’on soulève contre la vraie doctrine mille disputes inutiles et oiseuses.
Et le Seigneur Dieu prit l’homme qu’il avait formé, et il le plaça dans le jardin de délices, pour qu’il le cultivât et qu’il le gardât. Admirez ici les soins de la Providence à l’égard de l’homme : hier, l’écrivain sacré nous disait gaie Dieu avait planté un jardin de délices, et qu’il y avait placé l’homme pour qu’il y demeurât et qu’il y jouît de ses divers agréments ; mais voici qu’aujourd’hui Moïse revient encore sur cette ineffable bonté du Créateur, et il nous (lit une seconde fois que le Seigneur Dieu prit l’homme qu’il avait formé, et qu’il le plaça dans un jardina de délices ; et observez qu’il ne dit pas seulement : et Dieu le plaça dans un jardin, mais : dans un jardin de délices, pour nous faire entendre combien cette demeure était agréable. Après avoir ainsi rapporté que Dieu plaça l’homme dans un jardin de délices, il ajoute afin qu’il le cultivât et qu’il le gardât. C’est ici encore le trait d’une amoureuse Providence. Et en effet, au milieu des délices de ce jardin, où tout réjouissait sa vue et flattait ses sens, l’homme eût, pu s’enorgueillir de l’excès de son bonheur ; car l’oisiveté enseigne tous les vices. (Sir. 33,29) Aussi le Seigneur lui commanda-t-il de cultiver ce jardin et de le garder.
Mais, direz-vous, le paradis terrestre avait-il donc besoin des soins de l’homme ? Non sans doute ;. et cependant, le Seigneur voulut que la garde et la culture de ce jardin offrissent à l’homme une occupation douce et modérée. Supposez-le entièrement oisif, et cette grande oisiveté n’eût pas tardé à le rendre paresseux et négligent. Une occultation douce et facile le maintenait au contraire dans une humble dépendance. Et en effet, ce mot : pour qu’il le cultivât, n’est point mis ici sans motif, et il signifie que l’homme ne devait pas oublier que Dieu était son maître, et qu’il ne lui avait donné la jouissance de ce jardin de délices qu’à la condition d’en avoir soin ; car le Seigneur fait toutes choses pour l’utilité de l’homme, soit qu’il le comble de bienfaits, soit qu’il lui donne la liberté d’en abuser. Nous n’existions pas encore, que déjà son immense bonté nous avait préparé les biens ineffables du ciel. C’est ce que nous apprennent ces paroles de Jésus-Christ : Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé avant la création du monde. (Mt. 25,34) Mais, à plus forte raison, cette même bonté nous fournit-elle abondamment les biens de la vie présente.
3. Rappelons, en quelques mots, les bienfaits du Seigneur à l’égard de l’homme. D’abord il le tira du néant, et il forma son corps du limon de la terre ; il répandit ensuite sur son visage un souffle divin, et lui communiqua ainsi le don inestimable d’une âme spirituelle ; enfin, il créa pour lui un jardin de délices, et il l’y plaça. Peu satisfait encore, comme un bon père qui aime son enfant, Dieu semble craindre qu’au sein d’un entier repos et d’une pleine liberté, l’homme, jeune et inexpérimenté, ne s’enfle d’orgueil et de vanité ; c’est pourquoi il songe à lui donner une occupation douce et modérée. Le Seigneur commanda donc à Adam de cultiver et de garder le paradis terrestre, afin qu’au milieu des délices de ce séjour et de la sécurité d’un paisible repos, ce double soin le retînt dans les limites d’une humble dépendance. Tels sont les premiers bienfaits que le Seigneur accorde à l’homme immédiatement après sa création ; et ceux qui vont suivre n’attesteront pas moins son extrême bonté et sa souveraine bienveillance.
Or, que dit l’Écriture ? Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam. Ici encore l’écrivain sacré, selon son habitude, joint ces deux mots : Seigneur et Dieu, afin de mieux nous inculquer la vraie doctrine et confondre ceux qui, osant établir entre eux quelque distinction, attribuent l’un de ces noms au Père, et l’autre au Fils. Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam. Quel trait de bonté dans ce seul mot : Dieu fit une recommandation ! Qui ne l’admirerait ! et quelle parole pourrait dignement l’exprimer ! Car voyez comme, dès le principe, Dieu respecte la dignité de l’homme : il ne lui intime ni un ordre absolu, ni un commandement exprès ; mais il lui fait une simple recommandation. Comme un ami traite avec son ami d’une affaire importante, ainsi le Seigneur traite avec Adam. On dirait qu’il veut l’engager, par un sentiment d’honneur, à se montrer soumis et obéissant.
Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam, et il lui dit : mangez de tous les fruits des arbres du paradis ; mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, car le jour même où vous en mangerez, vous mourrez très-certainement. (Gen. 2,17) L’observation de ce précepte était bien facile. Mais, comprenez, mon cher frère, combien la paresse est un grand mal : elle rend difficiles les choses les plus aisées ; et au contraire, l’ardeur et l’activité rendent aisées les choses les plus difficiles. Eh ! dites-le-moi, Dieu pouvait-il faire à l’homme une recommandation plus simple et plus facile, et pouvait-il le combler de plus d’honneur ! Il lui permettait d’habiter le paradis terrestre et de récréer ses regards par la beauté des objets qu’il renfermait. Combien douce et agréable était cette vue, et combien exquis les fruits dont il se nourrissait l Et en effet, quel plaisir de voir la fertilité des arbres fruitiers, la variété des fleurs, la diversité des plantes, le feuillage qui pare les arbres comme d’une belle chevelure, et ces mille autres beautés que renfermait vraisemblablement un jardin que Dieu lui-même avait planté. C’est ce que l’Écriture nous a précédemment insinué quand elle nous a dit que Dieu fit sortir de la terre toute sorte d’arbres beaux à voir, et dont les fruits étaient doux à manger. Aussi pouvons-nous comprendre combien a été coupable la négligence et l’intempérance de l’homme qui, au sein d’une telle abondance, transgressa le commandement du Seigneur.
Représentez-vous l’honneur et la dignité dont le Seigneur environna le premier homme. II le plaça dans le paradis terrestre et lui dressa une table séparée et particulière, afin qu’il ne pût même soupçonner que le Créateur lui avait destiné la même nourriture qu’aux animaux. Mais il était comme le roi de la nature, et il jouissait dans le paradis terrestre de mille délices ; il avait aussi, en sa qualité de maître des animaux, une demeure séparée et une habitation meilleure. Et le Seigneur Dieu fit une recommandation à Adam et il lui dit : mangez de tous les fruits des arbres du paradis ; mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, car le jour même où vous en mangerez, vous mourrez certainement. C’est comme s’il lui eût dit : est-ce que je vous impose une obligation grave et difficile ? non sans doute, puisque je vous abandonne les fruits de tous les arbres, à l’exception d’un seul ; et si je sanctionne ma défense par la menace des plus terribles châtiments, c’est pour que du moins la crainte vous retienne dans l’obéissance. Le Seigneur en usait donc envers le premier homme, comme un maître généreux et magnifique qui nous céderait un superbe palais, à la condition que nous reconnaîtrions son droit de suzeraineté pour une modique redevance ; et de même le Seigneur, toujours bon et miséricordieux, permit à Adam l’usage des fruits de tous les arbres, et n’en excepta qu’un seul, afin de lui rappeler qu’il dépendait de Dieu et qu’il devait obéir à tous ses commandements.
4. Mais qui pourrait dignement, exprimer, combien fut grande alors la bonté du Seigneur l Adam ne pouvait encore présenter aucun mérite, et quelles faveurs néanmoins ne reçut-il pas ! Car ce n’est ni la moitié des fruits que le Seigneur lui abandonne, ni un grand nombre d’arbres qu’il se réserve, en lui permettant l’usage des autres ; il veut au contraire qu’il mange de tous les fruits des arbres du paradis, et s’il en excepte un seul, c’est uniquement pour que l’homme le reconnaisse comme l’auteur et le principe de tous ces biens. Considérez encore ici quelle fut envers la femme la bonté du Seigneur, et de quels honneurs il la combla. Elle n’existait pas encore, et déjà il la comprenait dans ce commandement : Ne mangez pas de ce fruit, car au jour où vous en mangerez vous mourrez certainement. Ainsi dès le commencement Dieu déclare que l’homme et la femme ne sont qu’un, et que l’homme, selon la parole de l’Apôtre, est le chef de la femme. (Eph. 5,23) Il s’adresse donc à tous deux, afin que plus tard, lorsque la femme aura été formée de l’homme, elle reçoive de celui-ci la connaissance de cette défense.
Je n’ignore point les questions que l’on propose d’ordinaire touchant cet arbre, ni les objections de certains hérétiques qui parlent avec une téméraire audace, et qui s’efforcent de rejeter sur Dieu le péché de l’homme. Pourquoi, disent-ils, le Seigneur a-t-il fait cette défense, sachant bien que l’homme ne la respecterait pas ? Pourquoi encore a-t-il planté cet arbre dans le paradis ? La réponse à ces questions et à beaucoup d’autres m’entraînerait à parler avant le temps de la faute originelle, et il vaut mieux attendre que le récit de Moïse nous y conduise. Quand nous serons donc arrivés à cet endroit de la Genèse, je vus dirai plus à propos ce que m’inspirera la grave divine pour vous développer le véritable sens de l’Écriture. Vous acquerrez ainsi la vraie connaissance des choses, et vous rendrez à Dieu la gloire qu’il mérite sans lui imputer une faute dont l’homme seul est coupable. C’est pourquoi abordons, si vous le voulez bien, l’explication des versets qui suivent immédiatement.
Et le Seigneur Dieu dit : il n’est pas bon que l’homme soit seul. L’Écriture répète ici cette expression qu’elle a déjà employée : le Seigneur Dieu, afin que nous la retenions bien, et que nous ne préférions pas à ces enseignements-là nos vaines interprétations. Et le Seigneur Dieu dit : il n’est pas bon que l’homme soit seul. Voyez comme le Dieu bon ne cesse d’accumuler sur l’homme bienfaits sur bienfaits, et comme dans sa généreuse libéralité il entoure de nouveaux honneurs cet être doué de raison. Son but est de lui rendre la vie plus douce et plus agréable. Et le Seigneur Dieu dit : il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide semblable à lui. Ici Dieu emploie pour la seconde fois cette expression : faisons. Au moment de créer l’homme, il avait dit : faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance  ; et sur le point de former la femme, il dit également : faisons. Mais à qui adresse-t-il cette parole ? Certes ce n’est point à quelque puissance créée, mais à celui qu’il a engendré, à ce fils unique qui est l’ange du grand conseil et le prince de la paix. Et afin qu’Adam sût que la femme qui allait être formée lui serait égale en dignité, Dieu répète les mêmes termes qu’il avait employés pour sa création, et dit : faisons à l’homme une aide qui lui soit semblable.
Ces deux mots aide et semblable renferment un sens qu’il faut peser mûrement. Je ne veux pas, dit le Seigneur, que l’homme soit seul, et il convient de lui donner une compagne qui le console, et qui lui vienne en aide. Telle est la mission de la femme. Aussi après avoir dit faisons-lui une aide, il ajoute immédiatement : « qui soit semblable à lui. » Or cette dernière parole ne doit point s’entendre des animaux, ni des oiseaux que le Seigneur va amener devant Adam. Et en effet, quoiqu’ils lui soient d’un grand secours dans ses travaux, ils sont privés de raison, et par conséquent bien inférieurs à la femme qui en est douée. Aussi l’écrivain sacré rapporte d’abord cette parole une aide semblable à lui, et puis il ajoute : le Seigneur après avoir formé de la terre tous les animaux de la terre et tous les oiseaux du ciel, les fit venir devant Adam, afin qu’Adam vît comme il les nommerait ; et le nom qu’Adam donna à chaque animal est son propre nom. Tout ceci ne fut pas fait au hasard, mais en prévision de l’avenir. Car Dieu, qui n’ignorait pas que bientôt l’homme deviendrait prévaricateur, a voulu par là nous montrer de quels trésors de science il l’avait enrichi en le créant. Aussi lorsqu’Adam viola le commandement du Seigneur, gardons-nous bien de penser qu’il pécha par ignorance, tandis qu’il agit sciemment et par malice.
5. Le récit de Moïse nous révèle en effet combien était étendue la science du premier homme. Le Seigneur, dit-il, fit venir devant Adam tous les animaux, afin qu’Adam vît comme il les nommerait. Dieu en agit ainsi pour lui donner occasion de faire usage de ses vastes connaissances. Aussi l’Écriture ajouta-t-elle que le nom qu’Adam donna à chaque animal est son propre nom. Mais ici, outre la science d’Adam, nous voyons dans cette imposition du nom une preuve de son domaine sur les animaux. Car c’est ainsi, qu’en signe de son autorité, un maître change le nom de l’esclave qu’il achète. Le Seigneur amena donc à Adam tous les animaux afin qu’il les nomma comme étant leur maître. Ne passez pas légèrement sur ce fait, mon cher frère ; mais considérez combien devait être vaste et profonde la science d’Adam pour qu’il donnât un nom propre et convenable aux oiseaux et aux reptiles, aux bêtes féroces et aux animaux domestiques ou sauvages, aux poissons qui vivent dans les eaux et aux insectes que produit la terre. L’Écriture nous dit en effet que le nom qu’Adam donna à chaque animal, est son propre nom. N’est-ce pas ici un acte formel de puissance et de suprême autorité ? Mais observez encore que les lions et les léopards, les vipères et les scorpions, les serpents et tous les monstres s’étant présentés humblement devant Adam pour rendre hommage à son empire, et en recevoir un nom, celui-ci n’en parut nullement effrayé. Évitons donc d’accuser le Dieu qui ses a créés, et de proférer contre lui, ou plutôt contre nous-mêmes cet imprudent blasphème pourquoi Dieu a-t-il créé ces animaux ? Car tous alors, les bêtes féroces comme les animaux domestiques, reconnurent leur dépendance ; et Adam, en leur donnant un nom, fit manifestement acte d’autorité. Or ils conservent aujourd’hui encore le nom qu’il leur imposa, et Dieu l’a permis, afin de perpétuer le souvenir des faveurs dont il avait comblé l’homme. Aussi, en voyant que dans le principe les animaux lui étaient soumis, ne pouvons-nous attribuer à une autre cause qu’à son péché l’affaiblissement et presque la ruine de ce souverain domaine.
Et Adam donna leurs noms aux animaux domestiques, aux oiseaux du ciel, et aux bêtes sauvages. Ces paroles nous apprennent, mon cher frère, combien grande était dans Adam la liberté de la volonté, et l’étendue de la science. Ainsi nous ne saurions dire qu’il ne connaissait pas le bien et le mal. Car n’était-il pas profondément instruit et savant celui qui put donner un nom propre et convenable aux animaux domestiques, aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages, sans confondre les espèces, et sans imposer aux animaux domestiques des noms qui eussent convenus aux bêtes sauvages, ou à celles-ci des noms qui eussent convenu aux premiers ? Conjecturez de là quelle est la puissance de ce souffle de vie que le, Seigneur répandit dans l’homme, et quelle est la science de cette âme spirituelle qu’il lui donna. Et en effet, l’homme est un animal raisonnable, qui se compose de deux natures, d’une âme spirituelle, et d’un corps matériel. Or celui-ci est, par rapport à l’âme, comme un instrument entre les mains d’un excellent artiste. Mais en considérant l’excellence d’un être si parfait, admirez la sagesse du Créateur. Oui, si la beauté des cieux, quand on y réfléchit attentivement, nous porte à célébrer les louanges d’un Dieu créateur, combien plus encore l’étude de l’homme, doué de raison, comblé d’honneurs dès le premier instant de sa création, et enrichi des dons les plus merveilleux, ne doit-elle pas nous exciter à célébrer par de continuelles louanges l’Auteur de ces merveilles, et à rendre gloire à Dieu selon nos forces !
Je voudrais aborder l’explication des versets suivants, mais je crains d’avoir déjà, par ce long entretien, fatigué votre attention ; aussi vaut-il mieux ne pas le prolonger. Car l’important n’est pas que je vous dise beaucoup de choses, mais que vous reteniez ce que je vous dis ; il ne suffit même pas que vous sachiez pour vous seuls le sens des saintes Écritures ; mais il faut encore que vous puissiez le faire connaître à vos frères et le leur expliquer. Je vous engage donc à vous entretenir, au sortir de cette assemblée, du sujet que je viens de traiter, et à vous communiquer mutuellement vos souvenirs. Ce sera un excellent moyen de vous rappeler l’ensemble : et le détail de cet entretien, en sorte qu’arrivés dans vos maisons, vous pourrez en méditer la céleste doctrine. D’ailleurs, cette attention à écouter la parole divine, et cette application à la méditer, vous faciliteront les moyens de calmer le tumulte de vos passions, et d’éviter les embûches du démon.
Et en effet, quand cet esprit mauvais voit une âme tout occupée des choses de Dieu, et comme tout absorbée en de saintes pensées, il n’ose s’en approcher, et il s’en éloigne promptement. Car l’action de l’Esprit-Saint en cette âme est un feu qui le met en fuite. Appliquons-nous donc à ce pieux exercice, afin d’en retirer de si précieux avantages, de vaincre l’ennemi de notre salut, et de mériter des grâces plus abondantes. Par là tout nous succédera heureusement, les difficultés s’aplaniront, le mal lui-même se changera en bien, et les, malheurs de la vie présente ne pourront nous attrister. Car si nous nous occupons exclusivement des choses de Dieu, il prendra soin lui-même de notre existence. Sous sa conduite nous traverserons sans naufrage la mer orageuse de ce monde, et sa main nous dirigera heureusement vers le port du salut. C’est à lui seul qu’appartiennent la, gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

QUINZIÈME HOMÉLIE. modifier


« Mais il ne se trouvait point pour Adam d’aide semblable à lui : Dieu envoya donc à Adam un profond sommeil ; et pendant qu’il dormait, Dieu prit une de ses côtes et mit de la chair en sa place. Et Dieu produisit la femme de la côte qu’il avait ôtée à Adam. » (Gen. 2,20-22)

ANALYSE. modifier

  • 1. Saint Chrysostome, après avoir félicité ses auditeurs de leur zèle à entendre la parole divine, preuve l’excellence de la femme par ces paroles : « Il ne se trouvait point pour Adam d’aidé semblable à lui ; » et il en fait ressortir sa supériorité sur les animaux qui ne sont que les serviteurs de l’homme, tandis que la femme est sa compagne. – 2. Il explique ensuite le sommeil mystérieux envoyé à Adam, et la manière dont le Seigneur forma la femme. – 3. Le mode seul de cette formation montre, selon la parole de l’Apôtre, que la femme a été créée pour l’homme ; aussi en la voyant. Adam s’écria-t-il par suite d’une révélation prophétique : « Voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! » – 4. L’orateur explique ensuite comment Adam et Eve ne rougissaient pas de leur nudité en disant qu’ils étaient revêtus d’innocence et de – pureté, et que leur vie, avant le péché, était tout angélique. – 5. En terminant, il ramène l’attention de ses auditeurs à la manière, dont ils ont passé la première moitié du carême, et les engage à éviter les différents péchés qui se commettent par la langue.


1. Je vous suis bien reconnaissant de ce que trier vous m’avez écouté avec tant de bienveillance. La longueur de notre entretien n’a point paru vous fatiguer, et votre attention s’est soutenue depuis le commencement jusqu’à la fin. Aussi suis-, fie fondé à espérer que vous mettrez mes conseils en pratique. Car celui qui écoute 7a parole sainte avec tant de plaisir témoigne bien qu’il veut y conformer sa conduite ; et `d’ailleurs le nombreux concours de ce soir suffirait seul pour me garantir vos heureuses dispositions. Un bon appétit est un signe de bonne santé, et de même la faim de la parole divine est l’indice d’une âme très-bien disposée. Mais puisque votre zèle me promet des fruits abondants, et qu’il me garantit que vous vous conformerez à mes enseignements, comment ne pas vous donner, mes chers frères, la récompense que je vous promis hier ? J’entends cette doctrine spirituelle que je vous distribue sans m’appauvrir, et qui néanmoins vous rend plus riches. Telle est en effet la nature des biens spirituels, qui sous ce rapport sont fort différents des biens temporels. Car à l’égard de ces derniers, on ne saurait en être prodigue, ni enrichir les autres qu’à ses dépens ; ici au contraire on augmente ses propres trésors en les distribuant, et l’on multiplie les richesses de ses frères.
De mon côté, je suis tout disposé à vous communiquer ces biens spirituels, et du vôtre les âmes s’ouvrent et se dilatent pour les recevoir ; il faut donc que je vous donne de ma plénitude, et que je m’acquitte de ma dette en vous expliquant les versets de la Genèse qui viennent d’être lus. Oui je veux, mes chers frères en faire le sujet de cet entretien, en rechercher avec soin le sens caché, et vous enrichir de leurs abondants trésors. L’Écriture nous dit : Mais pour Adam il ne se trouvait point d’aide qui lui fût semblable ; que signifie cette parole, mais pour Adam ? et pourquoi employer ici cette conjonction ? ne suffisait-il pas de dire : pour Adam il ne se trouvait pas d’aide ? ce n’est point sans raison, ni par simple curiosité que j’entre dans ce détail, et je me propose de vous apprendre par ce minutieux examen due dans l’Écriture il ne faut passer légèrement ni sur un mot, ni sur une syllabe. Car ce ne sont point ici des paroles jetées au hasard, mais le langage de l’Esprit-Saint. Aussi peut-on y découvrir de précieux trésors même sous une seule syllabe. Veuillez donc, je vous en conjure, m’écouter avec soin, et ne faites paraître ni lâcheté, ni nonchalance. Soyez au contraire attentifs, et ne vous laissez point distraire par les préoccupations des affaires, ou les soucis des choses temporelles. Car chacun doit être touché de la dignité de cette sainte assemblée, et ne pas oublier que c’est Dieu lui-même qui nous parle par la bouche de son prophète. Ainsi qu’en vous l’oreille et l’esprit soient ouverts et éveillés afin que vous ne perdiez pas un seul mot, et que la semence de la parole divine ne tombe point sur la pierre, ou le long du chemin, ni parmi les épines. Puisse-t-elle au contraire se répandre sur une bonne terre ! je veux dire en des cœurs bien préparés, alors elle se multipliera et vous produira des fruits abondants.
Expliquons donc le sens de cette phrase : Mais pour Adam, il ne se trouvait point d’aide qui lui fût semblable ; et voyez d’abord avec quelle exactitude s’exprime la sainte Écriture ! Après nous avoir dit : Mais pour Adam, il ne se trouvait point d’aide, elle poursuit et ajoute ces mots : qui lui fût semblable. Cette addition nous fait comprendre le sens de la conjonction. Je pense que, parmi vous, quelques esprits plus éclairés devinent presque ce que je vais dire ; mais il est de mon devoir d’instruire tous mes auditeurs, et de me faire comprendre de chacun d’eux. C’est pourquoi je vous expliquerai les raisons qu’a eues Moïse de parler ainsi, mais il faut un peu de patience. Vous vous souvenez que l’écrivain sacré a précédemment rapporté cette parole du Seigneur : Faisons à Adam une aide qui lui soit semblable, et qu’ensuite il est revenu sur la création des bêtes, des reptiles et de tous les animaux. Et Dieu, dit-il, avait formé de la terre tous les animaux et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir devant Adam, afin qu’Adam vît comment il les nommerait. Ainsi Adam leur imposa à tous un nom, comme étant le maître de tous ; et selon la sagesse qu’il avait reçue du Seigneur, il donna aux bêtes féroces, aux oiseaux et aux animaux domestiques, le nom qui est resté leur propre nom. Mais quoique les animaux servent aux usages de l’homme, et qu’ils lui aident dans ses travaux, néanmoins par cela seul qu’ils sont privés de raison, ils lui sont bien inférieurs. C’est pourquoi nous ne saurions penser que c’est d’eux que le Seigneur a voulu parler quand il a dit : faisons une aide à Adam.
Sans doute les animaux nous prêtent leur secours, et ils nous sont utiles en bien des choses ; – mais ils n’en sont pas moins privés de raison. Qu’ils nous soient utiles, l’expérience le prouve, car nous employons les uns à tirer des fardeaux et les autres à cultiver la terre. Ainsi le bœuf traîne la charrue, ouvre les sillons et opère les divers travaux de l’agriculture. L’âne est très-propre à porter des fardeaux, et la plupart des autres animaux servent aux besoins de notre existence. La brebis nous donne la laine pour nous vêtir, et le poil de la chèvre se prête à mille usages ; de plus elle nous nourrit de son lait. Ainsi, pour que nous ne puissions appliquer aux animaux cette parole : faisons à Adam une aide, l’écrivain sacré commence son récit par ces mots : Mais pour Adam il ne se trouvait point d’aide qui lui fût semblable. C’est comme s’il nous disait : tous les animaux ont été créés pour le service de l’homme, et ils ont reçu de lui leur nom, mais aucun n’est digne d’être son aide. Aussi voulant nous raconter la formation de la femme, a-t-il soin d’introduire le Seigneur qui prononce cette parole : faisons à Adam une aide qui lui soit semblable, qui soit digne de lui, produite de la même substance et son égale. C’est pourquoi Moïse dit : Mais pour Adam il ne se trouvait point d’aide qui lui fût semblable ; et il nous indique par là que quelque grands que soient à l’égard de l’homme les services des animaux, l’aide de la femme sera pour Adam bien plus excellente en toutes manières.
2. Aussi n’est-ce qu’après avoir créé tous les animaux, et les avoir conduits au premier homme pour qu’il leur donnât un nom, que Dieu s’occupe de lui former une aide qui lui soit semblable. Déjà l’homme avait été le but de toute la création, et il avait produit pour lui toutes les créatures. Mais Dieu voulut alors y ajouter l’aide de la femme, et observez ici avec quelle précision de détails l’Écriture décrit la formation de la femme. Elle nous avait déjà appris que le Seigneur se proposait de donner à l’homme une aide qui lui fût semblable, car elle nous avait rapporté cette parole : faisons à Adam une aide selon lui ; et encore celle-ci : Mais pour Adam il ne se trouvait point d’aide qui lui fût semblable. Maintenant elle va nous apprendre que Dieu forma la femme de la substance même de l’homme. Et le Seigneur Dieu, dit-elle, envoya à Adam un profond sommeil, et pendant qu’il dormait, il prit une de ses côtes et mit de la chair à la place. Et le Seigneur Dieu produisit la femme de la côte qu’il vivait ôtée à Adam et l’amena devant Adam. (Gen. 21, 22) L’énergie de ces paroles est grande, et elles surpassent l’intelligence de l’homme. C’est pourquoi l’on ne saurait les comprendre qu’en les approfondissant avec l’œil de la foi.
Dieu, dit Moïse, envoya à Adam un profond sommeil, et pendant qu’il dormait. Quelle exactitude de doctrine et quelle sublimité de langage ! L’écrivain sacré, ou plutôt l’Esprit-Saint, par sa plume, nous apprend ici deux choses, le profond sommeil d’Adam, et les suites de ce sommeil. Mais ce sommeil ne ressemblait en rien au sommeil ordinaire. Car le Dieu créateur, sage et puissant, voulait éviter qu’Adam ressentît la moindre douleur, de crainte que ce souvenir pénible ne l’aigrît contre la femme qui devait être formée d’une de ses côtes. C’est pourquoi il lui envoya un profond sommeil, ou plutôt un profond assoupissement qui le priva de l’usage de ses sens. Alors, le Seigneur, comme un habile ouvrier, ôta à Adam une de ses côtes, mit de la chair en sa place, et de la côte enlevée forma dans sa bonté le corps de la première femme. Il envoya donc à Adam un profond sommeil, et pendant qu’il dormait, il lui enleva une de ses côtes, et il prit de la chair à la place. C’était pour qu’à son réveil Adam ne s’aperçût pas de ce qui était arrivé. Car il devait plus tard en être instruit, quoique dans le moment même il n’en eût aucune connaissance. Aussi le Seigneur disposa-t-il toutes choses afin de lui ôter tout sentiment de douleur et de tristesse. Il enleva donc une de ses côtes sans qu’il en ressentît aucune souffrance, et il mit de la chair à la place, pour qu’il ne s’aperçût de rien. Or c’est de cette côte que Dieu forma la femme. Récit admirable, et qui surpasse de beaucoup l’intelligence de l’homme. Au reste, tel est le caractère de toutes les œuvres de Dieu ; et ce n’est pas ici un moindre miracle que d’avoir formé Adam d’un peu de poussière et de boue.
Mais observez encore comme l’Écriture s’accommode à notre faiblesse. Et Dieu, dit-elle ; prit une des côtés d’Adam, Gardons-nous bien d’interpréter ces paroles d’une manière toute humaine, et ne voyons, dans leur humble simplicité, qu’une pure condescendance envers notre infirmité. Car si l’Écriture ne se fût ainsi exprimée, comment aurions-nous pu comprendre ces profonds mystères ? Arrêtons-nous donc bien moins au sens littéral, qu’à des pensées dignes de Dieu. Ainsi cette parole : Et Dieu prit et toute autre semblable ne sont que pour se proportionner à notre faiblesse. Au reste, l’Écriture emploie ici les mêmes expressions dont elle s’était servie en parlant d’Adam. Elle avait dit précédemment : Le Seigneur Dieu prit l’homme ; le Seigneur Dieu fit à Adam ce commandement ; et encore Le Seigneur Dieu dit : faisons-lui une aide qui lui soit semblable. De même ici elle dit : Le Seigneur Dieu forma la femme de la côte qu’il avait ôtée à Adam ; et un peu auparavant elle avait dit : Et le Seigneur Dieu envoya à Adam un profond sommeil. Ainsi ces expressions n’indiquent aucune différence entre le Père et le Fils, et l’Écriture les emploie indifféremment, parce que ces deux personnes divines n’ont qu’une seule et même nature. Aussi retrouvons-nous la même façon de s’exprimer quand il s’agit de la formation de la femme : Et le Seigneur Dieu forma la femme de la côte qu’il avait ôtée à Adam.
Que diront ici les hérétiques, qui veulent tout examiner curieusement, et qui se flattent de connaître même la génération du Créateur ? Mais quelle parole expliquerait ce mystère ! et quelle intelligence pourrait le comprendre : Le Seigneur, dit l’Écriture, prit une des côtes d’Adam, et de cette seule côte il forma la femme tout entière. Eh ! pourquoi ne parler que de ce second miracle ? Car dites-moi d’abord comment Dieu ôta cette côte, et comment Adam ne ressentit aucune douleur ? Ce sont autant de mystères que vous ne sauriez expliquer, et que le Créateur seul qui les a opérés peut comprendre. Mais puisque nous ne pouvons concevoir des choses qui sont sous nos yeux, ni comprendre la création de la femme qui a été formée de la substance de l’homme, il n’appartient qu’au délire et à la folie de rechercher curieusement l’essence du Créateur, et de se vanter d’en avoir l’intelligence. Les esprits célestes ne peuvent eux-mêmes sonder cet abîme, et ils se contentent de glorifier le Seigneur avec crainte et tremblement.
3. Et le Seigneur Dieu produisit la femme de la côte qu’il avait ôtée à Adam. Admirez l’exactitude de l’Écriture ! Elle ne dit pas, Dieu forma, mais produisit, parce qu’il prit une portion d’une chair déjà formée, et qu’il ne fit que l’augmenter, Dieu produisit donc la femme, non par l’acte d’une création nouvelle, mais en ôtant à Adam une portion de chair, et produisant de cette faible portion un être complet en toutes ses parties. Combien donc est grande la puissance du Créateur qui, avec si, peu de matière, a formé les membres souples et élégants de la femme, et a produit cet être si parfait, qui est doué d’une exquise sensibilité et qui procure à l’homme une douce société et une grande consolation ! Car c’est pour la consolation de l’homme (lue la femme a été formée ; aussi l’Apôtre dit-il que l’homme n’a pas été créé pour la femme, niais la femme pour l’homme. (1Cor. 2,9)
Voyez donc comment toutes choses sont faites pour l’homme ! L’univers était créé, ainsi que les animaux qui devaient servir à sa nourriture, ou l’aider en ses travaux ; mais il lui manquait une compagne qui pût converser avec lui, et qui étant de la même nature, pût embellir son existence. C’est pourquoi Dieu prit une de ses côtes, et par un acte de sa suprême sagesse en forma un être doué de raison, en tout semblable à l’homme, et capable de lui venir en aide dans les besoins, comme dans les douceurs de la vie. Or c’est Dieu lui-même qui dans son infinie sagesse a ainsi disposé et arrangé toutes ces choses, et quoique notre esprit soit trop faible pour les comprendre ; nous ne laissons pas de les croire, parce que tout est soumis à sa volonté et à son commandement.
Et le Seigneur Dieu produit la femme de la côte qu’il avait ôtée à Adam, et il l’amena devant Adam. Comme la femme n’avait été formée que pour Adam, le Seigneur la lui amène, et semble lui dire : La création entière ne pouvait vous offrir une aide qui vous fût semblable, aussi vous avais-je promis une compagne digne de vous. J’acquitte aujourd’hui ma promesse en vous présentant ce nouvel être parfait et accompli. Le Seigneur amena donc la femme devant Adam, et Adam dit : Voilà maintenant l’os de mes os, et la chair de ma chair. Cette parole nous montre qu’Adam reçut alors de Dieu l’esprit de prophétie, de même qu’il en avait reçu le don admirable de la science. Ce fut en effet par suite de ce don qu’il imposa à chacune des espèces si nombreuses des animaux leur nom propre et véritable. Mais ici l’écrivain sacré a eu bien soin de nous avertir qu’Adam avait été plongé dans un profond assoupissement, en sorte qu’il n’avait eu aucune sensation de ce qui s’était passé en lui. Aussi, lorsqu’à la vue de la femme il se montre instruit de tout, nous ne pouvons douter qu’il n’ait reçu l’esprit prophétique, et qu’il n’ait parlé par l’inspiration du Saint-Esprit.
Adam ignorait humainement la création de la femme, et cependant dès que Dieu la lui amène, il dit : Voilà maintenant l’os de mes os, et la chair de ma chair. Un autre interprète, au lieu du mot, maintenant, écrit une fois ; comme si Adam eût déclaré que pour cette fois-ci seulement la femme était formée de cette manière, et que ce mode de génération ne se renouvellerait plus. C’est comme s’il eût dit : maintenant la femme a été formée de l’homme, mais dorénavant l’homme naîtra de la femme, ou plutôt de l’union des deux sexes. Car, dit l’Apôtre, l’homme n’a point été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme ; et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme l’a été pour l’homme. (1Cor. 2,8-9) Eh ! direz-vous en m’interrompant, ces paroles montrent que la femme est formée de l’homme. Attendez donc un peu, et admirez avec quelle exactitude s’exprime l’Apôtre. Cependant, continue-t-il, ni l’homme n’est point sans la femme, ni la femme sans l’homme (Id. 2), voulant dire que depuis la formation de la première femme, et l’homme et la femme naissent de la même manière, par l’union des sexes. Tel est le sens de cette parole qu’Adam dit de la femme : Voilà maintenant l’os de me os, et la chair de ma chair.
4. Mais voulez-vous mieux connaître encore la certitude de cette prophétie, et son éclatant accomplissement qui durera jusqu’à la fin du monde ? écoutez ces autres paroles d’Adam : Celle-ci s’appellera d’un nom pris du nom de l’homme, parce qu’elle a été tirée de l’homme. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une même chair. Voyez-vous avec quel soin Adam lui-même nous explique sa pensée, et comme il pénètre l’avenir de son regard prophétique ? Celle-ci, dit-il, s’appellera d’un nom pris du nom de l’homme, parce qu’elle a été tirée de l’homme. Cette première parole nous rappelle que Dieu prit une des côtes d’Adam pour en former la femme, et la suivante nous révèle l’avenir. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme ; et ils seront deux dans une même chair. Mais qui lui avait appris toutes ces choses ? d’où pouvait-il connaître l’avenir, et le mode de la propagation du genre humain ? Quelle idée surtout pouvait-il se former de l’union des deux sexes, puisque cette union n’exista qu’après la chute de nos premiers parents ? jusqu’à ce moment ils vécurent dans le paradis terrestre d’une vie tout angélique, et ne connurent ni les feux de la concupiscence, ni la révolte des passions. Ils ignorèrent également les maladies, et les divers besoins du corps, car ils avaient été créés incorruptibles, et immortels.
Quant à l’usage des vêtements, l’Écriture nous dit qu’ils étaient nus et qu’ils n’en rougissaient pas. C’est qu’avant le péché et la désobéissance, la grâce divine était comme leur vêtement ; aussi ne rougissaient-ils point de leur nudité. Mais dès qu’ils eurent violé le précepte du Seigneur, ils connurent qu’ils étaient nus, et ils en rougirent. Qui suggéra donc à Adam les paroles qu’il prononça alors ? et n’est-il pas évident qu’il reçut le don de prophétie, et qu’il découvrit l’avenir du regard de l’intelligence ? Ce n’est pas sans raison que j’appuie sur ces détails, car ils nous montrent l’immense bonté du Seigneur envers le premier homme. Il menait dans le principe la vie des anges, était enrichi de mille bienfaits, et possédait même l’esprit prophétique. Aussi lorsque vous le voyez, après tant de grâces et de faveurs, devenir prévaricateur, gardez-vous de rejeter la faute sur Dieu, et n’en accusez que l’homme. C’est lui seul, comme je le dirai plus tard, qui s’est privé de tant de biens par sa désobéissance, et qui a été légitimement condamné pour son péché.
Rappelons-nous donc l’état d’innocence où le Seigneur l’avait établi, et les bienfaits sans nombre dont il l’avait comblé. Et d’abord avant même que l’homme existât, il avait produit pour lui l’univers et toutes les créatures ; il le créa ensuite lui-même afin qu’il en jouît pleinement, et lui donna pour demeure le paradis terrestre. Bien plus, il l’éleva au-dessus de tous les – animaux qu’il soumit à sa puissance, et voulut qu’il nommât chacun d’eux comme un maître nomme ses esclaves. Enfin, parce que l’homme était seul, et qu’il avait besoin d’une aide qui lui fût semblable, le Seigneur n’omit point de lui donner cette satisfaction ; et, après avoir créé la femme selon le type de sa divine sagesse, il la remit entre ses mains. Enfin le Seigneur couronna ces immenses bienfaits par l’honneur du don de prophétie et le privilège de régner en souverain sur l’univers entier. Il voulut même qu’Adam fut exempt de toute inquiétude comme de tout souci par rapport aux besoins du corps et à l’usage des vêtements : en sorte que sur la terre il menait la vie des anges. Oui, au seul souvenir de ces ineffables bienfaits, je ne sais qu’admirer la bonté du Seigneur, et je m’étonne de voir l’homme si ingrat, et le démon si rempli d’une noire jalousie. Car cet esprit mauvais ne put supporter que dans un corps mortel l’homme fût l’égal des anges.
5. Mais je m’arrête ici pour ne pas trop prolonger ce discours, et je remets à demain l’explication des embûches que le démon tendit à nos premiers parents. Je termine donc en vous priant de retenir mes paroles d’aujourd’hui, et d’en faire le sujet de vos entretiens, afin que vous les graviez plus profondément dans votre mémoire. Car le souvenir habituel (les grâces dont Dieu combla le premier homme ne peut que nous porter à une juste reconnaissance, et nous exciter puissamment à la vertu. II est certain en effet que celui qui nourrit en son cœur la pensée des bienfaits du Seigneur, s’efforcera de ne pas s’en montrer indigne. Bien plus, il s’appliquera à mériter par sa reconnaissance que Dieu lui en accorde de nouveaux. Eh ! notre Dieu n’est-il pas généreux ! et s’il soit que nous lui sommes reconnaissants de ses premières grâces, il nous en donnera de plus abondantes encore. Soyons donc toujours attentifs à l’affaire de notre salut, et ne laissons point nos journées s’écouler dans une lâche oisiveté. Préoccupons-nous beaucoup moins d’avoir passé la moitié du carême, que de savoir si nous avons avancé dans la vertu, et si nous nous sommes corrigés de quelque défaut.
Et en effet, si, nourris chaque jour de la parole sainte, nous restons toujours les mêmes, sans croître en vertus, et sans déraciner de notre cœur aucun germe de péché, le jeûne nous deviendra plus nuisible qu’utile ; car celui qui rend infructueux tant de secours spirituels se prépare de rigoureux châtiments. Je vous conjure donc de bien employer ce qui nous reste du carême ; et pour cela, chaque semaine, ou plutôt chaque jour, rentrons en nous-mêmes, purifions notre âme de tout péché, et appliquons-nous à la pratique des bonnes œuvres. C’est le conseil que nous donne le Psalmiste quand il dit : Éloignez-vous du mal, et faites le bien (Ps. 36,27) ; et telle est l’essence du véritable jeûne. Ainsi l’homme violent et emporté doit modérer sa colère par de pieuses pensées, et devenir doux et patient ; ainsi encore l’intempérant et le paresseux doivent se montrer sobre et laborieux ; et le voluptueux, trop épris d’une beauté mortelle, doit chasser de son cœur tout désir criminel, et graver dans son esprit cet oracle du divin Sauveur : Celui qui aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère dans son cœur. (Mt. 5,28) Cette pensée l’aidera à fuir l’incontinence et à pratiquer la chasteté.
J’exhorte également ceux dont la parole précipitée et téméraire s’épanche au hasard, à dire avec le Psalmiste : Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et une porte à mes lèvres (Ps. 140,9) ; désormais, ils ne devront plus proférer que des paroles sages et utiles, selon ce précepte de l’Apôtre : Que toute aigreur, tout emportement, toute colère, toute querelle, toute médisance et toute malice soit bannie d’entre vous ; et encore : Que toute parole soit bonne, utile, édifiante et propre à donner la grâce à ceux qui l’écoutent. (Eph. 4,31, 29) Quant à l’habitude du jurement, il faut absolument l’extirper du milieu de nous, car Jésus-Christ a dit : Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras point ; et moi, je vous dis de ne jurer en aucune sorte. (Mt. 5,33-34) Ne m’objectez donc point que vous jurez pour une cause légitime, puisqu’il n’est jamais permis de jurer, que la chose soit juste ou injuste. Mais afin que notre bouche ne prononce aucun jurement, sachons modérer notre langue, nos paroles et même nos pensées ; car, en empêchant que des pensées mauvaises se produisent en notre esprit, nous éviterons de les traduire au-dehors par des paroles coupables. Enfin, ayez soin aussi de fermer l’oreille à tout discours vain et médisant, selon cet avis de Moïse : N’écoutez point la voie du mensonge. Le Psalmiste nous dit également : J’éloignais celui qui médisait secrètement de son prochain. (Ex. 23,1 ; Ps. 1,5)
Concluez de tout ceci, mon cher frère, que l’acquisition des vertus chrétiennes exige de généreux efforts et une vigilance continuelle. La moindre négligence suffit quelquefois pour tout perdre ; et c’est le reproche que le saint roi David adressait aux Juifs. Tranquillement assis, leur disait-il, vous parlez contre votre frère, et vous préparez un piège au fils de votre mère. (Ps. 49,20) Cette attention à régler tous nos sens nous facilitera beaucoup les divers exercices de la piété. Ainsi, notre langue louera et glorifiera le Seigneur, nos oreilles s’ouvriront à la parole sainte et à ses salutaires instructions, et notre esprit s’appliquera à méditer les vérités de la foi ; nos mains, pures de tout acte d’avarice ou de rapine, s’exerceront aux bonnes œuvres et à l’aumône, et nos pieds ne nous conduiront point au théâtre et à ses dangereux spectacles, ni au cirque et aux courses des chars ; mais aux églises, aux maisons de la prière, et aux tombeaux des martyrs, afin que, parleur intercession, nous obtenions les bénédictions du ciel et la grâce de ne pas succomber aux embûches du démon. Cette active sollicitude pour notre salut fera encore que le jeûne du carême nous sera grandement utile, que nous éviterons les pièges du tentateur, et que nous obtiendrons les miséricordes divines ; puissent-elles se répandre sur nous tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SEIZIÈME HOMÉLIE. modifier


« Ils étaient nus et ils n’en rougissaient pas. (Gen. 2,25) »

ANALYSE. modifier

  • 1. Après un court exorde, l’orateur aborde l’histoire de la chute de nos premiers parents, et prouve, par le fait seul de l’entretien d’Eve avec le serpent que tous les animaux étaient soumis à l’homme. – 2. Il réfute ensuite l’opinion de ceux qui prétendaient que ce serpent était doué de raison, et établit qu’il ne fut que l’organe et l’instrument du démon. – 3. Il décrit alors longuement le colloque de celui-ci avec la femme, et reproché amèrement à cette dernière son imprudente confiance. – 4. Il n’est pas moins sévère pour Adam qui préféra se montrer complaisant envers son épouse plutôt qu’obéissant envers Dieu. – 5. Le premier effet du péché ayant été de faire connaître à Adam et à Eve leur nudité, saint Chrysostome explique en quel sens l’Écriture dit que leurs yeux furent ouverts ; il combat à cette occasion ceux qui soutenaient qu’avant sa désobéissance Adam n’avait pas la connaissance du bien et du mal, et explique pourquoi l’Écriture nomme l’arbre fatal, l’arbre de la science du bien et du mal. – 6. Il montre la sagesse de Dieu dans la facile défense faite à l’homme, et termine par un éloquent parallèle entre l’arbre du paradis terrestre et l’arbre de la croix.


1. Je veux aujourd’hui, mes chers frères, mettre à votre disposition un trésor spirituel qui ne se vide jamais, quoiqu’on y prenne à pleines mains : il possède même le double privilège d’enrichir tous ceux qui se l’approprient et de se remplir de nouveau, lorsqu’on le croit épuisé. Souvent une légère portion d’un trésor matériel suffit pour nous rendre puissamment riches ; et à plus forte raison les moindres paroles de l’Écriture contiennent d’excellentes vérités qui sont comme d’abondantes richesses. Le propre de ce trésor est d’enrichir tous ceux qui le trouvent, et d’être lui-même inépuisable, parce qu’il s’alimente sans cesse aux sources de l’Esprit-Saint. Il faut donc que de votre côté vous reteniez mes explications avec soin, et que du mien, je m’efforce de vous les rendre plus intelligibles, car la grâce est toute prête, et ne demande que des cœurs sur lesquels elle se puisse largement répandre. Au reste, l’explication du passage qui vient d’être lu, sera bien propre à nous montrer l’immense bonté du Seigneur, et son extrême bienveillance à l’égard de notre salut.
Et ils étaient tous deux nus, Adam et la femme, et ils n’en rougissaient pas. (Gen. 2,25) Considérez, je vous y invite, l’éminent bonheur de nos premiers parents. Combien ils étaient élevés au-dessus de toutes les créatures sensibles et grossières ! ils habitaient moins la terre que le ciel ; et quoique revêtus d’un corps, ils n’en sentaient pas les infirmités, puisqu’ils n’avaient besoin ni de toit, ni d’habits, ni d’aucun autre secours extérieur. Or ce n’est point sans raison et sans motif que la sainte Écriture entre dans ce détail, et nous apprend que leur vie était exempte de douleur et de tristesse, et que leur état était presque celui des anges. Elle veut qu’en les voyant ensuite dépouillés de tous ces privilèges, et tombés d’une haute opulence dans une profonde misère, nous n’attribuions leur chute qu’à leur propre négligence. Au reste, il est important de faire attention à ce passage entier de la Genèse. Car Moïse a dit d’abord qu’Adam et Eve étaient nus, et qu’ils n’en rougissaient pas. Eh ! comment eussent-ils connu leur nudité, puisque la gloire céleste les parait comme d’un superbe vêtement ! Puis il ajoute que le serpent était le plus rusé de tous les animaux que le Seigneur Dieu avait créés sur la terre, et le serpent dit à la femme : Pourquoi Dieu vous a-t-il dit : ne mangez pas du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ?
Voyez-vous la noire jalousie du démon, et ses embûches multipliées ! il ne put souffrir que l’homme fût placé dans un rang d’honneur qui l’égalait presque aux anges. Et en effet, le Psalmiste dit de l’homme : Seigneur, vous l’avez un peu abaissé au-dessous des anges (Ps. 8, 6) ; et encore, cette expression, un peu abaissé se rapporte-t-elle à l’état qui a suivi le péché de la désobéissance, puisque David parlait après la chute de l’homme. Le démon voyait donc que l’homme était un ange sur la terre, et la vue de son bonheur faisait sécher d’envie cet auteur de tous les maux. Car lui-même avait fait partie des chœurs célestes, mais sa volonté mauvaise et sa grande malice l’avaient précipité du plus haut des cieux. C’est pourquoi il tenta de rendre l’homme désobéissant, afin que lui faisant perdre la grâce divine, il pût le dépouiller des biens dont le Seigneur l’avait enrichi. Comment s’y prit-il ? Il se servit du serpent, qui était le plus rusé de tous les animaux, ainsi que nous l’apprend : Moise : Or, le serpent était le plus rusé de tous les animaux que le Seigneur Dieu avait créés sur la terre. Ce fut l’instrument qu’il mit en œuvre pour tromper la femme, et pour la séduire par une insidieuse familiarité, comme étant plus faible et plus simple que l’homme. Et le serpent dit à la femme. Cet entretien nous montre que dans le principe, ni l’homme, ni la femme n’avaient frayeur des animaux, et que ceux-ci reconnaissaient tous leur empire et leur autorité. Les bêtes sauvages et féroces étaient alors aussi soumises que le sont aujourd’hui les animaux domestiques.
2. Ici peut-être me demandera-t-on si le serpent était doué de raison. Assurément non et le sens de l’Écriture est que ce fut le démon qui emprunta son organe, et qui trompa l’homme par un effet de sa noire jalousie. Le serpent ne fut donc que l’instrument docile de sa malice, et il s’en servit pour tenter d’abord la femme, comme étant plus faible, et ensuite pour entraîner, par elle, le premier homme. Ainsi, il dressa ses embûches par l’intermédiaire du serpent, et, par son organe, il entra en conversation avec la femme : Pourquoi lui demanda-t-il, Dieu vous a-t-il dit : ne mangez pas du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ? Mais, considérez la malice de cet esprit artificieux. On dirait qu’il ne veut qu’insinuer une bonne pensée, et qu’il n’interroge la femme sur cette défense que par le motif d’un tendre intérêt. C’est ce que montre lien cette parole : Pourquoi Dieu vous a-t-il dit : Ne mangez pas du fruit de toits les arbres qui sont dans le paradis ?  » Cet esprit mauvais semble lui dire : Pourquoi Dieu vous a-t-il interdit une si douce jouissance ? et pourquoi ne vous a-t-il pas accordé l’usage de tous les fruits que produit ce jardin ? il ne vous en a permis la vue que pour vous en rendre la privation plus pénible et plus amère. Pourquoi Dieu vous a-t-il dit ? Eh quoi ! ajouta-il encore, y a-t-il réellement pour vous avantage d’habiter ce jardin, puisque vous ne pouvez jouir de ses productions ? ou plutôt n’est-ce pas un véritable supplice que de voir ces beaux fruits, et de ne pouvoir en manger ?
Observez comme des paroles insinuèrent le poison dans le cœur de la femme. Elle devait dès le début soupçonner la malice de son interlocuteur, car il lui mentait sciemment, et ne semblait lui porter intérêt que pour connaître le commandement du Seigneur, et l’engager ensuite à le transgresser. Eve pouvait donc apercevoir facilement l’imposture ; et elle devait soudain repousser les paroles de l’esprit mauvais et ne point devenir le jouet de sa malice : mais elle ne le voulut pas. Il fallait, dis-je, que dès le principe elle rompît l’entretien, et que, désormais, elle se bornât à parler à l’homme pour qui seul elle avait été formée, et dont elle était la compagne et l’égale, non moins que l’aide et la consolation. Mais elle se laissa, je ne sais comment, engager dans ce funeste colloque, et elle écouta les insidieuses paroles que le démon lui adressait par l’organe du serpent. Du moins il lui était aisé de reconnaître que ces paroles n’étaient que tromperie et mensonge, puisqu’elles affirmaient tout le contraire de ce que Dieu leur avait commandé. C’est pourquoi à l’instant même elle eût dû prendre la fuite, rompre toute relation et maudire cet esprit méchant qui osait censurer les ordres du Seigneur. Mais Eve fut si légère et si irréfléchie que, loin de fuir, elle révéla au démon le précepte divin, et, selon l’expression de l’Évangile, elle jeta des pierres précieuses devant un pourceau. Ainsi elle agit contre ce commandement du Sauveur : Ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que se retournant, ils ne vous déchirent. (Mt. 7,6)
C’est ce qui arriva alors : Eve jeta devant le démon, ce pourceau immonde et cette bête farouche, les perles du précepte divin ; et cet esprit mauvais, qui agissait par l’organe du serpent, les foula indignement par ses audacieux mensonges ; bien plus, se retournant ensuite contre la femme, il la fit tomber, ainsi que l’homme, dans l’abîme de la désobéissance, tant il est dangereux de révéler indistinctement les secrets divins ! Avis à ceux qui causent de religion indifféremment avec tous ! Car Jésus-Christ, dans cet endroit de l’Évangile, désigne bien moins des pourceaux véritables que ces hommes dont les mœurs sont dépravées, et qui se plongent, comme de vrais pourceaux, dans la fange du péché. Il nous enseigne donc à observer les personnes et les mœurs de ceux auxquels nous expliquons les enseignements de la religion, de peur que ces entretiens ne nous soient mutuellement nuisibles. Car, outre que des esprits de ce caractère ne profitent guère de nos paroles, ils entraînent souvent dans l’abîme ceux qui, sans nulle discrétion, répandent devant eux ces perles divines. Ainsi, soyons en cela prudents et réservés, afin de ne pas nous laisser séduire comme nos premiers parents. Car si la femme n’eût point jeté les perles devant ce pourceau, elle n’eût point désobéi elle-même à Dieu et n’eût point entraîné l’homme dans son péché.
3. Mais écoutons la réponse de la femme. Le tentateur demande : pourquoi Dieu vous a-t-il dit : Ne mangez pas de tous les fruits des arbres du Paradis ? et la femme lui répond : Nous mangeons du fruit de tous les arbres de ce jardin ; mais pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu nous a dit : N’en mangez point et n’y touchez point, de peur que vous ne mouriez. Voyez-vous la malice du démon ? il avait avancé un mensonge, afin d’engager la conversation et d’apprendre ainsi quel était le commandement du Seigneur. Et, en effet, la femme trop confiante en sa prétendue bienveillance, lui découvrit, avec le précepte, toute l’économie des, décrets divins ; mais elle s’enleva ainsi tout moyen de défense. Eh ! que pouviez-vous, ô femme, répondre à une telle parole : Le Seigneur a dit : Ne mangez pas de tous les fruits des arbres du Paradis ? vous deviez soudain chasser cet insolent, qui osait parler autrement que Dieu, et lui dire : Retire-toi, imposteur ; tu ignores l’importance du commandement qui nous est fait, et tu ne connais ni les biens dont nous jouissons, ni l’abondance où nous sommes de toutes choses. Tu oses dire que Dieu nous a défendu l’usage des fruits de ce jardin ! mais, tout au contraire, le Dieu créateur a daigné, dans son immense bonté, nous permettre de jouir de toutes choses et de manger de tous les fruits, à la réserve d’un seul, qu’il a excepté dans notre intérêt, de peur que nous ne mourions.
C’est ainsi que la femme eut dû repousser le tentateur, et la plus légère prudence lui conseillait de rompre l’entretien et de ne point le prolonger. Mais, peu contenté d’avoir révélé au démon le précepte et le commandement divin, elle prêta l’oreille à ses perfides et dangereux conseils ; la femme avait dit : Nous mangeons du fruit des arbres de ce jardin, mais pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu nous a dit : Ne mangez pas de ce fruit et n’y touchez point, de peur que vous ne mouriez ; et voilà que l’esprit mauvais lui souffle un conseil tout opposé à celui de Dieu. C’était par un trait de providence envers l’homme, et pour le soustraire à la mort, que le Seigneur lui avait fait cette défense ; mais le démon dit à Eve : Vous ne mourrez pas. Comment excuser une telle imprudence ? et comment Eve put-elle prêter l’oreille à un si audacieux langage ? Dieu avait dit : Ne mangez point de ce fruit, de peur que vous ne mouriez ; et le démon ose lui dire : Non, vous ne mourrez point. En outre, il ne lui suffit pas de contredire la parole divine, il accuse encore le Créateur d’agir par esprit de jalousie, et il conduit sa fourberie avec tant d’adresse qu’il séduit la femme et réalise ses iniques projets. Non, vous ne mourrez point, dit-il, mais Dieu sait que le jour où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux s’ouvriront et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. (Gen. 3,5)
Voilà donc l’appât funeste et le poison mortel que le démon présente à la femme, et celle-ci ne soupçonne pas le danger, quoique, dès le principe, il lui soit bien facile de le reconnaître. Mais en apprenant que si Dieu leur avait fait cette défense, c’était parce qu’il savait que leurs yeux seraient ouverts, et qu’ils seraient eux-mêmes comme des dieux, connaissant le bien et le mal, elle s’enorgueillit de cette flatteuse espérance et conçut de superbes pensées, Tel est aujourd’hui encore l’artifice du démon il nous élève par ses trompeuses suggestions et nous laisse ensuite tomber dans un profond abîme. C’est ainsi qu’Eve, rêvant déjà l’égalité avec Dieu, se hâta de cueillir le fruit défendu ; ses yeux, son esprit et son cœur s’y arrêtèrent, fixement et elle ne songea qu’à épuiser la coupe empoisonnée que le démon lui avait préparée. Telles furent certainement ses dispositions depuis l’instant où elle écouta les pernicieux conseils du démon, et l’Écriture nous l’atteste. Car la femme, dit-elle, vit que le fruit était bon à manger, et beau à voir, et d’un aspect délectable ; et elle en prit et en mangea.
Véritablement, comme le dit l’Apôtre, les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs. (1Cor. 15,33) Eh ! d’où vient qu’avant le conseil du démon, la femme n’avait point eu de pareilles pensées, et qu’elle n’avait ni fixé particulièrement cet arbre, ni considéré la beauté de son fruit ? c’est qu’elle respectait la défense du Seigneur, et qu’elle redoutait le châtiment dont il menaçait sa désobéissance. Mais dès qu’elle eut écouté cet esprit pervers et méchant, elle crut et qu’ils n’avaient rien à craindre en mangeant du fruit défendu, et que même ils deviendraient égaux à Dieu. Cette espérance l’excita donc à cueillir le fruit, et, se flattant de s’élever au-dessus de l’humanité, elle ajouta plus de foi aux perfides insinuations de l’ennemi de notre salut qu’aux paroles de Dieu. Mais son expérience lui apprit bientôt les funestes suites de ce pernicieux conseil et les effroyables malheurs qui allaient l’envelopper. Car, dès qu’elle vit, dit l’Écriture, que le fruit était bon à manger, et beau à voir, et d’un aspect délectable, elle suivit l’impulsion de l’esprit mauvais qui lui parlait par l’organe du serpent, et raisonna ainsi en elle-même : Si ce fruit paraît bon à manger, s’il charme le regard et s’il est d’un aspect délectable, et s’il doit, en outre, nous élever aux suprêmes honneurs et nous rendre aussi grands que le Créateur, pourquoi hésiterais-je à le cueillir ?
4. Voyez-vous avec quel art le démon captiva la femme, et comment il troubla sa raison ? Elle osa donc porter ses espérances au-dessus de sa condition, et l’orgueilleux espoir d’obtenir des biens imaginaires lui fit perdre ceux qu’elle possédait réellement. Ainsi, elle prit ce fruit et en mangea, et elle en donna à son mari, et ils en mangèrent, et leurs yeux furent ouverts, et ils connurent qu’ils étaient nus. Qu’avez-vous fait, ô femme ! Cédant à de perfides conseils, vous avez foulé aux pieds la loi du Seigneur et méprisé ses commandements ! Eh quoi ! par un excès d’intempérance, l’usage de tous ces fruits si nombreux et si variés ne vous a pas suffi, et vous avez osé cueillir celui-là même dont Dieu vous avait défendu de manger ! Enfin, vous avez ajouté foi aux paroles du serpent, et vous avez estimé ses conseils plus salutaires que les ordres du Créateur ! Hélas ! votre présomption rend ce crime irrémissible. Mais celui qui vous parlait était-il votre égal ? Non, sans doute ; c’était un de vos sujets : il vous était soumis et il était votre esclave. Pourquoi donc vous dégrader jusqu’à abandonner l’homme pour qui vous avez été formée et dont vous avez été créée l’aide et la consolation ? Vous partagez la dignité de sa nature et la noblesse de sa parole, et vous avez bien pu causer familièrement avec le serpent, qui devenu l’organe du démon, vous a insinué des conseils manifestement contraires aux ordres du Seigneur. Vous deviez le repousser ; mais, flattée de ses vaines promesses, vous avez cueilli le fruit défendu.
Eh bien, soit ! vous avez voulu vous précipiter dans l’abîme et descendre du faîte des honneurs ; mais pourquoi entraîner votre époux dans le même malheur ? Vous deviez être son secours, et vous lui tendez des embûches. Quoi ! pour un misérable fruit, vous perdez l’un et l’autre la grâce et l’amitié de Dieu ! Quelle étrange folie vous a inspiré cette audace ? Ne vous suffisait-il pas de mener une vie douce et d’être revêtue d’un corps, sans en éprouver les faiblesses ? Vous jouissiez de tous les fruits du paradis terrestre, à l’exception d’un seul, et, reine de l’univers, vous commandiez à toutes les créatures ; et voilà que, séduite par de vaines promesses, vous vous flattez de vous élever jusqu’aux honneurs suprêmes de la divinité ! Hélas ! vous apprendrez par une dure expérience que, loin d’obtenir ces biens si enviés, vous perdrez, vous et votre époux, tous ceux dont le Seigneur vous avait comblés. Mais, lorsque le repentir aura rendu votre douleur profonde et amère, l’esprit mauvais qui vous a suggéré ce funeste conseil rira de vos maux ; il insultera votre chute et s’applaudira de vous avoir entraînés dans son malheur. Car c’est parce que, enflé d’orgueil, il a voulu s’élever au-dessus de sa condition, qu’il a été dépouillé de sa dignité et précipité du ciel sur la terre ; et de même il a voulu vous faire encourir, par votre désobéissance, l’anathème de la mort, et satisfaire ainsi sa noire jalousie, selon cette parole du Sage : Par l’envie de Satan, la mort est entrée dans l’univers. (Sag. 2,24)
La femme prit donc du fruit et en donna à son mari ; et ils en mangèrent, et leurs yeux furent ouverts. Combien l’homme fut coupable ! car, quoique la femme fût une portion de sa substance et même son épouse, il devait préférer le précepte du Seigneur à ses vains désirs, et ne point se rendre complice de sa désobéissance. Un plaisir si frivole méritait-il qu’il se privât lui-même des plus excellents avantages, et qu’il offensât le Maître qui l’avait enrichi de tant de biens et qui lui avait accordé une existence exempte de douleurs et de fatigues ? Est-ce qu’il ne lui était pas permis de jouir abondamment de tous les fruits du paradis terrestre ? Pourquoi donc, ô homme ! n’as-tu pas voulu, et toi aussi, observer cette légère défense ? C’est que, sans doute, tu as connu par ton épouse la promesse de l’esprit tentateur ; et soudain, enflé de la même présomption, tu as mangé du fruit défendu. Aussi tous deux serez-vous cruellement punis et apprendrez-vous, par une dure expérience, qu’il valait mieux obéir à Dieu que suivre les conseils du démon.
5. La femme prit donc le fruit et en donna à son mari, et ils en mangèrent ; et leurs yeux furent ouverts, et ils connurent qu’ils étaient nus. Ici se présente la question importante dont je vous parlais hier ; car on peut demander avec raison quelle vertu avait cet arbre, dont le fruit ouvrait les yeux de ceux qui en mangeaient, et pourquoi il est appelé l’arbre de la science du bien et du mal. Attendez un peu, s’il vous plaît, et je satisferai votre juste curiosité. Et d’abord, observons qu’une étude droite et éclairée des saintes Écritures en résout facilement les difficultés. Ainsi, ce n’est point précisément parce qu’Adam et Eve mangèrent de ce fruit que leurs yeux furent ouverts, puisque auparavant ils avaient l’usage de la vue ; mais, parce que cet acte d’intempérance était en même temps un acte de désobéissance aux ordres du Seigneur, on lui attribue la privation de la gloire qui les entourait et dont ils s’étaient eux-mêmes rendus indignes.
C’est pourquoi l’Écriture dit, selon son langage ordinaire, qu’ils en mangèrent, et que leurs yeux furent ouverts, et qu’ils connurent qu’ils étaient nus. Oui, le péché, en les dépouillant de la grâce céleste, leur donna le sentiment de leur nudité ; en sorte que cette honte qui les saisit soudain leur fit voir dans quel abîme leur désobéissance les avait précipités. Avant cette désobéissance, ils vivaient dans une parfaite sécurité et ne se doutaient pas qu’ils étaient nus ; du reste, ils ne l’étaient point, puisque la gloire céleste les couvrait bien mieux que tout vêtement. Mais, quand ils eurent mangé du fruit défendu et qu’ils eurent ainsi violé le précepte du Seigneur, ils furent réduits à une si profonde humiliation que le sentiment de la honte les porta à chercher un voile à leur nudité. C’est que la transgression du précepte divin les avait dépouillés de la gloire et de la grâce céleste qui les revêtaient comme d’un splendide vêtement ; et, en leur faisant connaître leur nudité, elle les avait pénétrés d’un vif sentiment de honte.
Et ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent des ceintures. Mesurez, mon cher frère, je vous y invite, la profondeur de l’abîme où, du faîte de la gloire, le démon fit tomber nos premiers parents. Naguère ils étaient revêtus d’un éclat céleste, et maintenant ils sont contraints d’entrelacer des feuilles de figuier et de s’en faire des ceintures. Tel fut le résultat des tromperies du démon et des embûches qu’il leur tendit. Certes, il ne se proposait point de leur procurer quelques avantages nouveaux, mais il ne voulait que les dépouiller de ceux qu’ils possédaient, et les réduire ainsi à une honteuse nudité. Et, parce que leur désobéissance eut pour occasion le fruit défendu, l’Écriture dit qu’ils en mangèrent et que leurs yeux furent ouverts, ce qui doit s’entendre de la perception de l’esprit bien plus que de l’organe de la vue ; car, après leur péché, Dieu leur fit ressentir des impressions que, par un effet de son extrême bonté, ils ignoraient auparavant. Cette expression leurs yeux furent ouverts signifie que Dieu leur fit sentir la honte de leur nudité et la privation de la gloire dont ils jouissaient. Au reste, ce langage est ordinaire à l’Écriture, comme lé prouve cet autre passage de la Genèse : Agar, esclave fugitive, errait dans le désert, et, ayant placé son enfant Sous un palmier, elle s’éloigna pour ne point le voir mourir. Alors, Dieu lui ouvrit les yeux. (Gen. 21,19) Ce n’est pas qu’elle ne vît auparavant, mais c’est que Dieu éclaira son intelligence ; en sorte que ce mot ouvrit doit s’entendre plutôt de l’esprit que de l’organe de la vue.
Je donnerai la même solution à une seconde difficulté. Car quelques-uns disent : pourquoi cet arbre est-il appelé l’arbre de la science du bien et du mal ? Et l’on en voit même qui s’opiniâtrent à soutenir qu’Adam n’eut le discernement du bien et du mal qu’après avoir mangé du fruit de cet arbre, mais c’est une pure extravagance. Déjà même, et comme pour y répondre par avance, j’ai parlé longuement de la science infuse d’Adam ; or, cette science se révéla par la justesse des noms qu’il imposa à tous les oiseaux et à tous les animaux, et par le don de prophétie qui en fut le radieux couronnement. On ne saurait donc affirmer que celui qui nomma tous les animaux, et qui énonça au sujet de la femme une si admirable prophétie, ignorât le bien et le mal. D’ailleurs une telle, supposition ferait, ce qu’à Dieu ne plaise ! rejaillir sur Dieu même un horrible blasphème. Car eût-il pu donner des ordres à l’homme, si celui-ci eût invinciblement ignoré que la désobéissance était un mal ? Mais il n’en a pas été ainsi ; et Adam savait parfaitement bien ce qu’il faisait, puisque dès le principe il posséda le libre arbitre. Dans le cas contraire, sa désobéissance n’eût pas été plus digne de châtiment que sa soumission de louange. Il est au contraire évident, et par les paroles mêmes du précepte, et par la suite des événements, que l’acte seul de leur désobéissance soumit nos premiers parents à la mort. C’est ce que la femme elle-même dit au serpent : Pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : N’en mangea point, de peur que vous ne mouriez. Ainsi avant leur péché ils étaient immortels, autrement leur prévarication n’eût pu être punie du supplice de la mort.
6. Peut-on donc soutenir que c’est en mangeant du fruit défendu que l’homme acquit la connaissance du bien et du mal ? Mais n’avait-il pas déjà cette connaissance, lui qui était rempli de sagesse et orné du don de prophétie ? et comment pourrait-on raisonnablement admettre que les chèvres, les brebis et les autres animaux herbivores savent distinguer les plantes utiles des plantes nuisibles pour brouter les unes et s’éloigner des autres, et que l’homme, doué de raison, ne sût pas discerner 1e bien d’avec le mal ? Mais il n’est pas moins vrai, direz-vous, que cet arbre est nommé dans l’Écriture l’arbre de la science du bien et du mal. J’en conviens ; et toutefois il suffit d’être un peu familiarisé avec le style dé l’Écriture pour se rendre compte de cette expression. Il a été ainsi appelé, non qu’il ait donné à l’homme la science du bien et du mal, mais parce qu’il a été l’occasion de sa désobéissance et qu’il a introduit la connaissance et la honte du péché. Et en effet souvent l’Écriture désigne les faits par les circonstances qui les accompagnent ; et comme cet arbre devait être pour l’homme une occasion de péché ou de mérite, elle l’appela l’arbre de la science du bien et du mal.
Le Seigneur voulut dès le principe faire connaître à l’homme que le Dieu qui avait créé l’univers lui avait aussi donné l’être. Il lui fit donc ce léger commandement afin qu’il reconnût son titre de Maître et de Seigneur. C’est ainsi qu’un généreux propriétaire qui accorde à son intendant l’usufruit d’un magnifique palais, en exige une légère redevance, comme témoignage de son droit de propriété. L’intendant sait ainsi que ce palais ne lui appartient point, et qu’il n’en jouit que par la bonté et la libéralité de son maître. Et de même le Créateur, qui avait établi l’homme roi de la nature ; et qui l’avait placé dans le paradis terrestre dont il jouissait pleinement, voulut éviter que, séduit par ses propres pensées, il ne crût que l’univers existait par lui-même, et qu’il ne s’enorgueillît de sa supériorité. C’est pourquoi il lui interdit le fruit d’un seul arbre, et le menaça, en cas de désobéissance ; des plus graves châtiments, pour l’obliger à reconnaître un Maître, et à proclamer qu’il tenait tous ses avantages de sa pure libéralité. Mais la présomptueuse témérité d’Adam le précipita avec Eve dans une ruine effroyable ; ils transgressèrent le commandement, et mangèrent du fruit défendu. Voilà pourquoi cet arbre a été appelé l’arbre de la science du bien et du mal. Ce n’est pas qu’ils ne connussent auparavant le bien et le mal, comme le prouvent ces paroles de la femme au serpent : Dieu nous a dit : Ne mangez point de ce fruit, de peur que vous ne mouriez. Ils savaient donc bien que la mort serait la punition de leur désobéissance ; aussi est-ce après avoir mangé d fruit défendu qu’ils furent dépouillés de leur vêtement de gloire, et qu’ils ressentirent la honte de leur nudité. Cet arbre est donc appelé l’arbre de la science du bien et du mal, parce qu’il était destiné à éprouver leur obéissance.
Vous comprenez maintenant dans quel sens l’Écriture dit que leurs yeux furent ouverts, et qu’ils connurent qu’ils étaient nus. Vous comprenez également pourquoi cet arbre a été appelé l’arbre de la science du bien et du mal. Mais appréciez, s’il est possible, quelle fut leur honte, lorsqu’après avoir mangé du fruit défendu, et transgressé le précepte du Seigneur, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent des ceintures. Voyez comme du faîte de la gloire ils furent précipités dans la plus profonde humiliation ! Ceux qui auparavant vivaient sur la terre comme des anges, en sont réduits à se couvrir de feuilles de figuier, tant le péché est un grand mal ! Car il nous prive d’abord de la grâce et de l’amitié divine, et nous couvre ensuite de honte et de confusion. Bien plus, après nous avoir dépouillé des biens que nous possédions, il nous ôte jusqu’à l’espérance de les recouvrer.
Mais je me reprocherais de terminer cet entretien par les si tristes considérations que me fournit l’intempérance de l’homme, sa désobéissance et sa chute. C’est pourquoi, s’il vous plaît, à l’occasion de cet arbre, je parlerai de l’arbre de la croix, et aux maux que le premier a enfantés, j’opposerai les biens que le second nous a produits. Toutefois ce n’est point proprement l’arbre qui a causé ces désastres, mais la volonté de l’homme pécheur et son mépris du précepte divin. Je dirai donc que le premier arbre a introduit la mort dans le monde, car la mort a suivi le péché, et que le second nous a rendus à l’immortalité. L’un nous a chassés du paradis, et l’autre nous a ouvert l’entrée du ciel. Celui-ci a fait peser sur Adam, pour une seule faute, le dur fardeau des misères humaines, et celui-là nous a délivrés du poids de nos péchés, et nous a donné une douce et pleine confiance au Seigneur.
Armons-nous donc, mes frères, je vous en conjure, armons-nous de la vertu de ce bois vivifiant, et par son secours, mortifions les affections mauvaises de nos âmes. Tel est le conseil de l’Apôtre, quand il nous dit q ue ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs déréglés. (Gal V, 24) Le sens de cette parole est que ceux qui se sont entièrement dévoués à Jésus-Christ ont dompté cette concupiscence de la chair qui ne tend qu’à corrompre en nous les opérations de l’esprit. Imitons ces généreux chrétiens, et à leur exemple réduisons notre corps en servitude, afin que nous puissions résister aux suggestions de l’esprit mauvais. Ce sera aussi le moyen le plus assuré de traverser heureusement la mer orageuse de la vie présente, et d’aborder au port tranquille du salut. Puissions-nous ainsi obtenir les biens que Dieu a promis à ceux qui l’aiment en Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui soit la gloire, avec le Père et l’Esprit-Saint, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.


DIX-SEPTIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour. » (Ge. 3,8)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’orateur, après avoir expliqué qu’il ne faut point entendre ce passage dans un sens grossier et matériel, dit que le sentiment et le remords de leur péché, forcèrent Adam et Eve à se cacher, et il décrit éloquemment la force et la puissance de la conscience il montre ensuite la bonté du Seigneur qui, le premier, vient au-devant de l’homme coupable, et ne l’interroge que pour lui donner occasion de s’humilier, et d’obtenir son pardon. – 2.- 4. Il développe alors admirablement cette parole de Dieu : « Adam, où es-tu ? » et montre toute la faiblesse de l’excuse qu’il apporte, en rejetant la faute sur la femme. – 5. La question que le Seigneur adresse ensuite à celle-ci, et sa réponse qui accuse le serpent, fournit à l’orateur cette judicieuse réflexion qu’Eve était libre dans le consentement qu’elle a donné aux insinuations du serpent. – 6. Mais Dieu qui avait parlé avec bonté à Adam et à Eve, maudit le serpent, sans lui adresser la parole, pour lui témoigner toute son indignation, et mêle à cette malédiction la première révélation dit mystère de la rédemption. – 7.- 8. Il prononce ensuite à la femme l’arrêt qui la condamne aux douleurs de l’enfantement, et à la soumission envers l’homme ; et l’orateur met ici dans la bouche de Dieu un langage à la fois doux et sévère, rigoureux et paternel. – 9. Enfin, Adam lui-même entend sa sentence : la terre sera maudite en son œuvre ; il ne la rendra féconde qu’à la sueur de son front ; et cela durant tous les jours de sa vie, jusqu’à ce qu’il retourne en la poussière d’où il a été tiré. – 10. Après quelques réflexions sur cette sentence, et ses effets, l’orateur exhorte ses auditeurs à conserver le souvenir de ces grandes vérités, et à se rendre dignes, par leur conduite chrétienne, d’obtenir les biens éternels que le Fils de Dieu nous a mérités par le mystère de l’incarnation.


1. Je pense que hier je vous expliquai suffisamment et selon mes forces ce qui concerne l’arbre de la science du bien et du mal, en sorte que maintenant vous comprenez, mes très-chers frères, pourquoi l’Écriture lui donne ce nom. Je vais donc aborder la suite du récit de la Genèse, afin de vous faire mieux connaître encore l’ineffable bonté du Seigneur, et cette admirable providence avec laquelle il prend soin de tout ce qui nous concerne. Il avait, dans le principe, créé et disposé toutes choses pour que l’homme, cet être raisonnable sorti de ses mains, fût comblé d’honneurs ; et, voulant l’égaler aux anges, il lui avait formé un corps doué de gloire et d’immortalité. Toutefois il ne retira pas entièrement dé dessus lui sa miséricorde, lorsqu’il le vit transgresser ses ordres et braver les menaces qui devaient le retenir. Mais alors même, toujours semblable à lui-même, il se souvint que l’homme était sa créature. Quand le fils d’un patricien, oubliant son rang, se dégrade par ses vices, et du faîte des honneurs, tombe dans un profond avilissement, son père sent ses entrailles s’émouvoir ; mais toujours bon envers cet indigne enfant, il ne l’abandonne point et ne cesse de l’assister de ses secours et de ses conseils pour le retirer de l’abîme et lui rendre sa dignité première. Et de même, le Dieu bon et miséricordieux s’attendrit sur l’homme qui, avec son épouse, s’était laissé séduire par le démon et avait cru aux pernicieux conseils du serpent. Aussi le voyons-nous accourir vers lui comme un charitable médecin s’empresse auprès d’un malade dont les maux et la détresse réclament ses soins et son art.
Mais si nous voulons comprendre mieux encore toute l’étendue de cette bonté, il ne sera pas inutile de reprendre le passage qui vient d’être lu. Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour ; et Adam et son épouse se cachèrent parmi les arbres du jardin pour éviter la présence de Dieu. Ici, mes chers frères, il ne faut ni passer légèrement sur ces paroles, ni s’arrêter comme à l’écorce des mots ; mais nous devons considérer avec quelle condescendance l’Écriture se proportionne à notre faiblesse, et donner à ces paroles un sens digne de Dieu et de notre salut. Et, en effet, ces paroles prises à la lettre seraient indignes de Dieu, et n’offriraient-elles pas, je vous le demande, un sens absurde ? Car que lisons-nous dans ce passage de la Genèse ? Ils entendirent la voix du Seigneur, qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour, et ils se cachèrent. Que dites-vous, ô Moïse ? est-ce que Dieu marche ? croirons-nous qu’il ait des pieds, et n’aurons-nous de lui aucune idée plus sublime ? mais comment marcherait Celui qui remplit l’univers de sa présence ? et comment Celui dont le ciel est le trône et la terre le marchepied serait-il renfermé dans l’espace d’un jardin ? Il faudrait être insensé pour le dire. Que signifient donc ces paroles : Ils entendirent la voix du Seigneur, qui s’avançait dans le jardin, vers le milieu du jour ? Elles nous apprennent que le Seigneur voulut leur faire sentir leur faute en les amenant à une extrême angoisse d’esprit et de cœur. C’est ce qui arriva ; car ils furent tellement saisis de honte, qu’à l’approche de Dieu ils se cachèrent. Ils avaient donc, à la suite de leur péché et de leur désobéissance, connu le remords et la confusion.
Et, en effet, ce juge incorruptible, que nous nommons la conscience, se soulève contre l’homme et l’accuse à haute voix ; il lui met ses péchés devant les yeux et lui en représente toute la grièveté. Voilà pourquoi Dieu, en créant l’homme, établit au dedans de lui-même ce censeur qui ne se tait jamais et qu’on ne saurait tromper. Sans doute, on peut dérober ses fautes et ses crimes à la connaissance des hommes, mais il est impossible de les cacher à la conscience ; et, en quelque lieu que se transporte le coupable, il porte en lui-même cette conscience qui l’accuse, le trouble, le déchiré et ne se repose jamais. Elle s’attaque à lui dans l’intimité du foyer domestique, sur le forum et dans les réunions publiques, et le poursuit durant les festins, pendant son sommeil et à son réveil. Elle ne cesse ainsi de lui demander compte de ses fautes, et de lui en remettre sous les yeux la grièveté et le châtiment. Tel, un charitable médecin se rend assidu auprès d’un malade, et, malgré ses rebuts, persiste à lui offrir ses remèdes et ses bons offices.
2. Au reste, le principal devoir de la conscience est de nous rappeler nos fautes et de protester contre leur coupable oubli ; elle nous en présente donc le tableau, ne serait-ce que pour nous retenir et nous empêcher d’y retomber. Et cependant, malgré l’appui et le secours de la conscience, et malgré ses reproches violents et les remords qui déchirent notre tueur, et qui sont pour notre âme autant de cruels bourreaux, la plupart des hommes ne peuvent vaincre leurs passions ; aussi dans quel abîme ne tomberions-nous pas, si elle n’existait point ? Ce furent donc les reproches de la conscience qui révélèrent à nos premiers parents l’approche du Seigneur ; et soudain ils se cachèrent. Pourquoi le firent-ils ? je vous le demande. Parce que la conscience, comme un accusateur sévère, leur reprochait leur crime. Et en effet, ils n’avaient d’autre censeur, ni d’autre témoin de leur péché que celui qu’ils portaient en eux-mêmes ; toutefois aux reproches de la conscience se joignait encore la privation de la gloire qui les revêtait. Ainsi, le sentiment de leur nudité les avertissait de là grièveté de leur faute, et, parce qu’ils furent saisis de honte à la suite de leur grave désobéissance, ils tentèrent de se cacher. Ils entendirent, dit l’Écriture, la voix du Seigneur Dieu, qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour ; et Adam et son épouse se cachèrent parmi les arbres du paradis, pour éviter la présence de Dieu.
Rien n’est donc plus funeste que le péché, mes très-chers frères, car, dès que l’homme le commet, il le remplit de confusion, et il rend insensés ceux qui brillaient auparavant par la solidité du jugement. Eh ! voyez Adam ! c’est la conduite d’un insensé ; et cependant il était doué du don de prophétie et de cette haute sagesse qui avait éclaté dans ses œuvres. Mais il entend la voix du Seigneur qui s’avançait dans le jardin, et il se cache, ainsi que son épouse, parmi les arbres du paradis, pour éviter la présence de Dieu. N’est-ce pas là un trait véritable de folie ? Quoi ! Dieu est présent partout, il a tiré du néant toutes les créatures, et nulle n’est cachée à ses yeux ; il a formé le cœur de l’homme, et il en connaît toutes les secrètes affections ; il scrute les reins et les cœurs, et il pénètre jusqu’aux plus intimes pensées de l’âme. Et voilà celui aux regards duquel Adam et Eve tentent de se cacher. Mais ne vous en étonnez point, mon cher frère telle est la méthode du pécheur. Il sait bien qu’il ne peut éviter la présence de Dieu, et cependant il essaye de s’y soustraire.
La conduite de nos premiers parents eut aussi pour principe la honte qui les saisit, lorsque le péché les eut dépouillés de leur glorieuse immortalité. C’est ce que prouve le choix même de leur retraite, puisqu’ils se cachèrent parmi les arbres du paradis terrestre. Les serviteurs fripons ou paresseux cherchent, sous l’impression de la crainte et du châtiment, à se cacher dans tous les coins de la maison, quoiqu’ils sachent bien qu’ils n’éviteront point l’œil d’un maître irrité. Et de même Adam et Eve, ne sachant où se réfugier, couraient çà et là dans le paradis terrestre. Ce n’est pas non plus sans raison que l’Écriture désigne l’heure : Ils entendirent, dit-elle, la voix du Seigneur Dieu qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour. Elle veut ainsi nous faire connaître l’extrême bonté du Seigneur. Il ne différa donc pas un seul moment à secourir l’homme pécheur, et, dès qu’il le vit tombé, il se hâta d’accourir ; du premier coup d’œil il sonda toute la profondeur de sa blessure, et pour en prévenir les suites et les progrès, il s’empressa d’y porter un bienfaisant appareil. C’est ainsi que sa bonté ne lui permit pas de laisser, même un seul instant, l’homme privé de tout secours.
L’ennemi de notre salut avait donné un libre cours à sa rage ; et parce qu’il enviait à l’homme les biens qu’il possédait, il lui avait tendu des pièges pour le faire déchoir de cet heureux état. Mais le Seigneur, dont la providence et la sagesse règlent nos destinées, a vu et la malignité du démon et la faiblesse de l’homme c’est cette faiblesse qui fit céder celui-ci aux insinuations de son épouse et tomber dans le honteux abîme du péché. Aussi le Seigneur paraît-il soudain, et, comme un juge bon et indulgent, il s’assoit sur son tribunal, qu’environnent la crainte et l’horreur, et il instruit l’affaire avec la plus grande attention. Il nous apprend ainsi à ne point condamner nos frères sans avoir bien examiné leur conduite.
3. Écoutons donc, s’il vous plaît, ce solennel interrogatoire les demandes du Juge et les réponses des coupables, la sentence qui les frappe, et la condamnation du tentateur qui leur a tendu ces perfides embûches. Mais apportez ici toute votre attention, et frémissez en assistant à ce jugement. Lorsqu’un juge mortel se place sur son tribunal, cite devant lui les coupables et les soumet à la torture, un frisson dé terreur saisit les spectateurs. Tous veulent entendre les demandes du juge et les réponses des accusés. Quelles seront donc nos pensées, lorsqu’en notre présence, le Dieu, créateur de l’univers, va entrer en jugement avec ses créatures ! Et toutefois vous observerez combien, même ici, la clémence divine l’emporte sur la sévérité des juges de la terre.
Le Seigneur Dieu appela donc Adam, et lui dit : Adam, où es-tu? Dans cette interrogation elle-même, nous trouvons une marque étonnante de la suprême bonté de Dieu ; non seulement il appelle Adam, mais il l’appelle lui-même, en personne : or c’est ce que dédaignent de faire les juges de la terre pour les coupables qui sont hommes comme eux et de la même nature qu’eux. Vous savez en effet que lorsqu’assis sur leur tribunal, nos juges font rendre compte aux malfaiteurs de leur conduite, ils ne leur adressent pas directement la parole, mais qu’ils se servent d’un intermédiaire qui communique à l’accusé les questions du jugé et au juge les réponses de l’accusé ; on en use ainsi à peu près partout pour faire sentir aux malfaiteurs jusqu’à quel point ils se sont dégradés en commettant le, crime. Dieu n’agit pas de même, il interroge directement : Le Seigneur Dieu appela donc Adam et lui dit Adam, où es-tu ? Ces quelques mots renferment une grande énergie de pensées. Car d’abord c’était en Dieu une immense et ineffable bonté quo d’appeler lui-même ce grand coupable qui rougissait de honte, et qui n’osait ni ouvrir la bouche, ni : articuler une seule parole. Oui, l’interroger, et lui donner ainsi l’occasion d’implorer son pardon, atteste une infinie miséricorde. Adam, où es-tu ? Oh ! que cette seule question est à la fois pleine de force et de douceur ! C’est comme si Dieu lui eût dit : Qu’est-il donc arrivé ? Je t’avais laissé dans un état, et je te retrouve dans un autre. Je t’avais laissé revêtu de gloire, et je te retrouve dans une honteuse nudité. Adam, où es-tu ? quelle est donc la cause de ton malheur ? et qui t’a plongé dans cet abîme de maux ? quel est le scélérat ou le voleur qui t’a enlevé tous tes biens, et qui t’a réduit à cette extrême indigence ? qui t’a fait connaître la nudité, et qui t’a dépouillé de ce splendide vêtement dont je t’avais revêtu ? quel changement subit ! et quelle tempête a soudain englouti toutes tes richesses ? qu’as-tu donc fait, que tu veuilles éviter celui qui t’a comblé des plus grands bienfaits et qui t’a élevé à tant d’honneur ? et que crains-tu, pour chercher ainsi à te cacher ? est-ce qu’un accusateur te poursuit, et que des témoins te confondent ? enfin, d’où vient cette crainte et cette terreur ?
Mais Adam répondit : J’ai entendu votre voix dans le jardina, et, comme j’étais nu, j’ai été saisi de crainte, et je me suis caché. (Gen. 3,10) Alors Dieu lui dit : Eh ! qui t’a appris que tu étais nu ? quel est ce langage nouveau et inouï ? et qui t’eût fait connaître ton état, si toi-même n’étais l’auteur de cette ignominie ? tu as donc mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger. – Voyez-vous quelle est la bonté et la patience du Seigneur ? Il pouvait, sans adresser une seule parole à ce grand coupable, le punir sur-le-champ comme il l’en avait menacé ; mais il agit patiemment, il l’interroge, et il écoute sa réponse. Bien plus, il l’interroge une seconde fois, comme pour lui faciliter une défense qui lui permettrait d’user envers lui de clémence et de miséricorde. Grande leçon ! qui apprend aux juges que dans l’exercice de leurs fonctions, ils ne doivent ni parler inhumainement aux coupables, ni les traiter avec une cruauté qui ne convient qu’à des bêtes féroces. Il faut alors leur témoigner quelque indulgence et quelque bonté, et en prononçant sur leur sort, ne pas oublier qu’ils sont nos frères. Cette pensée que notre origine est commune attendrira nos cœurs et adoucira les rigueurs de la justice. Ce n’est donc point sans motif que la sainte, Écriture se proportionne ici à notre faiblesse, et emploie ce langage simple et familier. Elle nous invite à imiter, selon nos forces, l’ineffable bonté du Seigneur.
4. Et le Seigneur dit d Adam : qui t’a appris que tu, étais nu, si ce n’est que tu as mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger ? Oui, comment aurais-tu connu ta nudité, et serais-tu saisi de honte, si par intempérance, tu n’avais transgressé mon commandement ? Appréciez, mon cher frère, toute l’excellence de la bonté divine. Le Seigneur parle à Adam comme à un ami, et il traite ce grand coupable avec une douce familiarité Qui t’a appris que tu étais nu, si ce n’est que tu as mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger  ? Observons aussi l’emphase, et l’ironie secrète de cette expression : le fruit du seul arbre, c’est comme s’il lui eût dit : est-ce que je t’avais étroitement restreint l’usage des fruits de ce jardin ? ne t’avais-je pas au contraire placé au sein d’une riche abondance ? et ne t’avais-je pas abandonné tous les fruits du paradis terrestre, à l’exception d’un seul ? Cette défense n’avait pour but que de te rappeler que tu avais un Maître, et que tu devais lui obéir. Elle est donc insatiable cette intempérance, qui, peu satisfaite de tant de biens, ne s’est point abstenue de ce seul fruit ? Et comment as-tu pu courir à une désobéissance qui devait te précipiter dans un tel abîme de maux ? que te revient-il maintenant de ton péché ? Ne vous ai-je pas avertis l’un et l’autre, et n’ai-je pas voulu vous retenir par la crainte du châtiment ? Je vous ai prédit toutes les suites de votre péché, et je vous avais fait cette défense pour vous prémunir contre l’esprit séducteur. Et aujourd’hui, une si noire ingratitude ne rend-elle pas votre faute irrémissible ? Comme un bon père instruit un fils chéri, je vous ai clairement précisé mes ordres ; et en vous permettant l’usage de tous les autres fruits, j’ai formellement excepté celui-là, afin que vous puissiez conserver tous les biens dont je vous avais comblés. Mais vous avez cru le conseil d’un autre meilleur et plus respectable que mon commandement. C’est pourquoi vous l’avez méprisé, et vous avez mangé du fruit défendu. Eh bien ! que vous est-il arrivé ? Aujourd’hui une dure expérience vous révèle toute la malice de ce pernicieux conseil.
Voyez-vous la clémence du juge, sa douceur et sa patience inaltérable ? Entendez-vous ce langage si plein de condescendance, et si élevé au-dessus de nos idées et de nos pensées ? Enfin comprenez-vous comment le Seigneur ouvre à l’homme pécheur la porte du repentir, en lui disant : Qui t’a appris que tu étais nu, si ce n’est que tu as mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger ? N’était-ce pas lui déclarer que, malgré sa grave désobéissance, il était encore prêt à lui pardonner. Mais écoutons la réponse du coupable. Et Adam dit : la femme que vous m’avez donnée pour compagne, m’a présenté du fruit de cet arbre, et j’en ai mangé. Cette réponse est en elle-même En cri de détresse et de douleur ; et il semble au premier abord qu’elle est un appel à cette miséricorde divine qui toujours surpasse en bonté et en indulgence la malice de nos péchés. Et en effet, le Seigneur venait, par son ineffable patience, de toucher le cœur d’Adam et de lui faire sentir la grièveté de sa faute ; et voilà que celui-ci cherche à s’excuser en disant : la femme que vous m’avez donnée pour compagne m’a présenté du fruit de cet arbre et j’en ai mangé. C’est comme s’il eût dit : J’ai péché, je le sais, mais la femme que vous m’avez donnée pour compagne, et dont vous avez dit vous-même : faisons à l’homme une aide qui lui soit semblable, a été la cause de ma chute. Pouvais-je soupçonner que cette femme que vous m’aviez donnée pour compagne me serait un sujet de honte et d’ignominie ? je savais seulement que vous l’aviez formée pour être ma consolation. Vous me l’avez donnée, vous me l’avez amenée, et j’ignore quel motif l’a portée à me présenter le fruit que j’ai mangé.
Cette réponse semble donc au premier abord justifier Adam ; mais en réalité sa faute était inexcusable. Car comment excuseras-tu, pouvait lui repartir le Seigneur, l’oubli de mon commandement, et l’assentiment accordé à la femme plutôt qu’à mes paroles ? Celle-ci t’a offert le fruit ; soit, mais le souvenir de ma défense, et la crainte du châtiment devaient suffire pour te détourner d’en manger. Ignorais-tu mes ordres, et ne connaissais-tu pas mes menaces ? Dans ma prévoyante tendresse je vous avais avertis l’un et l’autre afin que vous évitassiez ces malheurs. Aussi quoique la femme soit à ton égard l’instigatrice du péché, tu ne saurais être innocent. Eh ! ne devais-tu pas te montrer fidèle à mon commandement, repousser le présent fatal et même représenter à la femme l’énormité de sa faute. Tu es le chef de la femme ; et elle n’a été formée que pour toi. Mais tu as interverti l’ordre, et, au lieu de la retenir, tu t’es laissé entraîner par elle. Les membres devaient obéir à la tête, et, par une coupable interversion, ce sont les membres qui ont commandé, en sorte que les rangs et l’ordre ont été renversés. Et voilà comment tu es tombé dans cette profonde humiliation, toi qui étais revêtu de gloire et de splendeur.
Qui pourrait donc assez déplorer ton infortune et la perte de biens si précieux ? Toutefois seul tu as fait ton malheur, et tu ne saurais en attribuer la cause qu’à ta propre faiblesse. Car si tu n’y avais consenti, jamais la femme ne fût entraîné dans cet immense désastre. A-t-elle employé à ton égard les prières, le raisonnement ou la séduction ? Il lui a suffi de te présenter le fruit, et soudain avec une complaisance extrême tu en as mangé, sans te souvenir de ma défense. Tu as donc cru que je t’avais trompé, et que je ne t’avais interdit l’usage de ce fruit que pour te priver, par jalousie, d’un état plus glorieux encore. Mais comment aurais-je pu te tromper, moi qui t’avais comblé de tant de biens ! et n’était-ce point déjà une grande bonté que de t’avoir à l’avance prévenu des suites qu’entraînerait ta désobéissance. Je voulais donc que tu évitasses le malheur où tu es tombé. Mais tu as tout méprisé, et aujourd’hui, qu’une dure expérience te fait sentir l’énormité de ta faute, il ne te reste plus qu’à t’en reconnaître coupable, sans en accuser ton épouse.
5. C’est ainsi que le Seigneur reprochait à Adam la grièveté de son péché ; et celui-ci, tout en l’avouant, cherchait à se justifier en le rejetant sur la femme. Mais voyons maintenant avec quelle bonté ce même Dieu s’adresse alors à celle-ci. Et Dieu, ajoute l’Écriture, dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela  ? tu as entendu ton époux qui t’accuse de toute cette désobéissance, et qui en fait peser la responsabilité sur toi qui lui avais été donnée pour lui venir en aide, et qui n’avais été tirée de sa propre substance que pour être sa consolation. Pourquoi donc, ô femme, as-tu commis ce péché, et pourquoi as-tu attiré sur lui et sur toi cette profonde humiliation ? Quels avantages te procure aujourd’hui cette criminelle intempérance, et quels fruits retires-tu de ce coupable égarement ? Tu as été séduite par ta faute, et tu as rendu ton époux complice de ton péché.
Mais, que répond la femme ? Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit. Voyez-vous comment, elle aussi, cherche dans son effroi à excuser sa désobéissance ? Adam avait rejeté sa faute sur la femme, en disant : elle a cueilli le fruit et me l’a présenté, et j’en ai mangé. Et de même celle-ci avoue son péché, et ne trouve nulle autre excusa que de dire : le serpent m’à trompée, et j’ai mangé du fruit. Ce maudit animal a été la cause de ma chute, et ce sont ses pernicieux conseils qui m’ont entraînée dans cette profonde humiliation. Il m’a trompée, et j’ai mangé du fruit.
Ne passons point légèrement sur ces paroles, mes très-chers frères ; car un examen attentif nous y fera découvrir d’utiles instructions. Les jugements du Seigneur sont terribles et effrayants ; mais si nous les méditons avec soin, ils seront salutaires à notre âme. Écoutons donc Adam qui dit à Dieu : La femme que vous m’avez donnée pour compagne m’a présenté le fruit, et j’en ai mangé. Ainsi il reconnaît qu’il n’y a eu, à son égard, ni contrainte, ni violence, et qu’il a agi volontairement, et avec une entière liberté. Eve lui a seulement présenté le fruit, et elle n’a exercé sur lui aucune pression, ni aucune violence. Et de même celle-ci ne dit point, pour s’excuser, que le serpent l’a portée à manger malgré elle du fruit défendu. Elle se borne à dire : le serpent m’a trompée. Or il dépendait d’elle de repousser la séduction comme d’y succomber : le serpent m’a trompée, dit-elle. Il est donc vrai que l’ennemi de notre salut, parlant par l’organe de ce maudit animal, donna un conseil funeste, et trompa la femme. Mais il ne la violenta point et ne la contraignit point : il usa seulement de fraude pour accomplir ses pernicieux desseins, et s’il s’adressa de préférence à la femme, c’est qu’il la crut plus susceptible de se laisser séduire et de commettre une faute irrémissible.
Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit. Voyez combien le Seigneur est bon. Il se contente de ce seul aveu, et il ne presse ni Adam ni Eve de nouvelles questions. Et certes, quand il les interrogeait, ce n’était point qu’il ignorât leur crime : il le connaissait et en savait toutes les circonstances ; aussi ne s’abaissait-il jusqu’à entrer en discussion avec eux, qu’afin de faire mieux éclater sa miséricorde, et les engager à un humble et sincère aveu ; c’est pourquoi il ne leur adresse point de nouvelles questions. Sans doute il convenait que Dieu nous fît connaître le genre de séduction qui avait été présenté à nos premiers parents ; mais pour montrer qu’il ne les interrogeait point par ignorance du fait, il se contente d’une première réponse. Et, en effet, en disant que le serpent l’avait trompée, et qu’elle avait mangé du fruit défendu, la femme laissait facilement deviner la fatale espérance dont le démon l’avait flattée par l’organe du serpent, en lui promettant qu’ils deviendraient des dieux.
Avez-vous bien observé avec quel soin le Seigneur interroge Adam, et avec quelle indulgence il traite la femme ? Avez-vous également remarqué la manière dont ils se justifient ? Appréciez donc maintenant l’ineffable miséricorde de ce Juge suprême. La femme a dit : Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit défendu ; et cependant le Seigneur ne daigna point interroger cet animal, ni lui donner lieu de se défendre. Il ne lui adressa aucune question, ainsi qu’il l’avait fait à l’homme et à la femme ; mais dès que ceux-ci eurent présenté leur justification, il déchargea toute sa colère sur le serpent, comme sur l’auteur du péché. Car le Seigneur, aux yeux duquel rien n’est caché, n’ignorait point que le serpent avait été l’instrument du piège où la noire jalousie du démon avait fait tomber nos premiers parents. Voyez donc comme il use envers ceux-ci de miséricorde et de bonté. Il savait tout, et cependant il dit à Adam : Où es-tu ? et qui t’a appris que tu étais nu ? Il dit également à Eve : Pourquoi as-tu fait cela ? Mais il tient au serpent un langage bien différent : Et le Seigneur Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela. Voyez-vous la différence ? Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? Et, au serpent : Parce que tu as fait cela. Oui, parce que tu t’es prêté à ce crime, et que tu as insinué ce perfide conseil ; parce que tu as favorisé la jalousie du démon, et que tu as secondé sa malice contre ma créature, tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre ; tu ramperas sur le ventre, et tu mangeras la poussière durant tous les jours de ta vie. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la sienne. Elle t’écrasera la tête, et tu la blesseras insidieusement au talon. (Gen. 3,14-15)
6. Remarquez, je vous prie, l’ordre et l’arrangement de ce passage, et vous y trouverez à l’égard de l’homme un précieux témoignage de la bonté divine. Le Seigneur interrogea d’abord Adam, et puis Eve ; et quand celle-ci eut désigné son séducteur, il dédaigna d’en écouter la défense, et fulmina contre lui un châtiment qui durera autant que sa vie. Désormais donc la vue seule du serpent rappellera aux hommes qu’ils doivent repousser ses perfides conseils et éviter ses trompeuses embûches. Mais peut-être demanderez-vous pourquoi le serpent est puni, tandis qu’il n’a été que l’instrument du démon qui seul a causé tout ce désastre ? Ici encore éclate l’ineffable bonté du Seigneur. Car, de même qu’un, bon père, non content de poursuivre le meurtrier de son fils, brise et met en pièces le glaive ou le poignard qui a servi au crime, le Seigneur punit le serpent qui a été l’instrument de la malice du démon, et veut que la vue de ce châtiment proclame la sévérité avec laquelle il a traité le de mon lui-même. Car si l’instrumenta été châtié si rigoureusement, quel supplice n’a pas été infligé à celui qui l’a mis en œuvre !
Au reste, Jésus-Christ nous en révèle quelque chose dans son Évangile, lorsqu’il nous apprend qu’au jour du jugement il dira à ceux qui seront placés à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel qui été préparé au diable et à ses anges. (Mt. 25,41) C’est donc pour le démon qu’a été préparé ce feu qui ne s’éteindra jamais ; et quelle destinée plus affreuse que celle de ces malheureux qui négligent leur salut, et s’exposent ainsi à partager les supplices réservés au diable et à ses anges ! Si nous voulons au contraire embrasser la vertu et observer les lois de Jésus-Christ, nous nous assurerons ce royaume, dont il dit : Venez, les bien-aimés de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. (Mt. 25,34) Ainsi d’un côté sont les feux éternels de l’enfer, et de l’autre, si nous sommes pieux et fervents, le royaume du ciel. Puissent ces pensées nous encourager à travailler au salut de notre âme, à fuir le péché, et à éviter les embûches du démon !
Mais, si vous n’êtes pas trop fatigués, je parlerai encore du châtiment infligé au serpent, afin de vous montrer de plus en plus comment la miséricorde divine s’y exerce envers nous. Au reste, chaque jour, un concours nombreux entoure le tribunal d’un juge qui instruit la cause de quelques criminels ; on y passe des journées entières, et l’on ne se retire pas avant que la séance ne soit levée. À plus forte raison est-il convenable que nous attendions avec un saint empressement l’énoncé du jugement que le Seigneur va prononcer contre le serpent. Il lui infligera un terrible châtiment, parce qu’il a été l’instrument du crime ; et la vue de cette peine nous fera comprendre quels supplices éternels le même Dieu réserve au démon. Nous y verrons également avec quelle miséricorde il châtie Adam et Eve, auxquels il adresse plutôt une sévère remontrance qu’il n’inflige une grave punition ; et nous en conclurons que nous ne saurions assez admirer la bonté divine ni louer son indulgente providence à notre égard. Écoutons donc l’écrivain sacré : Et le Seigneur Dieu dit au serpent Parce que tu as rait cela, tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre ; tu ramperas sur le ventre, et tu mangeras la poussière durant tous les jours de ta vie. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la sienne : elle te brisera la tête, et tu la blesseras insidieusement au talon.
7. La colère et l’indignation éclatent dans ces paroles : mais aussi il est grand et énorme le péché dans lequel le démon, par l’organe du serpent, entraîna nos premiers parents. Or, le Seigneur Dieu dit au serpent : parce que tu as fait cela ; parce que tu as été le ministre du démon dans ses projets homicides, et que tu as secondé sa malice en servant d’organe à ses mauvais conseils et ses flatteries empoisonnées ; parce que tu as fait cela, et que tu as contribué à déshériter mes créatures de mes grâces et de ma bienveillance, en te prêtant aux perfides desseins de l’ange rebelle qui, en punition de son orgueil et de sa noire jalousie, a été précipité du ciel sur la terre ; parce que, dans toutes ces horribles machinations, tu t’es montré son docile instrument, je t’inflige un châtiment qui durera toujours. Il suffira donc au démon de te voir, pour qu’il sache quels supplices lui sont réservés, et aux hommes, pour qu’ils apprennent à éviter ses pièges et à se garantir de ses embûches, s’ils ne veulent un jour partager ses tourments. Ainsi tu es maudit entre tous les animaux, parce que tu as fait un perfide usage de la finesse qui te distinguait entre eux tous, et que tu n’as usé de ce don que pour causer les plus grands maux.
N’oublions pas en effet cette parole de l’Écriture : Le serpent était le plus rusé de tous les animaux qui étaient sur la terre. C’est pourquoi le Seigneur lui dit : Tu seras maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre. Mais comme cette malédiction eût échappé à nos sens et à nos yeux, Dieu voulut lui infliger un châtiment visible qui nous rappelât sans cesse son crime et son supplice. Aussi ajoute-t-il : Tu ramperas sur le ventre, et tu mangeras la poussière durant tous les jours de ta vie. Tu as abusé de tes qualités naturelles, et tu as bien osé entrer en conversation avec l’homme raisonnable que j’avais créé : tu as donc imité le démon, auquel tu as servi de complaisant ministre, et qui a été chassé du ciel, parce qu’il affecta des pensées au-dessus de sa condition. Et de même je t’inflige un châtiment qui va changer ta nature. Tu ramperas sur la terre, et tu te nourriras de la poussière. Ainsi, tu ne pourras jamais t’élever vers le ciel, ruais tu demeureras toujours dans cet état d’humiliation, et seul de tous les animaux, tu te nourriras de la poussière. Bien plus : Je mettrai inimitié entre toi et la femme ; entre ta postérité et la sienne. Car peu content de te voir ramper sur la terre, je ferai de la femme ton ennemie irréconciliable, en sorte que la guerre subsistera toujours entre ta postérité et la sienne. Enfin elle t’écrasera la tête, et tu la blesseras insidieusement au talon. Oui, je lui donnerai la force de te marcher sur la tête, et tu t’agiteras vainement sous ses pieds.
Cette punition du serpent nous manifeste, mon cher frère, la grande bonté du Seigneur à l’égard de l’homme. Mais ce que l’Écriture dit ici du serpent matériel, peut surtout, et dans un sens véritable, s’entendre du serpent spirituel, et s’appliquer au démon. Et en effet, pour humilier cet esprit superbe, Dieu le contraint à ramper sous nos pieds, et il nous donne le pouvoir de lui marcher sur la tête. N’est-ce pas là ce que signifient ces paroles de Jésus-Christ : Foulez aux pieds les serpents et les scorpions ? Et de peur que nous ne les entendions d’un serpent matériel, il ajoute : Et toute puissance de l’ennemi. (Lc. 10,19)
C’est ainsi que l’ineffable bonté du Seigneur éclate dans le châtiment qu’il inflige au serpent, complice et organe du démon. Mais revenons à la femme, s’il vous plaît. Le serpent a été puni lé premier, parce qu’il a été l’instigateur du péché : et maintenant la femme qui s’est laissée séduire, et qui a entraîné l’homme, entendra avant lui sa sentence, et ce terrible avertissement : Et le Seigneur dit à la femme : Je multiplierai tes calamités et tes gémissements : tu enfanteras dans la douleur ; tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. (Gen. 9,16) Admirez ici encore la bonté du Seigneur, et voyez avec quelle indulgence il traite la femme, même après un si grand crime. Je multiplierai, lui dit-il, tes calamités. Je te destinais dans le principe une existence qui eût été exempte de douleur et d’affliction, et qui, affranchie de tout chagrin et de toute tristesse, n’aurait connu que la joie et le plaisir. Revêtue d’un corps mortel, tu n’aurais ressenti aucune de ses tristes nécessités ; mais parce que tu n’as pas su user de ces précieuses faveurs, et que l’excès même du bonheur t’a rendue ingrate, je t’imposerai un frein qui te retiendra dans le devoir, et je te condamne désormais aux pleurs et aux gémissements.
Je multiplierai donc tes calamités et tes gémissements, et tu enfanteras dans la douleur. La joie que tu éprouveras de devenir mère commencera donc par la douleur ; et cette douleur, qui se renouvellera à chaque enfantement, te rappellera incessamment la grièveté de ta faute et de ta désobéissance. Mais de peur que la suite des années n’en affaiblisse le souvenir, et afin que tu n’oublies point que c’est là le châtiment de ton péché, je multiplierai tes calamités et tes gémissements, et tu enfanteras dans la douleur.
8. Cette sentence fut comme une prophétie des souffrances et des maux auxquels la femme est assujettie : une grossesse de neuf mois, pénible et laborieuse, et des douleurs intolérables qu’il faut avoir ressenties pour les comprendre. Cependant le Seigneur, toujours bon et miséricordieux, a voulu adoucir pour la femme ces peines si cruelles par les joies de la maternité. Ainsi elle oublie, à la naissance d’un fils, toutes les douleurs qui ont précédé et accompagné, cette naissance. Aussi voyons-nous que la femme, au milieu même des souffrances inouïes qui mettent sa vie en péril, n’est pas plutôt devenue mère, qu’elle s’épanouit à la joie, et qu’oubliant toutes ses angoisses, elle ne songe qu’à allaiter son enfant. Reconnaissons en cela une bienfaisante disposition du Seigneur, qui pourvoit à la conservation du genre humain. Car toujours l’espoir d’un bien à venir rend plus légers les maux présents. C’est ainsi que les marchands traversent l’immensité des mers, affrontent les tempêtes et lés pirates ; et lorsqu’échappés à mille dangers, ils voient s’évanouir toutes leurs espérances, ils ne laissent pas néanmoins d’entreprendre une nouvelle navigation. Ainsi encore, le laboureur défonce profondément son champ, le cultive avec soin, et lui confie une abondante semence ; et trop souvent la sécheresse, ou la pluie, et même la rouille et la nielle font périr ses moissons au moment où il va les recueillir ; toutefois il ne se rebute point, et il recommence ses travaux dès que la saison le lui permet.
Cette observation s’applique à tous les divers genres d’industrie, et se vérifie également dans la femme. Elle a donc supporté pendant neuf mois d’intolérables douleurs, des nuits sans sommeil et des tortures affreuses ; quelquefois par suite d’un accident, elle est accouchée avant terme, et a donné le jour à un fœtus informe, ou bien elle a mis au monde un enfant estropié, idiot ou mort-né ; et à peine est-elle échappée à ces graves dangers, qu’elle oublie tous ses maux, et s’expose de nouveau aux périls de la maternité. Que dis-je ! elle en affronte même de plus grands encore, car il n’est pas rare de voir des mères mourir de suites de couches ; et néanmoins ces exemples n’épouvantent point les autres femmes, et ne les détournent point du mariage, tant le Seigneur a mélangé leurs douleurs de joie et de contentement ! Voilà pourquoi il dit à Eve : Je multiplierai tes calamités et tes gémissements ; et tu enfanteras dans la douleur. C’est à cette parole que faisait allusion Jésus-Christ, lorsqu’il comparait l’excès des tribulations de la mère avec la plénitude de ses joies. Quand une femme, dit-il, enfante, elle est dans la tristesse, parce que l’heure est venue. Voilà bien la douleur ; et puis il ajoute, pour nous montrer que cette douleur passe, et que la joie et l’allégresse lui succèdent : Mais après qu’elle a enfanté un fils, elle ne se souvient plus de son affliction, à cause de sa joie, parce qu’un homme est né au monde. (Jn. 16,21)
Voyez-vous donc comme se manifestent à notre égard la bonté du Seigneur et sa providence, et comme cette parole : Tu enfanteras dans la douleur, est pour la femme une punition et un sévère avertissement. Dieu ajoute Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. Ne semble-t-il pas qu’ici Dieu cherche à s’excuser ? et c’est comme s’il disait à la femme : dans le principe je t’avais assigné le même rang d’honneur et de gloire qu’à l’homme ; je t’avais communiqué tous les privilèges, et je t’avais donné comme à lui l’empire de l’univers ; mais puisque tu as abusé de ta dignité, je te soumets à l’homme. Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. Tu as abandonné celui dont tu partageais la gloire et la nature, et pour qui tu avais été formée, afin de lier des relations avec le serpent, et de recevoir par lui les perfides conseils du démon : eh bien ! je te soumets à l’homme, et je l’établis ton maître ; tu reconnaîtras son autorité, et parce que tu n’as pas su commander, tu apprendras à obéir. Ainsi tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. Car il vaut mieux pour toi de lui être soumise et de reconnaître son autorité, que de vivre libre de tout joug, et exposée à te précipiter dans le mal. C’est ainsi qu’il est plus utile au cheval d’obéir au frein, et de marcher d’un pas sûr et réglé, que de s’élancer çà et là d’une course aventureuse et désordonnée. Je te soumets donc à l’homme pour ton propre avantage, et je veux que tu lui obéisses sans contrainte, comme dans le corps les membres obéissent à la tête.
9. Mais je m’aperçois que la longueur de ce discours vous fatigue ; et néanmoins je vous demande encore quelques instants d’attention. Car il serait indécent de nous retirer quand le juge est encore assis sur son tribunal, et de ne pas entendre l’énoncé entier du jugement. Au reste nous touchons à la fin. Écoutons donc la sentence que Dieu, après avoir parlé à la femme, prononça à l’homme, et le châtiment qu’il lui infligea. Et Dieu dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du seul fruit dont je t’avais ordonné de ne pas manger, la terre est maudite dans ton œuvre ; et tu ne mangeras de ses fruits, durant tous les jours de ta vie, qu’avec un grand travail. Elle ne produira pour toi que des épines et des chardons, et tu te nourriras de l’herbe de la terre. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré ; car tu es poussière et tu retourneras en poussière. (Gen. 7,17-19)
Ces paroles renferment de nombreux traits de bonté et de providence à notre égard : mais pour bien les apprécier, il faut approfondir chaque mot. Or Dieu dit à Adam : tu as écouté la voix de ta femme, et tu as mangé du seul fruit dont je t’avais ordonné de ne pas manger ; tu as donc, en écoutant sa voix, et en mangeant de ce fruit, préféré ses insinuations â mon commandement, et tu n’as pas voulu t’abstenir du seul fruit dont je (avais ordonné de ne point manger, car ma défense se bornait à cette exception : cependant tu né l’as pas respectée, et tu as enfreint mes ordres pour obéir à ton épouse : aussi tu vas connaître toute l’énormité de ta faute.
Écoutez, ô hommes ! écoutez, ô femmes ! que ceux-ci ne souffrent point de semblables insinuations, et que celles-là ne se les permettent pas ! Car si Adam ne put se justifier en rejetant son péché sur la femme, il servirait peu à un mari de dire : j’ai commis cette faute par complaisance pour mon épouse. La femme a été placée sous la puissance de l’homme, et il en a été établi le maître, afin de s’en faire obéir. Les pieds ne doivent point commander à la tête. Et néanmoins nous voyons trop souvent que celui qui par son rang devrait être la tête, s’abaisse à devenir les pieds, et que celle qui devrait être les pieds, s’attribue les fonctions de la tête. C’est cette confusion que prévoyait le grand Apôtre, le Docteur des nations, quand il s’écriait : Femme, savez-vous si vous sauverez votre mari ? et vous, mari, savez-vous si vous sauverez votre femme ? (1Cor. 7,15) Cependant il appartient à l’homme de repousser vivement tout mauvais conseil que la femme se permettrait de lui donner ; et celle-ci ne doit jamais oublier le châtiment dont Eve fut punie pour avoir suggéré à Adam cette funeste désobéissance. Elle doit encore, loin d’imiter Eve, et de reproduire ses criminelles insinuations, s’instruire à son malheur, et ne jamais donner à son mari un conseil qui ne serait pas salutaire et utile à l’un et à l’autre. Mais revenons à notre sujet.
Or Dieu dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du seul fruit dont je t’avais ordonné de ne point manger ; parce que tu as négligé d’observer mon commandement, et que ni la crainte, ni les menaces des châtiments qui suivraient ton péché, n’ont pu te retenir, et parce que tu as commis la faute énorme de toucher au seul fruit que j’avais excepté, en t’abandonnant l’usage de tous les autres, la terre est maudite dans ton œuvre. Reconnaissons ici la bonté divine dans la manière différente dont il punit le serpent, animal irraisonnable, et l’homme, être doué de raison. Il dit au premier : tu es maudit sur la terre ; et au second : la terre est maudite dans ton œuvre. Et c’est à juste titre : car elle avait été créée pour l’homme, afin qu’il jouît de ses productions. Mais parce que l’homme a péché, elle est maudite ; et l’effet de cette malédiction sera de troubler le repos et la tranquillité de l’homme.
Voilà donc, dit le Seigneur, que la terre est maudite dans ton œuvre ; et pour nous apprendre les effets de cette malédiction, il ajoute : et tu ne mangeras de ses fruits, durant tous les jours de ta vie, qu’avec un grand travail. Ne voyez-vous pas ce châtiment traverser tous les siècles, et après avoir été utile au premier homme, apprendre encore à ses descendants quelle est l’origine de leurs malheurs. Mais écoutons les paroles suivantes qui spécifient mieux encore le genre de cette malédiction, et la cause de ce pénible travail. Et Dieu dit : la terre ne te produira que des épines et des chardons. Ce seront là comme les monuments de ma malédiction ; et tu ne rendras la terre féconde qu’à force de soins et de labeurs. Ainsi toute ta vie s’écoulera dans la tristesse et le travail, afin qu’ils soient un frein qui réprime l’arrogance de ton orgueil, et te ramène forcément à la pensée de ton néant ; tu ne seras donc plus tenté de te bercer de coupables illusions, car tu te nourriras de l’herbe de la terre, et tu mangeras ton pain d la sueur de ton front.
Mais avant d’expliquer ces paroles, observons comment le péché de l’homme a changé pour lui toutes les conditions premières de la vie. Car c’est comme si Dieu lui disait : je t’avais préparé, en te créant, une existence exempte de douleurs, de travail, de fatigues et d’inquiétudes. Tu eusses joui d’un bonheur parfait, et sans connaître aucun des tristes assujettissements du corps, tu aurais pleinement goûté toutes les délices de la vie. Mais tu n’as pas su apprécier cet heureux état, et voici que je maudis la terre. Désormais, si tu ne l’ensemences et si tu ne la cultives, elle ne te donnera plus, comme auparavant, ses diverses productions ; je joindrai même à ces travaux, et à ces pénibles labeurs, les maladies et de continuelles fatigues, en sorte que tu ne réussiras en quelque chose qu’au prix de tes sueurs, et ainsi cette dure existence te sera une continuelle leçon d’humilité, et un souvenir de ton néant.
En outre, cette malédiction ne se bornera pas à quelques années, mais elle s’étendra à tout le cours de ta vie ; et tu mangeras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré, car tu es poussière, et tu retourneras en poussière. Oui, telle sera ta destinée, jusqu’à la fin de tes jours, et jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré. Car c’est du limon de la terre qu’a été formé le corps que je t’ai donné dans ma bonté, et c’est en ce même limon qu’il se résoudra. Tu es poussière, et tu retourneras en poussière. En vain pour te faire éviter tous ces maux, j’avais dit : Ne mangez pas de ce fruit, et le jour où vous en mangerez, vous mourrez certainement ; je ne voulais donc point ta mort, et de mon côté, je n’ai rien négligé de tout ce que je pouvais faire ; mais tu t’es précipité toi-même dans cet abîme de maux, et tu ne dois en accuser que ta propre négligence.
Ici se présente une question que je vais résoudre en peu de mots, et qui mettra fin à cet entretien. Dieu dit à nos premiers parents : Le jour où vous mangerez du fruit défendu, vous mourrez certainement. Or il est indubitable qu’après leur péché et leur désobéissance, ils ont vécu un grand nombre d’années. Cette difficulté n’en est une que pour ceux qui lisent superficiellement l’Écriture sainte ; car un lecteur attentif l’explique aisément, et découvre sans peine le sens de ce passage. Sans doute Adam et Eve vécurent encore bien des années, et néanmoins le jour où ils entendirent cette parole : Vous êtes terre, et vous, retournerez en terre, une sentence de mort leur fut prononcée, en sorte qu’on peut dire que dès ce moment ils subirent la mort. Ainsi le sens de ce passage : Le jour où vous mangerez du fruit, défendu, vous mourrez certainement, est que dès ce moment ils surent qu’ils étaient soumis à la mort. Eh ! ne voyons-nous pas que dans les tribunaux, le criminel condamné à mort est reconduit en prison, et que même il y reste assez longtemps. Cependant on le regarde déjà comme mort, parce qu’une sentence capitale a été rendue contre lui. Et de même depuis le jour où le Seigneur prononça contre nos premiers parents un arrêt de mort, ils furent sous le coup de cet arrêt, quoique l’exécution en ait été différée pendant bien des années.
Cet entretien s’est prolongé au delà des bornes ordinaires ; mais puisque j’ai pu, par la grâce de Dieu, et selon mes forces, terminer l’explication du passage de la Genèse qui avait été lu, je conclus immédiatement. Sans doute il serait facile de développer encore ce sujet, et de montrer que la miséricorde divine surnage même au-dessus de ces flots de mort qui submergent tous les hommes. Cependant je n’en dirai rien pour ne pas trop fatiguer votre mémoire, et je vous prie seulement de ne point, au sortir de cette assemblée, vous rendre à d’insipides réunions, ni vous amuser à de frivoles conversations. Le sujet d’un intéressant entretien serait de résumer en soi-même, ou de vous réciter les uns aux autres les principaux points de cette instruction : les questions du luge suprême, et les réponses des coupables ; la justification d’Adam, qui rejette sa faute sur la femme, et l’excuse de celle-ci qui accuse le serpent ; la punition de cet animal, et son châtiment éternel, châtiment qui atteste la colère du Seigneur contre lui, et sa miséricordieuse bonté envers ceux qu’il a séduits. Et en effet, puisque Dieu punit si sévèrement le séducteur, c’est une preuve qu’Adam et Eve, victimes de ses fourberies, lui étaient agréables, et qu’il s’intéressait encore à leur bonheur. Rappelez-vous ensuite la sentence prononcée à la femme, la punition, et le sévère avertissement qu’elle reçut, et enfin n’oubliez point cet arrêt prononcé à Adam : Tu es terre, et tu retourneras en terre.
Ces diverses réflexions vous feront admirer de plus en plus l’ineffable miséricorde du Seigneur. Car quoique nous ne soyons que poussière, et que nous devions retourner en poussière, nous pouvons, par la pratique de la vertu et la fuite du vice, obtenir ces biens ineffables qu’il a préparés à ceux qui l’aiment, et dont il est écrit : l’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a point compris. (1Cor. 2,9) Il est donc juste que nous offrions au Seigneur d’éternelles actions de grâce pour tant de bienfaits, et que }fous n’en perdions jamais le souvenir. Nous devons également nous appliquer, par l’exercice des bonnes œuvres, et par la fuite constante du péché, à calmer sa colère, et à nous le rendre propice. Eh ! ne serait-ce pas une monstrueuse ingratitude si nous venions à oublier que Dieu, immortel et impassible de sa nature, n’a pas dédaigné, pour nous délivrer de la mort, de prendre notre chair mortelle et terrestre, de l’élever au plus haut des cieux, de la faire asseoir à la droite de son Père, et de lui assurer les adorations des anges ? Mais nous, hélas ! nous tenons une conduite tout opposée ; nous ensevelissons dans la chair et la boue notre âme qui est immortelle, nous l’assujettissons à la terre et à la mort, et nous la rendons incapable, de rien faire pour le ciel et la vie éternelle. Ah ! je vous en conjure, ne nous montrons pas ingrats jusqu’à ce point envers un tel bienfaiteur ; et soyons au contraire obéissants à ses préceptes, et empressés à faire tout ce qui peut lui plaire, afin qu’il nous rende lui-même dignes des félicités célestes. Fuissions-nous tous les obtenir, par la grâce et la bonté de J.-C. N.-S, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

DIX-HUITIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et Adam donna à sa femme le nom d’Eve, parce qu’elle est la mère de tous les vivants. Et le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau, et il les en revêtit ; et il dit : Voici Adam devenu comme l’un de nous. » (Gen. 3,20-22)

ANALYSE. modifier

1. Saint Chrysostome rappelle d’abord que la punition de nos premiers parents doit nous rendre attentifs et vigilants à éviter le péché, puis il explique pourquoi Adam donna à son épouse le nom d’Eve. — 2.-3. Les habits de peaux dont le Seigneur les revêtit, attestent sa bonté, et nous avertissent d’éviter le luxe et la somptuosité des vêtements. — L’orateur prend l’occasion d’une sévère leçon aux riches, puis il explique, comme un ironique accomplissement des promesses du démon, cette parole : « Voilà qu’Adam est comme l’un de nous. » Ce fut aussi par un effet de miséricorde que Dieu chassa Adam du paradis terrestre, avant qu’il eût mangé du fruit de l’arbre de vie ; parce que l’immortalité l’eût conduit toujours à pécher. — Il l’obligea aussi à demeurer vis-à-vis du paradis terrestre, afin que la vue de ce lieu lui rappelât sa faute, et il l’assujettit à un dur travail pour qu’il ne s’attachât pas trop à la vie. — 4. Au sujet de ces mots : « Adam connut son épouse », saint Chrysostome fait observer que la virginité fut le premier état d’Adam et d’Eve, et il en relève l’excellence. — 5. Il dit ensuite que si Dieu agréa les présents d’Abel, et rejeta ceux de Caïn, ce fut par suite de leurs dispositions intérieures, et il s’étend longuement sur la bonté avec laquelle le Seigneur parla à Caïn et chercha à lui inspirer de meilleurs sentiments. — 6. Il termine enfin par quelques mots sur le soin que nous devons avoir de fuir le péché dans lequel tomba Caïn.

1. Hier, vous avez pu apprécier l’indulgence du juge supérieur, et la bienveillance de ses paroles. Vous avez vu également la diversité des châtiments infligés aux coupables. Ainsi le tentateur a été puni tout autrement que ceux qu’il avait séduits ; et la miséricorde divine a éclaté éminemment même dans la sentence rendue contre nos premiers parents. Il nous a donc été utile d’assister à ce solennel jugement, et d’en suivre tous les détails. Car nous avons connu de quels biens Adam et Eve se sont eux-mêmes privés par leur désobéissance ; et nous avons appris comment le péché les a dépouillés d’une gloire toute céleste et d’une existence tout angélique. Enfin, nous avons admiré la patience du Seigneur, et nous avons compris quel grand mal est la faiblesse puisqu’elle a entraîné pour l’homme la perte de si précieux avantages, et l’a plongé dans une humiliante dégradation. C’est pourquoi je vous en supplie, veillons sur nous-mêmes, afin que cette chute nous soit un salutaire avertissement, et que ce châtiment nous retienne dans une sage défiance. Nous serons en effet punis très-sévèrement, si ce terrible exemple ne nous détourne pas d’offenser Dieu. Car tout péché de rechute mérite d’être châtié plus rigoureusement. C’est ce que nous apprend l’illustre docteur des nations, le bienheureux Paul, quand il nous dit que tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi, et que tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi. (Rom. 2,12) Le sens de ce passage est que ceux qui ont péché avant la loi évangélique seront traités avec plus d’indulgence que nous qui vivons sous cette loi, et qui mériterons un plus rigoureux châtiment parce que nous péchons après l’avoir reçue. Car tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi ; et ce leur sera un avantage par rapport au châtiment de n’avoir reçu ni la connaissance, ni les secours de la loi… Mais tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi ; parce qu’elle leur enseignait, dit l’Apôtre, ce qu’ils devaient faire, et qu’ils n’ont point voulu suivre ses prescriptions. Aussi seront-ils, pour les mêmes péchés, punis plus sévèrement que les infidèles.

Mais expliquons le passage qui vient d’être lu. Et Adam donna à sa femme le nom d’Eve, qui signifie vie, parce qu’elle est la mère de tous les vivants. Observez ici le soin que prend, l’écrivain sacré de nous transmettre ces détails. Nous apprenons ainsi qu’Adam donna un nom à son épouse, et qu’il l’appela Eve, c’est-à-dire vie, parce qu’elle est la mère de tous les vivants. Elle est en effet la tige du genre humain et comme la racine et le principe de toutes les générations. Mais après nous avoir instruit de quelle manière Adam donna un nom à son épouse, Moïse nous fait connaître de nouveau la bonté de Dieu qui n’abandonna pas ses créatures dans la honteuse nudité où elles s’étaient plongées. Et le Seigneur Dieu, dit-il, fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau, et il les en revêtit. Le Seigneur agit alors comme un bon père se conduit envers un enfant prodigue. Ce fils de famille était doué d’un bon naturel et avait été élevé avec soin. Il jouissait dans la maison paternelle d’une riche abondance, portait des vêtements de soie, et avait à sa disposition un opulent patrimoine. Mais voilà que l’excès même de la prospérité le précipite dans le mal ; et alors son père lui retranche tous ces divers avantages, le retient de plus près sous sa dépendance, et remplace ses somptueux vêtements par un habit simple et commun qui cache seulement sa nudité. C’est ainsi qu’Adam et Eve s’étant rendus indignes de cette gloire brillante qui les couvrait et qui les affranchissait de tous les besoins du corps, Dieu leur retira cet éclat ainsi que la possession de tous les biens dont ils jouissaient avant cette épouvantable chute. Cependant, il eut compassion d’une si grande infortune, et les voyant honteux d’une nudité qu’ils ne pouvaient ni couvrir, ni cacher, il fit des tuniques de peau et les en revêtit.

Voilà donc où aboutissent les artifices du démon. Dès que nous prêtons l’oreille à ses suggestions, il nous séduit par l’amour de quelque plaisir passager, et nous entraîne dans l’abîme du péché. Puis il nous abandonne, tout couverts de honte et de confusion, à la pitié et aux regards de tous. Mais le Seigneur, qui s’intéresse toujours au salut de nos âmes, ne détourna point ses yeux du triste état où nos premiers parents étaient réduits, et il leur donna un vêtement dont la simplicité seule était un souvenir de leur chute. Et le Seigneur Dieu fit donc à Adam et à son épouse des tuniques de peau, et il les en revêtit. Observez ici, je vous le demande, avec quelle condescendance l’Écriture se proportionne à notre faiblesse. Mais, je l’ai dit, et je le répète, il faut toujours lui donner un sens digne de Dieu. Ainsi ce mot : Dieu fit des tuniques, doit être pris dans ce sens qu’il commanda que ces tuniques existassent ; et il voulut que nos premiers parents s’en couvrissent, afin que ce vêtement leur rappelât sans cesse leur désobéissance.

2. Écoutez, ô riches ! ô vous qui vous enorgueillissez du travail des vers à soie, et qui vous parez des plus superbes étoffes ! écoutez cette leçon de modestie que le Seigneur nous a donnée dès les premiers jours de la création. L’homme avait mérité la mort par son péché, et il avait besoin d’un vêtement pour cacher sa nudité ; et voilà que Dieu se borne à le revêtir d’une tunique de peau. Il voulut ainsi nous apprendre à fuir une vie molle et voluptueuse, et à embrasser de préférence une vie dure et austère. Mais peut-être les riches, rebutés de cette morale sévère, me diront-ils : Eh quoi ! voulez-vous que nous nous habillions de peaux de bêtes ? Je ne dis point cela ; et nos premiers parents eux-mêmes n’ont pas toujours porté cette sorte de vêtements, car la bonté divine ne cesse jamais de se montrer généreuse et bienfaisante. C’est ainsi que du jour où Adam et Eve furent soumis aux besoins de la nature, et qu’ils perdirent cette douce et angélique existence dans laquelle ils avaient été créés, le Seigneur leur permit de tisser la laine pour s’en faire des vêtements. Il convenait en effet que l’homme, être raisonnable, fût vêtu, et qu’il ne vécût point, comme un animal, dans la honte et la nudité. Nos habits nous rappellent donc les biens que nous avons perdus, et le châtiment que, par leur désobéissance, Adam et Eve, ont attiré sur tout le genre humain.

Mais comment excuser ce luxe effréné qui rejette l’usage de la laine, pour ne porter que de la soie, et qui même pousse l’extravagance jusqu’à la rehausser de broderies d’or. Ce sont principalement les femmes qui s’adonnent à ces vanités ; et moi, je leur dis : pourquoi parer ainsi votre corps ? et pourquoi vous enorgueillir de ce pompeux attirail ? Vous oubliez donc que les habits sont une suite du châtiment infligé à nos premiers parents. Aussi l’Apôtre nous dit-il : Ayant de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. (1Tim. 6, 8) Ainsi il faut borner notre sollicitude au strict nécessaire ; et il suffit que notre corps soit couvert, sans nous inquiéter de la beauté, ni de la variété des habits. Mais poursuivons le récit de la Genèse.

Et le Seigneur Dieu dit : Voici Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal ; maintenant donc craignons qu’il n’avance la main et ne prenne aussi de l’arbre de vie, et qu’il n’en mange et ne vive éternellement. Et le seigneur Dieu le mit hors du jardin de délices, pour qu’il cultivât la terre d’où il avait été tiré. (Gen. 3,22, 23) Ici encore le Seigneur use d’expressions proportionnées à notre faiblesse : Et le Seigneur Dieu dit : voici Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. Quelle simplicité de langage ! mais comprenons-le dans un sens digne de Dieu. Il nous rappelle donc de quelle manière le démon, par l’organe du serpent, trompa nos premiers parents. Il leur avait dit : Si vous mangez de ce fruit, vous serez comme des dieux ; et ils en mangèrent dans le fol espoir de s’égaler à la divinité. C’est pourquoi Dieu, voulant de nouveau leur faire sentir la grièveté de leur faute, et l’illusion de leurs espérances, dit ironiquement : Voici Adam devenu comme l’un de nous.

Cet amer reproche était tout personnel et ne pouvait que jeter Adam dans une extrême confusion. C’est comme si le Seigneur lui eût dit : tu as transgressé mon commandement pour t’égaler à moi. Eh bien ! ce que tu as désiré est arrivé, ou plutôt ce que tu ne désirais pas, mais ce que tu méritais justement. Car tu es devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. Le démon avait encore dit à Eve, par l’organe du serpent : Vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Aussi le Seigneur ajouta-t-il : Et maintenant craignons qu’il n’avance la main, et ne prenne de l’arbre de vie, et qu’il n’en mange et ne vive éternellement. Ici encore se manifeste la miséricorde divine ; mais il nous faut approfondir chacune de ces paroles pour n’en rien perdre, et en découvrir toutes les richesses cachées. Lorsque Dieu fit un commandement à Adam, il lui permit l’usage de tous les fruits, à l’exception d’un seul, le menaçant de mort, s’il osait y toucher. Mais en lui faisant ce commandement et cette menace, il ne lui dit rien de l’arbre de vie. Adam, créé immortel, pouvait donc, selon moi, et autant que je comprends ce passage, manger du fruit de cet arbre, comme de tous les autres ; et ainsi il eût pu s’assurer l’immortalité, puisqu’il n’avait reçu aucune défense touchant cet arbre.

3. Si l’on me demandait curieusement pourquoi cet arbre est appelé l’arbre de vie, je répondrais que la raison humaine est incapable par elle-même de comprendre toutes les œuvres de Dieu. Nous savons seulement qu’il a plu au Seigneur que, dans le paradis terrestre, l’homme eût comme une matière à la vertu d’obéissance et au péché de désobéissance. C’est pourquoi il planta ces deux arbres, l’un de vie et l’autre de mort, pour ainsi parler. Car c’est pour avoir mangé du fruit de ce dernier contre l’ordre de Dieu, que l’homme a été assujetti à la mort. Mais dès l’instant ou il toucha au fruit défendu, le péché entra dans le monde et l’homme devint sujet à la mort, et à toutes les infirmités de la nature. Cependant cette mort était dans les conseils divins une grâce plus encore qu’un châtiment ; aussi le Seigneur ne voulut-il plus qu’Adam habitât le paradis terrestre. Il l’en chassa donc, lui prouvant, par cette rigueur même, qu’il n’agissait que par bonté et dans son intérêt. Mais cette doctrine exige un examen plus approfondi de ce passage.

Et maintenant, dit le Seigneur, craignons qu’Adam n’avance la main, et ne prenne aussi du fruit de l’arbre de vie, et qu’il n’en mange et ne vive éternellement. C’est comme s’il eût dit : Un excès d’intempérance a porté l’homme à transgresser mon commandement, et son péché l’a soumis à la mort. Aujourd’hui donc, s’il osait toucher au fruit de l’arbre de vie, il acquerrait l’immortalité et ne cesserait de pécher. C’est pourquoi il lui est avantageux que je le chasse du paradis terrestre ; et je lui donnerai en cela plutôt une marque de bonté que de colère et de vengeance. Ainsi parla le Seigneur ; et il est vrai de dire que ses châtiments comme ses bienfaits font éclater sa miséricorde. Ainsi ce dur exil devint pour Adam une salutaire leçon. Car si Dieu n’eût prévu que l’impunité rendrait les hommes plus coupables, il n’eût point chassé Adam du paradis terrestre. Mais ce fut pour empêcher en eux les progrès du vice et fermer la voie à une malice qui n’aurait point su s’arrêter, qu’il châtia Adam dans une pensée toute de miséricorde ; et c’est ce qu’il fait encore chaque jour à l’égard des pécheurs.
Il ordonna donc, par bienfaisance et par bonté, que l’homme fût chassé du paradis terrestre. Et le Seigneur Dieu, dit l’Écriture, mit Adam hors du jardin de délices, pour qu’il labourât la terre d’où il avait été tiré. Remarquez ici l’exactitude de l’écrivain sacré. Il nous apprend que le Seigneur Dieu mit Adam hors du jardin de délices, pour qu’il labourât la terre d’où il avait été tiré. L’arrêt divin reçoit dès lors son exécution, et l’homme, chassé du jardin de délices, fut contraint de travailler la terre. Ce n’est pas non plus sans raison que l’Écriture ajoute : d’où il avait été tiré. Car ce travail devait être pour lui une leçon continuelle d’humilité, en lui rappelant que son corps avait été formé du limon de la terre. Aussi est-il dit expressément : Pour qu’il travaillât la terre d’où il avait été tiré. C’est encore comme la conséquence de cette autre parole du Seigneur : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, qu’Adam reçut alors l’ordre de travailler la terre d’où il avait été tiré.
L’Écriture nous apprend ensuite à quelle distance du paradis terrestre Dieu l’établit, puisqu’elle ajoute que le Seigneur Dieu chassa Adam, et le fit habiter en face du jardin de délices. Mais ici observons comme dans toutes ses couvres Dieu se montre plein de miséricorde, même quand il nous châtie. Ainsi c’est par bonté et par miséricorde qu’il châsse Adam du paradis terrestre ; et s’il l’établit ensuite en face de ce même séjour, c’est afin que chaque jour il conçoive un nouveau regret de son ancien état, et une douleur nouvelle de ses malheurs présents. Sans doute cette vue lui était bien triste et bien amère, et toutefois il y trouvait une utile leçon ; car elle le rendait plus sage et plus vigilant, et l’empêchait de pécher. Il n’est en effet que trop ordinaire à l’homme d’abuser des biens dont il jouit, et de ne se corriger que quand il les a perdus. Car l’expérience lui révèle sa faute, et son infortune lui fait apprécier le bonheur dont il est déchu et ressentir les maux qui l’environnent. Ce fut donc de la part de Dieu un trait de providence et de bonté que d’établir Adam en face du paradis terrestre, puisque la vue de ce lieu devait entretenir en lui de salutaires remords. Enfin pour l’empêcher que par un trop grand attachement à la vie, il n’essayât de rentrer dans le jardin de délices et de manger du fruit de l’arbre de vie, le Seigneur, selon le récit de l’Écriture, récit proportionné à notre faiblesse, le Seigneur plaça un chérubin avec un glaive flamboyant qui s’agitait toujours, pour garder la voie de l’arbre de vie.
La négligence de nos premiers parents à observer le commandement divin, fut cause que le Seigneur fit garder avec tant de précaution l’entrée du paradis. Et il est juste d’observer que si sa bonté et sa miséricorde avaient déjà paru lorsqu’il bannit Adam, elles n’éclatèrent pas moins quand il plaça un chérubin avec un glaive flamboyant qui s’agitait sans cesse pour garder l’entrée du jardin de délices. Ce n’est pas sans raison aussi qu’il est dit de ce glaive qu’il s’agitait sans cesse. Car nous comprenons par là que tous les chemins qui pouvaient conduire à ce jardin étaient fermés, et que ce glaive flamboyant en défendait toutes les approches. Mais quels souvenirs il rappelait, et quelle terreur il inspirait à Adam !
4. Or, Adam connut Eve, son épouse. (Gen. 4,1) Remarquez la date précise de ce fait. Ce ne fut qu’après leur désobéissance et leur exil qu’Adam et Eve eurent commerce ensemble. Auparavant ils vivaient comme des anges, et ils ignoraient les plaisirs de la chair. Ah ! comment les eussent-ils connus, puisqu’ils n’étaient point assujettis aux besoins du corps ! Ainsi, dans l’ordre des temps, la virginité possède la palme de la priorité ; mais lorsque la faiblesse de l’homme eut introduit la désobéissance et le péché, elle se retira, parce que la terre n’était plus digne de la posséder ; et alors s’établit la loi de la concupiscence. Comprenez donc, mon cher frère, quelle est la dignité de la, virginité. Elle est une vertu bien élevée et bien sublime, et sa possession est trop au-dessus des forces humaines pour que nous puissions l’acquérir sans un secours tout spécial de la puissance divine. Et, en effet, Jésus-Christ lui-même nous déclare que les vierges sont dans un corps mortel les émules des anges. Les Sadducéens l’interrogèrent un jour surfa résurrection et lui dirent : Maître, il y avait parmi nous sept frères ; et le premier ayant épousé une femme, est mort, et, n’ayant point eu d’enfants, il laissa sa femme à son frère. Il en fut de même du second, du troisième, et de tous jusqu’au septième. Au jour de la résurrection, duquel des sept sera-t-elle femme ? car tous l’ont eue pour épouse. Mais Jésus-Christ leur répondit : Vous êtes dans l’erreur, ne sachant ni les Écritures, ni la puissance de Dieu. Car au jour de la résurrection les hommes n’auront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges. (Mt. 22,25-30) Comprenez-vous maintenant que ceux qui, par amour pour Jésus-Christ, embrassent la sainte virginité, mènent sur la terre et dans un corps mortel la vie des anges ? Mais plus cet état est grand et élevé, et plus brillantes sont les couronnes, plus magnifiques les récompenses et plus abondants les biens qui sont promis à tous ceux qui joignent à la chasteté la pratique des autres vertus.
Or, Adam connut son épouse qui conçut et enfanta Caïn. Le péché était entré dans le monde par la désobéissance de nos premiers parents, et l’arrêt divin les avait soumis à la mort. C’est pourquoi le Seigneur, qui veillait à la conservation du genre humain, permit qu’il se propageât par l’union de l’homme et de la femme. Et Eve dit : J’ai possédé un homme par la grâce de Dieu. Voyez-vous comme le châtiment infligé à la femme l’a rendue meilleure et plus réservée ? Car elle n’attribue point aux seules lois de la nature la naissance de cet enfant ; mais elle la rapporte à Dieu et lui en fait hommage. Ainsi le châtiment a été pour elfe une utile leçon. Car J’ai possédé un homme, dit-elle, par la grâce de Dieu, et je le tiens plutôt de sa bonté que de la nature.
Et de nouveau elle enfanta Abel, son frère. La naissance de ce second fils fut la récompense de sa vive reconnaissance pour celle du premier. Car c’est ainsi que le Seigneur nous traite ; et quand nous le remercions d’un premier bienfait, il paie nos hommages par de nouvelles faveurs. Eve devint donc mère une seconde fois, parce que dans la première elle avait reconnu la main du Seigneur. Or, cette fécondité, depuis que le péché l’avait soumise à la mort, lui était une bien grande consolation. Aussi Dieu voulut-il dès le principe diminuer pour nos premiers parents la sévérité du châtiment, et comme effacer l’image de la mort sous le tableau de générations nouvelles. Et, en effet, ces générations qui se succèdent les unes aux autres, sont un emblème de l’immortalité. Et Abel, dit l’Écriture, fut pasteur de brebis, et Caïn laboureur. Nous apprenons ainsi que chacun des deux frères exerça un art différent ; l’un embrassa la vie pastorale, et l’autre s’adonna à l’agriculture.
Mais il arriva, longtemps après, que Caïn offrit au Seigneur un sacrifice des fruits de la terre. (Gen. 4,3) Observez ici quelles lumières le Créateur avait répandues dans la conscience de l’homme. Car qui avait révélé à Caïn la notion du sacrifice ? La voix de sa conscience ; il offrit donc au Seigneur un sacrifice des productions de la terre, parce qu’il ne pouvait méconnaître qu’il devait lui faire hommage des fruits de son travail. Ce n’est pas que Dieu eût besoin de ses sacrifices ; mais il convenait que, recevant ses bienfaits, il lui témoignât sa reconnaissance. Et en effet, Dieu, qui se suffit à lui-même et qui ne réclame rien de nous, veut bien, dans son extrême bonté, s’abaisser jusqu’à notre pauvreté, et permettre par intérêt pour notre salut, que la connaissance de ses attributs nous soit une école de vertus.
Et Abel offrit aussi les premiers-nés de son troupeau. Ce n’est pas sans raison que dans notre précédent entretien je vous disais que Dieu, qui ne fait acception de personne, sonde les volontés et récompense l’intention du cœur. Cette remarque trouve ici sa juste application. C’est pourquoi ce passage de la Genèse mérite un profond examen, et il convient de s’y arrêter sérieusement pour bien comprendre ce qui est dit de Caïn et d’Abel. Car il n’y a rien d’inutile dans l’Écriture, et une syllabe, une lettre même recèle un riche trésor, puisqu’on peut toujours en tirer un sens moral. Or que nous dit-elle ? Et il arriva, longtemps après, que Caïn offrit au Seigneur un sacrifice des fruits de la terre, et Abel offrit aussi les premiers-nés de son troupeau et les plus gras.
5. Un esprit pénétrant comprend à la simple lecture le sens de ce passage. Mais je me dois à tous, et la doctrine évangélique s’adresse également à tous ; je vais donc entrer dans quelques explications, afin que vous en soyez mieux instruits. Caïn, dit l’Écriture, offrit au Seigneur un sacrifice des fruits de la terre. Quant à Abel il choisit pour matière du sien les productions de l’art pastoral. Et il offrit les premiers-nés de son troupeau et les plus gras. Déjà ces seuls mots nous montrent toute la piété d’Abel, car il n’offre pas seulement quelques brebis prises au hasard dans son troupeau, mais les premiers-nés, c’est-à-dire les plus beaux et les plus précieux ; et même parmi ceux-ci les plus gras, c’est-à-dire tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus excellent. Mais à l’égard de Caïn, l’Écriture n’entre dans aucun détail ; elle se contente de nous dire qu’il offrit un sacrifice des fruits de la terre et nous laisse ainsi supposer qu’il prit les premiers qui lui tombèrent sous la main, et qu’il dédaigna de choisir les plus beaux.
Je l’ai déjà dit, et je ne cesserai de le redire. Si Dieu reçoit nos sacrifices, ce n’est pas qu’il en ait besoin. Il veut seulement nous faciliter les moyens de lui témoigner notre reconnaissance. C’est pourquoi l’homme qui offre en sacrifice les biens mêmes qu’il tient de Dieu, doit, pour remplir ce devoir religieux, choisir tout ce qu’il a de meilleur. Autrement, il ne comprendrait pas combien Dieu lui est supérieur et combien il est lui-même honoré de remplir ces fonctions sacerdotales. Observez aussi, mon cher frère, et concluez de cet exemple quels rigoureux châtiments mérite le chrétien qui, par lâcheté, néglige son salut. J’ajoute que nul docteur n’instruisit Caïn et Abel et que nul conseiller ne leur suggéra l’idée d’offrir un sacrifice : leur conscience seule les en avertit, et les lumières que le Seigneur avait répandues dans l’esprit de l’homme. Ce fut aussi la pureté de l’intention qui fit agréer le sacrifice de l’un et la malice de la volonté qui fit rejeter celui de l’autre.
Et Dieu, dit l’Écriture, regarda Abel et ses dons. Voyez-vous comme s’accomplit ici cette parole de l’Évangile : les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ? (Mt. 19,30) Car celui qui avait le privilège du droit d’aînesse, et qui le premier offrit son sacrifice, fut mis au-dessous de son frère, parce que son intention n’était pas droite. Tous deux offrirent un sacrifice ; mais c’est seulement d’Abel que l’Écriture dit : le Seigneur regarda Abel et ses dons. Que signifie ce mot, regarda ? il marque que Dieu approuva l’action d’Abel, loua son intention, couronna sa bonne volonté et, en un mot, fut satisfait de sa conduite. Car si nous osons dire quelque chose de Dieu et ouvrir la bouche pour parler de cet Être éternel, nous ne pouvons le faire, parce que nous sommes hommes, que dans un langage humain. Mais, ô prodige ! Dieu regarda Abel et ses dons, c’est-à-dire l’offrande qu’il lui fit de ses brebis les plus grasses et les meilleures. Ainsi Dieu regarda Abel, parce que son sacrifice partait d’un cœur pur et sincère. Il regarda aussi ses dons, parce que les brebis étaient sans tache et précieuses, soit par rapport à l’intention de celui qui les offrait, soit en elles-mêmes, puisqu’elles avaient été prises parmi les premiers-nés du troupeau, et qu’elles en étaient les plus grasses, c’est dire qu’elles étaient un choix fait dans tout ce qu’il y avait de meilleur.
Et Dieu regarda Abel et ses dons ; mais il ne regarda ni Caïn ni ses sacrifices. (Gen. 7,5) Le sacrifice qu’Abel offrit, avec un cœur pur et une volonté droite, fut donc agréable au Seigneur, qui l’agréa et qui daigna même le louer. Ainsi il appela dons l’offrande d’Abel pour mieux honorer la sincérité de son intention. Mais il ne regarda ni Caïn ni ses sacrifices. Observez ici avec quelle exactitude s’exprime l’écrivain sacré. En disant que Dieu ne regarda point Caïn, il nous apprend qu’il rejeta ses présents, et en appelant ceux-ci du nom de sacrifices, il nous donne une utile leçon. L’action et la parole divine nous apprennent donc que le Seigneur exige nos sacrifices comme un témoignage extérieur des sentiments de notre âme et comme une protestation publique que nous le reconnaissons pour notre Maître et pour le Créateur qui nous a tirés du néant. Et en effet, l’Écriture, qui nomme dons l’offrande de quelques brebis, et sacrifices celle de quelques fruits de la terre, nous enseigne que le Seigneur recherche la pureté de l’intention bien plus qu’il ne se soucie qu’on lui offre des animaux ou des fruits. C’est donc cette pureté qui rendit le sacrifice d’Abel agréable à Dieu ; et c’est une disposition toute contraire qui fit rejeter celui de Caïn.
Il faut également entendre dans un sens digne de Dieu ces paroles : Le Seigneur regarda Abel et ses dons ; mais il ne garda ni Caïn, ni ses sacrifices. Elles signifient que le Seigneur fit comprendre à l’un qu’il approuvait sa bonne volonté, et à l’autre qu’il repoussait son ingratitude. Telle fut la conduite de Dieu ; et maintenant expliquons le verset suivant. Et Caïn fut violemment attristé, et son visage fut abattu. D’où provenait cette violente tristesse ? d’un double principe : Le Seigneur avait rejeté son sacrifice, et il avait agréé celui d’Abel. Voilà donc pourquoi Caïn fut violemment attristé, et pourquoi son visage fut abattu. Ces deux causes se réunissaient pour aggraver sa tristesse ; le Seigneur avait repoussé son offrande, et il avait reçu celle d’Abel. Or, puisqu’il avait péché, il devait faire pénitence et se corriger, car notre Dieu est toujours plein de miséricorde, et il hait en nous moins le péché que (endurcissement dans le péché. Mais Caïn n’en tint aucun compte.
6. Au reste, la conduite du Seigneur montra bien alors toute la grandeur de sa miséricorde, non moins que l’excellence de sa bonté, et même l’excès de sa patience. Et en effet, quand il vit Caïn violemment attristé, et comme submergé par les flots de la douleur, il ne détourna point ses regards de dessus lui, mais il se souvint qu’il avait agi envers Adam avec une tendre compassion, qu’il lui avait facilité après son crime l’occasion d’en obtenir le pardon, et qu’il lui avait comme ouvert la porte d’un humble aveu par cette interrogation : Adam, où es-tu ? Aussi le voyons-nous témoigner à cet ingrat la même bonté, et lui tendre, sur le bord de l’abîme, une main secourable. C’est ainsi que pour lui aplanir les voies de la pénitence et du repentir, il lui adressa ces paroles : Pourquoi es-tu triste, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Ton offrande était bonne en elle-même, mais n’as-tu pas péché dans le choix des fruits ? apaise donc ton irritation ; son recours sera en toi et tu le domineras. Considérez ici, mon cher frère, l’indulgente et ineffable bonté du Seigneur. Il vit que Caïn était en proie à un mal violent, et qu’une noire jalousie l’assaillait fortement ; et voilà qu’il se hâte, dans sa miséricordieuse tendresse, de lui présenter un salutaire remède. Bien plus, il lui tend une main secourable pour l’arracher aux flots qui menacent de le submerger.
Pourquoi es-tu triste, lui dit-il ; et pourquoi ton visage est-il abattu ? D’où vient cette tristesse si grande qu’on lit sur ton front les signes d’un profond chagrin ? Pourquoi ton visage est-il tout abattu ? et quelle est la cause de cette mélancolie ? Pourquoi n’as-tu pas réfléchi à ce que tu faisais ? et croyais-tu offrir tes sacrifices à un homme qu’on peut tromper ? Enfin ignores-tu que je n’ai nul besoin des présents de l’homme, et que je ne considère dans le sacrifice que l’intention de celui qui l’offre ? Pourquoi donc es-tu triste ? et pourquoi ton visage est-il abattu ? ton offrande était bonne en elle-même ; mais n’as-tu pas péché dans le choix des fruits? Oui, la pensée de m’offrir un sacrifice était louable ; et le choix mauvais des fruits offerts m’a seul fait rejeter ce sacrifice. L’oblation d’un sacrifice exige de grandes précautions, et la distance infinie qui sépare le Dieu qui le reçoit de l’homme qui le lui présente, commande à celui-ci une sévère attention dans le choix de la matière. Mais tu n’as fait aucune de ces réflexions, et tu m’as offert les premiers fruits que tu as trouvés sous ta main. Aussi n’ai-je pu agréer ton sacrifice.
Les dispositions mauvaises avec lesquelles tu as offert ton sacrifice, me l’ont fait rejeter ; et au contraire la pureté du cœur et le choix exquis des victimes m’ont fait accepter celui de ton frère. Toutefois je ne me hâte pas de punir ton péché, et je ne veux en ce moment que te le remettre sous les yeux, et te donner un bon conseil. Si tu le suis, tu obtiendras ton pardon, et tu éviteras d’affreux malheurs. Quel est donc ce conseil ? tu as péché, et grièvement ; mais je punis moins le crime que l’endurcissement dans le crime, car je suis bon, et je ne veux point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ez. 18,27) Aussi parce que tu as péché, apaise ton ressentiment, rends le calme à tes pensées, bannis de ton esprit le trouble et l’inquiétude, et arrache ton âme aux flots tumultueux qui menacent de l’engloutir, mais surtout garde-toi de tomber dans un péché plus grave encore, et de te précipiter dans un désespoir irrémédiable. Tu as péché, apaise donc ta colère.
Le Seigneur savait bien que Caïn s’élèverait contre son frère, et c’est pourquoi il s’efforçait de prévenir en lui cette coupable résolution. Car tous les secrets de nos cœurs lui sont connus, et il découvrait les mouvements qui agitaient celui de Caïn. Aussi cherche-t-il à le guérir par de paternels avis, et par un langage plein de condescendance pour ses coupables dispositions. Il n’omet donc nulle tentative qui eût pu ramener Caïn à de meilleurs sentiments ; mais le malheureux repoussa le remède, et se précipita dans l’abîme du fratricide. Tu as péché, lui disait le Seigneur, apaise donc ta colère. Sans doute j’ai rejeté ton sacrifice à cause de tes mauvaises dispositions, et j’ai agréé celui de ton frère par suite de son intention pure et droite ; mais ne pense pas que je veuille pour cela te priver de l’honneur et des privilèges du droit d’aînesse. Apaise ta colère, car quoique j’aie honoré Abel, et reçu ses dons ; tu n’en seras pas moins son aîné, et il te sera soumis. Ainsi, même après ton péché, je maintiens à ton égard les privilèges du droit d’aînesse, et je veux que ton jeune frère reconnaisse ta supériorité et ton autorité.
Admirez donc avec quelle bonté le Seigneur cherche à modérer la fureur et l’irritation de Caïn, et par quelles douces paroles il s’efforce de calmer l’emportement de sa colère ! Il voit le trouble et l’agitation de son cœur, et il n’ignore pas ses projets cruels et homicides ; c’est pourquoi il essaie d’éclairer sa raison ; et pour ramener dans son âme le calme et la sérénité, il l’assure que son frère lui sera soumis, et qu’il ne perdra rien de son autorité. Mais tant de bontés et de prévenances furent inutiles ; Caïn n’en profita point, et il s’opiniâtra dans sa malice et son obstination.
7. Je m’arrête, car je craindrais qu’un plus long discours ne fatiguât vos oreilles, et que mes paroles ne devinssent un fardeau et peut-être un ennui pour votre bienveillante attention. Je termine donc en vous exhortant à ne point imiter ce malheureux. Notre devoir est de renoncer au péché, et d’observer fidèlement les préceptes divins, surtout après ces grands et fameux exemples. Car désormais qui pourrait s’excuser sur son ignorance ! Caïn n’avait sous les yeux aucun exemple précédent qui pût le retenir, et néanmoins il fut condamné à ce terrible et affreux châtiment que nous connaissons tous. Quel sera donc celui des chrétiens qui, comblés de grâces, commettent les mêmes péchés, et de plus énormes encore ! Ne méritent-ils pas le feu éternel, le ver qui ne meurt point, le grincement des dents, les ténèbres extérieures, les flammes de l’enfer, et tous les supplices qui nous sont inévitablement réservés ? Eh ! de quelles excuses pourrions-nous pallier notre négligence et notre lâcheté ! Ne savons-nous pas ce que nous devons faire, et ce que nous devons omettre ? D’ailleurs, ignorons-nous que ceux qui pratiquent la vertu, obtiendront des couronnes immortelles, et que ceux qui commettent le mal, sont destinés a des supplices éternels ? Je vous en conjure donc, ne rendez pas nos assemblées inutiles, mais traduisez en actions les paroles que vous y entendez. C’est ainsi que, rassurés par le bon témoignage de notre conscience, et appuyés sur l’espérance chrétienne, nous traverserons la mer orageuse de cette vie, et arriverons au port de l’heureuse éternité. Puissions-nous y jouir de ces biens ineffables que le Seigneur a promis à ceux qui l’aiment ! Et puissions-nous les obtenir, par la grâce et la miséricorde de son Fils unique, à qui soient, avec son saint et adorable Esprit, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par DUCHASSAING.


DIX-NEUVIÈME HOMÉLIE. modifier


« Caïn se retira de devant la face de Dieu et habita dans la terre de Naïd, en face de la région d’Éden. » (Gen. 4,16, etc)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’âme subjuguée par le péché n’entend même plus les exhortations qui la rappellent à la vertu ; ce n’est pas un effet de son impuissance ; non, l’âme est libre et elle reste libre, même sous le joug du péché, de suivre les inspirations de Dieu qui veut bien l’aider, mais non la forcer. – 2. Dieu est si bon qu’il daigna encore interroger Cain après son crime, il l’interrogeait pour l’exciter an repentir, et trouver moyen de lui faire miséricorde. – 3. Caïn après sa réponse arrogante et impie, fut maudit de Dieu. Différence entre cette malédiction et celle que Dieu prononça après le péché d’Adam ; celle-ci frappe la terre, celle-là le pécheur Caïn lui-même. – 4. La pénitence et la confession sont inutiles quand on y a recours hors du temps convenable. – 5. Que signifient les sept vengeances réservées à celui qui tuera Caïn ? – 6. Exhortation.


1. Comme il y a des blessures incurables qui ne cèdent ni aux remèdes énergiques ni à ceux qui ont pour effet d’adoucir ; de même quand une âme est une fois devenue captive du démon, qu’elle s’est livrée à quelque péché et qu’elle ne veut plus même comprendre son intérêt, alors on a beau lui prodiguer les instructions et les conseils, c’est peine perdue, et elle ne retire pas plus d’utilité de l’exhortation que si le sens de l’ouïe était mort en elle, ce qui arrive non pas faute de pouvoir, mais faute de vouloir. C’est en quoi les vices de la volonté diffèrent des infirmités du corps. Car pour ce qui est du corps les affections qui viennent de la nature sont la plupart du temps inguérissables ; il en est tout autrement de la volonté libre. Si mauvais que l’on soit, on peut, si l’on veut, changer et devenir bon, et l’on peut également, quoique bon, glisser au mal si l’on se néglige.
Après avoir fait notre nature capable de se déterminer elle-même, le Dieu auteur de toutes choses, qui est la bonté par essence, ne néglige rien pour nous amener au bien, et comme il connaît les sentiments les plus intimes, les pensées les plus secrètes qui s’agitent au fond de nos cœurs, il nous exhorte, il nous conseille, il prévient nos mauvais desseins. Ce n’est pas qu’il emploie la contrainte, mais, il use de remèdes appropriés aux maux de chacun, et ensuite il abandonne le tout à la décision du malade.
Telle est la conduite qu’il a tenue particulièrement à l’égard de Caïn. Voyez néanmoins dans quel abîme de malice celui-ci est tombé, malgré les efforts d’une providence si attentive ! Il devait, puisqu’il avait conscience du crime qu’il méditait, s’appliquer uniquement à corriger la perversité de sa pensée ; mais non dominé par une sorte d’ivresse, à la blessure qu’a déjà reçue son âme il en apporté une seconde ; quant au remède qui lui était appliqué d’une main si douce, il ne le supporte pas, mais il se hâte d’exécuter le meurtre dont il a conçu le noir dessein ; il s’y prend par la ruse et l’astuce, il trouve des paroles trompeuses pour faire tomber son frère dans le piège. Telle est la férocité de l’homme qui tourne au mal. Grand et respectable quand son effort tend au bien, cet animal raisonnable devient aussi bassement cruel que les bêtes féroces lorsque c’est vers le mal que se dirige son énergie. Sa douceur et sa raison naturelles se changent en férocité et en brutalité, tellement qu’il l’emporte à cet égard sur les bêtes mêmes des forêts.
Mais voyons le récit. Et Caïn dit à son frère : sortons dans la campagne. Paroles fraternelles destinées à voiler un projet homicide. Que fais-tu, Caïn ? Ne sais-tu pas à qui tu parles ? Oublies-tu que c’est à ton frère que s’adresse cette parole ? Ne réfléchis-tu pas qu’il est sorti du même sein que toi ? Ta conscience n’est-elle pas frappée de ce qu’il y a d’abominable dans ton dessein ? Ne crains-tu pas le juge infaillible ? Est-ce que tu ne frissonnes pas à la seule pensée de ton entreprise ? Quel est ton but en entraînant ton frère dans la campagne, en l’arrachant des bras paternels ? Pourquoi veux-tu le priver du secours de son père ? Qu’y a-t-il de nouveau pour que tu emmènes ton frère dans la campagne, pour que tu fasses ce que tu n’as pas l’habitude de faire, pour que, sous prétexte de lui témoigner l’amitié d’un frère, tu te disposes à le traiter avec la cruauté d’un implacable ennemi ? D’où te vient cette fureur ? Pourquoi cette rage ? Soit, ta conscience est aveuglée, les sentiments que l’on a pour un frère, tu les as étouffés, tu as fait taire la voix de la nature ; mais pourquoi déclarer la guerre à celui qui ne t’a point fait de mal ? Et tes parents ? qu’as-tu à leur reprocher pour leur infliger, de propos délibéré, un deuil qui accablera désormais leur existence, pour étaler le premier sous leurs yeux l’affreux spectacle de la mort, et d’une mort violente ? Est-ce ainsi que tu les récompenses de t’avoir élevé ? Quel artifice du diable t’a donc poussé à cette action ? Tu ne peux pas même dire que la bienveillance du souverain Maître à l’égard de ton frère ait inspiré à celui-ci du dédain pour toi. Est-ce que pour prévenir les emportements de ton homicide nature, le Seigneur n’a pas soumis ce frère à ton autorité ? N’a-t-il pas dit : En toi sera son recours, et tu seras son maître ? Ces paroles en effet marquent la soumission d’Abel à Caïn. Quelques interprètes les entendent du sacrifice offert à Dieu, qui aurait dit à Caïn : le retour (ή ἀπιστροφἠ peut signifier également recours et retour) de lui, c’est-à-dire de ton sacrifice, sera vers toi, et tu seras maître de lui, c’est-à-dire tu en jouiras. Je livre ces deux interprétations à votre intelligence, et je vous laisse libres de choisir celle qui vous semblera plus convenable. Quant à moi, j’incline pour la première.
Et il arriva, comme ils étaient dans la campagne, que Caïn s’éleva contre son frère Abel et le tua. Effroyable attentat ! horrible forfait ! abominable action ! péché impardonnable ! dessein conçu dans une âme féroce ! Il s’éleva contre son frère Abel et le tua. O main scélérate ! ô bras criminel ; ou plutôt ce n’est pas la main qu’il faut appeler scélérate, mais la pensée dont la main ne fut que l’instrument. Disons donc, ô pensée téméraire, misérable et criminelle ! disons tout ce que nous voudrons, car nous n’en dirons jamais assez. Comment cette main ne s’engourdit-elle pas ? Comment, soutint-elle le fer, porta-t-elle le coup ? Comment l’âme du meurtrier ne s’envola-t-elle pas loin de son corps ? Comment eut-elle la force d’exécuter un si horrible attentat ? Comment ne fléchit-elle pas, et ne changea-t-elle pas son dessein ? Comment étouffa-t-elle la voix de la nature ? Comment, avant d’exécuter, ne considéra-t-elle pas les conséquences de l’exécution ? Comment, après le meurtre, le meurtrier eût-il le cœur de voir le corps de son frère palpiter sur le sol ? Comment put-il soutenir la vue d’un corps mort, étendu par terre, sans sentir se dénouer en lui les liens de la vie ? Si nous qui vivons tant de siècles après, qui chaque jour voyons des mourants, nous sommes si émus par le spectacle d’une mort même naturelle, et cela quand il s’agit d’hommes qui ne nous sont rien, que nous sentons nos forces nous abandonner, que notre haine la plus forte ne survit pas au trépas d’un ennemi ; combien Caïn n’avait-il pas plus de raison pour que la vie s’éteignît dans son cœur, pour que son âme s’enfuît pour toujours loin de son corps, lui qui voyait celui qui venait de lui parler, ce frère qui avait la même mère et le même père que lui, celui qui avait été porté dans le même sein, celui pour qui Dieu avait témoigné une bienveillance particulière, lui qui le voyait tout à coup privé de vie et de mouvement et ne faisant plus que palpiter sur le sol où il était étendu ?
2. Mais voyons encore, après un si noir for fait, après un si impardonnable attentat, voyons de quelle condescendance, de quelle bonté use envers le coupable le souverain Seigneur de toutes choses. Et Dieu dit à Caïn. Quelle preuve de bonté déjà d’adresser la parole à celui geai venait de commettre un tel crime ! Si nous repoussons comme odieux nos parents que le crime a déshonorés, c’est une raison de plus pour admirer le Dieu bon lorsqu’il use d’une si grande patience. Car Dieu c’est un médecin, c’est un père très-tendre : comme médecin il apporte tous ses soins à la guérison de ceux qui souffrent : comme père tendre il cherche à ramener à leur félicité première ceux de ses enfants qui sont déchus par leur faute des privilèges de leur naissance. Il veut donc en raison de son immense bonté témoigner de la bienveillance à ce grand coupable, et il lui dit : Où est ton frère Abel ? Etonnante, et infinie patience de Dieu ! S’il interroge, ce n’est pas qu’il l’ignore : il avait déjà interrogé le père après sa faute, rien ne s’opposait à ce qu’il en usât de même avec le fils. Envoyant Adam qui se cachait à cause de la honte que lui donnait sa nudité, il lui demanda : Où es-tu ? (Gen. 3,9) Il n’ignorait pas où il était, mais il voulait, en l’excitant à la confiance, l’amener à effacer son péché par l’aveu qu’il en ferait. Telle est sa conduite ordinaire : il provoque et exige d’abord la confession des péchés, puis il en accorde le pardon ; c’est pourquoi il interroge maintenant Caïn, et lui dit : Où est ton frère Abel ? Il feint d’ignorer, ce Maître miséricordieux ; il essaie d’amener par ses questions le coupable à l’aveu de son péché, afin qu’il puisse ainsi obtenir son pardon et trouver miséricorde. Où est ton frère Abel ?
Que répond cet homme sans cœur, sans entrailles, ce téméraire, cet impudent ? Il devait bien penser que Dieu n’ignorait rien quoiqu’il interrogeât, qu’il voulait provoquer une confession, en même temps que nous apprendre qu’il ne faut condamner personne avant de l’avoir entendu et convaincu ; il devait se souvenir du conseil de Dieu, qui avait essayé d’empêcher ce crime ; de Dieu qui voyant d’avance ses coupables desseins, avait tenté d’en prévenir l’exécution ; il devait faire toutes ces réflexions et ne pas pousser plus loin sa criminelle folie ; il devait dire ce qu’il avait fait, montrer sa plaie au médecin, et recevoir de lui des remèdes pour sa guérison : mais au contraire il aggrave encore sa plaie, il rend sa blessure plus profonde. Il répondit : je ne sais. Quelle impudente réponse ! Celui à qui tu parles est-il un homme, pour que tu essayes de le tromper ? Ne sais-tu pas, homme misérable, quel est Celui avec qui tu parles ? Ne vois-tu pas que c’est par bonté qu’il t’interroge, qu’il cherche une occasion de faire éclater sa miséricorde, qu’il veut faire pour toi tout ce qui dépend de lui, afin qu’au jour de la condamnation tu n’aies plus aucune excuse à présenter, puisque tu auras couru de toi-même au-devant du châtiment ?
Et il répondit : je ne sais. Est-ce que je suis le gardien de mon frère ? Remarquez ici avec moi la force d’une conscience accusatrice, voyez comment, poussé par cette conscience, il ne se borne pas à dire : Je ne sais, mais il ajoute : est-ce que je suis le gardien de mon frère ? Parole par laquelle il se condamne, peu s’en faut, expressément. Oui, certainement, si l’on voulait avec toi procéder à la rigueur, on te dirait que, selon la loi de la nature, tu étais obligé d’être le gardien du salut de ton frère. C’est en effet une loi de la nature que ceux qui sont nés du même sein se doivent mutuellement garder et défendre. Si tu ne voulais pas remplir ce devoir, ni être le gardien de ton frère, pourquoi es-tu devenu son meurtrier ? pourquoi as-tu tué celui qui ne l’avait point fait de mal ? Croyais-tu donc qu’il ne se trouverait aucun témoin pour te convaincre ? Mais attends, et tu verras s’élever un accusateur dans celui-même que tu as tué ; oui, ce frère mort et étendu par terre va t’accuser à haute voix, toi qui vis, toi qui marches.
Et Dieu dit : pourquoi as-tu fait cela ? Que de choses dans cette brève parole ! Pourquoi as-tu fait cela, commis cet abominable forfait, cette action exécrable, ce crime inexpiable, cette œuvre d’une incroyable folie, ce meurtre, péché nouveau, inouï, et pour la première fois introduit par, ta main dans la vie des hommes ? Pourquoi as-tu commis ce grand, cet affreux péché, Je plus grief qui se puisse commettre ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Penses-tu que je sois comme les hommes qui n’entendent d’autre voix que celle dont la langue est l’organe ? Je suis Dieu, et j’entends la voix du sang que le meurtre a versé ; j’entends les plaintes du malheureux terrassé par l’homicide. Vois-tu à quelle distance porte la voix de ce sang ! elle monte de la terre jusqu’au ciel, elle traverse même les régions célestes, arrive pins haut que les puissances d’en haut, jusqu’au trône du grand R. où elle accuse en gémissant ton parricide. La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Ce n’est pas un étranger, un ennemi que ta main a frappé ; c’est ton frère, ton frère qui ne t’avait nullement offensé. Peut-être la bienveillance que je lui ai montrée a-t-elle été la cause de sa mort, et ne pouvant t’en prendre à moi, tu as fait retomber sur lui le poids de ta colère. C’est pourquoi je t’infligerai un châtiment qui ne laissera pas tomber ton crime dans l’oubli, un châtiment qui servira d’exemple et de leçon à tous les hommes à venir. Et maintenant, puisque tu as fait cela, puisque tu as exécuté ton mauvais dessein, et que l’excès de l’envie t’a précipité dans le meurtre : Tu seras maudit sur la terre.
3. Voyez-vous, mon cher auditeur, comme cette malédiction diffère de celle d’Adam ? Ne passez pas négligemment, mais par la grandeur de la malédiction comprenez l’énormité du crime. Combien ce péché était plus grief que la prévarication du premier homme, vous pouvez en juger par la différence de la malédiction. Dieu avait dit à Adam : La terre est maudite en tes œuvres (Gen. 3,17), répandant la malédiction sur la terre et épargnant l’homme par bonté ; mais ici, comme l’œuvre est d’une grièveté mortelle, qu’il s’agit d’un forfait, d’une iniquité monstrueuse et impardonnable, c’est Caïn lui-même qui est frappé de malédiction : Et maintenant te voilà maudit sur la terre. Il avait à peu près fait la même chose que le serpent, il avait comme lui servi d’instrument à la pensée du diable, comme lui employé la ruse pour introduire la mort dans le monde, puisqu’il avait trompé son frère pour le faire sortir dans la campagne, et qu’ayant armé sa main, il l’avait tué. Aussi Dieu qui avait maudit le serpent : Tu seras maudit parmi les bêtes de la terre, Dieu maudit de même Caïn, dont l’œuvre ressemblait à celle du serpent. Le diable était tourmenté par l’envie ; il ne pouvait voir sans un dépit amer les immenses bienfaits dont Dieu avait comblé l’homme dès le premier jour de sa vie, c’est pourquoi il ourdit une traîne artificieuse qui introduisit la mort dans le monde. De même Caïn regarda d’un œil envieux et jaloux la bienveillance particulière de Dieu pour Abel, et de l’envie il passa au meurtre. Voilà pourquoi Dieu lui dit : Tu seras maudit sur la terre. Tu seras en abomination à cette même terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Oui, elle te repoussera avec horreur, cette terre, parce qu’elle s’indigne d’avoir été arrosée d’un tel sang, souillée d’un tel forfait, outragée par ta main homicide.
Ensuite la sainte Écriture, interprétant la malédiction, ajoute : Quand tu l’auras cultivée, elle ne donnera pas son fruit. Terrible châtiment et qui dénote une grande indignation en celui qui l’inflige. Tu supporteras le poids du travail, tu emploieras tout ce que tu as de force à cultiver cette terre souillée de ce sang, et tu ne recueilleras aucun fruit de tes pénibles travaux ; quelle que soit la peine que tu endures, elle ne produira rien. Là ne se bornera pas ton châtiment, mais tu iras gémissant et tremblant par toute la terre. Quel plus grand supplice de toujours gémir et trembler ! Puisque tu ne t’es pas servi comme il fallait de la force de ton corps et de la vigueur de tes membres, voici que je t’impose la peine d’une agitation et d’un tremblement continuel, non seulement afin que tu aies toi-même un perpétuel avertissement et un impérissable souvenir de ton crime, mais encore afin que tous ceux qui te verront soient instruits par la seule vue, afin que ton seul aspect soit comme une voix puissante qui avertisse les spectateurs de s’abstenir du crime, s’ils veulent éviter le châtiment, afin que la punition qui pèsera sur toi enseigne aux hommes à ne plus souiller la terre du sang de leurs frères. Et pour mieux atteindre ce but, je ne te ferai pas mourir trop tôt, de peur que ton forfait ne tombe dans l’oubli, mais je ferai en sorte que tu traînes une vie plus pénible que la mort, afin que tu saches quel est ton crime.
Et Caïn dit au Seigneur : Mon crime est trop grand pour que j’en obtienne la rémission. Voilà une parole qui, si nous sommes attentifs, nous fournira un enseignement très-important et très-utile à notre salut. Et Caïn dit : Mon crime est trop grand pour que j’en obtienne la rémission. La confession est complète. Mon péché est si grand, dit-il, qu’il n’est pas possible que j’en reçoive le pardon. Il s’est donc confessé, et confessé entièrement ? Oui, mais sans aucun profit, car il l’a fait d’une manière intempestive. Il aurait fallu le faire en temps convenable, alors que le Juge était disposé à la miséricorde. Souvenez-vous de ce que je vous disais naguère, que dans ce terrible dernier jour, et devant le Tribunal où il ne sera fait aucune acception des personnes, chacun de nous sentira un vif repentir de ses péchés, lorsqu’il aura devant ses yeux les supplices et les châtiments désormais inévitables de l’enfer, mais ce sera un repentir inutile, parce qu’il ne se produira pas dans un temps convenable.
Lorsqu’elle précède la peine, la pénitence vient en son temps, et sa vertu est immense. C’est pourquoi, je vous en conjure, tandis que cet admirable remède conserve encore son efficacité, hâtez-vous d’en profiter ; appliquons-nous le traitement de la pénitence pendant que nous sommes en cette vie, et persuadons-nous bien qu’il ne nous servira de rien de nous repentir après que la tragédie de ce monde sera jouée et lorsque le temps des luttes sera passé.
4. Revenons à notre sujet. C’est lorsque le Seigneur lui demandait : Où est ton frère Abel ? que Caïn devait confesser son péché, se prosterner, prier, implorer miséricorde. Mais alors il a refusé le remède, et maintenant, après la sentence prononcée, quand tout est fini, quand la voix du sang versé a fait entendre hautement une accablante accusation, il se confesse, mais confession tardive et inutile, contre laquelle s’élève la parole du Prophète : Le juste est lui-même son accusateur en premier lieu. (Prov. 18,77) Caïn lui-même, s’il avait prévenu la réprimande, eût été jugé digne de quelque pitié, tant est grande la divine miséricorde. Il n’y a pas de péché, si énorme qu’il soit, qui surpasse la charité de Dieu pour les hommes, pourvu que nous fassions pénitence au temps qu’il faut et que nous implorions notre pardon.
Et Caïn dit : Mon crime est trop grand pour que j’en obtienne la rémission. Confession suffisante, mais intempestive. Caïn dit encore : Si vous me chassez aujourd’hui de dessus la terre, j’irai me cacher de devant votre face, et je serai gémissant et tremblant sur la terre ; et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera. Paroles qui excitent la pitié ! malheureusement elles viennent trop tard, et le défaut d’opportunité leur ôte toute valeur : Si vous me chassez, dit-il, de dessus la terre, j’irai me cacher de devant votre face, et je serai gémissant et tremblant sur la terre ; et il arrivera que quiconque me rencontrera me tuera. Puisque vous m’avez rendu exécrable à la terre, puisque vous me repoussez vous-même, que vous me livrez à un châtiment si sévère, qu’il doit me faire gémir et trembler, rien n’empêchera désormais, qu’étant en cet état, et dénué de tout secours de votre part, je ne sois tué par le premier qui me rencontrera. Je serai facile à vaincre pour le premier venu qui voudra m’ôter la vie. Je n’ai pas la force de résister par moi-même avec ces membres perclus et agités par un continuel tremblement ; de plus, on saura que vous m’avez privé de votre secours, et ce motif déterminera à me donner la mort ceux qui en auraient le désir.
Que répond le Maître miséricordieux et bon ? Et le Seigneur Dieu lui dit : il n’en sera pas ainsi. Ne crois pas qu’il en advienne ainsi. Il ne sera permis à personne de te tuer, en eût-on la volonté ; mais je prolongerai ta vie pour augmenter ta peine, je te laisserai pour instruire, exemple vivant, les générations futures ; ton aspect rendra sage, et personne, en te voyant, n’aura le désir d’imiter ta conduite. Et le Seigneur dit : non, il n’en sera pas ainsi, quiconque tuera Caïn se rendra responsable de sept vengeances.
Peut-être suis-je long, peut-être vous ai-je fatigués, matériellement du moins ? Mais que voulez-vous ? Votre vive attention, l’espèce d’avidité avec laquelle vous recevez la nourriture de la parole sainte, en sont la cause ; c’est là ce qui m’encourage à poursuivre mon explication jusqu’au bout suivant mes forces. Que veut dire cette parole : se rendra responsable de sept vengeances ? Mais me voici encore retenu par la crainte d’entasser tant de choses dans vos mémoires, que les dernières nées vous fassent oublier les premières ; je ne voudrais cependant pas être fastidieux. Mais, s’il vous reste encore un peu de courage, prenez patience, j’achève l’explication des versets que j’ai récités, et je finis. Et le Seigneur Dieu lui dit : il n’en sera pas ainsi. Quiconque tuera Caïn se rendra responsable de sept vengeances. Et le Seigneur Dieu mit un signe sur Caïn de peur que personne ne le tuât, venant à le rencontrer. Tu crains que l’on ne te tue ? Aie confiance, cela ne sera pas. Et quiconque le fera, attirera sur sa tête sept châtiments. C’est pourquoi je te marque d’un signe, de peur que personne ente tuant sans te connaître n’encoure cette terrible punition.
5. Mais il convient que je vous montre plus clairement comment le meurtrier de Caïn se rendra passible de sept châtiments. Soyez attentifs, je vous prie. Comme je l’ai déjà dit souvent à votre charité ces jours passés, si, maintenant que le temps du jeûne nous procure une si grande tranquillité, et qu’il éloigne de nos esprits les pensées qui seraient de nature à les troubler, nous n’étudions pas avec beaucoup de soin les enseignements compris dans les divines Écritures, dans quel autre temps pourrons-nous le faire ? Je vous prie donc, je vous supplie, et, tout prêt à me jeter à vos genoux, je vous conjure d’écouter ce que je vous dis avec un esprit attentif, afin que vous ne vous retiriez pas dans vos maisons sans emporter d’ici quelque chose qui élève vos âmes et les porte vers Dieu.
Que signifie donc cette parole : se rendra responsable de sept vengeances ? Observons d’abord que dans la sainte Écriture le nombre sept s’emploie souvent d’une manière indéterminée et signifie plusieurs ou un grand nombre ; par exemple, on lit au premier livre des Rois (2, 5) : Celle qui était stérile est devenue mère de sept, c’est-à-dire d’un grand nombre d’enfants. Il y a beaucoup d’exemples d’une semblable acception. Ici l’Écriture nous fait entrevoir l’énormité du forfait de Caïn, puisqu’elle le considère non comme un péché unique, mais comme constituant sept péchés, pour chacun desquels un châtiment sévère est destiné. Essayons d’énumérer ces péchés. Premièrement, il a porté envie à son frère à cause de la bienveillance que Dieu lui a témoignée, et il n’en eût pas fallu davantage pour le perdre ; deuxièmement, c’est à son propre frère qu’il porte envie ; troisièmement, il tend un piège ; quatrièmement, il commet un meurtre ; cinquièmement, c’est son propre frère qu’il tue ; sixièmement, il est l’auteur du premier meurtre qui se soit commis ; septièmement, il ment à Dieu. Avez-vous suivi cette énumération, ou s’il faut que je la reprenne en vous montrant que chacune de ces circonstances aggravantes méritait par elle-même un grave supplice ? Porter envie à celui que Dieu favorise est-ce excusable ? Voilà donc déjà une faute impardonnable. Elle s’aggrave encore lorsque c’est à un frère, de qui l’on n’a souffert aucune injustice, que l’on porte envie. Voilà donc encore un péché qui n’est pas des plus petits. C’est une troisième faute de tendre un piège, de tromper, d’entraîner dans la campagne, de fouler aux pieds la nature. Le meurtre forme le quatrième péché. Le cinquième résulte de la circonstance que c’est un frère qui est mis à mort, un frère né du même sein. Introduire dans le monde une nouvelle espèce de péché, voilà le sixième péché. Le septième péché : le meurtrier ose mentir à Dieu qui daigne l’interroger. Voilà pourquoi Dieu dit : celui qui tentera de le tuer prendra sur soi le fardeau de sept vengeances. Ainsi, ne crains pas cela ; car voici que je, mets sur toi un signe qui te fera reconnaître de quiconque te rencontrera. Ton infirmité sera utile aux générations futures, et ce crime que tu as commis sans témoin, tous l’apprendront en te voyant trembler et gémir ; ce tremblement de tout ton corps sera comme une voix entendue de tous, qui dira : que personne ne fasse ce que j’ai fait, de peur que, s’il l’ose, il ne soit frappé d’un semblable châtiment.
6. Que ces enseignements se gravent dans vos esprits, mes très-chers frères ; et qu’ils ne fassent pas seulement que, les effleurer en passant. Venir ici chaque jour se nourrir de l’aliment de la parole sainte, c’est très-bien, mais cela ne suffit pas, il ne vous servira de rien d’entendre expliquer la loi de Dieu si vous ne la pratiquez point. Ayant toujours présent à la pensée le péché de Caïn, ses causes et son impardonnable énormité, de Caïn devenu homicide par envie, homicide d’un frère qui ne lui avait fait aucun mal, craignons beaucoup moins de souffrir nous-mêmes du mal que d’en causer aux autres. Le mal ne frappe véritablement que celui qui tente de nuire à son prochain. Afin que vous en soyez convaincus, regardez ici avec moi lequel des deux est le plus malheureux, de celui qui tue ou de celui qui est tué. N’est-il pas évident que c’est le meurtrier ? Pourquoi ? parce que là louange de celui qui a été tué, est encore aujourd’hui dans toutes les bouches, parce que son nom est toujours prononcé avec admiration, comme celui du premier martyr de la vérité, selon ce que dit le bienheureux Paul : Tout mort qu’il est, Abel parle encore. (Héb. 11,4) Mais le meurtrier, outre qu’il a vécu plus misérablement que tous les hommes, est demeuré odieux à tout le genre humain, et la sainte Écriture l’offre continuellement à tous les âges comme un exemple terrible de la vengeance et de la malédiction divines. Tel est le parallèle pour cette vie présente et périssable ; mais si on voulait le poursuivre jusqu’à l’autre vie où le juste Juge rendra à chacun selon ses œuvres, quel discours pourrait exprimer tout ce qu’il y aura de bonheur d’une part, de malheur de l’autre. Pour Abel, le royaume des cieux, les tabernacles éternels, les chœurs des patriarches, des prophètes et des apôtres, et la grande assemblée des saints, où il régnera dans les siècles des siècles en compagnie du Roi Jésus-Christ, Fils unique de Dieu et Dieu lui-même ; pour Caïn, la géhenne du feu, et des milliers d’autres supplices qui le tourmenteront à jamais ; il s’y trouvera en compagnie de tous les meurtriers comme lui ; toutefois, la vengeance divine sévira avec plus de rigueur, contre ceux qui, sous l’empire de la loi de grâce, se seront faits esclaves des plus viles passions. Écoutez, en effet, ce que dit saint Paul : Tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi (Rom. 2,12) ; c’est-à-dire subiront une peine plus légère parce qu’ils n’ont pas eu de loi pour les maintenir dans le bien par une sanction menaçante, mais tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi ; c’est-à-dire toutes les autres conditions étant égales, ceux qui auront joui du secours de la loi endureront des châtiments plus rigoureux. Et rien de plus juste, puisque ni la loi, ni l’exemple des malheurs des autres ne les auront rendus plus tempérants et plus vertueux. Je vous en conjure donc, profitez du moins, à partir de maintenant, des enseignements des autres pour devenir plus sages ; dirigeons enfin notre vie selon la loi du Seigneur, obéissons à ses commandements. Que ni l’envie, ni la jalousie, ni l’amour charnel, ni la gloire, ni les autres avantages misérables de cette vie, ni les grossiers plaisirs de la table, ni aucune autre mauvaise passion ne règne sur les pensées de nos cœurs. Défaisons-nous de toute obscénité, de toute volupté mondaine ; disons adieu à tous nos attachements honteux et illicites, et tendons de toutes nos forces vers cette vie bienheureuse, à ces biens ineffables que Dieu a préparés à ceux qui l’aiment ; puissions-nous en être trouvés dignes, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur, soient au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ? Ainsi soit-il.

VINGTIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et Caïn dit à son frère Abel : Sortons dans la campagne. » (Gen. 4,8)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’orateur résume son enseignement sur l’histoire de Caïn et d’Abel. – 2. Continuant l’explication du texte, il arrive à Lamech dont il commente la confession. Il fait ressortir le mérite de cette confession à laquelle Lamech s’est soumis par la seule impulsion de sa conscience. – 3. Il prend de là occasion de parler de la confession en général, de sa nécessité, de son efficacité, de sa facilité comme moyen de guérison. – 4. Interprétation du texte concernant la naissance de Seth. – 5. Éloquente exhortation à la pratique de l’aumône.


1. La suite du texte expliqué hier nous fournira encore la matière de l’instruction d’aujourd’hui ; nous continuerons à vous entretenir des livres de Moïse, ou plutôt des oracles de l’Esprit-Saint, oracles que la grâce divine nous a communiqués par l’organe de son prophète. Mais pour plus de clarté, il ne sera pas hors de propos de rappeler à votre charité ce que nous avons déjà exposé, et où notre enseignement en est resté ; de la sorte nous pourrons le reprendre où nous l’avons laissé, et l’enchaînement de la doctrine ne sera pas rompu. Nous avons donc traité le sujet d’Abel et de Caïn ; nous avons montré par leur histoire, comme par les sacrifices qu’ils offraient au Seigneur, que la connaissance du bien que nous devons faire et du mal que nous devons éviter de faire est inhérente à notre nature ; que l’Ouvrier divin, Celui qui a tout fait, nous a doués du libre arbitre ; que c’est la disposition de notre cœur qui nous vaut la condamnation ou la couronne ; que ce fut, en effet, la raison pour laquelle le sacrifice d’Abel fut agréé et celui de Caïn rejeté ; que la jalousie que Caïn en conçut le poussa au meurtre de son frère ; qu’après cet exécrable forfait, Dieu le provoqua à faire l’aveu de son péché, que le malade repoussa ce remède divin, qu’il attira enfin sur sa tête le sévère châtiment que vous savez, pour avoir ajouté le mensonge au meurtre ; qu’il se priva ainsi de tout secours d’en haut, devint un exemple capable de retenir dans le devoir ceux qui viendraient après lui ; que par la sentence portée contre lui, il instruit tout le genre humain, comme s’il lui disait à haute – voix : que personne parmi vous ne commette le même crime, s’il ne veut éprouver le même châtiment. À ce sujet je vous ai fait remarquer la bonté du Seigneur, qui a voulu, parla peine qu’il a infligée, non seulement corriger Caïn, mais encore apprendre à tous ceux qui naîtraient après lui, à se garder d’un crime semblable.
Voyons donc maintenant la suite, et considérons ce que raconte aujourd’hui ce bienheureux prophète instruit par la vertu de l’Esprit-Saint. Après qu’il eut entendu sa sentence, Caïn sortit de devant la face de Dieu. Que veut dire cette parole : sortit de devant la face de Dieu ? Elle veut dire qu’il fut privé de l’assistance divine à cause de son abominable action. Et il habita dans la terre de Naïd, en face de l’Éden. L’écrivain sacré nous dit le lieu où Caïn fit désormais sa demeure, et il nous enseigne qu’il vécut non loin du paradis, afin qu’il conservât perpétuellement le souvenir et de ce qui était arrivé à son père après sa prévarication et de l’énormité de son propre crime, et du châtiment qui lui avait été infligé, parce qu’il n’avait pas su profiter, pour se conduire sagement, de l’exemple de son père. Le lieu lui-même qu’il habitait, lui rappelait continuellement par son nom à lui et à ses descendants, l’agitation et le tremblement, supplice de sa vie terrestre, car le nom de Naïd est un mot hébreu qui signifie agitation. Dieu l’établit donc là, afin que le lieu lui-même ne cessât Je lui reprocher son crime, comme s’il eût été gravé sur une colonne d’airain.
La sainte Écriture continue : Et Caïn connut sa femme, et, ayant conçu, elle enfanta Enoch. Puisque les hommes étaient devenus mortels, ils avaient raison de se perpétuer par la procréation des enfants. Mais, me dira peut-être quelqu’un, où Caïn eut-il une femme, puisque, à cet âge du moins, l’Écriture ne fait mention d’aucune autre que d’Eve ? Ne vous en étonnez point, mon cher auditeur ; nulle part l’Écriture ne donne exactement la généalogie des femmes ; toujours soigneuse d’éviter le superflu, elle ne mentionne individuellement que les hommes et encore pas tous, car souvent elle dit sous une forme abréviative qu’un tel engendra des fils et des filles. Il faut donc croire qu’Eve mit au monde, après Caïn et Abel, une fille que Caïn prit pour femme. Dans ces premiers commencements du monde, la nécessité de propager la race faisait qu’il était permis aux hommes d’épouser leurs sœurs. Nous laissant donc faire ces conjectures, d’ailleurs certaines, la sainte Écriture se borne à raconter que Caïn connut sa femme, laquelle ayant conçu, enfanta Enoch. Et il construisit une ville du nom de son fils Enoch. Voyez comme ils deviennent peu à peu ingénieux et avisés. Mortels, ils veulent du moins immortaliser leur mémoire, soit en engendrant des enfants, soit en bâtissant des villes auxquelles ils donnent les noms de leurs enfants. On pourrait dire avec raison que toutes ces choses étaient autant de monuments de leurs péchés et de leur déchéance de cette gloire primitive dont jouissaient Adam et Eve, dans laquelle ils n’avaient nul besoin de toutes ces précautions, puisqu’alors ils étaient dans un état où ne pouvait les atteindre aucun des accidents contre lesquels ils se prémunissaient maintenant.
A Enoch lui-même naquit Gaïdad, et Gaïdad engendra Maléléel, et Maléléel engendra Mathusala, et Mathusala engendra Lamech. Vous voyez comme l’écrivain sacré passe en courant sur les généalogies, ne mentionnant que les hommes, et laissant les femmes sans les nommer. De même, qu’au sujet de Caïn, il dit qu’il connut sa femme, sans nous dire d’où il l’avait eue ; de même encore, à propos de Lamech, il dit : et Lamech épousa deux femmes ; la première se nommait Ada, et la seconde se nommait Sella. Et Ada enfanta Jobel ; celui-ci fut le père de ceux qui habitent sous des tentes et qui nourrissent des troupeaux. Et le nom de son frère fut Jubal : c’est lui qui inventa le psaltérion et la cithare.
2. Remarquez ici l’exactitude de l’Écriture. Elle nous apprend les noms des enfants (le la femme de Lamech, ainsi que leurs occupations : l’un faisait paître des troupeaux, l’autre inventa le psaltérion et la cithare. Sella mit au monde Tobel, qui travailla les métaux, le cuivre et le fer. Ici encore, la sainte Écriture nous fait connaître de genre d’occupation du fils de Sella ; il était forgeron. Remarquez de quelle manière naissent peu à peu les arts utiles à la vie des hommes. Premièrement, Caïn donne le nom de son fils à la ville qu’il fonde. Ensuite les fils de Lamech s’occupent, l’un à nourrir des troupeaux, l’autre à travailler les métaux, le troisième découvre le psaltérion et la cithare. Or, la sœur de Tobel fut Noéma. Voici dans une généalogie le nom d’une fille ; c’est une chose nouvelle, mais qui a sa raison, raison secrète et mystérieuse que nous réservons pour un autre temps, afin de ne pas interrompre le fil de notre histoire. Le passage qui suit est en effet très-important, il exige tous nos efforts et le plus sérieux examen pour être bien expliqué et pour nous fournir les plus précieux enseignements.
Lamech dit à ses femmes, Ada et Sella écoutez ma voix, femmes de Lamech, prêtez l’oreille à mes paroles : j’ai tué un homme qui m’a blessé, et un jeune homme qui m’a meurtri. On expiera sept fois la mort de Caïn et septante fois sept fois celle de Lamech. Prêtez-moi, je vous prie, toute votre attention, et rejetant toute pensée séculière et toute distraction, scrutons avec soin ces paroles ; il faut que nous descendions à toute la profondeur que nous pourrons, pour que nous recueillions, sans rien perdre, tout le trésor qui est enfoui dans cet étroit espace. Et Lamech dit à ses femmes Ada et Sella écoutez ma voix, femmes de Lamech, prêtez l’oreille à mes paroles. Et d’abord remarquez combien la punition de Caïn a été utile à Lamech. Il n’attend pas qu’un autre vienne le convaincre de son crime, mais, sans que personne l’accuse, ni lui fasse de reproche, il se découvre lui-même, il avoue ce qu’il a fait, il dévoile à ses femmes la grandeur de son crime, il accomplit presque la parole du Prophète : Le juste est lui-même son accusateur en premier lieu. (Prov. 18,17) Pour la correction des péchés, il n’existe pas de meilleur remède que la confession. C’est quelque chose de plus grave que le péché lui-même, que de le nier après qu’on l’a commis : le fratricide Caïn l’a bien éprouvé, lui qui, interrogé par le Dieu bon, non seulement n’avoua pas son forfait, mais osa mentir à Dieu, et fut pour cela condamné à traîner une longue et misérable existence sur la terre. Tombé dans le même péché, Lamech a compris que ce qui avait aggravé le châtiment de Caïn, c’était d’avoir nié sa faute ; c’est pourquoi il appelle ses femmes, et, sans que personne le contraigne ou témoigne contre lui, il fait lui-même de sa propre bouche la confession de ses péchés, et comparant son crime avec celui de Caïn, il détermine lui-même sa peine.
Voyez-vous la sollicitude de Dieu, comme il se ménage des occasions de montrer sa miséricorde, jusque dans les punitions qu’il inflige, comme les effets de cette miséricorde ne s’arrêtent pas à celui qui – reçoit la punition, mais s’étendent, tels que des remèdes salutaires, à tous ceux qui ont la bonne volonté d’en profiter ? Quel autre motif aurait pu amener Lamech à faire cette confession, excepté le souvenir qu’il avait des maux soufferts par Caïn, souvenir qui bouleversait son âme ? Il dit donc : Écoutez ma voix et prêtez l’oreille à mes paroles. C’est comme un tribunal qu’il dresse contre lui-même, et la chose lui paraît si grave qu’il veut qu’on l’écoute avec une profonde attention. Car ces mots : Écoutez ma voix, prêtez l’oreille à mes discours, équivalent à ceux-ci : Rendez votre esprit attentif, appliquez-vous, écoutez soigneusement ce que je vais dire. Ce ne sont pas des choses indifférentes que celles dont j’ai à vous entretenir, j’ai à vous révéler des faits cachés, des faits que personne ne sait que moi seul, et cet œil qui ne se ferme jamais ; c’est la crainte que me donne ce témoin, qui me presse et me force aujourd’hui à vous découvrir ce que j’ai eu le malheur de faire, et à vous dire à quelle vengeance je me suis exposé par mes œuvres criminelles ; car j’ai tué un homme qui m’a blessé, et un jeune homme qui m’a meurtri. Et s’il a été tiré sept vengeances de Caïn, il en sera tiré de Lamech septante fois sept. Grande, et même très-grande parole et qui dénote en cet homme une âme des mieux disposée. non seulement il avoue ce qu’il a fait, et dévoile le meurtre qu’il a commis, mais il s’impose une peine en comparant son crime à celui de Caïn. De quel pardon semble-t-il dire, est digne celui qui n’a pas profité de l’exemple d’autrui pour devenir meilleur, celui qui ayant continuellement dans l’esprit le souvenir du châtiment infligé au premier meurtrier, n’a pas laissé néanmoins que de commettre deux meurtres ? J’ai tué, dit-il, un homme qui m’a blessé, et un jeune homme qui m’a meurtri. C’est comme s’il disait : J’ai moins fait de mal à ceux que j’ai tués que je ne m’en suis fait à moi-même. Car j’ai encouru un châtiment inévitable, puisque j’ai commis des crimes trop énormes pour être pardonnés. Si Caïn, pour un seul meurtre, a mérité sept vengeances, j’en ai encouru, moi, septante fois sept. Pourquoi, par quelle raison ? En effet, bien qu’il ait été homicide et même fratricide, cependant il n’avait point devant les yeux l’exemple d’un homme qui eût osé un pareil crime, qui en eût été châtié, qui eût par là attiré sur soi le poids de la colère de Dieu ; deux circonstances aggravantes pour moi, puisque j’avais sous les yeux le double exemple du crime et du châtiment, et que je n’en ai pas été meilleur. C’est pourquoi, dusse-je subir septante fois sept vengeances, je n’aurais pas encore suffisamment payé ce que j’ai fait.
3. Voyez-vous, mon cher auditeur, comment Dieu a créé nôtre volonté libre et maîtresse de ses déterminations ; comment, lorsque nous tombons, c’est notre négligence qui en est cause, et comment, lorsque nous voulons être vigilants, nous savons clairement distinguer le devoir ? Qui donc, dites-moi, a poussé cet homme à faire une telle confession ? Personne, si ce n’est la conscience, cet incorruptible juge. Après que, suivant le penchant de la mauvaise nature, il eut mis à exécution un dessein coupable, aussitôt la conscience se souleva en lui en élevant la voix contre l’énormité des crimes commis et en lui dénonçant de combien de punitions il s’était rendu passible. Tel est le péché avant qu’il soit commis et accompli, il obscurcit le raisonnement et trompe l’esprit. Mais lorsqu’il est consommé, c’est alors que nous en voyons clairement l’absurdité ; et ce rapide et absurde plaisir s’envole, nous laissant après lui une douleur durable ; il s’envole, emportant avec soi cette noble assurance qui faisait la joie de la conscience, après y avoir substitué la honte dans laquelle reste abîmé le malheureux pécheur. Le Dieu bon nous a attaché cet accusateur intime, avec ordre de ne jamais nous quitter, de crier sans cesse, en nous demandant compte de nos prévarications. Il ne faut, pour s’en convaincre, que consulter l’expérience. Le fornicateur, l’adultère, ont beau n’avoir pas été surpris, ils n’en sont pas plus tranquilles ; grâce à cet énergique et infatigable accusateur, ils ont peur des soupçons, ils tremblent pour une ombre, ils craignent ceux qui savent, ceux qui ne savent pas, c’est dans leur âme une tempête incessante, des flots succédant aux flots. Le sommeil, pour un tel homme, n’a plus de douceur, il n’a plus que des craintes et des terreurs. Rien ne le récrée, rien n’apaise son trouble intérieur : ni la suavité des mets, ni le charme d’une conversation amicale. Après cette mauvaise action, faite cependant sans témoin, il est comme s’il portait partout en lui-même un bourreau qui le flagellerait toujours. Telles sont les peines qu’il endure sans autre juge, sans autre accusateur que lui-même.
Si cependant le coupable veut profiter des avertissements de sa conscience, recourir à la confession de ses fautes, montrer sa blessure au médecin spirituel qui l’attend pour le guérir et non pour lui faire des reproches, s’il veut recevoir ses remèdes, s’entretenir seul à seul avec lui sans témoin et tout dire sans rien dissimuler, il obtiendra vite et facilement l’absolution de ses péchés. La confession du mal qu’on a fait est l’abolition des péchés commis. Si Lamech n’a pas refusé d’accuser devant ses femmes les meurtres commis par lui ; de quel pardon serons-nous dignes, nous, si nous ne voulons pas accuser nos péchés devant Celui qui sait exactement jusqu’à la moindre de nos fautes ? Car il n’ignore rien et ce n’est pas pour s’instruire qu’il veut que nous nous confessions, puisqu’il sait toutes choses avant même qu’elles arrivent. Il commande la confession afin que nous ayons nous-mêmes le sentiment de nos fautes, et afin que nous fassions preuve de bonne volonté à son égard. Est-il question en cela de grandes dépenses à faire, de longs voyages à entreprendre ? Le traitement à subir est-il pénible et douloureux ? Au contraire, la guérison a lieu sans frais, sans douleur et promptement. Le divin Médecin approprie ses remèdes au degré de bonne volonté de celui qui vient à lui pour être guéri de ses blessures. Que celui donc qui veut promptement recouvrer la santé et soigner les plaies de son âme, vienne au médecin, l’âme sobre et vigilante, et dégagée de toutes les préoccupations séculières, qu’il répande d’abondantes larmes, qu’il donne des marques d’une grande assiduité, qu’il apporte une foi ferme et une entière confiance dans la science du médecin, et il ne tardera pas à retrouver sa santé. O médecin dont la bonté efface celle du père le plus tendre ! Est-il rien de moins pénible et de moins dur que les conditions qu’il demande de nous, la contrition du cœur, la componction de l’âme, l’aveu de la faute, une assiduité constante ? Et il ne nous fait pas seulement la grâce de guérir nos blessures, mais il en efface jusqu’à la moindre trace. Nous étions auparavant accablés du poids de mille péchés et il nous fait justes. O miséricorde infinie, bonté incomparable ! Un pécheur vient, il confesse ses péchés, il en demande pardon, il montre une ferme résolution de ne plus pécher à l’avenir, et le voilà juste. Et pour que vous ne doutiez pas de ce miracle, écoutez cette parole du prophète : Dis tes péchés le premier, afin que tu sois justifié. (Is. 43,26) Il ne dit pas simplement : dis tes péchés, mais il ajoute : le premier ; c’est-à-dire, n’attends pas qu’un autre t’accuse et te convainque ; préviens l’accusation, hâte-toi de prendre la parole, ferme cette bouche étrangère qui parlerait contre toi.
4. Voyez-vous la clémence du juge ? Devant les tribunaux humains, si un accusé suivait cette conduite ; si, prévenant les preuves, il avouait tout ce qu’il a fait, il s’épargnerait peut-être la question avec ses épreuves et ses tortures, si toutefois il avait affaire à un juge clément ; mais la sentence qui condamne au dernier supplice, il ne l’éviterait certainement pas. Quant à notre Dieu, ce charitable médecin de nos âmes, sa bonté est infinie, et sa miséricorde ineffable. Si nous prenons les devants sur notre adversaire, sur le diable qui se fera notre accusateur au dernier jour et qui l’est déjà dès cette vie, si nous faisons notre confession avant que de comparaître devant le tribunal, si de nous-mêmes nous prenons la parole pour nous accuser, nous exciterons la miséricorde du souverain Juge, au point que non content de nous absoudre de nos fautes, il inscrira encore notre nom parmi ceux des justes.
Lamech n’était instruit par aucune loi positive ; il n’avait pas entendu de prophètes, il n’obéissait à aucune exhortation venue du dehors, il n’avait que sa conscience pour lui faire sentir la gravité de ses fautes, et néanmoins cette voix intérieure suffit pour lui arracher l’aveu et la condamnation de ce qu’il avait fait, et nous serions excusables, nous, de ne pas montrer soigneusement nos blessures au médecin charitable qui n’exige que cela pour les guérir ! Et cette confession, si nous ne la faisions pas maintenant que le temps du jeûne nous en offre l’occasion propice, par le calme qu’il a mis dans nos pensées, par.l'exclusion qu’il a donnée à toute espèce de volupté, quand donc pourrions-nous rentrer en nous-mêmes de manière à mettre ordre aux affaires dé notre conscience ? Soyons donc sobres et vigilants, je vous en conjure, consacrons-nous tout entiers à cette affaire importante, et à force d’assiduité et de soin évitons un châtiment qui sera si sévère, sauvons-nous du feu de l’enfer. C’est maintenant qu’il y faut travailler, maintenant que le temps du jeûne vous offre plus de ressources par les fréquentes instructions que vous recevez.
Or, Adam connut Eve sa femme, et celle-ci ayant conçu, enfanta un fils, et elle le nomma Seth, disant : Dieu m’a suscité une autre postérité à la place d’Abel, que Caïn a tué. Arrêtant la liste généalogique à Lamech, la sainte Écriture remonte à Adam et à sa femme, et dit : Or, Adam connut sa femme, et celle-ci ayant conçu, enfanta un fils, et elle le nomma Seth, disant : Dieu m’a suscité une autre postérité à la place d’Abel tué par Caïn. Elle enfanta, est-il écrit, un fils, et elle lui donna le nom de Seth. Non contente d’avoir donné un nom à son nouveau-né, la mère ajoute encore : Dieu m’a suscité une autre postérité ci la place d’Abel tué par Caïn. Remarquez le soin que prend cette mère, par le nom qu’elle donne à son fils, de perpétuer la mémoire de ce crime abominable ; c’est afin que les générations futures apprennent le meurtre commis par Caïn, qu’elle dit : au lieu d’Abel tué par Caïn. Parole d’une mère affligée par la douleur, troublée par le souvenir d’un triste événement, parole d’action de grâce pour le fils que Dieu envoie, mais parole qui, dans le nom du nouveau-né, imprime d’une manière ineffaçable le crime d’un autre fils. Et en vérité, quel deuil amer Caïn n’avait-il pas causé à ses parents, lorsqu’il avait armé sa main contre son frère, lorsqu’il leur avait fait voir cet enfant si tendrement aimé, étendu par terre, mort, privé de mouvement. Adam avait bien entendu prononcer son arrêt : Tu es terre et tu retourneras en terre ; et encore : Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort ; mais jusque-là la sentence était demeurée en paroles, et nos premiers parents n’avaient pas encore vu ce que c’était que la mort ; Caïn poussé par sa haine contre son frère, et par l’envie qui le rongeait intérieurement, se jeta sur Abel et le tua, et il fit voir à ses parents un horrible spectacle. C’est pourquoi la mère, à qui la naissance d’un nouvel enfant aidait à soulever un peu le poids de son deuil, rend grâce au Seigneur de la consolation qu’il lui accorde, mais en même temps elle veut perpétuer le souvenir du fratricide, punissant ainsi à son tour le coupable d’un nouveau et sévère châtiment.
Voyez-vous quel mal c’est que le péché ; comme il inflige une marque publique de honte et d’infamie à ceux qui le commettent ; comme après avoir privé Caïn du secours d’en haut, il en a fait le jouet du monde ? Voyez-vous comme, par son détestable péché, il est devenu odieux même à ses parents, que la nature cependant incline si fort à la tendresse pour leurs enfants. Fuyons donc, je vous en conjure, ce péché qui nous environne de tant de maux, et embrassons la vertu, qui nous procurera la faveur céleste, et éloignera de nous la punition.
Et il naquit un fils à Seth : et il lui donna le nom d’Enos ; celui-ci mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur. Remarquez ici de quelle manière les hommes prennent peu à peu l’habitude de témoigner à Dieu leur reconnaissance dans les noms qu’ils donnent à leurs enfants. Seth eut donc un fils et il le nomma Enos, raconte la sainte Écriture ; puis pour interpréter le sens de ce nom elle ajoute : Celui-ci mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur. Aussi est-ce par Seth, et par Enos et leurs descendants que le bienheureux Prophète établira sa généalogie ; désormais il laisse de côté Caïn et sa descendance depuis Lamech. Caïn a perdu son privilège de naissance, je veux dire son privilège de premier-né : il l’a perdu librement par sa méchanceté, et lui et sa postérité sont exclus de la liste. Au contraire, Seth obtient par sa vertu une prérogative que la nature lui a refusée : les droits de primogéniture lui sont transférés en dépit de la nature, parce que sa volonté s’est tournée vers le bien, et ses descendants sont appelés à l’honneur de former la généalogie des premiers ancêtres de l’humanité. Enos fut ainsi appelé à cause de sa confiance à invoquer le nom du Seigneur Dieu, et ceux qui naîtront de lui porteront le même nom. Ici notre bienheureux Prophète suspend sa narration, et remonte encore une fois à l’origine pour commencer un autre récit.
5. Mais ne nous lançons pas dans ce nouveau chapitre, pour ne pas prolonger notre instruction au-delà des bornes ; à l’exemple de l’auteur sacré, arrêtons-nous à cet endroit, et remettons – à une autre fois, si Dieu le permet, l’explication de la suite. Maintenant je voudrais exhorter votre charité à profiter de plus en plus de notre enseignement, à vous examiner chaque jour, vous demandant à vous-mêmes quel fruit vous avez retiré de telle instruction, quel fruit de telle autre ; à ne pas vous contenter de recevoir nos paroles dans vos oreilles sans les faire pénétrer plus loin, mais à leur ouvrir vos cœurs pour qu’elles s’y fixent à demeure, affermies et fortement implantées par la méditation. Je voudrais aussi que ; non contents de vous instruire pour vous-mêmes, vous devinssiez des maîtres pour les autres, pour les avertir et les guider dans le chemin de la vertu, non seulement par vos paroles, mais surtout par vos exemples. Songez que si vous vouliez, chaque fois que vous venez ici, en remporter quelque fruit, corriger quelque chose des mauvaises passions qui vous tourmentent, songez-en combien peu de temps vous pourriez parvenir au faîte même de la vertu. En effet, nous n’oublions jamais dans nos instructions de vous inculquer les principes de la vie parfaite, afin de vous amener à extirper de vos âmes ces passions qui leur donnent la mort, telles que la colère, la jalousie, l’envie. Celles-là supprimées, votre amour déréglé des richesses se corrigera plus aisément, et quand vous l’aurez enfin éteint, il vous sera beaucoup plus facile de vous défaire de vos pensées déshonnêtes, de vos impures imaginations.
La racine de tous les maux, c’est en effet l’amour de l’argent. (1Tim. 6,10) Si donc nous tranchons la racine, si nous l’arrachons entièrement, nous viendrons ensuite facilement à bout des rameaux. Oui, dirai-je à mon tour, la forteresse des maux, la citadelle de tous les péchés, c’est la rage des richesses, et si nous voulions en triompher, nous aurions beau jeu pour nous débarrasser de toutes les funestes passions qui en dépendent. Et ne pensez pas que ce soit une chose bien grande et bien difficile que de mépriser les richesses. Lorsque je considère que tant d’hommes qui, pour une frivole satisfaction à donner à leur vanité, sacrifient de si grosses sommes pour rien, pour gagner la faveur de cette vile multitude, de cette populace en haillons qui encombre les places d’une ville, faveur qui prend fin avec le soir, qui n’attend pas même souvent le soir pour se dissiper, faveur qui produit quelquefois tant de déboires même avant que le jour finisse ; lorsque je considère aussi ces autres qui, chez les Gentils, conçoivent une telle passion pour la gloire qu’ils renoncent à tout ce qu’ils possèdent pour l’acquérir, ne se réservant qu’un vieux manteau avec un bâton, qu’ils se résignent à passer ainsi toute leur vie, à supporter toute cette peine et cette misère parce qu’ils espèrent s’acquérir ainsi un peu de renommée chez les hommes ; lorsque je réfléchis à ces choses, je ne sais plus sur quelle excuse, sur quel pardon nous pouvons compter, nous qui n’avons pas le courage de nous imposer les plus légers sacrifices pour accomplir les commandements de Dieu, pour acquérir une immortelle et impérissable gloire. Oui, nous faisons moins que ces hommes, et cependant quelle différence entre les récompenses à conquérir ! Eux, c’est pour le gain d’une vaine renommée parmi les hommes leurs semblables qu’ils font ces grands sacrifices, au lieu que nous c’est pour notre Maître, pour Celui de qui nous tenons tout, pour Celui qui nous promet encore d’ineffables biens, que nous ne voulons pas même donner la plus petite aumône à un pauvre !
Et de quels yeux regarderons-nous notre Juge après avoir négligé un commandement si facile ? Je ne vous demande pas de renoncer à tous vos biens. Jouissez largement de votre abondance, et lorsque vos besoins seront satisfaits, employez à un usage nécessaire ce que vous avez de superflu et d’inutile ; distribuez-le, ce superflu, à ceux qui souffrent de la faim, à ceux qui grelottent de froid, et, par leur moyen, envoyez-le dans votre patrie où vous irez bientôt le retrouver. Ces malheureux vous serviront beaucoup au transport de vos richesses dans l’autre monde ; et quand vous y arriverez, vous les retrouverez parfaitement conservées, en sorte que vous vivrez dans l’abondance, grâce à ces biens ainsi transportés, et même multipliés par la bonté de Dieu. Est-ce donc là une chose bien difficile, bien laborieuse, bien épineuse ? Ce transport s’effectue sans bête de somme, sans escorte, sans aucun appareil. Nul voleur ne fréquente cette route et ne peut dérober ce que vous expédiez ainsi. Ce que vous mettez dans les mains des pauvres, vous le déposez en lieu sûr ; puisque vous le déposez dans la main de Dieu. Elle conservera votre dépôt intact, cette main divine et lorsque vous entrerez dans votre patrie elle vous le rendra ; elle vous le rendra avec des éloges, avec des couronnes, avec la plénitude d’un bonheur sans limites comme sans déclin. Ainsi donc versez, versez vos richesses et vos épargnes dans le sein des pauvres ; semons tandis qu’il en est temps, afin que nous moissonnions quand la saison sera venue ; ne laissons point passer le temps opportun, notre négligence serait suivie de regrets inutiles.
Si Dieu vous a départi les biens de ce monde plus largement qu’à d’autres, est-ce donc pour qu’employant à votre seul usage une partie de ce qu’il vous donne, vous entassiez le reste dans vos coffres et dans vos greniers ? Non, il n’en est pas ainsi ; mais selon la parole de l’Apôtre, il veut que votre abondance subvienne à l’indigence de vos frères. (2Cor. 8,14) Et peut-être usez-vous de ces biens plus qu’il n’est permis, dépensant votre argent en voluptés, en vêtements, en luxe de toutes sortes, en esclaves, en bêtes de toutes espèces ? Le pauvre ne demande rien de tout cela ; ce qu’il attend de vous, c’est que vous apaisiez sa faim, que vous lui donniez le pain de chaque jour, que vous lui procuriez les autres choses nécessaires pour qu’il vive, qu’il ne périsse pas, et vous ne daignez pas le faire ! et cependant vous devriez songer que là plupart du temps, subitement enlevé, vous abandonnez tout ce que vous avez amassé, parfois à des étrangers, à des ennemis ; et vous, que vous reste-t-il ? vos péchés que vous avez commis pour amasser ces biens, voilà tout ce que vous emportez avec vous. Et que direz-vous en ce jour terrible ? comment vous excuserez-vous d’avoir traité avec tant de négligence l’affaire de votre salut ? Ainsi écoutez mes conseils, et pendant qu’il en est encore temps, distribuez vos richesses superflues aux pauvres, c’est le moyen d’assurer votre salut en l’autre monde et d’obtenir, en échange de vos biens périssables, des biens immortels que je vous souhaite à tous, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soient, au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. JEANNIN.

VINGT-UNIÈME HOMÉLIE. modifier


« Voici le dénombrement de la postérité d’Adam ; autour que Dieu : créa l’hommes, Dieu le fit à sa ressemblance ; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d’Adam, au jour qu’il les créa. » (Gen. 5,1-2)

ANALYSE. modifier

  • 1. Quoiqu’il n’y ait que des noms propres dans ce verset, il n’en est pas moins fécond en enseignements utiles. – 2. Les descendants de Caïn devenant de plus en plus mauvais, Moïse arrête leur histoire à Lamech, et passe à la postérité plus vertueuse de Seth. – 3. Le nom de Seth, expression de la reconnaissance d’Eve. Enos, fils de Seth, porte un nom qui signifie confiance en Dieu. – 4. L’Écriture dit jusqu’à deux fois qu’Enoch fut agréable à Dieu après avoir engendré Mathusala. Saint Chrysostome en conclut contre certains hérétiques que le mariage est agréable à Dieu. Par l’enlèvement d’Enoch, Dieu a comme révoqué tacitement la sentence portée contre Adam. – 5. Explication du nom de Noé, il signifie repos. Sa vertu sera un repos pour le monde au milieu de la corruption générale. – 6. Exhortation.


1. Quel trésor, quelles ineffables richesses, mes bien-aimés, dans les paroles qu’on vient de vous lire ! Je n’ignore pas qu’un grand nombre de personnes ; à la vue des noms composant un catalogue, se contentent d’une lecture superficielle, et s’imaginent que les noms n’ayant aucune utilité particulière ne sont simplement que des, mots ; mais moi, je vous exhorte tous à ne pas simplement passer outre, sans vous arrêter, devant ce que tient en réserve l’Écriture sainte. Vous n’y trouverez pas un seul mot, qui ne renferme une grande abondance de pensées ; car c’était l’Esprit de Dieu qui inspirait les bienheureux prophètes ; voilà pourquoi les paroles, écrites sous la dictée de l’Esprit, renferment tant de trésors cachés. Ne vous étonnez pas que, dans ce catalogue de noms, je m’engage à vous montrer la richesse des pensées qu’il recèle. Il n’est pas une syllabe, il n’est pas une lettre de l’Écriture qui ne contienne un trésor de pensées profondes. C’est pourquoi il convient, en suivant la grâce d’en haut qui nous guide, en nous éclairant de la lumière de l’Esprit-Saint, d’aborder les expressions de Dieu. La divine Écriture n’a que faire de la sagesse humaine pour être comprise ; ce qu’il faut ici, c’est la révélation de l’Esprit, afin qu’instruits par, son secours du vrai sens des pensées, nous en puissions recueillir un précieux avantage. Si, dans les affaires du siècle, les écrits de la main des hommes, souvent détériorés par le temps, doivent, à une date qui se trouve en tête du manuscrit, à une simple syllabe, une grande importance, à bien plus forte raison peut-on dire de même de la divine Écriture, de cette composition de l’Esprit-Saint ; seulement, montrons ici notre sagesse, ne courons pas sans nous arrêter ; soyons attentifs, diligents, séchons tout considérer avec une exactitude minutieuse, ne le cédons pas à ceux qui montrent pour les choses sensibles un zèle si ardent. Voyez en effet ceux qui font des fouillés, qui déterrent des métaux ; ils ne s’arrêtent pas à la surface, ils descendent à une grande profondeur. S’ils ont pu trouver des parcelles d’or, que d’activité, que de soin pour séparer l’or de la terre ! et, après tant de fatigues, ils trouvent une mince consolation de leurs labeurs ; ils savent bien pourtant que l’avantage qu’ils recueilleront ne répond pas à leurs peines ; que, souvent, même, après tant de veilles et de travaux, ils ont été frustrés dans leur attente. Qu’importe. Ils persistent dans leurs efforts ; l’espoir qui les nourrit les rend insensibles à la souffrance. Eh bien ! si ces hommes montrent tant d’ardeur pour des richesses corruptibles, incertaines, d’une possession si douteuse, à plus forte raison nous, qui poursuivons des richesses que rien ne peut enlever, un trésor que rien ne peut dissiper, nous, que n’égare pas une vaine espérance, devons-nous montrer autant de zèle, plus de zèle, pour obtenir le bien désiré, pour en recueillir le fruit précieux, pour nous pénétrer de la bonté ineffable du Seigneur, lui prouver notre reconnaissance ; et, forts de l’affection pleine de tendresse que nous aurons arrachée au Dieu Notre-Seigneur, nous rendre invincibles, inexpugnables, supérieurs à tous les pièges du démon. Eh bien donc ! puisque vous avez entendu la lecture de tout à l’heure, examinons avec soin, en détail, chacune des expressions, et puissiez-vous, après avoir reçu l’instruction habituelle en rapporter le bienfait dans vos demeurés ! Voici le dénombrement de la postérité d’Adam, dit le texte. Au jour que Dieu créa l’homme, Dieu le fit à sa ressemblance ; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d’Adam au jour qu’il les créa. Faites attention, je vous en conjure ; voyez la sagesse de ce prophète admirable, ou plutôt, l’enseignement du Saint-Esprit ; car, comme nous l’avons souvent dit, c’est par l’inspiration du Saint-Esprit qu’il nous parle ; il n’a fait que lui prêter sa langue, c’est la grâce du Saint-Esprit qui instruit, en se servant de lui, toute l’espèce humaine. Voyez donc comme il ramène le discours à l’origine des choses, comme il reprend les choses qui ont précédé. Pourquoi, et dans quel but ? C’est qu’il a vu les hommes de ce temps manifester une grande ingratitude ; le malheur de notre premier père ne les avait nullement corrigés ; ils étaient plongés dans l’abîme d’une malignité aussi profonde. Celui qui était né du premier homme, excité bientôt par l’envie, s’était jeté dans le fratricide ; il avait, après un tel crime, subi le plus terrible châtiment ; cet enseignement, mes frères, nous nous sommes empressés de vous l’exposer. Ses descendants ne s’étaient en rien amendés par ce châtiment ; ils s’enveloppèrent d’un tissu de crimes encore pires. Vous avez entendu hier Lamech racontant son péché à ses épouses, et décrétant contre lui-même le châtiment. Le Prophète vit donc la perversité de ces hommes croître peu à peu, comme une humeur malsaine qui se répand par tout le corps ; c’est pourquoi il supprime, dans son histoire ce débordement de la corruption ; ces générations depuis Caïn jusqu’à Lamech, il ne daigne pas les rappeler ; mais, comme s’il voulait raconter le commencement des choses, consoler le deuil où la main fratricide armée contre Abel avait jeté Adam et Eve, il commence son récit de cette manière : Voici le dénombrement de la postérité d’Adam. Au jour que Dieu créa l’homme, Dieu le fit à sa ressemblance ; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d’Adam, c’est-à-dire terrestres, au jour qu’il les créa.
2. Voyez comme il se sert des mêmes paroles qu’au commencement, pour nous apprendre que ces générations infâmes, il ne les juge plus désormais dignes de mémoire ; il commence à l’enfant qui vit le jour alors, je veux dire à Seth, la généalogie, pour nous apprendre combien la vie des hommes est considérable devant Dieu, et comment Dieu déteste les âmes sanguinaires. Il les passe sous silence, comme si elles n’avaient pas vécu, nous montrant par là tout ce qu’il y a de funeste dans le péché, nous enseignant que les pervers s’attirent les plus grands maux. Voyez ; les voici dorénavant rayés du catalogue ; on ne rappelle leur souvenir que pour montrer l’infamie de leur perversité, que pour l’exemple et la correction des générations qui les suivent. Mais celui que l’injustice a mis à mort, que la main d’un frère a privé de la vie, depuis ces temps jusqu’à nos jours, est loué par toutes les bouches. Aucun temps n’a éteint la mémoire de l’un, ni diminué le crime de l’autre ; celui-ci, tous les jours, est célébré par tous les hommes ; l’autre demeure, pour jamais, comme attaché à un infâme poteau.
Comprenez-vous tout ce qu’a de funeste la corruption, tout ce que la vertu a de force ? Comprenez-vous comment la malice même, qui attaque et qui triomphe, est frappée de mort et s’évanouit ? comment la vertu, attaquée, persécutée dans des combats sans nombre, acquiert par cela même plus d’éclat et plus de gloire ? On pourrait encore tirer d’autres événements semblables le même enseignement pour vous, mes bien-aimés, mais ne nous écartons pas de notre sujet ; reprenons les paroles que vous avez entendues : Voici le dénombrement de la postérité d’Adam. Au jour que Dieu créa l’homme, Dieu le fit à sa ressemblance ; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d’Adam au jour qu’il les créa. Voyez comment, par cette manière de reprendre le récit dès le commencement du monde, la divine Écriture nous rappelle l’honneur insigne que l’homme a reçu de son Créateur. Au jour, dit l’Écriture, que Dieu créa l’homme, Dieu le fit à sa ressemblance, c’est-à-dire, le mit à la tête de toutes les créatures visibles ; en effet, cette expression, à sa ressemblance, doit s’entendre de la domination et du commandement ; car, de même que Dieu commande à toutes les créatures, tant aux visibles qu’aux invisibles ; puisque c’est lui qui a tout créé, qui a tout fait ; de même, quand il forma l’animal qui a le privilège de la raison, il a voulu lui conférer l’honneur insigne de commander à toutes les créatures visibles. En conséquence il lui a donné la substance de l’âme, voulant qu’il possédât, lui aussi, l’immortalité, la perpétuité. Et maintenant, quand l’homme fut déchu par sa faute, quand il eut transgressé le commandement qui lui avait été fait, même alors, Dieu ne se détourna pas tout à fait de lui. Toujours miséricordieux, il lui enleva sans doute l’immortalité, mais il maintint dans le même honneur celui qui était condamné à mourir. Plus tard, quand le fils du premier homme se laissa emporter à une telle fureur, lorsque Caïn eut, le premier, fait voir au monde la face de la mort, le meurtre dans toute sa violence, et, joignant au meurtre le mensonge, eut manifesté toute espèce de perversité, Dieu voulut, par un long châtiment, le corriger, non seulement pour qu’il pût tirer son avantage de ce qui lui arrivait à lui-même, mais aussi pour que les générations suivantes pussent connaître l’étendue du forfait, l’excès, l’infamie du crime. Maintenant, lorsque ces générations lâches, corrompues, tombèrent insensiblement dans des vices plus affreux encore, Dieu voulut, pour ainsi dire, consoler Adam, qui n’était pas seulement attristé de sa faute, mais plongé, par le crime de Caïn, dans un deuil insupportable. Il avait vu, de ses propres yeux, le corps d’Abel massacré ; il ne savait pas auparavant quel était l’aspect de la mort, quoique la sentence de mort eût été portée. Adam subissait donc une double et triple cause de deuil, car ce fut pour la première fois qu’on vit la mort introduite dans la vie, la mort violente, l’œuvre d’un fils contre un frère, né du même père et de la même mère, et ce frère n’avait fait aucun mal à son meurtrier. Dieu voulant donc, dans sa bonté, donner au premier père une consolation égale à ses douleurs ; lui accorde un autre fils ; vous savez son nom, Seth ; et, après lui avoir envoyé cette consolation suffisante, il tire, de ce fils, le commencement de la nouvelle postérité. Voilà pourquoi le bienheureux prophète commence par ces paroles : Voici le dénombrement de la postérité d’Adam. Ensuite, comme il a promis de raconter la suite des générations humaines, voyez la succession qu’il expose : Adam ayant vécu cent trente ans engendra un fils à son image et à sa ressemblance, et il le nomma Seth ; après qu’Adam eut engendré Seth, il vécut sept cents ans, et il engendra des fils et des filles ; et tout le temps de la vie d’Adam ayant été de neuf cent trente ans, il mourut. (Gen. 5,3-5)
3. N’avais-je pas raison de dire en commençant que rien n’est laissé au hasard, que chaque mot renferme des pensées dans l’Écriture sainte ? Voyez encore ici le soin diligent du bienheureux prophète : Adam, dit-il, engendra un tels à son image et à sa ressemblance, et il le nomma Seth. Quand il parlait de son premier fils, de Caïn, il n’a rien dit de pareil, faisant déjà pressentir le penchant qui le portait au mal, et le prophète avait raison ; car il ne conserva pas les mœurs qui caractérisaient son père, mais il se laissa bien vite emporter vers le mal. Ici, au contraire, il dit : À son image et à sa ressemblance, ce qui veut dire : ayant les mêmes mœurs que celui qui l’avait engendré, conservant les mêmes caractères de vertu, destiné à reproduire par ses œuvres l’image de son père, à réparer, par sa vertu particulière, la faute de son frère aîné. En effet, l’Écriture ne parle pas ici des traits du corps, quand elle dit : A son image et à sa ressemblance, mais des qualités de l’âme, afin que nous comprenions que celui-ci ne ressemblera pas à Caïn. Aussi la mère de Seth, en donnant un nom à son fils, fait entendre des actions de grâces ; et ce n’est ni à la nature, ni à l’enfantement, qu’elle attribue son nouveau fils, mais à la vertu de Dieu. C’est, en effet, cette vertu qui l’a rendue féconde ; elle le nomme du nom de Seth, en disant : Dieu a fait renaître en moi un autre germe à la place d’Abel que Caïn a tué. (Gen. 4,25) Voyez le choix de l’expression ! elle ne dit pas : Dieu m’a donné, mais, Dieu a fait renaître. Faites attention, voyez comme le texte montre ici, à mots couverts, les préludes de la résurrection ; elle semble dire : A la place de celui qui est tombé, Dieu a fait renaître en moi celui-ci. Abel, frappé par la main de son frère, est tombé, dit-elle : il est mort, mais la vertu de Dieu, à la place de celui qui est mort, a suscité celui-ci. Comme ce n’était pas encore l’heure de la résurrection, il n’a pas rappelé à la vie celui qui est tombé, mais il en a fait revivre un autre à sa place, voilà pourquoi elle dit : Dieu a fait renaître en moi un autre germe à la place d’Abel que Caïn a tué. Avez-vous compris la reconnaissance de la femme ? Avez-vous compris la bonté de Dieu, sa promptitude à leur envoyer la consolation ? Imitons notre mère, tous tant que nous sommes ; sachons reconnaître toujours la grâce d’en haut ; quoi qu’opère la nature, elle n’opère rien pourtant, par sa vertu propre, mais par l’ordre dé Celui qui l’a créée. Il commande, elle obéit. Et que les femmes ne se livrent jamais à la douleur, pour n’avoir pas d’enfants ; qu’elles se réfugient dans une affection pleine de gratitude, auprès du Créateur de la nature. Ce qu’elles demandent, qu’elles aillent le réclamer au Maître et Seigneur de la nature, qu’elles n’attribuent pas à leur époux, à quelque cause que ce puisse être, la naissance de leurs enfants, mais au Créateur de tous les êtres, à celui qui a produit de rien la nature, à celui qui peut corriger les défaillances de la nature. La première femme a trouvé, même dans sa douleur, un motif de glorifier Dieu ; c’est au Seigneur qu’elle attribue tout : Dieu a fait renaître en moi un autre germe, à la place d’Abel que Caïn a tué. Voyez, non seulement elle ne se plaint pas, elle ne prononce aucune parole amère (la sainte Écriture aurait rapporté toute parole de ce genre, qu’elle aurait pu prononcer), mais, au contraire, elle supporte avec courage ce qui est arrivé ; elle se console promptement ; elle manifeste une reconnaissance plus vive ; elle célèbre le bienfait du Seigneur. Voyez avec quelle bonté le Seigneur fait, de son côté, ce qui dépend de lui ; il ne se contente pas de lui donner un autre fils, mais il indique d’avance la vertu qui sera en lui. En effet, dit l’Écriture, Adam engendra un fils à son image et à sa ressemblance. Et pour nous faire comprendre, tout de suite, la vertu de ce fils, voyez comment Adam lui-même fait voir, par le nom qu’il donne à son fils, la piété de son âme : Il naquit aussi un fils à Seth qu’il appela Enos ; celui-ci commença d’invoquer le nom du Seigneur Dieu. (Gen. 4,26) Voyez-vous ce nom plus beau qu’un diadème, plus brillant que la pourpre ? qui pourrait être plus heureux que celui qui se fait une parure de l’invocation du Seigneur et qui la porte dans son nom ?
Voyez-vous, ce que je disais en commençant, que l’on trouve dans des noms, dans de simples noms, de riches trésors ? Ici, en effet, se montre, non seulement la piété des parents, mais leur attention, leur diligence pour leurs enfants. Nous voyons, ici, comment tout de suite, dès le commencement, ils instruisaient leurs enfants qui venaient de naître ; comme ils les avertissaient, par les noms qu’ils leur avaient donnés, de pratiquer la vertu. Ce n’était pas alors, comme aujourd’hui, au hasard, et le premier nom venu qu’on donnait ; l’enfant, dit-on aujourd’hui, s’appellera comme son aïeul ou son bisaïeul ; autrefois on procédait autrement ; on mettait tout son soin à donner aux enfants des noms qui excitaient à la vertu, non seulement ceux qui avaient reçu ces noms, mais aussi tous les autres hommes, même dans les âges à venir : ces noms étaient tout un enseignement de sagesse. La suite de ce discours nous le fera bien voir. En conséquence, nous aussi, ne donnons pas aux enfants les premiers noms venus, les noms des aïeuls, des bisaïeuls, les noms qui marquent une naissance illustre ; donnons-leur les noms des saints, de ceux dont les vertus ont brillé, de ceux qui ont dû leur gloire à leur confiance, à leur force dans le Seigneur ; ou plutôt, que ces noms ne fondent la confiance, ni des parents, ni des enfants qui les portent. En effet, à quoi sert un mot, vide par lui-même de vertu ? Ce qu’il faut à chacun de nous, c’est d’attendre son salut, en l’opérant par la vertu ; la sagesse ne réside pas dans les noms, dans la parenté avec les saints, dans quelque titre extérieur, mais dans la confiance que l’on puise dans ses propres œuvres. Disons mieux : il ne faut pas que nos couvres exagèrent le sentiment que nous avons de nous-mêmes ; au contraire, soyons humbles, soyons modestes, encore plus quand nous pouvons entasser des trésors de vertus ; c’est par là, en effet, que nous mettrons en sûreté, qu’il nous sera donné de conserver les richesses acquises, et de nous concilier la bienveillance de Dieu. C’est pour cela, erg effet, que le Christ disait à ses disciples : Lorsque vous aurez accompli tout ce qui vous est commandé, dites-nous sommes des serviteurs inutiles (Lc. 17,10), réprimant par tous les moyens l’orgueil de la confiance, persuadant la modestie, prévenant la présomption qui résulterait des bonnes œuvres, leur faisant voir que la première de de toutes les vertus c’est, dans les bonnes œuvres, la sagesse qui garde la mesure.
4. Revenons maintenant à notre sujet, voyons la suite des générations qui ont succédé. Il est probable qu’en nous avançant pas à pas nous trouverons un plus grand trésor d’abondantes et d’ineffables richesses. Et, dit l’Écriture, Enos, fils de Seth, ayant vécu cent quatre-vingt-dix arts, engendra Caïnan ; et Caïnan engendra Malaléel ; et Malaléel engendra Jared ; et Iared engendra Enoch. Enoch vécut cent soixante-cinq ans et engendra Mathusala. Or, dit l’Écriture, Enoch fut agréable à Dieu, et il vécut, après avoir engendré Mathusala, deux cents ans, et il engendra des fils et des filles. Et tous les jours de la vie d’Enoch furent de trois cent soixante-cinq ans. Enoch fut agréable à Dieu, et il ne parut plus parce que Dieu l’enleva. (Gen. 5,7, 24) N’avais-je pas raison de dire qu’en nous avançant pas à pas, nous trouverions dans ces noms un trésor spirituel, ineffable ? Considérez ici, mon bien-aimé, et la vertu de l’homme juste, et l’excès de la bonté de Dieu, et le soin diligent de l’Écriture sainte. Enoch, dit le texte, vécut cent soixante-cinq ans et engendra Mathusala, et, dit l’Écriture, Enoch fut agréable à Dieu, après avoir engendré Mathusala.
Que tous écoutent, et les hommes et les femmes, que tous apprennent la vertu de l’homme juste, et que nul ne s’imagine que le mariage soit un empêchement pour qui veut se rendre agréable à Dieu ; car la divine Écriture se propose ici de nous instruire quand elle nous dit, à deux reprises : Engendra Mathusala et alors fut agréable, quand elle reprend ce détail et nous dit : Et il fut agréable à Dieu après l’avoir engendré. C’est pour que nul ne regarde le mariage comme un obstacle à la vertu. Si nous avons la tempérance, ni l’éducation des enfants, ni le mariage, ni quoi que ce soit, ne sera un obstacle pour devenir agréables à Dieu. Voyez, en effet, cet homme de la même nature que nous ; il n’avait pas reçu la loi, il n’avait pas été instruit par l’Écriture, il n’avait aucun guide pour le conduire à la sagesse. Eh bien ! il a trouvé en lui-même, dans les ressources de sa volonté, de quoi se rendre agréable à Dieu, de telle sorte qu’il est vivant, vivant encore aujourd’hui, qu’il n’a jamais éprouvé la mort. Si le mariage, mes bien-aimés, ou l’éducation des enfants était un empêchement à la vertu, le Créateur de toutes choses n’aurait pas fait du mariage un des états de notre vie, pour nous blesser dans nos premiers intérêts, pour nous faire perdre ce qui nous est le plus nécessaire ; mais, non seulement le mariage n’oppose aucun obstacle à la sagesse que Dieu commande, non seulement il ne nous gêne en rien si nous voulons pratiquer la tempérance ; mais, au contraire, c’est une grande consolation, c’est un frein qui réprime la fougue insensée de la nature, qui prévient comme le trouble des flots qui nous tourmentent, c’est un moyen pour nous de faire heureusement voguer notre barque jusqu’au port, et voilà pourquoi la divine grâce a donné aux hommes cette consolation, Ce juste, dont nous vous parlons, montre bien la vérité de nos paroles ; après qu’Enoch, dit l’Écriture, eut engendré Mathusala, Enoch fut agréable au Seigneur. Et il ne pratiqua pas la vertu pendant un petit nombre de jours ; il vécut, dit l’Écriture, deux cents ans. Après la transgression d’Adam, il s’est trouvé un homme capable de s’élever jusqu’au faîte le plus haut de la vertu, de réparer la faute de notre premier père, par la faveur particulière dont il jouissait auprès de Dieu. Voyez ici comme surabonde la bonté divine ! Aussitôt que Dieu eut trouvé un homme capable de réparer le péché d’Adam, Dieu, pour montrer parla réalité qu’il n’avait pas voulu frapper de mort le genre humain, à cause de la désobéissance d’autrefois, quand il condamnait cette désobéissance, prend Enoch et l’enlève vivant. Enoch, dit l’Écriture, fut agréable à Dieu, et il ne parut plus, parce que Dieu l’enleva. Voyez-vous la sagesse du Seigneur ! il l’enlève vivant, il ne lui donne pas l’immortalité, de peur d’affaiblir la crainte du péché ; mais il laisse au milieu des hommes cette crainte dans toute sa force. C’est par cette raison qu’il révoque, pour ainsi dire, d’une manière obscure et latente, la sentence portée contre Adam. Il ne le fait pas visiblement, parce qu’il faut que la crainte serve à nous corriger. Voilà pourquoi, comme Enoch lui était tout à fait agréable, il l’enleva. Maintenant, si la curiosité s’avise de faire des questions : Et où l’a-t-il enlevé ? est-ce qu’il est vivant aujourd’hui encore ? je réponds à la curiosité que cette complaisance pour la pensée humaine est peu convenable, qu’il ne faut pas explorer si curieusement les actions de Dieu, qu’il faut croire à la parole. Quand Dieu prononce, il ne doit pas y avoir de contradiction ; ce que Dieu révèle par ses paroles mérite, quoique invisible, plus de foi que tous les objets soumis à nos regards ; l’Écriture dit que Dieu l’enleva, que Dieu l’enleva vivant, qu’il n’a pas éprouvé la mort, que, par la faveur particulière dont il jouissait auprès de Dieu, il est devenu supérieur au décret porté contre tous les hommes. Où Dieu l’a-t-il enlevé ? que fait-il aujourd’hui d’Enoch ? l’Écriture ne l’a pas dit.
5. Vous voyez la bonté de Dieu : il trouve un homme d’une vertu parfaite, et il ne lui ravit pas la dignité qu’il avait accordée au premier homme avant sa désobéissance. Dieu nous montre par là que, si la séduction du démon n’avait pas prévalu chez Adam contre l’obéissance, il l’aurait honoré d’une dignité égale, supérieure peut-être. Mathusala, ayant vécu cent quatre-vingt-sept ans, engendra Lamech ; Lamech, ayant vécu cent quatre-vingts ans, engendra un fils qu’il nomma Noé, en disant Celui-ci nous fera reposer de nos travaux, et des fatigues de nos mains, et nous consolera dans la terre que le Seigneur a maudite. (Gen. 5,25-29) Voyez maintenant dans le nom du fils de Lamech une nouvelle preuve de la grandeur des mystères, de l’excellence de la prophétie, de l’ineffable bonté de Dieu. Dieu, dans sa prescience, prévoyait les choses à venir ; quand il vit que la malice des hommes croissait de jour en jour, il prédit, dans le nom de cet enfant, les maux qui devaient fondre sur toute la race des hommes, afin que, corrigés par la terreur, ils pussent renoncer à leurs vices et embrasser la vertu ; et voyez la patience du Seigneur, qui a soin que la prophétie précède l’événement longtemps d’avance, pour montrer sa miséricorde et priver de toute excuse ceux qui étaient réservés, dans l’avenir, au châtiment.
Mais peut-être me dira-t-on : d’où Lamech avait-il reçu une telle puissance de prophétie ? Est-ce que l’Écriture nous apprend que sa vertu fut sublime, admirable ? Cessez de vous étonner, mon bien-aimé ; dans sa sagesse, dans sa puissance, Notre-Seigneur emploie souvent des êtres indignes à la prédiction d’étonnantes merveilles, et c’est ce que nous voyons, non seulement dans l’Ancien Testament, mais aussi dans le Nouveau. Écoutez l’Évangéliste, nous parlant de Caïphe, le grand prêtre des Juifs : Or il ne disait pas ceci de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus-Christ devait mourir pour la nation des Juifs, et non seulement pour cette nation, mais aussi pour rassembler et réunir les nations qui étaient dispersées. (Jn. 11,51) Vous trouverez un exemple du même genre à propos de Balaam. En effet, appelé pour maudire le peuple, non seulement il ne le maudit pas, mais encore il prédit beaucoup de choses étonnantes, non seulement concernant le peuple, mais encore sur l’avènement de notre Sauveur. (Nb. 24) Cessez donc de vous étonner du nom qu’ici Lamech a donné à son enfant, mais rapportez le tout à la sagesse de Dieu, qui dispose toutes choses. Et il l’appela Noé. Ce nom signifie : repos. Ainsi cette destruction universelle, qui doit venir après tant d’années, on l’appelle repos ; c’est ainsi que Job dit : La mort est un repos pour l’homme. (Job. 3,23) C’est que la corruption est une fatigue, un travail, un excès de peines ; et ce qui l’arrête, et ce qui la retranche, le désastre qui devait la faire disparaître, on l’appelle repos ; et il l’appela, dit le texte, du nom de Noé. Suit l’explication du nom : Celui-ci nous fera reposer de nos travaux, c’est-à-dire, nous détournera de notre iniquité, et des fatigues de nos mains ; c’est la même pensée : nous détournera, veut dire le texte, de nos œuvres mauvaises. L’Écriture, en effet, n’entend pas les douleurs proprement dites des mains, mais les œuvres mauvaises, les actions criminelles qui ont augmenté les douleurs ; et nous consolera dans la terre que le Seigneur a maudite, c’est-à-dire nous affranchira de tous les maux qui nous pressent, des fatigues et des misères que nous subissons en cultivant la terre qui a encouru la malédiction, à cause de la désobéissance du premier homme. Faites ici une remarque, mon bien-aimé ; ce petit enfant grandit peu à peu, et il est, pour tous ceux qui le voient, une occasion de s’instruire, car bientôt chacun de ceux qui s’informaient du nom de l’enfant a dû connaître, en entendant l’explication de ce nom, la destruction universelle qui devait arriver. Supposez qu’un homme inspiré l’eût seulement annoncée par avance, la prédiction eût été aussitôt oubliée, tous n’auraient pas connu le terrible châtiment ; mais voici que celui que tous les yeux peuvent voir annonce en temps opportun, et bien avant le temps, la colère du Dieu indigné. Et maintenant pour que nous sachions exactement combien de temps, rien que par le nom qu’il portait, le fils qui portait ce nom a continué d’avertir tous les hommes de renoncer au péché et d’embrasser la vertu, afin de pouvoir se soustraire à la colère, l’Écriture dit : Noé, ayant cinq cents ans, engendra trois fils. (Gen. 5,32) Vous voyez encore une fois un autre juste avec une épouse et des fils ; qui s’est rendu, en opérant le bien, tout à fait agréable à Dieu ; qui, faisant le contraire de tous les autres, a choisi le chemin de la vertu ; et, ni le mariage, ni l’éducation des enfants n’ont été pour lui un obstacle. Et maintenant ce qu’il faut admirer, c’est l’ineffable patience de Dieu et la corruption prodigieuse des hommes de ce temps. Voilà, en effet, pendant cinq cents ans, un juste qui crie, dont le seul nom proclame le déluge universel, qui viendra pour punir l’excès de la malice humaine, et, malgré cet avertissement, ils n’ont pas renoncé à leurs iniquités. Cependant le Dieu de clémence, même après une prophétie si éloquente, après tant d’années, n’envoie pas encore le châtiment ; il ajoute encore à sa patience, il ajoute encore quelques années à sa douceur qui supporte le mal. C’est qu’en effet il n’a pas créé le genre humain pour le punir, mais, tout au contraire, pour le combler d’innombrables biens, dont il nous verrait jouir. Voilà pourquoi vous voyez partout Dieu même hésitant, ajoutant les délais aux délais, retardant le châtiment. Mais nous ne voulons pas, sous la multitude de nos paroles, accabler votre mémoire ; nous nous arrêterons ici, ajournant à demain les autres explications.
6. Ne nous contentons pas d’entendre simplement ces paroles, mes bien-aimés ; mais appliquons-nous à pratiquer la vertu, à regarder comme un grand bien de nous rendre agréables à Dieu ; ne faisons pas, du gouvernement de notre maison, ni des inquiétudes que nous concevons pour nos femmes, ni des soins que nous devons à nos enfants, ni de tout autre motif, un prétexte, une excuse, suffisante à nos yeux, pour qu’on nous pardonne notre négligence et notre paresse ; ne répétons plus ces paroles, sans portée, sans raison : Je suis du monde, j’ai une femme, je m’occupe de mes enfants ; ce que l’on a coutume de nous dire, quand nous demandons que l’on s’applique aux travaux de la vertu, qu’on se livre avec ardeur à la lecture de l’Écriture sainte. Ce n’est pas mon affaire, me répond-on ; est-ce que t’ai renoncé au monde ? est-ce que je suis un moine ? Que dites-vous, ô homme ? N’appartient-il qu’aux moines d’être agréables à Dieu ? Ce sont tous les hommes qu’il veut sauver, qu’il veut voir venir à la connaissance de la vérité (1Tim. 2,4), pratiquant toutes les vertus. Entendez-le, nous disant par le Prophète : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Eze. 18,23) Voyons, répondez-moi, est-ce que ce juste a trouvé un obstacle dans l’union qui l’attachait à son épouse, ou dans le soin qu’il prenait de ses enfants ? Donc, je vous en conjure, ne soyons pas les premiers à nous tromper nous-mêmes. Plus nous sommes en proie aux inquiétudes, plus nous devons être avides des remèdes que nous fournit la lecture de l’Écriture sainte. N’est-il donc pas vrai que ces justes furent des hommes comme nous, et n’eurent pas, autant que nous, des secours pour la vertu ? Quelle sera donc notre excuse à nous, qui jouissons d’une telle doctrine, qui avons obtenu tant de grâces, qui sommes fortifiés d’en haut, qui avons reçu la promesse de ces biens ineffables, si nous n’allions pas plus avant que les hommes d’autrefois dans la vertu ! Si nous voulons pratiquer la sagesse, il suffit simplement des paroles entendues aujourd’hui pour exciter en nous l’amour du bien, pour nous montrer qu’entre le bien et nous il n’y a pas d’obstacle. Si les hommes qui vivaient avant la loi ont pu, par les seules lumières de la nature, atteindre à une vertu si haute, que pourrons-nous dire, nous, qui, après tant de soins qu’on a pour nous, après l’avènement du Christ, après tant de miracles sans nombre, sommes encore si loin de la vertu ? Aussi, je vous en conjure, ne nous contentons pas devenir simplement pour voir ce qu’il y a dans l’Écriture sainte ; soyons attentifs ; lisons-la pour qu’elle nous soit utile, pour en retirer aussi tard que vous voudrez, pour en extraire, un jour, quelque vertu chère à Dieu, et dont nous ferons notre conquête. Car, s’il faut que tous les jours nous vous annoncions à grands cris cette doctrine spirituelle, tandis que vous resterez dans la même inertie, à quoi vous servira ce continuel enseignement ? Quelle sera pour nous la consolation, a voir que tant d’efforts que nous prenons sont inutiles, et que nous ne gagnons rien avec tout notre zèle ? Voyons, parlez-moi ; est-ce que nous ne sommes pas composés de deux substances, je dis d’une âme et d’un corps ? Eh bien ! donc, pourquoi ne dépensons-nous pas également nos soins pour tous les deux ? Comment se fait-il que nous soignons notre corps de toutes les manières, que nous faisons venir les médecins, que personnellement nous le soignons avec la plus grande diligence, nous le couvrons d’étoffes précieuses, nous prenons de la nourriture plus qu’il n’en faut, nous voulons qu’il soit dans un état de prospérité continuelle, qu’aucun mal ne vienne jamais le tourmenter ? Si, parfois, quelque trouble le dérange, nous mettons tout en mouvement pour écarter ce qui l’importune. Et ce que je dis, je le dis de ce corps qui n’est que la seconde de nos substances ; car enfin, voyons : quelle est la plus noble ? Est-ce l’âme ou le corps ? S’il faut en faire voir à vos yeux la différence, remarquez donc que votre corps n’est plus rien, du moment que l’âme s’en est séparée. Eh bien ! vous, qui prenez pour ce corps un si grand souci, par quel motif, en vue de quoi, méprisez-vous tant votre âme, au point de ne pas lui donner sa part de nourriture ? J’entends par là les avertissements de l’Écriture Sainte. Aux blessures, aux ulcères qui énervent ses forces, qui détruisent sa confiance, vous n’apportez pas les remèdes convenables ; vous la laissez, cette âme méprisée, se dessécher par la faim, pourrir dans ses ulcères ; passez-moi le mot, vous la jetez aux chiens, aux pensées mauvaises, aux pensées criminelles, qui la déchirent, qui décomposent, qui ruinent tout ce qu’elle avait d’énergie.
Nous prenons soin du corps que nous avons sous les yeux : pourquoi ne soignons-nous pas également l’âme, incorporelle, invisible, et cela, quand les soins qu’elle réclame, non seulement sont chose aimable et facile, niais encore ne réclament ni dépenses, ni fatigues ? Quand le corps est malade, il faut de l’argent et de l’argent, soit pour les médecins, soit pour d’autres nécessités, nécessités de vêtements, d’aliments. Je ne veux pas mentionner ici les dépenses au-delà du nécessaire, les dépenses du luxe. L’âme, au contraire, n’a nul besoin pareil. Si vous voulez, puisque chaque jour vous fournissez au corps de la nourriture, puisque vous dépensez pour le corps, de l’argent, si vous voulez, de même, que votre âme ne meure pas de faim, si vous consentez à lui donner la nourriture convenable, vous connaissez bien le texte de l’Écriture, l’avertissement spirituel : L’homme ne vit pas seulement de pain, dit le Seigneur, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt. 4,4), prenez donc le parti le plus sage, occupez-vous de la substance qui est proprement la nôtre. Eh bien donc ! comme vous fournissez au corps des vêtements variés, vous tenez compte de la diversité des saisons dans la diversité de vos vêtements, faites de même pour l’âme, ne la négligez pas, ne la laissez pas aller et venir nue, dépourvue de bonnes œuvres ; revêtez-la des vêtements qui lui vont, et aussitôt vous la réconforterez, vous lui rendrez la santé qui convient à sa nature. Quels sont les vêtements de l’âme ? L’aumône, l’argent prodigué aux pauvres ; c’est là le plus beau vêtement de l’âme ; voilà ce qui lui fait un splendide manteau. Et maintenant, si vous voulez non seulement lui donner des vêtements, mais, de plus, la parer, l’embellir, comme vous faites du corps, ajoutez-y le secours qui vient des prières, la confession des péchés ; ne cessez pas de laver la face de votre âme dans les larmes de la pénitence. Tous les jours vous vous lavez le visage avec une entière sollicitude, de peur que quelque tache n’enlaidisse votre figure, appliquez à votre âme un soin du même genre ; purifiez-la chaque jour par vos larmes brûlantes. Voilà qui enlève les taches de l’âme, et lui rend sa pureté et sa gloire.
Et puisque l’indolente vanité d’un grand nombre de femmes méprise ce précepte de l’Apôtre : Qu’elles se parent non avec des cheveux frisés, ni des ornements d’or, ni des perles, ni des habits somptueux (1Tim. 2,9), puisqu’elles déploient un grand luxe dans la violation de ce précepte ; et puisque non seulement les femmes, mais aussi tout ce qu’il y a d’hommes indolents et mous, se rabaissent à l’état de femmelettes, et que nous les voyons, des bagues aux doigts, couverts, chargés de pierreries, dont ils devraient rougir, qu’ils devraient cacher ; je dis que ces hommes, je dis que ces femmes, si nos discours étaient entendus, au lieu de rechercher ces parures, funestes aux hommes, funestes aux femmes, feraient mieux d’employer ces ornements à embellir leur âme. Appliqués sur un corps, même quand ce corps a la beauté en partage, ces ornements l’enlaidissent ; appliqués à l’âme, même à une âme laide, ces ornements lui communiquent tout l’éclat de la beauté. Et comment, me dira-t-on, sur l’âme, des parures d’or ? Encore une fois, attachez-les par la main des pauvres. Ce sont eux qui, en les recevant, composent cette beauté. Mettez-leur entre les mains vos parures d’or, donnez-les-leur à manger, et, en échange, ils donneront à votre âme cet éclat de beauté qui attirera près d’elle son vrai fiancé, avec ses mille et mille trésors. Quand vous avez par votre beauté, forcé votre Seigneur à venir près de vous, vous tenez alors, vous possédez tous les biens en foule ; vous voilà riche au sein de l’ineffable abondance : donc, si nous voulons devenir les bien-aimés du Seigneur, cessons d’admirer d’un œil ébahi la beauté factice du corps ; ne pensons plus, chaque jour, qu’à la beauté de l’âme, pour nous concilier la bienveillance du Dieu de bonté, pour entrer dans le partage des biens qu’aucune expression ne peut rendre, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, et maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. C. PORTELETTE.

VINGT-DEUXIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et Noé était âgé de cinq cents ans, et Noé engendra trois fils, Sem, Cham et Japhet. Et il arriva quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, qu’il leur naquit des filles. » (Gen. 5,31-6,1)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’histoire de Noé, sujet de la dernière instruction, le sera encore de celle-ci. Admirable spectacle que celui de Noé, seul juste au milieu de l’iniquité universelle. L’orateur en tire une conclusion en faveur de la liberté de l’homme. – 2. Les fils de Dieu volant que les filles de l’homme étaient belles, en prirent pour épouses parmi toutes celles qu’ils choisirent. Qu’étaient ces fils de Dieu ? des anges ? non. Saint Chrysostome traite cette opinion d’absurde et la réfute vivement. – 3. Ces fils de Dieu ne sont autres que les descendants de Seth. – 4. Tableau de la corruption croissante du monde, et patience de Dieu. – 5. Dieu se repentit d’avoir créé l’homme, manière de parler accommodée à notre faiblesse. Les animaux périssent avec l’homme parce qu’ils sont faits pour lui. – 6. Exhortation.


1. Je veux vous offrir les restes du repas d’hier, mais ne vous offensez pas, mes bien-aimés, si je sers de restes. Les aliments matériels, après un jour ou deux, se corrompent et ne peuvent plus servir, mais dans un festin spirituel on n’a rien de pareil à craindre. Plus il s’est écoulé de temps, plus ce festin est agréable, plus il semble frais et fortifiant. Remplissons donc la promesse que nous avons faite hier, et puisque nous sommes encore redevables d’une partie de l’instruction, acquittons-nous-en avec joie. Cela sera profitable, non seulement, comme pour les autres dettes, à ceux qui seront payés, mais à moi qui payerai. Et comment en profiterai-je, moi qui payerai ? Telle est la nature d’une dette spirituelle ; plus on paye, plus on s’enrichit, les biens se multiplient et celui qui donne recueille d’immenses richesses aussi bien que ceux qui reçoivent. Voyez quelle nouvelle espèce de dette, et quelle étrange espèce de payement ! Voilà ce qu’il y a de particulier dans les choses spirituelles, c’est qu’elles augmentent à mesure qu’on les distribue, et plus il y a de personnes qui y participent, plus elles sont abondantes. Celui qui a payé ne s’aperçoit pas qu’il ait rien payé, puisqu’il s’est enrichi, et ceux qui ont reçu n’en ont pas moins gagné. Aussi la nature de ces dettes spirituelles est telle que nous les acquittons avec joie ; vous, de votre côté, préparez votre attention pour recevoir mes paroles au fond de votre âme et les remporter avec vous. Je veux encore vous parler de Noé et de sa justice, afin que vous puissiez voir sa vertu, l’ineffable bonté de Dieu et sa patience qui dépasse tout ce que l’on peut dire. Vous avez appris hier comment ce juste, depuis le jour de sa naissance, où il reçut de son père le nom qu’il devait porter, n’avait cessé de prévenir les hommes des malheurs qui les attendaient, puisqu’il leur disait et leur criait par son nom lui-même : cessez de faire le mal, pratiquez la vertu, craignez le châtiment qui vous menace, il y aura un déluge sur tout l’univers. La colère de Dieu est au comble, ainsi que votre méchanceté. Et cet avertissement ne dura pas seulement deux ou trois ans, mais cinq cents ans. Voyez la tolérance de Dieu, son excessive bonté, et sa patience ineffable ! Voyez l’accroissement du mal et l’étendue de la perversité ! C’est là, comme vous le savez, où nous en étions restés hier aujourd’hui nous allons apprendre comment le Dieu de miséricorde ne s’est point contenté d’une patience de cinq cents ans, mais qu’il a encore ajouté un autre délai en faveur de ceux qui avaient tant péché. Noé était âgé de cinq cents ans. Profitons de ce que l’Écriture sainte a compté les années du juste, afin d’apprendre combien de temps il a vécu pour avertir les hommes ; comment ceux-ci ont suivi la mauvaise voie et s’y sont perdus, tandis que le juste marchait loin des autres dans le sentier de la vertu. Aussi s’est-il concilié la bienveillance de Dieu, et tandis que les autres étaient punis, il échappa seul avec sa famille. Cela nous montre que, si nous sommes modérés et actifs, non seulement la société des méchants ne peut nous nuire, mais qu’elle peut même nous attacher davantage à la vertu. Car Dieu, en permettant qu’il y eût des bons et des méchants, a voulu dans sa clémence, faire obstacle à la méchanceté et faire briller la vertu ; il a voulu aussi que les hommes faibles profitassent, s’ils y consentaient, de la société des hommes énergiques. Songez, je vous prie, à toute la sagesse de ce juste, qui seul, au milieu d’une multitude immense entraînée au mal, suivait un sentier opposé et préférait la vertu au vice. Il accomplissait déjà ce que le bienheureux Moïse devait dire plus tard : Tu ne suivras pas la foule dans le mal. (Ex. 23,2) Et ce qui est encore plus admirable, c’est que la plupart des hommes, tous les hommes même l’excitaient au vice et aux mauvaises actions, et personne ne lui donnait l’exemple de la vertu ; mais il y était poussé avec une si grande puissance qu’il se maintenait dans le sentier opposé à la foule : il n’était ni intimidé ni épouvanté en voyant le concours des méchants, et il ne ressemblait nullement aux lâches, qui, observant l’avis de la majorité, s’en font un prétexte et une occasion pour déguiser leur faiblesse, en disant : Pourquoi suivre devant tout ce monde une résolution qui paraîtra étrange ? pourquoi me faire l’adversaire d’une telle multitude et me mettre en guerre avec tout un peuple ? Faut-il que je sois plus juste qu’eux tous ? A quoi me serviraient tant d’inimitiés ? quel avantage retirerai-je de tant de haine ? Il n’avait dans l’esprit aucune de ces pensées inutiles ; mais il accomplissait d’avance les paroles du prophète : Un seul homme faisant la volonté de Dieu est préférable à une foule de prévaricateurs. (Sir. 16,3) Si je suis lié, disait-il, avec cette multitude emportée vers le mal, et si elle m’y entraîne, pourra-t-elle me sauver du châtiment ? Il savait, en effet, il savait bien que chacun est responsable lui-même de son salut, et ne peut pas être puni pour les fautes des autres, ni profiter de leurs mérites. Comme une étincelle qui serait plongée dans la mer, et qui, loin de s’éteindre, acquerrait chaque jour une plus brillante clarté, ainsi Noé, resté juste au milieu de l’iniquité universelle, instruisait tous les hommes par ses exemples.
Voyez comme le Seigneur nous a donné une nature maîtresse d’elle-même ! Comment se faisait-il, dites-moi, que les uns fussent portés à la perversité et courussent au-devant de leur punition, tandis que cet homme, préférant la vertu et fuyant le commerce des méchants, évita cette punition ? N’est-il pas évident que chacun est libre de choisir la vertu ? S’il n’en était pas ainsi, et si notre nature n’avait point ce pouvoir, les uns ne mériteraient pas le châtiment du vice, ni les autres la récompense de la vertu. Mais puisque tout est laissé à notre volonté, après la grâce d’en haut, les méchants doivent attendre des punitions et les bons des récompenses.
Noé était âgé de cinq cents ans, et il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. Voyez la précision de l’Écriture sainte ! Après avoir compté les années du patriarche, et montré l’extrême patience du Seigneur, elle veut encore nous montrer jusqu’où va sa clémence et jusqu’où était allée la perversité des hommes.
2. Mais écoutons les paroles mêmes de Moïse ; comme il est inspiré par l’Esprit-Saint, il ne peut enseigner que la vérité : Quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, il leur naquit des filles. – S’il ajoute : il leur naquit des filles, c’est pour insister sur l’idée qu’ils étaient nombreux. En effet, quand il y a tant de racines il faut qu’il en sorte bien des rameaux. Les fils de Dieu voyant que les filles des hommes étaient belles, en prirent pour épouses parmi toutes celles qu’ils choisirent. Étudions chaque parole avec attention pour ne rien perdre de leur sens profond. Il faut, en effet, discuter avec soin ce passage, pour détruire les fables que l’on a faites avec irréflexion sur ce sujet. Voici d’abord la plus audacieuse, dont nous allons vous montrer l’absurdité, en présentant à votre recueillement le vrai sens de l’Écriture pour ne pas vous laisser ouvrir l’oreille à ceux qui profèrent de tels blasphèmes et qui osent parler contre eux-mêmes. Ils disent qu’il ne s’agit pas ici d’hommes, mais d’anges, et que ce sont les anges qu’on appelle fils de Dieu. D’abord c’est à eux à montrer où les anges sont appelés fils de Dieu, mais jamais ils n’ont pu le trouver ; les hommes ont été appelés fils de Dieu ; mais les anges, jamais. L’Écriture dit en parlant d’eux : Il a envoyé ses anges au milieu des vents, et ses ministres au milieu des feux ardents. (Ps. 103,4) Mais elle dit des hommes J’ai dit : vous êtes des dieux (Ps. 81,6) ; et de plus : J’ai engendré des fils et je les ai élevés (Is. 1,2) ; et aussi : Israël, mon fils aîné (Ex. 4,22) ; mais jamais l’ange n’est appelé fils, ni fils de Dieu. Du reste, voici ce que l’on ose encore ajouter. Oui, c’étaient des anges : mais à cause de ces unions indignes, ils sont déchus de leur rang. Quoi donc ? Ils sont tombés, et voilà la cause de leur chute ? Mais l’Écriture nous enseigne au contraire qu’avant la création du premier homme, le diable était tombé de son rang avec ceux qui lui ressemblaient par leur orgueil ; comme le dit un sage : Par la jalousie du diable, la mort est entrée dans le monde. (Sag. 2,24:) Eh bien ! dites-moi : si sa chute n’avait pas précédé la naissance de l’homme, comment, en gardant sa dignité, aurait-il pu être jaloux de l’homme ? Comment la raison peut-elle admettre, qu’un ange immatériel et honoré d’une telle supériorité, fût jaloux de l’homme enchaîné par la chair ? Mais, après avoir été précipité de la gloire céleste dans le plus grand opprobre, lui, qui était immatériel, voyant l’homme sortir des mains du Créateur et en recevoir, malgré sa nature corporelle, tant de marques d’honneur, fut dévoré de jalousie, et, par cette perfidie pour laquelle il prit la forme d’un serpent, il rendit l’homme sujet à la mort. Telle est sa méchanceté ; il ne peut supporter tranquillement le bonheur des autres. Il y avait donc longtemps que le diable et toute sa phalange avaient été déchus de leur gloire et couverts d’ignominie ; cela est clair pour tout le monde. D’ailleurs, quelle extravagance n’y a-t-il pas à dire que les anges aient été ainsi déchus pour leur liaison avec les femmes, et que cette nature incorporelle ait pu s’unir avec des corps ? Ne savez-vous pas ce que dit le Christ à propos de la nature des anges ? Dans la résurrection, il n’y a ni mariages, ni union : on est comme les anges de Dieu. (Mt. 22,30 ; Mc. 12,25 ; Lc. 20,35) Une nature immatérielle ne peut jamais avoir de pareils désirs. Mais, en dehors même de cela, il faut réfléchir que c’est de toute manière une chose trop absurde pour être admise. En effet, les saints, même inspirés par le Saint-Esprit, n’ont pu voir les anges (Dan. 10,7, 11) : car l’homme des désirs, Daniel, n’a vu que l’apparence d’un ange et non sa substance (comment voir une substance immatérielle ?) ; mais devant cette apparition il fut sur le point de perdre toutes ses forces et même la vie. Si donc un pareil homme a presque expiré à cette vue, quelle folie n’y aurait-il pas à admettre ce blasphème insensé qu’une nature incorporelle et spirituelle ait pu s’unir à des corps humains !
3. Mais il ne faut pas consacrer trop de temps à cette discussion ; les réflexions que je viens d’offrir à votre charité suffisent sans doute pour vous prouver qu’une pareille opinion ne se peut soutenir. Je vais donc vous montrer quelle est la vérité à ce sujet, en relisant les paroles de l’Écriture sainte : Et il arriva, quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, qu’il leur naquit des filles. Les fils de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, en prirent pour épouses parmi toutes celles qu’ils choisirent. Nous vous avons déjà prouvé que l’Écriture a l’habitude de donner à des hommes le nom de fils de Dieu. Ceux qu’elle appelle ainsi descendent de Seth et de son fils Enos, celui de qui il est dit qu’ il se confia dans l’invocation du nom de Dieu. (Gen. 4,26) Ces descendants sont appelés fils de Dieu dans les saintes Écritures, parce qu’ils avaient imité jusque-là les vertus de leurs ancêtres ; le nom de fils des hommes fut donné à ceux qui étaient nés avant Seth, c’est-à-dire aux fils de Caïn, et aussi à leurs descendants. Il arriva, quand les hommes se furent multipliés sur la terre, qu’il leur naquit des filles. Dès que les fils de Dieu (les descendants de Seth et d’Enos) eurent vu les filles des hommes (celles dont on indiquait tout à l’heure la naissance), ils les trouvèrent belles. Voyez comme ce seul mot montre l’impureté ! Ils ne songeaient pas seulement à avoir des enfants, mais aux plaisirs des sens. Dès qu’ils virent que les filles des hommes étaient belles, les désirs excités par cette beauté les entraînèrent à leur perte ; l’aspect de la beauté fut pour eux l’occasion d’un libertinage effréné. Et ce n’est pas tout ; ils prirent pour épouses toutes celles qu’ils choisirent. Cela achève de nous montrer l’excès de leurs désordres ; vaincus par la beauté, ils ne purent imposer un frein à la violence de leurs désirs, mais ils furent enivrés et domptés par la vue au point de s’aliéner, par cette conduite impie, le cœur de Dieu. Et pour nous faire concevoir qu’ils ne s’attachaient point au mariage ni à la paternité, l’Écriture ajoute : Quand ils virent qu’elles étaient belles, ils prirent pour épouses toutes celles qu’ils choisirent. Quoi donc ? faudra-t-il blâmer les simples regards ?
Non, ce n’est pas l’œil qui est cause de notre ruine, c’est la faiblesse de notre volonté et le dérèglement de notre concupiscence. Car l’œil est fait pour célébrer le Créateur en voyant les créatures de Dieu. Ainsi l’œil est fait pour voir ; mais si la vue nous porte au mal, c’est la faute de la pensée qui règne à l’intérieur. Car nos organes nous sont utiles et tous sont donnés par le Seigneur pour faire le bien ; en même temps il leur a donné pour les gouverner une substance incorporelle, c’est-à-dire l’âme. Mais celle-ci peut être négligente et lâcher les rênes, comme un écuyer maladroit qui laisse échapper les guides, tandis que les chevaux et lui-même sont entraînés dans le précipice ; de même notre volonté, quand elle tee sait pas faire de ses membres l’usage qu’il convient, se laisse submerger par ses désirs désordonnés. Aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ, connaissant la fragilité de notre nature et la faiblesse de notre volonté, nous a prémunis par une loi destinée à modérer la curiosité de nos regards, et à éteindre l’incendie avant sa naissance ; il dit : Celui qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère dans son cœur. (Mt. 5,27) Ainsi, dit-il, je vous défends les regards coupables pour vous préserver des actions coupables. Ne croyez pas pécher par l’action seule ; c’est la volonté qui est condamnable. Ces hommes furent donc séduits par l’aspect de la beauté. Voyant qu’elles étaient belles, ils prirent pour épouses toutes celles qu’ils choisirent. Cependant, même après leurs actions coupables et leurs pensées impures, admirez encore là bonté de Dieu. Le Seigneur Dieu dit : Mon Esprit ne restera pas perpétuellement dans ces hommes, car ce sont des hommes de chair. Leurs jours seront cent vingt ans. On peut voir dans ce peu de paroles l’abîme de la miséricorde. Le Seigneur Dieu dit : Mon Esprit ne restera pas perpétuellement dans ces hommes, car ce sont des hommes de chair. Par esprit il entend ici sa puissance qui nous protège, et il prédit ainsi leur perte. Et pour faire voir que c’est bien de cela qu’il s’agit, il ajoute : parce que ce sont des hommes de chair ; c’est-à-dire qui s’abandonnent tout entiers aux œuvres de la chair en négligeant les biens de l’âme, et passent leur vie comme s’ils n’étaient formés que de chair et si l’âme leur manquait. C’est, en effet, un usage constant de l’Écriture d’appeler chair les hommes charnels ; pour les hommes vertueux, au contraire, elle dit qu’ils n’ont pas de chair. C’est ainsi que s’exprime saint Paul : Vous n’êtes pas de chair (Rom. 8,9) ; ce n’était point qu’ils n’eussent pas de chair, mais c’est que, malgré cela, ils étaient supérieurs aux impressions charnelles et aux sens. Car, de même qu’il leur disait : Vous n’êtes pas de chair, parce qu’ils méprisaient tout ce qui était charnel ; on appelle hommes de chair ceux qui sont continuellement occupés de choses charnelles. Comme ce sont des hommes de chair, je ne tolérerai pas plus longtemps la souillure de leurs péchés.
4. Vous avez vu combien son indignation était grande, ses menaces terribles ; voyez comme la miséricorde se mêle à cette indignation et à ces menaces. Tel est Notre-Seigneur : souvent il nous fait des menaces, non pour les accomplir, mais pour nous corriger et ne pas les réaliser. Car s’il voulait punir, pourquoi prévenir ? Mais comme il ne le voudrait pas, il hésite et diffère toujours, il attend, il prévient, offrant aux coupables une occasion d’éviter le châtiment en fuyant le vice et pratiquant la vertu. Ainsi il a commencé par menacer d’une destruction générale ; en effet, ces mots : Mon Esprit ne restera pas perpétuellement dans ces hommes, car ce sont des hommes de chair ; ces mots signifient : je ne les laisserai pas vivre longtemps. Cependant, non content des cinq cents ans de patience qu’il avait montrée pendant toute la vie de Noé, dont le nom seul devait avertir, il recule et diffère encore l’effet de son indignation, il le reporte à une époque Plus éloignée et il leur dit : Je vous ai menacés, j’ai annoncé publiquement la colère que la multitude de vos péchés a justement excitée en moi ; mais comme je désire le salut, même des pécheurs incurables, et que je ne voudrais faire périr personne, je vous accorde encore un sursis de cent vingt ans. Si vous voulez vous purifier de vos péchés, revenir à de meilleurs sentiments et pratiquer la vertu, vous éviterez le châtiment qui vous attend. Leurs jours, dit-il, seront cent vingt ans. En ce temps-là, il y avait des géants sur la terre, après que les fils de Dieu eurent connu les filles des hommes et qu’elles leur eurent donné des enfants ; c’étaient des géants qui sont restés célèbres depuis ce temps-là. L’Écriture sainte veut dire, je crois, que ces géants étaient robustes de corps. Leur race augmenta donc celle des coupables. C’est ce que montre ailleurs cette autre parole : Les géants viennent pour satisfaire ma fureur. (Is. 13,3) Quelques personnes pensent que ce nombre de cent vingt ans est le terme de la vie. Ce n’est pas là ce que Dieu veut dire, mais il veut montrer jusqu’où va la patience qu’il conserve encore après tant de péchés. Mais nous pouvons voir qu’après tant d’indignation et de menaces, après un si long délai qu’il leur avait laissé pour faire pénitence, non seulement les pécheurs n’avaient profité de rien, mais qu’ils avaient persévéré dans leurs fautes ; aussi dit-il : Après que les fils de Dieu eurent connu les filles des hommes, elles leur donnèrent des enfants : c’étaient des géants qui sont restés célèbres depuis ce temps-là. Voyez quel excès de perversité, quelles âmes insensibles ! Ni la crainte du châtiment, ni le délai accordé par la clémence divine ne put les détourner de leurs actions coupables : une fois emportés vers l’abîme, privés des yeux de la conscience, ils étaient trop plongés dans l’ivresse de leurs désirs criminels pour avoir la pensée de revenir en arrière. C’est ce que dit le Sage : Quand l’impie est dans l’abîme de ses maux, il méprise. (Prov. 18,3) En effet, c’est une chose grave, bien grave, mes bien-aimés, de tomber dans les pièges du diable. L’âme saisie dans ces filets est entraînée ; et comme le pourceau se plaît à se vautrer dans la fange, de même, ensevelie sous ses habitudes vicieuses, elle ne sent même plus l’infection de ses péchés. Il faut donc beaucoup de modération et de vigilance pour ne laisser au démon aucun accès, pour ne pas laisser obscurcir notre jugement, de crainte que notre raison, étant ainsi aveuglée, nous ne tombions dans l’état de ceux qui sont privés des rayons du soleil, au point de ne plus voir le Soleil de la justice et de tomber ainsi dans l’abîme : c’est ce qui est arrivé à ces hommes. Apprenez encore à connaître la clémence divine. Le Seigneur Dieu voyant que les crimes des hommes s’étaient multipliés sur la terre. Que veut dire ce mot voyant ? Le Seigneur ignorait cela ? non certes ; mais l’Écriture sainte ménage toujours notre faiblesse elle nous montre, ainsi que ceux qui avaient éprouvé tant de clémence avaient persisté dans les mêmes fautes et en avaient commis de plus graves encore. Quand il vit que les crimes des hommes s’étaient multipliés sur terre. De cette liaison coupable étaient sortis, comme d’une source, une foule d’autres péchés ; aussi est-il dit : les crimes des hommes. Car là où se trouvent le libertinage, l’impudicité et les débordements de cette nature, il est probable que l’ivresse la plus crapuleuse, l’iniquité de toute espèce, l’avarice et une foule d’autres vices s’y trouveront en même temps. Le Seigneur Dieu voyant que les crimes des hommes s’étaient multipliés sur la terre et que chacun ne songeait dans son cœur qu’à faire du mal chaque jour.
5. Voyez comme chaque parole montre la grandeur des péchés ! Après avoir dit, en général, que les crimes des hommes s’étaient multipliés sur la terre, on ajoute chacun. Ce mot a une grande force. Il ne s’agit pas seulement du jeune homme, mais aussi du vieillard, aussi coupable que le jeune homme : ce n’est pas seulement l’homme, mais la femme ; l’esclave, mais l’homme libre ; le riche, mais le pauvre. Voyez aussi toute l’importance de ce mot : songeait. Ce n’étaient pas seulement des fautes d’entraînement, mais préméditées dans le cœur ; ils y pensaient à toute heure, ils y mettaient toute leur ardeur. Ils ne ressemblaient pas à ceux qui, après avoir succombé une fois ou deux au péché, s’en détournent ensuite ; mais ils se livraient avec joie à faire le mal. Ils le faisaient avec fureur, sans relâche et sans hésitation ; ce n’était pas pour un temps plus ou moins court, mais constamment ; enfin ils y consacraient toute leur vie. Voyez quel comble d’iniquité ! Voyez comme ils n’avaient pas d’autre désir que celui du crime, et comment tous les âges t’apportaient leur contingent. Chacun, est-il dit ; l’âge le plus tendre n’en était pas exempt, malgré son innocence ordinaire ; mais dès le berceau on luttait de perversité, et l’on cherchait mutuellement à se surpasser en actions coupables.
Réfléchissez, je vous prie, à l’extrême sagesse du juste, qui, au milieu d’un pareil ensemble de crimes, eut la force d’éviter le mal et de ne mériter aucun blâme : comme s’il avait été d’une nature supérieure, son esprit eut tant d’énergie et une disposition si naturelle à la vertu, qu’il put se soustraire à ces funestes exemples et échapper à la ruine universelle.
Et le Seigneur Dieu se demanda pourquoi il avait fait l’homme sur terre. Voyez quel mot vulgaire et approprié à notre faiblesse ! Il se demanda signifie, il se repentit. Ce n’est point que Dieu puisse se repentir ; non certes ! Mais l’Écriture sainte nous parle suivant les habitudes humaines, pour nous montrer combien étaient énormes les péchés qui avaient excité à ce point la colère du Dieu de clémence. Et le Seigneur Dieu se demanda pourquoi il avait fait l’homme sur terre. Ne l’ai-je donc créé que pour qu’il tombât dans un malheur pareil et qu’il fût lui-même l’auteur de sa perte ? Est-ce pour cela que dès ses premiers jours je l’ai honoré de tant de gloire, je l’ai environné de ma providence dans l’intention de lui faire choisir la vertu et fuir sa destruction ? Puisqu’il a abusé de ma bonté, il vaut mieux désormais couper court à sa perversité.
Le Seigneur Dieu réfléchit et dit : J’enlèverai de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, et avec l’homme les troupeaux, les reptiles et les oiseaux du ciel, parce que je me suis demandé pourquoi je les avais créés. J’ai fait, dit-il, tout ce qui dépendait de moi. J’ai amené l’homme du néant à l’existence ; je lui ai donné l’idée naturelle de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire, je lui ai donné le libre arbitre, j’ai employé une patience ineffable ; après un délai bien long, après ma colère et mes menaces, j’ai encore accordé un autre sursis, désirant pouvoir révoquer mon arrêt s’il comprenait ses péchés. Mais puisque tout cela ne sert à rien, il faut accomplir mes menaces et les détruire entièrement : je ferai disparaître, comme un mauvais levain, cette race criminelle, pour qu’elle ne puisse enseigner le mal aux créations futures. Et le Seigneur Dieu dit : J’enlèverai de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme lui-même jusqu’aux animaux. On, dira peut-être : Si l’homme est coupable, pourquoi les animaux sont-ils punis ? En voici la raison : c’est qu’ils ne sont pas faits pour eux-mêmes, mais pour l’homme. Celui-ci étant anéanti, à quoi les animaux auraient-ils servi ? De plus, ils partagent la punition pour nous montrer toute l’indignation du Seigneur. Dans l’origine, quand le premier homme eut péché, toute la terre fut maudite : maintenant que l’homme va être détruit, les animaux sont entraînés dans sa perte. De même, quand l’homme était encore agréable à Dieu, toute la nature participait à son bonheur, comme le dit saint Paul : Toute créature sera délivrée de la servitude de la corruption par la délivrance des fils de la gloire de Dieu. (Rom. 8,21) Maintenant l’homme devant être puni de ses innombrables péchés, et abandonné à une destruction universelle, les troupeaux, les reptiles et les oiseaux du ciel sont destinés à périr par le déluge qui va tout engloutir. Et de même que si l’intendant d’une maison s’est attiré la colère du maître, ceux qui servent sous lui partagent sa tristesse ; de même les hommes venant à périr, tous les êtres qui occupaient le même séjour, et qui étaient soumis à ses lois devaient subir la même peine. Je me suis demandé pourquoi j’avais fait les hommes. Voyez comme ce mot est approprié à notre faiblesse. Je ne voulais pas, dit Dieu, leur infliger une punition si terrible. Ce sont eux-mêmes qui m’ont irrité à ce point par l’excès de leur iniquité. Du reste, Dieu ne voulait pas détruire absolument le genre humain et anéantir radicalement notre espèce ; mais nous apprenons ici toute la laideur du péché et toute la beauté de la vertu ; nous voyons qu’un seul homme faisant la volonté de Dieu vaut mieux que mille prévaricateurs Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Quoique toute cette foule se soit laissée aller à de tels désordres, ce juste a conservé l’étincelle de la vertu ; il a parlé à tous les hommes, il les a exhortés à quitter leurs vices dont il a évité la contagion. Enfin, de même que ceux-ci avaient excité par leurs méfaits la colère du Dieu de clémence, celui-là, fidèle à la vertu, trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Sans doute, Dieu ne considère pas les personnes. (Act. 10,34) Mais si dans une multitude pareille il trouve un seul homme qui a cherché à lui plaire, il ne le néglige pas. Au contraire, il l’honore d’une protection particulière et veille sur lui avec d’autant plus d’attention que, parmi tant d’autres qui sont entraînés au mal, il a suivi constamment la route de la vertu.
6. D’après cela ne songeons uniquement qu’à lui plaire et nous obtiendrons ainsi grâce devant lui. N’abandonnons jamais la vertu pour toutes les séductions de l’amitié et de l’habitude, profitons de la patience de Dieu, puisqu’il en est temps encore, employons tout notre zèle à suivre ardemment la vertu et à fuir le vice avec horreur. Si nous n’avons pas un immense amour pour l’une et autant de haine pour l’autre, nous ne pourrons jamais éviter le mal ni embrasser le bien. Pour savoir quel effet produit la vertu chez ceux qui la désirent et brûlent pour elle, écoutez le prophète : Les jugements de Dieu sont vrais et justifiés par eux-mêmes : ils sont plus désirables que l’or et les pierreries. (Ps. 18,10) Sans doute, ils sont bien plus désirables, mais nous ne connaissons pas de matières plus précieuses ; aussi il ajoute : et plus doux que le miel le plus pur. Ici encore il a employé cette comparaison parce qu’il n’y a rien de plus doux que le miel. Or, nous voyons que ceux qui ont un désir ardent et insensé pour amasser des richesses, y déploient tout leur zèle et tous leurs efforts, sans jamais se rassasier ; en effet, l’avarice est une ivresse insatiable, et de même que les ivrognes sentent leur soif s’enflammer à mesure qu’ils se gorgent de vin, de même ceux-ci ne peuvent modérer leur folie indomptable, et plus leurs richesses s’augmentent, plus leur avidité s’enflamme ; cette détestable passion ne leur laisse point de trêve qu’elle ne les ait poussés à l’abîme du mal. Eh bien ! s’ils mettent autant de soins et d’ardeur à assouvir cette convoitise, cause de tous leurs maux, n’est-il pas bien plus juste que ces jugements de Dieu, si préférables à l’or et aux pierreries, soient toujours présents à notre esprit, que nous mettions la vertu au-dessus de tout, que nous arrachions de notre cœur ces passions funestes en réfléchissant que le plaisir temporel fait naître d’ordinaire une douleur éternelle et des tourments sans fin ; enfin que nous évitions de nous tromper nous-mêmes, et de croire que tout finit pour nous ici-bas ? Cependant c’est là ce que pensent bien des gens, quoiqu’ils ne le disent pas : ils prétendent croire à la résurrection et à la rétribution future ; mais je fais attention à la conduite journalière et non aux paroles. Si vous attendez la résurrection et la rétribution, pourquoi cet empressement pour la gloire de la vie présente ? Pourquoi nous tourmenter chaque jour à entasser des pièces d’or plus nombreuses que les grains de sable, à acheter des champs, des maisons, des bains, souvent à se les approprier par la rapine et l’avidité, et en accomplissant cette parole du prophète : Malheur à ceux qui réunissent une maison à une autre, un champ à une autre, pour dépouiller le voisin ! (Is. 5,8) N’est-ce pas ce qui se fait tous les jours ? Un homme dit : cette maison donne de l’ombre à la mienne, et il imagine mille prétextes pour s’en emparer ; un autre enlève à un pauvre son champ pour le réunir au sien. Mais voici le plus extraordinaire, le plus inouï et le moins pardonnable de tout : un homme n’a : qu’une seule habitation, que souvent il ne peut pas quitter, quand même il voudrait changer de résidence, soit à cause de ses occupations, soit que la maladie le retienne ; cet homme cependant, partout et presque dans toutes les villes, veut posséder des monuments de sa cupidité, élever des colonnes pour immortaliser ses vices ; et tous les péchés par lesquels il a ramassé tout cela, il ne les sent pas peser sur sa tête de toute la lourdeur de leur poids. Il abandonne à d’autres l’avantage qu’on peut retirer de tous ces biens, non seulement après sa mort, mais aussi pendant sa vie. C’est avec peine qu’il fait cet abandon, mais ses amis dissipent et même ruinent tout, sans qu’il profite de la moindre chose. Et que parlé-je de profit ! Comment un homme qui n’a qu’un seul estomac pourrait-il dévorer tant de richesses ?
7. La cause de tout ce mal est l’orgueil et le désir de faire donner son nom à ces champs, à ces bains, à ces édifices. Quel avantage t’en revient-il, homme insensé, lorsque bientôt après la fièvre te prend, la vie t’abandonne tout à coup et te laisse nu et dépouillé de tout, mais surtout de vertu ? pour t’envelopper tu n’as plus que les injustices, les rapines, l’avarice, les fraudes, les trahisons, ainsi que les gémissements, les sanglots, les larmes des orphelins. Comment pourras-tu, chargé du poids de tes péchés, passer par cette porte étroite qui ne pourra jamais donner accès à un si énorme volume ? Il te faudra rester dehors et, ainsi écrasé soins ton fardeau, te repentir inutilement, lorsque tu auras devant les yeux les préparatifs de tes tourments, ce feu terrible qui ne doit jamais s’éteindre, et le ver qui ne doit jamais mourir. Si donc nous avons quelque souci de notre salut, tandis qu’il en est encore temps, fuyons l’iniquité, recherchons la vertu et méprisons la vaine gloire. On dit qu’elle est vaine, parce qu’elle est vide et n’a rien de solide ni de stable ; elle ne fait que tromper les yeux, et à peine l’a-t-on entrevue qu’elle disparaît. Ne voyons-nous pas souvent celui qui hier était précédé de licteurs et entouré de gardes, jeté aujourd’hui dans une prison et mêlé aux malfaiteurs ? Quoi de plus passager que cette gloire vaine et trompeuse ? Quand même elle ne subirait point de vicissitudes dans cette vie, la mort vient tout à coup détruire cette félicité : celui qui hier marchait fièrement sur la place publique, envoyait en prison et s’asseyait sur un trône, celui qui, gonflé d’orgueil regardait tous les hommes comme des ombres, sera aujourd’hui gisant, cadavre infect, accablé de malédictions par ceux auxquels il a fait du mal, et même par ceux auxquels il n’en à pas fait, mais qui partagent les peines des autres. Est-il un état plus misérable ? Tout ce qu’il avait rassemblé est partagé d’ordinaire entre ses amis et ses ennemis : quant aux péchés qui lui avaient servi à tout amasser, il les emporte avec lui, et il lui en sera demandé un compte sévère. Aussi, je vous en conjure, fuyons cette vaine gloire, et désirons la véritable qui dure éternellement ; ne succombons jamais à l’amour des richesses, ne nous laissons jamais brûler du feu de la concupiscence, flétrir par la jalousie et l’envie, ni enflammer par la colère et la fureur. Éteignons ces ardeurs impures et funestes par la rosée du Saint-Esprit, méprisons le présent, aspirons à l’avenir et, songeant au jour qui doit arriver, veillons avec soin sur toutes les actions de notre vie ; car cette vie ne nous a pas été donnée seulement pour boire et manger.
Nous ne devons donc pas vivre pour manger et boire, mais boire et manger pour vivre. Craignons de faire le contraire et d’être esclave de notre estomac et des plaisirs de la chair comme si nous étions faits pour cela : regardons tout ce qui vient de la chair comme dangereux pour nous, réprimons ses mouvements avec constance et ne permettons jamais qu’elle gouverne notre âme. Si Paul, cet homme incomparable, qui passait en courant dans l’univers comme avec des ailes, et s’était rendu supérieur aux exigences du corps ; qui avait eu l’honneur d’entendre des paroles mystérieuses que personne jusqu’à ce jour n’avait entendues ; si cet homme écrivait : Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur que, moi qui prêche les autres, je ne tombe en faute à mon tour (1Cor. 9,27) : si donc lui, honoré de tant de grâces, après tant et de si grands travaux, avait besoin de châtier, d’asservir et de soumettre à la puissance de l’âme un corps indocile (car on ne châtie que les rebelles et l’on n’asservit que les révoltés) ; que dirons-nous donc, nous, privés de toutes vertus, chargés de tous les péchés, et de plus si indolents et si faibles ? Une pareille guerre a-t-elle des trêves ? l’attaque n’est-elle pas imprévue ? Il faut donc redoubler de modération et de vigilance, et ne jamais être en sécurité ; car l’instant n’est pas déterminé et nous ne savons quand l’ennemi fondra sur nous. Soyons toujours attentifs et inquiets sur notre salut, afin de rester invincibles : en évitant ainsi les embûches de l’ennemi, nous méritons la miséricorde de Dieu, par la grâce et la pitié de son Fils unique, auquel, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, sont gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Voir le NEUVIÈME DISCOURS.

VINGT-TROISIÈME HOMÉLIE. modifier


« Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste, accompli dans son temps : Noé plut à Dieu. » (Gen. 6,9)

ANALYSE. modifier

  • 1. La vertu met l’homme à l’abri de tous les maux, tandis que le vice l’expose à tous les orages qui bouleversent la vie humaine. – 2. Courage et constance de Noé qui demeure seul juste au milieu de la corruption universelle. – 3. Il est impossible que l’homme juste jouisse de l’approbation universelle. Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous. (Lc. 6,86) – 4. L’Écriture évite de donner le nom d’hommes aux méchants. Elle le donne à Noé, elle le donne aussi à Job. – 5. Explication du mot juste, il exprime la possession de toutes les vertus. – 6. Exhortation.


1. Vous avez reconnu, dans ce qui précède, l’étendue de la bonté de Dieu et l’excès de sa patience : vous avez vu la prodigieuse perversité des hommes de ce temps ; vous avez appris quelle avait été, au milieu d’une pareille foule, la vertu du juste, qui n’avait souffert en rien de cet accord de tous dans le mal, et qui, loin de se laisser entraîner avec les autres, avait suivi la route opposée. De même qu’un bon pilote, maintenant d’une main ferme la direction de son esprit, il ne laissa pas submerger son vaisseau par les flots des vices déchaînés, mais il domina la tempête au milieu de cette mer, et parvint au port au moyen du gouvernail de la vertu, évitant le déluge qui devait engloutir tous les habitants de la terre. Tant il est vrai que la vertu est puissante, immortelle, invincible et supérieure à tous les accidents de cette vie : elle plane au-dessus des pièges de la méchanceté ; placée, pour ainsi dire, sur un poste élevé, elle voit les choses humaines sous ses pieds et reste inaccessible à tout ce qui blesse les autres. De même que l’homme, debout sur une falaise élevée, se rit des flots qu’il voit frapper le rocher avec grand fracas et retomber ensuite en écume, de même celui qui cultive la vertu, en sûreté sans cet abri, ne souffre d’aucun trouble ; il reste calme et tranquille, et comprend que la vie humaine ressemble à un fleuve, puisqu’elle s’écoule si rapidement. De même que nous voyons les flots de la mer tantôt s’élever, tantôt s’abaisser, de même nous voyons aussi ceux qui négligent la vertu et s’abandonnent au vice, tantôt montrer une joie orgueilleuse et se confier aux succès de cette vie, tantôt être abattus et tomber dans la dernière détresse. Ce sont eux que le bienheureux David indique, quand il dit : Ne crains rien en voyant s’augmenter la fortune d’un homme et se multiplier la gloire de sa maison : quand il mourra, il n’emportera pas tout cela. (Ps. 48,17) Il a raison de dire : Ne crains rien, ce qui signifie que l’opulence et la gloire du riche ne te troublent pas. Tu le verras bientôt gisant à terre, incapable d’aucune action, cadavre en proie aux vers, dépouillé de tout ce qu’il avait et qu’il a été obligé de laisser sans rien emporter. Que la vue des choses présentes ne t’inquiète donc pas et ne dis pas qu’un homme est heureux de ce qu’il possède, puisqu’il en est sitôt dépouillé. Telle est la nature de la félicité actuelle avec toutes ses richesses : elles ne nous suivent pas et il faut partir sans elles. Les riches laissent tout, ils sont nus en quittant la terre ; ils ne sont couverts que de leur perversité et de l’amas de leurs péchés. Quelle différence avec la vertu ! même ici-bas, elle rend ceux qui l’aiment plus puissants que leurs ennemis et les rend même invincibles ; elle leur donne un bonheur sans mélange et ne leur laisse même pas sentir les accidents de la vie : mais en outre, quand ils partent d’ici, elle les accompagne, et surtout à l’instant où nous avons le plus besoin de son appui, elle nous offre son secours tout-puissant dans le jour terrible où elle apaise pour nous l’œil de notre Juge ; ainsi elle nous épargne dans le présent les misères de cette vie, et dans l’avenir les tourments de l’autre. Elle a encore un autre effet, c’est de nous faire jouir de biens inexprimables. Pour vous en assurer, pour vous faire concevoir que ces paroles ne sont pas de vaines déclamations, je vais en chercher la preuve dans les paroles qui ont été offertes à votre charité. Voyez comme cet homme admirable, je veux dire Noé, tandis que le genre humain tout entier parvenait à exciter la colère d’un Dieu de clémence, put lui seul éviter par sa vertu l’effet de cette colère et se concilier toute la bienveillance de Dieu. Parlons, si vous le voulez bien, de ce qui arrive dans la vie présente. Il y a peut-être bien des hommes qui ne croient pas aux choses futures et invisibles. Examinons donc ce qui se passe ici, voyons quel est le sort de ceux : qui se livrent au mal, et de ceux qui embrassent la vertu. Après que Dieu, malgré, sa bonté, eut décidé, à cause de l’accroissement des crimes, de punir le genre humain par une catastrophe universelle, et qu’il eut dit : J’enlèverai de la terre l’homme que j’ai créé, il montra jusqu’où allait son indignation en prononçant la sentence, non seulement contre l’homme, mais contre les quadrupèdes, les reptiles et les volatiles ; en effet, puisque les hommes devaient être détruits et submergés, il était juste et naturel de faire partager leur sort aux êtres qui avaient été créés pour eux. Cet arrêt était encore illimité et ne faisait point de distinction entre les hommes, pour faire voir que Dieu ne s’attache pas aux individus, mais aux cœurs qu’il visite sans dédaigner personne, et que, si nous lui en offrons la moindre occasion, il déploie son ineffable miséricorde s aussi, pour montrer qu’il ne voulait pas absolument détruire le genre humain, mais qu’il désirait en conserver l’étincelle, en sauver une racine qui pût donner encore d’immenses rameaux, l’Écriture dit : Noé trouva grâce devant Dieu.

2. Voyez combien l’Écriture est précise, et comme elle ne contient pas une seule syllabe inutile t Après nous avoir exposé l’énormité des fautes des hommes et la peine terrible réservée aux méchants, elle nous indique celui qui, dans une pareille foule, avait pu conserver la pureté de sa vertu.. En effet, la vertu par elle-même est toujours admirable, mais celui qui la pratique au milieu d’hommes qui la repoussent, mérite encore plus d’admiration. Aussi l’Écriture sainte nous fait admirer ce juste mêlé à ceux qui allaient éprouver la colère de Dieu, et elle dit : Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. non seulement il trouva grâce, mais devant le Seigneur Dieu. Elle nous enseigne ainsi qu’il n’a pas eu d’autre but que d’être bien vu de cet œil qui ne connaît ni le sommeil ni l’assoupissement, et qu’il ne s’est pas inquiété de la gloire humaine, de la honte et des moqueries. Il est probable que lui, qui cultivait la vertu en opposition avec tout le monde, devait être un sujet de risées et de plaisanteries pour ceux qui faisaient le mal ; en effet, c’est encore leur habitude à l’égard de ceux qui recherchent la vertu au lieu de les imiter. Nous voyons bien des hommes faibles qui, ne pouvant supporter ces vices et ces plaisanteries, préfèrent la gloire humaine à la gloire immortelle et seule véritable, et se laissent emporter et attirer par la malice des autres. En effet, il faut une âme énergique et constante pour résister à ceux qui cherchent à l’entraîner, et ne rien faire dans le but de plaire aux hommes, pour tenir son regard fixé sur l’œil vigilant d’où elle attend sa sentence en méprisant celle du monde, pour ne pas tenir compte des louanges ou des injures humaines, mais les regarder comme des ombres ou des rêves. Car la honte mène au péché. (Eccl. 4,25) Bien des gens auraient cédé à ces risées, ces sarcasmes, ces plaisanteries ; mais tel n’était pas le juste. Car il résista non seulement à dix, à vingt, à cent hommes, mais à toute l’espèce humaine, à tous ces milliers de pécheurs. Il est probable qu’on se moqua de lui, qu’on le bafoua, qu’on l’insulta, qu’on l’injuria de toute manière ; peut-être même l’aurait-on mis en pièces si l’on avait pu. Telle est toujours la fureur du vice contre la vertu ; mais, loin qu’il lui porte aucun préjudice, il la fortifie par ses attaques. En effet, telle est la force de la vertu, qu’elle triomphe de ses ennemis par ses souffrances, et qu’elle est plus victorieuse à mesure qu’on l’attaque davantage. Cela se voit dans une foule de circonstances. Mais pour vous donner l’occasion de le reconnaître, car, donnez l’occasion au sage et il deviendra plus sage (Prov. 9,9), il faudrait vous citer bien des exemples de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ainsi, dites-moi, je vous prie, Abel n’a-t-il pas été terrassé et tué par Caïn ? Ne vous attachez pas seulement à ce fait que Caïn a vaincu et tué le frère dont il était jaloux et qui ne lui avait rien fait : mais considérez la suite. Observez qu’à partir de ce moment la victime a obtenu la couronne de la gloire avec celle du martyre, et que tant de siècles n’ont pu effacer son souvenir : voyez aussi que le meurtrier, le vainqueur, a mené depuis cet instant une existence plus pénible que la mort, et que depuis lors, jusqu’à présent, il est voué à l’infamie universelle pendant que toutes les bouches chantent chaque jour sa victime. Voilà ce qui regarde la vie actuelle ; quant à celle de l’avenir, quelles paroles, quelle intelligence pourraient être à sa hauteur ? Je sais que vous êtes bien capables de trouver dans les Écritures beaucoup d’exemples analogues, car elles sont faites pour notre profit, pour nous engager à fuir le vice et à rechercher la vertu. Voulez-vous trouver d’autres preuves dans le Nouveau Testament ? Écoutez ce que saint Luc raconte des apôtres qui se réjouissaient d’avoir été flagellés publiquement parce qu’ils avaient été dignes de supporter cet opprobre au nom du Christ. (Act. 5,41) Cependant les coups, de fouet sont un sujet de chagrin et d’abattement plutôt que de joie, mais les recevoir pour Dieu et à cause de lui, voilà ce qui les réjouissait. Quant à ceux qui les avaient flagellés, ils étaient consternés et embarrassés au point de ne savoir que faire : après le supplice ils se consultent entre eux : Que ferons-nous à ces hommes ? (Act. 4,16) Eh quoi ! Vous les avez fait flageller, vous leur avez fait subir mille souffrances et vous hésitez encore ? Tant il est vrai que la vertu est forte et invincible et que, par les tortures même, elle triomphe de ceux qui les lui infligent.
3. Mais pour ne pas nous arrêter trop longtemps sur ce sujet, il faut revenir à notre juste et admirer profondément comment sa vertu portée au comble put mépriser et dominer ce peuple qui riait de lui, s’en moquait, le plaisantait, le bafouait (je me répète, je le sais, mais je ne puis me détacher d’un tel sujet). Comment donc s’explique ce triomphe ? Je vais vous le dire : Noé ne cessait de contempler l’œil qui ne dort pas ; là se fixait toujours le regard de sa pensée ; tout le reste l’occupait aussi peu que s’il n’eût pas existé. On peut en être certain celui qui est possédé de l’amour divin au point de porter toujours ses désirs vers Dieu, finit par ne plus rien voir des choses visibles ; il songe continuellement à celui qu’il aime, la nuit et le jour, en se couchant comme en se levant. Ne vous étonnez donc pas que le juste, tenant sa pensée uniquement dirigée vers Dieu, ne se soit pas inquiété de ceux qui voulaient le faire succomber. Déployant tout son zèle et soutenu par la grâce d’en haut, il leur était supérieur à tous. Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Devant la race des hommes du temps il ne trouvait ni grâce ni affection, car il ne suivait pas la même route, mais il trouva grâce devant celui qui sonde les cœurs et qui approuva ses pensées. Quel mal, dites-moi, pouvaient lui faire les railleries et – les sarcasmes de ces contemporains, puisque Celui qui forme nos cœurs et connaît toutes nos actions le félicitait et le couronnait ? De quoi servent à un homme les éloges et l’admiration de toute la terre, si le Créateur de toutes choses, le Juge infaillible, le condamne dans le jour terrible ? Réfléchissons-y bien, mes bien-aimés, comptons pour rien les louanges des hommes et ne les recherchons en aucune manière, mais fuyons le vice et pratiquons la vertu uniquement pour Celui qui sonde les cœurs et les reins. C’est pour cela que le Christ, en nous enseignant à ne pas être avides des louanges humaines, finit par dire : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! (Lc. 6,26) Observez que ce mot : Malheur indique ce que sera la peine réservée. Cette exclamation présage une calamité ; c’est presque en déplorant déjà leur sort qu’il leur dit : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! Et voyez la précision de ces paroles. Il ne dit pas seulement : les hommes ; mais : tous les hommes. Il est impossible, en effet, que l’homme de bien qui suit la route étroite et pénible, et obéit à tous les ordres du Christ, soit loué et admiré par tous les hommes. Car le vice est bien puissant et bien hostile à la vertu. Le Seigneur sait que celui qui ne s’écarte pas de la vertu et ne demande d’autre approbation que celle d’en haut, ne peut être loué et approuvé par tous les hommes, et voilà pourquoi il plaint ceux qui négligent la vertu pour la gloire des hommes ; car s’ils se réunissent tous pour vous louer, c’est la meilleure preuve que vous n’estimez pas assez la vertu. Comment, en effet, l’homme de bien pourrait-il plaire à tout le monde s’il veut délivrer les opprimés de leurs oppresseurs, les victimes des bourreaux ? De même, s’il veut corriger les pécheurs et louer les justes, n’est-il pas probable qu’il sera approuvé d’un côté et blâmé de l’autre ? Aussi le Christ dit-il : Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! Comment donc ne serions-nous pas frappés d’admiration pour ce juste ? ce que le Christ nous a annoncé en paraissant parmi nous, lui, sans autre instruction que la loi naturelle, il l’a accompli d’une manière parfaite, et méprisant l’opinion des hommes, il n’a recherché la vertu sur terre que pour obtenir la grâce de Dieu, car Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Du reste, c’est à cause des vertus dont il était doué qu’il a trouvé grâce devant le Seigneur Dieu, comme l’explique l’admirable prophète inspiré par le Saint-Esprit ; il faut étudier la suite pour voir ce que Dieu pense de lui. Voici les générations de Noé : Noé fut un homme juste, accompli dans son temps ; Noé plut à Dieu. Voilà une manière étrange de commencer une généalogie. L’Écriture sainte commence par dire : voici les générations de Noé ; elle excite notre attention comme si elle allait raconter sa généalogie, dire quel était son père, d’où venait sa famille, comment lui-même était venu au monde, et enfin tout ce que l’on trouve d’ordinaire dans les généalogies ; mais elle laisse tout cela de côté, et, se mettant au-dessus des usages reçus, elle dit : Noé était un homme juste, accompli dans son temps ; Noé plut à Dieu. Voyez quelle admirable généalogie ! Noé était un homme. Remarquez que le nom qui nous est commun à tous est employé ici pour glorifier le juste. Car, tandis que les autres, plongés dans les voluptés charnelles, avaient perdu la qualité d’hommes, Noé seul, au milieu d’un si grand peuple, gardé la vraie condition de l’homme. Ainsi il est homme parce qu’il cultive la vertu. En effet, avoir l’apparence d’un homme, les yeux, le nez, la bouche ; les joues et tout le reste, ce n’est pas là ce qui fait l’homme, car tout cela appartient au corps. Nous appelons homme celui qui conserve intact le type de l’homme. Mais comment le définir ? On dit que c’est un être raisonnable. Quoi donc ! les méchants n’avaient-ils pas aussi la raison ? Si, mais cela ne suffit pas : il faut aussi chercher le bien et fuir le mal, dominer les mauvaises passions et obéir aux ordres du Seigneur : voilà l’homme !
4. Pour vous persuader que c’est l’usage de l’Écriture de ne pas accorder le nom d’hommes aux hommes qui se livrent au vice et négligent la vertu, écoutez les paroles de Dieu, que je vous citais hier : Mon Esprit ne restera pas chez ces hommes, car ils ne sont que chair. Cela veut dire : Je leur ai donné une nature composée de chair et d’âme, mais la chair les a tellement enveloppés qu’ils ne songent plus qu’à elle et négligent les vertus de l’âme. Voyez-vous comment, à cause de leur perversité, il les appelle de la chair et non des hommes ? Et une autre fois, comme vous allez le voir, l’Écriture dit qu’ils ne sont que de la terre, parce qu’ils s’absorbent dans les pensées de la terre, car elle dit : La terre était corrompue devant Dieu. Il ne s’agit pas ici de la terre proprement dite ; ce sont les habitants eux-mêmes qu’elle appelle terre. Dans un autre endroit, elle ne les appelle ni chair, ni terre, mais elle ne les regarde pas comme vivants parce que la vertu leur manque. Écoutez les cris du prophète au milieu de Jérusalem et de cette multitude innombrable : Je suis venu, et il n’y avait pas un homme ; j’ai appelé et personne ne m’entendait. (Is. 50,2) Ce n’était pas qu’il n’y eût bien du monde présent, mais c’était qu’ils ne profitaient pas plus des paroles du prophète que les absents. Et ailleurs encore : Courez et voyez s’il y en a un seul qui soit juste et équitable, et je lui serai propice. (Jer. 5, 1) Vous avez vu que l’Écriture sainte ne donne le nom d’homme qu’à celui qui cultive la vertu : quant aux autres, ils ne sont rien pour elle, mais elle les appelle quelquefois terre et quelquefois chair. Voilà pourquoi, après avoir annoncé le commencement de la généalogie des justes, la sainte Écriture nous dit d’abord : Noé était un homme. En effet, lui seul alors est un homme : les autres ne sont plus des hommes, quoiqu’ils en gardent l’apparence ; ils ont été changés en animaux sans raison, et ont perdu par leur volonté perverse la noblesse de leur nature. Quand les hommes raisonnables tombent dans le mal, et s’asservissent à des passions déraisonnables, l’Écriture sainte leur donne des noms d’animaux ; ainsi elle dit : Ils sont devenus comme des chevaux qui hennissent après les cavales. (Jer. 5,8) Voyez comment l’excès de la lubricité fait donner un nom de bête. Ailleurs encore : Le venin des serpents est sous leurs lèvres (Ps. 13,3 et 139, 4), pour ceux qui ressemblent à cet animal dissimulé et perfide. D’autres sont appelés chiens muets. (Is. 56, 10) Il est encore écrit : Comme un serpent sourd et dont les oreilles sont fermées (Ps. 57,5), pour indiquer ceux qui ferment leurs oreilles à l’enseignement de la vertu. Il serait trop long de rappeler tous les noms de bêtes que l’Écriture impose à ceux qui se laissent aller à des passions déraisonnables. Ce n’est pas seulement dans l’ancienne loi qu’on peut le voir, mais aussi dans la nouvelle. Écoutez saint Jean-Baptiste disant aux Juifs : Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère prochaine ? (Mt. 3,7) Voyez-vous comment ici encore le nom d’une bête symbolise la ruse ? Quoi de plus misérable que ces pécheurs qui ont perdu jusqu’au nom d’homme en méritant les châtiments les plus terribles ! car ils ont méprisé les motifs de vertu que leur offrait leur nature et les ont négligés volontairement pour se livrer au vice. Comme ceux qui existaient alors se montraient indignes du nom d’hommes, tandis qu’au milieu d’une pareille disette de vertu, le juste en a montré une bien grande ; l’Écriture, en racontant sa généalogie, commence par dire : Noé était un homme. Il est un autre juste auquel ce nom a été donné comme le plus grand éloge, au point qu’on l’appelle surtout ainsi, pour mieux montrer sa vertu. Qui est-ce donc ? C’est le bienheureux Job, l’athlète de la piété, le vainqueur couronné aux applaudissements du monde entier ; qui seul a supporté des maux supportables et qui, après avoir essuyé les traits innombrables du démon est resté invulnérable : de même que le diamant qui reçoit impunément tous les chocs, il ne fut point submergé par cette tempête, il la domina, et ayant rassemblé sur son corps toutes les souffrances qui fussent au monde, il vit sa gloire en devenir plus brillante non seulement les douleurs cruelles dont il était accablé ne l’effrayèrent point, mais elles lui inspirèrent de nouvelles actions de grâce : en exprimant sa reconnaissance au milieu de tant d’épreuves il fit au démon une blessure mortelle, et lui prouva qu’il avait tort de tenter l’impossible et de regimber sous l’éperon. Aussi le Dieu de miséricorde louant et vantant ce saint homme même avant qu’il eût subi autant de luttes et de combats, disait au diable : N’as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n’est comparable sur la terre, homme irréprochable, juste, véridique, pieux, et s’abstenant de toute mauvaise action? (Job. 1,8) Avez-vous observé que Dieu commence par le désigner du nom commun de notre nature ? N’as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n’est comparable sur la terre ? Cependant nous sommes tous semblables, non quant à la vertu, mais quant à la forme : eh bien ! cela ne suffit pas pour être homme, il faut encore s’abstenir du mal et faire le bien.
5. Vous avez vu quels sont ceux auxquels l’Écriture sainte a coutume de réserver le nom d’hommes. Aussi dès l’origine le Maître de toutes choses voyant sa créature, dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, c’est-à-dire pour qu’il commande à toutes les choses visibles et à ses propres passions, pour qu’il commande et ne soit pas commandé. Si, trahissant sa dignité, il supporte le joug au lieu de l’imposer il cesse d’être homme et prend un nom de brute. Voilà pourquoi l’Écriture Sainte, voulant glorifier la vertu de ce juste, dit d’abord : Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste. Voici encore un plus grand éloge : juste ; ce mot comprend toutes les vertus, car c’est le nom que nous donnons d’ordinaire à celui qui les pratique toutes. Ensuite pour faire concevoir qu’il était parvenu au comble de la vertu, telle qu’on pouvait l’exiger à cette époque, l’Écriture dit : juste et accompli dans son temps. Il a rempli tous les devoirs que renferme l’exercice de la vertu. Voilà ce que signifie le mot accompli : il n’a rien oublié, il n’a fait aucune faute. Il ne faisait pas bien d’un côté et mal de l’autre, il était accompli en toute vertu ; c’était cette perfection qu’il fallait montrer au monde. Du reste, pour rendre notre juste plus illustre encore, en considérant l’époque où il vivait et la comparant avec d’autres, l’Écriture dit : accompli dans son temps ; à cette époque, dans cette génération si perverse, si adonnée au mal qu’elle ne conservait plus aucune trace de vertu. Eh bien ! dans une pareille génération et dans ces temps, le juste non seulement montra de la vertu, mais la porta au comble, il fut accompli et parfait en tout. Car, ainsi que je l’ai dit, c’est encore donner une plus grande preuve de vertu que de faire le bien au milieu de ceux qui le combattent et de le pratiquer parmi ceux qui voudraient nous en détourner ; ainsi tout cela rehausse encore la gloire du juste : Ce n’est pas là que s’arrêtent les éloges de l’Écriture : elle montre encore l’excellence de sa vertu par l’approbation de Dieu lui-même, puisque, après avoir dit : accompli dans son temps, elle ajoute : Noé plut à Dieu. Sa vertu était si complète qu’elle mérita les éloges de Dieu. Noé plut à Dieu, ce qui revient à dire, il fut approuvé de Dieu, il plut par ses bonnes œuvres à cet œil qui ne dort jamais, il s’en fit bien voir par la pureté de sa vie au point que, non seulement il fut sauvé de l’indignation qui allait tout engloutir, mais encore qu’il fût à la tête des autres survivants. Noé plut à Dieu. Quel homme fut jamais plus heureux, qui put jamais montrer tant de vertu, puisque le Seigneur de l’univers est son panégyriste !
Voilà les honneurs que reçut Noé, et tout homme raisonnable les préférera à tout ce qu’il y a de plus élevé en richesses, en gloire, en puissance, et en toute espèce de félicité humaine : celui qui aime Dieu sincèrement doit les mettre au-dessus d’un royaume. En effet, c’est la véritable royauté que de pouvoir, par une existence irréprochable, nous rendre Dieu clément et propice. Si nous devons craindre l’enfer, ce n’est point pour son feu inextinguible, ses peines terribles et ses tourments éternels, c’est pour la douleur d’avoir offensé un Maître si bon et d’être privés de sa grâce ; de même, nous ne devons rechercher cette royauté que par amour pour lui et afin de jouir de sa grâce. Car le plus désirable dans cette royauté est d’obtenir la bienveillance de notre Maître clément ; de même ce qu’il y a de plus pénible dans l’enfer, c’est d’avoir perdu cette bienveillance. Vous avez vu combien la seule appellation de juste nous a été utile à développer, et quel trésor de réflexions nous a fourni la généalogie de cet homme admirable. Suivons donc les règles de l’Écriture sainte, et si nous avons à raconter une généalogie, ne parlons point du père, du grand-père et des aïeux, mais faisons voir seulement la vertu de l’homme dont il s’agit. Voilà la meilleure manière de faire une généalogie. Quel avantage y a-t-il à descendre de parents illustres et vertueux, si l’on a mal vécu ? Au contraire, quel inconvénient y a-t-il à n’avoir que des parents obscurs et inconnus, si l’on brille par son mérite ? Tel était ce juste, et s’il s’est concilié la faveur de Dieu, ce n’est point à cause de ses parents, car l’Écriture ne nous fait pas remarquer leurs vertus. Cependant, malgré tant d’obstacles et d’embarras, il parvint au comble de la vertu ; ce qui vous montre que, si vous êtes attentifs et vigilants, et que vous cherchiez à faire votre salut, rien ne peut vous en empêcher. Si nous cédons à la mollesse, les moindres choses nous arrêteront ; mais si nous restons attentifs, mille ennemis conjurés pour nous pousser au mal ne pourront altérer notre zèle. Ainsi les efforts de tant de pécheurs ne peuvent empêcher ce juste de pratiquer la vertu. Il ne faut donc jamais accuser personne et rendre un autre responsable de sa faute ; mais tout imputer à sa propre faiblesse. Et pourquoi m’arrêter aux autres hommes ? Le diable lui-même ne doit jamais être regardé comme assez puissant pour, empêcher personne de marcher dans le chemin de la vertu. Il trompe les faibles et les fait succomber, mais il ne les arrête pas de force et ne leur fait point violence. L’expérience nous prouve que si nous voulions veiller, nous montrerions tant de fermeté que les efforts de tous ceux qui voudraient nous pousser au mal seraient impuissants contre nous ; nous serions plus solides que le diamant, et nous fermerions l’oreille à ces conseils détestables, Mais si nous sommes négligents, notre inclination nous conduira naturellement dans la route du vice, sans que personne nous conseille ou nous séduise. Si cela n’était pas remis à notre volonté et à la décision de notre âme, si le bon Dieu n’avait pas donné le libre arbitre à notre nature, il aurait fallu que ceux qui appartiennent ; à cette nature et sont soumis aux mêmes impressions fussent tous méchants ou tous bons. Mais quand nous voyons nos semblables, éprouvant les mêmes impressions, ne pas en être affectés comme nous ; quand nous voyons que par l’énergie de leur raison ils gouvernent leur nature, domptent leur impétuosité, mettent un frein à leur concupiscence, triomphent de la colère, fuient la jalousie, repoussent l’envie, dédaignent la passion des richesses, négligent la gloire, méprisent toutes les félicités de la vie présente, et que, ne respirant que pour la véritable gloire ; ils préfèrent la faveur divine à toutes les choses visibles ; n’est-il pas évident que le zèle qui leur est propre les justifie avec l’aide de la grâce d’en haut, tandis que notre faiblesse naturelle compromet notre salut en nous privant de cette assistance divine ?
6. Aussi, je vous conjure de réfléchir à tout cela et d’avoir sans cesse dans l’esprit que nous ne devons jamais nous en prendre au diable, mais à notre propre faiblesse. Quand je dis cela, ce n’est pas pour le décharger de toute accusation : loin de là, car il rôde comme un lion ravisseur, rugissant et cherchant à tout dévorer. Mais je veux vous affermir, je veux que vous ne pensiez pas être à l’abri du reproche, vous qui, de vous-mêmes, tombez si facilement dans le mal, je veux que vous cessiez de répéter ces paroles frivoles : Pourquoi Dieu a-t-il permis à cet être malfaisant de nous abattre et de nous terrasser ? Ces paroles sont complètement insensées. Pourquoi ne pas songer plutôt en vous-même que si Dieu l’a permis, c’est surtout pour exciter en vous la terreur, afin qu’en attendant l’attaque de l’ennemi vous montriez une vigilance et une fermeté continuelles, afin que l’espoir des récompenses, l’attente de ces biens éternels et inexprimables allègent pour vous toutes les fatigues de la vertu ? Pourquoi vous étonner que Dieu ait permis tout cela au diable, justement dans l’intérêt de notre salut, pour réveiller notre paresse et trouver l’occasion de nous couronner ? Il a préparé l’enfer lui-même pour que la crainte des punitions et des châtiments nous ouvrît l’entrée de son royaume. Voyez combien la bonté du Seigneur est ingénieuse, comment elle fait et dispose tout, non seulement pour sauver ses créatures, mais pour les rendre dignes de ses ineffables bienfaits. Voilà pourquoi il nous a donné le libre arbitre et mis dans notre âme et notre conscience la connaissance du vice et de la vertu ; voilà pourquoi il nous a laissés en présence du diable et nous a menacés de l’enfer ; c’est pour que nous ne connaissions pas l’enfer et que nous entrions dans son royaume. Pourquoi vous étonner qu’il ait fait tout cela et bien d’autres choses encore ? Il a consenti à quitter le sein de son Père pour prendre une forme d’esclave, à subir toutes les entraves d’un corps, à être enfanté et mis au monde par une femme, par une vierge qui l’a porté pendant neuf fois ; à recevoir des langes ; à passer pour fils de Joseph, l’époux de Marie ; à grandir peu à peu, à être circoncis, à participer aux sacrifices, à souffrir la faim, la soif, la fatigue et enfin la mort, mais, de plus, une mort regardée comme ignominieuse, celle de la croix. Voilà tout ce qu’il a accepté pour notre salut, ce Créateur de toutes choses, ce Dieu immuable qui a tout appelé du néant à l’existence, dont les regards font trembler la terre, dont la gloire éclatante ne peut être contemplée par les chérubins, ces puissances qui n’ont pas de, corps et qui se voilent la face avec leurs ailes pour nous montrer leur admiration ; lui qui est chanté par mille et mille anges et archanges, il a consenti pour nous, pour notre salut, à devenir un homme pour nous mieux ouvrir la route de la vie et nous enseigner le meilleur usage à faire de cette nature qu’il nous avait empruntée. Quelle excuse nous resterait-il après tant de prodiges faits pour notre salut, si nous rendions tous ces bienfaits inutiles, si nous trahissions nous-mêmes la cause de notre salut ? Aussi je vous conjure d’être vigilants et de ne pas vous laisser aller seulement aux habitudes des autres, mais à examiner chaque jour votre vie avec soin et de voir vos mauvaises et vos bonnes actions. Ainsi travaillons à corriger nos péchés, afin d’attirer sur nous la protection d’en haut, de devenir agréables à Dieu comme ce juste, et d’entrer dans le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, honneur, puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Traduction de M. HOUSEL.

VINGT-QUATRIÈME HOMÉLIE. modifier


« Noé engendra, trois fils, Sem, Cham et Japhet. Or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d’iniquité. » (Gen. 6,16)

ANALYSE. modifier

  • 1. Que la sainte Écriture doit être lue avec une grande attention. – 2. Tableau de la corruption du monde avant le déluge. Quand les hommes se sont pervertis, l’Écriture dédaignant de leur donner le nom d’hommes, les appelle terre et chair Saint Paul use du même langage. – 3. Explication de cette parole : le temps de tout homme est venu devant moi Dieu ordonne de construire l’arche. – 4. La bonté de Dieu tempère autant que possible le châtiment exigé par la justice, puis, quand cette bonté ne peut plus retenir le bras de la justice qui tombe sur les pécheurs ; elle se tourne tout entière du côté de Noé qu’elle comble de faveurs et de consolations. – 5. La bonté de Dieu continue à se manifester dans l’ordre qu’il lui donne d’entrer dans l’arche avec des animaux, de se munir de tout ce qui lui sera nécessaire. – 6. Il ne faut pas abuser des nombres dans l’explication de l’Écriture. – 7. Les hommes d’avant le déluge n’eurent pas la même bonne volonté que les Ninivites. – 8. Exhortations.


1. Hier, nous avons recueilli une grande utilité de la généalogie du juste Noé ; car d’abord nous avons vu ce qu’il y a de merveilleux dans cette généalogie, et nous avons appris que le mérite de cet homme juste ne consiste pas dans la gloire de ses parents, mais dans la bonté de ses mœurs, qui lui a valu un si grand témoignage de la divine Écriture : En effet, dit-elle, Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps ; Noé fut agréable à Dieu. Tout notre discours d’hier n’a été que le commentaire de ces quelques paroles. C’est la vertu de la parole divine de renfermer, en un petit nombre de mots, des trésors de pensées ; elle prodigue, à ceux qui mettent tous leurs soins à la pénétrer, ses richesses ineffables. Aussi, je vous en conjure, ne nous bornons pas à voir, pour l’acquit de notre conscience, chemin faisant, sans nous arrêter, ce qui paraît dans la sainte Écriture ; quand même nous ne rencontrons que des listes de noms ou des récits historiques, ayons soin de rechercher le trésor caché. Voilà, en effet, pourquoi le Christ disait : Scrutez les Écritures. (Jn. 5,39) C’est que l’esprit de l’Écriture ne se rencontre pas partout à la surface ; il faut scruter pour que rien ne reste caché dans la profondeur. Si le simple nom qui marque la nature, je parle en ce moment de ce mot si court, l’homme (Gen. 6,9), hier nous a fourni des réflexions d’une si grande utilité, quel gain ne recueillerons-nous pas de l’attention vigilante, appliquée à tous les détails de la sainte Écriture ? Nous avons, en effet, un Dieu plein de clémence, et, quand il nous voit inquiets, possédés d’un vif désir de comprendre la parole divine, il ne veut pas alors que rien nous manque ; mais, aussitôt, il éclaire notre pensée, il verse dans nos âmes les flots de sa lumière, et son admirable sagesse fait pénétrer en nous la plénitude de la vraie doctrine. Aussi, pour nous exhorter à cette étude, pour nous donner la vivacité du courage, il a décerné le bonheur suprême à ceux qui manifestaient un tel désir : Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. (Mt. 5,6) Voyez la sagesse du Maître qui nous enseigne ; il ne se contente pas de nous exhorter par la considération du bonheur, mais ces paroles : qui sont affamés et altérés de la justice, montrent, à ceux qui les entendent, avec quelle ardeur de courage il faut scruter la parole spirituelle. De même, dit-il, que ceux qui ont faim s’empressent, avec une incroyable ardeur, de chercher la nourriture, de même que ceux qui éprouvent une soif ardente, s’élancent, transportés d’un désir ardent, vers le breuvage qui désaltère, de même il convient de courir à la doctrine spirituelle, comme des gens affamés, altérés. Les hommes animés d’un tel zèle, non seulement méritent le bonheur, mais ils obtiennent l’objet de leurs désirs. En effet, dit-il, ils seront rassasiés, c’est-à-dire assouvis ; ils assouviront leurs désirs spirituels. Eh bien donc, puisque nous avons un Seigneur si bon, si libéral, nous, de notre côté, courons à lui ; concilions-nous sa grâce, afin que lui-même, n’écoutant que sa miséricorde, éclaire nos pensées, noirs découvre la force de la sainte Écriture. Et vous, à votre tour, accueillez, avec toute l’ardeur d’un vrai zèle, la doctrine spirituelle, comme des hommes affamés, altérés : Il arrivera peut-être que la bonté, que la toute-puissance du Seigneur, quel que soit notre néant, par considération pour vous, pour votre utilité, ouvrira notre bouche, y mettra lui-même des paroles qui opéreront sa gloire et votre édification. (Eph. 6,19) Jetons tout dans le sein de Dieu ; livrons-nous à la grâce d’en haut ; invoquons Celui qui donne la clarté aux aveugles, aux bègues la parole facile, et reprenons la lecture que nous venons d’entendre, afin de vous exposer, mes frères, les pensées que nous aura suggérées sa miséricorde. Mais joignez, je vous en prie, vos âmes à mon âme ; soyez attentifs à la parole ; loin de vous toutes les pensées de la vie présente ! faites que nous puissions jeter la semence spirituelle comme dans une terre grasse et fertile, dont on a arraché les mauvaises herbes et les épines. Voici maintenant, dit l’Écriture, les enfants qu’engendra Noé. Noé fut un homme juste et parfait, au milieu des hommes de son temps ; Noé fut agréable à Dieu. C’est là que nous nous sommes arrêtés hier ; ce sont donc les paroles suivantes que nous devons nous proposer Et il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. Ce n’est pas sans dessein que la divine Écriture nous a fait connaître, et le temps, et le nombre des fils de l’homme juste. Elle veut, par là, nous faire entrevoir, à mots couverts toute la grandeur de sa vertu ; car, après avoir dit : Noé, ayant cinq cents ans, elle ajoute : Engendra trois fils. C’est pour nous montrer la grande continence de ce saint homme, au milieu de tous les hommes livrés à tous les excès de l’intempérance ; au milieu des générations et, pour ainsi dire, de tous les âges de la vie qui se précipitaient dans le mal. Vous avez entendu la divine Écriture : Mais Dieu voyant que la malice des hommes qui vivaient sur la terre était extrême, que chacun d’eux, dès sa jeunesse, appliquait au mal toutes les pensées de son cœur ; ces paroles montrent manifestement que les jeunes gens dépassaient les vieillards, que les vieillards étaient comme les jeunes gens, dans le délire, que l’âge même de l’innocence était précipité dans la corruption.
2. Donc, pour nous faire comprendre de quelle manière, au milieu de ce délire, de cette rage universelle, ce juste resta seul, conservant, d’une âme ferme, la continence, avec les autres vertus, jusqu’à ce qu’il fut parvenu à l’âge de cinq cents ans, l’Écriture, après avoir dit : Noé ayant cinq cents ans, ajoute : engendra trois fils. Voyez-vous, mon bien-aimé, la parfaite tempérance du juste ? Ne nous contentons pas, ici, de passer outre sans nous arrêter ; mesurons la longueur du temps ; considérons la perversité qui s’était étendue sur toute l’espèce humaine, à cause de la mollesse des âmes ; considérons tout ce qu’il y a de vertu, de piété, à réprimer, pendant un si long temps, la rage de la concupiscence ; à se choisir une route si éloignée de celle que suivent les autres ; à s’interdire, non seulement un commerce illicite, mais jusqu’au commerce légitime et permis : et il engendra, dit l’Écriture, trois fils, Sem, Cham et Japhet ; or la terre était corrompue devant Dieu, et remplie d’iniquité. C’est, il me semble, par une disposition de Dieu, que ce juste n’eut de commerce avec son épouse qu’après un si long temps, et attendit si tard pour engendrer ses fils. En effet, comme la grandeur de l’iniquité, de la perversité, rendait nécessaire la destruction générale de la terre, la miséricorde de Dieu voulut conserver ce juste, pour servir de racine et de ferment, pour faire de lui, après la destruction des autres, l’origine et les prémices de l’avenir. Pour cette raison, ce juste, âgé de cinq cents ans, quand il eut ses trois fils, se contenta de ce nombre, déclarant par là que ce qu’il avait fait c’était pour servir les desseins de la divine bonté en faveur du genre humain à venir. Voulez-vous avoir la certitude que nos paroles ne sont pas une conjecture au hasard ? considérez le soin que prend ici l’Écriture : après avoir dit que ce juste eut trois fils, elle ajoute aussitôt : or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d’iniquité. Voyez-vous, dans la même nature, cette grande et inexprimable différence ; à propos du juste, l’Écriture disait : Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps ; mais, au sujet de tous les autres, elle dit : Or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d’iniquité. Ce mot terre désigne la multitude des hommes ; c’est parce que toutes leurs actions se rapportaient à la terre, que l’Écriture désigne, par ce mot de terre, et leurs bassesses, et l’excès de leur malignité : De même qu’elle avait dit du premier homme, qu’il perdit, par sa désobéissance, la gloire dont il était revêtu, et qu’il fut assujetti, pour son châtiment, à la mort : Tu es terre et tu retourneras dans la terre (Gen. 3,19) ; de même, ici, parce que les vices avaient grandi outre mesure, elle dit : Or la terre était corrompue. Et elle ne se contente pas de dire : Or la terre était corrompue, mais elle ajoute : Devant Dieu, et remplie d’iniquité. En effet, ces mots, était corrompue, c’est une hyperbole qui manifeste la malignité sous toutes ses formes. On ne peut pas dire, que ces hommes fussent coupables d’un ou, de deux péchés seulement ; ils avaient commis toute espèce d’iniquités, dépassant toute mesure ; aussi le texte ajoute Et la terre était remplie d’iniquité. Ce n’était pas en passant, d’une manière vulgaire qu’ils faisaient le mal ; ils commettaient toute espèce de péchés, en 's’y appliquant avec ardeur. Et voyez comme l’Écriture ensuite ne daigne pas leur accorder le moindre souvenir ; elle les désigne du nom de terre, indiquant en même temps, par là, et la gravité des péchés, et l’indignation de Dieu. Or la terre était corrompue, dit le texte, devant Dieu ; c’est-à-dire qu’ils faisaient tout au rebours des préceptes de Dieu ; foulant aux pieds les commandements de Dieu ; perdant, par leur lâcheté, ce maître intérieur que la nature a mis dans l’âme humaine ; et la terre était remplie, dit le texte, d’iniquité: Voyez-vous, mon bien-aimé, tout ce que le péché a de funeste ; comme il fait que les hommes ne méritent plus d’être appelés de leur nom ? Écoutez maintenant ce qui suit : Et le Seigneur Dieu vit la terre, et elle était corrompue. Voyez comme, pour la seconde fois, l’Écriture se sert du mot de terre pour désigner les hommes. Et ensuite, après avoir une fois, deux fois ; trois fois, prononcé le mot de terre, pour qu’on n’aille pas s’imaginer qu’il s’agit de la terre matérielle, le texte dit : Car toute chair avait corrompu sa voie sur la terre. Et ici encore, on ne daigne pas prononcer le mot d’homme ; le texte dit, chair, pour nous apprendre qu’il ne parle pas de la terre propre ment dite, mais des hommes revêtus de chair, et tous, appliqués, tout entiers, aux choses de la terre. C’est l’habitude de l’Écriture, nous vous l’avons souvent dit, mes très-chers frères, d’appeler les hommes qui ne voient que la chair, qui n’ont aucune pensée relevée, du nom de chair ; c’est ainsi que le bienheureux Paul dit : Ceux qui vivent selon la chair ne peuvent plaire à Dieu. (Rom. 8,8) Eh quoi donc ! n’était-ce pas un homme de chair, celui qui écrivait ces paroles ? Paul n’a pas voulu dire que ceux qui sont revêtus de chair ne peuvent pas être agréables à Dieu ; il parle de ceux qui ne tiennent aucun compte de la vertu, qui ne voient que la chair, ne poursuivent que les plaisirs de la chair, et n’ont aucun souci de leur âme incorporelle, spirituelle. Donc, après que la divine Écriture nous a montré, par ces paroles, la multitude des péchés, l’excès de la malice, la grandeur de l’indignation de Dieu ; après avoir, pour flétrir les désirs mauvais, à trois reprisés, appelé du nom de terre les hommes qui vivaient alors, elle les appelle encore du nom de chair, en les dépouillant du nom que leur a donné la nature ; et maintenant, par ce qui suit, elle nous montre l’ineffable miséricorde de Dieu, et la grandeur de sa clémence. En effet, que dit-elle ? Et le Seigneur dit à Noé.
3. Voyez l’excès de bonté ! Dieu s’entretient avec ce juste comme un ami avec son ami ; il lui fait part du châtiment qu’il infligera à l’espèce humaine, et il dit : Le temps de tout homme est venu devant moi ; ils ont rempli toute la terre d’iniquité, et je les exterminerai avec la terre. Qu’est-ce à dire : le temps de tout homme est venu devant moi ? J’ai montré, dit-il, une grande patience, une grande tolérance, en n’infligeant pas le châtiment que je leur tiens en réserve ; mais, puisque leur péché, excédant le nombre et la mesure, a fait venir le temps de l’expiation, il faut en finir avec eux, ruiner leur malignité, pour qu’elle ne s’étende pas plus loin : Le temps, dit-il, de tout homme est venu devant moi. Voyez encore ici : de même qu’il disait plus haut, Chacun pense : ainsi, maintenant il dit, De tout homme. Tous conspirent ensemble, tous ont quitté ma cause pour passer à l’iniquité ; dans une si grande multitude on ne trouve pas un homme qui tienne compte de la vertu : Le temps, dit-il, de tout homme est venu devant moi ; c’est-à-dire, le temps est venu de couper, d’empêcher l’ulcère de gagner plus loin ; le temps de tout homme est venu devant moi ; comme s’il n’y avait personne pour les voir, pour leur demander compte de leurs crimes, ils se sont abandonnés aux œuvres que la loi condamne ; ils n’ont pas vu que rien ne m’est caché, à moi qui leur ai donné la vie, et le corps et l’âme, et tant de biens en foule ; donc, le temps de tout homme est venu devant moi. Et ensuite, comme s’il voulait s’excuser devant l’homme juste, comme pour lui montrer que c’est l’excès des péchés qui seul a provoqué en lui tant de colère, il dit : Ils ont rempli toute la terre d’iniquité. Ont-ils négligé de commettre, dit-il, quoi que ce soit qui appartienne au péché ? La grandeur de leur malignité est visible ; c’est une mer qui déborde, toute la terre en est inondée. Voilà pourquoi je les détruis et la terre avec eux ; et voici, dit-il, que je les détruis et la terre avec eux. Ils ont été les premiers, par leurs actions contre la loi, à se détruire eux-mêmes : voilà pourquoi j’amène l’universelle destruction ; j’opère la suppression qui les efface, eux et la terre, afin que la terre puisse montrer qu’elle est purifiée, qu’elle est purgée de tant de crimes. Essayez maintenant de concevoir ce qui se passa dans l’âme de ce juste, quand il entendit ces paroles de la bouche du Seigneur. Sans doute il avait la conscience de sa grande vertu ; cependant ce n’était pas sans douleur qu’il entendait de telles paroles. L’affection, l’amour est le propre des justes ; pour le salut des autres ils consentiraient volontiers à tout souffrir. Que dut donc éprouver cet homme admirable, quand sa pensée lui représentait la perte, la destruction de la création tout entière ; quand peut-être il soupçonnait, pour lui-même, quelque chose de lugubre ? Car il n’était encore assuré de rien ; donc, pour prévenir le trouble de ses pensées, pour lui donner quelque consolation dans l’affliction qui devait accompagner un si grand désastre, le Seigneur, après lui avoir dit combien était enracinée la malignité, combien il était urgent de pratiquer une incision profonde, d’extirper le mal : une perte commune, dit-il, sera leur partage ; Mais toi, fais-toi une arche. (Gen. 6,14) Qu’est-ce à dire ? Mais toi : comme tu n’as en rien partagé leur corruption, mais que tu as passé tous les jours de ta vie dans la vertu, je te commande de construire une arche, de pièces de bois équarries, défiant la pourriture ; tu y feras de petites chambres et tu l’enduiras de bitume, en dehors et en dedans. Sa longueur sera de trois cents coudées, sa largeur de cinquante et sa hauteur de trente. Le comble qui la couvrira sera haut d’une coudée, et tu mettras la porte de l’arche au côté ; tu feras un étage tout en bas, un au milieu, et un au troisième. (Gen. 6,14, 16,16) Considérez la divine clémence, la puissance ineffable, la bonté au-dessus de tous les discours. Dieu déclare sa providence à l’égard du juste, en lui commandant de faire une arche ; en même temps, il règle la manière dont il faut que l’arche soit construite, la longueur, la largeur, la hauteur, et il lui donne la plus grande des consolations, en lui montrant l’espérance du salut par la construction de l’arche. Quant à ceux qui s’étaient rendus coupables de péchés si graves, il les avertit, par la fabrication de cette arche, de réfléchir sur leurs actions, de venir à résipiscence, pour échapper à la colère. Et, en effet, ce n’était pas un délai de courte durée qu’offrait au repentir la construction de l’arche ; le temps, certes, était considérable, suffisant, s’ils n’avaient été plongés dans l’ingratitude, dans l’engourdissement stupide qui les empêcha de corriger leurs erreurs. Il était naturel que chacun d’eux, voyant l’homme juste qui construisait l’arche, que chacun d’eux, averti d’ailleurs de la colère divine, se repentit de ses fautes ; il suffisait de vouloir ; mais ce délai ne leur fut d’aucune utilité ; ils ne se sont pas repentis ; ce n’est pas parce qu’ils ne pouvaient pas se repentir, mais parce qu’ils ne le voulaient pas.
4. Et maintenant après avoir donné à l’homme juste les ordres concernant la construction de l’arche, Dieu lui communique, lui raconte la forme du châtiment qu’il devait infliger, et il lui dit : Toi, prépare ce que je fais ordonné ; pour moi, une fois que tu auras rempli l’arche j’aurai soin encore de mettre en sûreté ce qui te regarde. Je vais répandre le déluge sur la terre pour détruire toute chair qui respire et qui est vivante sous le ciel, et toutes les choses qui sont sur la terre finiront. Voyez comme la menace montre bien la grandeur des péchés qui ont été commis. J’infligerai, dit-il, le même châtiment, et aux êtres doués de raison, et aux êtres dépourvus de raison ; car les premiers ont trahi la prééminence qu’ils possédaient ; la corruption les a rabaissés à l’état des êtres sans raison ; le châtiment ne fera aucune différence. Je vais répandre le déluge pour détruire toute chair qui respire, qui est vivante sous le ciel, et les bêtes de somme, et les oiseaux, et les animaux sauvages, et les quadrupèdes, et tout ce qu’il y a sous le ciel sera détruit. Et, pour que vous sachiez bien que rien ne sera épargné, il dit : Et toutes les choses qui sont sur la terre finiront, car il faut que la terre soit purifiée ; mais que cela ne te trouble pas, ne confonde pas tes pensées ; c’est parce que je vois, des ulcères incurables que je veux arrêter la malignité qui déborde, afin que les pécheurs ne s’exposent pas à de plus terribles châtiments. C’est pourquoi, même en ce jour, j’écoute encore ma clémence ordinaire ; je tempère mon indignation par ma bonté ; le châtiment que j’apporte ils le subiront sans douleur, ils n’en auront pas le sentiment. Je ne considère, ni la grandeur de leurs fautes, ni ce qu’ils ont mérité, mais je prévois l’avenir, et, en les frappant d’une juste punition, je veux surtout affranchir la postérité du fléau qui les aura perdus. Ne sois donc pas abattu, ne te trouble pas en m’écoutant ; car, s’ils doivent subir le châtiment de leurs fautes, écoute maintenant, j’établirai mon alliance avec toi. (Id. 18) Jusqu’à ce jour, les hommes ont commis des actions indignes, ils ont méconnu mes commandements ; c’est avec toi, désormais, que j’établirai mon alliance. Le premier homme, après tant de bienfaits, s’est laissé séduire ; il a violé mes commandements ; l’enfant né de lui s’est à son – tour précipité dans le même abîme.de malice ; il a subi un long châtiment avec la malédiction. Eh bien, sa punition n’a pas corrigé ses descendants, ils ont accumulé les crimes, et m’ont forcé de réprouver leur génération. Plus tard, quand j’ai trouvé Enoch, qui avait fidèlement conservé l’image de la vertu, comme il m’était tout à fait cher, je l’ai enlevé vivant, montrant ainsi à tous ceux qui pratiquent la vertu quelle précieuse récompense ils obtiennent ; et je voulais aussi que les autres hommes, jaloux de l’imiter, entrassent dans la voie qu’il avait suivie. Maintenant, puisque tous les hommes qui se sont succédé depuis ont pratiqué le mal ; puisqu’au milieu d’une si grande multitude je n’ai trouvé que toi seul qui sois capable de réparer le péché du premier père, c’est avec toi que j’établirai mon alliance. Les bonnes œuvres de ta vie manifestent ta fidélité à mes commandements. Enfin, pour que l’homme, qui jusqu’alors était resté juste, ne s’afflige pas, en entendant ces paroles, à la pensée qu’il sera seul affranchi d’un si grand malheur, Dieu, pour ainsi dire, le consolant une seconde fois, lui dit : Tu entreras dans l’arche, toi et tes fils, et ta femme, et les femmes de tes fils. Car, bien qu’ils fussent loin d’égaler la vertu de ce juste, cependant ils n’avaient pas pris part aux crimes des autres hommes. Il y a d’ailleurs, deux causes pour lesquelles ils furent sauvés : l’une, c’est que Dieu voulait honorer l’homme juste ; c’est en effet l’habitude d’un Dieu plein de clémence, d’accorder à ses serviteurs, par considération pour eux, que d’autres soient sauvés. Cette faveur a été faite au bienheureux Paul, à ce maître qui instruisait la terre, l’illuminant de toutes parts des rayons de la science qu’il portait en lui. Il traversait la mer se rendant à Rome, une grande tempête s’éleva ; tous les passagers tremblaient pour leur salut ; ils n’avaient plus d’espoir, tant était grande la violence de la tempête. Paul les assembla tous, et leur dit : Ayez bon courage, personne ne périra ; il n’y aura que le vaisseau de perdu ; car cette nuit même, un ange du Dieu à qui je suis et que je sers, m’a apparu et m’a dit : Ne craignez point, Paul ; Dieu vous a donné tous ceux qui naviguent avec vous. (Act. 27,22-24) Voyez-vous comment la vertu de cet homme leur a valu d’être sauvés ; disons mieux, ce n’est pas cette vertu seulement, mais de plus la bonté du Seigneur : il en fut de même ici, et, ce fut là la première cause. Mais il en est encore une autre : Dieu voulait laisser un ferment, une racine, pour le rétablissement de la race humaine. Ce n’est pas qu’il fût impossible à Dieu de créer l’homme une seconde fois, de tirer une seconde fois, d’un seul homme, une multitude, mais c’est parce qu’il lui parut bon d’agir comme il l’a fait, suivant en cela sa bonté ordinaire.
5. Soyez attentifs, voyez encore la bonté de Dieu dans ce qui suit : car, de même que ses paroles menaçantes annonçaient la mort de l’espèce humaine, et en même temps la destruction des bêtes de somme, des reptiles, des volatiles, des animaux sauvages ; de même ici, par égard pour l’homme juste, il commande d’introduire dans l’arche un couple de chaque espèce de ces animaux, pour servir à la reproduction des animaux à venir. De tous les animaux, dit-il, des bêtes de somme, de tous les animaux sauvages, de joute chair, tu feras entrer un couple, afin qu’ils vivent avec toi ; et ils seront mâle et femelle. De chaque espèce des oiseaux, de chaque espèce des animaux terrestres, de chaque espèce des reptiles rampant sur la terre, deux entreront avec toi, pour vivre avec toi, et ils seront mâle et femelle. (Gen. 6,19-20) Ne passez pas sans vous arrêter, mon bien-aimé ; considérez quel souci, quel trouble de pensées dut donner à cet homme juste le soin à prendre de tous ces animaux. En effet, ce n’était pas assez pour lui de s’occuper dé sa femme et de ses fils, et de ses belles-filles, il lui fallait encore s’inquiéter de tant d’animaux sans raison, qu’il devait nourrir. Mais patience, attendez ; vous verrez la bonté de Dieu, comme Dieu soulage le soin qu’il impose à l’homme juste : Tu prendras, dit-il, avec toi, de tout ce qui peut se manger, et tu le porteras dans l’arche, pour servir à ta nourriture et à celle de tous les animaux. (Id. 21) Ne pense pas, dit Dieu, que ma providence t’abandonne ; vois, je te commande de porter dans l’arche tout ce qu’il faut pour votre nourriture et pour la nourriture des animaux, de sorte que vous ne souffriez nullement de la faim, que rien ne vous manque, et que les animaux ne périssent pas, faute de la nourriture qui leur convient. Et Noé, dit le texte, accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé, il l’accomplit ainsi. Voyez maintenant, ici, le plus beau des éloges : Noé accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé. Il n’accomplit pas telle chose, il ne négligea pas telle chose, mais tout ce qui avait été commandé, il l’accomplit. Et, il l’accomplit ainsi qu’il lui avait été commandé. Il n’omit rien : il accomplit tout, et il prouva, par ses œuvres, que c’était avec raison que Dieu l’avait jugé digne de sa bienveillance. Quelles couronnes ne mérite pas le témoignage que la divine Écriture décente à ce juste ? Quel homme pourrait être plus heureux que celui qui a accompli toutes les œuvres que Dieu lui avait commandées, qui a montré tant d’obéissance à ses ordres ? Et maintenant, voulez-vous savoir quelle parole le Créateur de toutes choses a daigné lui adresser ? Écoutez la suite : Et, dit le texte, le Seigneur Dieu dit à Noé : entre dans l’arche, toi et toute ta maison. (Id. 7,7) Et maintenant, pour nous apprendre que ce n’est pas seulement par un effet de sa faveur qu’il conserve le juste, mais qu’il lui donne la récompense de ses travaux, les prix que sa vertu mérite, il lui dit : Voilà pourquoi je te commande que tu entres dans l’arche, toi et toute ta maison : C’est que je t’ai vu juste et parfait, devant moi, au milieu de cette génération. Grand témoignage, et digne de confiance ; car que peut-il y avoir de plus glorieux que d’entendre le Créateur lui-même, Celui qui adonné l’être, décernant son suffrage au juste avec de telles paroles ; parce que je t’ai vu juste et parfait, dit le texte, devant moi. Voilà la vraie vertu, la vertu qui se montre devant Dieu, la vertu dont rend témoignage l’œil qu’on ne peut tromper. Ensuite, le Dieu plein de bonté nous enseigne la mesure de la vertu qui était alors exigée d’un juste : (En effet, il n’attend pas de tous la même mesure de vertu : la variété des temps amène la différence dans la vertu qu’il réclame) Dieu dit parce que je t’ai vu juste et parfait devant moi au milieu de cette génération, si dépravée, si corrompue, si ingrate. Je t’ai vu juste, c’est toi seul que j’ai trouvé agréable ; c’est toi que j’ai vu tenant compte de la vertu, toi seul as paru juste, à mes yeux, devant moi ; tous les autres périssent, et je t’ordonne d’entrer, avec toute ta maison, dans l’arche : des animaux qui sont purs, je t’ordonne d’introduire dans l’arche sept couples ; auparavant il avait d’une manière indéterminée ordonné d’introduire un seul couple de tous les animaux sans distinction, et maintenant pour compléter son commandement, il ajoute : De tous les animaux qui sont purs, prends sept mâles et sept femelles ; et de tous les animaux impurs, deux mâles et deux femelles. Il en donne bientôt l’explication ; il ajoute : Afin d’en conserver la race sur la face de toute la terre. Il est curieux, ici, de se demander comment cet homme juste savait quels étaient les animaux purs, quels étaient les animaux impurs. Car on n’avait pas encore fait la distinction que Moïse établit plus tard et sanctionna dans les lois des Juifs. Comment donc Noé pouvait-il la faire de lui-même ? Par la science qui lui était naturelle et que la raison lui suggéra aussi. Il n’y a rien d’impur dans les créatures que Dieu a faites ; comment pourrions-nous appeler immonde une créature qui a reçu d’en haut l’approbation du Créateur ? En effet, la divine Écriture nous dit : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très-bonnes. (Gen. 1,32) Mais, plus tard, la nature seule produisit cette distinction. Et ce qui vous fera voir que nous disons la vérité, c’est que dans certains pays, certaines personnes s’abstiennent de certains animaux, regardés comme des animaux immondes, et qu’on méprise, tandis que d’autres personnes se nourrissent des mêmes animaux : c’est la coutume qui les autorise. Eh bien 1 de même, à cette époque, la seule science que ce juste avait en lui, lui montrait de quels animaux on pouvait se nourrir, quels animaux étaient immondes, non qu’ils le fussent en réalité, mais parée qu’on les regardait comme des animaux immondes. Pourquoi, en effet, répondez-moi, je vous prie, regardons-nous l’âne comme un animal immonde, quoiqu’il ne se nourrisse que de plantes, tandis que nous regardons comme une nourriture convenable d’autres quadrupèdes, quoiqu’ils se nourrissent d’un aliment immonde ? Ainsi la science naturelle, qui vient de Dieu d’ailleurs, enseignait ces choses. On pourrait, en outre, faire une autre réponse ; c’est que Dieu, qui avait fait le commandement, avait en même temps accordé à Noé la connaissance dont il avait besoin. Mais en voilà assez sur les animaux immondes et sur ceux qui ne le sont pas.
6. Mais maintenant se présente ici une autre question : Pourquoi, des animaux impurs, deux couples ; des animaux purs, sept couples ? Et encore : pourquoi pas six, huit, mais sept ? Le développement est peut-être un peu long, mais si vous n’êtes pas fatigués, si vous voulez bien, nous vous résumerons, mes frères, nos pensées sur ce sujet ; nous voulons dire, celles que la grâce divine nous aura inspirées. On débite, en effet, grand nombre de fables différentes à ce propos ; c’est pour beaucoup d’esprits une occasion de tenter des observations, par le moyen des nombres. Mais ce n’est pas ici la sagesse qui observe, c’est la curiosité intempestive des hommes qui se livre à des fictions, fécondes en hérésies, ce que vous allez voir tout de suite. En effet, souvent (c’est à tel point que l’abondance des preuves va fermer la bouche à ceux qui font des nouveautés, en se fondant sur leurs opinions à eux), nous trouvons dans l’Écriture des nombres qui marquent des couples : Ainsi, quand le Seigneur envoya ses disciples, il les envoya deux par deux ; or, ils étaient douze en tout ; et il y a quatre évangiles ; mais il serait inutile, mes frères, de vous rappeler ce que vous ont trop bien appris ceux qui en ont assourdi vos oreilles[1].
Il faut vous apprendre maintenant pourquoi Dieu a donné l’ordre d’introduire sept couples des animaux purs. Ce plus grand nombre, d’animaux purs, c’était pour ménager, à l’homme juste et à ceux qui étaient avec lui, une consolation, à cause de l’utilité qu’ils en retireraient. Maintenant tous ces couples de sept mâles et de sept femelles, si vous en cherchez la raison, vous donnent une marque éclatante de la piété de l’homme juste. Le Dieu plein, de bonté connaissait sa vertu ; il savait que ce' juste, touché de la miséricorde du Seigneur, après avoir foui d’un si grand bienfait de la divine faveur, quand il se verrait sauvé d’un si grand désastre, délivré de tout péril, affranchi de la captivité qu’il subit dans l’arche, manifesterait sa reconnaissance, et lui offrirait en actions de grâces des victimes et des sacrifices. Dieu ne voulut pas que les couples fussent dépareillés ; voilà pourquoi le Seigneur, qui prévoyait les sacrifices de la reconnaissance, ordonna d’introduire sept mâles et sept femelles de toutes les espèces d’oiseaux ; c’était afin que, quand la destruction universelle cesserait, quand l’homme juste manifesterait la piété de son âme, les couples des oiseaux et des autres animaux ne fussent pas dépareillés. C’est ce que la suite de ce discours vous montrera, quand nous serons arrivés au moment que j’indique. Vous verrez, en effet, que l’homme juste se conduisit ainsi ; vous venez, d’apprendre pourquoi l’ordre fut donné d’introduire dans l’arche sept mâles et sept femelles ; ne supportez donc plus ceux qui composent des fables, qui s’insurgent contre l’Écriture sainte, et qui donnent les inventions de leur cerveau comme des dogmes sacrés. Donc, après que Dieu eut communiqué ses ordres, nettement exprimés, au sujet des oiseaux, des animaux purs et des animaux impurs, et des aliments, il dit à l’homme juste : Je n’attendrai plus que sept jours, et, après cela je ferai pleuvoir sur la terre, durant quarante jours et quarante nuits, et j’exterminerai de dessus la terre toutes les créatures que j’ai faites, depuis l’homme jusqu’aux bêtes de somme. (Gen. 7,4). Attention ici, je vous en conjure ; voyez encore, dans ce que nous venons de vous dire, l’excellence de la bonté divine ; après une si longue patience, Dieu déclare qu’il attendra encore sept jours ; il veut, par la terreur, corriger les hommes, et les ramener au repentir. Ce qui prouve que c’est bien là sa pensée, qu’il ne veut – pas faire pleuvoir sur les hommes ce déluge qu’il annonce, c’est ce qui est arrivé aux habitants de Ninive. Voyez bien, comprenez, la différence entre ceux de Ninive et les hommes d’autrefois. C’est en vain que, pendant tant d’années, ces hommes entendirent répéter que les plus grands malheurs étaient à leurs portes ; ils ne renoncèrent pas à leurs iniquités ; c’est là, en effet, notre habitude ; nous devenons négligents, quand on ajourne la punition ; mais quand les fléaux tombent sur nous ; nous nous humilions alors, et nous montrons que nous sommes convertis. C’est ce qui est arrivé aux gens de Ninive : quand ils entendirent ces paroles : Encore trois jours et Ninive sera détruite (Jn. 3,4), non seulement ils ne désespérèrent pas, mais ils se réveillèrent, et ils s’abstinrent si bien de toute action mauvaise, et ils mirent tant de soins à se confesser qu’ils étendirent jusque sur les animaux la confession ; non pas que les animaux se soient confessés ; comment auraient-ils pu le faire n’ayant pas la parole ? mais les Ninivites voulaient ; par ce moyen, se concilier la miséricorde du Dieu de bonté. On publia un jeûne, dit l’Écriture ; le roi ordonna, de sa bouche, que-ni les brebis, ni les bœufs, ni les autres animaux ne fussent point menés aux pâturages, et ne bussent point d’eau. (Jon. 3,7). Tout le peuple, tous, couverts de sacs, et le roi lui-même, sur son trône, firent une grande pénitence, avec les animaux, et cette pénitence, ils l’accomplirent sans savoir s’ils échapperaient au châtiment, car ils disaient : Qui sait si Dieu ne se retournera point vers nous pour nous pardonner ? (Jn. 9)
7. Avez-vous compris la sagesse de ces barbares ? Avez-vous compris que la brièveté du délai ne les a pas frappés d’engourdissement, ni jetés dans le désespoir ? Voyez maintenant ces hommes du déluge ; après tant d’années d’attente, lorsqu’ils entendirent ces paroles : Encore sept jours, et le déluge viendra, ils ne se sont pas convertis ; ils sont restés dans leur insensibilité stupide ; d’où il faut dire que c’est notre volonté qui est la cause de tous les maux. En effet, et ces hommes-là et les hommes de Ninive avaient même nature, mais non même volonté ; aussi leur sort ne fut-il pas le même. Ceux de Ninive échappèrent au désastre ; Dieu dans sa bonté, dans sa clémence, agréa leur repentir ; mais les autres furent engloutis, et périrent tous, de la destruction universelle : Je n’attendrai plus, dit-il, que sept jours, et, après cela, je ferai pleuvoir sur la terre. Ensuite, pour ajouter à la terreur, il dit : Durant quarante jours et quarante nuits. Qu’est-ce à dire ? Ne pouvait-il pas, s’il avait voulu, en un seul jour faire pleuvoir tout le déluge ? Que dis-je, en un seul jour ? Un seul moment lui suffisait. Mais ce qu’il dit, c’est à dessein ; il veut inspirer la terreur, et, en même temps, ménager à ces hommes l’occasion d’échapper au châtiment, qui était déjà à leurs portes : Et j’exterminerai, dit-il, de dessus la terre, toutes les créatures que j’ai faites, depuis l’homme jusqu’aux animaux. Voyez comment, une fois, deux fois, il prédit la destruction, et cependant il s’abstient ; tout ce qu’il faisait, c’était pour nous montrer que c’était avec raison qu’il leur infligeait un châtiment si terrible, c’était afin qu’aucun homme ne pût prétexter l’ignorance, afin que nous ne pussions pas dire : S’il avait attendu au lendemain, peut-être se seraient-ils repentis, peut-être se seraient-ils abstenus de leurs actions mauvaises, peut-être seraient-ils retournés à la vertu. C’est encore pour cette raison qu’il nous a fait savoir le nombre des années, et qu’il a ordonné la construction de l’arche. Et, après tous ces préliminaires, il annonce encore sept jours, afin de faire taire toutes les langues qui parlent au hasard, sans réserve et sans pudeur. Et Noé, dit l’Écriture, accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé. Voyez comme la divine Écriture célèbre ici la sagesse et l’obéissance de l’homme juste. Elle nous enseigne qu’il n’a rien négligé de ce qui lui avait été commandé, et qu’en accomplissant tout, il a encore prouvé, par cette obéissance, la Perfection de sa vertu.
8. Imitons donc ce juste ; nous aussi, accomplissons avec zèle les commandements de Dieu, et ne méprisons pas les lois que le Christ nous a apportées ; conservons-les toujours dans notre mémoire ; empressons-nous de faire des bonnes œuvres ; ne nous relâchons pas dans la conduite qui nous assure notre salut, et cela surtout, s’il est vrai qu’aujourd’hui le Christ exige de nous une vertu, d’autant plus grande, que nous avons reçu de plus grands biens en partage. Voilà pourquoi le Christ disait : Si votre justice n’est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. (Mt. 5,20) Méditons donc cette parole ; sachons nous y arrêter ; réfléchissons sur la rigueur du châtiment réservé à ceux qui, non seulement ne travaillent pas à surpasser ces scribes, mais encore n’égalent pas leurs œuvres et ne s’inquiètent pas d’éteindre la colère qu’ils ressentent contre le prochain ; de conserver la pureté d’une langue qui ne connaît pas le parjure ; de préserver leurs regards de spectacles funestes ; d’accomplir le commandement de Dieu, qui nous ordonne, non seulement de supporter avec courage l’injustice dont nous sommes victimes, mais de répondre à la haine en la comblant de nos bienfaits. Si quelqu’un veut plaider contre vous, dit l’Évangile, pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau. (Mt. 5,40) Nous, au contraire, trop souvent, nous essayons de commettre l’injustice contre le prochain, ou de nous venger de celui qui nous blesse, quoiqu’il nous soit commandé, non seulement d’aimer ceux qui nous aiment, car les publicains en font autant (Id. 46), mais d’être bons, d’être des amis pour nos ennemis. Nous ne savons même pas rendre à nos amis l’amour qu’ils ont pour nous. Aussi je souffre et je pleure quand je vois, parmi nous, que la vertu est une rareté ; la malice, une force qui grandit chaque jour ; que la crainte de la damnation n’arrête pas notre course dans la perversité, que l’amour de la royauté céleste ne nous excite pas à cheminer dans la vertu ; nous sommes tous, passez-moi le mot, des troupeaux qu’on emmène ; nous allons sans penser, ni à l’heure terrible de la dernière épouvante, ni aux lois qui nous sont imposées par Dieu, et tous nous regardons ce que pensent les autres, nous poursuivons la gloriole qui vient du monde, et nous ne voulons pas écouter l’Évangile : Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire qui vient des hommes, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul? (Jn. 5,44) S’il est vrai qu’en désirant cette gloire humaine ; on perd la gloire divine, il n’en est pas de même pour qui recherche sans cesse la gloire divine ; celui-là ne perd même pas la gloire qui vient des hommes. Dieu lui-même nous a fait cette promesse : Cherchez premièrement le royaume de Dieu et toutes ces choses vous seront données par surcroît. (Mt. 6,33) Oui, celui qui possède ce divin désir, entraîne tous les autres biens à sa suite ; qui s’envole vers Dieu, sur les ailes de l’âme, regarde comme si elle n’était pas toute la prospérité présente ; les yeux de la foi, quanti ils voient ces biens ineffables, ne voient plus, même les biens visibles, tant est grande, des uns aux autres, la différence. Mais je ne vois personne qui préfère l’invisible au visible. Aussi je m’afflige, et une douleur continuelle est dans mon cœur. L’expérience des choses ne nous a rien appris ; ni les promesses de Dieu, ni la grandeur de ses dons, ne font naître dans nos âmes le désir de posséder son royaume ; toujours à terre et rampant, nous préférons la terre au ciel, le présent à l’avenir, ce qui s’enfuit avant de paraître à la félicité durable ; le plaisir d’un jour à l’éternelle ivresse. Je sais bien que ces paroles, pour vos oreilles délicates, sont des piqûres qui les blessent, mais pardonnez-moi.
C’est parce que je désire votre salut que je vous parle ; c’est parce que j’aime mieux vous voir échapper, grâce aux quelques tracasseries d’ici-bas, à l’éternel supplice, que payer quelques chétifs plaisirs d’un châtiment sans fin. Si vous vouliez m’entendre, vous secoueriez un découragement intempestif, surtout quand il vous reste encore quelques moments de cette sainte quarantaine ; oui, vous pouvez vous purifier de vos fautes ; vous concilier toute la bonté de Dieu. Le Seigneur n’a besoin ni de jours, ni d’années ; si nous voulons, dans ces deux semaines qui nous restent, nous allons nous redresser, nous relever tout à fait. En trois jours, les habitants de Ninive ont montré leur repentir, et Dieu leur a montré son amour ; à plus forte raison aura-t-il des regards pour nous ; nous n’avons qu’à prouver la sincérité de notre repentir, qu’à rejeter la malignité, qu’à prendre résolument la route qui conduit à la vertu. Car, pour ces pécheurs, je pare de ceux de Ninive, voici le témoignage de la divine Écriture : Dieu vit qu’ils s’étaient convertis, en quittant leur mauvaise voie. (Jon. 3,10) Donc s’il nous voit, nous aussi, maintenant, nous retourner du côté de la vertu, nous écarter du vice, nous animer du zèle des bonnes œuvres, il accueillera notre conversion, il nous, il nous affranchira du fardeau de nos fautes ; à nous, les dons de ses mains. Car nous éprouvons moins le désir de nous délivrer du péché, de conquérir le salut, qu’il ne désire, lui, qu’il ne lui tarde de nous gratifier du parfait affranchissement de la réconciliation, du salut, de nous en assurer la jouissance. Aussi, je vous en conjure, réveillons-nous ; demandons-nous, chacun à nous-mêmes, voyons, examinons quelle correction de nous-mêmes avons-nous opérée en ces jours, quelle utilité avons-nous recueillie de cet enseignement continuel, quel fruit en avons-nous remporté pour l’édification du prochain, quel vice avons-nous détruit en nous-mêmes, quelle résolution d’embrasser la sagesse avons-nous prise, en entendant chaque jour tant d’exhortations ? Pensons aux bonnes œuvres, ne nous lassons jamais de sanctifier notre vie ; que celui qui voit prévaloir, contre ses bonnes intentions, la force des mauvaises habitudes, qui le contraint de persévérer dans le mal, que celui-là se fasse violence, soumette sa lâcheté à sa raison, ne souffre pas que le vice fasse de nouveaux progrès dans son âme ; qu’il s’arrête, qu’il rompe avec les habitudes vicieuses ; plus de fougue pervertie ; plus de pensées déréglées ; qu’il médite sur le jour d’épouvante ; qu’il arrête ses regards sur le feu resplendissant de la table terrible, sur la flamme qui brûle, sur les dispositions qu’il convient d’apporter à cette table, c’est la pureté sans tache, c’est la pureté parfaite ; qu’il chasse, extermine les pensées coupables ; que ce soit là, en ces jours, pour chacun de nous, la préparation intérieure ; purifions notre âme, faisons tous nos efforts pour prendre dignement notre part du festin eucharistique sur la terre, afin de jouir ensuite de ces biens ineffables, que Dieu a promis à ceux qui l’aiment, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l’empire, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. C. PORTELETTE.

VINGT-CINQUIÈME HOMÉLIE. modifier


« Noé avait six cents ans lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. »(Gen 7,6)

ANALYSE. modifier

1. Le texte qu’on vient de lire montre l’excellence de la bonté de Dieu et l’excès de la malice des hommes. – 2. De même que le repentir peut faire révoquer à Dieu ses menaces ; ainsi, la persistance dans le péché le force quelquefois à envoyer le châtiment plus tôt qu’il ne l’avait annoncé. Dans le châtiment de la vie future, Dieu tient compte de ce que les pécheurs ont déjà souffert en ce monde. – 3. Nouveau délai de sept jours accordé aux hommes ; saint Chrysostome affirme que ce délai eût suffi aux hommes pour obtenir leur pardon s’ils avaient voulu faire pénitence. – 4. Explication de ces mots : Dieu ferma l’arche par-dehors. – 5. Noé le juste, recouvre dans l’arche l’ancien pouvoir du premier homme sur les animaux. – 6. Tableau de la destruction du monde par le déluge. – 7. Exhortation.
1. Je veux vous entretenir de nouveau du sujet qui nous a occupés hier, mes très-chers frères, et reprendre l’histoire du juste Noé. Les vertus de ce juste sont un trésor de richesses, et il est de notre devoir de faire tous les efforts dont nous sommes capables, de passer en revue, pas à pas, lentement, ces vertus, afin d’augmenter par là les richesses de vos âmes. Faites en même temps que moi des efforts ; soyez attentifs, je vous en prie ; ne laissez échapper ici aucune des pensées que nous allons trouver en réserve. Ce qu’il faut d’abord, c’est vous rappeler, mes frères, où s’est terminé l’enseignement d’hier, pour reprendre, aujourd’hui, notre discours à cet endroit ; les paroles que nous avons aujourd’hui à vous faire entendre auront ainsi plus de clarté. Où s’est donc arrêté l’enseignement d’hier ? Le Seigneur Dieu, dit le texte, dit à Noé : Entre, toi, et toute ta maison avec toi, dans l’Arche, parce que je t’ai vu juste et parfait devant moi, au milieu de cette génération ; de tous les animaux purs, introduis dans l’arche sept couples ; et, des animaux impurs, deux couples. Car je n’attendrai plus que sept jours, et après cela, je ferai pleuvoir sur la terre, durant quarante jours et quarante nuits, et j’exterminerai de dessus la terre toutes les créatures que j’ai faites, depuis l’homme jusqu’aux animaux ; et Noé accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé (Gen. 7,1, 5). C’est jusque-là que nous nous sommes avancés ; c’est là que s’est arrêté l’enseignement que nous vous avons donné. Peut-être n’avez-vous pas oublié notre explication, mes frères, sur la question de savoir pourquoi Dieu donna l’ordre d’introduire dans l’arche sept couples des animaux purs et deux des animaux impurs. Eh bien, abordons aujourd’hui la suite de l’Écriture, et voyons ce qu’elle nous dit après que Noé fut entré dans l’arche. C’est maintenant, plus que jamais, qu’il nous faut montrer notre zèle, lorsque le temps du jeûne nous permet de jouir plus souvent de vos réunions si douces ; nous affranchit des voluptés honteuses ; réveille nos âmes et facilite notre attention, notre application à la parole. Nous devons donc à présent, parler sur le texte qui commence la lecture de ce jour. Noé avait, dit le texte, six cents ans, lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. Appliquez-vous, je vous prie, ne passons pas négligemment sur cette parole ; elle est courte, et néanmoins elle renferme quelque trésor caché ; elle nous révélera si nous sommes attentifs, l’excellence de la bonté de Dieu et l’excès de la malice des hommes. Noé avait six cents ans. Ce n’est pas sans raison que la divine Écriture nous a enseigné le nombre des années du juste, ce n’est pas seulement pour nous apprendre son âge, mais c’est que l’Écriture nous a d’abord dit : Noé avait cinq cents ans. (Gen. 5, 31) Et, après nous avoir montré ce nombre d’années, elle nous a raconté la corruption des hommes dépassant toute mesure, la pensée de chaque homme s’appliquant au mal, dans chacun d’eux, dès sa jeunesse ; et voilà pourquoi Dieu dit : Mon esprit ne demeurera pas toujours avec ces hommes, parce qu’ils ne sont que chair. (Gen. 6,3) Il leur annonce ainsi d’avance que son indignation déborde ; ensuite, voulant leur donner un temps suffisant pour se repentir, pour échapper aux effets de son indignation, il dit : Le temps de l’homme ne sera plus que de cent vingt ans (Id. 6,3) ; c’est-à-dire j’attendrai encore, j’ajouterai, à ces cinq cents ans, pendant lesquels cet homme juste, rien que par le nom qu’il porte, les a suffisamment avertis, leur a suffisamment conseillé, pour peu qu’ils voulussent être attentifs, de renoncer à l’iniquité, de se convertir à la vertu. Maintenant encore, malgré tant de patience dans le passé, je leur fais la promesse de les supporter cent vingt années de plus, afin qu’ils emploient comme il convient le temps qui s’écoulera encore ; afin qu’ils s’écartent de l’iniquité qu’ils embrassent la vertu. Et il ne lui suffit pas de promettre cent vingt ans, il commanda au juste de construire une arche dont le seul aspect, suffisait pour raviver leur mémoire, et ne permettait à personne d’ignorer la grandeur du châtiment à venir. Car, ce seul fait, que ce juste, qui était parvenu à la vertu la plus haute, construisait l’arche avec tant d’ardeur, devait suffire pour inspirer à tous ceux qui n’étaient pas dépourvus de sens l’angoisse et l’épouvante ; pour leur persuader d’apaiser enfin le Dieu qui leur montrait ainsi sa clémence et sa bonté. En effet, si ces barbares, je parle des habitants de Ninive (il est nécessaire que je les produise encore au milieu de vous, ce sera une preuve plus éclatante et de l’excessive malignité des hommes du déluge et de la grande sagesse des pécheurs qui se sont sauvés)…[2] en effet, Notre Seigneur dans ce jour terrible, j’entends le jour du jugement, faisant comparaître les serviteurs avec les serviteurs, prononcera la condamnation, en montrant que ceux qui ont joui des mêmes biens, qui ont reçu des mêmes biens leur part, n’ont pas pratiqué la même vertu : souvent encore il compare l’inégalité des conditions, pour condamner plus rigoureusement les négligents et les lâches. C’est ainsi qu’il dit dans les Évangiles : Les Ninivites s’élèveront, au jour du jugement, contre cette race, et la condamneront, parce, qu’ils ont, fait pénitence à la prédication de Jonas et cependant il y a ici plus que Jonas. (Mt. 12,41) Ces paroles revenaient à dire : Des barbares, dont on n’a pris aucun soin, qui n’ont pas entendu l’enseignement des prophètes, qui n’ont pas vu de signes, qui n’ont pas contemplé de miracles, qui n’ont vu qu’un homme, un seul, un échappé de naufrage ; après avoir entendu des paroles faites pour les jeter dans le désespoir, et la dernière perplexité, à tel point qu’ils auraient eu raison dé mépriser et cet homme et ses discours, ces barbares non seulement n’ont pas méprisé les paroles du prophète, mais, dans le court espace de trois jours, ces hommes ainsi surpris, ont fait une pénitence si active, si fervente, qu’ils ont fait révoquer l’arrêt du Seigneur. Ces Ninivites, dit-il, condamneront cette génération pour qui on a dépensé tant de soins, qui a été nourrie des livrés des prophètes, qui a vu chaque jour des signes et des miracles. Ensuite, pour montrer l’excès de l’incrédulité de ces juifs, il constate l’admirable sagesse des Ninivites, parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas ; et cependant il y a ici plus que Jonas : Voyez, dit-il, ces Ninivites, à l’aspect d’un homme méprisable, à l’aspect de Jonas ont accueilli sa prédication, et ils ont accompli là plus parfaite pénitence : et ceux-ci, à l’aspect de Celui qui est beaucoup plus que Jonas, qui est le Créateur même de l’univers, vivant au milieu d’eux ; opérant tant et de si grands miracles, chaque jour purifiant les lépreux, ressuscitant les morts, corrigeant les vices de la nature, chassant les démons, guérissant les maladies, accordant dans sa pleine puissance la rémission des péchés, ils n’ont pas montré la même foi que les barbares.
2. Mais reprenons la suite de notre discours, pour volis faire voir l’excès du délire des uns, la laborieuse diligence, la sagesse des autres : les Ninivites, resserrés dans l’étroit espace de trois jours, n’ont pas désespéré de leur salut, ils se sont hâtés de faire pénitence, de se laver de leurs fautes, de se rendre dignes de la bonté du Seigneur ; au contraire, ces hommes du déluge, à qui on ajoutait cent vingt ans pour se repentir, n’ont retiré de ce délai aucun avantage. C’est pourquoi le Seigneur, devant l’excès de leur malignité, les voyant précipités de plus en plus dans les crimes, leur inflige un remède qui agit promptement ; il fait disparaître le ferment de la perversité ; il en purge le monde. De là ces paroles : Noé avait six cents ans lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. Déjà nous avons appris à quelle époque le Seigneur déclara son indignation, et en prédit l’effet ; Noé avait cinq cents ans : quand le déluge tomba, il avait six cents ans ; il y eut donc ainsi, entre la prédiction et le déluge, un intervalle de cent ans. Dans le cours d’un si grand nombre d’années, ils ne firent pas le moindre progrès vers le bien, malgré ce grand enseignement de la construction de l’arche par Noé. Mais peut-être, demandera-t-on, pourquoi le Seigneur qui avait dit : Le temps de l’homme ne sera plus que de cent vingt ans, le Seigneur qui avait promis que sa patience attendrait pendant ce nombre d’années, n’attend-il pas que les années promises soient entièrement accomplies pour opérer la destruction universelle ? Je dis que cela même est la plus forte marque de sa bonté. Quand il vit que, chaque jour, ils commettaient des fautes irréparables ; que, non seulement son inexprimable patience ne leur était d’aucune utilité, mais que les ulcères s’étendaient, alors il retrancha du temps pour les empêcher de s’exposer à des châtiments plus sévères. Mais, m’objecte-t-on, quel châtiment peut être plus sévère que celui-ci ? Il est, n’en doutez pas, mes bien-aimés, un châtiment plus sévère, plus terrible, le châtiment sans fin, le châtiment de l’âge à venir. Quelques pécheurs, pour avoir ici subi le châtiment, n’échappent pas cependant à l’autre ; seulement l’autre châtiment sera plus léger ; la rigueur des supplices endurés ici-bas, c’est autant de moins pour l’avenir. Écoutez le Christ, déplorant le malheur de Bethsaïde  : Malheur à toi, Chorazim ! dit-il ; malheur à toi, Bethsaïde ! parce que, si les miracles qui ont été faits au milieu de vous, avaient été faits dans Sodome, il y a longtemps qu’elle aurait fait pénitence, dans le sac et dans la cendre. C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Sodome et Gomorrhe seront traitées moins rigoureusement que vous. (Mt. 11,21-22 ; Lc. 10,13-14) Voyez-vous, mon bien-aimé, comment cette expression, moins rigoureusement, montre que ces villes, quoiqu’elles aient subi sur la terre un si grand châtiment, cet incendie étrange, étonnant, supporteront aussi, dans l’avenir, un autre châtiment encore, plus léger toutefois, parce qu’elles ont déjà éprouvé un effet terrible de l’indignation de Dieu ? Donc, pour préserver les hommes du déluge, des supplices plus rigoureux auxquels les exposeraient les péchés qu’ils amoncelaient sur eux, le Dieu de bonté, le Dieu de clémence, voyant qu’ils étaient incapables de repentir, abrégea le temps pendant lequel il avait promis de patienter encore. Car, de même qu’à l’égard de ceux qui s’empressent d’obéir à ses avertissements, il écoute sa naturelle bonté, révoque ses décrets, agrée les repentirs, affranchit ceux qui se convertissent des supplices qui les menaçaient ; de même, quand il promet d’accorder quelques biens, par exemple, un temps pour se repentir, s’il voit que ses promesses ont été faites à des pécheurs indignes, alors aussi il révoque ses promesses. Voilà pourquoi il disait par la voix du prophète : Quand j’aurai prononcé l’arrêt contre un peuple, ou contre un royaume, pour le perdre et pour le détruire jusqu’à la racine ; si cette nation fait pénitence, je me repentirai aussi moi-même du mal que j’avais résolu de lui faire. Et ensuite : Quand je me serai déclaré en faveur d’une nation, ou d’un royaume, pour l’établir et pour l’affermir, si ce royaume, ou si cette nation pèche, je me repentirai moi aussi dit bien que j’avais résolu de lui faire. (Jer. 18,7-10) Voyez-vous comme c’est de nous que Dieu reçoit les occasions, aussi bien de la miséricorde qu’il nous an nonce, que de la colère qu’il fait éclater ? C’est pourquoi, au moment du déluge, il écourte le temps, parce que les hommes abusaient de la longueur du temps. Aussi Paul disait à ces stupides qui n’admettent pas le salut opéré par le repentir : Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longue tolérance ? Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence ? et cependant, par votre dureté, et par l’impénitence de votre cœur, vous vous amassez un trésor de colères, pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. (Rom. 2,4-5) Voyez-vous comment cet illustre docteur de l’univers nous enseigne que ceux qui abusent de la patience de Dieu à attendre notre repentir s’exposent à une peine plus grave, à de plus rigoureux châtiments ? Et voilà pourquoi, dans le texte qui nous occupe, le Dieu de bonté, comme s’il voulait s’excuser, se justifier, nous donner la raison qui l’a porté à faire pleuvoir le déluge, avant que le temps promis se fût écoulé, nous dit : Noé avait six cents ans. Ceux qui, dans l’intervalle de cent années, n’ont pas voulu se convertir, qu’auraient-ils gagné à vingt ans de plus, sinon qu’ils auraient ajouté d’autres péchés à leurs péchés ? D’ailleurs Dieu, voulant montrer sa miséricorde ineffable et l’excellence de sa bonté, a donné encore sept jours avant le déluge, pour leur permettre, dans ce court intervalle, de montrer quelque apparence de repentir.
3. Et considérez la bonté du Seigneur, la diversité des moyens qu’il emploie pour la guérison. Voyant que leurs blessures étaient incurables, il ne leur laisse qu’un très-bref délai, parce qu’il veut, s’ils peuvent, dans un intervalle si court, revenir à résipiscence, révoquer l’arrêt de sa colère. Car, c’est son habitude, parce qu’il se soucie de notre salut, de prédire les châtiments qu’il infligera, et sa raison, c’est qu’il désire ne pas être contraint de les infliger ; il prend soin de les annoncer d’avance, afin que cet avertissement nous inspire une terreur qui nous corrige, qui détourne sa colère, qui nous permette de rendre ses décrets inutiles. Rien, en effet, ne le réjouit plus que notre conversion et notre retour à la vertu. Voyez donc avec quelle adresse il s’efforce de les guérir de leur mal ; d’abord il leur a accordé un temps considérable pour se repentir ; ensuite, quand il a vu qu’ils étaient comme privés de sentiment, que la longueur du temps ne leur servait à rien, qu’ils continuaient leurs vices au moment même que le déluge était, pour ainsi dire, à leurs portes, il renouvelle la prédiction ; il ne dit pas : dans trois jours comme pour les Ninivites, mais : dans sept jours. Et je n’hésite pas à le dire, parce que je connais combien est grande la clémence de notre Dieu, si, même dans ces derniers sept jours, ils avaient vraiment voulu faire pénitence, certes, ils auraient échappé au déluge. Voilà donc pourquoi, vu que les délais ajoutés à un temps si long ne pouvaient les arracher à leurs vices, Dieu a fait pleuvoir le déluge, l’an six-cent de la vie de Noé. Noé, dit le texte, avait six cents ans lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. Avez-vous bien compris, mes bien-aimés, quelle grande utilité nous avons recueillie à savoir le nombre des années de la vie du juste, quel âge il avait quand vint le déluge ? Eh bien, avançons, voyons la suite maintenant, Lorsque le déluge commença, dit le texte, Noé entra dans l’arche, et, avec lui, ses fils ; sa femme et les femmes de ses fils, pour sauver, des eaux du déluge. Et des oiseaux purs, et des oiseaux impurs, et des reptiles, deux, à deux entrèrent dans l’arche ; et de tous ces animaux les mâles et les femelles, selon que le Seigneur l’avait commandé à Noé. (Gen. 6,7-9) Ce n’est pas sans dessein chie l’Écriture a ajouté : Selon que le Seigneur l’avait commandé à Noé ; c’est pour faire, une seconde fois, l’éloge de l’homme juste qui a tout accompli, selon que le Seigneur lui avait commandé, et qui n’a négligé aucun de ses ordres. Après donc que les sept jours furent passés, selon la promesse du Seigneur, dit le texte, les eaux du déluge se répandirent sur la terre, l’année six cent de la vie de Noé, le vingt-septième jour du second mois. (Id. 10,11) Voyez le soin que prend l’Écriture de nous apprendre, non seulement l’année, du déluge, mais le mois et le jour. Ensuite, pour que ce récit puisse servir à corriger les descendants, pour ajouter à la terreur, l’Écriture dit : En ce jour-là, toutes les sources du grand abîme des eaux furent rompues, et les cataractes du ciel furent ouvertes, et la pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits. (Id. 12) Voyez encore comme la sainte Écriture sait conformer ses expressions à notre infirmité ; tous les mots sont appropriés au langage humain. Il n’y a pas de cataracte dans le ciel, mais ce sont des manières de parler familières ; c’est comme si l’Écriture disait : le Seigneur se borna à commander, et, tout de suite, les eaux obéirent à l’ordre du Créateur, et réunissant de toutes parts tous leurs courants, inondèrent le monde entier. Quant à ce que le déluge dura quarante jours et quarante nuits, c’est encore là une grande marque de la divine bonté. En effet, dans sa profonde miséricorde, Dieu voulait que quelques hommes au moins, de cette génération qu’il châtiait, pussent échapper à la destruction universelle, quand ils verraient périr, soin leurs yeux, des créatures leurs semblables, quand ils verraient la perte commune prête à les envelopper. Il est vraisemblable, en effet, qu’une bonne partie périrent le premier jour de l’inondation ; le second jour, la proie du déluge s’augmenta, et de même le troisième jour et les jours suivants. Dieu donc différa de quarante jours et de quarante nuits l’achèvement du déluge pour ôter aux hommes toute excuse. S’il avait voulu se borner à ordonner le déluge, en un moment, il pouvait tout inonder, mais écoutant encore sa clémence, il employa la longueur des jours. Ensuite, le texte dit : aussitôt que ce jour parut, Noé entra dans l’arche avec ses fils, Sem, Cham et Japhet, sa femme, et les trois femmes de ses fils. Tous les animaux selon leur espèce y entrèrent aussi, selon que le Seigneur Dieu l’avait commandé à Noé. (Id. 13, 14, 46) Ainsi, dit le texte, lorsque le déluge commença, selon le commandement du Seigneur, Noé entra dans l’arche, avec ses fils et sa femme, et les épouses de ses fils, et tous les animaux selon leur espèce. Et, dit le texte, le Seigneur Dieu ferma l’arche par-dehors.
4. Voyez, encore ici, la déférence de la parole qui s’accommode à notre infirmité : Dieu ferma l’arche par-dehors. C’est pour nous apprendre qu’il mit le juste dans une parfaite sécurité. Voilà pourquoi le texte dit, ferma, et le texte ajoute : par-dehors, afin que ce juste ne pût voir la destruction universelle, qui lui aurait causé une trop cruelle douleur ; car, s’il se fût représenté dans son âme cet atroce, cet épouvantable bouleversement, s’il eût pu s’imaginer la destruction de l’espèce humaine, la fin commune de tous les êtres sans raison, la mort frappant à la fois les hommes et les bêtes de somme, et, pour ainsi dire, la destruction de la terre elle-même ; saisi d’une noire tristesse, il eût été trop fortement troublé dans son cœur. Sans doute, c’étaient des pervers qui périssaient, mais les âmes honnêtes éprouvent une pitié profonde à la vue des châtiments qui frappent les hommes. Et vous verrez que tous les prophètes, les justes, bien souvent, adressent à Dieu des prières pour les méchants. Ainsi faisait le patriarche pour les habitants de Sodome, ainsi n’ont cessé de faire les prophètes ; il en est un qui disait : Hélas ! Seigneur Dieu, perdrez-vous donc tout ce qui reste d’Israël? (Ez. 9,8) Un autre maintenant s’écrie : Ferez-vous donc les hommes semblables aux poissons de la mer, qui n’ont point de chef? (Hab. 1,14) Donc, parce qu’un homme juste était d’ailleurs confondu, troublé, pour que cet affreux spectacle ne le plongeât pas dans une trop amère tristesse, Dieu, pour ainsi dire, l’emprisonne dans l’arche ; il épargne à ses regards un spectacle qui le frapperait de terreur. Il est à croire, en effet, que si Noé avait pu voir cette inondation, tant de flots amoncelés, il aurait craint d’être lui-même destiné à périr. Donc, par intérêt, par bonté pour lui, Dieu n’a pas voulu qu’il contemplât la rage cruelle des eaux, qu’il vît la destruction des hommes, l’extermination universelle. Pour moi, quand je médite sur la vie de ce juste dans l’arche, je m’étonne, j’admire et j’attribue encore son existence, j’attribue tout à la bonté de Dieu. Si cette bonté n’eût raffermi son âme, ne lui eût rendu facile une épreuve si accablante, comment, répondez-moi, je vous en prie, aurait-il pu subsister, enfermé comme dans une prison, comme dans un affreux cachot ? Comment, je vous le demande, aurait-il pu résister à la fureur de tant de flots ? Les hommes qui sont sur un navire, voguant à l’aide des voiles, qui aperçoivent le pilote assis près du gouvernail, opposant son art à la violence des vents, s’il leur arrive de voir les flots en fureur, ils meurent d’effroi, ils désespèrent presque de leur salut. Que penserons-nous donc de cet homme juste ? Il était là, je l’ai dit, comme dans une prison, laquelle deçà delà l’emportait dans tous les sens. Il ne voyait pas le ciel ; il n’avait rien pour reposer ses regards ; il était là renfermé captif, et il ne pouvait rien voir de nature à le consoler. Les marins, si haut que les flots s’élèvent, peuvent souvent apercevoir le ciel, les sommets des montagnes, de grandes cités, c’est une consolation. Si la tempête redouble, s’il est impossible d’y résister, après dix jours ou un peu plus, après tous ces ouragans, après tous ces dangers, ils sont jetés sur la côte, et, se réconfortant peu à peu, ils finissent par oublier fatigues et douleurs. Mais ici, rien de pareil. Pendant une année tout entière, il fut là, dans cette prison étrange, horrible, pleine de stupeur, sans pouvoir respirer l’air pur : était-ce possible, puisque l’arche était fermée de toutes parts ? Comment, je vous en prie, a-t-il résisté ? Comment a-t-il duré ? Je suppose qu’ils eussent des corps de ter, des corps de diamant, comment ces corps mêmes auraient-ils pu, privés d’air, privés du vent, qui n’est pas moins utile que l’air à la santé du corps, supporter cette noire, étouffante captivité ? Comment ne devinrent-ils pas aveugles dans un si long séjour ? Si nous voulons, pour comprendre une telle situation, nous rappeler nos préoccupations ordinaires, où trouvaient-ils de l’eau potable, ces vivants renfermés dans l’arche ? Négligeons ce détail ; comment put-il, ce juste, avec ses fils et leurs femmes, supporter cette existence en commun, avec les êtres sans raison, les bêtes sauvages, et tous les autres animaux ? Supporter l’infection ? supporter la cohabitation avec eux ? Mais que dis-je ? comment ces animaux mêmes purent-ils résister si longtemps, comment ne périrent-ils pas, ne pouvant ni respirer, ni se mouvoir, dans cette seule et unique place où ils étaient tous si étroitement serrés ? Vous savez bien, vous savez parfaitement qu’il nous faut nécessairement, et à nous, et aux animaux, plus que de l’air, plus que de la nourriture, qu’on nous enferme, qu’on nous mette à l’étroit dans une place unique, nous dépérissons, nous mourons. Comment donc ce juste a-t-il pu, avec tous les êtres vivants qui étaient dans l’arche, subsister si longtemps ? Ne cherchez pas d’autre cause que la grâce d’en haut, la grâce toute-puissante. Cette arche, agitée deçà, delà, qu’une telle fureur des eaux n’engloutit pas, qui n’a pas de pilote, expliquez ce prodige sans la grâce d’en haut ! Impossible de prétendre que cette arche fût comme un vaisseau que l’on pût diriger. L’arche était fermée de toutes parts, et, parce que l’architecte l’avait voulu ainsi, non seulement le choc des flots ne lui porta aucune atteinte, mais l’arche, s’élevant sur leurs têtes, conserva dans une parfaite sûreté ceux qui l’habitaient.
Lorsque Dieu opère, mon bien-aimé, une œuvre de ses mains, quelle qu’elle soit, ne cherchez pas à l’expliquer par une méthode humaine : les ouvrages de Dieu dépassent notre pensée ; jamais l’intelligence de l’homme ne peut atteindre, comprendre la raison de ce qui est l’industrie de Dieu.
5. Donc il convient, quand nous entendons ce que Dieu commande, d’obéir à son ordre, de croire à ses paroles. Il est le Créateur de la nature ; il change, il transforme tout comme il lui plaît. Et le Seigneur Dieu ferma l’arche par-dehors. La vertu de ce juste fut grande, et sa foi excellente. C’est même là ce qui fit que l’arche fut construite, que tous supportèrent une telle habitation, une prison si étroite, une existence en commun avec les bêtes sauvages et les animaux de toute espèce. De là les paroles du bienheureux Paul, publiant la vertu de l’homme juste : C’est par la foi que Noé, divinement averti, appréhendant ce qu’on ne voyait point encore, bâtit l’arche, pour sauver sa famille, et, en la bâtissant, condamna le monde, et devint héritier de la justice qui naît de la foi. (Héb. 11,7) Avez-vous bien compris comment la foi dans le Seigneur a été, pour le juste, comme une ancre solide ; comment la foi, qui l’assurait de tout, lui a fait construire l’arche, et supporter une pareille habitation ? Cette foi qui l’animait, lui a procuré son salut, et en la bâtissant, dit le texte, il condamna le monde, et devint héritier de la justice qui naît de la foi. Ce n’est pas qu’il ait lui-même été juge, mais c’est que Dieu condamne par comparaison les hommes qui, avec les mêmes ressources que ce juste, n’ont pas pris, comme lui, le chemin de la vertu ; donc, c’est la foi qu’il a montrée qui a condamné les autres, ces incrédules qui n’ont pas ajouté foi à la prédiction. Quant à moi j’admire, entre toutes les autres vertus de ce juste, qu’il ait pu, grâce à la bonté, à l’ineffable miséricorde de Dieu, vivre au milieu de ces animaux sauvages, de ces lions, de ces léopards, de ces ours, de toutes les autres bêtes féroces.
Rappelez-vous, mon bien-aimé, je vous en prie, quelle était la puissance, la suprématie de l’homme avant la désobéissance, et méditez sur la bonté de Dieu. Lorsque l’infraction au commandement eut diminué le pouvoir qui nous était donné, après le premier homme, le Dieu de bonté en trouva un autre qui put restaurer l’ancienne image, conserver les caractères de la vertu, montrer une parfaite obéissance aux ordres de Dieu. Le Seigneur le réintégra dans le premier honneur, comme pour nous montrer, par la réalité des faits, jusqu’où s’étendait le pouvoir d’Adam avant sa désobéissance. C’est ainsi que la vertu de l’homme, aidé par la divine clémence, reconquit l’antique domination, et les animaux reconnurent une seconde fois notre empire. En effet, à la vue d’un juste, ils oublient leur propre nature ; ou plutôt non, ils n’oublient pas leur nature, mais leur férocité, et, tout en persistant dans leur nature, ils changent leur férocité en douceur. Voyez-en la preuve dans ce qui arrive à Daniel. (Dan. 6,22) Entouré de lions, il paraissait comme entouré de brebis qui lui faisaient une garde d’honneur. Telle était, au milieu de cette troupe, sa sécurité ; c’est que la confiance que le juste puisait dans sa vertu réprimait le naturel des bêtes féroces, et ne leur permettait plus de montrer leur férocité ; de la même manière, ce juste admirable supportait facilement le contact des bêtes féroces, et, ni la place trop étroite, ni la longueur du temps, ni cette captivité sans air respirable, ne lui causèrent de malaise et de dégoût ; sa foi en Dieu lui faisait trouver tout facile, et il était, dans cet affreux cachot, comme nous dans les prairies et sous les frais ombrages. C’est parce qu’il accomplissait le commandement du Seigneur que les choses difficiles lui paraissaient faciles. Telle est, en effet, la vertu ordinaire des justes ; quand ils supportent quelque chose pour Dieu, ils ne considèrent pas la réalité qui se montre, mais ils apprécient la cause qui leur commande de supporter ce qu’ils supportent sans peine. Ainsi le bienheureux Paul, ce docteur des nations, chargé de fers, tant de fois traîné devant les juges, affrontant chaque jour les périls, appelle tant de tribulations, d’afflictions insupportables des épreuves légères, non qu’elles le fussent en réalité, mais la pensée de la cause qui les lui imposait lui inspirait un courage qui allait jusqu’à l’indifférence, au milieu de tant d’assauts. Entendez ses paroles : Car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire. (2Cor. 4,18) L’attente, dit-il, de cette gloire qui sera dans l’avenir notre partage, de cette éternelle félicité, nous rend légères ces afflictions continuelles. Voyez-vous comme l’amour de bien rend moins pesante la charge des tribulations, et en supprime le sentiment ? N’en doutez pas ; voilà pourquoi notre bienheureux juste aussi trouvait des charmes dans ces jours de désolation ; c’est que la foi et l’espérance en Dieu nourrissaient son âme. Et le Seigneur Dieu, dit le texte, ferma l’arche par-dehors ; le déluge se répandit pendant quarante jours et quarante nuits, et la terre fut remplie d’eau, et l’arche s’éleva au-dessus de la terre. Voyez encore comme le récit est fait pour augmenter la terreur, pour ajouter à l’horreur du sinistre ! le déluge se répandit pendant quarante jours et quarante nuits, et la terre fut remplie d’eau, et l’arche s’éleva au-dessus de la terre, et l’eau s’accrut et couvrit toute la surface de la terre, et l’arche était portée sur l’eau ; l’eau s’accrut et grossit prodigieusement au-dessus de la terre.
6. Vous voyez quel soin prend l’Écriture pour montrer la grande quantité des eaux, l’inondation grossissant chaque jour. Et l’eau s’accrut, dit le texte, prodigieusement, et toutes les plus hautes montagnes qui sont sous le ciel furent couvertes. L’eau s’éleva de quinze coudées, et inonda toutes les montagnes. Le Dieu de bonté fit bien de fermer l’arche pour épargner au juste ce spectacle ; car si nous, après un si grand nombre d’années, après tant de siècles écoulés, au seul récit de l’Écriture, nous sommes saisis d’épouvante et de stupeur, qu’aurait éprouvé, ce juste, si ses regards avaient vu cet effroyable abîme ? aurait-il pu supporter, un seul moment, ce spectacle ? Ne serait-il pas aussitôt, rien qu’en l’entrevoyant, tombé sans vie, glacé, absolument incapable de résister à cette affreuse image ? Méditez ici, considérez, mes bien-aimés, ce qui nous arrive, quand une pluie médiocre tombe sur nos têtes ; nous sommes dans les angoisses, et nous désespérons, pour ainsi dire, et de l’univers et de notre vie. Qu’aurait éprouvé ce juste, s’il avait vu, à cette prodigieuse hauteur, les eaux montant toujours ? L’eau, dit le texte, s’éleva au-dessus des montagnes, de quinze coudées. Rappelez-vous ici, mes bien-aimés, les paroles du Seigneur, quand il disait : Mon Esprit ne demeurera pas avec les hommes de cette génération, parce qu’ils ne sont que chair ; et encore : La terre est corrompue et remplie d’iniquités ; et encore : Dieu vit la terre et elle était corrompue, car toute chair avait corrompu sa voie. (Gen. 6,3, 11-12) Le monde entier avait donc besoin d’être complètement purifié ; il fallait en laver toutes les taches, supprimer tout le ferment de la première malignité, ne laisser, de cette malignité aucune trace, renouveler, pour ainsi dire, les éléments ; un bon ouvrier, qui voit un vase que ronge une rouille invétérée, le jette au feu, en fait disparaître toute trace de rouille, et rend au vase sa première beauté : c’est ce qu’a fait le Seigneur notre Dieu ; il a purifié le monde entier par ce déluge ; il l’a délivré de la malice des hommes, de la corruption dès longtemps amassée et profonde ; il en a renouvelé la face ; il l’a rétabli, il l’a rendu plus beau, ne permettant pas qu’il restât la moindre trace de ce qui le souillait auparavant L’eau s’éleva au-dessus des montagnes, dit le texte, de quinze coudées. Ce n’est pas sans dessein que l’Écriture nous fait ce récit ; elle veut nous apprendre que, non seulement les hommes, les bêtes de somme, les quadrupèdes, les reptiles furent engloutis, mais, avec eux, et les oiseaux du ciel, et tous les animaux qui vivaient sur les montagnes : je veux dire les animaux sauvages et tous les autres êtres dépourvus de raison. Voilà pourquoi le texte dit : L’eau s’éleva au-dessus des montagnes de quinze coudées. C’est pour vous apprendre que l’arrêt de Dieu a été accompli en réalité. En effet, Dieu avait dit : Je n’attendrai plus que sept jours, et je ferai pleuvoir le déluge sur la terre, et j’exterminerai de dessus la terre toutes les créatures que j’ai faites, depuis l’homme jusqu’aux animaux, depuis les reptiles jusqu’aux oiseaux du ciel. (Gen. 7,4) L’Écriture nous fait ce récit, non seulement pour nous apprendre à quelle hauteur tes eaux sont parvenues, mais pour nous faire voir, en même temps, qu’aucun animal absolument, soit bête féroce, soit bête de somme, n’a été épargné, mais que tout a été supprimé avec le genre humain. Comme tous ces animaux avaient été produits à cause de l’homme, en détruisant l’homme, il était juste de les détruire. Ensuite, après nous avoir montré jusqu’à quelle hauteur les eaux se sont accrues, à savoir, de manière à dépasser de quinze coudées les cimes des plus hautes montagnes, le texte, avec son exactitude accoutumée, nous dit : Toute chair qui se meut sur la terre fut consumée ; tous les oiseaux, toutes les bêtes de somme, toutes les bêtes sauvages, tous les reptiles, tous les hommes moururent, et généralement tout ce qui a vie et qui respire sur la terre. (Gen. 7,21-22) Et ce n’est pas sans dessein et sans raison particulière que le texte a dit : Et tout ce qui respire sur la terre, mais c’est pour vous montrer que tous ont péri, que le juste seul, avec tous ceux qui étaient dans l’arche, a été sauvé ; car ceux-ci, selon le commandement du Seigneur, ayant quitté la terre, étaient montés dans l’arche. Et les eaux détruisirent toutes les créatures qui étaient de la surface de toute la terre, depuis l’homme jusqu’aux bêtes, tant les reptiles que les oiseaux du ciel, tout périt de dessus la terre. Voyez comme, une fois, deux fois, à mainte reprise, le texte nous enseigne que la destruction a été générale, universelle ; qu’aucun être vivant n’y a échappé ; que tout a été étouffé sous les flots, aussi bien tous les hommes que tous les animaux. Il ne demeure que Noé seul, et ceux qui étaient avec lui dans l’arche, et les eaux couvrirent la terre pendant cent cinquante jours.(Id. 24) Pendant ce grand nombre de jours, dit le texte, les eaux restèrent à cette merveilleuse hauteur ; considérez encore ici la grandeur d’âme de l’homme juste et l’excellence de son courage. Que n’a-t-il pas éprouvé dans l’âme en concevant, en Voyant, pour ainsi dire, par la pensée, les corps des hommes, des animaux domestiqués, des animaux purs ou impurs, subissant la mort commune à tous, mêlés ensemble, sans aucune différence, indistinctement ? En outre, qu’a-t-il éprouvé, quand il réfléchissait en lui-même sur le monde dévasté, sur cette vie pleine de douleurs, de toutes parts dépourvue de tente consolation, sans aucun entretien, sans aucun aspect pour charmer les yeux, quand il ignorait combien de temps il lui faudrait supporter la vie dans cette prison ? Tant que le fracas des eaux, que le tourbillon des vagues retentit à son oreille, il sentait chaque jour grandir en lui l’épouvante. Quelles douces pensées pouvaient récréer celui qui voyait, cent cinquante jours durant, toujours le même niveau des ondes, les flots portés à cette hauteur, et rien pour indiquer qu’ils commençassent si peu que ce fût, à s’abaisser. Mais, sachez-le bien, il supportait tout avec courage, parce qu’il connaissait la toute-puissance du Seigneur ; il ne doutait pas de cette vérité, que le Créateur de la nature fait tout, transforme tout comme il lui plaît ; et l’homme juste se résignait à sa condition. C’est que la grâce de Dieu vivifiait, fortifiait son courage, lui procurait une consolation suffisante, prévenait en lui les défaillances, ne lui permettait pas de concevoir une pensée qui ne fût pas virile, qui ne fût pas généreuse. Ce juste avait commencé par montrer tout ce qui dépendait de lui, je veux dire, le zèle de la vertu, la vigueur de la justice, l’excellence de la foi ; bientôt il obtint l’abondance des dons du Seigneur, c’est-à-dire la patience, la force, la douceur de la parfaite résignation, le don de supporter le séjour dans l’arche ; sans indisposition, sans dégoût, sans se plaindre de la cohabitation avec tous ces animaux.
Imitons donc ce juste, nous aussi, je vous en conjure. Hâtons-nous, empressons-nous de contribuer de notre part, afin de nous rendre nous-mêmes dignes aussi des présents du Seigneur. S’il attend les occasions qui viennent de nous, ce n’est que pour nous montrer toute sa munificence. Donc, il ne faut pas que notre indolence nous prive de ses dons ; soyas pleins de zèle, mettons la main à l’œuvre du salut ; prenons résolument la route qui mène à la vertu, afin que nous puissions, aidés du secours d’en haut, atteindre promptement à notre fin bienheureuse ; suspendons-nous à l’espérance en le Seigneur, que ce soit là, pour nous, comme une ancre sûre et solide ; ne regardons pas ce que la vertu a de labeurs, mais voyons après les labeurs, calculons les récompenses, tout fardeau nous sera léger. Le marchand, sorti du port, en pleine mer, ne songe pas seulement pirates, naufrages, monstres marins, vents furieux, tempêtes continuelles, désastres sans nombre ; il calcule les gains à venir quand il aura échappé à tous les périls ; son espérance fait sa force ; il brave aisément tous ces malheurs pour grossir le trésor qu’il rapportera chez lui. L’agriculteur ne pense pas seulement aux travaux pénibles, aux pluies, à la terre stérile, à la nielle, aux sauterelles funestes ; il se représente son grenier rompant sous le poids de ses gerbes, et, son courage supporte tout, et l’attente des biens le rend insensible à la peine ; quelqu’incertaine que soit l’espérance, n’importe ! il se nourrit de l’espérance qui lui montre l’avenir joyeux, et il ne renonce pas aux fatigues ; il fait, au contraire, tout ce qui dépend de lui, attendant le jour où il recevra, de ses fatigues, le riche salaire. Le soldat qui revêt ses armes et va combattre ne pense pas seulement blessures, membres meurtris, attaques subites des ennemis vainqueurs, tous les autres désastres ; il se représente les victoires et les triomphes et il s’équipe de toutes ses armes, quelque incertain que soit l’avenir, quelque perte qui le menace ; chassant de lui toutes ces idées, animé d’une bonne espérance, il secoue l’engourdissement, la torpeur, prend ses armes, court à l’ennemi. Donc, mes bien-aimés, si le marchand, si le soldat, si l’agriculteur, quelqu’incertaine que soit l’espérance, malgré tant de déceptions, tant d’obstacles, vous venez de l’entendre, tant d’empêchements si divers, ne redoutent pas la fatigue, n’abdiquent pas l’espérance de voir d’heureux jours, quelle sera notre excuse si nous reculons devant les difficultés de la vertu ? si nous n’acceptons pas volontiers pour elle tous les labeurs, quand notre espoir est si solide, quand nous voyons, en réserve pour nous, tant de récompenses, tant de couronnes d’un prix infiniment supérieur à tous nos mérites ? Écoutez donc le bienheureux Paul ; après tant d’afflictions, si souvent traîné devant les juges, si souvent chargé de chaînes, après tant de morts affrontées chaque jour : Je suis persuadé que les souffrances de la vie présente n’ont point de proportion avec cette gloire qui sera un jour découverte en nous. (Rom. 8, 18) Quand chaque jour, dit-il, nous subirions la mort, ce qui est impossible à la nature, quoique, par la bonté du Seigneur, l’âme triomphe de la nature et se pare dé si glorieuses couronnes, non, nous ne supportons rien, dit-il, qui mérite les biens qui nous attendent, la gloire qui doit un jour nous être révélée. Voyez de quelle gloire splendide jouissent les partisans de la vertu ! cette gloire dépasse l’éclat des plus belles œuvres que le plus saint puisse montrer à Dieu : eût-il atteint à la plus haute cime de la vertu, cette gloire rayonne plus : encore. Car enfin quelles œuvres magnifiques peut montrer l’homme, qui le soient assez pour répondre à la libéralité du Seigneur ? Si Paul, un tel homme, un si grand homme, disait : Je suis persuadé que les souffrances de la vie présente n’ont point de proportion avec cette gloire qui sera un jour découverte en nous ; s’il disait encore : Je meurs chaque jour. (1Cor. 15,31) ; et encore : J’ai travaillé plus que tous les autres (Id. 5,10), que dirons-nous, nous qui refusons de prendre la moindre peine pour la vertu ? nous qui, dans le relâchement de notre indolence, n’avons pour unique souci que de nous préserver de quelque mince chagrin, quoique pourtant nous sachions bien qu’il n’est possible d’atteindre à la céleste béatitude que par la patience qui supporte les douleurs présentes en aspirant au bonheur à venir ? Ces douleurs nous rendent agréables à Dieu, cette courte fatigue d’ici-bas nous assure la félicité dont jouissent en haut les élus : il nous suffit de vouloir, de suivre le conseil du docteur des nations, d’aller où sa voix nous dit de marcher. Considérez, mes bien-aimés, que quelque tristes que soient les malheurs, ces malheurs n’ont qu’un temps ; les biens qui nous attendent là-haut sont impérissables, éternels. Les choses visibles sont temporelles, les invisibles sont éternelles. (2Cor. 4,18) Supportons donc avec courage ces afflictions temporelles, ne nous fatiguons pas du travail qui fait la vertu, afin de jouir des biens éternels assurés pour jamais ; puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la force, l’honneur, et maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

VINGT-SIXIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et Dieu se souvint de Noé, de toutes les bêtes sauvages, de tous les animaux domestiques, de tous les volatiles et de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l’arche. Et Dieu fit venir un vent sur la terre et l’eau arrêta. » (Gen. 8, 1)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’orateur nous montre la bonté de Dieu s’exerçant envers l’homme jusque dans le châtiment du déluge, comme en toute rencontre. Telle est l’idée fondamentale à laquelle saint Chrysostome revient sans cesse : lorsque Dieu punit il le fait autant par bonté que par justice. – 2. Application de cette thèse à Caïn. Dieu est plus indulgent pour les fautes commises contre lui que pour celles qui offensent le prochain ; rendons à Dieu la pareille. – 3. Explication du texte : Dieu se souvint. Dieu ne prolonge jamais l’épreuve au delà des forces de celui, qui la subit. – 4. Noé laisse partir d’abord le corbeau, puis la colombe. Explication du mot jusqu’à ce que. – 5. Noé reçoit la même bénédiction qu’autrefois Adam. – 6. Exhortation.


1. La grande et ineffable bonté de Dieu, l’excès de sa bienveillance nous est déjà montré par ce qui vient d’être lu, puisqu’elle s’est manifestée, non seulement envers l’animal raisonnable, c’est-à-dire l’homme, mais aussi envers les bêtes de toute espèce. Car étant le Créateur de tout, il montre sa bonté à propos de toutes les créatures : il nous fait voir ainsi tout l’intérêt qu’il porte au genre humain, puisqu’il a tout fait et depuis le commencement pour notre salut. Aussi, même quand il punit, quand il s’irrite, c’est toujours une suite de sa bonté. S’il envoie des châtiments, ce n’est point par haine ou colère ; il veut seulement arracher la racine du mal pour qu’elle ne se multiplie pas. Aussi, comme je vous le dis, il n’a fait le déluge que par intérêt pour ceux qui s’étaient livrés à l’iniquité. Mais, direz-vous, quel est cet intérêt qui consiste à noyer ? Imprudent, ne parlez point témérairement, mais acceptez avec reconnaissance toutes les actions de Dieu, et sachez qu’il y a là justement la plus grande preuve d’intérêt. Ces pécheurs incurables qui, chaque jour, élargissent leurs blessures et se font des plaies que rien ne peut guérir, n’était-ce pas un grand bienfait de les arracher à un état si déplorable ? Et la manière de les punir n’est-elle pas pleine de douceur ? Eux qui devaient de toute manière payer leur dette à la nature, leur faire, en guise de punition, abandonner la vie sans avoir le sentiment de la mort, et sans aucune souffrance, n’était-ce pas beaucoup, de sagesse et de bonté ? Si nous faisons à ce sujet de pieuses réflexions, nous verrons qu’une pareille punition a été un bienfait, non seulement pour ceux qui l’ont subie, mais pour leurs successeurs qui en ont remporté deux grands avantages ; d’abord de ne pas être enveloppés dans la même destruction, ensuite d’en avoir tiré une leçon de prudence et de sagesse ; aussi, que de grâces ne doivent-ils pas à Dieu ! En effet, par la punition de leurs prédécesseurs et par la crainte d’en subir une pareille, ils sont devenus meilleurs ; de plus, tout le levain du mal a été supprimé, et il n’est plus resté personne pour enseigner le vice et l’iniquité. Voyez comment même les punitions et les supplices deviennent des bienfaits et annoncent la providence de Dieu à l’égard de la nature humaine. Si l’on veut, dès l’origine énumérer tous les châtiments, on trouvera que c’est dans ces intentions qu’ils ont été infligés aux pécheurs. Par exemple, quand Adam a pêché, son exil du paradis n’était pas seulement une punition, mais un bienfait. Et comment, direz-vous, peut-on considérer comme un bienfait ce renvoi du paradis ? Ne jugez pas uniquement d’après les faits, mes bien-aimés, n’étudiez pas légèrement les actions de Dieu, mais creusez au fond de l’abîme de sa bonté et tout s’expliquera comme je vous l’ai dit. Dites-moi si Adam, après sa faute, avait encore pu jouir des mêmes biens, jusqu’où ne serait-il pas tombé ? Après les ordres qu’il avait reçus, il n’en a pas moins écouté le serpent tentateur et succombé aux pièges que le diable lui tendait ainsi, afin de le faire tomber dans le péché de désobéissance, en le flattant de devenir l’égal de Dieu ; si donc il était resté dans le même état d’honneur et de bonheur, n’aurait-il pas ensuite accordé au démon perfide plus de croyance qu’au Créateur de l’univers, et n’aurait-il pas eu sur lui-même des idées encore plus exagérées ? Car telle est la nature des hommes si rien ne s’oppose à leurs fautes, si rien ne les inquiète, ils se laissent entraîner à l’abîme. Je puis encore vous montrer d’une autre manière que l’exil d’Adam et sa condamnation étaient des preuves de clémence, car, en le renvoyant du paradis et en le plaçant dans les environs, Dieu le corrigea pour le moment et l’affermit pour la suite en lui faisant voir par cette preuve combien le démon était trompeur. Dieu porta contre lui la sentence de mort pour ne pas l’exposer à pécher continuellement pas désobéissance.
Ne voyez-vous pas que ces punitions de l’exil et de la mort étaient, en effet, des marques de clémence ? Je puis ajouter encore autre chose. Et quoi donc ? C’est que Dieu, en déployant ainsi sa colère contre Adam, a voulu, non seulement le favoriser par une punition salutaire, mais aussi corriger sa postérité par son exemple. Car si par la suite son fils Caïn, après avoir vu son père chassé du paradis, privé de sa gloire ineffable et frappé d’une malédiction terrible : tu es terre et tu rentreras dans la terre (Gen. 3,19) ; si Caïn n’est pas devenu meilleur, mais encore plus coupable, à quelles criminelles folies ne serait-il pas arrivé s’il n’avait pas vu le sort de son père ? Et, ce qui est bien digne d’admiration, en punissant celui qui commit de tels crimes et souilla la terre d’un homicide, Dieu mêla encore la miséricorde au châtiment.
2. Comprenez la grandeur de la bonté divine relativement à Caïn ! quand il eut gravement offensé et méprisé Dieu par son sacrifice (en effet, il ne faisait point un partage convenable, mais il offrait sans choix), Dieu ne lui dit rien de dur ni de pénible, quoique sa faute ne fût pas commune et ordinaire, mais très-importante, car si ceux qui veulent honorer des hommes, c’est-à-dire leurs semblables, tiennent à leur offrir et à leur donner ce qu’il y a de meilleur et de plus beau, combien était-il plus obligatoire à un homme d’offrir à Dieu tout ce qu’il avait de plus rare et de plias précieux ! Eh bien ! tandis qu’il péchait ainsi et le méprisait à ce point, Dieu ne le punit pas, ne lui infligea aucune peine ; mais il lui dit, avec la douceur d’un ami parlant à un ami : Tu as péché, tiens-toi en repos. (Gen. 4,7) Ainsi il lui signala son péché et lui conseilla de ne pas continuer. Voyez-vous quelle bonté parfaite ? Mais non seulement Caïn ne profita pas d’une pareille patience, mais il ajouta de nouvelles fautes aux premières et alla jusqu’à assassiner son frère ; or, même en ce moment Dieu lui montrait encore une grande douceur en commençant par l’interroger et lui permettant de se justifier ; mais comme il persista dans son impudence, Dieu le punit, mais pour le corriger et mêlant toujours beaucoup de miséricorde à son arrêt.
Vous voyez que Dieu pardonna une faute qui s’adressait à lui-même, quoiqu’elle fût grave ; mais quand Caïn s’arma contre son frère, il le blâma et le maudit. Faisons de même et imitons le Seigneur ; si quelqu’un a péché contre nous, pardonnons-lui et remettons cette faute à celui qui l’a commise, ne punissons que si la faute regarde Dieu. Mais je ne sais comment il se fait que c’est tout le contraire ; nous laissons impunis tous les péchés qui offensent Dieu, mais pour la moindre faute qui nous touche nous devenons des accusateurs et des juges sévères, sans songer que nous excitons ainsi le Seigneur contre nous-mêmes.
Pour reconnaître que c’est souvent l’usage de Dieu de remettre les péchés qui le touchent et de rechercher sévèrement ceux qui touchent le prochain, écoutez saint Paul : Si un homme a une femme infidèle, mais qu’elle désire cohabiter avec lui, qu’il ne la renvoie pas. Et si une femme a un mari infidèle, mais qu’il désire cohabiter avec elle, qu’elle ne le renvoie pas. (1Cor. 7,12-13) Voyez quelle condescendance ! Être gentil, infidèle, n’est pas un obstacle à la cohabitation quand on la désire. Qu’une femme soit de la religion des Gentils et infidèle, si elle veut cohabiter avec son mari, qu’il ne la repousse pas. Et il ajoute : que sais-tu, femme, si tu ne dois pas sauver ton mari ? que sais-tu, mari, si tu ne dois pas sauver la femme  ? (1Cor. 7,7,16) Écoutez encore le Christ qui dit à ses disciples : Je vous le dis, tout homme qui renverra sa femme, excepté pour cause de fornication, l’expose a l’adultère. (Mt. 5,32) Quel excès de bonté ! Même si elle est de croyance infidèle, de race étrangère, gardez-la si elle y consent ; mais si elle a péché contre vous, si elle a oublié ses promesses et qu’elle ait préféré une autre union, vous pouvez la repousser et la renvoyer. Songeons à tout cela et cherchons pour tant de bienveillance à rendre à Dieu la pareille ; comme il remet les péchés qui sont faits contre lui et qu’il punit sévèrement ceux qui s’adressent à nous, nous, de même, remettons toutes les offenses que nous souffrons du prochain, mais ne négligeons jamais de venger les offenses faites à Dieu. Cela sera extrêmement avantageux pour nous et rie le sera pas moins pour ceux qui seront ainsi corrigés. Peut-être mon préambule a-t-il été un peu long aujourd’hui. Mais qu’y faire ? Cela m’est arrivé malgré moi, et le courant du discours m’a entraîné.
Puisque nous avions à parler du déluge, il était nécessaire d’expliquer à votre charité que les punitions infligées par Dieu sont plutôt des miséricordes que des punitions : c’est ce qui a lieu pour le déluge. Car de même qu’un père chérit toujours ses enfants, de même Dieu fait tout par intérêt pour les hommes. Pour apprendre par le discours d’aujourd’hui et par la lecture d’hier l’étendue de cette bienveillance, écoutez les paroles de l’Écriture sainte. Hier vous avez entendu celles du bienheureux Moïse ; L’eau s’éleva sur la terre pendant cent cinquante jours (Gen. 7,24) (c’est là que nous en étions restés) ; voici la suite : Dieu se souvint de Noé, et de toutes les bêtes, de tous les animaux, domestiques, de tous les volatiles, de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l’arche.
3. Voyez encore comme l’Écriture sainte s’abaisse jusqu’à nous. Dieu, dit-elle, se souvint. Comprenons cela, mes bien-aimés, d’une manière digne de Dieu et n’expliquons pas la vulgarité de ces paroles avec la faiblesse de notre nature. Considéré par rapport à Dieu, ce mot est indigne de son ineffable nature, mais il a été dit pour se conformer à notre faiblesse. Dieu se souvint de Noé : Car après avoir raconté, comme je l’ai déjà exposé à votre charité, qu’il avait plu pendant quarante jours et autant de nuits, que l’eau était restée pendant cent cinquante jours, élevée de quinze coudées au-dessus des montagnes, et que pendant tout ce temps le juste était resté dans l’arche ; sans pouvoir respirer l’air et habitant avec toutes les brutes, alors Dieu se souvint de Noé. Qu’est-ce à dire ? il se souvint ! C’est-à-dire il eut pitié du juste et de sa position dans l’arche ; il eut pitié d’un homme souffrant tant d’ennuis et d’embarras et ignorant quand ces désagréments finiraient. Songez, je vous prie, aux pensées qu’il devait avoir dans quarante jours et quarante nuits pendant lesquels se déchaînaient les eaux impétueuses, et voyant que durant cent cinquante jours elles restaient à la même hauteur sans commencer à descendre ; le plus fâcheux, c’est qu’Il ne pouvait voir ce qui s’était passé ; enfermé comme il l’était et ne pouvant juger par ses yeux de l’étendue du mal, sa douleur s’en augmentait, et chaque jour il supposait les désastres plus horribles. Pour moi, je m’étonne comment il ne fut pas lui-même englouti par la douleur, en réfléchissant à la destruction du genre humain, à l’isolement de sa famille et à l’existence pénible qu’elle allait mener. Mais la cause de tous ses biens, ce fut sa foi en Dieu, qui lui donna la force de résister et de tout supporter ; nourri de cet espoir, il était insensible à toutes les afflictions. D’un côté, s’il fit ce qui dépendait de lui en montrant beaucoup de foi, de résignation et de courage, de l’autre voyez quelle est la bonté de Dieu à son égard. Dieu se souvint de Noé. Ce n’est pas sans raison qu’il est dit : se souvint. Comme l’Écriture sainte a déjà rendu témoignage pour le juste, en lui disant : Entre dans l’arche parce que j’ai vu que tu étais juste dans cette génération (Gen. 7,1), elle dit maintenant : Dieu se souvint de Noé, c’est-à-dire du témoignage qu’il lui avait rendu. Il n’abandonne pas le juste longtemps, il ne diffère pas sa délivrance au-delà de ce qu’il pouvait supporter et quand cette heure est venue il le comble toujours de ses bienfaits. Sachant l’infirmité de notre nature, s’il permet que nous soyons tentés, il proportionne l’épreuve à notre faiblesse et fait en sorte que ses récompenses prouvent notre courage et sa miséricorde. Aussi saint Paul dit : Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez éprouvés au-delà de vos forces, mais en même temps que l’épreuve, il vous donnera un moyen d’en sortir et de n’y pas succomber. (1Cor. 10,13) Mais le juste conservait toujours son courage et sa résignation, en supportant par sa confiance en Dieu le séjour et les ennuis de l’arche ; aussi est-il dit : Dieu se souvint de Noé. Ensuite, pour vous faire connaître l’abîme de la divine miséricorde, l’Écriture sainte ajoute : Et de toutes les bêtes, de tous les animaux domestiques, de tous les volatiles, de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l’arche.
Voyez comme Dieu atout fait pour l’homme. Avec les hommes qui ont péri par le déluge, il a fait périr la généralité des animaux ; mais, voulant montrer sa miséricorde envers le juste, il a voulu aussi, par égard pour lui, étendre ses soins et sa bonté jusque sur les êtres sans raison, les quadrupèdes, les volatiles et les reptiles. Dieu se souvint de Noé, de, toutes les bêtes, de tous les animaux domestiques, de tous les volatiles et de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l’arche. Et Dieu fit souffler un vent sur la terre, et l’eau cessa de monter. Se rappelant Noé et tout ce qui était avec lui dans l’arche, il fit arrêter l’impétuosité de l’eau pour montrer peu à peu sa bonté. Le juste alors pouvait respirer et calmer ses inquiétudes, puisqu’il recouvrait à la fois l’air et la lumière. Dieu fit souffler un vent sur la terre, et l’eau cessa de monter. Les fontaines de l’abîme et les cataractes du ciel furent fermées. Voyez comment tout cela est exprimé dans le style des hommes. Les fontaines de l’abîme et les cataractes du ciel furent fermées, et, la pluie du ciel fut arrêtée. Cela signifie que le Seigneur avait ordonné aux eaux de revenir à leurs places et de ne plus en sortir, mais de baisser graduellement. L’eau descendait de la terre et diminuait pendant cent cinquante jours. Comment la raison pourra-t-elle jamais comprendre cela ? Soit, la pluie a cessé, les sources n’ont plus coulé et les cataractes du ciel ont été fermées ; mais comment toute cette eau a-t-elle disparu ? L’abîme s’étendait sur toute la terre. Comment donc une si grande masse d’eau a-t-elle pu tout à coup diminuer ? Qui pourra jamais l’expliquer par la raison humaine ? Que nous reste-t-il à dire ? C’est l’ordre de Dieu qui a tout fait.
4. Ne cherchons donc pas trop curieusement à explorer comment tout s’est passé : croyons seulement. C’est la volonté de Dieu qui a ouvert l’abîme ; c’est encore sa volonté qui l’a fermé et a fait revenir les eaux à la place que le Seigneur leur a marquée et que lui seul connaît. L’arche s’arrêta le septième mois et le vingt-septième jour de ce mois sur les monts d’Ararat. L’eau décrut jusqu’au dixième mois et l’on commença à voir les sommets des montagnes le premier jour du dixième mois. Voyez quel changement rapide et combien les eaux étaient baissées pour que l’arche s’arrêtât sur les montagnes. L’Écriture avait dit que l’eau dépassait les montagnes de quinze coudées : maintenant elle dit que l’arche s’est arrêtée sur les montagnes d’Ararat, que l’eau a décru peu à peu jusqu’au dixième mois jusqu’à laisser voir alors les sommets des montagnes. Réfléchissez, je vous prie, à la fermeté du juste quia été tenu, pendant tant de mois, renfermé dans les ténèbres. Il arriva, après quarante jours, que Noé ouvrît la fenêtre qu’il avait faite à l’arche, et il envoya un corbeau pour voir si l’eau avait quitté la terre. Le juste n’ose pas encore regarder par lui-même, mais il envoie un corbeau pour apprendre de cette manière s’il y avait un heureux changement. Mais le corbeau ne revint pas jusqu’à ce que les eaux fussent séchées sur la terre. L’Écriture ajoute ce mot jusqu’à ce que ; ce n’est pas que le corbeau soit revenu plus tard, mais tel est le langage propre de l’Écriture sainte. Il serait facile de trouver d’autres exemples de cette habitude et de vous en indiquer beaucoup ; mais pour ne pas vous rendre négligents en vous disant tout, nous vous laissons à sonder l’Écriture et à chercher dans quelles circonstances elle emploie des locutions semblables. Il s’agit maintenant de vous dire pourquoi cet oiseau n’est pas revenu. Peut-être cet oiseau immonde, après la retraite des eaux, avait trouvé des cadavres d’hommes et de bêtes, et, rencontrant une nourriture qui lui convenait, s’y était arrêté, ce qui même donnait au juste une bonne raison pour espérer, car si le corbeau n’avait rien trouvé pour se soutenir, il fût revenu. Pour savoir s’il en était ainsi, le juste, dont la confiance s’augmentait, envoya une colombe, oiseau privé et familier, d’une grande douceur et qui ne se nourrit que de graines ; aussi il est compté parmi les oiseaux purs. Et il envoya la colombe pour voir si l’eau avait cessé de couvrir la face de la terre. Mais la colombe n’ayant pas trouvé où poser ses pieds, retourna vers lui dans l’arche, parce que l’eau était sur toute la face de la terre. Ici il faut chercher comment l’Écriture sainte, après avoir dit plus haut que l’on voyait les sommets des montagnes, dit maintenant que la colombe est revenue à l’arche parce qu’elle n’avait pas trouvé où se poser : et que l’eau couvrait toute la face de la terre. Lisons ce passage avec attention et nous en saurons la cause : il n’est pas dit simplement où se poser, mais où poser ses pieds, ce qui nous montre que malgré la retraite des eaux et la réapparition des sommets des montagnes, l’abondance de l’inondation avait laissé sur ces sommets une grande masse de limon. Aussi la colombe ne pouvant s’arrêter nulle part, ni trouver la nourriture qui lui convenait, revint à l’arche, montrant au juste par son retour qu’il y avait encore une grande quantité d’eau. Ayant étendu la main, il la prit avec sa main et la ramena à lui dans l’arche. Voyez quelle douceur dans cet oiseau, comment son retour montra au juste qu’il fallait prendre encore un peu de patience. Et ayant attendu encore sept jours, il fit partir la colombe de l’arche. Et la colombe revint vers lui le soir, portant dans son bec une feuille cueillie à un olivier. Ce n’est pas au hasard ni sans raison qu’il est écrit le soir : nous voyons par là, qu’après s’être nourrie tout le jour de la nourriture qui lui convenait, elle revenait le soir portant dans son bec ce qu’elle avait cueilli sur un olivier. Cet animal est doux et très-familier. Aussi revint-il, et par cette feuille d’olivier, il apporta au juste une grande consolation. Mais l’on dira peut-être : où a-t-il trouvé cette feuille ? Tout cela est arrivé conformément aux desseins de Dieu, d’après lesquels la colombe a trouvé l’arbre, a cueilli là feuille et l’a rapportée au juste. Du reste, l’olivier est toujours vert, et il est probable qu’après la retraite des eaux, cet arbre avait encore ses feuilles. Ayant attendu encore sept autres jours ; il fit partir la colombe et 'elle ne revint plus à lui. Voyez que le juste reçoit toujours la consolation dont il a besoin. Quand la colombe rentre avec la feuille d’olivier dans son bec, il conçoit déjà de grandes espérances : maintenant quand elle fut sortie pour ne plus rentrer, c’était la meilleure preuve qu’elle avait trouvée ce qu’il lui fallait et que les eaux avaient complètement disparu. Et pour voir qu’il en était ainsi, écoutez la suite : Il arriva, dans la six-cent et unième année de la vie de Noé, le premier mois, que l’eau se retira de la face de la terre. Et Noé enleva la couverture de l’arche qu’il avait construite et vit que l’eau avait quitté la surface de la terre.
5. Ici encore je ne puis m’empêcher d’admirer avec stupéfaction là vertu du juste et la bonté de Dieu. Comment, en effet, respirant l’air après si longtemps et ouvrant les yeux à la vue du ciel, n’a-t-il pas été ébloui et aveuglé ? Car vous savez que c’est ce qui arrive d’ordinaire à ceux qui ont passé, même peu de temps, dans l’obscurité et les ténèbres, lorsqu’ils revoient l’éclat du jour. Mais ce juste, pendant une année entière et des mois si pénibles passés dans l’arche presque sans, lumière, en revoyant tout-à-coup les splendeurs du soleil, n’éprouva aucun accident semblable. C’était la grâce de Dieu et la patience qu’il lui avait accordée, qui avaient donné plus de vigueur même à ses facultés corporelles, et les avaient élevées au-dessus de leur nature. Au second mois la terre fut séchée, le vingt-septième jour, de ce mois. Ce n’est pas sans raison que l’Écriture sainte raconte tout avec tant d’exactitude : c’est – pour rions montrer que tout fut terminé à cet anniversaire, pour faire briller, la patience du juste et compléter la purification de la terre. Ensuite, après que toute la création eut été comme lavée de tout ce qui la souillait, eut effacé les taches qu’y avait laissées la perversité humaine, et que sa figure fut devenue radieuse, c’est alors que le juste put enfin sortir de l’arche, et se délivrer de sa cruelle prison. Le Seigneur dit à Noé : Sors de l’arche, toi et tes fils, et ta femme, et les femmes de tes fils avec toi, ainsi que tous les animaux qui sont avec toi, toute chair, depuis les volatiles jusqu’aux bestiaux et aux reptile qui se meuvent sur la terre : fais-les sortir avec toi ; croissez et multipliez sur la terre. Voyez comment Dieu, dans sa bonté, donne au juste toute sorte de consolations. Il le fait sortir de l’arche, avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, avec tous les animaux ; et pour ne pas le laisser ensuite dans un profond découragement s’il pouvait se demander avec anxiété quelle serait sa vie dans ce désert, habitant seul une si vaste étendue sans y rencontrer d’êtres vivants, après lui avoir dit sors de l’arche et emmène tout ce qui est avec toi, il ajoute : Croissez et multipliez sur la terre.
Voyez comment le juste reçoit cette bénédiction d’en haut, qu’Adam avait reçue avant le péché ; car aussitôt après là création, Dieu les bénit en disant : Croissez, multipliez et gouvernez la terre. De même, il est dit à Noé : Croissez et multipliez sur la terre. De même que le premier est l’origine et la racine de tous ceux qui ont précédé le déluge, de même notre juste est comme le levain, l’origine et la racine de tout ce gui a suivi le déluge. C’est de lui que viennent nos générations actuelles, pour lui que la création tout entière a recouvre sa beauté propre, que la terre a pu donner des fruits et que tout a été réorganisé pour servir l’homme. Noé sortit, lui et sa femme et les femmes de ses fils avec lui ; et tous les animaux, les bestiaux, les oiseaux, les reptiles se mouvant sur terre, tous suivant leur espèce, sortirent de l’arche. Après avoir reçu l’ordre du Seigneur et sa bénédiction dans ces termes : Croissez et multipliez, il sortit de l’arche avec tout ce qui s’y trouvait. Et ensuite il vivait seul sur la terre avec sa femme, ses fils et les femmes de ses fils. Mais sitôt qu’il fut sorti, il montra sa reconnaissance naturelle en rendant grâce au Seigneur tant pour le passé que pour l’avenir. Mais, si vous le voulez bien, afin de ne pas être trop long, nous renverrons à demain ce qui regarde la reconnaissance du juste et nous n’en parlerons pas maintenant ; nous vous supplions de porter sans cesse vers ce bienheureux votre attention et votre zèle, pour étudier la perfection de sa vertu et pour chercher à l’égaler. Considérez, je vous en conjure, combien est grand le trésor de sa vertu, puisque, après tant de jours que j’ai consacrés à vous en parler, je n’ai pu encore terminer ce que j’avais à vous en dire. Que parlé-je de terminer ! Nous n’y parviendrons jamais, quoique nous puissions dire : nous et nos successeurs, nous aurons beau parler, nous n’épuiserons pas ce sujet : telle est l’excellence de la vertu ! L’exemple de ce juste suffirait, si nous le voulions bien, pour instruire la nature humaine et l’engager à imiter cette vertu. Car si Noé, seul au milieu de tant de méchants et n’ayant pas un ami, est parvenu à ce comble de vertu, quelle sera notre excuse, à nous qui ne rencontrons pas lés mêmes obstacles, et qui ce, pendant sommes si négligents pour les bonnes œuvres ? Il ne s’agit pas seulement de cette existence de cinq cents ans pendant laquelle il était forcé de vivre au milieu ries méchants qui le raillaient et l’insultaient ; cette année qu’il passa tout entière dans l’arche me parait valoir tout le reste. Ce juste y éprouvait une infinité d’afflictions et d’angoisses, par la privation d’air et le voisinage de tant d’animaux : au milieu de tout cela son esprit restait inébranlable, sa volonté inflexible, ainsi que sa foi envers Dieu, qui lui rendait tout facile et léger à supporter. Il est vrai que, s’il faisait beaucoup de lui-même ; Dieu avait été prodigue envers lui. Malgré les tourments qu’il supportait dans l’arche, du moins il évitait une terrible catastrophe et il échappait à la destruction universelle. Aussi en échange de ces angoisses et de cette insupportable prison, il avait le repos et la sécurité, en même temps que la divine bénédiction : aussi montra-t-il sa reconnaissance, et vous le verrez toujours commencer par là. Dans les premiers temps de sa vie, il a pratiqué toutes les vertus et fui tous les vices dont ceux qui vivaient alors étaient infectés, ce qui lui a épargné loué punition et l’a fait sauver lui seul pendant que tous les autres étaient submergés : de même aussi, comme il a conservé la foi et qu’il a supporté avec reconnaissance son séjour dans l’arche, il a reçu encore une nouvelle effusion de grâce divine ; à peine sorti de l’arche et revenu à ses premières habitudes il a obtenu a bénédiction, et montrant toujours la même reconnaissance il a rendu grâce à Dieu qui l’a encore honoré de plus grands bienfaits. Car c’est ce que fait Dieu : ce que nous lui offrons peut-être sans importance ni valeur ; mais enfin, si nous l’offrons, il nous récompense libéralement. Et pour vous faire voir toute la pauvreté humaine et toute la munificence de Dieu, écoutez bien ceci : si nous voulons faire une offrande à Dieu, que pouvons-nous faire de plus que de lui offrir des paroles d’action de grâces ? Ce qu’il fait pour nous, au contraire, nous le voyons par des œuvres. Or, quelle différence entre les paroles et les œuvres ! Le Seigneur n’a pas besoin de nous et ne nous demande rien que des paroles : Si même il exige cette reconnaissance verbale, ce n’est pas qu’il en ait besoin, mais c’est pour que nous ne soyons point ingrats et que nous reconnaissions l’Auteur de tant de bienfaits. Aussi saint Paul nous dit : Soyez reconnaissants. (Col. 3,15) C’est là surtout ce que Dieu nous demande. Ainsi ne soyons point ingrats ; ne montrons point de paresse pour remercier Dieu, puisque nous recevons ses bienfaits : il nous en reviendra de nouveaux avantages. Si nous sommes reconnaissants des bienfaits passés, nous en recevrons encore de plus grands, et de plus nous donnerons des forces à notre confiance. Seulement, je vous en conjure, méditons, méditons en nous-mêmes, chaque jour et à chaque heure, s’il est possible, non seulement les bienfaits que nous avons reçus du Créateur et que nous partageons avec toute la nature humaine, mais ceux que nous recevons chaque jour et en particulier.
Que parlé-je de bienfaits quotidiens et particuliers ? Remercions encore Dieu de tous ceux qu’il nous accorde et que nous ne connaissons pas. Quand il est inquiet pour notre salut, il nous oblige sauvent à notre insu, souvent même il nous sauve des dangers et nous accorde encore d’autres grâces. C’est une source de clémence qui répand sans cesse ses flots sur le genre humain : Méditons à ce sujet et cherchons à remercier le Seigneur de ses bienfaits passés et à nous préparer à ceux de l’avenir de manière à ne pas en paraître indignes : c’est alors que nous pourrons bien diriger notre existence et fuir le vice. Car le souvenir des bienfaits est une excellente préparation à une vie vertueuse il nous empêche de tomber dans l’indifférence et l’oubli, et de tourner au mal. Un esprit attentif et vigilant remercie toujours, dans les mauvais succès comme dans les bons, et ne se laisse point abattre par les vicissitudes de la vie ; il s’en fortifie davantage, et il considère l’ineffable providence de Dieu qui déploie, même dans nos adversités, assez de sagesse et de ressources, quoique nous ne puissions pas comprendre toute la profondeur de ses desseins, pour montrer qu’il veille encore sur nous.
6. Aussi soyons toujours disposés à lui rendre sang cesse grâce de toutes choses, quoi qu’il arrive. C’est pour cela qu’il a fait de nous des êtres raisonnables et différents des animaux ; c’est pour louer, célébrer, glorifier sans cesse le Seigneur créateur de toutes choses. C’est pour cela que son souffle a fait naître notre âme et qu’il nous a accordé la parole, afin d’apprécier ses bienfaits, de reconnaître sa puissance et de montrer que nous ne sommes point ingrats en le remerciant selon nos forces. Car si les hommes, c’est-à-dire nos semblables, exigent de nous des remerciements pour le moindre bienfait, non pas qu’ils s’inquiètent de notre reconnaissance, mais pour en tirer gloire, combien ne devons-nous pas remercier Dieu qui ne veut que nous rendre service ? Notre reconnaissance glorifie les hommes qui nous ont obligés ; celle que, nous marquons à Dieu nous glorifie nous-mêmes. En effet, quoiqu’il n’ait pas besoin de nos remerciements, il les désire, mais c’est pour en faire retomber sur nous tout l’avantage et nous rendre dignes d’une protection encore plus grande. Sans doute nos louanges ne sont pas dignes de lui ; comment cela se pourrait-il avec la faiblesse de la nature qui nous enchaîne ? Mais pourquoi parler de la nature humaine ? Pas même les intelligences incorporelles et invisibles, les puissances et les dominations, les chérubins et les séraphins ne pourraient célébrer dignement sa gloire. Nous n’en devons pas moins, selon nos forces, lui exprimer notre reconnaissance et glorifier sans cesse notre Seigneur par les louanges que lui adresse notre voix et par la pureté de notre vie. Car la meilleure glorification de Dieu consiste à le faire célébrer par des milliers de langues. Or, tout homme vertueux engage tous ceux qui le voient à célébrer le Seigneur ; et cette glorification dont il est cause loi attire de la part de Dieu une grande et ineffable bénédiction. En effet, peut-il y avoir rien de plus glorieux pour nous, non seulement de célébrer par nos propres voix la gloire du bon Dieu, mais d’engager tous nos semblables à le glorifier avec nous ? Pour cela, mes bien-aimés, rien ne vaut une conduite irréprochable. Aussi le Seigneur dit : Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Dieu qui est aux cieux. (Mt. 5,16) De même que la lumière dissipe les ténèbres, de même l’éclat de la vertu repousse le mal et écarte les ténèbres de l’erreur en excitant à louer Dieu ceux devant qui elle brille. Aussi faisons nos efforts pour que nos œuvres aient cet éclat qui fait glorifier le Seigneur. Si le Christ a parlé ainsi, ce n’est pas pour que nous fassions montre de nos actions ; loin de là ! C’est pour que nous veillions sur notre vie avec assez de soin, pour qu’il nous approuve, pour ne donner à personne occasion de blasphémer, et que nos bonnes actions excitent tous ceux qui nous voient à glorifier le Dieu tout-puissant. C’est alors, en effet, c’est alors que nous attirerons sur nous toute sa bienveillance, que nous pourrons éviter les châtiments et obtenir les biens ineffables, par la grâce et la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, soient gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

VINGT-SEPTIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et Noé dressa un autel au Seigneur, et il prit de tous les oiseaux purs, et il offrit un holocauste sur l’autel. » (Gen. 8,20)

ANALYSE. modifier

  • 1. Les bienfaits de Dieu envers notre race sont innombrables ; le plus grand, le plus incompréhensible de tous, c’est la venue de son Fils unique en ce monde. – 2. Dieu agrée les sacrifices que lui offrent les hommes pour exercer leur reconnaissance. – 3. La foi et la bonne intention donnent à nos œuvres leur mérite. – 4. La bonté de Dieu se manifeste dans la promesse qu’a fait de ne plus détruire le genre humain par le déluge, par la permission qu’il accorde à l’homme de se nourrir de la chair des animaux. – 5. La défense de manger le sang des animaux a été faite pour adoucir la naturelle cruauté de l’homme. – 6-8. Exhortation au pardon des injures et a l’amour des ennemis.

1. Vous avez vu hier comment la bonté du Dieu clément fit sortir le juste de l’arche et le délivra d’une pareille habitation, d’une prison si triste et si pénible, et comment il récompensa sa patience en disant : Croissez et multipliez. Apprenons aujourd’hui combien Noé a été sensible et reconnaissant, et comment il s’est ainsi attiré de la part de Dieu des grâces encore plus grandes. C’est ce que fait Dieu quand il rencontre des cœurs touchés de ce qu’il a déjà fait, il leur prodigue encore de nouvelles faveurs. Cherchons donc à remercier le Seigneur Dieu de tous les biens qu’il nous a déjà accordés, afin d’en mériter de plus grands encore n’oublions jamais les faveurs que Dieu nous a faites, et songeons-y constamment pour lui offrir sans cesse nos actions de grâces, quoiqu’elles soient si nombreuses que notre mémoire ne suffise pas pour retenir et compter tous les biens que nous en avons reçus, Qui pourrait en effet examiner tout ce que nous avons déjà reçu, tout ce qui nous est promis et tout ce que nous recevons chaque jour ? Dieu nous a tirés du néant à l’être, il nous a donné un corps et une âme, nous a créés raisonnables, nous a donné cet air que nous respirons, a formé création pour le genre humain : il avait voulu, dans l’origine, que l’homme vécût dans le paradis sans douleur ni travail, égal aux anges et aux puissances incorporelles et supérieur aux exigences de la chair, malgré le corps qui l’enveloppait. Ensuite quand l’homme, par sa négligence, eut succombé au piège diabolique que lui tendait le serpent, Dieu ne cessa point d’être bon pour ce pécheur, ce coupable : par sa punition même, comme nous l’avons dit hier, il montra l’excès de sa bonté et lui accorda encore une infinité d’autres bienfaits. Par la suite des temps, la race s’étant accrue et se détournant vers le mal, quand Dieu eut vu que les plaies étaient incurables, il détruisit tous ces artisans du vice, comme un mauvais levain, laissant ce juste pour en faire la racine et l’origine du genre humain. Voyez encore quelle est sa bonté envers ce juste. C’est par lui et ses fils qu’il a fait multiplier l’humanité en foule innombrable : peu à peu, choisissant des justes, je veux dire les patriarches, il les a établis comme les précepteurs du genre humain, capables d’entraîner tout le monde par l’exemple de leurs vertus, et comme des médecins, de guérir les maladies morales. Il les a conduits ; tantôt en Palestine, tantôt en Égypte, afin de montrer à découvert, d’un côté la patience de ses serviteurs, et, de l’autre, de déployer toute sa puissance : ainsi, il s’est toujours montré empressé pour le salut de la race humaine, en suscitant des prophètes, et leur faisant accomplir des signes et des miracles. En un mot, de même que nous ne pourrions pas, avec mille efforts, compter le nombre des flots de la mer, de même nous ne pourrions énumérer la variété des bienfaits que Dieu a épanchés sur notre nature. Enfin, quand il vit qu’après tant de bienveillance de sa part et sa miséricorde inouïe, la race humaine était encore retombée, sans avoir pu être retenue par les patriarches, les prophètes, les miracles les plus frappants, les châtiments et les avertissements si souvent répétés, enfin par les captivités consécutives, Dieu ayant pitié de notre race, pour guérir nos âmes et nos corps, nous envoya son Fils unique, sortant, pour ainsi dire, des bras paternels ; il lui fit prendre la forme d’un esclave dans le sein d’une Vierge, vivre avec nous et supporter toutes nos misères pour enlever de la terre au ciel notre race abattue sous le poids de ses péchés. Le fils du tonnerre, frappé de l’excès de bonté que Dieu avait déployé à l’égard du genre humain, nous disait à haute voix : C’est ainsi que Dieu a aimé le monde. (Jn. 3,16) Voyez quels prodiges renferme ce mot : C’est ainsi ! Il fait comprendre la grandeur de ce qui va suivre, et c’est pourquoi l’Écriture commence ainsi. Donnez-nous donc, ô saint Jean, l’explication de ce mot, c’est ainsi dites-nous l’étendue, la grandeur, l’excellence d’un pareil bienfait. C’est ainsi que Dieu a aimé le monde, au point de nous donner son Fils unique, pour que tout homme croyant en lui ne meure pas, mais ait la vie éternelle.

Voilà la cause de la venue du fils de Dieu en ce monde, il y est venu pour que les hommes qui allaient périr, trouvassent une occasion de salut dans la foi en lui. Qui pourra concevoir cette grande et admirable libéralité qui dépasse notre raison, par laquelle le don du baptême, accordé à notre nature, efface tous nos péchés ? Mais que dis-je ? Si l’esprit ne le conçoit pas, la parole peut encore moins le rendre, et quoi que je dise, il m’en restera encore plus à dire. Qui aurait pu imaginer cette voie de pénitence que Dieu, par son inexprimable bonté, a ouverte à notre race, en nous donnant, après la grâce du baptême, ces admirables préceptes par lesquels, si nous le voulons bien, nous pourrons rentrer en grâce avec lui.

2. Vous avez vu, mes bien-aimés, l’abîme de ses bienfaits, vous avez vu combien nous en avons comptés, mais nous n’avons pu vous en dire encore qu’une faible partie. Comment une langue humaine pourrait-elle exposer tout ce que Dieu a fait pour nous ? Quels que soient ses bienfaits dans cette vie, il en a promis de plus grands et d’inexprimables dans l’autre vie à ceux qui auront marché sur terre dans le sentier de la vertu. Saint Paul nous en indique la grandeur en quelques mots : Dieu a préparé à ceux qui l’aiment des biens que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, que le cœur de l’homme n’a pas devinés. (1Co. 2,9) Quels dons inouïs, quelle magnificence au-dessus de toute pensée humaine ! Il dit : que le cœur de l’homme n’a pas deviné. Méditons ces paroles, et rendons grâce à Dieu suivant nos forces, nous pourrons bien mieux nous concilier sa bienveillance et devenir plus capables d’être vertueux. Car le souvenir des bienfaits de Dieu suffit pour nous rendre supportables les efforts de la vertu, nous préparer à mépriser toutes les choses présentes et pour nous attacher à Celui qui nous comble de ses faveurs, en nous pénétrant d’un amour chaque jour plus ardent. Ainsi Noé a obtenu tant de bienveillance et de grâce d’en haut, parce qu’il avait montré sa reconnaissance pour les bienfaits déjà reçus. Mais, pour que cette instruction soit plus claire, il faut que je rappelle à votre charité le commencement de ce qu’on a lu aujourd’hui. Après que le juste fut sorti de l’arche, selon l’ordre de Dieu, avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, ainsi que tous les animaux et les volatiles, et qu’il eut reçu de Dieu, après sa sortie, cette bénédiction qui le consolait si bien : croissez et multipliez, l’Écriture, pour montrer sa reconnaissance, nous dit : Noé dressa un autel au Seigneur et il prit de tous les quadrupèdes purs et de tous les volatiles purs, et il offrit un holocauste sur l’autel. Observez avec soin, mes bien-aimés, d’après les paroles présentes, comment le Créateur de toutes choses a mis dans notre nature une idée précise de la vertu. D’où serait venue à ce juste, dites-moi, une pareille idée ? Il n’y avait là personne qu’il pût prendre pour exemple. Mais de même que dans l’origine, Abel, le fils du premier homme, a offert avec dévotion un sacrifice sans être averti par d’autres que par lui-même ; de même aujourd’hui ce juste, par la rectitude de sa volonté et de son jugement, offrit au Seigneur, suivant ses forces et comme il croyait devoir le faire, un sacrifice d’actions de grâce. Voyez avec quelle sagesse il avait tout disposé ! Il n’avait pas d’édifice splendide, de temple, ni même de maison habitable ni rien de semblable : il savait, en effet, il savait que Dieu ne demande que les cœurs. Il éleva un autel à la hâte, prit quelques animaux purs et quelques oiseaux purs et offrit son holocauste, montrant ainsi sa reconnaissance autant qu’il le pouvait : aussi le Dieu de bonté couronna sa bonne volonté et lui montra de nouveau sa bienveillance ; car l’Écriture dit : Et le Seigneur en sentit l’odeur agréable. Voyez comme l’intention du sacrificateur change en parfum la fumée, l’odeur de graisse et toute la puanteur qui s’en exhalait. Aussi Paul disait : Nous sommes la bonne odeur du Christ pour ceux qui sont sauvés et pour ceux qui périssent : pour les uns c’est une odeur de mort qui fait mourir, pour les autres une odeur de vie qui fait vivre (2Co. 2,15), c’est là cette odeur agréable.

Ne vous choquez pas d’un mot vulgaire : ces expressions, mises à la portée de notre faiblesse, signifient seulement que Dieu accepta l’offrande du juste. On peut voir par cela même que Dieu n’a besoin de rien et qu’il a permis les sacrifices pour exercer les hommes à la reconnaissance. Aussi ce qui lui était offert était brûlé par le feu, afin que les hommes qui l’offraient comprissent que tout cela n’avait d’usage que pour eux. Mais pourquoi, direz-vous, l’a-t-il permis autrefois ? C’était encore pour avoir égard à la faiblesse de notre raison : les hommes, tombant peu à peu dans le relâchement, devaient se faire d’autres dieux et leur offrir aussi des sacrifices : il voulut donc qu’on lui en offrît à lui-même, afin d’arrêter du moins les hommes sur la pente de cette erreur funeste. Et pour vous montrer que c’était une concession faite à notre faiblesse, observez que, dans l’époque qui nous précède, il avait fait une loi de la circoncision, non qu’elle pût servir en rien au salut de l’âme, mais comme une marque de reconnaissance, comme un signe ou un cachet que les Juifs portaient avec eux et qui leur défendait de se mêler aux gentils. 3. Aussi saint Paul l’appelle-t-il un signe, en disant : Il donna le signe de la circoncision comme un sceau. (Rom. 4,11) Ce n’est pas que cela justifie, car notre juste, avant que la circoncision eût été établie, parvint à une si haute vertu : Mais que dis-je ? Le patriarche Abraham lui-même, avant de recevoir la circoncision, a été justifié par sa foi seule. Car avant la circoncision, dit saint Paul, Abraham crut en Dieu et cela lui fut imputé en justice. (Rom. 4,3) Pourquoi donc, ô juif, t’enorgueillir de ta circoncision ? Apprends que bien des hommes ont été justes avant qu’elle fût connue. Ainsi, Abel fut conduit par sa foi à faire son offrande, et Paul dit : C’est par la foi qu’Abel fit à Dieu une offrande plus agréable que celle de Caïn. (Heb. 11,4) Enoch fut enlevé au ciel, et Noé, par sa grande justice, évita les horreurs du déluge : enfin, Abraham même, avant sa circoncision, fut vanté par Dieu pour sa vertu. C’est ainsi que, dès l’origine, le genre humain a trouvé son salut dans la foi. De même le Dieu de bonté a permis qu’on lui offrît des sacrifices, à une époque où notre nature était plus imparfaite, pour que l’homme pût lui exprimer sa reconnaissance et fuir le culte funeste des idoles. Si, en effet, malgré tant de condescendance de Dieu, bien des hommes n’ont pas évité cette chute, qui aurait pu l’en garantir sans cela ? Le Seigneur en sentit l’odeur agréable. Il n’en dit pas autant des Juifs ingrats : pourquoi cela ? Écoutez le Prophète : Le parfum m’est en abomination (Isa. 1, 13), pour montrer que ceux qui l’offrent ont une volonté perverse. De même que la vertu du juste a changé en parfum la fumée et l’odeur de viande rôtie, de même leur méchanceté changeait les parfums en infection. Aussi, efforçons-nous, je vous en conjure, d’apporter des intentions pures, c’est la source de tous les biens. Le bon Dieu n’a pas l’habitude de regarder nos actions elles-mêmes, il considère la pensée intérieure qui nous fait agir : d’après cela il blâme ou il approuve nos actions. Ainsi, soit que nous priions, soit que nous jeûnions, soit que nous fassions l’aumône (car ce sont là nos sacrifices spirituels), soit que nous fassions toute autre œuvre spirituelle, faisons-la toujours dans une bonne intention, afin de recevoir une palme digne de nos efforts. En effet, il est absolument impossible que nos travaux ne soient pas récompensés, s’ils ont été dirigés suivant les règles de la vertu. Il peut même se faire que, par l’extrême bonté de Dieu, nous soyons récompensés pour la seule intention, quoique notre œuvre n’ait pas été accomplie. Remarquez, par exemple, ce qui arrive à propos de l’aumône. Si, en voyant un homme étendu sur la place et réduit à la dernière misère, vous compatissez à son sort, et si vous élevez votre pensée au ciel, en remerciant le Seigneur qui vous a épargné ces souffrances et qui donne au pauvre le courage de les supporter, quand même vous ne pourriez apaiser et rassasier sa faim, vous serez néanmoins complètement récompensé pour l’intention. Voilà pourquoi le Seigneur dit : Celui qui aura donné seulement un verre d’eau froide à quelqu’un parce qu’il est mon disciple, en vérité, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense. (Mat. 10,42) Qu’y a-t-il de moins précieux qu’un verre d’eau froide ? Mais l’intention qu’on y joint mérite une récompense. Nous pouvons prendre l’exemple opposé. Je dois présenter ces contrastes à votre charité pour que vous puissiez apprécier le mérite avec assurance. Écoutez ce que dit le Christ : Celui qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère dans son cœur. (Mat. 5,28) Vous voyez ici qu’une mauvaise pensée entraîne une condamnation, et qu’un regard imprudent est puni comme si l’adultère avait été consommé ! Puisque nous savons tout cela, affermissons partout et toujours notre intention dans le bien, afin que nos actions soient bien reçues. Car si une bonne intention change en parfum la fumée et la mauvaise odeur, que ne peut-elle pas faire d’un culte spirituel, et quelles grâces du ciel ne peut-elle pas attirer sur nous ! Le Seigneur en sentit l’odeur agréable. Vous voyez ce qui est arrivé au juste dont l’action, à en juger par l’apparence, avait peu de valeur, mais qui en avait une très-grande par la pureté de son intention. Voyez encore l’infinie bonté du Dieu de clémence. Le Seigneur Dieu dit en réfléchissant : je ne maudirai plus la terre à l’occasion des œuvres des hommes, car la pensée des hommes est sujette à tomber dans le mal dès leur jeunesse. Je ne frapperai plus toute chair vivante, comme je l’ai fait, tant que la terre vivra.

4. Quelle quantité de bienfaits, quelle étendue de bonté, quel excès de clémence ! Le Seigneur Dieu dit en réfléchissant. Ce mot en réfléchissant est tout à fait humain et adapté à notre nature. Je ne maudirai plus la terre à l’occasion des œuvres des hommes. En effet, il avait dit au premier homme créé. La terre t’engendrera des épines et des chardons. (Gen. 3,8, et 4, 12), et il avait parlé de même à Caïn. – Maintenant ; après la destruction universelle, il s’adresse au juste pour le consoler, lui rendre confiance et l’empêcher de te dire à soi-même : À quoi servira cette bénédiction, croissez et multipliez, s’il nous faut encore périr après nous être multipliés ? Car il avait aussi dit autrefois à Adam : Croissez et multipliez ; cependant le déluge est venu. Pour lui éviter ces tourments perpétuels de la pensée, voyez quelle est la bonté de Dieu : Je ne maudirai plus la terre à propos des œuvres des hommes ! D’abord il déclare que c’est à propos de leur perversité qu’il a ainsi bouleversé la terre. Ensuite, pour nous montrer que s’il fait cette promesse, ce n’est pas qu’il s’attende à voir les hommes se mieux conduire ; il ajoute : Car la pensée des hommes est sujette à tomber dans le mal dès leur jeunesse. Voilà un rare exemple de bonté. Puisque, dit-il, la pensée de l’homme est sujette à tomber dans le mal depuis sec jeunesse, à cause de cela, je ne maudirai plus la terre. J’ai usé deux fois, dit-il, de tout mon pouvoir puisque je vois la méchanceté si prompte à s’accroître, je promets de ne plus détruire la terre. Ensuite, pour montrer toute l’étendue de sa bonté, il ajoute : Je ne frapperai plus toute chair vivante, comme je l’ai fait, tant que la terre vivra. Voyez, je vous prie, quelle consolation il apporte au juste, et même à d’autres qu’au juste ! car, dans sa bonté, il embrasse toute la race des hommes de l’avenir, puisqu’il dit : Je ne frapperai plus toute chair vivante, et qu’il ajoute : comme je t’ai fait, et aussi tant que la terre vivra ; il déclare ainsi qu’il n’y aura plus de déluge, et que jamais une pareille catastrophe n’envahira le globe. Il dit même comme preuve de son éternelle bienveillance : Tant que la terre vivra, c’est-à-dire : Je promets qu’à aucune époque je ne déploierai à ce point mon indignation et que je ne causerai jamais une pareille perturbation dans la marche des saisons, ni dans l’ordre des éléments. Aussi, dit-il à la suite : Les semailles et les moissons, le froid et la chaleur, l’été et le printemps ne cesseront ni jour ni nuit. Cet ordre, dit-il, sera immuable : jamais la terre ne cessera de donner à l’homme sa subsistance et de récompenser les labeurs de l’agriculture ; les saisons ne seront plus bouleversées, mais le froid et le chaud, l’été et le printemps reviendront à leur tour dans l’année. En effet, pendant le déluge, tout cela avait été confondu, et le juste dans l’arche était presque dans une nuit complète ; aussi Dieu lui dit : Le jour et la nuit ne cesseront pas leur course et, jusqu’à la fin des siècles, leurs fonctions seront immuables. Voyez quel puissant encouragement bien capable de relever le courage du juste ; voyez quelle récompense il a reçue de ses mérites. Mais cette ineffable libéralité se montre encore dans ce qui suit : Dieu bénit Noé et ses fils et leur dit : Croissez et multipliez, et remplissez la terre et dominez-la. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel, de tous les animaux qui se meuvent sur terre et de tous les poissons de la mer : je les ai livrés tous entre vos mains. Tout ce qui se meut et qui est vivant sera votre nourriture ; je vous l’ai donné comme les plantes des jardins. Cependant ne mangez pas la chair avec son sang, qui est son âme. Il faut ici admirer la suprême bonté du Seigneur vous voyez que le juste reçoit de nouveau la même bénédiction qui avait déjà été donnée à Adam ; cette supériorité que l’homme avait perdue, il la recouvre par sa vertu et surtout par l’inexprimable clémence du Seigneur. Car, de même qu’il avait dit autrefois : Croissez et multipliez, et gouvernez la terre ; dominez sur les poissons de la mer, les reptiles, les volatiles et les quadrupèdes ; il dit maintenant : Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de toutes les volatiles. Tout ce qui se meut et vit sur terre sera votre nourriture ; je vous l’ai donné comme les plantes des jardins. Cependant ne mangez pas la chair avec son sang, qui est son âme. C’est la même loi que celle qui avait été donnée au premier homme, sauf une observation. Quand l’empire du monde a été donné à Adam, ainsi que la jouissance de tout ce qui était dans le paradis, il y eut cependant un arbre auquel il lui fut défendu de toucher ; il en est de même pour Noé ; Dieu le rend terrible aux animaux de la terre et met encore sous sa puissance les oiseaux et les volatiles ; il dit aussi : Tout ce qui se meut et vit sur terre sera votre nourriture : je vous l’ai donné comme les plantes des jardins. C’est alors qu’a commencé l’usage de manger de la viande, non pas pour satisfaire notre gourmandise, mais parce que les hommes, devant sacrifier des animaux, afin de rendre grâce au Seigneur, il ne fallait pas qu’ils parussent rejeter les choses consacrées : aussi Dieu leur accorde l’usage de cette nourriture et leur permet d’y recourir abondamment. Je vous ai tout donné comme les plantes des jardins. Ensuite, de même que, tout en jouissant du fruit de tous les arbres, Adam devait s’abstenir d’un seul, de même aussi, tout en accordant à Noé la permission de manger de tout ce qu’il voudrait, Dieu lui dit néanmoins : Ne mangez pas la chair avec le sang, qui est son âme. Qu’est-ce donc qu’un animal où l’on a laissé le sang qui est son âme ? Cela signifie une bête étouffée ; car l’âme d’un animal n’est autre chose que son sang.
Comme les sacrifices se faisaient en immolant des animaux, voici l’enseignement qui résulte dé ce commandement. Le sang est mis à part pour moi, et vous gardez la chair. Dieu agit ainsi pour modérer par ses ordres la cruauté et le penchant à l’homicide. Pour prouver qu’il a voulu ainsi rendre les hommes plus pieux, écoutez ce qui suit : Je demanderai compte de votre sang, de vos âmes, à tous les animaux. Et je demanderai compte à l’homme et au frère de l’âme de l’homme. Quoi donc ! l’âme de l’homme est-elle du sang ? Dieu ne veut pas le dire ; loin de là ! mais il parle conformément aux habitudes humaines, comme si un homme disait à un autre : Ton sang est en mes mains : c’est-à-dire, je puis te tuer. Pour voir que l’âme de l’homme n’est pas le sang, écoutez le Christ, qui dit : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme. (Mt. 10,28) Et voyez la distinction que Dieu fait ; : Celui qui aura répandu le sang de l’homme, son sang sera répandu par compensation ; car j’ai fait l’homme à mon image. Méditez, je vous prie, sur la terreur qu’inspirent ces paroles. Si l’idée de frapper ton semblable, celui qui est de même nature que toi, ne suffit pas pour te détourner de ton odieuse entreprise, si tu repousses toute sympathie fraternelle pour te livrer à cette criminelle audace, songe que ta victime a été faite à l’image de Dieu, que Dieu lui a accordé ses plus hautes prérogatives, et abandonne ton horrible projet. Mais supposons un homme qui ait commis une infinité de meurtres et versé des flots de sang : comment pourra-t-il tout compenser en répandant le sien ? Ne vous arrêtez pas à cela, mais songez que bientôt il recevra un corps incorruptible qui pourra être puni sans cesse pendant l’éternité. Voyez aussi comme le précepte est précis. Il est dit de l’homme : tu ne verseras pas son sang ; à propos des animaux il n’est point dit tu ne verseras pas, mais seulement : Tu ne mangeras pas la chair avec le sang ; qui est son âme. D’un côté Dieu dit : tu ne répandras pas ; de l’autre : tu ne mangeras pas.
Vous voyez que ces lois n’ont rien de pénible, combien ces préceptes sont simples et faciles, comment Dieu ne demande à notre nature rien de gênant et de fâcheux. Plusieurs personnes disent que lé sang des animaux est lourd, grossier et cause des maladies : nous pensons que si nous devons observer ce précepte, ce n’est pas à cause de la raison que nous venons de dire, si savante qu’elle soit, mais pour accomplir l’ordre du Seigneur. Du reste, pour savoir que s’il nous a fait cette recommandation c’est pour modérer nos instincts sanguinaires, il dit : Quant à vous, croissez, multipliez, remplissez la terre et dominez la. Ce n’est pas sans raison qu’il dit : Quant à vous. Vous qui êtes si peu nombreux ; si faciles à compter, remplissez la terre et gouvernez-la, c’est-à-dire ayez-y tout empire, toute puissance et recueillez-en les fruits. Voyez, je vous prie, toute la bonté de Dieu qui, en échange d’immenses bienfaits, n’impose qu’une facile et unique obligation. De même qu’après avoir placé Adam dans le paradis et lui avoir accordé de jouir de tout, il lui défendit cependant de toucher à un arbre ; de même ici encore, après avoir promis qu’il ne détruirait plus l’univers et qu’il ne s’irriterait pas à ce point, mais que les éléments ne seraient plus bouleversés jusqu’à la consommation, des siècles et garderaient toujours leur marche et leurs lois, après avoir donné sa bénédiction à ceux qu’il avait sauvés, et leur avoir accordé toute puissance sur les animaux et le droit de manger leur chair, Dieu leur dit : Cependant vous ne mangerez pas la chair avec le sang, qui est son âme. Vous voyez qu’après avoir montré tant de bonté et d’ineffable libéralité, il finit par un ordre : ce n’est pas là l’habitude des hommes. Les hommes veulent, avant fout, que leurs ordres soient exécutés, ils exigent beaucoup de douceur et d’exactitude chez ceux qu’ils chargent de leurs commandements, et ce n’est qu’à la fin qu’ils songent à récompenser ceux qui leur ont montré tant d’obéissance. Le Maître de toutes choses agit tout autrement : il commence par répandre ses bienfaits, il nous séduit par leur abondance, puis enfin il donne quelques préceptes simples et faciles, afin que leur facilité même se joigne aux bienfaits antérieurs pour assurer notre obéissance.
N’ayons donc jamais, mes bien-aimés, ni répugnance, ni négligence pour remplir ses commandements : songeons à ses bienfaits antérieurs et à la facilité de ses ordres, ainsi qu’à la grandeur des récompenses qui bous sont promises quand nous les aurons remplis : veillons et empressons-nous d’exécuter tout ce que Dieu nous a commandé ; ne quittons pas la route qu’il nous a tracée pour parvenir au salut de nos âmes, faisons un bon usage du temps qui nous reste encore à vivre, purifions-nous de nos péchés et fortifions notre confiance, surtout dans les jours gui restent encore jusqu’à la fin du carême.
6. Ce nombre de jours est encore suffisant, si nous voulons l’employer à la pénitence. Si je vous parle ainsi, ce n’est pas que ce temps soit en réalité suffisant pour nous corriger de tous nos péchés, mais c’est parce que nous avons un Maître doux et clément qui n’exige pas beaucoup de temps : il suffit de s’approcher de lui avec ferveur et vigilance en rejetant tous les soins du monde et ne s’appuyant que sur la force d’en haut. Les habitants de Ninive, écrasés sous une multitude de péchés, mais faisant une grande et véritable pénitence, n’eurent pas besoin de plus de trois jours pour réveiller la bonté de Dieu et rendre vaine la sentence qu’il avait portée contre eux. Mais pourquoi parler des Ninivites ? Le larron sur la croix n’a pas eu besoin d’un jour. Et que dis-je, d’un jour ? pas même d’une heure, tant est grande là bonté de Dieu pour nous ! Car, dès qu’il voit que nous venons à lui avec une volonté ferme et un désir fervent, if ne tarde pas, il ne diffère point ; il s’empresse, au contraire, et avec sa générosité habituelle, il s’écrie : Tu parleras encore quand je te dirai : Me voilà ! (Is. 58,9)
Il nous écoutera donc si nous voulons, pendant ces quelques jours, montrer un certain zèle, puiser du secours dans un jeûne convenable, secouer notre paresse pour implorer le Seigneur, verser des larmes brûlantes ; confesser fréquemment nos péchés, montrer les plaies de notre âme comme celles du corps à un médecin, nous livrer à cette cure spirituelle et faire, du reste, tout ce qui dépend de nous, c’est-à-dire apporter un cœur contrit, une véritable componction, faire de larges aumônes, refréner les passions qui troublent notre raison et les chasser de notre âme, au point de ne plus être assiégé par l’amour des richesses, par des rancunes contre notre prochain, par des haines contre nos semblables. Il n’est rien, en effet, rien' que Dieu déteste et repousse, comme un homme qui conserve constamment dans son âme de la rancune et de la haine contre son prochain. Cette faute est d’autant plus funeste qu’elle s’oppose à la miséricorde de Dieu. Pour vous l’apprendre, je vous rappelle la parabole évangélique, où cet homme, qui devait à son maître dix mille talents, tomba à ses pieds, le supplia et l’implora, et obtint remise du tout. Son maître, ému de pitié, lui remit sa dette. (Mt. 18,27) Voyez quelle est la miséricorde du maître. Le débiteur tombe à ses pieds et lui demande une échéance plus éloignée. Donne-moi du temps et je te payerai tout. Mais le maître bon et miséricordieux, touché de sa prière, lui accorda non-seulement ce qu’il demandait, mais plus qu’il n’osait espérer. C’est ce que fait Dieu, pour dépasser et prévenir nos prières. Cet homme implorait l’indulgence et promettait de tout payer ; mais ce maître, dont la bonté dépasse encore nos fautes, est assez touché pour le tenir quitte et lui remettre sa dette. Vous avez vu ce que le serviteur demandait et combien le maître lui a remis : voyez maintenant la folie du serviteur. Il devait, après avoir été l’objet d’une si grande bonté et d’une pareille munificence, être porté lui-même à l’indulgence envers le prochain ; c’est tout le contraire. Il s’en va ensuite, il s’agit de l’homme à qui on avait remis dix mille talents. Écoutez, je vous en conjure, avec attention, car ce qui suit suffit pour entraîner nos âmes et nous persuader d’en arracher une maladie aussi grave ; il s’en va ensuite trouver un de ses compagnons de servitude qui lui devait cent deniers. Voyez quelle différence ! Ici ce compagnon devait cent deniers ; de l’autre côté le maître réclamait dix mille talents, et cependant il avait abandonné la dette aux supplications de son débiteur. Mais ce débiteur lui-même, prenant son compagnon, l’étouffait en disant : rends-moi ce que tu me dois. Son compagnon de servitude tomba à ses pieds. Voyez comme l’évangéliste répète ce mot de compagnon, non sans motif, mais pour que nous comprenions qu’ils étaient égaux. Cependant, ce compagnon le suppliait comme l’autre avait supplié son maître, en disant : Donne-moi du temps et je te rendrai tout. Mais celui-ci s’en alla, et fil jeter le débiteur en prison jusqu’au paiement de la dette. Quel excès d’ingratitude ! Il avait encore le souvenir récent de la libéralité que son maître avait déployée à son égard, et il n’a pas pitié d’un autre ; il veut d’abord l’étrangler et enfin le jette en prison.
7. Mais voyez la suite : Quand les compagnons de servitude virent cela, ils furent attristés, et, venant vers leur maître, ils lui dirent tout. Ce n’est pas celui qui avait été maltraité (comment aurait-il pu le faire, puisqu’il était en prison ?), mais les autres compagnons qui souffraient de cette injustice, qui pourtant ne les, touchait pas ; dans leur tristesse ils vont voir le maître et lui racontent tout. Voyez maintenant la colère du maître. Il le fit venir et lui dit : méchant serviteur. C’est ici que l’on peut voir combien il est funeste de se rappeler les injures. Quand il devait dix mille talents, le maître ne l’a pas appelé méchant ; mais aujourd’hui, après qu’il a été cruel avec son compagnon : Méchant serviteur, lui dit-il, je t’ai remis toute ta dette parce que tu m’as supplié. Voyez comme il lui fait sentir sa perversité ! Qu’as-tu fait de plus avec moi, que ton compagnon avec toi, lui dit-il ? Tu m’as dit quelques mots, j’ai accueilli ta prière et je t’ai remis ton immense dette. Ne devais-tu pas avoir pitié de ton compagnon comme j’ai eu pitié de toi. Quel pardon mérites-tu, si moi, le maître, je t’ai remis une dette aussi considérable pour quelques paroles ; tandis que toi, tu n’as pas eu pitié de ton compagnon, de ton égal ? rien n’a pu te fléchir, tu ne t’es pas rappelé mes concessions, tu n’as montré aucune commisération, tu as été inhumain et cruel, tu es resté impitoyable envers ton camarade. Aussi tu vas connaître tous les maux que tu as attirés sur toi. Et le maître irrité le livra aux bourreaux. Vous voyez que maintenant il se fâche contre l’inhumanité de son serviteur et le livre aux bourreaux, il fait actuellement ce qu’il n’avait pas voulu faire quand il ne s’agissait que d’une dette. Il le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il rendît toute la dette, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il comptât les dix mille talents qui lui avaient été remis. Sans doute la clémence de Dieu est grande et ineffable : quand c’était lui-même qui réclamait la dette, il a tout remis sur de simples prières ; mais quand il voit le débiteur aussi cruel et aussi inhumain envers son compagnon, il révoque sa libéralité, et montre par ses actions que ce n’est pas ce compagnon qui a été maltraité, mais que c’est lui-même. Et de même que cet homme avait jeté son compagnon en prison jusqu’à ce qu’il s’acquittât de sa dette ; de même il le livre aux bourreaux jusqu’à ce qu’il ait aussi payé sa dette.
Dans tout cela, il n’est pas seulement question de talents et de deniers, mais de péchés et de la grandeur de nos fautes : cela nous montre que si nous sommes chargés devant Dieu d’une infinité de péchés, cependant, par son ineffable miséricorde, il peut nous les remettre. Mais si nous devenons cruels et inhumains envers nos compagnons de servitude, nos semblables, ceux qui sont de notre nature, si nous ne remettons pas les fautes qu’ils ont commises contre nous, si nous les tourmentons pour une cause frivole (quelles que soient ces offenses, elles seront toujours dans la proportion de cent deniers à dix mille talents avec celles que nous avons commises envers le Seigneur) ; alors l’indignation du Seigneur tombe sur nous, et les dettes qu’il nous avait déjà remises, il nous force de nouveau à les payer dans les tourments. Pour être bien certains que dans cette parabole le Seigneur fait en réalité allusion au salut de nos âmes, écoutez ce qui la termine : C’est ce que votre Père céleste vous fera, si chacun de vous ne pardonne pas du fond du cœur à son frère les offenses qu’il en a reçues.
Cette parabole peut nous être d’une grande utilité, si nous y faisons attention. Comment pourrions-nous avoir à pardonner autant que le Seigneur nous pardonne ? Du reste, si nous voulons que Dieu nous pardonne, nous n’avons qu’à accorder notre pardon à nos compagnons d’esclavage, nous obtiendrons celui de Dieu. Voyez toute la précision de ces paroles. Il ne dit pas simplement : si vous ne remettez pas les fautes des hommes, mais : si chacun de vous ne pardonne pas du fond du cœur à son frère les offenses qu’il en a reçues. Remarquez comme il veut que notre cœur soit calme et tranquille, que notre âme ne soit pas troublée et se délivre des passions, en conservant pour notre prochain des sentiments d’affection. Dans un autre passage, il dit aussi : Si vous remettez aux hommes leurs péchés, votre Père céleste vous remettra les vôtres. (Mt. 6,14) Ne croyons donc pas, quand nous obéissons à cet ordre, être bien généreux envers les autres et leur faire de grandes concessions. C’est nous-mêmes qui jouissons du bienfait et nous en retirons un avantage immense. Si nous agissons autrement, nous ne pourrons faire aucun mal à nos ennemis, et nous préparons pour nous-mêmes les peines intolérables de l’enfer. Aussi, je vous en conjure, méditons là-dessus, et s’il est quelques personnes qui nous ont affligés ou nous ont fait un tort quelconque, gardons-nous de conserver contre elles ni rancune ni haine ; considérons plutôt quelle occasion cela nous donne de mériter les bienfaits et l’affection de Dieu, puisque la meilleure manière d’effacer nos péchés est de nous réconcilier avec ceux qui nous ont offensés. Soyons donc actifs et empressés pour recueillir un pareil avantage, et soyons aussi bien disposés pour ceux qui nous ont fait tort que pour ceux qui nous ont véritablement servis. Car, si nous y réfléchissons, ceux qui ont été bons pour nous et qui ont cherché à nous rendre service de toute manière, ne pourront nous être aussi utiles que nos bons procédés envers nos ennemis pour gagner la bienveillance d’en haut et nous débarrasser du fardeau de nos péchés.
8. Méditez avec moi, mes bien-aimés, sur l’importance de cette vertu, et connaissez-la d’après les récompenses que le Seigneur de l’univers y a attachées. Il dit : Chérissez vos ennemis, bénissez ceux qui vous persécutent, priez pour ceux qui vous calomnient. (Mt. 5,44) Comme ces préceptes sont élevés et touchent le sommet de la vertu, il ajoute : Afin que vous soyez semblables â votre Père qui est aux cieux parce qu’il fait lever son soleil sur les bons et les méchants, et qu’il fait tomber la pluie sur les justes et les pervers.
Voyez à qui peut ressembler l’homme, autant que sa nature le comporte, quand il consent, non seulement à ne pas se venger de celui qui l’a offensé, mais encore à prier pour lui ? Que notre négligence ne nous fasse donc pas perdre de vue de si grands biens et ces récompenses incomparables, mettons tous nos soins à une œuvre si méritante, habituons et forçons notre esprit à obéir aux ordres de Dieu. C’est pour cela que je vous ai fait cette exhortation et que je vous ai rapporté cette parabole. Vous avez vu quelle était l’importance de cette œuvre et quel avantage nous pouvons en retirer ; je vous l’ai montré pour que celui d’entre vous qui aurait un ennemi s’empresse de se réconcilier avec lui pendant qu’il en est encore temps. Qu’on ne me dise pas je l’ai prié une première et une seconde fois de se réconcilier, et il a refusé. Si nous le voulons sincèrement, nous n’aurons pas de repos avant d’avoir remporté cette victoire, de nous l’être rendu favorable et de lui avoir fait oublier ses inimitiés avec nous. Lui donnons-nous quelque chose ? c’est sur nous que retombent les bienfaits ; nous méritons la faveur de Dieu, nous obtenons le pardon de nos péchés, nous augmentons notre confiance en Dieu. Si nous agissons ainsi, nous pourrons approcher avec confiance de cette table si sainte et si redoutable et dire avec fermeté toutes les paroles des prières. Les initiés savent ce que je veux dire. Aussi, j’abandonne à la conscience de chacun de vous la question de savoir si nos devoirs auront été assez bien remplis pour dire à ce moment terrible ces paroles avec confiance. Si nous sommes négligents, quelle cause de condamnation ce sera pour nous qui prononcerons des paroles contraires à nos actions, qui aurons l’audace de répéter ces prières, d’attiser le feu qui nous menace et de provoquer la colère de Dieu ! Je suis transporté de joie quand je vois quel plaisir vous prenez à mes paroles, quand vos applaudissements me prouvent que vous êtes remplis de zèle et disposés à accomplir le précepte du Seigneur. C’est là ce qui guérit nos âmes, ce qui panse nos blessures, c’est la route qui plaît surtout à Dieu, c’est la meilleure preuve de l’amour d’une âme pour Dieu que de tout entreprendre pour suivre la loi du Seigneur sans être arrêté par la pensée de notre faiblesse, mais de commander à ses passions en réfléchissant aux bienfaits dont Dieu nous comble chaque jour. Quoi que nous nous efforcions de faire, nous ne pourrions vous exposer même la moindre partie de tous ceux que nous avons reçus ou que nous recevons chaque jour, et surtout de ceux qui nous sont promis pour l’avenir, si nous voulons accomplir les ordres de Dieu. Aussi, en sortant d’ici, telle doit être notre première préoccupation ; nous devons nous y livrer comme à la recherche d’un trésor, sans différer d’un seul instant. Peu importent les fatigues, les recherches, la longueur de la route et les ennuis de toute espèce, triomphons de tous ces obstacles. N’ayons qu’un souci, celui d’accomplir l’ordre du Seigneur, et notre obéissance sera récompensée. Est-ce que j’ignore combien il est embarrassant et pénible d’aller trouver celui qui est en hostilité avec nous, de rester et de parler avec lui ? Mais si vous songez à l’autorité du précepte et à la magnificence de la récompense, si vous réfléchissez que vos bienfaits retomberont sur vous plutôt que sur lui, tout vous paraîtra simple et facile. Soutenus par cette méditation, mettons-nous au-dessus de nos habitudes et accomplissons avec piété les ordre, du Seigneur. Méritons, ainsi d’être récompensés, par la grâce et la miséricorde du Christ, auquel soient ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduction de M. HOUSEL.

VINGT-HUITIÈME HOMÉLIE. modifier


Dieu dit encore à Noé et à ses enfants aussi bien, qu’à lui : « Je vais faire alliance avec vous et avec votre race après vous, et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques et toutes les bêtes de la terre. » (Gen. 9,9-10).

ANALYSE. modifier

  • 1. Le passage qu’on vient de lire est une nouvelle preuve de la bonté de Dieu et de sa bienveillance pour les hommes. – 2. Dieu voulant affranchir les hommes de la crainte du déluge, dit : J’établirai mon alliance avec vous, etc. Il ne se contente pas d’un signe de promesse, il ajoute un signé destiné à la rappeler : Je mets mon arc, etc. – 3. Cette promesse, Dieu ne la fait pas seulement à quelques hommes, mais à tous, à nous qui vivons si longtemps après comme aux générations qui suivirent de près le déluge ; donc nouvelle marque de la bonté de Dieu envers nous, et par conséquent nouveau motif pour nous d’être reconnaissants et vertueux. – 4. Cham était le père de Chaman. Ces mots ne sont pas ajoutés sans raison. – 5. Comme les trois fils de Noé ont suffi pour peupler toute la terre, ainsi les onze apôtres l’ont pu convertir à la foi de Jésus-Christ. – 6. Exhortations. Ne s’appliquer qu’à Dieu seul.


1. Nous vous avons exposé hier la bénédiction que le Seigneur accorda à Noé, après sa sortie de l’arche, après son sacrifice, ses offrandes d’actions de grâces, après que l’homme juste eut montré sa piété et sa sagesse ; nous n’avons pas pu nous avancer plus loin, parcourir toute la lecture d’hier, vous montrer la bonté de Dieu, le souci qu’il fit voir en faveur de l’homme juste. Notre discours ayant été fort long, nous l’avons résumé en peu de paroles, de peur d’accabler votre mémoire, et de compromettre, par des explications nouvelles, le résultat des précédentes réflexions. En effet, nous ne voulons pas uniquement vous tenir de longs discours ; nous ne désirons vous faire entendre que ce qu’il vous est possible de vous rappeler, de méditer avec fruit, d’emporter dans vos demeures, avec avantage pour vous. Car, si nous devions, nous, de notre côté, faire de trop longs discours, et volis, de votre côté, les entendre, sans rien recueillir de nos paroles, à quoi bon ? Comme c’est pour vous servir que nous acceptons la fatigue, nous nous croirons suffisamment payé de retour, s’il nous est donné de voir vos progrès, votre soin fidèle à conserver la parole, votre application à la retenir dans vos pensées, à la méditer, à la ruminer sans cesse ; le souvenir gardé par vous, des réflexions déjà faites, vous permettra de recueillir plus facilement les réflexions qui vont suivre, et ainsi, avec le temps, vous deviendrez ; en état d’instruire vous-mêmes les autres. Car voilà l’unique pensée de nos veilles, notre unique désir ; c’est que, tous tant que vous êtes, vous possédiez l’instruction parfaite ; c’est que vous n’ignoriez rien de ce que la divine Écriture vous tient en réserve. La connaissance de l’Écriture, si nous voulons pratiquer la sagesse, tenir nos âmes en éveil, nous donnera pour la meilleure conduite de la vie, les plus précieuses ressources, et nous rendra plus ardents au travail, aux fatigues de la vertu. Quand nous apprenons que chacun de ces hommes justes, gui ont acquis, par leurs vertus, l’intimité dans le sein de Dieu ; que chacun d’eux, après avoir traversé les épreuves, et les afflictions qui ont rempli sa vie tout entière, a obtenu, par sa patience, à toute épreuve, par l’heureuse disposition de son âme, les récompenses du Seigneur ; comment ne serions-nous pas, nous aussi, pleins d’ardeur pour suivre le chemin par eux suivi, pour mériter les, récompenses par eux reçues en partage ? Voilà pourquoi je vous conjure de faire, chaque jour, quelque nouvelle acquisition de vertu, d’augmenter votre édification en Dieu, de conserver ce qui déjà s’élève, d’affermir l’édifice, de faire la garde avec soin, de vite ajouter ce qu’il faut pour l’élever plus encore, afin d’atteindre, le plus promptement possible, à la cime de la vertu, à la glorification que Dieu attend de nous, à l’édification de l’Église, à la gloire de Jésus-Christ. Quand je vois le désir insatiable que vous montrez pour l’enseignement spirituel, je m’empresse, chaque jour, quelle que soit mon indigence, de vous servir la nourriture de l’Écriture sainte, les pensées que la grâce de Dieu, par sa bonté particulière, et dans votre intérêt, daigne me suggérer ; je ne me lasse pas de les offrir à votre attention. Eh bien ! donc, aujourd’hui encore, nous voulons vous montrer, mes très-chers frères, l’excès de la bonté que Dieu témoigne à notre nature ; nous vous exposerons les propres paroles adressées par Dieu même à Noé : Dieu dit encore à Noé et à ses enfants. C’est après l’avoir béni, ainsi que ses enfants avec lui, c’est après lui avoir dit : Croissez et multipliez ; après avoir remis entre ses mains l’empire sur tous les êtres dépourvus de raison ; après lui avoir donné le pouvoir, de – se nourrir des légumes de la terre, de s’en servir pour tous ses besoins ; après avoir interdit de manger la chair mêlée avec le sang ; c’est alors que toujours plein de sollicitude, et pour l’homme juste, et pour ceux qui viendront après lui, le Seigneur nous comble encore de ses bienfaits, et qu’aux marques d’intérêt déjà prodiguées, il ajoute de nouvelles et plus grandes faveurs. Dieu dit encore à Noé et à ses enfants aussi bien qu’à lui Je vais faire alliance avec vous et avec votre race après vous, et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques et toutes les bêles de la terre, qui sont avec vous, et qui sont sorties de l’arche ; et j’établirai mon alliance avec vous ; et toute chair qui a vie ne périra plus désormais par le déluge ; et il n’y aura plus à l’avenir de déluge pour faire périr toute la terre. (Gen. 9,11) Il est vraisemblable que ce juste était encore plein d’angoisses, de terreur, dans un profond abattement ; à la plus faible pluie qui serait survenue, affligé, stupéfait, il aurait pu croire qu’une nouvelle tempête, pareille à l’autre, allait envelopper le monde. Aussi Dieu veut lui rendre la confiance et le rassurer, ainsi que tous ses descendants. Le Seigneur, plein de bonté, voyait bien que le moindre accident pourrait troubler son âme ; l’expérience des malheurs passés est d’un grand poids pour inspirer la terreur ; c’est pourquoi, comme il était vraisemblable que cet homme bienheureux serait, dans l’avenir, frappé de crainte, à la moindre pluie, Dieu, dans sa bonté, le rassure, l’affranchit de toute crainte, lui rend la parfaite sécurité, la douce confiance, et lui promet de ne plus infliger désormais pareil châtiment.

2. Vous savez d’ailleurs que, même avant la bénédiction, Dieu avait donné cette promesse ; vous avez entendu les paroles : Je ne répandrai plus ma malédiction sur la terre. (Gen. 8, 21) Quand même la malice des hommes viendrait à s’accroître, je ne soumettrai plus à un tel châtiment la race des hommes. Dieu montre son ineffable bonté, il renouvelle ici sa promesse, afin que le juste ait confiance et ne pense pas en lui-même qu’autrefois Dieu avait béni notre race, l’avait fait se multiplier, et l’a frappée ensuite d’une destruction universelle. Dieu donc veut bannir de l’âme du juste tout ce tumulte de pensées, il veut le rendre certain que rien de semblable ne se verra plus. De même, dit-il, que si j’ai fait pleuvoir le déluge, c’est par un effet de ma miséricorde pour arrêter la malignité, pour en prévenir les progrès ; de même, aujourd’hui, par la même miséricorde, je promets que je ne recourrai plus dans l’avenir au même châtiment ; je veux que vous viviez présente ment sans crainte. De là, ces paroles : J’établirai mon alliance, c’est-à-dire, je fais un pacte. Dans les affaires de la vie ordinaire, une promesse amène un pacte qui donne toute sécurité. C’est ainsi que la bonté du Seigneur s’exprime : J’établirai mon alliance avec vous. Et c’est avec raison qu’il dit : J’établirai, ce qui veut dire Voici que je répare le malheur causé par le péché ; et : J’établirai mon alliance avec vous, et avec votre race après vous ; voyez la clémence du Seigneur ! ce n’est pas avec vous seulement que je fais un pacte, mais avec ceux qui viendront après vous, et je dis que ce pacte sera ferme et durable. Et ensuite, pour montrer sa munificence : Et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques, et toutes les bêtes de la terre qui sont avec vous et qui sont sorties de l’arche ; et j’établirai mon alliance avec vous, et toute chair qui a vie ne périra plus désormais par le déluge ; et il n’y aura plus â l’avenir de déluge pour, faire périr toute la terre. Avez-vous bien compris jusqu’où s’étend ce pacte ? Avez-vous bien compris tout ce qu’il y a, dans cette promesse, d’ineffable libéralité ? Considérez comme Dieu étend encore une fois sa bonté jusque sur les – êtres dépourvus de raison, sur les bêtes sauvages ! et ce n’est pas sans motif : je l’ai dit souvent, je le redis encore, les animaux ont été créés à cause de l’homme : voilà pourquoi ils ont leur part des bienfaits accordés à l’homme. Maintenant le pacte semble confondre l’homme et les animaux, mais il n’en est ; pas ainsi, car cette promesse est une consolation qui ne s’adresse qu’à l’homme, pour qu’il sache en quel degré d’honneur il est maintenu, puisque, non seulement on le comble de bienfaits ; mais encore, en considération de lui, la libéralité du Seigneur s’étend sur les animaux : Et toute chair qui a vie, dit Dieu, ne périra plus désormais par le déluge ; et il n’y aura, plus à l’avenir de déluge pour faire périr toute la terre. Voyez-vous comment, une fois, deux fois, à mainte reprise, Dieu promet dune plus renouveler la destruction universelle ? C’est pour bannir de l’esprit de l’homme juste lés inquiétudes qui le troubleraient ; c’est pour lui donner bon espoir dans l’avenir. Ensuite, ne s’arrêtant plus à sa propre nature ; mais s’accommodant à notre infirmité, Dieu rend visible la promesse que ses paroles avaient exprimée. Il montre une fois de plus comment il sait s’accommoder à notre infirmité, il donne un signe à jamais durable pour affranchir la race des hommes d’une insupportable terreur : quand même des pluies fréquentes se précipiteraient sur la terre, quelle que soit la violence des tempêtes ; quelle que soit l’étendue des inondations, il ne veut pas que nous ressentions de crainte, mais que nous ayons confiance en regardant le signe qu’il nous donne : Et le Seigneur Dieu dit à Noé : Voici le signe de l’alliance que j’établis entre moi et vous ; et tous les animaux vivants qui sont avec vous. Voyez quel insigne honneur il daigne faire au juste ! il conclut avec lui un pacte, comme un homme parlant à un autre homme, et il lui dit : Voici le signe de l’alliance que j’établis entre moi et vous, et tous les animaux vivants qui sont avec vous, pour toutes les générations. Voyez-vous bien comment le signe qu’il va donner s’étend à toutes les générations ? Il ne donne pas ce signe seulement pour tolus les êtres vivants sans distinction, mais il le constitue perpétuel, durable, tant que subsistera le monde. Quel est donc ce signe ? Je mets mon arc dans les nuées, et il sera le signe de l’alliance entre moi et la terre. Voici qu’après la promesse verbale, je donne ce signe visible, l’arc-en-ciel, (que quelques-uns disent produit par les rayons du soleil rencontrant les nuages). Si ma parole, dit-il, ne suffit pas, voici que je donne mon signe, qui répond que je n’infligerai plus un pareil châtiment. À la vue de ce signe, soyez affranchis de toute crainte : Et lorsque j’aurai couvert le ciel de nuages, mon arc paraîtra dans les nuées et je me souviendrai de l’alliance qui est entre moi et vous, et toute âme qui vit dans toute chair. (Gen. 12,13-14) Que dites-vous, ô bienheureux prophète ? Je me souviendrai, dit-il, de mon alliance, c’est-à-dire de mon pacte, de mon engagement, de ma promesse. Ce n’est pas que Dieu ait besoin d’un signe pour se souvenir, mais c’est afin que nous, à la vue de ce signe, nous ne concevions pas de tristes soupçons, c’est afin que nous nous rappelions aussitôt la divine promesse, que nous ayons la confiance que nous ne souffrirons rien qui ressemble au déluge.
3. Avez-vous bien vu tout le soin que prend Dieu de s’accommoder à notre infirmité, sa grande sollicitude pour notre race, la grande miséricorde qu’il nous montre, non qu’il ait vu les hommes convertis, mais parce qu’il veut par tous ces moyens nous enseigner la profondeur de sa bonté ? Et il n’y aura plus à l’avenir de déluge pour faire périr toute chair ; il n’y aura plus de pluie de ce genre. Il a vu que c’est là ce que redoute la nature humaine ; voyez comme tout de suite il la rassure par une promesse, en lui disant : Quand même vous verriez des torrents de pluie, ne concevez pas pour cela des soupçons lugubres, des craintes, car : Il n’y aura plus â l’avenir de déluge pour faire périr toute chair ; il n’y aura plus de pluie de ce genre désormais ; la race des hommes n’éprouvera plus désormais un si terrible effet de la colère : Et mon arc, dit-il, paraîtra dans les nuées, et je le verrai pour me rappeler l’alliance éternelle entre Dieu et toute âme vivante dans toute chair. Considérez le choix des expressions dont il se sert pour inspirer à l’homme une confiance ferme et solide : Et je le verrai, dit-il, pour me rappeler mon alliance, Est-ce donc la vue qui rappelle en lui le souvenir ? Gardons-nous de le penser, loin de vous une idée, de ce genre ! Mais c’est afin que quand nous voyons ce signe, nous ayons confiance en la promesse de Dieu, sachant avec certitude qu’il est impossible que Dieu n’accomplisse pas ses promesses. Et, Dieu dit à Noé : C’est là le signe de l’alliance que j’ai faite entre moi et toute chair qui est sur la terre. (Gen. 16,17) Vous avez reçu, dit-il, te signe entre moi et toute chair qui est sur la terre. Désormais, plus de confusion dans vos, pensées, plus de trouble dans vos âmes ; regardez ce signe, ayez vous-même bonne espérance, et que tous ceux qui viendront après, vous, en regardant ce signe, soient consolés ; que la vue de ce signa leur donne la confiance que désormais tempête, pareille n’envahira plus la terre ; quoique les péchés des hommes s’accroissent, moi, cependant je remplirai ma promesse, et je ne montrerai plus jamais uns, telle colère contre, tous à la fois. Comprenez-vous combien est grande la bonté du Seigneur ? Comprenez-vous comme il sait conformer son langage à notre faiblesse ? Comprenez-vous la grandeur de sa providence ? Comprenez-vous ce qu’il y a de magnifique dans sa libéralité ? En effet, il n’a pas étendu sa bonté à deux, à trois, à dix générations, si vous voulez ; ce qu’il a promis s’étendra tant que subsistera le monde. De là deux raisons de nous corriger l’une, parce que les hommes du déluge, se sont attirés leur châtiment par l’énormité de leurs péchés ; l’autre, parce que l’ineffable miséricorde a daigné nous faire une telle promesse. En effet, la reconnaissance est, pour les sages, un lien qui les attache plus fortement au devoir que la crainte des châtiments.
Ne soyons donc pas ingrats : car si, même avant que nous ayons montré quelque vertu, ou plutôt, quand nous avons commis des actions qui méritent de si, rigoureux châtiments, Dieu daigne nous accorder de si grands bienfaits ; lorsque nous aurons prouvé notre reconnaissance, lorsque nous lui aurons montré notre, gratitude pour ses grâces qui nous préviennent, que nous nous serons transformés ; et, que nous serons devenus meilleurs, quels honneurs insignes ne nous ménagera-t-il pas dans sa bienveillance ? S’il nous fait tant de bien, malgré notre indignité ; si, malgré nos fautes, il nous aime, quand nous aurons rejeté loin de nous la malignité, une fois que, nous nous serons mis à la poursuite de la vertu, quels biens n’obtiendrons-nous pas ? Voilà pourquoi il nous prévient par ses bienfaits, et, quoique nous soyons des pécheurs, voilà, pourquoi il nous pardonne, écarte loin de nous les châtiments tout prêts ; c’est pour nous attirer par tous les moyens, par ses bienfaits, par sa patience ; et souvent même, lorsqu’il inflige à quelques hommes des châtiments, c’est pour attirera lui d’autres hommes ; c’est afin que, corrigés par la crainte, ils puissent éviter l’effet réel de la punition. Comprenez-vous bien cette ingénieuse bonté, comment, dans tout ce que fait le Seigneur, il n’y a qu’un but exclusif, unique, notre salut ? Donc, réfléchissons sur ces choses ; plus de relâchement, plus d’insouciance pour, la vertu, plus de transgression de ses ordres. Dès qu’il noue verra nous convertir, nous reposer, nous arrêter sans avancer d’un seul pas de plus dans le mal, faire quoi que ce soit, un commencement de vertu, lui aussi travaillera avec nous à sa manière, nous rendra tout facile et tout léger ; il ne permettra pas que nous ayons le sentiment des fatigues qui accompagnent, la vertu. Car, dès que l’âme tend vers bien sa pensée, désormais elle ne peut plus être trompée par les choses visibles ; elle court, elle ne voit plus ce qui frappe les yeux de notre corps ; elle, distingue d’une, manière plus nette qu’elle n’aperçoit les objets soumis à nos yeux, elle se représente ce que ne voient pas les yeux du corps, ce qui n’est pas sujet, au changement, ce qui demeure toujours, ce qui est fixe, immuable. Tels sont les yeux de la pensée, continuellement attentifs au spectacle d’en haut, éclairés par les divins rayons ;, tout ce qui appartient à la vie présente, c’est un songe ; une ombre qui ne les arrête pas ; plus de déception possible, plus d’erreur. On voit la richesse, et on s’en rit ; on sait que plus infidèle qu’un esclave fugitif, elle passe d’un maître à un autre, ne demeure jamais auprès du même, cause à ceux qui la possèdent des malheurs sans fin, renversant, précipitant, pour ainsi dire, le riche dans l’abîme de la malignité ; à l’aspect de la beauté du corps, l’âme n’arrête pas ses regards ; elle pense à ce qu’il y a d’inconstant dans cette beauté qui s’écoule, qu’une maladie soudaine prive tout à coup de ses charmes, que la vieillesse, à défaut de la maladie, transforme en laideur et en difformité, à la mort qui survient tout à coup, anéantissant tout cet éclat du corps. A l’aspect de la gloire et de la puissance, et du superbe parvenu au faîte des dignités, au faîte de la félicité sans bornes, les yeux de l’âme sont plus indifférents encore, parce qu’il n’y a là rien de ferme, rien d’immuable, parce qu’il n’y a là que la vanité qui se glorifie de ce qui passe plus vite que des eaux courantes. Quoi ale plus méprisable que la gloire de cette vie, que cette herbe des champs ! Toute la gloire de l’homme, dit le Prophète, est comme l’herbe des champs. (Is. 40,6)
4. Avez-vous bien compris, mes bien-aimés, quelle pénétration acquièrent les yeux de la foi dès que la pensée reste tendue : vers Dieu ? Avez-vous bien compris comment nulle des choses visibles ne les peut plus décevoir, comme le jugement devient droit et infaillible ? Mais s’il vous parait bon, reprenons la suite de notre discours, et, après quelques courtes réflexions, mettons un terme à nos paroles, afin que vous puissiez graver dans votre mémoire ce que vous aurez entendu. L’Écriture, après avoir tout dit au sujet du signe divin, veut encore nous donner d’autres enseignements sur ce qui concerne ce juste et ses fils ; le texte dit : Noé avait donc trois fils lui sortirent de l’arche, Sem, Cham et Japhet ; or Cham est le père de Chanaan ; ce sont là les trois fils de Noé, et c’est d’eux qu’est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. (Gen. 2,18-19) Il est bon de rechercher pourquoi la divine Écriture, en mentionnant ces trois file, ajoute : Or Cham est le père de Chanaan. N’allez pas croire, je vous en prie, que ceci ait été ajouté saurs dessein ; il n’y a rien dans la divine Écriture qui soit dit ans une raison quelconque, rien qui ne renferme une utilité cachée. Pourquoi donc l’Écriture a-t-elle dit : Or Cham est le père de Chanaan ? Elle a voulu, par là, nous marquer l’incontinence de ce Cham, nous indiquer que d’horreur du désastre universel n’a pu le retenir ; que la place si étroite qu’ils occupaient tous dans l’arche n’a pas été un obstacle capable de réprimer sa concupiscence, quoique son frère aîné n’eût pas encore de fils. Ce Cham adonné à l’incontinence, dans le temps même d’une si grande colère, au moment même de l’extermination universelle qui saisissait le monde, n’a pas dompté sa nature, n’a pensé qu’à un rapprochement hors de saison, n’a pas su dompter l’intempérance de ses désirs ; tout de suite il a tenu à montrer la perversité de son âme. Aussi, peu de temps après l’outrage de Chatte envers celui à qui il devait d’exister, le fils de ce Cham, Chanaan, allait subir la malédiction. Aussi la divine Écriture n’attend pas pour le désigner, pour révéler le nom de ce fils en même temps que l’incontinence de son père ; c’est afin qu’en le voyant plus tard manifester tant d’ingratitude envers son père, vous sachiez bien que depuis longtemps c’était un pervers, puisque l’épouvantable catastrophe dont il fut témoin n’a pu l’amender. Quoi ! Pour éteindre sa concupiscence ne suffisait-il pas de tant de douleurs ! Eh bien ! non, rien n’a triomphé de cette flamme impure, de ce délire, ni la désolation de l’univers ; ni l’excès d’une si affreuse calamité. Celui qui dans un si grand malheur t’a montré cette folie, ce délire furieux, qui pensait alors à procréer des enfants, dites-moi, quelle excuse lui est-il permis d’invoquer ?
Mais ici surgit une autre question ; elle est fameuse, elle circule partout : d’où vient que pour le péché du père, c’est le fils qui subit la malédiction ? Nous ne voulons pas aujourd’hui allonger le discours ; nous ajournerons l’explication ; quand nous arriverons au texte auquel elle se rapporte, nous vous donnerons la solution que Dieu nous aura suggérée. Il n’y a rien dans la sainte Écriture, comme je vous l’ai dit, on ne peut rien trouver qui ne renferme une secrète pensée. En attendant, nous avons expliqué que ce n’est pas sans raison que Moïse a nommé ce fils en disant : Or, Cham est le père de Chanaan. Ce sont là, dit-il, les trois fils de Noé. Et c’est d’eux qu’est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. Sachons nous arrêter, chemin faisant, mes bien-aimés, à cet endroit ; voyons ici même, se révéler encore la grandeur de la puissance de Dieu. C’étaient là, dit le texte, les trois fils de Noé, et c’est d’eux qu’est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. Comment, de trois hommes seulement, a pu sortir une si grande multitude ? Comment ont-ils pu suffire ? Comment un si petit nombre a-t-il pu constituer le monde toit entier Comment leurs corps se sont-ils conservés ? il n’y avait ni médecins, ni médecine, ni aucun soin de ce genre ; on n’avait pas encore fondé une seule ville. Après une si grande infortune, après cette existence dans l’arche, qui les avait amaigris, brisés, parce qu’ils y étaient trop pressés, les voilà dans une solitude immense, au milieu d’une dévastation inexprimable ; comment n’ont-ils pas succombé, comment n’ont-ils pas péri ? Ne croyez-vous pas que la frayeur, que la crainte, répondez-moi, je vous en prie, dût ébranler profondément leur pensée, secouer, bouleverser tout leur être ? Ne vous étonnez pas, mes bien-aimés, il y avait un Dieu, Celui qui fait toutes choses, le Dieu Créateur de la nature, il était là qui supprimait tous les obstacles, avec cet ordre : Croissez et multipliez, et remplissez la terre ; c’est lui qui leur a donné l’accroissement. Quand les Israélites, en Égypte, étaient accablés de travaux, fabriquant des briques avec de l’argile, plus on les écrasait, plus ils croissaient de manière à devenir une grande multitude. (Ex. 1, et seq) Et, ni l’ordre impitoyable et cruel de Pharaon, qui commandait de jeter les enfants mâles dans le fleuve, ni les vexations dont on les tourmentait pour leurs travaux, ne purent diminuer cette foule qui s’accroissait, qui grossissait toujours. C’était la volonté d’en haut, qui sait tirer toutes choses de leurs contraires.
5. Donc, lorsque Dieu commande, n’exigez pas que les œuvres s’accomplissent par des moyens humains ; plus puissant que la nature, il n’a pas besoin de se servir de la succession lente des choses de la nature ; les obstacles mêmes favorisent la réalisation de ses desseins. C’est ainsi que, dans le texte qui nous occupe aujourd’hui, ces trois hommes lui suffisent à remplir le monde entier. C’est de ces trois hommes, dit le texte, qu’est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. Avez-vous bien compris la puissance de Dieu ? Avez-vous bien compris comment mille et mille obstacles ne contrarient en rien sa volonté ? C’est précisément ce qui est arrivé pour l’établissement de la foi : en dépit de ceux qui l’attaquaient, de la puissance et du nombre de ses ennemis, en dépit des rois, et des tyrans, et des peuples s’insurgeant contre elle, et faisant tout pour éteindre l’étincelle de la foi, les hommes mêmes qui voulaient sa perte, ceux mêmes qui voulaient contrarier ses progrès, ont porté si haut la flamme de la piété, qu’elle a saisi toute la terre, la terre habitée, la terre sans habitants. Allez chez les Indiens, chez les Scythes, aux dernières frontières du monde, aux rives de l’Océan, partout vous trouverez la doctrine du Christ, illuminant toutes les âmes. Étrange merveille ! la Religion a converti même les nations barbares, et leur a enseigné la sagesse ; rejetant leurs mœurs antiques, elles se sont tournées vers la piété, et, de même que, par ces trois hommes, le Créateur de l’univers a multiplié la race humaine ; de même, dans l’ordre de la foi, par le moyen des onze, de ces pécheurs ignorants et grossiers, qui n’osaient pas même ouvrir la bouche, il a attiré à soi l’univers ; et ces ignorants, ces grossiers, ces pécheurs ont fermé la bouche aux philosophes ; comme s’ils eussent eu des ailes, ils ont franchi le monde en un instant, semant partout la parole de la vérité, arrachant les épines, arrachant les vieilles mœurs, faisant partout fleurir les lois du Christ ; et, ni leur petit nombre, ni leur ignorance, leur grossièreté, ni l’étrange austérité de leur doctrine, ni les vieilles habitudes incrustées dans la race humaine, rien ne leur a fait obstacle ; la grâce qui leur frayait les chemins a tout aplani, a rendu toutes leurs œuvres faciles, et les obstacles mêmes ne faisaient que raviver leur courage. Tantôt frappés de verges, ils se retiraient joyeux, non pas simplement parce qu’on les avait frappés de verges, mais, parce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir cet outrage pour le nom de Jésus. (Act. 5,41) Parfois jetés en prison, et puis délivrés par un ange, ils continuaient leur œuvre, allaient au temple répandre les paroles de la doctrine. (Id. 19) ; Et, prenant les peuples comme des poissons que l’on pêche, ils les amenaient à la piété ; captifs de nouveau, non seulement la prison ne ralentissait pas leur ardeur, ils montraient encore plus de liberté ; au milieu d’un peuple en délire, et qui grinçait des dents, ils étaient là, debout, prononçant ces paroles : Mieux vaut obéir à Dieu que d’obéir aux hommes. (Id. 29) Voyez-vous la grandeur de cette liberté ? Voyez-vous ces pêcheurs sans lettres, dédaignant les fureurs des peuples, consentant à se voir meurtrir, égorger ? Pour vous, mes bien-aimés ; gardez-vous, en entendant ces paroles, d’attribuer ces vertus aux hommes ; rapportez tout à la divine grâce qui fortifiait leur courage. Il arriva que le bienheureux Pierre redressa un boiteux qui l’était depuis le ventre de sa mère ; tous demeuraient dans la stupeur et l’admiration ; il fut le premier à montrer sa sagesse en disant : Pourquoi vous étonnez-vous de ceci, comme si c’était par notre vertu ou par notre puissance que nous eussions fait marcher ce boiteux ? Pourquoi, dit-il, êtes-vous ainsi dans la stupeur, et comme terrifiés de ce qui arrive ? Est-ce nous qui avons fait cet ouvrage ? Est-ce par notre vertu propre que nous l’avons guéri, que nous l’avons fait marcher ? Pourquoi nous regardez-vous ? nous n’avons rien fait que prêter notre langue. Celui qui a tout fait, c’est le Seigneur, c’est le Créateur de la nature, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, que vous regardez comme des patriarches ; celui que vous avez livré et renoncé devant Pilate, qui avait jugé qu’il devait être renvoyé absous ; voilà celui qui a tout fait, celui que vous avez renoncé, le Saint et le Juste, Vous avez demandé qu’on vous accordât la grâce d’un homme qui était un meurtrier, et, l’Auteur de la vie, vous l’avez condamné ; Celui que Dieu a ressuscité d’entre les morts, ce dont nous sommes les témoins, c’est par la foi en son nom que sa puissance a raffermi cet homme que vous voyez et que vous connaissez. C’est la foi qui vient de lui qui a fait la guérison parfaite de cet homme en face de vous tous. (Id. 13,16)
6. Voyez la pleine liberté, la grande et ineffable puissance de la grâce descendue d’en haut, la plus claire manifestation de la résurrection, dans le libre langage de ce bienheureux. Quel plus grand miracle pourrait-on demander ici ? L’homme faible d’autrefois, celui qui, avant que Jésus fût mis en croix, n’était pas capable de supporter les menaces d’une servante, résiste aujourd’hui, avec cette fermeté que vous, admirez, à tout le peuple des Juifs ; avec cette entière assurance, seul, contre toute cette multitude furieuse ; et il lui tient tête, et il lui fait entendre des paroles qui ne peuvent qu’exaspérer sa fureur. Voyez-vous, mes bien-aimés, ici, encore, une nouvelle preuve de la vérité de ce que j’ai dit en commençant ? Quiconque est embrasé de l’amour de Dieu, méprise dès lors tout ce qui tombe sous les yeux de la chair ; armé d’autres yeux, des yeux de la foi, il ne voit plus que les biens invisibles ; il n’a plus de pensée que pour les biens invisibles ; il va et vient sur la terre, comme s’il n’était qu’un citoyen du ciel ; quoi qu’il fasse, aucune des choses humaines ne l’arrête dans sa libre course à la poursuite de la vertu. Qui possède en soi cet amour, n’a plus de regards pour les splendeurs de la vie présente : difficultés, aspérités du chemin, peu lui importe ; toujours il vole, il s’élance vers sa patrie. Et de même que les coureurs de la terre ; dans, leur élan rapide, ne voient aucun des objets qu’ils rencontrent, quelque nombreux que soient les accidents de la route, et qu’uniquement appliqués à leur course, ils dépassent facilement tous les objets, se hâtant d’atteindre au but qui leur est proposé ; ainsi celui qui se hâte d’accomplir la course de la vertu, qui brûle de monter de la terre au ciel, laisse au-dessous : de lui tous les objets visibles, uniquement appliqué à sa course, ne s’arrêtant jamais, ne se laissant jamais distraire, quoi que puissent voir les yeux de son corps, tant qu’il n’est pas parvenu à gravir jusqu’à la cime. A cet ardent courage, les objets terribles de la vie présente paraissent vils et méprisables ; qui porte en soi un tel cœur, ne craint ni glaive, ni précipices, ni dents des bêtes féroces, ni tortures, ni licteurs, ni quoi que ce soit de sinistre, dans la vie présente. À la vue des charbons et de la braise des supplices, il croit voir des prairies, des jardins délicieux, et il poursuit sa course ; à la vue des autres tortures, il ne faiblit pas, il ne recule pas ; l’amour des biens à venir a transformé son âme, c’est par hasard et sans aucune conséquence qu’il a sur lui ce corps, comme on a un manteau, tant il est supérieur aux impressions du corps, tant la grâce d’en haut, faisant la garde autour de son âme, la préserve de toute atteinte, la rend insensible aux douleurs de la chair.
Aussi, je vous en prie, pour qu’il nous soit facile de supporter les labeurs de la vertu, soyons remplis de l’amour de Dieu, appliquons à Dieu toute notre pensée ; que rien, dans la vie présente, ne retarde la course qui nous emporte vers lui ; pensons, pensons toujours à la jouissance des biens à venir ; toutes les douleurs de la vie présente, supportons-les dans la douceur de la résignation ; il ne faut pas que le mépris des hommes nous attriste, que l’indigence nous accable, que les maladies du corps énervent notre âme, que le dédain, que les outrages de la foule ralentissent notre zèle pour la vertu parfaite ; secouons toute cette poussière ; faisons-nous une âme généreuse et sublime ; montrons toujours et partout la vraie force et le vrai courage ; et, comme hier je vous en conjurais, mes frères, empressons-nous de nous réconcilier avec nos ennemis ; bannissons de nos âmes toutes les haines ; à la concupiscence, qui pourrait nous troubler, sachons nous soustraire ; à la fureur, à la colère qui nous aiguillonnent, à ces tourbillonnantes tempêtes, opposons le frein de l’enseignement spirituel, la voix de nos cantiques, qui nous montrent tout ce qu’ont de pernicieux les passions humaines. L’homme, dit le Sage dans ses Proverbes, l’homme sujet d la colère ne possède pas l’honnêteté ; ailleurs encore : Celui qui s’irrite contre son frère sera condamné par le jugement aux tourments du feu. (Mt. 5,22) Si le désir des richesses envahit notre âme, appliquons-nous à nous soustraire aux ravages de cette passion funeste ; extirpons cette racine de tous les vices ; mettons-nous avec ardeur à corriger en nous tout ce qui nous égare nous trouble, afin que nous étant montrés purs de tous ces vices, ardents à la pratique des bonnes œuvres, nous puissions, au, jour redoutable du jugement, mériter la miséricorde du Seigneur, par la grâce, pleine de compassion et d’indulgence, du Fils unique de Dieu, à qui appartient, ainsi qu’au Père et au Saint Esprit, la gloire, l’empire, l’honneur, et maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

VINGT-NEUVIÈME HOMÉLIE. modifier


« Noé, s’appliquant à l’agriculture, commença à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin et il s’enivra. » (Gen. 9,20- 21)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’Écriture ne rapporte pas seulement les bonnes actions des justes mais aussi leurs fautes, et toujours pour nous instruire. Il tient en réserve des consolations pour toutes les douleurs. – 2. Ivresse de Noé, son excuse. – 3. La vigne avait été créée même temps que toutes les autres plantes, mais ce fut Noé qui le premier découvrit la vertu de son fruit. Il ne faut pas maudire le vin, ce n’est pas lui qui est mauvais, c’est la volonté des hommes. C’est un grand mal que l’ivresse. – 4. Cham outrage son père, ne l’imitons pas, ne révélons pas les fautes de nos frères. – 5. Noé reprit ses sens et apprit ce que sont plus jeune fils lui avait fait. L’ivresse comparée à un démon volontaire. – 6. Cham pèche et c’est Chanaan qui est maudit, pourquoi ? Noé ne voulait pas maudire celui qui avait déjà reçu la bénédiction de Dieu ; Cham ressent la punition qui frappe son fils plus vivement que celle qui l’aurait frappé lui-même ; Chanaan avait probablement aussi péché, et voilà pourquoi c’est sur lui que tombe la malédiction paternelle. – Origine de l’esclavage. – 7. Le Christ a réparé toutes ces malédictions antique à commencer par celle qui avait introduit la mort. Car la mort n’est plus qu’un mot : le mot lui-même a disparu, Notre-Seigneur a dit : Lazare dort. La bénédiction donnée à Sem, annonce la vocation d’Abraham et des Juifs, la bénédiction de Japhet, celle des Gentils. – 8. Nemrod conquérant, la servitude la plus lourde est celle qui s’élève du sein de la liberté. Exhortation.


1. Nous sommes arrivés au terme de nos entretiens sur cet homme juste ; c’est pourquoi, je vous en prie, soyez attentifs, appliquez-vous avec soin à écouter la parole. Ce n’est pas une mince utilité, un fruit vulgaire, que nous offre la lecture d’aujourd’hui. Les événements arrivés aux anciens hommes, si nous vouions les étudier avec sagesse, sont pour nous l’occasion d’un enseignement très-précieux. Si l’Écriture ne s’est pas bornée à raconter les vertus des saints, si elle consigne aussi leurs fautes, c’est afin qu’évitant leurs fautes, nous imitions leurs vertus ; ce n’est pas tout, la di vine Écriture nous montre des justes qui souvent succombent, et des pécheurs qui font voir une entière conversion. C’est pour nous apprendre, par ces exemples contraires, en nous montrant, d’une part les justes qui tombent, à ne pas avoir une confiance superbe, d’autre part à ne pas nous livrer, à cause de nos péchés, au désespoir, puisque nous voyons tant de pécheurs qui reprennent le chemin de la vertu, et parviennent au sommet le plus élevé de la vraie sagesse.
C’est pourquoi, je vous en prie, qu’aucun de vous, quelle que soit la conscience qu’il ait de ses bonnes œuvres, ne s’abandonne à un excès de confiance ; qu’il reste toujours sur ses gardes ; qu’il écoute le bienheureux Paul : Que celui qui croit être ferme prenne bien garde à ne pas tomber. (1Cor. 10,12) De son côté, que celui qui est tombé, au fond même de l’abîme de la malignité, ne désespère pas de son salut, mais considère l’ineffable miséricorde de Dieu ; qu’il écoute, lui aussi, ce que dit le Seigneur par la bouche du prophète : Quand on est tombé, ne se relève-t-on pas ? et, quand on s’est détourné du droit chemin, n’y revient-on plus ? Et ailleurs : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ez. 18,23) Avez-vous bien compris, mes bien-aimés, que la divine Écriture n’offre rien à notre mémoire qui ne soit pour notre avantage, pour le salut de la race des hommes ? Que chacun de nous donc médite ces choses dans son cœur, et applique à ses blessures les remèdes convenables. Voilà pourquoi l’Écriture offre à tous l’abondance de ses leçons. Il suffit à chacun de nous de vouloir pour y trouver le remède aux maux de notre âme, pour recouvrer promptement la santé ; il suffit de ne pas repousser cette médecine efficace, de l’exercer avec sagesse ; il n’est pour l’homme ni maladie du corps, ni maladie de l’âme qui ne puisse y trouver sa guérison. Comment cela ? répondez-moi, je vous en prie. Quelqu’un se présente ici chargé d’ennuis, accablé de l’inquiétude des affaires ; le chagrin le ronge ; eh bien ! l’homme qui est venu ici, dans ces dispositions, aussitôt qu’il entend la parole du prophète : Pourquoi, mon âme, êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous ? Espérez en Dieu parce que je dois encore le louer ; il est le salut de mon visage, et mon Dieu (Ps. 6,7) ; le voilà réconforté d’une consolation qui lui suffit, et il s’en va, et il secoue toute cette tristesse. En voici un autre qui souffre d’une extrême indigence, il en est accablé, il s’afflige à voir les richesses abonder chez les autres, à voir leur orgueil superbe, l’étalage, le grand appareil, la pompe qui les escorte ; cet homme entend la voix du même prophète : Jette tous tes soucis dans le sein du Seigneur, et lui-même te nourrira (Ps. 54,22) ; et encore : Ne crains point en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire, parce que, lorsqu’il sera mort, il n’emportera point tous ces biens. (Ps. 48,17-18) En voici un autre encore : ses ennemis l’entourent de pièges ; les calomnies le poursuivent, et il est dans la douleur ; et il pense que la vie est amère, et nulle part il ne peut trouver de secours parmi les hommes ; cet infortuné apprend du même bienheureux prophète que, dans de telles angoisses, ce n’est pas auprès de l’homme qu’il faut chercher son refuge ; il entend la même voix lui dire : Ils me déchiraient ; pour moi, je priais. (Ps. 108,4)
Voyez-vous où il cherche son secours ? les autres, dit-il, ourdissent leur tissu de ruses, de calomnies et de machinations perfides, mais moi, je me réfugie auprès du mur inexpugnable, vers l’ancre de sûreté, vers le port où les flots sont tranquilles ; c’est-à-dire, j’ai recours à la prière qui supprime pour moi toutes les afflictions, qui me rend tout facile et léger. Un autre est dédaigné, méprisé par ses anciens serviteurs, abandonné par ses amis, et c’est là ce qui le trouble surtout et confond le plus ses pensées ; que celui-là, s’il veut, vienne ici, il entendra la parole du bienheureux : Mes amis et mes proches se sont élevés et déclarés contre moi, et ceux qui étaient prés de moi s’en sont tenus éloignés, et ils me faisaient violence, parce qu’ils cherchaient à m’ôter la vie, et ceux qui cherchaient à m’accabler de maux, tenaient des discours pleins de vanité et de mensonge durant tout le jour. (Ps. 37,11-12) Voyez-vous les trames perfides, continuant jusqu’à ce qu’elles aient donné la mort ? Voyez-vous la guerre sans relâche, ce qu’indique cette expression, Durant tout le jour, ce qui veut dire pendant toute la vie ? Eh bien ! au milieu de ces intrigues, de ces machinations, que faisait-il ? Pour moi, dit-il, j’étais comme sourd, ne les écoutant point ; j’étais comme muet, n’ouvrant pas la bouche ; j’étais comme un homme qui n’entend point et qui n’a rien dans la bouche pour répliquer. (Ps. 37,14-15) Comprenez-vous l’excellence de la sagesse ? la diversité des moyens qui lui ont assuré la victoire ? Les autres tramaient leurs ruses, il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre ; les autres, pendant toute la durée du temps, aiguisaient Peur langue et ne faisaient entendre que vanités, mensonges et tromperies ; mais lui, par son silence, réprimait leur délire. D’où vient cette conduite du sage ? D’où vient qu’en présence de ces attaques, il est comme sourd, comme muet, sans oreilles, sans langue ? Entendez-le lui-même nous donnant la cause d’une sagesse si grande. Car c’est en vous, Seigneur, que j’ai mis mon espérance. (Id. 16) Car c’est à vous que je me suis, dit-il, suspendu par l’espérance, et je ne m’inquiète pas de ce qu’ils font, car votre secours suffit pour tout dissiper, pour rendre inutiles leurs machinations et leurs intrigues, pour empêcher que, de tout ce qu’ils méditent, rien ne soit exécuté.
2. Vous avez vu comment, quel que soit le malheur qui saisisse la nature humaine, on peut tirer des Écritures un remède convenable, y trouver ce qui dissipe toutes les tristesses, ce qui allège le poids de tous les chagrins. C’est pourquoi, je vous en prie, venez souvent auprès de nous ; appliquez tous vos soins à la lecture de l’Écriture sainte, non seulement quand vous vous rassemblez auprès de nous, mais aussi quand vous êtes dans vos demeures ; prenez entre vos mains les divins livres, appliquez-vous à recueillir tous les fruits que vous y trouverez mis pour vous en réserve. Cette lecture présente des avantages précieux ; d’abord, la lecture délie la langue ; ensuite l’âme s’excite, elle s’élève à la lumière du Soleil de la justice, elle s’illumine, elle s’affranchit alors des séductions d’une pensée impure, elle jouit de la plénitude du repos et de la tranquillité. La nourriture matérielle augmente les forces du corps ; la lecture augmente les forces de l’âme ; aliment spirituel qui donne du nerf à la raison, de la vigueur à l’âme, qui lui communique la constance de la sagesse ; qui ne permet pas qu’elle devienne la proie de passions insensées ; qui la rend légère, lui met des ailes, la transporte pour ainsi dire au ciel. Donc je vous en prie, considérons cette utilité si grande ; ne nous en privons pas par notre négligence ; même dans nos demeures, livrons-nous à la lecture de l’Écriture sainte, et quand nous sommes ici rassemblés, ne perdons pas le temps à des bagatelles, à d’inutiles entretiens puisque nous sommes venus pour entendre la parole, appliquons-y notre attention pour en recueillir ce fruit précieux que nous remporterons chez nous. Vous êtes venus ici, et vous vous livrez à des conversations intempestives et inutiles, à quoi bon ? Quel profit pour vous ? N’est-ce pas une chose absurde que ceux qui se rendent aux marchés ordinaires des hommes, s’inquiètent, avant de retourner chez eux, d’acheter tout ce qui leur est nécessaire de rapporter du marché, qu’ils fassent leurs provisions, quoiqu’il y ait pour cela beaucoup d’argent à dépenser, et que ceux qui viennent ici, à ce marché spirituel, ne montrent pas tout leur zèle à se procurer ce qui est utile, à le mettre en réserve dans leur âne avant de s’en retourner ; et cela, quand il n’est ici besoin d’aucune dépense d’argent, quand il suffit de la bonne volonté et de l’attention ? Ne le cédons pas à ceux qui se rendent aux marchés du monde ; soyons attentifs, appliqués, vigilants ; avant de partir faisons nos provisions de route, non seulement de telle sorte qu’elles nous suffisent, mais de manière à pouvoir aussi les partager avec les autres, de manière à rendre meilleurs, et notre femme, et nos serviteurs, et notre voisin, et notre ami, disons mieux, et notre ennemi : Voilà, en effet, ce que sont les dogmes spirituels ; ils sont faits pour être proposés à tous sans distinction ; la seule distinction c’est l’application de l’esprit, c’est la ferveur du désir qui fait que l’un se montre supérieur à l’autre. Eh bien ! donc, puisqu’il y a un si précieux avantage à recueillir de notre doctrine, allons, exposons la lecture de ce jour, et sachons en recueillir le fruit que nous remporterons chez nous.
Noé s’appliquant à l’agriculture commença, dit le texte, à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s’enivra. (Gen. 9,20, 21) Voyez de quelle grande utilité pour nous est le simple commencement de cette lecture. En effet, quand nous entendons dire que cet homme juste, que cet homme parfait qui a reçu d’en haut un si grand témoignage, a bu et s’est enivré, comment nous, qui sommes plongés dans un abîme de péchés si divers, ne ferions-nous pas désormais tous nos efforts pour éviter le fléau de l’ivresse ? Il est toutefois à remarquer que la faute n’est pas égale entre ce juste surpris, et nous qui tombons dans le même vice. Il y a en effet bien des circonstances pour excuser cet homme juste ; ce que je dis non pour excuser l’ivresse, mais pour montrer que, si ce juste a succombé, ce n’est pas par intempérance, mais parce que l’expérience lui faisait défaut. L’Écriture en effet ne dit pas simplement qu’il but du vin jusqu’à s’enivrer, mais elle ajoute des circonstances qui sont l’explication et l’excuse de sa conduite : Noé s’appliquant à l’agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s’enivra. Ce mot, commença, montre qu’il fut le premier qui but du vin, et, faute d’expérience, parce qu’il ne savait pas la mesure, il tomba dans l’ivresse. Et ce n’est pas là la seule cause, mais il était, fort triste : il cherchait dans le vin une consolation, suivant la parole du Sage : Donnez à ceux qui sont dans la tristesse une liqueur qui les enivre, et du vin à ceux qui sont dans la douleur. (Prov. 31,6) Le Sage montre par là qu’il n’y a pas, dans la tristesse, de remède égal au vin, pourvu que l’intempérance n’en compromette pas l’utilité. Or dans quelle morne tristesse n’était pas plongé ce juste qui se voyait au milieu d’une si grande solitude, qui avait sous les yeux les cadavres de tant d’hommes, cette sépulture commune aux hommes et aux animaux ! C’est l’habitude des prophètes et de tous les justes de s’affliger, non seulement sur le sort de leurs proches, mais sur tous les autres hommes. Qui voudra les passer en revue, trouvera qu’ils ont tous montré cette commisération ; entendra Isaïe s’écriant : Ne vous mettez point en peine de me consoler sur la ruine de la fille de mon peuple. (Is. 22,4) Jérémie à son tour : Qui donnera de l’eau à ma tête, et à mes yeux une fontaine de larmes? (Jer. 9,1) Ézéchiel maintenant : Hélas, hélas ! Seigneur Dieu, perdrez-vous donc tout ce qui reste d’Israël ? (Eze. 9,8) Et Daniel se lamentant et disant : Vous nous avez diminués plus que toutes les autres nations. (Dan. 8) Et Amos : Seigneur Dieu, faites-leur miséricorde. (Amo. 7,3) Et Habacuc : Pourquoi me réduisez-vous à ne voir que des violences et des injustices ? et encore : Traiterez-vous les hommes comme les poissons de la mer ? (Habacuc, 1,3, 14) Il entendra aussi ce bienheureux Moïse, disant : Je vous conjure de leur pardonner cette faute, ou si vous ne le faites pas, effacez-moi de votre livre (Ex. 32,32) ; et ailleurs : Quand Dieu lui eut promis de le mettre à la tête d’un plus grand peuple, après lui avoir dit : Laissez-moi faire, j’exterminerai ces hommes, et je vous rendrai le chef d’un grand peuple. (Id. 10) Moïse ne le voulut pas ; il préféra rester à la tête de ces Juifs ; de même le bienheureux Paul, ce docteur des nations : J’eusse désiré que Jésus-Christ m’eût fait servir moi-même de victime soumise à l’anathème pour mes frères, qui sont d’un même sang que moi selon la chair. (Rom. 9,3)
3. Vous voyez comment tous ces justes montraient des sentiments de commisération profonde pour le prochain. Considérez maintenant ce que devait éprouver cet homme juste ; de quel sentiment il devait être agité ; de quelle tristesse il devait être abattu à l’aspect de cette immense solitude ; de cette terre auparavant enrichie de plantes si diverses, ornée de fleurs, et tout à coup perdant sa chevelure de feuillage, dépouillée, nue, déserte. En proie à une morne douleur, cherchant une petite consolation pour lui, il se mit à cultiver la terre, et, de là, ce que dit l’Écriture : Noé s’appliquant à l’agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne.
Mais il convient ici de se demander si c’est Noé à cette époque qui trouva la vigne, ou si, auparavant, dès le commencement du monde, elle existait. Il est vraisemblable qu’elle existait auparavant, dès le commencement, qu’elle avait été créée dans les six jours, quand Dieu vit que toutes les choses qu’il avait faites étaient très-bonnes. (Gen. 1,31) Il se repose, en effet, dit l’Écriture, le septième jour, après avoir achevé tous ses ouvrages. (Gen. 2,2) Toutefois l’usage de la vigne n’était pas connu ; car, si on l’avait connu dès le commencement, il est certain qu’Abel, dans ses sacrifices, aurait fait aussi des libations de vin. Mais comme les premiers hommes ignoraient l’usage de cette plante, ils ne s’en servirent pas. Noé, au contraire, appliqué à l’agriculture, homme très-actif et très-diligent, arriva, par hasard, à en goûter le fruit, écrasa les grappes, fit du vin et en but. Et comme c’était la première fois qu’il en goûtait lui-même, comme il ne connaissait personne qui en eût goûté avant lui, comme il n’avait rien pour lui indiquer et la mesure et l’usage, par suite de cette ignorance, il tomba dans l’ivresse. En outre, quand l’habitude de manger de la chair se fut introduite parmi les hommes, l’usage du vin fut aussi une habitude. Considérez maintenant, mes bien-aimés, comment, peu à peu, le monde s’organise ; comment chaque homme, selon la sagesse que Dieu lui communique, devient, dans ces commencements, l’inventeur d’un art. C’est ainsi que les arts ont été introduits dans le monde : le premier inventa l’agriculture ; le second, l’art pastoral ; un autre, l’art d’élever le gros bétail ; un autre, la musique ; un autre, l’industrie de l’airain ; quant à ce juste dont nous parlons, il trouva, grâce à la sagesse communiquée d’en haut, l’art de cultiver la vigne. Noé, dit le texte, s’appliquant à l’agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s’enivra. Méditez sur ce remède à la tristesse, sur ce moyen de guérison, qui, parce que l’ignorance a dépassé la mesure, non seulement n’est d’aucune utilité, mais devient funeste et indispose.
Mais peut-être dira-t-on : pourquoi une plante si fertile en vices et en malheurs, a-t-elle été produite ? N’exprimez pas ainsi, ô hommes, sans réfléchir, toutes les pensées qui vous viennent. Ce n’est pas la plante qui est mauvaise, ce n’est pas le vin qui est vicieux, mais l’abus qu’on en l’ait, parce que ce n’est pas le vin qui produit les fautes, les crimes, c’est la dépravation de la volonté ; le vin nous est utile : c’est l’intempérance qui le rend funeste. Si l’Écriture ne vous montre le vin en usage qu’après le déluge, c’est pour vous apprendre que, même avant l’usage du vin, les hommes étaient tombés dans les dérèglements, dans les excès de la licence ; qu’ils avaient montré leur perversité dans un temps où le vin était inconnu ; c’est afin que, quand vous verrez le vin en usage, vous n’alliez pas attribuer toutes nos fautes au vin, mais à la volonté corrompue, qui se pervertit d’elle-même. Faites d’ailleurs une autre réflexion qui prouve l’utilité du vin, et soyez saisis d’une sainte horreur, ô hommes ! le vin est la substance qui sert à opérer le salut des bons, c’est ce que n’ignorent point les initiés à nos mystères. Noé s’appliquant à l’agriculture, dit le texte, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s’enivra.
C’est un mal redoutable, mes bien-aimés ; oui, un mal redoutable que l’ivresse, qui produit l’aveuglement, qui engloutit la raison. De cet homme doué de raison, de cet homme qui a reçu l’empire sur toutes les créatures, elle fait un captif, enchaîné d’indissolubles liens, un mort que rien ne réveille ; elle en fait quelque chose de pire qu’un mort. Le mort n’a d’énergie ni pour le bien, ni pour le mal ; mais l’homme ivre, sans énergie pour le bien, n’a que plus d’énergie pour le mal ; et le voilà ridicule aux yeux de sa femme, et de ses enfants, et de ses serviteurs. Ses amis, considérant sa honte, rougissent et sont couverts de confusion ; ses ennemis, au contraire, se réjouissent et se rient de lui, et le chargent d’opprobres, et s’écrient : Faut-il donc voir vivre, faut-il donc voir respirer cette brute, ce porc ! et ils se servent d’expressions plus honteuses encore. C’est que ceux que frappe l’ivresse sont plus hideux à voir que ceux qui reviennent des combats, les mains souillées de sang, ou qu’on rapporte chez eux, en tumulte ; ceux-là, il peut se faire qu’on les vante à cause des trophées, des victoires, des blessures, des membres mutilés ; mais pour ceux qu’on voit ivres, on les appelle des misérables, on les accable d’imprécations. Qu’y a-t-il en effet de plus misérable que celui qu’enchaîne l’ivresse ; qui, chaque jour, se plonge dans le vin, et corrompt sa pensée et son jugement ? De là, le conseil que donnait le Sage : Le principal, dans la vie de l’homme, c’est le pain et l’eau, et le vêtement, et une maison qui cache sa honte. (Sir. 29,28) C’est afin que celui que l’ivresse possède ne soit pas exposé en public, mais caché par les siens ; c’est afin qu’il ne soit pas le honteux objet de la risée de tous. Noé s’appliquant à l’agriculture, commença, dit le texte, à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s’enivra.
4. Le mot d’ivresse, mes bien-aimés, dans la sainte Écriture, ne signifie pas partout ce que nous entendons par ce mot ; dans nos saints Livres, ce mot exprime aussi la satiété ; peut-être donc aurait-on raison de dire, à propos de ce juste, qu’il ne commit pas un excès, qu’il ne s’enivra pas ; seulement qu’il prit du vin de manière à se rassasier. Écoutez, en effet, la parole de David : Ils s’enivreront de l’abondance de votre maison (Ps. 35,9), c’est-à-dire, ils seront rassasiés. D’ailleurs, ceux qui s’abandonnent à l’ivresse n’en ont jamais assez ; plus ils absorbent de vin, plus ils sont altérés ; ce vin est comme un feu qui les embrase ; le plaisir disparaît ; mais une soif impossible à étancher les précipite dans le gouffre de l’ivresse qui les y retient captifs. Et il planta, dit le texte, une vigne, et il but du vin, et il s’enivra ; et il était nu dans sa tente. Considérez que cela ne lui est pas arrivé dehors, mais dans sa tente ; la divine Écriture a mis, dans sa tente, afin que la suite vous montre l’affreuse malignité de celui qui osa révéler cet état de nudité. Cham, dit le texte, père de Chanaan ; vit la nudité de son père et il sortit, et il l’annonça à ses deux frères, dehors. Peut-être, si d’autres hommes s’étaient trouvés là, il leur aurait annoncé aussi la honte de son père ; telle était la perversité de ce fils. C’est pour vous apprendre qu’il était corrompu depuis longtemps, que l’Écriture ne se borne pas à dire : Cham vit la nudité de son père ; mais que dit-elle ? Et Cham, père de Chanaan, vit. Pourquoi, dites-moi, dans ce passage, nomme-t-elle son fils ? C’est pour nous apprendre qu’avec la même intempérance, la même incontinence qui l’avait porté, à l’heure de l’épouvantable bouleversement du monde, à procréer sa postérité, il courut faire outrage à son père : et il sortit, dit le texte, et il l’annonça à ses deux frères, dehors. Voyez, ici, je vous en prie, mes bien-aimés, considérez que les vices ne sont pas dans notre nature, mais dans notre pensée libre, dans notre volonté. En effet, ces trois frères avaient même père, étaient sortis des mêmes flancs ; les mêmes soins avaient entouré leur éducation, mais ils ne montrèrent pas le même cœur ; celui-ci tomba dans le péché, les autres rendirent à leur père l’honneur qui lui était dû. Peut-être ce Cham exagéra-t-il par ses railleries la honte de son père, en la révélant ; il n’entendit pas la parole du Sage : Ne vous glorifiez pas de la honte de votre père. (Eccl. 3,12) Mais ses frères ne se conduisirent pas de même ; et comment ? Quand ils eurent entendu ces paroles, Sem et Japhet, ayant étendu un manteau sur leurs épaules, marchèrent en arrière et couvrirent la nudité de leur père, et ils ne détournèrent pas leur visage, et ils ne virent pas la nudité de leur père. Voyez-vous l’honnêteté de ces deux fils ? Ce que l’autre a divulgué, ceux-ci n’osent pas même le regarder ; ils marchaient en arrière, pour couvrir tout de suite la nudité de leur père. Voyez, en même temps, avec leur honnêteté, leur douceur ! ils ne grondent pas, ils ne battent pas leur frère ; mais, à peine l’ont-ils entendu, qu’ils prennent le soin, tous les deux à la fois, de corriger ce qu’ils, regrettent, et de prouver leur respect à leur père : et ils ne détournèrent pas leur visage, et ils ne virent pas la nudité de leur père. C’est une preuve du profond respect de ces fils, que l’Écriture nous fait voir ; non seulement ils recouvrent, mais ils n’osent pas regarder. Instruisons-nous, par cet exemple, et sachons-en, tirer une double utilité. Imitons les uns ; loin de nous les mœurs de l’autre ! car, si ce méchant qui a révélé la nudité d’un corps, s’est jeté sous le coup de la malédiction, est déchu de l’honneur qui l’égalait à ses frères, a été condamné à les servir, quoique ce ne soit pas lui, mais tous les descendants sortis de lui, qui sont devenus des esclaves, quel châtiment ne subiront pas ceux qui révèlent les péchés de leurs frères ; qui, loin de les couvrir, de les excuser, les exposent au grand jour, et se rendent par là coupables de péchés sans nombre ? Quand vous divulguez la faute d’un frère, non seulement vous le rendez plus éhonté, et vous refroidissez peut-être le zèle qui l’aurait porté à rentrer dans la vertu, mais vous rendez ceux qui vous écoutent plus indolents et plus lâches ; et ce n’est pas tout : vous êtes cause que Dieu est blasphémé. Or, quel est le supplice réservé à ceux qui provoquent les blasphèmes ? C’est ce que nul n’ignore. Donc, loin de nous, je vous en conjure, les mœurs de Cham ; imitons, au contraire, l’honnêteté, la pudeur des fils qui recouvrirent la nudité de leur père ; faisons de même, couvrons les fautes de nos frères, non pour encourager, par notre conduite, leur indolence, mais pour leur ménager les meilleurs moyens de s’affranchir promptement de leurs vices funestes, et de rentrer dans la vertu. De même qu’il est plus facile de revenir à résipiscence quand on n’a pas un grand nombre de témoins de ses fautes, de même celui dont le front a rougi, qui sait que ses actions mauvaises sont connues de tout le monde, ne renonce pas facilement à ses vices ; il est comme dans une vase profonde, où il se précipite emporté par des courants qu’il lui est difficile de surmonter ; et ne pouvant revenir à la surface il se désespère, et il abandonne tout espoir, de ressaisir le rivage.
5. C’est pourquoi, je vous en prie, ne publions pas les fautes du prochain. Si on vient à nous les apprendre, ne nous empressons pas d’aller voir cette nudité ; faisons comme ces vertueux fils, recouvrons de nos exhortations, de nos conseils, abritons d’une ombre protectrice, et hâtons-nous de relever l’âme qui est tombée ; enseignons-lui la grandeur de la divine miséricorde, l’excès de la suprême bonté, afin d’obtenir nous-mêmes, plus encore que ces pieux jeunes gens, la bénédiction du Seigneur, du Dieu qui a fait toutes choses, qui veut que tous les hommes soient sauvés, et qu’ils viennent à la connaissance de la vérité (1Tim. 2,4) ; qui ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ez. 18,23) Et, dit le texte, ils ne virent pas la nudité de leur père. Voyez comme la loi naturelle leur a suffi, tout d’abord, dès le commencement, pour accomplir les prescriptions consignées plus tard dans la législation écrite pour l’enseignement de la race humaine ; pour accomplir cette prescription de la loi : Honorez votre père et votre mère, afin que vous soyez heureux (Ex. 20,12) ; et : Celui qui aura maudit son père ou sa mère, sera puni de mort. (Id. 21,17) Voyez-vous que la loi naturelle a tout d’abord été suffisante ?
6. Noé reprit ses sens, dit le texte, après cet assoupissement causé par le vin, et apprit tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. (Gen. 9,24) Noé reprit ses sens, dit le texte ; qu’ils entendent ces paroles, ceux qui passent les jours entiers dans les festins ; qu’ils considèrent la gravité de leur faute ; qu’ils apprennent à échapper à la pernicieuse ivresse. Noé reprit ses sens, dit le texte. Qu’est-ce à dire ? C’est l’expression que nous employons d’ordinaire quand ceux qui étaient dans le délire reviennent à eux. Noé ; après avoir été surpris par le démon, reprit ses sens, et s’affranchit de sa tyrannie, c’est ce que dit ici l’Écriture ; car, sachons-le bien, l’ivresse est un démon volontaire, qui obscurcit l’âme de ténèbres plus épaisses que ne le fait le démon, et qui rend son captif indigne de toute pitié. Souvent, en effet, à la vue d’un démoniaque, nous sommes saisis de pitié, de compassion ; nous aimons à lui montrer combien nous plaignons son malheur ; nous n’agissons pas de même avec ceux que nous voyons ivres ; ils provoquent notre indignation, notre dégoût, qui les repousse ; nous les chargeons d’imprécations. Quelle en est la cause, pourquoi ? c’est que le démoniaque fait ce qu’il ne veut pas faire, et il a beau se démener, déchirer ses vêtements, prononcer des paroles honteuses, on lui pardonne ; quant à l’homme ivre, quoi qu’il fasse, on ne l’excuse pas : serviteurs, amis, voisins, tous l’accablent de reproches ; c’est qu’il se livre, de lui-même, volontairement, à cette ignominie ; c’est qu’il s’abandonne, parce qu’il se trahit lui-même, à la tyrannie de l’ivresse. Et ce que je dis, ce n’est pas pour accuser cet homme juste. Grand nombre de circonstances se réunissaient pour atténuer sa faute : et d’abord, on ne l’y a pas vu retomber depuis, preuve certaine qu’il pécha faute de savoir, et non par indolence. En effet, s’il fallait attribuer sa faute à la négligence, il se serait plus tard laissé surprendre de nouveau par la même passion ; mais c’est ce qui n’est pas arrivé. S’il, se fût rendu coupable de la même faute, une seconde fois, l’Écriture ne l’aurait point passé sous silence, elle nous l’aurait fait connaître ; car l’Écriture n’a qu’une pensée, n’a qu’un but, c’est de nous apprendre tout ce qui est arrivé, afin que nous connaissions la vérité. On ne la voit pas, par un sentiment d’envie, négliger les vertus des justes, ni avec une com plaisance partiale, couvrir d’une ombre les fautes des pécheurs ; elle expose tout devant nos yeux, afin que nous ayons une règle, une doctrine ; afin que, nous aussi, quand nous nous serons laissé surprendre, par suite de notre, négligence, nous devenions plus circonspects, de manière à éviter les rechutes. Car le péché n’est pas aussi grave que la persistance dans le péché. C’est pourquoi, ne vous bornez pas à remarquer que ce juste s’est enivré, remarquez avant tout que ; plus tard, il ne lui arriva rien de semblable. Considérez ceux qui, chaque jour, dépensent leur vie dans les cabarets ; qui, chaque jour ; pour ainsi dire, y meurent ; quand ils reprennent leurs sens, ce n’est pas pour eux une raison de fuir le fléau de l’ivresse, ils y retournent, comme à une occupation qu’ils continuent avec un courage viril. Il faut considérer encore que ce juste, qui d’ailleurs ne s’est enivré que faute d’expérience, parce qu’il ignorait la mesure ; c’était, après tout, un juste, riche en bonnes œuvres, qui pouvait par conséquent couvrir et racheter l’accident de cette faute ; mais nous, qui subissons les ravages de tant d’autres passions, si nous ajoutons l’ivresse à tous nos excès, quelle sera notre excuse ? Qui daignera, répondez-moi, je vous en prie ; nous pardonner, à nous, que ne corrige aucune expérience ? Noé reprit ses sens, dit le texte, après cet assoupissement causé par le vin, et apprit tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. D’où l’apprit-il ? Sans doute, ce furent les frères qui le dirent, non pour accuser leur frère, mais pour apprendre la chose comme elle s’était passée, afin que le coupable reçût le remède que réclamait sa blessure. Et il apprit, dit le texte, tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. Qu’est-ce à dire, tout ce que lui avait fait ? Cela veut dire une faute si grave qu’elle ne se peut supporter. Remarquez, en effet, comment, dans l’intérieur de la maison, voyant une chose honteuse, tandis qu’il aurait dû la cacher, il sort, il l’ébruite, il expose aux railleries, aux moqueries, son père, autant que cela dépendait de lui ; comme il veut rendre ses frères les complices de sa détestable pensée. S’il devait, à toute force, faire un récit, il aurait dû, au moins, les appeler à l’intérieur, leur parler en secret de cette nudité ; mais non : il sort, il révèle cette nudité, et, s’il s’était rencontré là une foule d’étrangers, il les aurait, eux aussi, rendus les témoins de la honte de son père. Delà, ces paroles du texte : Tout ce que lui avait fait, c’est-à-dire l’outrage qu’il avait fait à son père, l’oubli qu’il avait montré du respect que les enfants doivent à leurs parents. Il a divulgué les fautes, il a voulu associer ses frères à cet outrage. Tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. Toutefois, ce n’était pas le plus jeune ; car il était le second, l’aîné de Japhet ; mais quoi qu’il fût, l’aîné pour Japhet, la corruption de son âme le mit après lui ; la pétulance de ses passions le fit déchoir ; pour n’avoir pas voulu se tenir dans les bornes prescrites, il perdit l’honneur qu’il devait à la nature ; et, de même que ce méchant, par la corruption de sa volonté, perdit ce qu’il tenait de la nature, Japhet acquit, par sa sagesse supérieure, ce que la nature ne lui avait pas donné.
7. Voyez-vous comme il est impossible de rien découvrir, dans la divine Écriture, qui soit mis au hasard et sans une secrète pensée ? Ce que lui avait fait, dit le texte ; son, plus jeune fils. Et il dit : Que Chanaan soit maudit, qu’il soit l’esclave de ses frères. (Gen. 9,25) Nous voici parvenus à cette question soulevée partout ; sans cesse, en effet, nous entendons dire : pourquoi, quand c’est le père qui s’est rendu coupable, qui a révélé la nudité, est-ce le fils qui reçoit la malédiction ? Prêtez-moi, je vous en prie, toute votre attention, et recevez l’explication qu’il vous faut. Nous vous dirons ce que nous aura suggéré la divine grâce, pour votre utilité. Et il dit : Que Chanaan soit maudit, qu’il soit l’esclave de ses frères. Ce n’est pas sans raison, ce n’est pas inutilement, que le texte nomme ici le fils de Cham ; il y a une pensée cachée. Noé voulait à la fois punir Cham de sa faute, de l’outrage qu’il en avait reçu, et, en même temps, il ne voulait pas affaiblir la bénédiction que Dieu lui avait autrefois donnée. Dieu bénit, dit l’Écriture, Noé quand il sortit de l’arche, et ses fils avec lui. (Gen. 9,1) Donc Noé ne voulut pas maudire celui que Dieu avait une fois béni ; il ne s’arrête donc pas à celui qui lui a fait l’outrage, c’est sur le fils de Cham qu’il fait retomber la malédiction. Soit, dira-t-on, cela montre que Cham n’a pas été maudit, parce qu’il avait reçu auparavant la bénédiction de Dieu. Mais pourquoi, quand c’est Cham qui a péché, est-ce Chanaan qui est puni ? Eh bien ! cela même n’a pas été fait sans raison ; car le père n’a pas subi un moindre châtiment que son fils, et il a senti toute la rigueur du châtiment. Vous n’ignorez pas, en effet, vous savez parfaitement combien de fois les pères ont demandé d’être punis, eux-mêmes, à la place de leurs fils. Il est plus triste pour eux de voir leurs fils soumis au châtiment, que de le subir eux-mêmes. Voici donc ce qui est arrivé ; c’est que, par suite de l’amour naturel que Cham éprouvait pour son fils, il a senti une douleur plus cruelle ; c’est que la bénédiction de Dieu est restée intacte, et que le fils, qui a reçu la malédiction, a expié par là ses propres péchés. Car, bien qu’il encoure actuellement la malédiction pour le péché de son père, encore est-il vraisemblable que c’est en même temps pour ses propres fautes qu’il a été puni. Ce n’est pas seulement à cause du péché de son père qu’il a reçu la malédiction, mais probablement c’est parce que lui-même méritait un plus grand châtiment. Car, en ce qui concerne ce principe que les pères ne sont pas punis pour les fils, ni les fils pour les pères, que chacun n’est puni que pour ses propres fautes, c’est ce que vous trouverez en mille endroits des prophètes. Si quelqu’un mange des raisins verts, il en aura lui seul les dents agacées (Jer. 21,39) ; l’âme qui a péché mourra elle-même (Ez. 18,20) ; et encore : On ne fera point mourir les pères pour les enfants, ni les enfants pour les pères. (Deut. 24,16) Donc, que personne parmi vous, je vous en prie, n’ose censurer ce que l’Écriture nous dit aujourd’hui, comme s’il était permis d’ignorer le but que se propose la divine Écriture ; accueillez Avec de bonnes dispositions ce que dit la parole ; admirez l’exactitude merveilleuse de la divine Écriture, considérez l’énormité du péché. Car, voici ce que le péché a fait d’un frère né de la même mère, sorti des mêmes flancs ; le péché en a fait un esclave ; il lui a enlevé la liberté ; il l’a assujetti, et c’est de là qu’est sortie la servitude des âges à venir. Et en effet, les hommes d’autrefois n’étaient pas si délicats, n’avaient pas besoin d’une vie si commode, de mains étrangères pour les servir ; chacun se servait soi-même ; tous étaient égaux en dignité ; on ne voyait, au milieu d’eux, aucune inégalité de rang. Quand le péché fit son entrée dans le monde, ce fut pour détruire là liberté, compromettre la dignité naturelle, introduire la servitude ; la servitude, ce perpétuel enseignement, cet éternel avertissement à nous adressé, de fuir la servitude du péché, de revenir à l’indépendance de la vertu. Que si l’esclave et le maître veulent retirer de cet exemple un profit durable, qu’ils pensent : l’esclave, de son côté, qu’il doit sa servitude au dérèglement de Cham ; le maître, à son tour, qu’assujettissement et servitude n’ont commencé qu’au jour où Cham a montré une volonté dépravée, et perdu la dignité qui le rendait l’égal de ses frères.
Maintenant, en vérité, si nous voulons être sobres et prudents, ces maux que les péchés de nos pères ont introduits dans le monde ne pourront nous atteindre, ils ne seront pour nous que des noms et des histoires. Si, d’une part, notre premier père, par sa désobéissance, a introduit la mort, les travaux et les peines ; si, d’autre part, Cham nous a procuré la servitude, voici maintenant que l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ a réduit toutes ces épreuves à n’être qu’un vain bruit, que des sons ; pour qu’il en soit ainsi nous n’avons qu’à vouloir. Pour la mort, il n’y a plus de mort ; il n’y a plus que le mot qui sert de nom à la mort : parlons mieux, le nom même a disparu. Nous ne disons plus maintenant la mort, mais l’assoupissement et le sommeil. Le Christ disait lui-même : Lazare, notre ami, dort (Jn. 11,11) ; et Paul écrivant aux habitants de Thessalonique, leur dit : Quant à ceux qui dorment, je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères. (1Thes. 4,12) Et de même, la servitude n’est qu’un mot ; l’esclave c’est celui qui commet le péché. Et, si vous voulez comprendre que l’avènement du Christ a supprimé la servitude, n’en a plus laissé que le nom, disons mieux, a détruit le nom même, écoutez ce que dit Paul : Que ceux qui ont des maîtres fidèles ne les méprisent pas, parce qu’ils sont leurs frères. (1Tim. 6,2) Voyez-vous comment, dès que la vertu arrive, elle ne fait plus que des frères de ceux qui s’appelaient auparavant des esclaves ? Que Chanaan, dit Noé, soit l’esclave de ses frères. Tu as abusé, dit-il, de ta dignité ; tu n’as pas fait ce que tu devais faire, quand tu étais égal en honneur ; voilà pourquoi je veux te corriger par la sujétion. C’est ce qui est arrivé, dès le commencement, à la femme ; elle était d’une dignité égale à celle de son mari, elle a abusé de son rang, voilà pourquoi elle a perdu son pouvoir, pourquoi elle a entendu ces paroles : Tu te tourneras vers ton mari, et il te dominera. (Gen. 3,16) Tu n’as pas su, dit le texte, faire un bon usage du commandement ; il vaut mieux pour toi bien obéir au commandement, que mal commander. De même, ce Cham, ici, reçoit le châtiment pour s’amender ; dans la personne de son fils, c’est lui-même qui est puni ; c’est afin que vous sachiez que, quoi qu’alors ce fût un vieillard, cependant le châtiment, retombant sur son fils, lui rendit la vie pleine de douleurs et d’amertumes ; il pensait que, quand lui-même serait mort, ce fils qui lui survivrait expierait sa faute. Car, pour avoir la preuve que ce fils était, de lui-même, plein de malice, que tous ceux qui sortirent de lui furent des êtres abominables, prompts à commettre le mal, écoutez ce que dit l’Écriture, sous forme de malédiction : Votre père était Amorrhéen et votre mère Céthéenne (Ez. 16,3) ; autre parole d’outrage, dans un autre endroit : Race de Chanaan, et non de Juda. (Dan. 13,56)
Maintenant il est bon d’apprendre, après le châtiment reçu par celui qui divulgua la nudité de son père, quelle récompense obtinrent les fils qui lui montrèrent un respect si profond : Que le Seigneur, le Dieu de Sem, soit béni, dit Noé, et que Chanaan soit son esclave. (Gen. 9,26) Ici, peut-être, dira-t-on Noé, en prononçant ces mots, ne bénit pas Sem ; au contraire, il le bénit de la manière la plus efficace. En effet, quand on rend à Dieu des actions de grâces, lorsqu’on bénit Dieu, le Seigneur, à son tour, accorde plus largement sa bénédiction à ceux qui donnent l’occasion de le bénir lui-même. Ainsi Noé, bénissant Dieu, l’a rendu débiteur d’une bénédiction plus grande ; il a été, en faveur de Sem, l’auteur d’une rétribution plus considérable que si lui-même l’eût béni en son propre nom. De même que le Seigneur, béni à cause de nous, devient pour nous tout à fait clément et propice ; de même, réciproquement, quand il est blasphémé à cause de nous, il prononce contre nous une condamnation plus sévère, parce que nous avons été l’occasion des blasphèmes. Faisons donc tous nos efforts, je vous en conjure, pour vivre avec tant de sagesse, pour montrer une vertu si pure, que tous ceux qui nous verront offrent au Seigneur notre Dieu des louanges et des bénédictions. Dans sa bonté, dans sa clémence, le Seigneur veut être glorifié par nous ; ce n’est pas qu’il en reçoive le moindre accroissement de gloire ; il n’a besoin de rien, mais il veut que nous lui fournissions nous-mêmes l’occasion de nous montrer plus de bienveillance. Que le Seigneur, le Dieu de Sem, soit béni, et que Chanaan soit son esclave. Voyez-vous comme le père annonce le châtiment, qui, toutefois, est plutôt une correction qu’un châtiment ; il était père, c’était un père tendre ; il ne voulait pas un châtiment égal à la faute, mais de nature à réprimer plus tard les progrès de la malignité. Voilà pourquoi, dit-il, je te condamne à la servitude, afin que tu conserves à chaque instant, toujours, le souvenir de ce que tu as fait. Ensuite il dit : Que Dieu multiplie la postérité de Japhet, et qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Chanaan soit son esclave. (Id. 27) Ici encore, la bénédiction la plus abondante, et qui renferme peut-être un trésor caché : Que Dieu multiplie, dit-il, la postérité de Japhet. Ce n’est pas se tromper que d’appeler ces bénédictions de l’homme juste des prophéties. Car, s’il est vrai que le père de Noé ne lui a pas donné au hasard et sans dessein, ce nom de Noé ; s’il est vrai que ce nom était la prophétie du déluge à venir, à bien plus forte raison, cet homme juste n’a pas prononcé ces bénédictions sans une secrète pensée. Je crois, en effet, que la bénédiction des deux frères signifie la vocation des deux peuples ; quand il bénit Sem, il bénit les Juifs ; de Sem est sorti Abraham, et le peuple juif qui s’est multiplié ; quand il bénit Japhet, il annonce la vocation des Gentils. Remarquez les paroles de la bénédiction : Que Dieu multiplie, dit-il, la postérité de Japhet, et qu’il habite dans les tentes de Sem. C’est ce dont nous voyons l’accomplissement, dans la vocation des nations. En effet, Noé, disant : Que Dieu multiplie, indique toutes les nations ; et en disant : Qu’il habite sous les tentes de Sem, il indique les nations commençant à jouir des biens préparés pour les Juifs. Et que Chanaan soit son esclave.
8. Avez-vous bien compris quelle récompense les uns ont reçue pour leur sagesse ; de quelle honte l’autre a été couvert par son dérèglement ? Conservons toujours ces récits dans notre pensée, imitons les uns, fuyons la perversité, le dérèglement de l’autre. Or, Noé vécut, dit le texte, trois cent cinquante ans après le déluge, et tout le temps de sa vie ayant été de neuf cent cinquante ans, il mourut. (Gen. 28, 29) N’allez pas croire que ce soit sans raison que la divine Écriture ajoute ces détails. Voyez ici une nouvelle preuve de la continence de l’homme juste. Dans une telle abondance de biens, dans un repos parfait, pendant un si grand nombre d’années après là sortie de l’arche, il ne pensa plus à procréer des enfants. L’Écriture, en effet, ne nomme pas d’autres enfants avec ces trois fils. Considérez encore l’excès de l’intempérance de Cham, qui avait sous les yeux un père d’une telle continence, sans devenir lui-même plus chaste, qui, au contraire, agissait d’une manière toute différente. Aussi, c’est avec raison que toute sa postérité a été condamnée à la servitude, frein nécessaire de la volonté pervertie. L’Écriture énumère ensuite la postérité sortie de ces fils, et dit : Cham engendra Chus ; et plus loin Chus engendra Hemrod qui montra le premier géant sur la terre ; ce fut un géant, chasseur devant le Seigneur. (Gen. 10,6-9) Quelques interprètes pensent qu’ici, devant le Seigneur, signifie la même chose que s’élevant contre Dieu. Quant à moi, je n’admets pas cette insinuation dans la divine Écriture ; elle dit simplement qu’il était fort et courageux. Cette expression, devant le Seigneur Dieu, revient à dire, établi par Dieu, parce qu’il avait reçu la bénédiction de Dieu ; ou, si vous voulez, parce qu’il était une occasion d’admirer le Dieu qui avait fait ce géant, et qui l’avait montré sur la terre. Celai-ci reproduisit les mœurs de son aïeul, abusa de ses forces naturelles, inventa une nouvelle servitude, et entreprit de devenir un chef de peuple, un roi. Pas de sujets, pas de roi voilà bien la vraie liberté ; mais la servitude la plus lourde est celle qui surgit au sein de la liberté, qui maîtrise des hommes libres. Voyez les ravages de l’ambition, voyez la force du corps dépassant ses limites, jamais satisfaite, aspirant à la gloire. Ce n’était pas pour protéger et défendre qu’il se faisait des sujets ; mais il construisait des villes pour dominer sur des ennemis. De cette contrée, dit le texte, sortit Assur, et il bâtit Ninive. Faites ici encore une remarque : C’est que la malignité de ceux qui nous ont précédés ne nous cause aucun préjudice ; ces hommes dont je parle, les Ninivites, se concilièrent, par leur repentir, la miséricorde de Dieu et le forcèrent à révoquer sa sentence. Ils eurent cependant pour auteur de leur race ce Cham, qui outragea son père, et après lui, parmi leurs ancêtres, Nemrod, tyran superbe, d’où sortit Assur. On dit que dans cette suite d’ascendants se trouvèrent des gens adonnés à la mollesse, aux voluptés, aux dissolutions, à la corruption, à l’ivresse, aux rires insensés, aux moqueries, aux plaisirs frivoles des méchants ; mais, parce que les Ninivites firent sincèrement pénitence, la malignité de leurs pères ne leur fut en rien funeste, et ils se concilièrent la faveur du Ciel à tel point, qu’aujourd’hui encore on célèbre la perfection de leur repentir.
Sachons donc, nous aussi, les imiter, puisque, ni la malignité de ceux qui sont nés avant nous ne peut nous nuire, si nous voulons pratiquer la sagesse ; ni leurs vertus nous servir en rien, si nous cédons à l’indolence. Attachons-nous donc, de toutes nos forces, à la vertu, montrons de la sagesse, de la prudence, afin d’obtenir la même bénédiction que Sem et Japhet, afin d’échapper à la servitude de Chanaan, afin d’être affranchis du péché, afin qu’ayant conquis la vraie liberté, nous soyons admis au partage des biens ineffables, par la grâce et parla bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. C. PORTELETTE.


TRENTIÈME HOMÉLIE. modifier


« Toute la terre avait une même, langue et une même parole. » (Gen. 11,1)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’orateur exhorte ses auditeurs à la vigilance, il parle des heures qui étaient en ce temps-là plus ou moins longues selon la durée des jours, de la confession des péchés, de la semaine que l’on nomme grande. – 2. La nature humaine ne sait pas se contenter ; elle est toujours inquiète. Les descendants de Noé vont habiter la terre de Sennaar ; à peine y sont-ils qu’ils veulent construire une tour qui aille toucher le ciel : vanité. – 3. Contre ceux qui veulent éterniser leur mémoire sur la terre par des bâtiments et des édifices. Le Seigneur descendit, explication de cette parole. – 4. Après avoir dit : le Seigneur descendit, la sainte Écriture ajoute ces paroles qu’elle met dans la bouche du Seigneur et que le Seigneur adresse à des égaux : Venez, et descendons.


1. Nous voici enfin au terme de la sainte Quarantaine, nous avons achevé la navigation du jeûne, et, par la grâce de Dieu, nous touchons au port. Mais que cela ne nous rende pas négligents, que ce soit pour nous, au contraire, une raison de redoubler de zèle, d’activité et de vigilance. Quand les matelots ont traversé plusieurs mers à voiles déployées et qu’ils vont entrer dans le port, après avoir déchargé leurs marchandises, c’est alors qu’ils ont le plus de soin et d’attention de ne pas choquer une pierre ou un écueil, et perdre ainsi le fruit de leurs peines passées. C’est aussi ce que font les coureurs ; quand ils arrivent au bout de l’arène, ils pressent leur course pour toucher le but et mériter le prix. Les athlètes encore, après bien des combats et des victoires, lorsqu’il faut disputer la couronne, cherchent à l’obtenir en redoublant leurs efforts. Ainsi, de même que les matelots, les coureurs, les athlètes, en approchant du terme, sont de plus en plus actifs et vigilants ; de même devons-nous faire, puisque nous sommes arrivés, grâce à Dieu, dans cette sainte semaine où nous devons jeûner avec plus de rigueur, prier avec plus de ferveur, faire des confessions plus sincères et plus complètes de nos péchés, et redoubler de bonnes œuvres, larges aumônes, justice, douceur et toutes les autres vertus, afin qu’avec de pareils soutiens, quand nous serons arrivés au dimanche de Pâques, nous jouissions de la libéralité du Seigneur. Nous disons que c’est là une grande semaine, non pas que les heures y soient plus longues, car il y en a où les heures de jour sont bien plus grandes ; ce n’est pas qu’elle ait plus de jours que les autres, car elles en ont toutes le même nombre. Pourquoi donc l’appelons-nous grande ? Parce que c’est celle où nous sont arrivés des biens grands et inexprimables. C’est dans cette semaine qu’on a vu cesser la guerre qui avait duré si longtemps, mourir la mort, lever la malédiction, briser la tyrannie du démon et enlever ses armes, réconcilier Dieu avec les hommes, ouvrir les portes du ciel, réunir les hommes aux anges ; rapprocher ce qui était séparé, supprimer la haie, écarter la barrière et s’étendre la paix de Dieu sur toutes les choses du ciel et de la terre. Voilà pourquoi nous l’appelons la grande semaine, puisque c’est celle où le Seigneur nous a accordé tant et de si grands bienfaits. Voilà pourquoi tant de fidèles redoublent alors les jeûnes, les veilles, les méditations nocturnes et les aumônes, afin de montrer le respect qu’ils doivent à cette semaine. Car, puisque c’est celle où le Seigneur nous a fait des dons si précieux, ne devons-nous pas, autant qu’il est en notre pouvoir, lui témoigner notre hommage et notre respect ?
Aussi les empereurs eux-mêmes montrent par leurs ordonnances quelle vénération doit s’attacher à ces jours, puisqu’ils décident qu’il y a congé et vacances pour tous les offices civils, que les portes des tribunaux sont fermées et que l’on écarte toute apparence de procès et de discussions pour que l’on puisse s’occuper tranquillement et en repos de ses affaires spirituelles. Outre cela, ils donnent encore une preuve de générosité en délivrant les prisonniers de leurs chaînes, et en imitant ainsi Dieu autant que la puissance humaine le comporte. De même, en effet, que Dieu nous délivre de la cruelle prison de nos péchés et nous comble de biens innombrables ; de même nous devons nous efforcer, autant qu’il est en nous, d’imiter la miséricorde de Dieu Notre-Seigneur. Vous voyez donc que chacun de nous, suivant sa position, rend l’honneur et le respect qu’il doit à ces jours où nous avons reçu tant de bienfaits. Aussi je vous prie plus que jamais de repousser toutes les idées temporelles et de ne venir ici qu’après en avoir avec soin débarrassé votre esprit. Que personne n’apporte dans l’église ses préoccupations temporelles, afin de pouvoir remporter au logis la digne récompense de ses peines. Je vous ai donc préparé notre banquet accoutumé ; le festin que j’offre à votre charité est emprunté à la lecture que vous avez entendue d’un passage du bienheureux Moïse : je vais vous l’expliquer en vous signalant toute la précision de l’Écriture sainte. Après avoir terminé l’histoire du bienheureux Noé, elle expose de même la généalogie de Sem, et dit : Et des fils naquirent à Sem, le père de tous les enfants d’Héber et le frère de Japhet, l’aîné des fils. Après en avoir donné la liste, elle dit : Deux fils naquirent à Héber ; le nom de l’un d’eux fut Phalec, car de soie temps la terre fut divisée. Voyez comme elle fait pressentir par le nom de cet enfant le miracle qui doit bientôt survenir, afin qu’on ne s’étonne point de le voir s’accomplir ensuite, puisqu’il était prédit par le nom de l’enfant. Car après avoir ainsi fait la liste de ceux qui sont nés ensuite, elle dit : Toute la terre avait une même langue et une même parole. Ce n’est point de la terre qu’elle parle, mais du genre humain, pour nous apprendre que la race humaine ne parlait d’abord qu’un seul langage. Et toute la terre n’avait qu’une même langue et une même parole. Ici langue signifie idiome, et le mot parole veut dire la même chose : voilà ce qu’elle entend par l’usage d’une même langue et d’une même parole. Pour voir que le mot langue signifie langage, écoutez cet autre passage de l’Écriture : Le venin des serpents est sous leurs langues (Ps. 139,4) : ainsi, par le mot langue, l’Écriture entend langage. Et il arriva, comme ils partirent d’Orient, qu’ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y habitèrent.
2. Voyez comme la nature humaine ne peut rester dans ses limites propres, mais comme toujours ambitieuse, elle cherche de nouveaux avantages. Ce qui la perd c’est de ne pas connaître les bornes qui lui sont imposées, de chercher toujours mieux qu’elle n’a et plus qu’elle n’est appelée à avoir. Aussi ceux qui soupirent après les biens du monde, s’ils sont entourés de richesses et de puissance, arrivent à oublier leur nature et veulent s’élever au faîte des grandeurs, jusqu’à ce qu’ils en soient précipités jusqu’au fond de l’abîme. C’est ce que nous voyons arriver à quelques-uns tous les jours sans que cela rende les autres plus sages : l’exemple retient un instant, mais bientôt on oublie tout, on suit la même route et l’on tombe dans le même précipice. Nous en voyons ici un exemple. Et il arriva, comme ils partirent d’Orient, qu’ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y habitèrent. Voyez comme nous reconnaissons peu à peu l’instabilité de leur pensée. Quand ils virent cette campagne, ils émigrèrent, abandonnèrent leur premier établissement et habitèrent là. L’Écriture dit ensuite : Chacun dit à son voisin : Venez, faisons des briques et cuisons-les au feu. Ainsi ils rendirent les briques comme de la pierre et le bitume leur servait de ciment. Et ils dirent Venez, bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête monte jusqu’au ciel, afin de nous faire un nom avant d’être dispersés sur toute la terre. Vous voyez comment ils abusent de leur idiome commun, et comment cette orgueilleuse proposition engendre tous leurs maux. Venez, faisons des briques et cuisons les au feu : Ainsi, ils rendirent les briques comme de la pierre, et le bitume leur servait de ciment. Voyez avec quelle sécurité ils songent à édifier sans penser à cette vérité : Si le Seigneur n’aide pas à élever la maison, ceux qui la construisent travaillent en vain. (Ps. 126,1) Bâtissons-nous, disent-ils, une ville : non pour Dieu, mais pour nous. Voyez jusqu’où va eur perversité ! malgré le souvenir si présent encore de la destruction universelle, ils n’en tombent pas moins dans une pareille folie. Et bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu’au ciel. Par ce mot de ciel, l’Écriture sainte a voulu nous montrer l’excès de leur audace. Et faisons-nous un nom. Remarquez ici le germe du mal. C’est afin, disent-ils, de laisser un souvenir éternel, afin que notre mémoire vive toujours. Cette œuvre, cet édifice sera tel que l’oubli ne pourra l’effacer. Faisons cela avant d’être dispersés sur la surface de toute la terre. Pendant que nous sommes encore ensemble, disent-ils, accomplissons ce projet, afin de laisser un souvenir ineffaçable aux générations futures.
Il y a encore maintenant bien des gens qui les imitent et qui veulent éterniser leur nom par des travaux semblables, en construisant des palais, des bains, des portiques ou des promenades. Si vous demandez à un de ces hommes pourquoi il travaille et se fatigue ainsi, pourquoi il dépense tant d’argent et aussi inutilement, il vous répondra aussi que c’est pour sauver sa mémoire de l’oubli et pour que l’on dise que c’est sa maison ou son champ. Mais ce n’est pas là glorifier sa mémoire, c’est plutôt l’accuser. Car ce nom sera suivi aussitôt de mille qualifications injurieuses ; on dira qu’un tel est avare, avide, spoliateur de la veuve et de l’orphelin. Ce n’est donc pas là se faire un nom, mais se mettre en butte à d’éternelles accusations qui poursuivent même après la mort et aiguiser les langues pour maudire et condamner la possession de tous ces biens. Si vous tenez absolument à laisser un souvenir ineffaçable, je vous montrerai le chemin pour y parvenir tout en vous ménageant des éloges et des bénédictions même – dans l’avenir. Comment pourrez-vous donc faire parler de vous chaque jour et mériter des louanges même après avoir quitté cette vie ? C’est en distribuant ces richesses aux pauvres, sans vous occuper de pierres, de palais, de campagnes et de bains. Voilà un souvenir immortel, voilà un souvenir qui vous procure mille trésors, qui vous aide à porter le poids de vos péchés et vous réconcilie avec Dieu. Songez, je vous prie, aux noms que chacun vous donnera, en vous appelant compatissant, humain, doux, généreux, inépuisable dans ses charités. Il a donné, partagé son bien aux, pauvres. Sa justice demeure éternellement. (Ps. 3,9) Voilà ce qui arrive des richesses ainsi répandues, elles subsistent, mais accumulées et renfermées, elles perdent leur maître avec elles. Il a donné, partagé son bien aux pauvres. Mais remarquez la suite Sa justice demeure éternellement. Il a distribué ses richesses en un jour, mais sa justice demeure dans l’éternité et rend sa gloire immortelle.
3. Vous avez vu quel est ce souvenir qui s’étend jusqu’à l’éternité, ce souvenir qui procure des biens immenses et inépuisables. Cherchons donc à nous éterniser par des travaux de cette nature ; car les travaux de pierres entassées non seulement ne peuvent nous profiter, mais élèveront la voix contre nous comme un monument d’infamie. Nous partons en emportant tous les péchés dont tous ces édifices ont été l’occasion pour nous ; mais quant aux édifices eux-mêmes, nous les laissons, et nous n’avons même pas la frivole et inutile consolation d’y laisser notre nom, nous n’en retirons que des accusations, et bientôt on les appellera du nom d’un autre. En effet, c’est ce qui arrive : une propriété passe d’un premier maître à un second, puis d’un second à tin troisième. Aujourd’hui la maison porte un nom, demain elle en porte un autre, le jour suivant un autre encore. Nous nous trompons volontairement croyant avoir une propriété tandis que ce n’est qu’un usufruit et que, bon gré, mal gré, il faudra le laisser à d’autres. Ce ne sera pas toujours à ceux que nous aurions choisis, mais je n’insiste pas là-dessus. Mais si vous avez une telle passion de célébrité, si vous attachez tant de prix au souvenir, voyez celui que les veuves avaient gardé de Tabitha, comment elles entouraient Pierre en pleurant et en montrant les tuniques et les robes que cette Dorcas leur avait faites quand elle vivait parmi elles. Après qu’elles eurent entouré Pierre en pleurant à chaudes larmes, en se rappelant la nourriture et les secours qu’elles recevaient, Pierre les fit sortir toutes, se mit à genoux et pria ; après l’avoir ressuscitée il rappela les saints et les veuves et la leur présenta vivante. (Act. 9,39, 41) Si donc vous voulez que votre souvenir demeure ; si vous aimez la véritable gloire, imitez cette femme. Laissez des monuments semblables, non pas construits avec des matériaux achetés à grands frais, mais en déployant toute votre charité envers vos semblables. C’est là une mémoire digne d’éloges et véritablement profitable !
Mais revenons à notre sujet et voyons toute (audace des hommes de ce temps. Si nous voulons y bien regarder, leurs passions seront un enseignement pour vous. Bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu’au ciel, afin de nous faire un nom avant d’être dispersés sur la terre. Voyez-vous comme ils montrent toute la corruption de leur âme. Bâtissons-nous une ville et faisons-nous un nom. Mais voyez qu’après une extermination aussi épouvantable les hommes n’en ont pas moins de vices. Qu’arrivera-t-il ? Comment seront-ils punis de leur extravagance ? Dieu a promis que, fidèle à sa bonté, il ne ferait plus de déluge ; mais les hommes ne se sont point corrigés par les châtiments, ni rendus meilleurs par les bienfaits.
Écoutez la suite pour connaître l’ineffable miséricorde de Dieu. Le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez comme l’Écriture s’exprime au point de vue humain. Le Seigneur Dieu descendit. Ne comprenons point cela d’une manière purement humaine, mais comme une leçon, pour nous montrer qu’il ne faut jamais condamner légèrement ses frères et qu’il ne faut point juger seulement sur des propos vagues, mais s’assurer par des preuves certaines. Telle est toujours l’intention de Dieu, et c’est pour instruire le genre humain qu’il s’abaisse jusque notre langage. Et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour. Vous voyez qu’il ne réprime pas leur folie dès l’abord, il fait preuve d’une grande patience et attend que toute leur perversité se soit montrée dans leur œuvre avant de s’opposer à leurs efforts. Afin qu’on ne puisse pas dire que tout était resté en projet dans leur esprit, mais qu’ils n’avaient rien entrepris, Dieu attend qu’ils aient en effet commencé leur ouvrage, pour montrer combien leur tentative était insensée. Et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez l’excès de sa miséricorde ! s’il les a laissés travailler et se fatiguer, c’était afin que l’expérience fût pour eux une instruction suffisante. Mais quand il vit que leur malice augmentait et que le mal gagnait toujours, il montra encore sa bonté en les empêchant de continuer, de même qu’un bon médecin, quand il voit le mal s’accroître et la plaie devenir incurable a recours à l’amputation pour enlever la cause de la maladie. Et le Seigneur Dieu dit : Celle race n’a qu’une langue, la même pour tous. (c’est-à-dire le même langage, le même idiome) Ils ont commencé cette œuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise.
4. Remarquez la bonté de Dieu voulant arrêter leurs efforts, il commence par expliquer sa conduite ; il montre du doigt, pour ainsi dire, la grandeur de leur faute et l’excès de leur folie, il fait voir qu’ils ont abusé de cette communauté de langage. Cette race, dit-il, n’a qu’une langue. Ils ont commencé cette œuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. C’est, en effet, l’usage de Dieu, quand il s’apprête à punir, de faire ressortir d’abord la grandeur des péchés, afin d’expliquer sa conduite, avant de corriger les coupables. À l’époque du déluge, alors qu’il faisait cette terrible menace, l’Écriture dit : Le Seigneur Dieu voyant que les vices des hommes se sont multipliés et que chacun, depuis sa jeunesse ; ne nourrit dans son cœur que des idées perverses. (Gen. 6,5) Voyez-vous comme il commence par montrer l’excès de leurs vices ? et il dit ensuite : Je détruirai l’homme ; et maintenant : Cette race n’a qu’une langue, la même pour tous, et ils ont commencé cette œuvre. Puisque cet accord, qui provient de l’unité de leur langage, les a conduits à une pareille folie, ne les conduirait-il pas plus tard à des, actions encore plus coupables ? Ils ne cesseront pas de travailler à leur entreprise ; rien ne pourra arrêter leur élan et leur ardeur, mais ils s’empresseront de faire tout ce qu’ils ont résolu, si le châtiment ne les arrête à l’instant. On peut voir que Dieu a agi de même avec le premier homme ; car au moment de le chasser du paradis, il dit : Qui t’a fait savoir que tu étais nu ? (Gen. 3,2) ; et plus loin il ajoute : Adam est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal. Et maintenant, il ne faut pas qu’il étende la main, qu’il prenne le fruit de l’arbre de vie et qu’il le mange pour vivre perpétuellement. Et le Seigneur Dieu le renvoya du paradis. (Gen. 3, 22-23) Maintenant il dit : Cette race n’a qu’une langue, là même pour tous : ils ont commencé cette œuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. Venez donc, descendons, et confondons leur langage, pour que personne ne comprenne son voisin.
Voyez encore dans ces paroles la condescendance de Dieu pour notre nature. Venez et descendons. Que veulent dire ces mots ? Dieu a-t-il besoin d’un aide pour corriger ou d’un secours pour punir ? Non certes ! Mais, de même que l’Écriture a déjà dit : Le Seigneur est descendu, nous indiquant par là qu’il avait examiné à fond l’excès de leur perversité, elle nous dit maintenant : Venez et descendons, paroles tout à fait dites comme à des égaux : Venez, dit-il, et descendons pour confondre leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin. Je leur inflige, dit-il, une punition, qui, monument éternel de leur folie, durera perpétuellement, pour qu’aucun siècle ne puisse l’oublier. Car, puisqu’ils ont abusé de l’unité de langage, ils seront punis parla diversité des langages. C’est ainsi qu’agit constamment le Seigneur. Il l’a fait dès l’origine à l’égard de la femme, elle abusait des dons qu’elle avait reçus ; il la soumit à son mari. Il en fut de même pour Adam ; comme il n’avait pas profité de son bonheur parfait et du séjour du paradis, mais qu’il avait mérité d’être puni pour sa désobéissance, Dieu le chassa du paradis, et lui infligea une punition perpétuelle, en lui disant : La terre te produira des épines et des chardons. (Gen. 3,18) De même ces hommes qui jouissaient de l’unité de langage ayant fait un mauvais usage de ce don qu’ils avaient reçu, Dieu punit leur méchanceté par la diversité des idiomes. Confondons, dit-il, leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin, afin que ces hommes, réunis tait que leur langage était le même, soient séparés quand il sera différent. Car ceux qui n’ont pas le même idiome et le même dialecte, comment pourraient-ils vivre ensemble ? Le Seigneur-Dieu les dispersa de cet endroit sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville et la tour.
Vous voyez que Dieu, dans sa bonté, se borna, à les rendre incapables de persévérer ; ils res semblaient alors à des insensés. L’un demandait une chose à son voisin, qui lui en donnait une autre, et tous leurs efforts n’aboutissaient à rien. Aussi, ils cessèrent de bâtir la ville et la tour ; c’est pourquoi on l’appela confusion, parce que c’était là que Dieu avait confondu les langues de la terre. De là le Seigneur Dieu les dispersa sur, toute la terre. Voyez comme tout a été fait pour que le souvenir en soit éternel. D’abord, la division des langues avait été pronostiquée à l’avance par un nom, celui de Phalec, qu’Héber avait donné à son fils, et qui signifie séparation. Ensuite l’emplacement même fut appelé confusion, ce qui correspond à Babylone. Enfin Héber lui-même conserva l’ancien langage pour que ce fût encore une preuve évidente de la division. Vous voyez de combien de manières Dieu a pourvu à ce que le souvenir s’en conservât et que jamais un pareil événement ne pût s’oublier. Du reste, le père était ensuite obligé de dire à son fils la cause de cette diversité, et le fils demandait au père d’où venait le nom de cet endroit. Car on l’avait appelé Babylone, c’est-à-dire confusion, parce que c’était là que le Seigneur Dieu avait confondu les langues de toute la terre, et c’était à partir de là qu’il avait dispersé les habitants ; en effet, le nom de cet emplacement me paraît s’appliquer aux deux choses, à la confusion des langues et à la dispersion des hommes.
5. Vous avez appris, mes bien-aimés, ce qui a causé la dispersion des hommes, ainsi que la confusion des langues. Évitons, je vous en conjure, d’imiter ces hommes et n’abusons jamais des bienfaits de Dieu ; méditons sur la faiblesse de la nature humaine, pour modérer nos désirs comme il convient à des mortels ; songeons à la fragilité de l’existence présente, à la brièveté de notre vie, et mettons notre confiance dans nos bonnes œuvres. Pendant ces jours, ne montrons pas seulement la rigueur de notre jeûne, mais l’abondance de nos aumônes, et l’assiduité de nos prières. En effet, les prières doivent toujours accompagner le jeûne. Pour vous en assurer, écoutez le Christ : Ce genre de démons n’est chassé que par la prière et le jeûne. (Mt. 17,20). Et il est encore dit à propos des Apôtres : Après avoir prié et jeûné, ils les recommandèrent au Dieu auquel ils avaient cru. (Act. 14,22) Et l’Apôtre dit encore : Ne vous privez point l’un de l’autre, excepté pendant la prière et le jeûne. (1Cor. 7,5) Vous voyez comme le jeûne et les prières se soutiennent. C’est alors que l’on peut prier avec plus d’attention, que notre esprit est plus dégagé, n’est point appesanti par le funeste fardeau de la sensualité. La prière est une arme puissante, un appui solide, un trésor inépuisable, un port sans orages, un asile inviolable, pourvu que nous nous présentions devant le Seigneur avec attention et vigilance, l’âme entièrement recueillie pour ne pas laisser la moindre place où puisse pénétrer l’ennemi de notre salut. Il sait, en effet, que pendant ce temps nous pouvons avoir des conversations édifiantes, confesser nos péchés, montrer nos plaies au médecin et en obtenir l’entière guérison ; aussi c’est alors surtout qu’il nous assiège, qu’il déploie toutes ses forces et son adresse pour nous terrasser ou nous séduire. Veillons donc, je vous en conjure, et connaissant les embûches qu’il nous dresse, efforçons-nous, surtout à cette époque, de le combattre comme si nous pouvions le voir présent devant nos yeux et de repousser toutes les pensées dont il voudrait nous troubler. Faisons tout notre possible pour parler à Dieu comme nous le devons, non pas seulement de manière à faire résonner notre voix, mais de sorte que notre pensée suive notre discours. Car si la langue profère les paroles, mais que l’esprit voyage au-dehors regardant ce qui se passe à la maison, songeant aux affaires publiques, cela ne nous sert à rien, ou même concourt à notre condamnation. En nous présentant devant un homme, nous y attachons souvent tant d’importance, que nous ne voyons pas les assistants, mais nous recueillons notre esprit, pour ne songer qu’à celui que nous abordons : à plus forte raison devons-nous en faire autant avec Dieu, et penser constamment aux prières que nous disons.
Aussi Paul écrivait : Priez dans tous les temps, priez en esprit (Eph. 6,18) ; non pas seulement – par la langue et sans interruption, mais par l’âme, en esprit. Que vos prières soient véritablement spirituelles, que votre raison soit attentive et votre pensée toujours dirigée sur ce que vous dites. Ne demandez rien qu’on ne puisse demander à Dieu, afin que vous puissiez l’obtenir. Ne vous laissez point aller au sommeil ni à l’engourdissement, maintenant votre esprit dans l’attention et la vigilance, sans bâiller, sans vous gratter, sans promener vos idées d’un sujet à un autre, mais en travaillant à votre salut avec crainte et tremblement. Bienheureux celui qui craint tout à cause de sa piété. (Prov. 28,14) La prière est un grand bien : car si l’on en retire beaucoup de profit quand on s’adresse à un homme vertueux, quel avantage n’en retire-t-on pas quand on jouit du bonheur de s’entretenir avec Dieu?, car la prière est un entretien avec Dieu. Pour le savoir, écoutez le prophète. Que mon langage plaise à Dieu (Ps. 103,34), c’est-à-dire que ma parole paraisse agréable à Dieu. Peut-il accorder avant qu’on ne lui demande ? Mais il attend l’occasion qui nous rend avec justice dignes de sa providence. Que nos demandes soient exaucées ou non, persévérons dans nos prières et rendons grâces à Dieu, non seulement quand elles sont satisfaites, mais quand elles ne le sont pas ; si Dieu refuse, cela vaut autant pour nous que s’il accordait tout, car nous ne savons pas comme lui ce qui nous convient. Et comment s’étonner de ce que nous ne sachions pas ce qu’il nous faudrait ? Paul, cet homme si grand et si supérieur, à qui les mystères avaient été révélés, ne savait pas ce qu’il devait demander. Car se voyant soumis à tant de peines et de tentations renaissantes, il demanda d’en être délivré, non pas une fois ou deux, mais plusieurs fois Trois fois, dit-il, j’ai imploré le Seigneur. (2Cor. 12,8) Ce mot, trois fois, montre qu’il a prié souvent sans être exaucé.
Voyons comment il l’a supporté. En est-il devenu plus chagrin, moins zélé, moins actif ? Nullement. Mais que dit-il ? Il m’a répondu ma grâce te suffit ; car la force s’accomplit dans la faiblesse. Ainsi Dieu ne l’a point délivré de ses maux présents, et les a laissés s’attacher à lui soit ; mais comment voyons-nous qu’il ne s’en est pas affligé ? Écoutez Paul quand il connut la volonté du Seigneur : Je me glorifierai donc volontiers dans mes faiblesses. non seulement, dit-il, je ne demanderai pas à en être délivré, mais je m’en glorifierai avec plus de plaisir. Voyez quelle reconnaissance, quelle piété ! Écoutez ce qu’il dit ailleurs : Nous ne savons ce que nous devons demander dans nos prières. (Rom. 8,26) Il est impossible, dit-il ; que nous autres hommes sachions tout. Il faut laisser cela au souverain Créateur de toutes choses, accepter avec joie et plaisir les épreuves qu’il nous envoie et ne pas juger les événements d’après l’apparence, mais considérer que c’est la volonté du Seigneur. Car c’est lui qui sait mieux que nous-mêmes ce qui nous convient, lui qui sait nous conduire à notre salut.
6. Ne songeons donc qu’à une chose, à prier constamment, sans nous fâcher si nos prières tardent à être exaucées, mais en montrant une grande patience. Si Dieu recule l’effet de nos prières, ce n’est pas pour nous refuser, mais c’est un moyen ingénieux qu’il emploie pour accroître notre assiduité et nous attirer sans cesse à lui : car un tendre père commence par refuser à son enfant ce qu’il veut pourtant bien lui donner, mais c’est pour le garder plus longtemps près de lui. Puisque nous le savons, ne désespérons jamais, ne cessons point d’avoir recours à lui et de lui adresser nos prières. Puisque la persistance de cette femme dont parle l’Évangile a fini par vaincre ce juge cruel et inhumain qui ne craignait même pas Dieu (Lc. 18,2, etc), et l’amener à lui rendre justice, à plus forte raison, si nous voulons imiter cette femme, nous engagerons notre doux et miséricordieux Seigneur a nous secourir, lui qui est si compatissant et qui veille si constamment à notre salut ! Prenons donc l’habitude invincible de nous livrer sans cesse aux prières le jour et la nuit ; mais surtout la nuit, quand rien ne nous trouble, quand nos pensées sont plus calmes, quand la maison est tranquille, quand personne ne peut nous distraire ou nous déranger, quand l’esprit s’élève et s’examine avec soin devant le médecin des âmes. Si le bienheureux David, en même temps roi et prophète, accablé de tant d’affaires, couvert de la pourpre et du diadème, disait : Je me levais au milieu de la nuit pour me confesser à toi sur les jugements de ta justice. (Ps. 118,62), que pourrions-nous dire, nous simples particuliers oisifs, qui n’en faisons pas autant que lui ? Comme il était pendant tout le jour entouré de soins, d’affaires et d’embarras, et ne : trouvait pas le moment de se livrer à Dieu, ce roi si occupé prenait, pour se présenter au Seigneur, le temps de tranquillité que d’autres consacrent au sommeil sur une couche moelleuse où ils se retournent à droite et à gauche : alors il restait seul à seul avec Dieu, livré à une prière sincère et assidue ; aussi obtenait-il tout ce qu’il demandait : ses supplications combattaient pour lui, élevaient ses trophées et gagnaient, victoire sur victoire. Il eut des armes invincibles, je veux dire le secours d’en haut, qui suffit, non seulement pour réussir dans les guerres humaines, mais aussi pour mettre en fuite les cohortes des démons. Écoutez encore ce qu’il dit ailleurs : Mes larmes étaient mon pain le jour et la nuit. (Ps. 41,4) Voyez quelle componction continuelle ! Et aussi : Mes souffrances m’ont fait gémir ; chaque nuit je baignerai mon lit de mes larmes. (Ps. 6,7) Que pourrons-nous dire pour notre excuse, nous qui ne cherchons pas à montrer la même componction que ce roi entouré de tant d’occupations ? Est-il rien de plus beau que ces yeux d’où les pleurs s’échappent sans cesse comme des perles ? Voyez ce roi plongé jour et nuit dans les larmes et les prières ; voyez aussi ce docteur du monde emprisonné et enchaîné avec Silas, priant toute la nuit, sans que sa douleur ni ses fers puissent l’en empêcher, et montrant au contraire un amour plus ardent pour le Seigneur. Paul et Silas priaient et louaient le Dieu ait milieu de la nuit. (Act. 16,25)
David sur le trône et sous son diadème passait sa vie dans les larmes et les prières ; l’Apôtre, ravi trois fois au ciel, à qui les mystères avaient été révélés, offrait au milieu de la nuit et dans les chaînes ses prières et ses louanges au Seigneur : le roi se réveillait à minuit pour confesser ses fautes, et les apôtres, à minuit, ne tarissaient pas de louanges et de prières. Rien ne peut nous faire obstacle, si nous sommes attentifs. Quel besoin avons-nous de temps et de lieu ? Tous les temps, tous les lieux sont bons pour aller à Dieu. Écoutez encore le précepteur du monde qui vous dit : Levez en tous lieux des mains pures sans colère et sans contestations. (1Tim. 2, 8) Si vous avez l’esprit délivré d’affections illicites, que vous soyez sur la place publique, à la maison, dans la rue ou en prison, sur la mer, dans une auberge, dans une boutique, partout enfin vous pouvez invoquer Dieu et être exaucé. Puisque nous savons tout cela, unissons, je vous en conjure, les prières au jeûne, pour nous préparer le secours d’en haut : fortifiés par cette assistance céleste, passons notre vie présente de manière à la rendre agréable à Dieu, et de mériter sa pitié pour l’avenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

TRENTE-UNIÈME HOMÉLIE. modifier


« Et Thara prit Abram, et Nachor, ses fils, et Loth fils d’Aran, et Gara, sa bru, femme d’Abram, son fils, et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens ; et il vint jusqu’à Charran et s’y établit. » (Gen. 11,31)

ANALYSE. modifier

  • 1. Il faut prendre garde au démon qui guette les chrétiens à la fin du carême, de même que les pirates guettent les marchands sur le point de rentrer au port avec une riche cargaison. Faire ses bonnes œuvres pour Dieu seul et sans songer aux hommes ou à leur estime. – 2. Si nous ne veillons, il y a deux écueils où viendront échouer nos bonnes œuvres : La louange que nous recevons des autres et celle que nous nous accordons secrètement à nous-même, la vaine gloire et l’amour-propre. – 3. Explication du texte ci-dessus. Docilité d’Abraham aux ordres de Dieu. – 4. Grand mérite de l’obéissance d’Abraham récompensé par une bénédiction admirable. – 5. L’obéissance d’Abraham triomphe de tous les obstacles. – 6. Il prit Sara son épouse et Lot son neveu et tout ce qu’ils possédaient à Charran. – 7. Exhortation.


1. Je vous rends grâces, pour le plaisir avec lequel vous avez hier accueilli mon discours sur la prière, et pour le zèle qui vous fait accourir à ces instructions. Cela nous donne à nous-même plus de courage, et nous prépare à vous offrir avec plus d’abondance la nourriture spirituelle. Comme un laboureur, s’il voit que son champ promet de multiplier les semences qu’il a reçues, s’il voit tes épis s’élever, ne cesse d’y travailler de tout son pouvoir, et veille nuit et jour pour qu’il n’arrive aucun dommage au fruit de ses peines : de même, moi aussi, voyant ce champ spirituel si florissant, et cette semence spirituelle si bien enracinée dans vos âmes, je me réjouis et me félicite ; mais je me prépare à un grand combat, connaissant la méchanceté de l’ennemi qui en veut à votre salut. Ainsi que les pirates sur mer, lorsqu’ils voient un navire rempli de marchandises, et portant d’immenses richesses, lui dressent principalement des embûches pour ravir la cargaison et dépouiller l’équipage ; de même aussi le diable, quand il voit un grand amas de richesses spirituelles, un zèle fervent, un esprit vigilant, quand il voit que cette richesse s’augmente de jour en jour, il cherche à mordre, et grince des dents ; comme le pirate, il rôde autour de vous, imaginant une foule d’artifices, afin de pénétrer par un joint, si petit qu’il soit, de vous renvoyer nus et dépouillés, et de vous ravir toute votre richesse spirituelle. Ainsi, soyons prudents, je vous en prie, et plus notre richesse spirituelle augmentera, plus notre vigilance doit être active afin d’éventer les pièges tendus de toutes parts, d’attirer sur nous, par la pureté de notre vie, la bienveillance de Dieu, et d’arriver à nous mettre au-dessus des traits du diable. Songez que c’est une bête féroce et pleine de ruses ; quand il ne peut nous conduire tout droit au mal, il nous séduit alors par ses illusions. En effet, il ne contraint et ne force personne, non sans doute ! il trompe seulement, et ceux qu’il voit faiblir, il les terrasse. Ainsi, quand il ne peut faire usage du mal lui-même pour nuire ouvertement à notre salut, souvent il profite des bonnes œuvres auxquelles nous participons, pour jeter l’hameçon en secret et pour détruire toutes nos richesses.
Que signifient ces dernières paroles ? Il faut nous expliquer plus clairement, afin d’éviter les embûches du démon et d’échapper à ses coups. Quand il voit que la perversité toute nue nous répugne, et que nous fuyons l’incontinence pour embrasser la chasteté', quand nous repoussons l’avarice, que nous détestons l’injustice, que nous méprisons la mollesse, que nous nous livrons aux jeûnes et aux prières et que nous pratiquons l’aumône ; alors il organise une autre machination, capable d’anéantir tous nos biens, et de rendre inutiles toutes nos bonnes actions. Ceux qui ont triomphé de ses ruses à force d’énergie, il les prépare à s’enorgueillir de leurs bonnes œuvres et à se préoccuper de la gloire humaine afin de leur faire perdre la véritable gloire. Car celui qui, dans une œuvre spirituelle, considère la gloire humaine, reçoit ici-bas sa récompense, et cesse d’avoir Dieu pour débiteur. En effet, les hommes dont il voulait être loué lui ont accordé leurs éloges, et il se prive de ceux que le Seigneur lui avait promis, lorsqu’il préfère la faveur passagère de ses semblables à celle du Créateur de toutes choses. C’est ce que nous apprend le Christ à propos des prières, des aumônes et des jeûnes, en disant : Quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ta figure, afin que tu ne sembles pas jeûner pour les hommes, mais pour ton Père invisible, et ton Père invisible qui te voit te le rendra. (Mt. 6,17-18) Et aussi : Quand tu fais l’aumône, ne le publie pas à son de trompe, dit-il, comme font les charlatans dans les réunions et sur les places, afin d’être vantés par les hommes. En vérité, je te le dis, ils ont reçu leur récompense. Vous voyez que celui qui recherche la gloire humaine perd la gloire divine, et que celui qui fait le bien en se cachant des hommes, recevra publiquement, dans ce jour terrible, sa récompense des mains du Seigneur. Car ton Père invisible, qui a les yeux sur toi, te le rendra publiquement. Ne t’inquiète pas, dit-il, de ce qu’aucun homme ne te louera, de ce que tu feras le bien en secret ; songe plutôt que bientôt la libéralité du Seigneur sera d’autant plus grande, qu’elle ne s’exercera point en secret ni à l’ombre, mais que devant tout le genre humain, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, il proclamera et couronnera ta vertu, et te récompensera des efforts qu’elle t’a coûtés. Quelle excuse peuvent donc avoir les hommes qui, faisant aussi les mêmes efforts, sacrifient cependant, pour la gloire passagère, vile et inutile que donnent leurs semblables, la gloire qui les attend au ciel ?
2. Soyons donc sur nos gardes, je vous en, prie, quand nous entreprenons une couvre soi rituelle, pour l’enfouir avec soin dans le trésor de notre âme, afin d’être bien vus de cet œil qui ne dort jamais, et qu’à propos des louanges humaines, souvent intéressées, nous ne nous rendions pas indignes de celles du Seigneur. Voici, en effet, deux écueils funestes à notre salut : l’attention que nous prêtons à la gloire humaine dans nos œuvres spirituelles, et l’orgueil que nous donnent nos bonnes œuvres. Aussi nous devons être prudents et vigilants et avoir sans cesse recours aux remèdes de l’Écriture sainte pour ne pas succomber à nos blessures cruelles. Car celui qui aura fait mille bonnes actions, qui aura accompli toutes les vertus, devient, s’il s’enorgueillit, le plus déplorable et le plus misérable des hommes. Et cela nous est démontré par l’histoire de ce pharisien qui s’enorgueillissait en se comparant au publicain ; il tomba tout à coup au-dessous du publicain et perdit tous ses trésors de vertu par l’imprudence de sa langue, il resta (Lc. 18) nu et dépouillé par une étrange et nouvelle espèce de naufrage, car, en arrivant au port, il a submergé lui-même toute sa cargaison ; en effet, se perdre par une prière imprudente, c’est la même chose que de faire naufrage au port. Voilà pourquoi le Christ donnait à ses disciples le précepte suivant : Quand vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles (Lc. 17,10), voulant ainsi les préserver et les éloigner le plus possible de ce redoutable écueil. Vous voyez donc, mes bien-aimés, que celui qui recherche la gloire humaine, et n’a pas d’autre but en pratiquant la vertu, n’en retire aucun profit, et que celui qui, après avoir accompli toutes les œuvres de la vertu, vient à s’en enorgueillir, reste nu et dépouillé de tout. Fuyons donc, je vous prie, ces deux grands écueils ; ne considérons que l’œil toujours éveillé, et n’ayons aucune communication avec nos semblables du moins pour rechercher leurs louanges, mais contentons-nous de celles du Seigneur. La louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu. (Rom. 2,29)
Et plus notre vertu s’accroît, plus nous devons rechercher la modestie et l’humilité ! Car, en nous supposant arrivés au comble de la vertu, si nous comparons avec équité ce que nous avons fait de bien avec les bienfaits dont Dieu nous a comblés, nous verrons que nous n’en avons pas égalé la moindre partie. Telle a été la pensée de tous les saints. Pour le savoir, écoutez le plus grand docteur de la terre, voyez comment cet esprit qui touche au ciel, après tant de grandes œuvres, après un pareil témoignage d’en haut : Celui-là est pour moi un vase d’élection (Act. 9,15), ne dissimule aucune de ses fautes, comme il les étale à pleines mains ; il n’oublie pas même celles dont il se savait délivré par le baptême, mais il s’écrie : Je suis le moindre des apôtres et je ne suis pas digne du nom d’Apôtre. (1Cor. 15,9) Puis, ce qui nous fait voir l’excès de son humilité, il ajoute : Parce que j’ai persécuté l’église de Dieu. Que fais-tu, ô Paul ? Dieu, dans sa miséricorde, a remis et effacé tous tes péchés, et tu les rappelles encore ! Oui, je sais, dit-il, je n’ignore pas que Dieu m’a tout remis : mais quand je considère d’un côté ce que j’ai fait, et de l’autre l’océan de la divine miséricorde, je sais bien alors que c’est à sa grâce et à sa pitié que je dois d’être ce que je suis. Car, après avoir dit : Je ne suis pas digne du nom d’Apôtre, parce que j’ai persécuté l’église de Dieu, il ajoute : mais, par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis. Je me suis livré, dit-il, à des transports de fureur, mais par sa grâce et sa bonté ineffables, il m’en a accordé le pardon.
Ainsi vous avez vu cette âme contrite et traînant sans cesse le souvenir de ses péchés, même de ceux qui avaient précédé le baptême. Nous aussi, imitons-le, rappelons-nous chaque your même nos péchés antérieurs au baptême ; songeons-y constamment et ne les laissons jamais tomber dans l’oubli. Cela sera un frein suffisant pour nous maintenir dans la modestie et l’humilité. Mais, sans nous arrêter plus longtemps sur un homme tel que Paul, voulez-vous examiner aussi, même dans l’ancienne loi, les hommes les plus méritants qui sont restés modestes malgré leurs innombrables bonnes œuvres, et leur ineffable confiance en Dieu ? Écoutez ce que dit le Patriarche, après avoir fait alliance avec Dieu, et en avoir reçu la promesse. Je ne suis, dit-il, que poussière et cendre. (Gen. 18,27)
3. Mais puisque nous avons rappelé le patriarche, nous allons, si vous le voulez, offrir à votre charité la lecture d’hier, pour vous expliquer l’excellence de la vertu de ce juste. Tharra prit Abram et Nachor, ses fils, et Loth, ils de son fils, et Sara, sa bru, femme d’Abram, son fils, et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu’à Charran, et s’y établit. Et les jours de Tharra à Charran furent deux cent cinq ans, et il mourut à Charran. Étudions attentivement, je vous prie, cette lecture ; pour comprendre le sens de ces paroles. D’abord, il semble se présenter une question. Tandis que le bienheureux prophète (j’entends Moïse), nous dit : Tharra prit Abram et Nachor et les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu’à Charran et s’y établit ; saint Étienne, faisant l’éloge des Juifs, dit de son côté : Le Dieu de gloire s’est montré à notre père Abraham, en Mésopotamie, avant qu’il n’habitât Charran, d’où il le fît partir après la mort de son père. (Act. 7,2, 4) Quoi donc ! les saintes Écritures sont-elles en contradiction avec elles-mêmes ? Non, certes. Mais nous devons en conclure que le fils étant croyant, Dieu lui apparut pour ordonner ce départ, et que, en étant instruit ; son père Tharra, quoique infidèle, voulut faire ce voyage avec son fils chéri ; il vint à Charmai, s’y fixa, et c’est là qu’il quitta cette vie. Alors le patriarche vint par ordre de Dieu au pays de Chanaan. Du reste, Dieu ne le fit pas venir avant la mort de son père. Mais, après cette mort, le Seigneur dit à Abraham : quitte cette terre, ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. Je ferai naître de toi une grande nation, je te bénirai, et je glorifierai ton nom et tu seras béni ; je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. (Gen. 12,1-3) Étudions avec soin chaque parole pour voir quelle était la piété du patriarche.
Ne négligeons rien de ce qui précède, mais songeons à la gravité de cette injonction : Sors, dit-il, de ton pays, quitte ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. C’est comme s’il disait : Abandonne une existence connue et assurée pour en prendre une inconnue et incertaine. Voyez comme le juste est éprouvé dès le commencement, comme il doit abandonner le certain pour l’incertain et le présent pour l’avenir. En effet, ce n’est pas là un ordre qu’on soit habitué à recevoir ; il fallait quitter le pays qu’il avait habité si longtemps, toute sa famille, toute la maison de son père, et aller sans savoir où, dans un pays inconnu. Car Dieu ne lui dit pas dans quelle contrée il veut le transporter, mais il éprouve la piété du patriarche par ce qu’il y a de vague dans son commandement. Viens, dit-il, dans la terre que je te montrerai. Songez, mes bien-aimés, quelle force d’esprit cela exigeait, et combien il fallait être dégagé de toute affection et de toute habitude. Maintenant encore, après les progrès de la religion, bien des gens sont esclaves de l’habitude au point de supporter volontiers mille souffrances, plutôt que d’abandonner les lieux, qu’ils habitent, à moins que la nécessité ne les y force ; et cela ne se voit pas seulement chez les premiers venus ; mais chez ceux qui fuient le tumulte du monde et qui ont choisi l’existence des solitaires : combien donc était-il probable qu’un pareil ordre répugnerait à ce juste et lui serait pénible à accomplir ? Pars, laisse tes parents, la maison paternelle, et viens sur la terre que je te montrerai.
Qui ne serait troublé de pareilles paroles ? Dieu ne lui désigne d’une manière précise, ni l’endroit ni le pays, mais il sonde l’esprit du juste par l’incertitude de son commandement. Si tout autre, si le premier venu avait reçu cet ordre, il aurait dit : Soit ; tu veux que je quitte le pays que j’habite, ma famille, la maison de mon père. Pourquoi ne me dis-tu pas aussi quel est l’endroit où tu m’envoies afin que je sache si j’ai beaucoup de chemin à faire ? Comment – saurai-je si mon nouveau séjour l’emporte sur celui que j’abandonne, par l’abondance et la fertilité ? Or, le juste ne dit rien, ne pensa rien de semblable, mais songeant à l’importance d’un pareil ordre, il préféra l’incertain au certain. Cependant s’il n’avait pas eu de hautes pensées et l’esprit plein de sagesse, s’il n’avait pas su qu’on doit en~tout obéir à Dieu, il aurait encore eu un grave motif pour le retenir ; j’entends la mort de son père. Vous savez, en effet, que bien des personnes préfèrent mourir aux lieux où sont les tombeaux de leur famille, là où leurs ancêtres sont morts eux-mêmes.
4. Sans doute ce sage, s’il avait eu moins de piété, aurait pu se dire.: Mon père a quitté sa maison par amour pour moi, il a rompu ses anciennes habitudes et a tout négligé pour venir jusqu’ici ; c’est presque pour moi qu’il est mort sur une terre étrangère, et moi je ne chercherai pas à lui rendre la pareille après sa mort, je laisserai ma famille et le tombeau de mon-père, et je partirai ! Rien de tout cela ne put ralentir son zèle, mais son amour pour Dieu lui rendit tout simple et facile.
Peut-être encore s’il avait voulu prêter l’oreille aux raisonnements humains, se serait-il tenu ce langage ? Dans cet âge où j’arrive, au terme de la vieillesse, où irai-je ? Je n’emmène point de frères, je n’ai pas de parents avec moi ; séparé de toute ma famille, seul et étranger, comment me dirigerai-je vers ce pays inconnu sans savoir quand je cesserai d’errer sur la terre ? Si je meurs au milieu de mon voyage, à quoi m’auront servi tant de souffrances ? qui s’inquiétera d’un vieillard, d’un étranger sans patrie, sans maison ? Peut-être ma femme implorera-t-elle les voisins pour obtenir leur pitié et ramasser quelques aumônes, afin de m’ensevelir. Combien il vaudrait mieux achever ici le peu de temps qui me reste à vivre que d’errer dans ma vieillesse et d’essuyer les railleries de tout le monde ! On se moquera d’un homme qui ne peut, pas vivre tranquille à mon âge et qui passe sans cesse d’un endroit à un autre, sans s’arrêter nulle part. Eh bien ! ce juste ne pensa à rien de tout cela et ne songea qu’à se bâter d’obéir.
Mais l’on dira peut-être : il suffisait, pour l’exciter, de cette promesse : Viens dans la terre que je te montrerai, et je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai. Or, cela même, s’il n’avait pas eu tant de piété, aurait pu lui rendre l’obéissance plus pénible et plus difficile. A sa place, le premier venu aurait pu dire : Pourquoi m’exiles-tu et m’envoies-tu dans une terre étrangère ? pourquoi, si tu veux m’élever, ne m’élèves-tu pas ici même ? pourquoi ne me trouves-tu pas digne de ta bénédiction dans la maison de mon père ? Avant d’atteindre ce séjour où tu m’envoies, si je succombe aux fatigues du voyage et si je meurs, qu’aurai-je retiré de tes promesses ? Aucune de ces idées ne pénétra dans son esprit ; mais, comme un serviteur fidèle, il n’écouta que le commandement, sans montrer de curiosité et sans chercher de prétextes : il obéit, sachant que Dieu ne promet jamais en vain. Je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai ; je glorifierai ton nom et tu seras béni. Voilà une promesse magnifique. Je ferai naître de toi une grande nation et je, te bénirai, et je glorifierai ton nom. Non-seulement tu seras l’origine d’un grand peuple et je rendrai ton nom glorieux, mais je te bénirai, tu seras béni ! Ne croyez pas, mes bien-aimés, qu’il y ait une répétition inutile dans mots : Je te bénirai et tu seras béni. Je t’accorderai, dit-il, une telle bénédiction qu’elle s’étendra dans l’éternité. Tu seras béni, au point que l’on regardera comme le plus grand honneur d’être allié avec toi. Voyez comme longtemps à l’avance et dès le commencement il lui prédit l’illustration qu’il lui préparait. Aussi les Juifs, fiers de leur patriarche, se vantaient de se rattacher à sa famille et disaient : Nous sommes les fils d’Abraham. Mais, pour leur montrer que leur perversité les rendait indignes de cette descendance, le Christ leur dit : Si vous étiez les fils d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham. (Jn. 8,39) De même, Jean, le fils de Zacharie, quand il voyait lus Juifs accourir à lui et s’empresser pour se faire baptiser, leur disait : Race de vipères, d’où avez-vous appris à fuir la colère qui vous menace ? Faites de dignes fruits de pénitence et ne pensez pas à dire : Nous avons pour père Abraham ? Je vous le dis, Dieu peut faire sortir, même de ces pierres, des enfants à Abraham. (Mt. 3,7, 9) Voyez-vous combien ce nom était grand aux yeux de tous ? Mais longtemps avant l’accomplissement, la piété du juste se manifeste par sa confiance aux paroles de Dieu et la facilité avec laquelle il se charge d’un fardeau qui semblait si lourd. Je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront ; et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez comme Dieu s’abaisse jusqu’à lui, et quelle preuve il lui donne de son affection ! J’aurai, dit-il, pour amis, ceux qui vivront en paix avec toi, et pour ennemis, ceux qui voudront te nuire ; tandis que c’est à peine si les fils partagent les amitiés et les inimitiés de leurs pères. Voyez, mes bien-aimés, jusqu’où va la bienveillance de Dieu pour le patriarche Je bénirai, dit-il, ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez quel surcroît de libéralité ! Toutes les tribus de la terre, dit-il, s’efforceront d’être bénies en ton nom et se feront un honneur de t’invoquer.
5. Vous avez vu, mes bien-aimés, ce que commanda le Seigneur au vieillard de Chaldée, qui ne savait point la loi, qui ne connaissait pas les prophètes et qui n’avait reçu aucun enseignement. Vous avez vu combien de préceptes lui ont été donnés, et combien il devait avoir d’élévation et de vigueur dans l’esprit pour les accomplir. Voyez aussi la sagesse de ce patriarche, ainsi que l’Écriture nous la fait sentir ! Abram partit comme le Seigneur Dieu le lui avait dit, et Loth alla avec lui. Le texte ne dit pas simplement : Abram partit ; mais il ajoute : Comme le Seigneur Dieu le lui avait dit. Il fit tout ce qui lui était ordonné. Dieu lui dit de tout abandonner, sa famille et sa maison : il les abandonna. Dieu lui dit d’aller sur une terre inconnue : il obéit. Dieu lui promit de le rendre père d’un grand peuple et de le bénir : il crut que cela arriverait. Il partit comme le lui avait dit le Seigneur Dieu, c’est-à-dire, il crut à toutes les paroles de Dieu sans hésiter, sans douter, mais il partit l’âme pleine de constance et de fermeté. Aussi fut-il très-agréable au Seigneur.
Cependant l’Écriture dit : Et Loth partit avec lui. Pourquoi, lorsque Dieu lui avait dit Quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père, Abram a-t-il emmené Loth ? Ce n’est pas qu’il ait désobéi au Seigneur, mais c’est peut-être qu’il servait de père à Loth qui était encore jeune, et que celui-ci, d’un caractère doux et aimant, avait peine à quitter le juste, qui, par cette raison, n’eut pas le courage de s’en séparer. Du reste, il le traita comme son fils, n’ayant pu avoir, jusqu’à cet âge avancé, aucun enfant à cause de la stérilité de Sara. D’ailleurs les mœurs du jeune homme se rapprochaient des vertus du juste. En effet, ayant à choisir entre deux frères, il s’était attaché au juste : combien ne lui fallait-il pas de prudence pour juger et apprécier celui de ses oncles auquel il devait se fier ? Le parti qu’il prit de voyager fut donc une preuve de ses bonnes qualités. Si plus tard il ne sembla pas toujours irréprochable, du moins lorsqu’il eut à choisir, il s’efforça de suivre les traces du juste. Aussi quand le juste le choisit pour compagnon de voyage, il accepta avec ardeur, préférant, au séjour de la maison, les courses lointaines.
Ensuite, pour nous faire savoir que le patriarche n’était plus jeune quand Dieu lui commanda ces voyages, mais qu’il était dans un âge avancé où les hommes craignent d’ordinaire ces fatigues, il est dit : Abram avait soixante-quinze ans quand il sortit de Charran. Vous voyez que l’âge ne lui a pas fait obstacle, non plus qu’aucune des raisons qui auraient pu le retenir chez lui, mais son amour pour Dieu a triomphé de tout. L’âme vigilante et prévoyante brise toutes les entraves, se donne tout entière au Dieu qu’elle aime et ne se laisse retarder par aucun des obstacles qu’elle rencontre : elle franchit tout et ne s’arrête que lorsqu’elle est arrivée au but de ses désirs. Voilà pourquoi ce juste, que la vieillesse et d’autres raisons auraient pu empêcher de partir, rompant tous ses liens, comme s’il avait été jeune et vigoureux, comme s’il n’avait pas rencontré d’obstacles, s’empressait et se hâtait d’accomplir l’ordre du Seigneur. D’ailleurs il est toujours impossible de réussir dans une entreprise qui demande du courage et de l’énergie, sans se préparer et s’armer contre tout ce qui peut s’y opposer. Connaissant cette vérité, ce juste surmonta tout, et, sans songer à ses habitudes, à sa famille, à la maison ni au tombeau de son père, non plus qu’à sa propre vieillesse, il attacha uniquement sou esprit à l’accomplissement des œuvres de Dieu. Et l’on put voir une chose vraiment merveilleuse un homme d’une vieillesse extrême avec sa femme, elle-même fort avancée en âge, et toute leur suite, voyageant sans connaître le terme de leur course vagabonde. Il faut réfléchir aussi combien les routes étaient alors difficiles ; on ne pouvait pas alors, comme aujourd’hui ; se joindre sans crainte à d’autres personnes pour circuler librement ; chaque pays se gouvernait à part, et les voyageurs forcés de passer d’un prince à un autre se trouvaient presque chaque jour dans un nouveau royaume. Tout cela aurait suffi pour arrêter le juste, si son amour et son désir de l’obéissance n’avaient été plus forts. Mais lui, ayant brisé ces obstacles comme des toiles d’araignée et raffermi son âme par sa foi, se mit en chemin. Abram prit Sara, son épouse, et Loth, fils de soja frère, avec tout ce qu’ils possédaient à Charran, et partit pour se rendre dans la terre de Chanaan.
6. Voyez combien l’Écriture est précise, comme elle nous dit tout ce qui peut faire ressortir la piété du juste. Il prit Sara son épouse et Loth, fils de son frère, ainsi que tout ce qu’ils possédaient à Charran. Ce n’est pas sans intention que l’Écriture dit : tout ce qu’ils possédaient à Charran ; elle veut nous apprendre que le patriarche n’a rien pris des biens de Chaldée, qu’il a laissé à son frère tous les biens paternels situés en ce pays, et qu’il n’a emporté avec lui que ce qu’il possédait à Charran. Et même, si cet homme admirable les emportait, ce n’était point par intérêt ni par avarice ; mais pour que sa richesse pût faire voir partout combien Dieu le protégeait. Car celui qui l’avait tiré de la terre des Chaldéens, et lui ordonnait un nouveau voyage, augmentait ses biens chaque jour et le préservait de toute peine ; aussi, était-ce encore une preuve de sa piété de le voir faire une si longue route avec un si grand équipage. Tous ceux qui le voyaient se demandaient avec raison pourquoi ce juste voyageait. Puis en apprenant que l’ordre de Dieu lui faisait changer de pays et quitter ses propriétés, on jugeait par sa conduite même combien l’obéissance de ce juste prouvait de piété et combien Dieu le protégeait : Il partit pour se rendre dans la terre de Chanaan. Comment savait-il que la terre de Chanaan devait être le terme de son voyage, quoique l’ordre eût d’abord été ainsi conçu : Va dans la terre que je te montrerai. Peut-être Dieu le lui annonça-t-il, en montrant à son esprit la terre où il voulait l’établir. Aussi, en lui faisant le commandement, il disait d’une manière indéterminée : Va dans la terre que je te montrerai, afin de nous dévoiler la vertu du juste. Ensuite quand celui-ci eut complètement rassemblé tout ce qui dépendait de lui, Dieu ne tarda pas à lui indiquer la terre qu’il devait habiter. Comme il prévoyait les grandes vertus de ce juste, il lui fit changer de séjour, sans lui dire d’emmener son frère ; c’est qu’il voulait s’en servir pour faire pénétrer sa loi, non seulement en Palestine, mais bientôt après en Égypte.
Vous voyez que ce n’est point de la naissance, mais de la volonté de notre esprit que dépendent notre vertu et notre perversité. Le patriarche et Nachor étaient frères par la naissance, mais non par la volonté. – Celui-ci, quoique son frère fût parvenu à une si haute vertu, était encore soumis à l’erreur ; celui-là montrait chaque jour, par ses œuvres, les progrès qu’il faisait aux yeux de Dieu dans la vertu. Abram vint dans la terre de Chanaan et la traversa dans toute sa longueur jusqu’à un endroit appelé Sichem, prés d’un grand chêne. L’Écriture nous indique les parties du pays où le juste place maintenant sa tente. Puis elle ajoute, pour que nous sachions comment il y vivait : Les Chananéens habitaient cette terre. Ce n’est pas sans raison que le bienheureux Moïse ajoute cette observation, mais pour que nous puissions apprécier la résignation du patriarche toute la contrée étant occupée d’avance par les Chananéens, il était forcé, comme un étranger et un vagabond, comme l’homme le plus vil et le plus abject, de s’arrêter n’importe où, sans peut-être trouver d’asile. Cependant il ne s’en impatientait pas ; il ne disait pas : qu’est-ce donc ? Moi qui vivais avec tant de considération à Charran, moi qui avais tant de serviteurs, je suis forcé maintenant, comme un exilé, un étranger, un passager, à me trouver trop heureux qu’on me laisse voyager, pour chercher un modeste refuge. Et je ne le trouve même pas ; je suis contraint de vivre dans des tentes et des cabanes et de porter avec moi ces fardeaux que la nécessité m’impose. Est-ce là ce qui m’a été dit : Viens, et je ferai naître de toi une grande nation ? C’était là un beau prélude : quel avantage en retirerai-je ? Le juste ne disait rien de semblable, il n’hésitait pas : La fermeté de son esprit et la perfection de sa foi rendirent inébranlable sa confiance dans les promesses de Dieu, ainsi que sa sagesse, et il mérita d’en recevoir promptement la récompense d’en haut.
7. Mais pour ne pas trop étendre ce discours, nous nous arrêterons ici, en suppliant que votre charité se pénètre de l’esprit de ce juste. Ce serait le comble de l’absurdité de voir que ce juste, appelé d’une terre sur une autre terre, a montré tant d’obéissance et que, ni la vieillesse, ni les autres obstacles que nous avons comptés, ni la difficulté des temps, ni tant d’autres embarras capables de l’arrêter, n’ont pu ralentir cette obéissance, mais que, rompant tous les liens, il s’est précipité, il s’est hâté comme si sa vieillesse avait été tout à coup rajeunie, emmenant sa femme, son neveu et ses serviteurs,-pour accomplir l’œuvre imposée par Dieu ; tandis que nous, qui ne sommes point appelés d’une terre sur une autre terre, mais de la terre au ciel, nous ne montrerions pas autant d’ardeur que ce juste dans notre obéissance, mais que souvent nous prétexterions des raisons insignifiantes et insensées, et que, ni la grandeur des promesses, ni la petitesse de tout ce que nous voyons, si fragile et si passager, ni la majesté de Celui qui nous appelle ne suffirait pour nous attirer, mais que nous serions assez négligents pour préférer ce qui est passager à ce qui est éternel, la terre au ciel, et les biens qui s’évanouissent quand on les touche à ceux qui ne finiront jamais. Jusques à quand, dites-moi, aurons-nous la folie d’amasser des richesses ? Quelle est cette rage qui nous tourmente chaque jour de désirs si pénibles, qui ne nous accorde aucun repos, et qui nous met dans un état encore pire que celui des hommes ivres ? Ceux-ci, en effet, plus ils boivent, plus ils ont soif, et plus le feu de leur passion est ardent ; de même, ceux qui se sont laissé tyranniser par le désir des richesses ne cessent jamais de désirer ; plus ils regorgent de trésors, plus leur ardeur s’augmente, plus leur feu s’allume. Ne voyez-vous pas que tous nos devanciers, eussent-ils' possédé la terre entière, étaient nus et seuls en quittant ce monde, sans autre profit que d’avoir à rendre compte là-bas de leurs immenses richesses ? Quant aux biens qu’ils avaient amassés, différents héritiers se les sont partagés, mais tous les péchés commis pour l’acquisition de ces biens, c’est celui qui s’en va qui les emporte pour en subir l’épouvantable châtiment, sans pouvoir jamais tirer de nulle part la moindre consolation. Pourquoi donc, dites-moi, restons-nous si indolents pour notre salut, sans songer à notre âme plus que si elle nous était étrangère ? N’entendez-vous pas le Christ qui nous dit : Que donnera l’homme en échange de son âme (Mt. 16,26) ? et encore : Que sert à l’homme de gagner le monde, s’il perd son âme ? Avez-vous rien qui s’y puisse comparer ? Quand vous diriez : toute la terre, ce ne serait rien. À quoi nous servirait-il, dit le Christ, de gagner le monde et de perdre notre âme, qui nous touche plus que tout ? Et cependant, cette âme si précieuse, qui exige tant d’attentions et de soins, nous la laisserons chaque jour tirailler en tous sens ; tantôt assiégée par l’avarice, tantôt déchirée par la luxure, tantôt flétrie par la colère, enfin agitée de mille manières par toutes les passions, et nous ne finirons pas par y songer ! Qui pourra désormais nous juger dignes de pardon et nous sauver du supplice qui nous attend ? Aussi, je vous en supplie, pendant que nous en avons encore le temps, purifions-la de ses souillures par d’abondantes aumônes qui éteindront le bûcher de nos péchés ! En effet, l’eau éteindra le feu et les aumônes enlèveront les péchés. (Eccl. 3,33) Rien donc, rien n’est plus puissant pour nous préserver du feu éternel que l’abondance des aumônes. Si nous les faisons suivant les lois établies par le Seigneur lui-même, c’est-à-dire sans rien donner à l’ostentation, mais tout à l’amour de Dieu, nous pourrons effacer la souillure de nos péchés et obtenir la miséricorde de Dieu, par la grâce et la pitié de son Fils unique, auquel, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


TRENTE-DEUXIÈME HOMÉLIE. modifier


« Le Seigneur apparut à Abraham et lui dit : Je donnerai à ta postérité cette terre ; et là Abraham dressa un autel au Seigneur qui lui était apparu. » (Gen. 12,9)

ANALYSE. modifier

  • 1. Exhortation à profiter de l’instruction. – 2. Dieu apparut à Abraham ; c’est la première fois que ce mot apparut se lit dans l’Écriture. Dieu éprouve souvent mais n’abandonne jamais les justes. – 3. Courses et pérégrinations d’Abraham dans le pays de Chanaan. Il loge dans la tente. Il va plus aisément d’une région à une autre que les auditeurs de saint Chrysostome n’allaient de la ville à la campagne. – 4. La disette force Abraham d’aller en Égypte ; il conseille à sa femme de se faire passer pour sa sueur. – 5. Que cette épreuve dut être cruelle pour l’un et pour l’autre ! – 6. Comment Dieu vint à leur secours en cette affreuse extrémité. 7-8. Humiliation de Pharaon. – 9. Exhortation.


1. Il y a, mes bien-aimés, un grand et immense trésor dans ce qui vient d’être lu, et il faut un esprit attentif, une raison active et Vigilante, pour que rien ne nous échappe du sens caché dans ces courtes paroles. Si la bonté de Dieu n’a pas voulu qu’une lecture des Écritures, faite rapidement et à la légère, suffise pour nous rendre clair et évident tout ce qui s’y trouve contenu, c’est afin d’éveiller notre paresse et de ranimer notre vigilance pour que nous eu tirions plus de fruit. En effet, ce qui ne peut se trouver qu’avec beaucoup de soins et de recherches, se grave mieux dans l’esprit ; au contraire, ce que l’on découvre facilement échappe bien vite à la mémoire. Ne soyons donc point négligents, je vous en prie, mais réveillons notre esprit et plongeons nos regards dans la profondeur des Écritures, afin d’en rapporter un profit plus considérable. Car l’Église de Dieu est un marché spirituel, c’est la maison du médecin des âmes ; il faut faire comme au marché, d’où l’on revient chargé de provisions, comme dans la maison du médecin, d’où l’on rapporte des remèdes pour diverses maladies. Si nous venons ici chaque jour, ce n’est pas simplement pour nous rencontrer et nous séparer ensuite ; nous nous réunissons pour que chacun apprenne quelque chose d’utile et reçoive un remède contre les maux qui le tourmentent. Autrement ce serait le comble de l’absurdité. En effet, quand nos enfants reviennent de l’école, nous leur demandons ce qu’ils ont appris de nouveau, car nous ne les enverrions pas à l’école seulement pour le plaisir d’y filer, si nous ne trouvions pas que leur instruction fait tous les jours des progrès ; nous de même, parvenus à l’âge de raison et fréquentant les écoles spirituelles, ne devons-nous pas y mettre le même soin, puisque le salut de notre âme dépend du fruit que nous y faisons ? Aussi, je vous en prie, que chacun de nous s’examine chaque fois pour voir ce qu’il a retiré de l’instruction de la veille et de celle du jour, afin que nous n’ayons pas l’air de venir ici comme à une promenade. On ne pourra nous accuser, car nous faisons tout ce qui dépend de nous et nous ne négligeons rien de ce qui est en notre pouvoir ; mais cela mettra dans leur tort ceux qui s’irritent contre nous, qui sont inexacts à ces réunions ou qui ne cherchent pas à en profiter davantage, car écoutez ce que dit le Christ à celui qui avait enfoui le talent : Mauvais serviteur, il fallait déposer l’argent chez les banquiers, et je l’aurais retrouvé avec intérêt à mon retour. (Mt. 25,26-27) Et il dit aussi, à propos des Juifs : Si je n’étais pas venu, et si je n’avais point parlé, ils n’auraient point de péché, mais maintenant rien ne les excuse. (Jn. 15,22)
Du reste, nous ne prétendons pas être irréprochable, mais nous désirons vous voir faire des progrès, et il manquerait quelque chose à notre bonheur, quand même nous serions à l’abri de tout reproche, si vous ne montriez pas un zèle digne de nos peines ; car la principale cause de notre joie, c’est de voir vos progrès spirituels. Je sais, il est vrai, que, par la grâce de Dieu, vous avez assez de sagesse pour pouvoir même instruire les autres ; mais, comme le conseille saint Paul, je vous rappelle toutes ces vérités, je réveille votre zèle et votre ardeur, je vous avertis sans cesse, parce que je veux vous voir parfaits et accomplis. C’est pour moi une grande preuve de vos progrès vers Dieu, que votre empressement à venir ici chaque jour et votre avidité pour l’enseignement spirituel. Car, de même que l’appétit de la nourriture matérielle est la meilleure preuve de la santé, de même le désir de la nourriture spirituelle est l’indice le plus sûr d’une âme bien portante. Je vous sais si bien disposés que les plus longs discours ne peuvent jamais vous suffire ni vous rassasier de cette nourriture spirituelle ; aussi je ne cesserai pas, suivant mes forces et les secours de la grâce divine, de travailler pour vous chaque jour et de vous présenter les enseignements des saintes Écritures.
2. Prions donc aujourd’hui le Dieu de miséricorde pour qu’il conduise notre langue à la découverte des vérités que nous cherchons ; et, suivant notre habitude, nous offrirons d’abord à votre charité ce qui vient d’être lu. Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : N’avais-je pas raison de vous dire en commençant qu’un grand trésor était caché dans ce peu de paroles ? Voici d’abord un préambule étrange et inouï : Le Seigneur Dieu apparut à Abram. C’est la première fois que nous trouvons dans l’Écriture cette parole : il apparut. Car l’Écriture sainte n’a jamais employé ce mot à propos d’Adam, d’Abel, de Noé ou de tout autre. Pourquoi donc est-il dit : il apparut ? Et comment plus loin est-il dit : Personne ne pourra voir Dieu et rester vivant ? (Ex. 33,20) Que dirons-nous en lisant dans l’Écriture : Il apparut ? Comment apparut-il au juste ? Est-ce que celui-ci vit la substance même de Dieu ? Non, loin de nous cette pensée ! Mais que fut cette vision ? Ce qu’elle fut, Dieu seul le sait ; le juste seul pouvait le voir ; car notre sage et bon Maître sait encore condescendre à la nature humaine pour se manifester aux hommes qui se sont préparés à en être dignes. Il le fait voir par le Prophète, en disant : J’ai multiplié les visions, et dans la main des prophètes, j’ai été représenté sous diverses images. (Os. 12,10) Par exemple, Isaïe le vit assis. (Is. 6,1) ; cela est indigne de Dieu, car Dieu n’est pas assis ; comment cela se pourrait-il, puisque sa nature est incorporelle, et impérissable ? Daniel le vit aussi comme l’Ancien des jours (Dan. 7,9, 22) ; Zacharie l’a vu sous un aspect différent (Zac. 1), et Ézéchiel encore sous d’autres. Voilà pourquoi il disait : J’ai multiplié les visions, c’est-à-dire : j’ai paru devant chacun suivant son mérite.
Et maintenant il avait tiré ce juste de sa maison, et lui avait ordonné d’aller dans une autre terre. Celui-ci, quand il y fut arrivé, errait comme un vagabond et un étranger, dans ce pays encore occupé par les Chananéens, et cherchait où il pourrait s’établir. Le Seigneur, dans sa bonté, voulut le consoler et fortifier son courage, pour l’empêcher de tomber dans l’abattement et dans le doute à l’égard de la promesse qui lui avait déjà été faite dans ces termes : Viens, et je ferai naître de toi une grande nation : En effet, le juste voyait que les événements semblaient contraires à cette promesse ; il errait comme un homme vil et méprisé, sans recommandations et sans refuge il fallait donc relever son courage ; c’est pour cela qu’il est dit : Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : Je donnerai à ta race toute cette terre. Voilà une grande promesse pour faire suite à celle qui lui avait fait quitter son pays. Il lui avait dit : Je glorifierai ton nom ; aussi ajoute-t-il maintenant : Je donnerai à ta race toute cette terre. Tandis que le juste, déjà âgé, n’avait pas d’enfants à cause de la stérilité de Sara, cette terre est promise au fils qu’il doit avoir. Considérez ici la miséricorde dé Dieu qui, prévoyant la vertu du juste, voulait la montrer à tous et la faire éclater aux yeux comme une perle cachée jusqu’alors. Après avoir fait suivre ses promesses d’autres promesses plus grandes, et les avoir confirmées de nouveau, il attend encore un peu pour faire éclater davantage la piété du juste : le saint homme, voyant que ces promesses ne se réalisaient pas, n’avait ni inquiétude, ni impatience, ni trouble d’esprit, sachant que ce que Dieu a une fois annoncé arrive d’une manière certaine et infaillible. Examinons tout à mesure pourvoir combien la sagesse du bon Dieu est ingénieuse et quels soins il a pris de ce juste, ainsi que pour apprendre l’amour du patriarche pour le Seigneur : Et le Seigneur Dieu apparut à Abram. Comment cela ? Comme Dieu seul le sait, et comme le juste seul pouvait le voir. Car, je ne puis trop le répéter, j’ignore comment cela s’est fait. J’entends seulement, l’Écriture qui me dit: Le Seigneur Dieu apparut à Abram, et lui dit : Je donnerai à ta race toute cette terre.
Rappelez-vous avec exactitude les promesses, que Dieu avait faites, et quand vous verrez le juste souffrir des tribulations, quand vous reconnaîtrez l’excès de sa résignation, la solidité de son courage, la force et la fermeté de son amour pour Dieu, vous apprendrez par tout ce qui lui est arrivé à ne jamais penser que Dieu laisse son ouvrage imparfait. Si vous voyez un homme de bien soumis à des tentations ou à quelques autres épreuves de la vie, songez combien les voies de Dieu sont variées, et abandonnez tout à son incompréhensible providence. En effet, s’il a permis que ce juste, qui montrait tant de piété et d’obéissance, ait subi les épreuves que vous allez connaître, ce n’est point qu’il ait dédaigné son serviteur, c’est au contraire pour faire connaître sa vertu à tout le monde ; du reste, il en use ainsi d’ordinaire avec tous les justes, et ceux d’entre vous qui sont versés dans la lecture des saintes Écritures pourront conclure, de tout ce qu’ils y ont déjà trouvé, que c’est là en effet la manière dont Dieu dirige la vie de ses serviteurs : dès lors, ne serait-ce pas la plus extrême injustice de prendre pour un abandon cette conduite de Dieu, et ne faut-il pas plutôt y voir la plus grande preuve de protection et de bonté ? En montrant ainsi l’étendue de sa puissance, il a une double intention ; d’un côté il fait briller à tous les yeux la patience et le courage de ses serviteurs, et de l’autre il fait triompher sa providence dans les circonstances les plus difficiles : quand tout semblé presque désespéré, il arrange tout à sa volonté, et aucun obstacle ne peut lui résister. Le Seigneur Dieu apparut à Abram et lui dit : Je donnerai à ta race toute cette terre. Voilà une grande promesse, et désirable surtout pour le juste. Vous savez que ceux qui sont déjà âgés, et qui ont passé leur vie sans enfants, désirent en avoir. C’est pourquoi le Seigneur lui offrait cette récompense de l’obéissance qu’il avait montrée, lorsque en entendant cette parole : Sors de ton pays, il n’avait pas différé ou retardé, mais il avait obéi à cet ordre en l’exécutant aussitôt ; aussi, quand il eut fait ce qui lui était commandé, Dieu lui dit : Je donnerai à ta race toute cette terre.
3. Voyez comment par cette parole il relève son esprit et compense largement ses fatigues. Aussi le juste montrant sa reconnaissance rend à l’instant des actions de grâce. Il dressa à cet endroit un autel au Dieu qu’il avait vu. Et le lieu même où Dieu avait daigné parler avec lui fut consacré, par ces actions de grâce, autant que cela fut en sa puissance. Voilà pourquoi il dressa un autel, c’est-à-dire il remercia Dieu de ses promesses. De même que souvent les hommes sont portés par leur inclination à bâtir des maisons là où ils trouvent leurs meilleurs voisins, souvent même à fonder des villes et à les nommer sous l’inspiration de leur amitié ; de même ce juste, après avoir été honoré de la vision de Dieu, dressa un autel au Dieu qu’il avait vu, et se retira de là. Pourquoi se retira-t-il de là ? Comme la place était consacrée et sanctifiée par Dieu, il s’éloigna et vint à une autre place. Il partit et vint sur une montagne à l’orient de Béthel, et il y dressa sa tente. Demeure bien fragile, direz-vous ! Voyez comme il évitait le luxe et l’embarras, comme il se transportait facilement avec sa femme et ses serviteurs ! Écoutez, hommes et femmes ! Souvent, quand nous voulons aller à la campagne, nous faisons mille préparatifs, nous avons une foule d’embarras, parce que nous traînons une quantité de choses qui ne servent à rien, qui sont superflues et inutiles, qui ne satisfont que nos caprices, et que néanmoins il faut porter et remporter avec nous. Telle ne fut pas la conduite de ce juste. Que fit-il ? Après avoir été honoré de l’entretien de Dieu, avoir consacré la place et bâti l’autel, il passa ailleurs sans difficulté. Il dressa là sa tente ayant à l’occident Béthel prés de la mer, et Aggi à l’orient ; et il bâtit là aussi un autel au Seigneur et il invoqua le nom du Seigneur.
Voyez comme il montre sa piété dans toute sa conduite ! Dans un endroit il, bâtit un autel à Dieu qui lui avait fait une promesse, et il quitte la placé après l’avoir consacrée. Ailleurs, après avoir dressé sa tente, de nouveau il bâtit un autel au Seigneur et invoque le nom du Seigneur. Voyez quelle sagesse ! voyez ce précepte écrit par le docteur de l’univers, par saint Paul : Levant au ciel en tous lieux leurs saintes mains, voyez comme le patriarche l’avait accompli d’avance en dressant à chaque place un autel pour rendre grâce au Seigneur. Il savait, en effet, il savait d’une manière certaine que le Dieu de toutes choses ne demande rien à la nature humaine, pour tant de grâces ineffables, qu’un cœur reconnaissant et qui sache le remercier hautement de ses bienfaits. Mais voyons aussi comment le juste quitte encore ce séjour. Abram s’en alla et dressa son camp dans le désert. Voyez de nouveau sa piété et sa grande résignation. Il quitta encore cet endroit et dressa son camp dans le désert. Pourquoi cet autre départ ? Peut-être voyait-il que sa présence déplaisait à quelques habitants. S’il alla au désert, il montra ainsi l’excès de sa douceur et l’importance qu’il attachait à vivre en repos sans avoir rien à démêler avec personne. Il partit et dressa son camp dans le désert. Voilà un étrange usage que la divine Écriture fait de ce mot, car elle parle du juste comme s’il s’agissait d’un chef d’armée ; mais cette expression de camp montre que le juste était aussi à son aise dans ses mouvements que les soldats qui vont sans peine d’un lieu à un autre. Ainsi ce juste, quoiqu’il emmenât avec lui sa femme, son neveu et une foule de serviteurs, n’avait aucune peine à se déplacer. Avez-vous remarqué l’existence simple et facile de ce vieillard avec sa femme et tant de serviteurs ? Pour moi j’admire encore plus le courage de la femme. Quand je songe à la faiblesse naturelle à la femme et que je réfléchis à la facilité avec laquelle celle-ci aide son mari dans ses déplacements, sans l’impatienter, sans le gêner, je suis stupéfait et je crois qu’elle n’a pas eu moins de raison et de courage que lui-même. Nous le verrons encore mieux en continuant notre lecture. Vous avez vu qu’après avoir entendu ces mots : Je donnerai à ta race toute cette terre, le juste ne s’est pas reposé, et est allé sans cesse d’un endroit à un autre. Mais voyez comment il est encore chassé du désert, non plus par les hommes, mais par la contrainte de la famine. Il y eut une famine sur la terre. J’appelle là-dessus l’attention de ceux qui parlent au hasard, qui augurent étourdiment et qui disent : un tel est arrivé, la disette est venue ; un tel était là, il est survenu des accidents. Vous voyez qu’à l’arrivée de ce juste, il se manifeste une disette, et une forte disette ; cependant le juste n’est pas tourmenté, n’a rien à souffrir de la part des hommes, et personne n’attribue la famine à sa présence. Mais quand il manqua de provisions et que cette famine se fut accrue, Abram se rendit en, Égypte, parce que la famine régnait sur la terre.
4. Remarquez combien se prolongent les courses du juste. Dieu le destinait à servir d’exemple, non seulement aux habitants de la Palestine, mais à ceux de l’Égypte, et à faire resplendir partout l’éclat de sa vertu. C’était pour ainsi dire une lumière inconnue et cachée dans la terre de Chaldée ; il l’en retira pour conduire dans la route de la vérité ceux qui s’étaient arrêtés dans les ténèbres de l’erreur. Mais l’on dira peut-être : Pourquoi ne s’en est-il pas servi pour enseigner la piété par son exemple au peuple de Chaldée ? Il a sans doute pourvu à leur salut d’une autre manière ; du reste, écoutez ces mots du Christ : Un prophète n’est nulle part moins honoré que dans son pays. (Mt. 13,27) Aussi pour remplir la promesse qu’il lui avait faite en lui disant : je glorifierai ton nom, Dieu permit que la famine, survînt et le forçât d’aller en Égypte pour que les habitants de ce pays connussent sa vertu. Car la famine, semblable à un licteur qui emmène un prisonnier enchaîné, les entraîna du désert en Égypte. Mais voyez ce qui va suivre, et dans quelles difficultés le juste est tombé, pour que nous connaissions son courage et la sagesse de sa femme. Comme ils avaient fait beaucoup de chemin et qu’ils étaient, près de l’Égypte, le juste, saisi d’angoisse, et craignant presque pour sa vie, parle à sa femme en tremblant. Comme Abram approchait et qu’il allait entrer en Égypte, il dit à Sara son épouse : Je sais que tu es une belle femme. Quand les Égyptiens te verront, ils diront : c’est son épouse ; ils me tueront et te garderont. Dis-leur donc : je suis sa sœur, pour qu’on me traite bien par égard pour toi et que mon âme vive à cause de toi. Ces paroles vous montrent quelle était l’angoisse et la crainte du juste : cependant ; la réflexion ne lui manquait pas, il ne se troublait pas et ne disait pas hors de lui : Qu’est-ce ? sommes-nous abandonnés, sommes-nous trompés ? La providence du Seigneur nous a-t-elle délaissés ? Celui qui a dit : Je te glorifierai, et je donnerai à ta race toute cette terre, celui-là nous livre-t-il au sort le plus cruel, et nous jette-t-il dans un danger inévitable ? Rien de tout cela n’entra dans l’esprit du juste ; il n’avait d’autre souci que d’imaginer les moyens d’éviter la famine et d’échapper aux mains des Égyptiens. Je sais, dit-il, que tu es une belle femme. Voyez quelle était cette beauté ! Après tant d’années et comme elle touchait à la vieillesse, les grâces de la jeunesse paraissaient encore sur sa figure, malgré tant de fatigues et de peines qu’elle avait supportées en voyage pour visiter tant de pays, de Chaldée à Charran, de Charran à Chanaan, de Chanaan encore ici et là, et enfin en Égypte.
Quel est l’homme même vigoureux que n’auraient pas abattu, ces courses continuelles ? Mais cette femme admirable, après avoir soutenu tant de fatigues, était encore d’une beauté si éclatante que le juste en conçut une grande et vive frayeur ; aussi lui dit-il : Je sais que tu es une belle femme. Quand les Égyptiens te verront ils diront : c’est son épouse, ils me tueront ; et te garderont. Observez la confiance qu’il ; avait dans sa femme, la certitude où il étai qu’elle serait inflexible aux louanges, puisqu’il lui donne ce conseil : pour qu’ils ne me tuent pas afin de te garder, dis-leur donc : je suis sa sœur, pour qu’on me traite bien et que mon âme vive à cause, de toi. Comme cette demande avait quelque chose d’extraordinaire, il voulait, par les paroles qui l’accompagnaient, l’attirer et l’engager à y condescendre, et lui persuader de jouer son rôle de bon cœur. Quand les Égyptiens te verront ils diront : voilà sa femme, ils me tueront et te garderont. Il ne dit pas, ils t’outrageront, il ne veut pas l’effrayer, mais sa crainte était relative à la promesse de Dieu. C’est à ce propos qu’il dit : ils te garderont, dis-leur donc : je suis sa sœur. Imaginez, je vous prie, ce que devait penser le juste en donnant ces conseils à sa femme. Vous savez, en effet, vous savez tous combien il est pénible pour un mari de concevoir sur sa femme un pareil soupçon. Eh bien ! ce juste s’efforce de faire consommer l’adultère. Cependant, mes bien-aimés, ne le condamnez pas témérairement, prenez plutôt une haute idée de sa prudence et de son courage ; il faut du courage, en effet, pour résister avec tant d’énergie au trouble de ses pensées et pour l’avoir dominé, comme il l’a fait, en donnant un pareil conseil. En effet, rien n’est plus insupportable que ce trouble, comme le dit Salomon. La colère du mari est pleine de jalousie, il ne pardonnera pas au jour du jugement, et ne changera sa haine contre aucun présent. (Prov. 6,34-35) ; et encore : La jalousie est cruelle comme l’enfer. (Cant. 8,6)
5. Nous voyons bien-des hommes tellement possédés de cette fureur que non seulement ils ne pardonnent point à leur femme, mais qu’ils tuent l’amant et eux-mêmes avec lui. Cette fureur est si grande, cette jalousie si indomptable, que celui qui est une fois pris de cette maladie néglige même son salut. Voilà ce qui prouve le courage du juste.
Quant à sa prudence on voit jusqu’où elle va, puisque réduit à de pareilles extrémités et engagé comme dans des filets, il peut trouver ce moyen de diminuer le mal. S’il avait dit que c’était sa femme, et s’il n’avait imaginé de là faire passer pour sa sœur, elle lui aurait encore été enlevée, puisque sa beauté aurait excité le libertinage des Égyptiens, et on l’aurait tué lui-même pour que personne ne pût porter plainte. Ainsi placé entre ces deux funestes dangers de l’incontinence des sujets et de la tyrannie du roi, il cherche dans sa détresse un léger adoucissement, et il dit à sa femme : Dis-leur, je suis sa sœur, cela me sauvera peut-être du danger. Car, quant à toi, que tu passes pour sœur ou pour femme, rien ne peut t’empêcher d’être enlevée à cause de ta beauté ; pour moi, j’éviterai probablement leurs embûches en prenant le nom de ton frère. Voyez-vous quelle était la prudence du juste, comment dans son embarras il sut trouver le chemin qu’il cherchait pour dérouter les embûches des Égyptiens ? Réfléchissez encore à la patience du juste et à la sagesse de sa femme ! Le juste, en effet, ne s’est pas indigné et n’a point dit : pourquoi conduire avec moi une femme qui soulève cette tempête ? à quoi me sert sa société puisque je tombe pour elle dans les plus grands dangers ? quel profit en ai-je, puisque non seulement elle ne me procure aucun soulagement, mais que sa beauté met ma vie en péril ? Il ne dit et ne pensa rien de semblable, il rejeta toute idée de cette espèce et ne douta point de la promesse de Dieu, il ne s’occupa qu’à fuir ce danger imminent. Ici, mes bien-aimés, admirez l’ineffable patience de Dieu, qui n’assiste et ne console point le juste, mais laisse le mal s’aggraver et s’accroître jusqu’à l’extrême, et alors seulement montre sa providence. Dis-leur donc : Je suis sa sœur afin qu’on me traite bien et que mon âme vive à cause de toi. Si le juste parle ainsi, ce n’est pas que l’âme doive mourir ; en effet : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme. (Mt. 10,28) Il ne parle ainsi à sa femme que par habitude. Afin que l’on me traite bien et que mon âme vice à cause de toi. C’est comme s’il lui disait : Dis : Je suis sa sœur, pour éviter que, forcé par la famine de fuir Chanaan, je ne tombe sous les coups des Égyptiens. Deviens pour moi une cause, de salut, afin qu’on me traite bien à cause de toi. Ces paroles sont touchantes : c’est que la fureur des Égyptiens était terrible et que la tyrannie de la mort n’était pas encore brisée ; aussi le juste consent à l’adultère de sa femme et semble même favoriser cette souillure pour éviter la mort. En effet, l’aspect de la mort était encore terrible, ses portes d’airain n’étaient pas encore rompues, son aiguillon n’était pas encore émoussé. Vous avez vu le lien d’affection entre le mari et la femme, vous voyez aussi quel conseil le mari ose donner et la femme peut recevoir ! Elle ne refuse pas et ne se fâche point, mais elle fait tout pour que la feinte ne, soit pas découverte. Écoutez, hommes et femmes, imitez cette concorde, ce lien d’affection, cet effort de piété et cette parfaite modestie de Sara. Si belle encore dans sa vieillesse, elle rivalisait avec les vertus de son mari ; aussi fut-elle honorée de la protection de Dieu et des faveurs d’en haut. Que personne donc n’accuse la beauté, que personne ne dise ces paroles irréfléchies : telle femme, tel homme ont été perdus par leur beauté. Il ne faut point s’en prendre à la beauté ; non certes ! car elle vient de Dieu ; c’est la perversité de la volonté qui est cause de tous les maux. Cette femme aussi admirable par la beauté de son âme que par celle de son visage, vous la voyez suivre les pas du juste. Que les femmes suivent son exemple ! Ni les grâces extérieures, ni sa stérilité prolongée, ni les grandes richesses, ni les voyages et déplacements, ni les tentations continuelles et successives, rien, en un mot, ne put ébranler sa raison, ni altérer son calme. Aussi elle obtint un digne prix dé sa résignation ; dans son extrême vieillesse, ses entrailles stériles et presque mortes purent engendrer.
Afin, dit-il, qu’ils me traitent bien par égard pour toi, et mon âme vivra à cause de toi. Il ne me reste plus d’autre voie de salut que si tu consens à dire : je suis sa sœur. Peut-être alors éviterai-je le danger que je redoute ; ensuite je vivrai grâce à toi, et je te tiendrai compte du reste de ma vie. Ces paroles suffisaient pour toucher sa femme et pour l’engager à lui complaire.
6. C’est là véritablement un mariage, quand les époux sont unis, non seulement dans la tranquillité, mais dans les dangers, même ! c’est la preuve d’une affection légitime et d’une amitié parfaite. Un roi ne tire pas autant d’honneur du diadème qui le couronne, que cette femme bienheureuse ne tira d’éclat et d’illustration de la condescendance qu’elle montra au conseil du juste. Comment ne pas admirer cette obéissance ? comment la louer dignement, lorsque, après une si longue chasteté et à un âge si avancé, elle consent, pour sauver son mari, au projet d’un adultère avec un barbare ? Mais attendez un peu, et vous verrez les ressources de la Providence divine. Dieu n’avait montré tant de patience que pour mieux faire valoir le juste, et apprendre non seulement aux Égyptiens, mais aux peuples de Palestine, combien le patriarche était protégé par le Maître de toutes choses. Il arriva, quand Abram entra en Égypte, que les Égyptiens virent sa femme qui était extrêmement belle ; les officiers de Pharaon la virent aussi, la vantèrent à Pharaon, la menèrent à la demeure de Pharaon, et traitèrent bien Abram à cause d’elle. On lui amena des brebis, des veaux, des ânes, des serviteurs et des servantes, des mulets et des chameaux. Vous voyez se réaliser toutes les prévisions du juste, lorsqu’il entra en Égypte. Les Égyptiens virent que sa femme était extrêmement belle, non pas simplement belle, mais extrêmement, au point d’attirer tous les regards. Les officiers de Pharaon l’ayant vue, la vantèrent devant Pharaon.
Ne laissez point échapper ces paroles, mes bien-aimés, mais admirez qu’aucun égyptien n’ait porté la main sur cette voyageuse étrangère et n’ait offensé son mari, mais qu’ils sont allés prévenir le roi. Du reste, cela eut lieu pour que l’évidence fût plus grande et que la responsabilité ne tombant pas sur le premier venu, mais sur le roi, les conséquences fussent connues partout. Ils la menèrent à la demeure de Pharaon. Ainsi le juste est séparé de sa femme et elle est conduite à Pharaon. Voyez encore la patience de Dieu ! ce n’est pas dès le commencement que sa providence se montre, il laisse aller les choses, et, presque tomber cette femme dans la gueule du monstre, et c’est alors qu’il déploie sa puissance aux yeux de tous. Ils la menèrent à la demeure de Pharaon. Quelles étaient alors les pensées de cette femme ! quel trouble agitait son esprit ! quelle tempête s’élevait en elle ! comment, au lieu de faire naufrage, est-elle restée inébranlable comme un rocher, les yeux tournés vers la puissance céleste ! Mais pourquoi parler de la femme ? Que devait penser le juste quand on la menait chez Pharaon ? Et Abram fut bien traité par eux, puisqu’il passait pour son frère ; on lui amena des brebis, des veaux, des ânes, des serviteurs, des servantes, des chameaux et des mulets. Tous ces cadeaux qu’on lui faisait, tout ce luxe dont on l’honorait, quel incendie ne devaient-ils pas allumer chez lui ? comment son âme n’était-elle pas en feu, son cœur dévoré, quand il songeait à ce que lui valait tous ces présents ? Vous avez vu comment son malheur s’était presque accompli, comment aucune force humaine ne pouvait s’y opposer, comment tout était perdu d’après les prévisions humaines ; enfin, vous avez vu comment la femme était presque dans la gueule du monstre. Eh bien ! voyez maintenant l’inexprimable bonté de Dieu, et admirez toute l’étendue de sa puissance ! Dieu frappa Pharaon ainsi que sa maison, d’afflictions grandes et pénibles, à cause de Sara, la femme d’Abram. Que veut dire ce mot, frappa ? Cela signifie qu’il le punit à cause de son audace et de son intention d’adultère. Il le frappa de grandes afflictions. Il ne frappa point le roi d’une manière ordinaire, mais de grandes afflictions. Comme l’insolence était grande, la peine devait l’être aussi. Ainsi que sa maison, c’est-à-dire que le châtiment du roi s’est étendu sur sa maison. Et pourquoi, lorsque le roi seul fait une faute, toute sa maison partage-t-elle la punition ? Ce n’est pas sans raison, mais pour mettre un frein aux passions du roi. Il lui fallait un châtiment énergique pour le détourner du crime. Mais, direz-vous, comment est-il juste d’en punir d’autres à propos de lui ? C’est que cette punition n’était pas méritée seulement par le roi, mais aussi par ceux qu : l’avaient sans doute engagé et aidé dans cette tentative coupable. Vous avez déjà entendu ces paroles de l’Écriture : Quand les officiers de Pharaon la virent, ils la lui vantèrent et la menèrent dans sa demeure. Vous voyez qu’ils font auprès du roi l’office de pourvoyeurs, a propos de la femme du juste. Par conséquent ce n’est pas le roi seul, mais ceux dont il est entouré, qui ont part à la punition, afin qu’ils apprennent que leurs outrages ne s’adressaient pas simplement à un étranger, au premier venu, mais à un homme chéri de Dieu, qui l’honorait d’une pareille protection. Aussi la sévérité de ce châtiment frappant l’esprit du roi, le détourna de son audace criminelle, réprima sa passion insensée, mit un frein à son libertinage, enchaîna ses désirs impétueux, et dompta son ardeur furieuse.
7. C’est pourquoi vous voyez ensuite avec quelle douceur ce roi, ce tyran parle à cet étranger, à ce vagabond dont il n’a pas craint d’enlever la femme. Comme le dit bien l’Écriture : Dieu frappa Pharaon, et sa maison à propos de Sara, la femme d’Abram. Le châtiment lui fait comprendre que c’est la femme d’un juste. En effet, même après avoir été introduite chez Pharaon, elle resta la femme du juste. Pharaon ayant fait venir Abram, lui dit : Pourquoi m’as-tu fait cela ? Voyez quelles sont les paroles du roi. Pourquoi m’as-tu fait cela? dit-il. – Et que t’ai-je fait, moi étranger inconnu, poussé par la famine, à toi, roi, tyran et souverain de l’Égypte ? que t’ai-je fait ? Tu m’as enlevé mon épouse, tu m’as méprisé, humilié, dédaigné comme un étranger ; tu n’as écouté que tes désirs déréglés et tu as voulu faire selon ton caprice. Que t’ai-je donc fait ? – Tu m’as fait bien du – tort, dit le roi, et tu m’as causé beaucoup de mal. Voyez quel renversement de ce qui se passe d’ordinaire ! C’est le roi qui dit au particulier : Que m’as-tu fait ? Tu m’as attiré la haine et la colère de Dieu, tu m’as rendu coupable, tu m’as fait punir, ainsi que toute ma maison, de l’injure qu’on t’avait faite. Pourquoi m’as-tu fait cela ? pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était ta femme ? pourquoi m’as-tu dit que c’était ta sueur, de manière que je pusse la prendre pour femme ? Ainsi, dit-il, la croyant ta sueur, je voulais l’épouser. – Mais comment as-tu su que c’était ma femme ? – Je le sais par Celui-là même qui m’a puni de ma faute. Pourquoi m’as-tu fait cela, et ne m’as-tu pas dit que c’était ta femme, m’exposant à l’épouser moi-même par un crime ? Je m’y disposais, croyant qu’elle était ta sueur. Voyez comme la sévérité du châtiment a ému son esprit au point de le rendre équitable et humain avec le juste ! Mais sans l’action de Dieu qui adoucissait son âme et la remplissait de crainte, il se serait ensuite livré lune colère terrible, il aurait puni le juste comme l’ayant trompé, et lui aurait fait souffrir les plus cruels supplices. Il n’en fut rien : la crainte du châtiment modéra et éteignit sa colère ; et il ne songea qu’à être humain envers le juste. Il réfléchit qu’un homme ordinaire n’aurait pas été aussi protégé d’en haut. Et maintenant voilà ta femme devant toi ; prends-la et pars. Maintenant, dit-il, que je sais qu’elle n’est point ta sœur, mais ton épouse, je te la rends. Je n’ai point déshonoré votre union, je ne t’ai point privé de ta femme, mais la voilà devant toi, emmène-la, et pars.
Quelle intelligence pourrait dignement apprécier ce miracle, et quelle langue serait capable de le raconter ? Une femme d’une éclatante beauté entre chez le roi tout-puissant des Égyptiens ; enflammé de passion pour elle, elle en sort pure et rapporte sa chasteté intacte. Telles sont, comme je le disais d’abord, les œuvres de Dieu, toujours étonnantes et admirables, et quand les hommes croient tout désespéré, c’est alors qu’il montre sa force invincible. N’était-ce pas une chose étonnante et admirable de voir l’homme des désirs entouré, comme d’un cercle de brebis, par des bêtes féroces qui ne lui faisaient aucun mal, et sortant de la fosse sans blessure (Dan. 14) ? de voir les trois jeunes gens séjourner dans la fournaise comme dans un champ ou un jardin, sans souffrir de la flamme, et sortir de là tels que des statues ? (Dan. 3) Il n’était pas moins prodigieux, moins digne d’admiration, de voir la femme du juste renvoyée saine et sauve par le roi d’Égypte, ce despote dissolu. C’était Dieu qui avait tout conduit, Dieu qui peut toujours faire ce qui est impossible et rendre l’espoir à ceux qui désespèrent. Et maintenant, voilà ta femme devant toi, prends-la et pars. Ne pense pas que je t’aie fait injure. Si, dans mon ignorance, j’ai eu des projets coupables, j’ai compris quel défenseur tu avais ; la colère qui m’a frappé m’a prouvé quelle était pour toi la bienveillance du Dieu de l’univers. Reprends donc ton épouse, et va-t’en. Maintenant le juste les faisait trembler ; aussi avaient-ils pour lui une foule de prévenances, afin de se faire pardonner par le Seigneur les torts qu’ils avaient eus envers son protégé.
8. Vous voyez, mes bien-aimés, tout le prix de la patience et de la persévérance. Rappelez-vous, je vous prie, ces mots que disait le patriarche au moment d’entrer en Égypte : Je sais que tu es une belle femme ; quand les Égyptiens te verront, ils me tueront et le garderont. En y réfléchissant, considérez ce qui s’est passé et admirez la patience du juste et la force du Dieu de miséricorde, qui prépare au juste un départ si glorieux, après une arrivée pleine de tant de frayeurs et d’angoisses. Pharaon ordonna à ses gens d’accompagner Abram pour le conduire avec son épouse et tout ce qui leur appartenait, et Loth avec lui. Le juste revint avec beaucoup d’honneurs et de richesses, et tous ces événements servirent de leçons non seulement aux Égyptiens, mais à ceux qui se trouvaient sur la route et aux habitants de la Palestine. Car, voyant cet homme, qui était parti sous la contrainte de la famine, saisi de frayeur et de tremblement, revenir maintenant avec tant d’éclat, d’abondance et d’opulence, ils apprenaient avec quelle force Dieu le protégeait. Qui a jamais vu et entendu de telles choses ? Il est parti pour se soustraire aux rigueurs de la famine, et il revient comblé de richesses et de gloire. Ne vous étonnez pas trop, mes bien-aimés, ne soyez pas si surpris du fait en lui-même, réservez votre stupéfaction, votre admiration, pour notre commun Maître ; c’est lui qu’il faut glorifier. Voyez que les descendants du patriarche, étant encore venus en Égypte pour fuir la famine, y supportèrent aussi la servitude et les persécutions, mais en revinrent glorieux et prospères. Telle est la sagesse de notre Seigneur ! quand il a permis aux malheurs de s’accumuler, il dissipe de nouveau les nuages et ramène un calme subit et inattendu, pour nous montrer la grandeur de sa puissance. Abram partit d’Égypte, lui et sa femme, et tout ce qui lui appartenait, et Loth avec lui pour aller dans le désert. On peut appliquer ici les paroles du bienheureux David à propos de ceux qui revenaient après avoir été captifs à Babylone. Ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans la joie. Au départ ils marcheront en pleurant tout en jetant leurs semences ; au retour, ils marcheront dans l’allégresse en portant leurs gerbes. (Ps. 125,5-6) Vous avez vu l’arrivée pleine d’anxiétés et de frayeurs qui allaient jusqu’à craindre la mort. Voyez maintenant ce retour plein d’honneur et d’éclat. Tout le monde respectait le juste, en Égypte aussi bien qu’en Palestine. En effet, qui n’aurait pas eu de respect pour celui que Dieu gardait ainsi et qu’il honorait d’une telle protection ? Car personne n’ignorait ce qui était arrivé au roi et à sa maison. Tout avait été disposé, dans l’accroissement des épreuves du juste, pour que sa patience fût mise au grand jour et que personne n’ignorât sa vertu.
9. Vous avez vu, mes bien-aimés, quel avantage on retire des épreuves, quel est le prix de la patience. Cet homme et cette femme, l’un déjà vieux, l’autre déjà âgée, vous avez vu tout ce qu’ils montraient de résignation, de courage, de tendresse mutuelle et d’affection conjugale. Imitons-les tous et ne nous irritons jamais ; ne croyons pas que Dieu nous délaisse et nous dédaigne parce que nous sommes assaillis d’épreuves ; au contraire, regardons-les comme la meilleure preuve de l’intérêt que Dieu nous porte. En effet, si nous sommes chargés d’un lourd fardeau de péchés, nous pourrons l’alléger par notre persévérance et notre bonne volonté ; s’il est moins pesant, nous parviendrons à l’alléger encore avec la grâce d’en haut, pourvu que nous le supportions sans murmurer. En effet, notre Dieu est généreux et s’intéresse à notre salut ; s’il nous exerce comme dans une arène et nous fait lutter avec les tentations, c’est afin qu’après avoir déployé nos propres forces, nous soyons plus dignes de sa protection. Puisque nous savons qu’il en est ainsi, ne nous laissons pas aller au découragement dans les épreuves, ni au chagrin dans les tribulations, mais réjouissons-nous, comme saint Paul. Maintenant, dit-il, je me réjouis dans les tribulations. (Col. 1, 24) Voyez quelle bonne disposition d’esprit ! S’il se réjouissait dans les tribulations, comment pouvait-il jamais se chagriner ? Et si ce qui attriste les autres était pour lui un sujet de joie, voyez, je vous prie, comme son âme était bien préparée à tout. Et pour vous persuader qu’il nous est indispensable, pour jouir des biens qui nous sont promis et pour mériter le royaume des cieux, de marcher dans cette vie au milieu des tribulations, écoutez ce que disent les apôtres aux nouveaux convertis. Et après avoir instruit plusieurs disciples, ils retournèrent à Lystra, à Iconie et à Antioche, fortifiant l’esprit de leurs disciples, les exhortant à persévérer dans la foi et leur représentant qu’il faut passer à travers bien des tribulations pour arriver au royaume des cieux. (Act. 14,21-22)
Quelle sera donc notre excuse si nous refusons de supporter avec courage, constance et reconnaissance, toutes celles qui se présenteront, quand nous voyons que nous ne pouvons parvenir au royaume des cieux sans marcher dans cette voie ? Car, pour reconnaître qu’il n’y a rien de nouveau ni d’extraordinaire dans les tribulations qui attendent le juste sur le chemin de cette vie, écoutez ce que dit le Christ  : Dans le monde vous aurez des tribulations, mais prenez courage. (Jn. 16,33) Pour ne pas abattre, en parlant d’afflictions, il s’empresse de relever le courage, et promet de fortifier par sa grâce. Mais prenez courage, j’ai vaincu le monde. C’est moi ; dit-il, qui allégerai vos peines, qui ne vous laisserai pas submerger par le flot des tentations, qui vous tracerai le chemin pour en sortir, et qui ne vous laisserai pas charger d’afflictions au-delà de vos forces. Pourquoi cette tristesse, ce chagrin, cette impatience, cet abattement ? Si nous employons selon nos forces les armes dont nous disposons, je veux dire la patience, la constance et la persévérance, est-ce que Dieu permettra jamais que nous soyons confondus ? est-il une position si désespérée que ne puisse rétablir la sagesse de notre Maître ? Faisons donc usage de nos propres ressources et ayons une foi sincère, sachant tout ce que peut le protecteur de nos âme. Et certes, il sait mieux que nous ce qui convient, lui qui disposera tout pour sa gloire et notre avantage. Ainsi nous obtiendrons la récompense de notre patience, et nous serons honorés de sa bonté, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


TRENTE-TROISIÈME HOMÉLIE. modifier


« Abram était très-riche en troupeaux, en argent et en or. Et il revient au lieu d’où il était parti, au désert jusqu’à Béthel, jusqu’à la place où était auparavant sa tente entre Béthel et Angi à la place de l’autel qu’il avait dressé là autrefois. » (Gen. 13,2-4)

ANALYSE. modifier

  • 1. Après la 32e homélie, le commentaire sur la Genèse aurait été interrompu à l’occasion des fêtes de la semaine sainte et des fêtes subséquentes, l’orateur reprend donc le fil rompu de ses instructions en résumant la 32° homélie et se dispose à continuer. – 2. Séparation d’Abraham et de Lot causée par l’excès de leurs richesses. Douceur d’Abraham. – 3-4. Il cède à son neveu le choix de la contrée où il voudra s’établir, pour lui il prendra celle qu’il lui laissera. – 5. Exhortation.


1. Quand je vois aujourd’hui votre concours empressé et votre ardent désir de m’entendre, je veux acquitter la dette que j’ai contractée envers votre charité. Peut-être l’avez-vous oubliée depuis le temps qui s’est écoulé et parce que, dans l’intervalle, je vous ai parlé d’autre chose ; car les fêtes les plus saintes ont interrompu l’ordre de nos discours. En effet, quand on célébrait la croix de Notre-Seigneur, il, n’était pas convenable de traiter un autre sujet le festin spirituel devait être approprié à la circonstance. Aussi quand est venu le jour où il s’agit de la trahison de Judas, nous nous sommes pliés à l’occasion, pour laisser de côté la suite de nos instructions, et nous nous sommes déchaînés contre le traître, puis nous avons parlé de la croix. Ensuite, lorsqu’est arrivé le jour de la résurrection, il fallait signaler à votre charité la résurrection de Notre-Seigneur et vous la démontrer les jours suivants par les miracles qui l’ont accompagnée. Puis ayant pris le commencement des Actes des Apôtres, nous vous en nourrissions chaque jour en exhortant par des instructions fréquentes et quotidiennes ceux qui avaient reçu récemment la grâce du baptême.
Maintenant, je dois me rappeler ma dette et vous satisfaire. Vous-mêmes pourriez n’y plus songer, distraits que vous êtes par mille soins, à propos de votre femme, de vos enfants, de la nourriture quotidienne et d’une foule d’autres intérêts de la vie ; mais nous, qui n’avons aucun de ces embarras, nous vous rappelons cette dette et nous nous préparons à la payer. Ne vous étonnez pas si nous le faisons avec tant de bonne volonté. Une obligation de cette nature diffère des obligations pécuniaires, que le débiteur n’acquitte jamais de bon cœur, sachant qu’il diminue ses biens et augmente ceux du créancier. Il n’en est pas de même pour une dette spirituelle telle que celle-ci ; plus le débiteur paye, plus il s’enrichit en même temps que les créanciers. Voilà pourquoi d’un côté on ne montre guère de bonne volonté, tandis que de l’autre côté il y a tout profit à payer comme à être payé. C’est ce que saint Paul dit sur la charité : Ne soyez redevables à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres. (Rom. 13,8) Cela veut dire qu’une pareille dette dure toujours, même après avoir été payée.
Vous devez aussi vous tenir prêts à recevoir ce paiement, car cela enrichira vos débiteurs et leur permettra de vous être plus utiles. Ainsi, puisque la nature de cette dette est telle que plus on dépense plus l’on devient opulent soi-même, achevons de nous acquitter, écoutez avec la même bonne volonté que nous mettrons à parler, pour que votre attention soit notre récompense. En quoi consiste donc cette dette ? Vous savez et vous vous rappelez, quand nous avons parlé du patriarche, que nous vous avons raconté son arrivée en Égypte à la suite d’une famine, l’enlèvement de Sara par Pharaon, l’indignation de Dieu ainsi que l’affliction dont il frappa Pharaon et sa maison pour protéger le juste, et le retour glorieux du patriarche en quittant l’Égypte. En effet, Pharaon ordonna à ses gens de conduire Abram et son épouse avec tout ce qu’il possédait, et Loth avec eux. Abram sortit donc d’Égypte, lui et sa femme et tout ce qu’il possédait, et Loth avec lui, pour aller dans le désert. Après ce discours nous avons interrompu ces instructions pendant quelque temps pour traiter des sujets exigés par les circonstances. Il faut donc maintenant nous rattacher à ce qui précède et le réunir en un seul corps avec ce qui nous reste à dire, afin de conserver à ces instructions le caractère de l’unité. Mais, pour tout éclaircir, il faut exposer à votre charité l’origine et l’enchaînement de la lecture qui vous a été faite. Abram était très-riche en troupeaux, en argent et en or. Il revint d’où il était parti, au désert, jusqu’à Béthel, jusqu’à la place où il avait dressé sa tente autrefois, entre Béthel et Agga, à l’endroit où il avait d’abord élevé un autel : et là Abram invoqua le nom du Seigneur Dieu. Ne passons point légèrement sur cette lecture, mais voyons clairement l’exactitude des saintes Écritures qui ne nous racontent rien de superflu. Abram était très-riche. Voyez d’abord que cette indication ne nous est pas donnée inutilement et sans raison, car c’est la première fois que l’on signale sa richesse et il n’en a pas encore été question. Pourquoi cela ? Pour montrer la prudence et la sagesse de Dieu, et la puissance infinie qu’il déploya en faveur du juste. Celui-ci, forcé de voyager en Égypte à cause de la famine qu’il ne pouvait plus supporter au pays de Chanaan, devint subitement riche et même extrêmement riche, et non seulement en troupeaux, mais en or et en argent.
2. Remarquez-vous quelle est la providence de Dieu ? Le juste est parti pour se soustraire à la famine et il est revenu, non seulement délivré de la famine, mais comblé de richesse et de gloire, et tout le monde put voir qui il était. Par la suite les habitants de Chanaan ont mieux connu ses vertus, en observant un changement si subit et en voyant revenir avec tant de trésors celui qui était parti pour l’Égypte comme un étranger, un fugitif et un vagabond. Considérez encore que l’opulence et la prospérité ne lui inspirèrent ni vanité ni paresse : il retourna à l’endroit même qu’il habitait avant d’aller en Égypte. Il alla au désert jusqu’à l’endroit où il avait dressé sa tente autrefois, à la place où il avait d’abord élevé un autel, et invoqua le nom du Seigneur Dieu. Réfléchissez, je vous prie, combien il aimait la paix et la tranquillité, et quel zèle il avait pour le culte de Dieu. Il se rendit au même endroit où il avait élevé un autel et où il avait invoqué le nom de Dieu, accomplissant ainsi, bien des siècles à l’avance, ce qui a été dit par David : J’ai choisi d’être humilié dans la maison de

ait été accomplie par un autre que par vous, cependant vous y avez participé, non seulement parce que vous y avez applaudi, croyant que votre puissance et vos richesses s’en augmenteraient, mais parce que vous n’avez pas empêché de commettre ces injustices. Car celui qui peut empêcher une injustice et qui ne le fait pas est aussi coupable que celui qui la commet.
Ainsi, je vous en supplie, ne nous faisons point illusion à nous-mêmes, mais évitons nous-mêmes les rapines et les fraudes, et habituons nos serviteurs à ne rien faire de semblable. En effet, leurs fautes ne nous laissent point innocents, mais nous rendent, au contraire, plus coupables ; c’est pour nous plaire qu’ils compromettent leur salut et qu’ils sont audacieux dans leurs méfaits : aussi nous entraînent-ils dans leur perte. Au contraire, si nous voulons être vigilants et attentifs, nous éviterons ces cruelles conséquences en les détournant de leurs mauvais desseins. N’usez donc pas de ces excuses frivoles : cela ne me regarde pas. Ai-je rien dérobé ? Je ne sais rien ; c’est la faute d’un autre, je ne m’en suis pas mêlé. Ce sont là des prétextes et du verbiage. Si vous voulez prouver que vous n’avez trempé en rien dans cette iniquité, que vous n’avez pas favorisé cette œuvre de spoliation, revenez sur ce qui s’est fait, donnez satisfaction à celui qui a été dépouillé, rendez ce qu’on a pris. Alors vous serez à l’abri de tout reproche, vous donnerez une leçon salutaire à celui qui a commis la faute, en lui montrant qu’il a agi contre vos intentions, et vous sauverez la victime du désespoir et de la ruine.
Qu’il n’y ait pas de dispute entre toi et moi, ni entre tes bergers et les miens, parce que nous sommes frères. Voyez quelle douceur, quelle bonté ! Écoutez la suite, afin de savoir jusqu’où elles pouvaient aller. Toute la terre est devant toi ; sépare-toi de moi : si tu vas à droite, j’irai à gauche ; si tu vas à gauche, j’irai à droite. Voyez quelle modération, quel excès d’abnégation chez le juste ! Mais avant tout, mes bien-aimés, considérez quelles sont les suites funestes des richesses et comme elles donnent facilement naissance à la discorde ! Ses troupeaux s’étaient multipliés, ainsi que tous ses biens, et tout à coup la concorde est rompue : la paix et les liens de l’amitié font place aux querelles et à la haine. En effet, où l’on discute du tien et du mien, là se trouvent les querelles et la haine : là où l’on n’y songe pas sont la paix et la concorde. Pour vous en assurer, écoutez ce que dit saint Luc à propos des nouveaux convertis : Ils n’avaient qu’un cœur et qu’une âme. (Act. 4,32) Ce n’est point qu’ils n’eussent qu’une seule âme, puisqu’ils avaient des corps différents, mais c’est pour nous montrer combien leur concorde était étroite. Si le juste n’avait pas eu beaucoup de : patience et de sagesse, il se serait fâché et aurait dit à Loth : Quelle est cette extravagance ? Tes serviteurs ont osé ouvrir la bouche contre ceux qui exécutaient mes ordres ? Ils n’ont donc pas songé à la différence qu’il y a entre nous ? D’où te vient l’abondance dont tu jouis ? ne m’en es-tu pas redevable ? N’est-ce pas moi qui t’ai présenté aux yeux des hommes, qui ai été tout pour toi, qui t’ai tenu lieu de père ? Et voilà comment tu me récompenses de mes bienfaits 1 Est-ce là ce que je devais attendre en t’emmenant partout avec moi ? A défaut de reconnaissance, n’aurais-tu pas dû respecter ma vieillesse et mes cheveux blancs ? Mais tu as laissé tes bergers attaquer les miens, sans réfléchir que ces insultes retombent sur moi, et tu es responsable de ce que font tes serviteurs.
4. Mais il ne conçut même pas une seule de ces pensées ; il les écarta toutes sans songer à autre chose qu’à éteindre l’incendie que cette querelle devait faire naître et à se séparer à l’amiable. Toute la terre, dit-il, n’est-elle pas devant toi ? Sépare-toi de moi ; si tu vas â gauche, j’irai à droite ; si tu vas à droite, j’irai à gauche. Vous voyez quelle est la douceur du juste. Il prouve par ses actions qu’il n’agit pas ainsi de lui-même et qu’il ne se sépare point volontairement, mais qu’il y est forcé par cette dispute, afin que sa maison ne soit pas en guerre perpétuelle. Voyez comment il calme la colère de son neveu, lui laisse choisir ce qu’il veut et lui propose toute la terre, en lui disant : Toute la terre n’est-elle pas devant toi ? Choisis à ton gré, et je prendrai avec grand plaisir ce dont tu ne voudras pas. Le juste montre ici une grande modération : il craint, avant tout, d’être à charge à son neveu ; c’est comme s’il lui disait : Puisque tout cela est arrivé malgré moi, il faut que nous nous séparions pour faire cesser les disputes ; aussi je te laisse le maître de choisir, je te donne tout pouvoir pour prendre la terre que tu estimeras la meilleure et me laisser l’autre. Jamais un frère a-t-il agi avec son frère jumeau comme le patriarche avec le fils de son frère ? S’il avait commencé par choisir pour lui, et qu’ensuite il eût abandonné le reste à son neveu, n’aurait-ce pas été déjà un grand bienfait ? Mais il voulait donner un grand exemple de vertu et satisfaire les désirs du jeune homme, pour ne lui laisser aucun regret de cette séparation ; aussi en lui donnant toute facilité, il lui dit : Toute la terre est devant toi, sépare-toi de moi, et choisis la terre que tu voudras. Son neveu, ainsi comblé de ses bontés, aurait dû lui rendre la pareille et l’engager à choisir lui-même. En effet, il est naturel à tous les hommes, quand ils voient que leurs adversaires s’efforcent d’arriver au premier rang, de ne pas vouloir rester au-dessous ; mais si quelqu’un paraît céder et semble, par la modestie de son langage, nous laisser tout pouvoir, nous abandonnons nous-mêmes nos prétentions comme par égard pour tant de douceur, et nous lui laissons à notre tour tout pouvoir, quand même nous discuterions avec un inférieur. Voilà donc ce que Loth aurait dû faire avec le patriarche Noé ; mais comme il était plus jeune et plus ambitieux, il accepta l’offre qu’on lui faisait et il fit son choix.
Loth, levant les yeux, vit toute la plaine du Jourdain, qui était, avant que Dieu eût détruit Sodome et Gomorrhe, arrosée comme le jardin de Dieu et comme l’Égypte, jusqu’à Zogora. Loth choisit toute la terre autour du Jourdain et s’en alla vers l’Orient, et les deux frères furent séparés l’un de l’autre. Vous avez vu quelle était la vertu du juste ; il ne laisse pas même pousser la racine du mal, mais dès qu’elle paraît il l’arrache et la détruit ; tout cela avec beaucoup de douceur, en montrant qu’il méprisait tout excepté la vertu, et en déclarant à tous qu’il préférait la paix et la concorde à toutes les richesses. Pour que personne ne pût accuser le juste d’agir mal à l’égard de Loth en refusant d’habiter avec un homme qu’il avait fait sortir de sa maison et de son pays, pour que personne ne crût qu’il prenait ce parti par inimitié plutôt que, par amour pour la paix, il lui permit de choisir et ne trouva pas mauvais que celui-ci profitât de la permission, afin que tout le monde pût comprendre qu’il n’avait pas d’autre but que la paix et la charité ! Du reste, il se préparait encore un autre mystère, également instructif, et qui devait, par les événements eux-mêmes, prouver à Loth qu’il s’était trompé dans son choix, montrer aux gens de Sodome la vertu de Loth et accomplir, après cette séparation, la promesse faite au patriarche : Je te donnerai cette terre, à toi et à ta race ; c’est ce que nous verrons bientôt et que l’Écriture sainte nous éclaircira.
Et Abram, dit-elle, habita la terre de Chanaan. Loth alla dans la ville, sur le fleuve, et mit sa tente parmi les Sodomites. Les gens de Sodome étaient extrêmement pervers et pécheurs en face de Dieu. Vous voyez que Loth considérait seulement la nature de la terre, sans s’inquiéter de la perversité des habitants. Cependant, quel bien peut-on attendre, dites-moi, même dans un pays riche et fertile, si les habitants ont des mœurs infâmes ? Au contraire, quel mal peut-on craindre, même dans un désert stérile, si les habitants sont vertueux ? Le premier de tous les biens est la bonté des habitants. Mais Loth ne regarda qu’une chose, la fertilité de la terre. Or, l’Écriture sainte, voulant nous indiquer tout ce qu’il y avait de mauvais chez ce peuple, nous dit : Les gens de Sodome étaient extrêmement pervers et pécheurs en face de Dieu. non seulement pervers, mais pécheurs, et non seulement pécheurs, mais encore en face de Dieu, c’est-à-dire que leurs péchés étaient innombrables et leur iniquité immense ; aussi elle ajoute : extrêmement pécheurs en face de Dieu. Voyez-vous l’étendue de leur méchanceté ? Voyez-vous le danger qu’il y a à choisir légèrement et à ne pas considérer ce qui convient ? Voyez-vous enfin combien il est avantageux d’être modéré, de céder la première place et de se contenter de la seconde ? Nous reconnaîtrons par la suite de ces instructions que celui qui avait choisi le premier n’en a retiré aucun profit, et que celui qui a pris la dernière part a vu sa prospérité s’accroître de jour en jour, que ses richesses se sont augmentées de tous côtés et que toute la terre a eu les yeux sur lui.
5. Mais, pour ne pas prolonger cette explication, je m’arrête ici et je la continuerai dans le prochain discours, en vous suppliant d’imiter le patriarche et de ne jamais désirer la première place. Obéissez à saint Paul qui nous dit : Honorez-vous les uns les autres (Rom. 12,10), afin d’être supérieurs à vous-mêmes ; mais cherchez à être toujours au dernier rang. En effet, c’est là ce qui nous élève au premier, comme le dit le Christ : Celui qui s’abaisse sera élevé. (Lc. 18,11, et 14, 11) Vérité incomparable ! Si nous cédons la meilleure part à un autre, nous en sommes plus glorifiés ; si nous préférons les autres à nous, c’est ce qui nous honore le plus. Aussi, je vous en conjure, efforçons-nous d’imiter l’humilité du patriarche, et cherchons, nous qui vivons dans la grâce, à suivre les traces d’un homme qui a montré tant de sagesse, même avant la loi. C’était une véritable humilité, celle que cet homme admirable montra envers celui qui lui était bien inférieur, non seulement au point de vue de la vertu, mais encore de l’âge et de tout le reste. Songez que le vieillard a cédé au jeune homme, l’oncle au neveu, l’homme que Dieu avait comblé de faveurs à celui que ne recommandait aucune grande action : Voici encore ce qu’il faut ajouter : ce que le jeune homme aurait dû dire au vieillard, à son oncle, c’est le patriarche qui l’avait dit au jeune homme. Apprenons donc à honorer d’autres personnes que nos supérieurs ou nos égaux. Cela ne serait point de l’humilité : faire ce qu’il faut faire, ce n’est pas de l’humilité ; mais un devoir. La véritable humilité consiste à céder à ceux qui sont au-dessous de nous, et à préférer à nous ceux qui paraissent nos – inférieurs. Si nous réfléchissons, nous penserons que personne ne nous est inférieur, mais nous croirons que tout le monde nous surpasse. Et je ne parle pas ainsi seulement pour nous, qui sommes plongés dans une infinité de péchés, mais celui-là même qui aurait conscience d’avoir fait mille bonnes actions, s’il ne se regardait pas en même temps comme le dernier des hommes, toutes ses bonnes actions ne lui serviraient à rien. La véritable humilité consiste à s’effacer, s’abaisser et se modérer quand on a des occasions de s’élever. C’est le moyen de s’élever à la véritable grandeur, d’après la promesse du Seigneur : Celui qui s’abaisse sera élevé. (Lc. 14,11) Efforçons-nous donc, je vous prie, de nous élever jusque-là par notre humilité, afin d’obtenir du Seigneur les mêmes grâces que ce juste, et de mériter les mêmes biens ineffables, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

  1. Ce n’est pas sans raison que saint Chrysostome s’attaque ici à ceux qui, dans l’explication de la sainte, Écriture, tenaient trop grand compte des nombres : tels étaient non seulement Philon et Clément d’Alexandrie, mais aussi Eusèbe en quelques endroits, et même d’autres Pères. Pierre Bongo a composé un gros livre sur ce sujet.
  2. Cette phrase inachevée est la reproduction exacte du texte. Il ne faut, pas oublier que le style du commentaire sur la Genèse est très-négligé. On voit un exemple remarquable de ces longues parenthèses fréquentes dans saint Chrysostome et particulièrement dans ce commentaire.