Identité et réalité/Chapitre XII

Félix Alcan (p. 353-403).

CHAPITRE XII

CONCLUSIONS

Des pages qui précèdent se dégage, semble-t-il, avant tout cette conclusion : il n’est pas exact que la science ait pour but unique l’action, ni qu’elle soit uniquement gouvernée par le souci de l’économie dans cette action. La science veut aussi nous faire comprendre la nature. Elle tend réellement, selon l’expression de M. Le Roy, à la « rationalisation progressive du réel[1] ».

Elle a bien été édifiée avec la quasi-certitude que la nature est ordonnée, mais aussi avec l’espoir tenace qu’elle se montrera intelligible. Dans chaque chapitre de la science ces deux principes ont été appliqués simultanément et continuent de l’être. Leur action s’enchevêtre irrémédiablement, parce qu’ils se passent et repassent leurs acquisitions : Non seulement, comme on l’a dit, les faits empiriques servent à édifier des théories lesquelles font découvrir de nouveaux faits, mais encore des considérations sur la conservation, sur l’identité, interviennent à chaque pas dans la science légale, empirique, laquelle est, en dépit de l’apparence, saturée de ces éléments aprioriques.

Que serait-il arrivé si dans le passé l’humanité avait, par impossible, adopté les points de vue de Berkeley et de Comte et considéré qu’il n’y a pas de cause au delà de la loi ou qu’il faut s’abstenir de la chercher ? Le grand philosophe idéaliste s’est prudemment abstenu de formuler des applications de son principe. Mais Auguste Comte s’est expliqué avec plus de précision. Dès lors il a loué Fourier pour avoir traité de la chaleur sans s’occuper de savoir si elle était matière ou mouvement[2] ; nié que la théorie de l’ondulation ou aucune autre puisse jamais présenter « une utilité réelle pour guider notre esprit dans l’étude effective de l’optique[3] » ; considéré que les « prétendues interférences optiques ou les croisements analogues en acoustique » étaient « des phénomènes essentiellement subjectifs », l’opinion contraire des physiciens constituant « une grave illusion[4] » ; affirmé que toute assimilation entre la lumière, le son ou le mouvement sera toujours une « supposition arbitraire[5] » ; condamné en général comme dues « à la prépondérance prolongée de l’ancien esprit philosophique », toutes les tendances visant à établir des rapports entre ce que nous appelons à l’heure actuelle les diverses formes de l’énergie[6]. Il est d’ailleurs facile de se rendre compte que ces erreurs du fondateur du positivisme ne sont nullement accidentelles. On peut, en partant du concept utilitaire de la science, nous l’avons vu au chapitre ier justifier à la rigueur les hypothèses explicatives. Cependant, la prédilection dont les physiciens font preuve pour les conceptions atomiques devient difficilement explicable ; et l’on voit ainsi que les anathèmes de Comte contre la théorie de l’ondulation, etc., tiennent réellement au fond de sa doctrine.

Les principes du positivisme ou, en tout cas, des principes analogues ont été depuis, du moins en apparence, adoptés par nombre de savants qui souvent ont tenu à protester, comme Comte, contre les théories atomiques ; mais en réalité, et en dépit de l’appui qu’a apporté à cette tendance la grande et légitime autorité de M. Mach, elle reste aujourd’hui, comme elle l’a été dans le courant du xixe siècle, sans la moindre influence sur la marche de la science. Les savants du commencement du xxe siècle continuent à édifier des théories atomiques tout comme l’ont fait leurs prédécesseurs. Tous sans doute ne croient pas à la vérité des théories qu’ils imaginent ou qu’ils suivent ; mais tous croient à leur utilité. Ils y voient, faute de mieux, un instrument de recherche de grande valeur, une « hypothèse de travail ». C’est un rôle extrêmement important. Bacon a cru que l’on pouvait parvenir à des découvertes scientifiques par des procédés d’induction pour ainsi dire mécaniques ; il s’est donné infiniment de peine pour élaborer des schémas très détaillés dont l’emploi devait laisser « peu d’avantage à la pénétration et à la vigueur des esprits », les rendant au contraire « tous presque égaux[7] ». Que certaines règles dont Bacon a précisé l’énoncé (comme par exemple celle des variations concomitantes) soient utiles dans les raisonnements scientifiques, cela est incontestable ; mais ses schémas, on peut hardiment l’affirmer, n’ont jamais été employés d’une manière suivie par un savant digne de ce nom, et en tout cas aucune découverte scientifique, grande ou petite, n’est due à leur application[8]. On ne peut, semble-t-il, mieux réfuter les opinions de Bacon qu’en citant celles de trois hommes éminents qui comptent parmi les créateurs de cette science éminemment expérimentale qu’était la chimie de la fin du xviiie et de la première moitié du xixe siècle. « Pour tenter une expérience, dit Berthollet, il faut avoir un but, être guidé par une hypothèse[9]. » Humphry Davy affirme que « ce n’est qu’en formant des théories et en les comparant aux faits que nous pouvons espérer découvrir le vrai système de la nature[10] ». Et Liebig, après avoir déclaré qu’entre des expériences dans le sens de Bacon et de véritables recherches scientifiques il y a « le même rapport qu’entre le bruit qu’un enfant produit en frappant sur des timbales et la musique[11] », fait ressortir que c’est au contraire l’imagination scientifique qui joue dans les découvertes le rôle le plus considérable et que l’expérience, tout comme le calcul, ne sert qu’à aider le processus de la pensée.

Parmi nos contemporains, M. Poincaré, dans son rapport au Congrès international de Physique de 1900, a exposé que, vouloir expérimenter sans idée préconçue, serait rendre toute expérience stérile et qu’il est d’ailleurs impossible de se débarrasser d’idées de ce genre[12], et M. Duhem a démontré l’étroite dépendance dans laquelle les expériences se trouvent à l’égard des théories scientifiques[13], et fait ressortir l’impossibilité du fameux experimentum crucis qui joue un si grand rôle dans la théorie baconienne[14].

Pour ces « hypothèses de travail », le seul point de vue qui intéresse directement le savant, c’est leur fertilité, leur aptitude à lui faire découvrir, entre les phénomènes, des rapports qu’il ne soupçonnait point. Quelles suppositions ont jamais égalé à ce point de vue l’utilité des hypothèses mécaniques ? Dans le domaine entier de la science, qu’elles remplissent, elles ont fait et font pousser sans cesse une moisson prodigieuse de découvertes de la plus haute valeur. Là même où les savants ne croient d’abord qu’à une similitude tout à fait superficielle, des recherches subséquentes font découvrir quelquefois, de la manière la plus inattendue, une analogie plus profonde. Que l’on se rappelle avec quel scepticisme fut accueillie d’abord l’hypothèse de Kékulé sur la structure des composés de carbone et la position des atomes dans la molécule ; alors même qu’il était démontré que cette représentation expliquait admirablement une immense série de phénomènes qui constituaient jusque-là une sorte de brousse impénétrable, elle paraissait à beaucoup intolérablement grossière. Et pourtant quelle étonnante extension et vérification à la fois de ces théories, que les découvertes de MM. Le Bel et Van’t Hoff sur l’atome de carbone dissymétrique[15] ! Qui ne serait émerveillé de voir le rôle des hypothèses atomiques dans les récents progrès de l’électricité et comment, par les travaux de M. Svante Arrhénius, la chimie vient s’y rattacher ? Et n’est-il pas surprenant de constater que la plupart des phénomènes irréversibles qui pourtant, par leur essence, semblent échapper aux explications causales, paraissent pour ainsi dire calqués sur un phénomène mécanique, le frottement, au point que les physiciens soient arrivés à la conviction qu’il y a là plus qu’une simple analogie, quelque chose qui révèle la nature intime de ces phénomènes[16]. Nous venons de citer uniquement des exemples récents, presque contemporains, mais il y en avait autant dans le passé, témoin, pour ne mentionner que ce cas illustre, les prévisions si brillamment réalisées qu’on avait déduites de la théorie de Fresnel[17].

De même l’histoire des sciences nous montre que, grâce aux conceptions atomiques, l’humanité a réellement pressenti certaines vérités scientifiques importantes, qu’elle a développé une sorte de prescience. Quand les atomistes grecs affirmaient que l’air comme tout autre corps devait être composé de parties discrètes, c’était pure conception apriorique ; aucun fait connu à l’époque ne confirmait cette opinion, tout, au contraire, semblait démontrer que l’air était un continu. Or, nous pouvons maintenant établir expérimentalement que cette dernière opinion est insoutenable, que les gaz ont réellement une structure, sont discontinus[18]. De même les chimistes du xixe siècle en s’attachant, par un espoir tenace, à l’hypothèse de l’unité de la matière, allaient à l’encontre des faits expérimentaux les mieux établis et qui formaient la base même de leur propre doctrine. Cependant, voici que les phénomènes se rapportant aux rayons cathodiques, à la matière radiante, etc., tendent à fournir à cette hypothèse un fondement expérimental. Ce qui s’est passé à propos de la réversibilité des réactions chimiques rentre dans le même ordre d’idées. Il est certain (les idées de Berthollet étant restées à ce point de vue à peu près sans influence sur la marche de la science) que cette notion était tout à fait étrangère à l’esprit d’un chimiste, vers le milieu du xixe siècle ; et rien n’était moins justifié à ce point de vue que l’emploi du signe d’égalité pour réunir les deux termes de ce qu’on appelle une « équation chimique » (p. 205 ss.). Ce signe, manifestation palpable de la tendance causale, exprimait un postulat ou, si l’on veut, un espoir qui, à la lumière des théories alors régnantes, était irréalisable ou plutôt absurde, puisqu’il était entendu que les deux côtés de l’équation indiquaient l’un l’état initial et l’autre l’état final du phénomène, qui devait toujours se passer dans le même sens, sans aucun espoir de retour. Il n’en est que plus étonnant de constater que cet espoir quasi-chimérique s’est, dans une certaine mesure, réalisé : les réactions chimiques nous apparaissent aujourd’hui comme généralement réversibles et nous pouvons alors réellement remplacer le signe d’égalité dont le sens a été faussé, par les deux flèches de M. Van’t Hoff.

Mais le phénomène le plus frappant, le plus merveilleux dans cet ordre d’idées, c’est l’existence des principes de conservation. En vertu de la tendance causale, l’humanité les avait pressentis ; elle avait formé le concept de l’atome-substance bien avant toute expérience sur la conservation de la matière et concevait vaguement des systèmes mécaniques impliquant la persistance du mouvement, avant l’inertie et la conservation de l’énergie. C’est au point que si, d’un côté, ces principes paraissent simplement formuler un savoir que l’humanité aurait possédé de tout temps, de l’autre ils dépassent pour ainsi dire les limites mêmes de l’espoir qu’on était en droit de concevoir. Ainsi la chaleur et la lumière auraient bien pu être des mouvements, conformément au postulat du mécanisme universel, sans qu’il fût possible de convertir ces mouvements des particules en mouvements de masse, ou vice versa. C’était là à peu près la conception de Leibniz et de Huygens et en général de la plupart des physiciens mécanistes, avant l’établissement de la conservation de l’énergie. Cette dernière découverte constitue une confirmation proprement inattendue. De même, le mécaniste le plus déterminé n’eût osé espérer au xixe siècle, avant les travaux de M. Gouy, que l’on parviendrait à rendre directement visible, par ses effets mécaniques les plus immédiats, l’agitation des molécules.

Ces concordances surprenantes n’ont pas été sans attirer l’attention des penseurs. Nous avons vu (chap. ii, p. 81) que Cournot, en constatant la pérennité des théories atomiques, en avait conclu qu’il était possible que ses inventeurs fussent « tombés de prime abord sur la clef même des phénomènes naturels ». D’autres fois, il croit pouvoir inférer de la conservation du poids de la matière que l’idée de substance n’est pas seulement une abstraction logique, mais qu’elle « a son fondement dans l’essence des corps[19] ». On peut citer, chez nombre de physiciens contemporains, de ces remarques par lesquelles ils expriment leur étonnement de la concordance entre les conceptions de l’esprit et les résultats des recherches expérimentales. L’observation de M. Poincaré sur les phénomènes irréversibles, que nous avons citée plus haut, appartient déjà à cet ordre d’idées. Une autre fois, cet éminent théoricien s’émerveille à bon droit de l’analogie surprenante entre l’oscillation électrique et le mouvement du pendule[20]. Boltzmann constate que « toutes les conséquences de la théorie mécanique de la chaleur, même celles appartenant aux domaines les plus disparates, ont été confirmées par l’expérience ; on peut même dire qu’elles concordaient étrangement, jusque dans leurs nuances les plus fines, avec le pouls de la nature[21] ». Hertz, au début de sa mécanique, déclare que d’une manière générale, pour que nous puissions nous former des images des choses, il faut que les conséquences logiques de ces images soient encore des images des conséquences que les choses produisent réellement dans la nature. Il faut donc qu’il y ait des concordances entre la nature et notre esprit[22].

C’est par conséquent à tort que tout à l’heure nous avons traité les hypothèses causales de simple instrument de recherche, d’hypothèses « de travail ». Elles sont plus qu’un échafaudage destiné à disparaître quand l’édifice est construit, elles ont leur valeur propre, elles correspondent certainement à quelque chose de très profond et de très essentiel dans la nature même.

Ainsi, et cela est très important à constater, l’accord entre les postulats de notre esprit et les phénomènes dépasse la légalité pure. La nature ne se montre pas seulement ordonnée, mais aussi, jusqu’à un certain point, réellement intelligible. C’est un point de vue qui a été parfois méconnu. Spir lui-même, quoiqu’il ait sur bien des points reconnu clairement l’action du principe d’identité dans la science et qu’il en ait déduit l’atomisme et les principes de conservation, a insisté d’autre part sur le fait que l’ordre des phénomènes seul, et non pas un objet réel, ni une pluralité d’objets, reste immuable dans le monde et que l’explication scientifique aura atteint son dernier but par la détermination des lois[23].

On a quelquefois affecté de voir dans l’atomisme de la science contemporaine une sorte d’accident historique ; c’est assurément une erreur, l’atomisme tient au plus profond de notre esprit. Il est certain que les concordances que nous découvrons entre ces théories et les résultats des expériences fortifient la prise qu’elles ont sur nous ; mais notre foi ne repose pas exclusivement sur cet accord, elle lui est antérieure. Si on le méconnaît, ou est amené à nier toute analogie entre les théories atomiques modernes et celle des anciens, car quels sont les faits que pouvaient faire valoir les Jaïnas ou Démocrite ? Or, cette analogie est au contraire flagrante.

On peut même se demander si, à tout prendre, notre foi peut être plus forte que celle de ces anciens. Car nous voyons aussi des difficultés, des contradictions qu’ils ignoraient. D’après Lucrèce, les corps durs tels que le diamant, le roc, contiennent des atomes entrelacés, ceux des liquides sont ronds, alors que la fumée et la flamme sont composées d’atomes pointus, mais pas recourbés. Le lait et le miel ont des atomes ronds et polis, ceux de l’absinthe sont au contraire crochus ; de même les images plaisantes se transmettent par des atomes polis et les blessantes par des atomes présentant des aspérités[24]. Encore au xviie et au xviiie siècle physiciens et chimistes avancent des théories mécaniques qui nous paraissent stupéfiantes de hardiesse. Pour Lémery les acides sont composés de particules pointues[25], pour Boyle, les particules de l’air sont de petits ressorts[26], Boerhaave assimile les divers organes du corps humain à des pompes, des ressorts, des cribles[27]. Nous sommes, hélas ! fort loin de pouvoir présenter des explications aussi simples et aussi claires ; et nous sommes aussi forcés quelquefois de relever des désaccords. En effet, la concordance entre le rationnel et le réel ne saurait être complète. Si surprenant qu’il soit de constater qu’à l’aide de la méthode « statistique », les phénomènes irréversibles sont dans une certaine mesure explicables par le mécanisme (c’est là encore un exemple de ces concordances que nous venons de signaler), cette constatation n’a pas la portée qu’on est tenté de lui attribuer. Cette explication, en effet, fût-elle complète, ne nous satisferait pas. Car le mécanisme n’a pas de vertu explicative propre, il la tire tout entière du fait qu’il est une formule causale, qu’il est fondé sur l’identité. Or, nous ne pouvons, cela n’est pas douteux, satisfaire complètement notre tendance causale, notre besoin d’identité, car ce qu’il postule en dernier lieu, c’est l’anéantissement du phénomène.

D’ailleurs, si la concordance était complète, si la nature était, en effet, entièrement explicable, intelligible, elle devrait pouvoir se construire a priori. Car le terme intelligible ne saurait signifier autre chose que réductible à des éléments purement rationnels. Cela n’impliquerait pas, est-il besoin de le dire, l’impossibilité du progrès dans la connaissance de la nature. L’humanité a attendu des siècles qu’on lui révélât certaines propriétés du cercle et de l’ellipse lesquelles pourtant, nous le savons, étaient implicitement contenues dans la définition de ces courbes, puisque nous pouvons les en déduire par des syllogismes et à l’aide d’un petit nombre de postulats et d’axiomes reconnus valables de tout temps. Mais pour le cercle et l’ellipse nous ne nous servons pas d’expériences. Que viendraient-elles faire ici, puisqu’il s’agit de déduction purement rationnelle ? Qu’il fût possible de procéder de même pour la nature, d’arriver à la connaître par pure déduction, de fort grands esprits, certes, l’ont pensé. Probablement beaucoup d’entre les anciens atomistes étaient de cet avis. Descartes semble l’avoir cru aussi. Il réclame hautement pour les principes énoncés par lui une certitude absolue et se fait fort d’en déduire la nature entière. Sans doute, son puissant instinct scientifique lui suggérait qu’il n’était pas possible de se passer complètement d’expériences. Aussi leur a-t-il fait une petite place dans son système ; mais c’est par une sorte d’illogisme qu’il les y introduit. Il affirme qu’en approchant de la réalité on trouvera que, des principes posés par lui, découlent des conséquences multiples ; et alors l’expérience décidera lesquelles d’entre ces conséquences se réalisent[28]. Mais si principes et déductions doivent être entièrement rationnels, on ne voit pas comment, de syllogisme en syllogisme, le tout ne s’enchaîne point d’une manière absolument unique, rigoureuse, ne laissant aucune place au choix, et, par conséquent, à l’expérience. Après lui Spinoza, partant des principes cartésiens et procédant avec cette logique impitoyable et cette « ivresse métaphysique » qui étaient le propre de cet esprit prodigieux, énonce cette formule, l’expression la plus absolue du postulat d’intelligibilité : « L’ordre et la suite des idées sont les mêmes que l’ordre et la suite des choses[29] » ; il démontre cette proposition en se servant d’un « axiome » qui assimile l’effet à la conséquence nécessaire, logique. Mais Spinoza, qui connaissait les mathématiques, n’était pas physicien et s’est prudemment abstenu d’appliquer ce principe à la science. Leibniz, nous l’avons vu, était fortement convaincu que tout, dans le monde physique, devait se passer mechanice ; il croyait aussi à la domination absolue de la raison suffisante et la formule où il énonce cette opinion et que nous avons citée (p. 15) revient au fond à celle de Spinoza ; mais d’un génie plus compréhensif et moins absolu que ce dernier, il affirme d’autre part qu’il y a des vérités contingentes qui exigent une analyse infinie et que pour cette raison Dieu seul peut connaître comme nécessaires[30].

Au xixe siècle, Hegel, tout en proclamant par une sorte d’illogisme que la métaphysique devait suivre l’expérience et non la précéder, revient pourtant, en ce qui concerne l’intelligibilité de la nature, au postulat de Spinoza et essaie de déduire réellement a priori le système entier des idées productrices de la nature[31] ; et l’on sait que H. Taine s’est proclamé hautement son disciple, du moins au point de vue du postulat d’intelligibilité.

Quels ont été, au point de vue de la science, les résultats des efforts de déduction tentés par tant et de si puissants esprits ? Mettons à part les principes mêmes des théories cinétiques qui doivent être, en effet, attribués à une déduction : il ne nous reste plus que cette espèce de pressentiment des principes de conservation dont nous avons parlé et qui semble en effet avoir conduit, dès l’antiquité, à l’affirmation de la conservation du poids de la matière. Mais toute tentative de déduction totale de la nature est restée lamentablement vaine. L’œuvre de Descartes constitue sans doute l’effort le plus prodigieux que l’humanité ait tenté dans cet ordre d’idées. Devant cette construction colossale, cyclopéenne, on se sent pénétré d’un respect presque religieux. Mais, hélas ! ce palais est une ruine irrémédiable. Qui croit encore aux tourbillons cartésiens, aux trois matières élémentaires ou aux parties cannelées, toutes choses pour lesquelles il réclamait une « certitude plus que morale » ? Sans doute, des déductions partielles de Descartes, le principe d’inertie, celui de la conservation du mouvement doivent être comptés (bien que l’expression du second fût erronée) parmi les plus grandes conquêtes de la science : mais elles rentrent précisément dans le cadre que nous avons tracé plus haut. Leibniz s’est abstenu de toute construction déductive générale, tout en appliquant son principe de l’égalité de la cause et de l’effet, avec un merveilleux instinct scientifique, là où il était nécessaire, pour la découverte et la démonstration du principe de la conservation de la force vive. L’impuissance de la déduction pure éclate aussi dans l’œuvre de Kant. Kant, nous le verrons tout à l’heure, ne croyait pas à l’intelligibilité totale de la nature et il s’est appliqué à tracer une limite entre ce qui, dans la science, dérive de la déduction et ce qui est dû à l’expérience. Toutefois, il a été amené à trop présumer du pouvoir de la première. Ses formules se trouvent d’accord avec la science de son temps et avec les conséquences qu’un esprit de cette vigueur pouvait en tirer. Il arrive ainsi à déduire, comme faisant partie du concept essentiel de la matière, la gravitation proportionnelle aux masses et inversement proportionnelle aux carrés des distances ; mais la même déduction l’amène à établir une répulsion inversement proportionnelle au cube de la distance[32]. Cependant, c’est sans doute l’œuvre des métaphysiciens allemands de l’époque immédiatement postérieure qui offre la plus belle démonstration de la stérilité des spéculations aprioriques dans la science. Rien de plus instructif à cet égard (pour ne choisir qu’un petit nombre d’exemples particulièrement frappants) que les déductions de Schelling sur l’évaporation et la condensation de l’eau[33] et sur l’ellipse comme trajectoire des corps célestes[34], celles de Hegel sur la réflexion et la polarisation[35], sur la nature de la lumière[36], sur le ralentissement des oscillations du pendule sous l’équateur[37], sur l’acide carbonique que la potasse « produit dans l’air pour s’en saturer ensuite[38] » ou sur la nécessité d’une lacune dans le système planétaire entre Mars et Jupiter[39], nécessité démontrée au moment même où Piazzi découvrait la première petite planète, Cérès.

Mais les métaphysiciens n’ont pas été les seuls à tenter des déductions, les savants eux-mêmes ont cru quelquefois pouvoir raisonner sur des principes abstraits et sont également tombés dans de lourdes erreurs. M. Fouillée[40] en a relevé quelques-unes et l’on peut voir qu’elles ont eu pour auteurs des hommes ayant un grand nom dans la science, Prévost et Dumas, J. Müller, Magendie, Pasteur.

Cet échec de l’effort déductif n’est pas pour nous surprendre. Nous savons que la raison ne procède que d’identité en identité ; elle ne peut donc tirer d’elle-même la diversité de la nature. Contrairement au postulat de Spinoza, l’ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S’il l’était, c’est qu’il y aurait identité complète dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire que la nature n’existerait pas. En d’autres termes, l’existence même de la nature est une preuve péremptoire qu’elle ne peut être entièrement intelligible.

Le principe d’identité est la plus vaste des hypothèses que nous puissions formuler, puisqu’il s’applique à la totalité du monde sensible ; mais son action, en tant qu’hypothèse, ne ressemble à celle d’aucune autre. En effet, pour toute autre hypothèse, nous pouvons, en la formulant, nourrir au moins l’illusion qu’elle s’appliquera à tous les phénomènes qu’elle est chargée d’expliquer. Mais ici nous savons d’avance que nous sommes condamnés à échouer. Et cela, non seulement en ce qui concerne le domaine entier des faits dévolus à cette hypothèse, et qui est, en l’espèce, l’univers, mais dans l’explication de chaque fait particulier. Aucun phénomène, même le plus insignifiant, n’est complètement explicable. Nous avons beau « ramener » le phénomène à d’autres, lui en substituer de plus en plus simples : chaque réduction est un accroc fait à l’identité, à chacune nous en abandonnons un lambeau, et finalement il reste, des deux côtés de notre explication, ces deux énigmes qui ne sont d’ailleurs que les deux faces d’une seule : la sensation et l’action transitive. Afin d’expliquer cette double énigme qui constitue apparemment le fin fond de la nature, il nous faudrait comprendre la causalité efficiente, la « communication des substances » ; or, nous savons qu’elle est inaccessible à notre entendement, « irrationnelle ». On a affirmé le contraire : c’est qu’on la confondait avec la causalité scientifique, qui est tout autre chose, qui est l’identité et qui constitue au contraire l’essence de notre entendement. On a voulu, d’autre part, exclure cette causalité scientifique même du domaine de la science : c’est que l’on commettait la même méprise en sens contraire, que l’on assimilait la causalité scientifique à la causalité efficiente. La première erreur est celle de Descartes et de Spinoza, la seconde celle de Berkeley et de Comte. Les premiers ont cru à l’universelle intelligibilité, alors que les derniers, limitant la science à la loi, affirmaient par là que l’intelligibilité ne devait en rien intervenir dans la science ou, en d’autres termes, que rien n’était intelligible.

La véritable voie a été indiquée par Kant : Il y a bien accord entre notre entendement et la réalité, mais cet accord est partiel, puisque, en fin de compte, nous nous heurtons aux contradictions que nous appelons les antinomies. La réalité est partiellement intelligible et notre savoir scientifique est mêlé d’éléments aprioriques et d’autres qui sont a posteriori.

Mais, quand il s’agit de séparer ces éléments les uns des autres, tâche que Kant s’est assignée dans deux œuvres admirables, les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature et le traité De la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, nous ne pouvons plus suivre jusqu’au bout le grand philosophe. Nous avons mentionné plus haut quelques-uns des résultats auxquels il parvient : ils indiquent nettement qu’il a dû faire en général à la déduction une trop large part. C’est ainsi qu’en parlant de la conservation de la matière il dit : « On emprunte à la métaphysique générale ce principe qu’on prend pour base : que dans tous les changements de la nature aucune substance ne se perd ni ne se crée. Ici on ne fait qu’exposer ce qui est substance dans la matière[41]. ». C’est là, en effet, nous l’avons vu, le véritable fondement de ce principe. Mais, pour Kant, la dernière partie de sa proposition est également apriorique : le concept de matière inclut pour lui non seulement celui de masse, mais encore celui de poids, de même que le concept de mouvement inclut celui de mouvement uniforme et rectiligne, c’est-à-dire l’inertie.

Kant croit que la science comporte une partie pure, c’est-à-dire purement rationnelle et qui par conséquent est entièrement a priori. Cette partie comprend non seulement ce que nous nommons, depuis Ampère, la cinématique (et ce qui correspond à ce que Kant désignait comme phoronomie), mais encore une partie de la mécanique. Or, il n’en est pas ainsi. Il n’existe pas de mécanique, ni même de cinématique pure. Notre cinématique actuelle suppose le principe d’inertie, y compris la composition du mouvement. Car à quoi servirait de composer des « segments » rectilignes comme on l’a proposé[42], s’il n’était pas sous-entendu que les corps se meuvent en ligne droite et que les mouvements se combinent de cette manière ? Supposons que nous traitions des corps célestes et essayons d’adopter pour eux la théorie qui était encore celle de Copernic, la théorie du mouvement « naturel » en cercle. Évidemment, nous ne retrouverons plus notre cinématique apriorique.

Si l’on tient à faire de la cinématique une science purement rationnelle, sans aucun recours à l’expérience, il reste à la présenter comme hypothétique. À cette condition, elle peut se déduire en toute rigueur, et l’on en sera quitte pour démontrer après coup que ses résultats concordent avec l’expérience. Mais telle n’est pas la pensée de Kant.

Le mérite de Kant dans ce domaine n’en reste pas moins très grand. C’est en suivant ses traces que Whewell est parvenu à préciser avec justesse la manière dont nous devons nous représenter le rôle de la déduction et de l’empirie dans certains énoncés de la science. « C’est un paradoxe, dit-il dans l’introduction à sa Philosophie des sciences inductives, que l’expérience nous conduise à des vérités universelles de l’aveu de tous et apparemment nécessaires, comme le sont les lois du mouvement. La solution de ce paradoxe consiste en ce que ces lois sont des interprétations des axiomes de causalité. Les axiomes sont universellement et nécessairement vrais, mais la juste interprétation des termes qu’ils contiennent nous est enseignée par l’expérience. Notre idée de cause fournit la forme et l’expérience la matière de ces lois[43]. » Dans un autre passage, Whewell, après avoir exposé la même théorie, insiste sur ce que, « sans les enseignements de l’expérience les lois du mouvement n’auraient jamais pu être connues d’une manière distincte[44] ». Et, bien qu’il se soit parfois exprimé d’une façon un peu contradictoire[45] et qu’il n’ait pas appliqué cette méthode à la conservation du poids (qu’il considérait, ainsi que nous l’avons indiqué, comme entièrement apriorique, parce que le concept de poids était pour lui, comme pour Kant, inclus dans celui de substance[46]), on ne saurait, semble-t-il, lui contester le mérite d’avoir, le premier, indiqué clairement la nature particulière des énoncés qui se déduisent du principe d’identité. La thèse de Whewell a été bien souvent reprise plus tard, avec les corrections nécessaires. MM. Milhaud, Le Roy, Wilbois, Kozlowski, parmi nos contemporains, l’ont exposée. Cette solution est cependant loin d’avoir attiré toute l’attention qu’elle mérite. Même les doutes au sujet de l’origine des principes de conservation persistent. M. Poincaré exprime certainement le sentiment général des savants contemporains quand, voulant établir pour quelle raison le principe de la conservation de l’énergie « occupe une sorte de place privilégiée », c’est-à-dire pourquoi nous lui attribuons une valeur dépassant ses fondements expérimentaux, il recherche les « petites raisons » de cette apparente anomalie[47]. M. Helm, également à propos de la constance de l’énergie, déclare qu’il convient de bannir de la science, pour les confiner dans la métaphysique, toutes les considérations se fondant sur le principe de causalité[48].

Pour nous, on l’a vu, le fait que les principes de conservation constituent une classe d’énoncés particulière, découlant du principe de causalité, est d’une importance capitale, puisqu’il nous apparaît comme étant de nature à jeter une vive lumière sur la manière dont se constitue la science et même notre connaissance entière du monde extérieur. Aussi avons-nous fait notre possible pour étayer cette conception des principes sur une étude de leur historique et une analyse logique de leur contenu.

Ainsi donc, ce qu’il y a de vraiment apriorique dans la science, c’est d’abord la série de postulats dont nous avons besoin pour la science empirique, c’est-à-dire pour pouvoir formuler cette proposition : la nature est ordonnée et nous pouvons connaître son cours. Toutefois, cette science rigoureusement empirique est une création artificielle et la science n’est pas rigoureusement empirique ; elle est aussi l’application à la nature, par phases successives, du principe d’identité, essence de notre entendement. Mais, de ce principe, nous ne pouvons tirer par déduction aucune proposition précise : c’est ce qui fait qu’il ne saurait y avoir de science pure, contrairement à ce que supposait Kant. En essayant d’expliquer les phénomènes, nous tentons de les plier à ce que postule ce principe, et c’est pourquoi son intervention dans la science se manifeste comme une tendance, la tendance causale.

Nous constatons que la nature se montre, dans une large mesure, plastique, selon l’expression de William James[49], se plie à cette tendance de notre entendement ; nous savons aussi qu’en poussant les choses au bout, nous arriverons à une limite infranchissable. Mais, à l’intérieur de cette limite, rien ne nous permet d’indiquer d’avance où et comment nous pourrons appliquer le principe, donner satisfaction à notre tendance causale. En d’autres termes, si nous savons où l’analogie entre l’ordre des idées et celui des choses, pour parler le langage de Spinoza, n’existe plus, aucun raisonnement a priori ne permet d’indiquer où elle existe. Qu’il s’agisse d’expliquer les phénomènes par le mécanisme, de trouver des formules de conservation, d’éliminer le temps ou de réduire la matière à l’éther, partout nous ne pouvons procéder qu’en étudiant la réalité, en observant, en expérimentant et en essayant d’adapter nos raisonnements aux résultats de ces observations et de ces expériences. Toute proposition causale, explicative, c’est-à-dire visant la réduction à l’identité, trouve notre entendement merveilleusement prêt à l’accueillir, toute paraît plausible ; mais c’est cette préparation qui constitue l’unique élément apriorique de ces propositions, tout le reste est empirique. Et bien qu’il ait entièrement méconnu ou plutôt expressément nié l’importance, dans la science, des éléments non empiriques, le fait d’avoir éloquemment proclamé, à une époque où la déduction seule était en honneur, la nécessité des recherches expérimentales, constitue le mérite impérissable de Bacon.

La manière dont notre entendement procède pour appliquer le principe d’identité explique qu’il soit sujet, en cette matière, à des erreurs. Des principes de conservation ont été formulés que la science a dû complètement abandonner dans la suite ; ou bien encore, il a fallu en transformer profondément la teneur, modifier l’expression de ce qui se conserve. Nous avons, dans le cours de notre travail, rencontré des exemples de l’un et de l’autre. Le principe de la conservation du calorique de Black appartient à la première catégorie : cette proposition nous apparaît maintenant comme manifestement erronée et, qui plus est, comme contredite par des faits d’expérience vulgaire, tels que la production de la chaleur par le frottement. Elle a pourtant été longtemps considérée comme fermement établie, comme une des bases les plus solides de la physique. Le principe de la conservation du mouvement de Descartes est un exemple de la seconde catégorie. Descartes avait bien le sentiment que, dans la communication du mouvement, quelque chose devait se conserver. Bien entendu, nous voyons maintenant que, même sous cette forme indéterminée, la proposition est déjà loin d’être purement apriorique car la faculté que possède un corps en mouvement de transmettre ce mouvement est un fait, et un fait impossible à établir par déduction, puisque inintelligible. Mais la déduction est si peu susceptible de nous conduire au but dans cet ordre d’idées que, cherchant ce qui se conserve, Descartes a fait fausse route et que son erreur a été partagée par ses contemporains.

On peut citer d’autres exemples encore. C’est ainsi qu’au début du xvii Quercetanus (Du Chêne) prétendit que l’on pouvait à l’aide des cendres d’une plante reproduire celle-ci, ou du moins sa forme essentielle, en solution. C’était affirmer en quelque sorte une persistance de la spécificité de la plante après combustion. La théorie, désignée sous le nom de palingenésie, bien que fondée sur des observations grossièrement erronées, eut tout de suite beaucoup de partisans et, malgré les réfutations de Van Helmont et de Kunckel, se maintint longtemps[50]. Au xviiie siècle, l’hypothèse de la préformation des germes formulée, semble-t-il, par Leibniz[51], mais qui a reçu sa forme définitive de Haller, a joui d’une grande vogue. À première vue, on serait porté à traiter de simple curiosité scientifique une théorie d’après laquelle à l’origine, à la création, des individus portaient en eux, individualisés, les germes de tous ceux dont devait se composer leur descendance au cours des siècles. Mais des observateurs bien informés nous avertissent que les éléments de cette doctrine se retrouvent jusque dans les conceptions les plus modernes de l’embryologie et que d’ailleurs l’hypothèse de Haller, aussi bien que les théories postérieures, dérivent du même état d’esprit, à savoir du désir que nous éprouvons de substituer à la genèse une épigenèse, c’est-à-dire de traiter le devenir comme une apparence cachant une identité réelle dans le temps[52].

Plus près de nous, vers 1872, M. W. Preyer, physiologiste de renom, a formulé un principe qu’il intitulait « loi de constance de la vie organique », principe qui a donné lieu à de vives discussions, mais a été finalement rejeté à peu près unanimement, parce qu’il était par trop contraire aux faits[53]. Manifestement donc la tendance causale, l’avidité avec laquelle notre entendement saisit tout ce qui a l’apparence d’une proposition d’identité, peut nous induire en erreur et il peut y avoir, de ce côté, un certain danger, danger bien léger pourtant et que le contrôle exercé par l’expérience suffit à écarter.

Est-il possible de tirer, des considérations théoriques qui précèdent, des indications sur les méthodes que doit suivre la science ? Il nous semble qu’à tout prendre nos résultats aboutissent à consacrer les procédés que les savants ont appliqués jusqu’à ce jour plus ou moins consciemment. Ainsi, il faut maintenir dans la science les théories cinétiques. Certes, les traités de physique mathématique en sont remplis à l’heure actuelle. Mais ou devine quelquefois chez les auteurs comme une sorte de gêne : sentant que leurs représentations spatiales aboutissent à des contradictions, ils s’excusent d’en user. Ainsi M. Van’t Hoff, qui est l’un des auteurs de la théorie de l’atome de carbone dissymétrique, a l’air de regretter qu’on soit obligé de se servir de la conception moléculaire dont il fait ressortir le caractère hypothétique. Cette nécessité lui paraît d’ailleurs provisoire[54]. Maxwell, qui a tant fait pour le développement des conceptions mécaniques, dont l’œuvre principale — son traité de l’électricité — est, ainsi que le constate précisément M. Poincaré[55], dominé par la préoccupation de démontrer dans chaque cas particulier la possibilité d’explications mécaniques, qui a, au moins partiellement, réussi à les introduire dans le domaine du principe de Carnot qui leur semblait fermé, Maxwell lui-même cède quelquefois à cette tendance. Dans son Allocution aux sections mathématique et physique de l’Association Britannique, avant de donner un bref et brillant exposé de la théorie cinétique des gaz, il prévient ses auditeurs que ce n’est qu’une image, une « illustration » et qu’elle n’est utile que comme telle. Il y a des hommes qui peuvent se passer de cette aide, et Maxwell admet implicitement que c’est une supériorité ; mais la majorité en a besoin et la science doit satisfaire à la fois les uns et les autres[56]. M. Duhem, qui a reconnu si clairement le caractère essentiel des théories (cf. chap. xi, p. 342 ss.), déclare de même que l’emploi des théories mécaniques est une question de commodité personnelle[57]. Ces réserves paraissent injustifiées. Sans doute il est possible, en négligeant complètement le développement naturel de la science, de donner à certaines de ses parties l’apparence de l’empirisme pur. Des tentatives de ce genre seront toujours intéressantes comme tout ce qui procède logiquement d’un point de vue unique. Un tel exposé aura en outre l’avantage de nous faire voir clairement les résultats acquis. Mais il entraîne aussi des inconvénients.

On peut, nous l’avons vu, démontrer le principe d’inertie expérimentalement, et toute la partie de la mécanique qui en dépend peut par conséquent être traitée, conformément au programme de Kirchhoff, en « science descriptive ». Mais, pour la conservation de l’énergie, nous avons trouvé les démonstrations expérimentales insuffisantes ; si donc on se base uniquement sur ces preuves, en partant des travaux de Joule et en négligeant tout le développement antérieur, on ne commet pas seulement une hérésie au point de vue historique[58], on risque en outre de fausser complètement la signification et la portée du principe.

De plus, exposés sans hypothèses, les résultats expérimentaux nous apparaissent comme quelque chose de définitif, d’achevé, sans que nous apercevions la voie qui y a mené, ni celle qui pourra nous conduire plus loin ; car la science n’est pas baconienne et l’expérience seule, sans le secours de l’hypothèse, ne saurait y mener bien loin. C’est ce qui fait que l’image de la science ou d’une partie de la science que l’on nous offre ainsi sera en quelque sorte statique, alors que la science se trouve en réalité dans un flux perpétuel, est dynamique.

Nous avons vu (p. 5 ss.) que, pour Comte, certaines lois présentaient en effet ce caractère du définitif, qui lui faisait interdire toute recherche susceptible de les modifier ; et il est clair que cette conception eût été impossible sans son horreur pour toute théorie.

Sans vouloir par conséquent proscrire les tentatives dont nous venons de parler, surtout dans l’exposé de chapitres de la science se trouvant dans une phase d’évolution très avancée, nous croyons que le savant doit, chaque fois que le développement l’exige, user dans une grande mesure de considérations cinétiques. Il est certain qu’au point de vue même de la science expérimentale la plus stricte, nous avons grand intérêt à suivre jusqu’au bout les déductions causales, fussent-elles les plus abstraites en apparence. Boltzmann, en exposant les spéculations dont nous avons parlé à propos du principe de Carnot, a très justement insisté sur ce fait qu’il ne fallait pas les considérer comme oiseuses, car elles peuvent suggérer des expériences au sujet des limites de la divisibilité de la matière, de la grandeur des sphères d’action, etc.

Il ne faut même pas qu’en construisant ses hypothèses, le savant en redoute trop les contradictions ultimes. L’accord entre l’image causale et le phénomène, entre la pensée et la nature, ne saurait être complet ; mais il y a analogie réelle, analogie profonde. Toute théorie mécanique d’une série de phénomènes constitue un progrès scientifique immense ; elle conduira sûrement à des découvertes, car elle contient une révélation sur l’essence de ces phénomènes. Si parfaite que fût, à tant d’égards, la théorie de Fresnel, on aurait, certes, eu tort de prendre à la lettre l’affirmation de l’existence de l’éther lumineux pourvu des propriétés contradictoires que l’on sait. Mais qu’il y eût similitude, plus que cela, identité de propriétés entre la lumière et le mode de mouvement spatial appelé ondulation, cela était certain, et cette vérité est demeurée, alors même que les conceptions de Fresnel ont fait place à celles de Maxwell. Or, ces ondulations, on ne pouvait les concevoir que dans un milieu : on a donc bien fait d’accepter l’éther lumineux, en dépit de ses propriétés inconciliables. Il faut prendre son parti de ces contradictions qui résultent des limites de notre entendement. On doit, sans doute, chercher à les réduire à un minimum, et ce sera toujours accomplir un progrès considérable que de mettre d’accord la théorie de deux parties distinctes de la science. Mais chaque théorie, si parfaite soit-elle, ne pourra jamais être logique ni intelligible jusqu’au bout. Les savants se sont beaucoup occupés de certains problèmes fondamentaux du mécanisme. Les particules élémentaires doivent-elles être considérées comme infiniment élastiques ou comme infiniment dures ? Leibniz et Huygens ont vivement agité cette question. De même, nous avons vu qu’on a cherché à expliquer l’élasticité des atomes par des mouvements de toute sorte. Enfin il y a eu de grandes discussions sur la question de savoir si nous devons considérer l’atome comme un corpuscule ou comme un centre de forces. Ces recherches et ces discussions ont une grande utilité ; il y aurait évidemment avantage à écarter définitivement l’action à distance qui répugne par trop à notre entendement, et, en réduisant toute action transitive à un type unique, nous aurions, en premier lieu, un minimum d’irrationnel, ce qui est toujours satisfaisant au point de vue théorique ; en outre, cette hypothèse serait sans doute plus vraie, c’est-à-dire présenterait plus d’analogie avec la réalité, nous ferait découvrir plus de rapports entre les phénomènes, que toute autre. Ce serait donc un progrès véritable et qui aurait sa répercussion immédiate même dans la partie légale de la science : il est probable que nos calculs en seraient simplifiés, car il est moins compliqué de supposer qu’une particule n’est influencée que par ce qui l’avoisine que d’admettre qu’elle subit directement l’action de l’univers entier. Un éminent théoricien a fait ressortir à ce propos que les équations de Maxwell, qui sont basées sur l’exclusion de l’action à distance, ne sont qu’un cas particulier, une simplification de celles de Helmholtz où cette action est au contraire stipulée[59], et un autre savant, tout en déclarant qu’il considérait comme équivalentes les conceptions corpusculaire et dynamique, avoue cependant avoir été surpris par la simplicité et l’élégance de certaines formules de Hertz[60].

Quant au but ultime que les théories ont en vue, but par essence inaccessible, il est dans l’explication des phénomènes par un élément qui se différencie le moins possible de l’espace ou, si l’on veut, dans la réduction de la matière à l’espace. À ce point de vue, la science ne pourra jamais s’écarter des voies que lui a tracées l’esprit le plus puissant peut-être dont l’humanité ait eu à s’enorgueillir : Descartes.

Là où Descartes s’est trompé, c’est en croyant que des déductions pourraient produire autre chose que des constructions hypothétiques.

Jamais une théorie, quelle qu’elle soit, ne sera vraie tout simplement. Nous avons vu que la supériorité du mécanisme corpusculaire sur le dynamisme réside dans le fait qu’il correspond mieux à un postulat relatif à l’espace ; et que la vertu ; la « force explicative » du mécanisme en général proviennent uniquement du principe causal, c’est-à-dire du fait que l’on stipule la persistance de quelque chose, mais non pas de ce que la chose dont on postule la conservation, l’atome dynamique ou corpusculaire, puisse jamais être rendue compréhensible, sa fonction essentielle, l’action transitive, étant fondamentalement inaccessible à notre intelligence. Le terme de la réduction ne saurait être qu’irrationnel. Et il se peut fort bien qu’à cet égard les théories électriques, qui supposent une action de proche en proche, mais dont la nature mécanique n’est pas déterminée, constituent la solution la meilleure. Mais en attendant que cette solution soit fermement établie et universellement acceptée, les savants ont raison de se servir dans leurs théories, sans trop de scrupules, à la fois de corpuscules et d’actions à distance, en négligeant momentanément les contradictions auxquelles ils aboutissent.

Et de même, ils font bien de ne pas trop chicaner sur les « supercheries » inconscientes des théories que nous avons signalées, telles que celle qui considère l’éther à la fois comme identique et comme différencié (p. 232). Ce sont là de simples conséquences de l’instinct causal qui aboutit à l’illusion causale, et elles se justifient par l’accord partiel entre notre pensée et la réalité. Comme l’a dit M. Duhem « aucun enseignement de la physique ne peut (nous ajoutons : et ne pourra jamais) être donné sous une forme qui ne laisse rien à désirer au point de vue logique[61] ». Dans le même ordre d’idées, il ne faut pas trop s’étonner si les physiciens sont amenés à se servir, côte à côte, de deux ou même de plusieurs théories contradictoires ou de modèles mécaniques disparates, comme l’a fait Maxwell entre autres. Sans doute, c’est toujours un inconvénient, une théorie bien ordonnée et logique sera infiniment préférable, parce que, étant plus vraie, il y a beaucoup de chances pour qu’elle nous rende plus de services. M. Duhem a donc certainement raison de protester contre l’abus de ces procédés[62] ; mais peut-être ne faut-il pas être trop rigoureux en cette matière. Dans une science comme celle de l’électricité qui est en voie de développement rapide, des procédés un peu irréguliers de ce genre peuvent rendre de grands services. Il faut ajouter que, comme le sens commun ne peut nous y être directement d’aucun secours puisque l’organe de sensation immédiate nous fait défaut, des images matérielles quelles qu’elles soient sont souvent indispensables pour soutenir notre imagination défaillante.

Toutefois, en se servant des théories atomiques, il serait bon que le savant eût clairement conscience de la nature de ces conceptions, des éléments aprioriques qu’elles recèlent. Il comprendrait mieux alors que leur fond est immuable, parce que reposant sur ce qui constitue les assises de l’esprit humain. De fort grands savants se sont quelquefois écartés sur ce point de la bonne voie. Ainsi, Boltzmann a admis qu’il pourrait être question d’atomes changeants[63]. Il n’y aurait rien à dire contre cette hypothèse si ce physicien avait conçu les atomes (ou prétendus tels) comme composés de particules plus petites qui, elles, demeureraient immuables. Mais, selon toute apparence, il a voulu parler des particules ultimes de la matière, et dès lors sa supposition est inadmissible. Les atomes qui changeraient simplement dans le temps (on ne saurait imaginer rien d’autre), changeraient sans cause : ils ne pourraient donc plus rien expliquer, c’est-à-dire qu’ils perdraient leur raison d’être et, n’étant que des êtres de raison, cesseraient d’exister. De même, il importe de ne jamais perdre de vue que nous ne savons où cesse l’analogie entre le mécanisme ou mieux, la conception causale du monde, et la nature. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’elle doit cesser quelque part. Si donc nous nous heurtons à un phénomène qui ne nous semble pas conforme à cette conception, nous avons sans doute le droit de tout tenter pour l’y faire rentrer, mais il ne nous est pas permis de l’écarter, de le rejeter s’il se montre rébarbatif. Il se peut précisément que l’avenir nous réserve bien des constatations de ce genre. Après avoir longtemps recherché surtout ce qui persiste, la science, depuis que l’importance du principe de Carnot est clairement reconnue, tourne son attention de plus en plus vers ce qui se modifie, vers le flux perpétuel, et il est clair que sur ce terrain les considérations causales seront toujours plus ou moins en défaut.

Dans ces limites, nous dirons avec M. Ostwald[64] que l’identité de la pensée et de l’être postulée par Spinoza, Hegel et Schelling reste le programme de la science, programme vers la réalisation duquel tendent ses efforts. Cette tendance se manifeste par l’influence des considérations causales dont les théories mécaniques constituent une expression particulière.

Il est donc permis de déclarer que la science tend véritablement à réduire tous les phénomènes à un mécanisme ou un atomisme universel, en définissant ces termes de manière à inclure les théories électriques, et en se rappelant que la causalité de l’être, si proche parente de la causalité du devenir, exige que les particules élémentaires soient faites d’une matière unique et que celle-ci ne possède qu’un minimum de qualités, de manière à pouvoir être dans une certaine mesure confondue avec l’espace ou son hypostase, l’éther. Non pas que cette réduction soit réellement possible, ni que nous puissions croire que cet atomisme constitue l’essence des choses, ni qu’il soit capable d’offrir un système exempt de contradictions ; mais parce qu’il est, parmi toutes les images que notre intellect est capable de concevoir, la seule qui, satisfaisant au moins jusqu’à un certain point notre tendance à l’identité, offre en même temps de réelles et quelquefois de surprenantes concordances avec les phénomènes. C’est donc en suivant cette image, en la rendant de plus en plus adéquate aux faits que nous avons le plus de chances de connaître mieux ces derniers. En d’autres termes, la réduction au mécanisme et à l’atomisme n’est pas en elle-même un but, mais un moyen. C’est une règle qui guide la marche de la science, ainsi que Lange l’a déjà montré[65].

Ou ne peut pas dire que la science se rapproche indéfiniment de la réduction au mécanisme, si l’on entend par ce dernier terme une hypothèse logique, cohérente, libre de contradictions. La science n’accomplit que des progrès finis et toutes les hypothèses mécaniques qu’elle forme étant contradictoires en elles-mêmes, c’est-à-dire absurdes au fond, elle reste toujours séparée par une distance infinie de cette conception logique vers laquelle elle paraît tendre.

C’est en tant que guide, en tant que principe directeur que le mécanisme a rendu à la science d’inappréciables services et, — le passé nous étant un sûr garant de l’avenir, — lui en rendra sans doute encore. En l’adoptant franchement comme tel, nous aurons en outre l’avantage de débarrasser la science théorique de certains fantômes (comme dirait Bacon) qui la hantent, tels que la « tendance à l’unité » ou la « tendance à la simplicité ». En un certain sens, la tendance à l’unité existe, puisque notre entendement, en niant toute diversité dans le temps et l’espace, tend à ramener finalement l’ensemble des phénomènes à un Tout indistinct. Mais cette tendance n’est pas un principe indépendant en soi et elle n’a rien de mystérieux. C’est une conséquence directe du principe d’identité. Quant à la simplicité, il convient de distinguer. La science, assurément, tend à simplifier les connaissances acquises, c’est-à-dire à les résumer en formulant des lois et des théories de plus en plus générales : c’est là une conséquence du principe de l’économie de l’effort, qui est la source de la science empirique. Mais il n’est pas vrai de dire qu’à mesure que la science avance, notre conception d’un phénomène réel gagne en simplicité ; car si la science découvre souvent le simple sous le complexe, d’autres fois, comme l’a fait ressortir M. Poincaré, c’est au contraire le complexe qu’elle découvre sous les apparences de la simplicité. Ainsi, la simplicité de la loi de Newton pourrait fort bien n’être qu’apparente. « Qui sait si elle n’est pas due à quelque mécanisme, au choc de quelque matière subtile… et si elle n’est devenue simple que par le jeu des moyennes et des grands nombres[66] ? » Et si, de deux formules, de deux solutions théoriques, nous devons toujours, à mérite égal, adopter la plus simple, il n’est pas exact que, de deux éventualités, celle qui correspond à la théorie la plus simple doive se réaliser. Il était simple de supposer que les planètes tournent autour du soleil en cercles, et comme Copernic n’avait à sa disposition que des observations grossières, il a agi logiquement en adoptant cette hypothèse. L’ellipse est en effet une ligne plus compliquée que le cercle, et le fait que le soleil se trouve dans l’un des foyers, l’autre restant vide, choque même tout d’abord notre sens de la symétrie ; n’empêche que Képler, à son tour, a eu raison de ne pas hésiter dans ce cas. De même les lois de Mariotte et de Gay-Lussac sur le volume des gaz sont très simples ; cela prouve-t-il qu’elles soient exactes, c’est-à-dire que ce soient des lois suivies réellement par la nature elle-même ? La question, en l’état actuel de la science, ne se pose même plus ; nous savons fort bien qu’aucun gaz ne suit exactement les lois dont nous parlons, et en les énonçant ou en les appliquant, nous avons bien soin de spécifier que nous traitons d’un être entièrement hypothétique que nous désignons comme le « gaz parfait ».

Mais nous avons vu que la question se posait pour Comte, (cf. p. 5 ss.) et qu’il l’avait tranchée dans le sens absolument contraire. M. G. Milhaud, dans une analyse remarquable, a fait ressortir qu’on trouvait là chez Aug. Comte un véritable dogme et a démêlé les fondements de cette croyance[67]. Ils sont à peu près étrangers à la philosophie des sciences physiques, ayant leur origine dans une conception sociologique. Comte était extrêmement préoccupé de l’idée de l’ordre ; il l’avait placée au centre même de son système. Ayant repoussé les traditions théologiques, il ne pouvait fonder l’ordre que sur l’expérience. Il fallait donc que celle-ci pût parvenir à établir des principes définitifs et des lois inébranlables dans la suite. La loi, telle que la comprend réellement la science, est une construction idéale et une image, transformée par notre entendement, de l’ordonnance de la nature ; elle ne saurait donc exprimer directement la réalité, lui être véritablement adéquate. Elle n’existait pas avant que nous l’ayons formulée et n’existera plus quand nous l’aurons fondue dans une loi plus large. Supposer qu’une règle empirique conçue par nous ne sera plus modifiée dans l’avenir, c’est au contraire affirmer que cette règle existe objectivement, dans la nature elle-même : car on ne saurait prétendre que dans la connaissance des règles nous ne pourrons jamais dépasser des limites définies, étant donné qu’il n’y a nulle possibilité de tracer ces limites, ni même d’en concevoir l’existence. Ainsi, on affirme que la nature, sur ce point, est en accord avec la pensée. Or, celle-ci, en formulant des lois, doit en effet se laisser guider par des considérations de simplicité. C’est donc qu’en dernier lieu on attribue ces mêmes considérations de simplicité à la nature. Observons d’ailleurs que toute définition de simplicité ne peut être que relative aux facultés de notre esprit, aux moyens dont il dispose, à ses habitudes. Comme M. Le Roy l’a fait ressortir[68], la fonction du sinus qui entre par exemple dans la loi de la réfraction nous paraît simple, parce que nous avons l’habitude de nous en servir et que nous en possédons même des tables ; mais si nous étions obligés de l’exprimer sous une forme purement arithmétique, par un polynôme, elle serait très compliquée. Nous découvrirons peut-être demain un procédé nouveau de calcul mathématique qui nous fera paraître simples les problèmes qui nous embarrassent actuellement. Il y a là, de toute évidence, un élément accidentel qu’il semble bien difficile d’attribuer à la nature. D’ailleurs, au fond, nous ne le faisons pas. Quand un astronome, péniblement, par des approximations successives, calcule les « perturbations » dont les planètes sont cause les unes pour les autres, il n’a pas le moindre doute que la nature résout ce même problème instantanément, avec une exactitude absolue et sans difficulté aucune. Comme l’a dit Fresnel, « la nature ne s’est pas embarrassée des difficultés d’analyse[69] ». C’est ce qui fait que M. Poincaré estime qu’elle « a donné trop de démentis » à ceux qui proclamaient qu’elle aime la simplicité[70] et que M. Duhem, de même, arrive à la conclusion que la simplicité « si ardemment souhaitée, est une insaisissable chimère[71]. »

Ajoutons que, comme l’a indiqué M. Poincaré dans le passage que nous avons cité plus haut (p. 379), là même où la nature nous paraît simple, ce peut être une pure apparence, la simplicité peut fort bien recouvrir une réelle diversité de faits très nombreux ; elle serait alors statistique. Quand nous voyons, d’un peu loin, une foule s’écouler par une ouverture, nous découvrons sans peine que le phénomène a une allure tout à fait régulière ; pourtant chacun des individus qui la composent exécute des mouvements fort divers. De même, la régularité des naissances et des décès dans des agglomérations un peu importantes recouvre un ensemble de faits particuliers à chaque individu.

C’est sur le même postulat de la simplicité de la nature que s’appuie une objection fondamentale que l’on formule quelquefois contre l’atomisme et dont Stallo notamment paraît faire grand cas[72]. En formulant la théorie atomique d’un gaz, on cherche évidemment à expliquer cet état de la matière par l’état solide ou, si l’on veut, par l’ultra-solide (p. 58 ss.). Or, il est aisé de s’en rendre compte, partout et toujours, — qu’il s’agisse de phénomènes purement physiques, tels que le changement de volume en fonction de la pression et de la température, la diffusion, la chaleur spécifique, où même de réactions chimiques (loi de Gay-Lussac), — les lois qui régissent l’état gazeux sont plus simples que les lois applicables à l’état solide de la matière. Donc, conclut-on, « s’il y a un état typique et primaire de la matière, ce n’est pas l’état solide, mais l’état gazeux » et par conséquent « c’est la forme gazeuse qui fournit une base pour l’explication de la forme solide, et non pas du tout le solide qui peut servir à expliquer le gaz[73] ».

Cette objection, à la lumière de ce que nous venons d’établir, nous apparaît comme purement spécieuse. Elle suppose implicitement que le phénomène plus simple doit être par là même plus primordial. Or, nous venons de le voir, la simplicité peut ici n’être que statistique, et comme le nombre des molécules dans un centimètre cube de gaz est incomparablement plus grand que celui des individus humains dans n’importe quelle agglomération que nous connaissions ou dont nous puissions même supposer l’existence dans l’avenir, et que la régularité des phénomènes croît évidemment en fonction de ce chiffre, il n’est pas étonnant que les lois qui régissent les gaz soient bien plus régulières que celles de la statistique humaine.

Dans le même ordre d’idées, il est certain que, si nous n’adoptons pas le mécanisme pour guide, nos raisonnements analogiques erreront pour ainsi dire sans boussole dans le champ illimité des possibilités. On le voit clairement dans les étranges hypothèses des Naturphilosophen et c’est là ce qui a rendu si stériles leurs raisonnements. Cependant on ne saurait prononcer ici un jugement trop absolu. Les analogies entre la nature et notre entendement sont multiples et profondes. Un esprit vigoureux peut donc, par simple raisonnement analogique, parvenir à des découvertes scientifiques importantes. En fait, il n’est pas douteux que bien des grandes découvertes sont dues à des raisonnements de ce genre[74]. Il ne faut donc point s’étonner qu’Œrsted, partant des doctrines de la « philosophie de la nature », ait découvert l’électro-magnétisme ; et de même il se peut fort bien que les rapports formulés par M. Ostwald et qui semblent actuellement plutôt des combinaisons numériques, nous mènent à des généralisations de grande valeur.

Toutefois — on peut, semble-t-il, le prédire sans trop de risques d’erreur, — les théories et les hypothèses qui seront à la base de raisonnements de ce genre seront sans doute éphémères. Seul, le fond même du mécanisme, l’explication des phénomènes par le mouvement, est et sera véritablement éternel.

Tant que l’humanité cherchera à développer la science, le mécanisme continuera à se développer avec elle. Le retour au péripatétisme, préconisé avec tant de force et de savoir par M. Duhem, nous paraît impossible. Il ne nous semble pas, en effet, que la pure doctrine d’Aristote ait été une doctrine véritablement scientifique ; elle ne l’est devenue, comme chez les alchimistes, que par une déviation. Nous ne croyons pas non plus que les récents développements de la physique et de la chimie théoriques, comme par exemple les travaux de Gibbs, soient réellement dans le sens de la physique aristotélicienne. Les analogies sont légères et superficielles : la similitude qu’on établit entre le changement d’état et le mouvement est probablement la seule analogie réelle ; encore, sur ce point, la ressemblance est-elle peut-être plus dans les expressions que dans les conceptions des deux doctrines. Quand on nous dit que la théorie moderne considère le changement « en lui-même » comme le faisait Aristote, il nous semble qu’au fond l’analogie tient surtout à une sorte de fait négatif, à savoir à ce que l’une et l’autre ne font pas intervenir les atomes, dont l’intrusion, étant l’expression d’une causalité stricte, aboutit à rétablir l’identité, c’est-à-dire à nier le changement lui-même. Mais les théories modernes du changement ne prétendent aucunement en pénétrer le fond : elles ne sont pas explicatives, comme croyait l’être la conception d’Aristote. M. Duhem lui-même reconnaît cette différence. Seulement il s’ensuit que ces théories n’excluent pas le mécanisme comme explication. Gibbs lui-même s’est servi de conceptions mécanistes, et nul n’a prétendu que le développement le plus récent de la physique qui, nous l’avons vu, semble entièrement dirigé dans le sens de l’atomisme, soit entré en conflit, sur quelque point que ce soit, avec ses théories[75]. Les deux genres de conceptions semblent faire excellent ménage. — Mais quant au procédé même du raisonnement analogique, il est bien entendu qu’il est plus indestructible encore, si c’est possible, que le mécanisme, car il est le seul par lequel nous puissions approcher la réalité. Quoi que nous fassions, nous sommes toujours obligés de supposer — au moins momentanément — que la nature procède comme notre entendement. L’erreur de Descartes et des Naturphilosophen, et aussi celle de Comte, a consisté uniquement à se servir de l’analogie, non pour formuler des suppositions à vérifier, mais pour des affirmations apodictiques.

Il n’est cependant que juste de faire ressortir que quelque chose de cet esprit subsiste dans notre physique actuelle. Quand nous faisons une place à part aux principes de conservation et quand, en général, à toute proposition découlant du principe d’identité nous attribuons une portée dépassant sa base expérimentale, nous supposons évidemment à la nature une tendance analogue à celle de notre esprit. Sommes-nous dans l’erreur ? Nous avons déjà répondu à cette question : l’analogie entre notre intelligence et la nature ne saurait être niée. D’ailleurs il semble bien que les opinions fondamentales de l’humanité à cet égard n’aient guère varié. Anaxagore, et avant lui Hermotime, nous dit Aristote, « ont proclamé que c’est une intelligence qui, dans la nature aussi bien que dans les êtres animés, est la cause de l’ordre et de la régularité qui éclatent partout dans le monde[76] ». Seulement, nous sommes forcés d’aller plus loin que ces philosophes anciens, puisque, au delà de l’ordre, nous apercevons encore la plasticité de la nature à l’égard du principe causal. À moins de supposer, comme Spir, qu’il y a dans cet accord une « déception organisée[77] » voulue, on est bien forcé de poser cette analogie, d’admettre une harmonie partielle.

Faut-il s’en étonner ? Sans doute, si nous opposons au monde de notre conscience celui du noumène. Mais il ne faut point oublier que ce n’est là en somme qu’une théorie métaphysique, que c’est nous qui avons créé la conception du noumène et que nous l’avons créée en vue de l’action. S’il reste sans action, il s’évanouit aussitôt, tout comme les dieux d’Épicure, ou l’éther des physiciens si nous le privions de masse. Nous postulons donc l’action en même temps que le concept et par conséquent aussi l’analogie. Si donc, dans ce concept dualiste, l’analogie apparaît comme un miracle, c’est un miracle du même ordre que la sensation.

Mais cette conception n’est pas la seule. Il m’est également loisible de considérer le moi comme une partie du grand Tout ou de juger, au contraire, que le monde entier n’est que ma sensation. « Les montagnes, vagues et ciels ne sont-ils pas une partie de moi et de mon âme, comme moi d’eux ? » dit Byron dans des vers que Schopenhauer aimait à citer[78]. Si nous adoptons une conception de ce genre, l’étonnement disparaît, ou plutôt la difficulté consistera alors à comprendre comment il se fait que l’analogie ne soit pas plus complète, qu’il reste des éléments inconnaissables, transcendants.

Nous voilà encore une fois parvenus sur le terrain de la métaphysique propre. Nous ne pouvons, en effet, esquiver une réponse à cette question : les résultats auxquels est arrivée la science théorique sont-ils de nature à déterminer notre choix entre les divers systèmes que la métaphysique nous propose ?

À cette question, Ed. de Hartmann, dans un ouvrage remarquable[79] a donné une réponse affirmative. Il constate que la science, à l’aide de l’expérience et de l’observation, et en partant des notions du sens commun, arrive finalement à leur substituer une conception entièrement différente, le mécanisme. Mais d’autre part la science, tout en détruisant la réalité du sens commun, maintient le temps et l’espace. Elle conclut donc à un noumène soumis aux conditions du temps et de l’espace, c’est-à-dire à un système métaphysique déterminé désigné sous le nom de « réalisme transcendantal ».

À la lumière des résultats auxquels nous sommes parvenus, nous ne pouvons évidemment reconnaître cette conclusion comme valable. Constatons d’abord que, contrairement à ce que semble supposer Hartmann, le mécanisme à son tour n’est pas un aboutissement ; ce n’est qu’une étape, tout comme le sens commun, une halte quelque peu artificielle sur un chemin qui n’en comporte pas. Nous avons écarté la plus grande partie des qualités sensibles, les déclarant, avec Démocrite, de convention, nous ne voulons en retenir que ce qui serait strictement nécessaire pour définir un corps. C’est ici que la difficulté se présente : que pouvons-nous retenir logiquement ? Selon la réponse que nous donnerons à cette question, la forme du système mécanique que nous adopterons variera : mais en scrutant les choses à fond, nous arriverons bientôt à la conviction que nous ne pouvons conserver aucune qualité sensible, l’atome ne peut même pas « loger » son impénétrabilité qui est manifestement une « qualité occulte », et le corps s’évanouit dans l’espace, ce qui a pour corollaire logique l’évanouissement de l’espace lui-même et du temps. Dès lors, en appliquant le raisonnement de Hartmann, on conclurait que la science nous amène, non pas à son « réalisme transcendantal » mais à l’idéalisme ou, si l’on veut, au dogmatisme négatif le plus absolu, puisque sa formule serait : rien n’existe ni ne peut exister. Mais nous savons que le mécanisme n’est pas un résultat de la science. La science le confirme dans une certaine mesure, de même que l’expérience de la vie banale semble confirmer le réalisme naïf du sens commun — c’est toujours l’accord entre la raison et la réalité, accord partiel évidemment. Mais le mécanisme est par lui-même antérieur à la science ou, si l’on veut, simultané. Le fait que la science théorique construite à l’aide du mécanisme conserve les notions de temps et d’espace n’a rien d’énigmatique. C’est comme ces jeux numériques faits pour amuser les enfants et où ceux-ci, après toute une série d’opérations compliquées, s’émerveillent de retrouver leur chiffre initial. Enfin, dernier argument contre le raisonnement de Hartmann, on ne peut même pas dire que le mécanisme conserve réellement intacts les concepts d’espace et de temps. Pour celui-ci, nous avons vu notamment que les théories mécaniques le supposent réversible, ce qui est assurément préparer son élimination et ce qui nous fait voir d’ailleurs, une fois de plus, que le mécanisme n’est qu’une étape.

Cependant, le processus même de cette élimination ne nous suggère-t-il pas qu’il pourrait y avoir quelque chose de fondé dans l’argumentation de Hartmann ? En effet, si notre entendement postule l’élimination, la réalité résiste, et sa résistance se manifeste par le principe de Carnot (p. 263). Nous n’aurons donc qu’à changer le point de départ du raisonnement et à substituer au mécanisme le principe de Carnot ; la généralité de cette formule ne prouve-t-elle pas que la réalité ne saurait être conçue indépendamment du temps ? Sans doute, dans une certaine mesure. Ce que nous voyons en effet clairement par là, c’est que nous ne pouvons faire abstraction, dans la considération d’un phénomène, des conditions du temps. Mais cela, nous le savions dès l’origine ; nous savions que tout phénomène extérieur était inimaginable pour nous en dehors des conditions de temps et d’espace ; le principe de Carnot exprime simplement cette vérité d’une manière plus nette. La science, sur ce point encore, ne nous apprend rien sur le noumène, elle précise seulement ce fait qu’il y a, entre notre intelligence et le monde extérieur, un accord partiel. On peut partir du fait de cet accord pour conclure à l’existence du monde extérieur, comme l’a fait, entre autres, Leibniz[80] ; mais on peut aussi se servir, comme les philosophes idéalistes, du fait que cet accord n’est que partiel, qu’il y a aussi désaccord, pour démontrer l’impossibilité du même monde extérieur. On peut enfin, comme Kant, tenter une conciliation en supposant que l’accord est dû à des éléments intuitifs mêlés indissolublement à notre sensation. Ce sont là des discussions qui sont du ressort exclusif de la métaphysique.

Il est facile de s’en assurer par l’étude de l’histoire de la philosophie. Si les solutions que les modernes ont proposées pour ces problèmes diffèrent de celles formulées dans l’antiquité ou pendant le moyen âge, c’est plutôt par la forme que par le fond, et il semble que le progrès des sciences physiques ne puisse influer précisément que sur cette forme de la solution. C’est que l’accord et le désaccord dont nous parlons se manifestent dès le sens commun. Nos sensations se présentent réellement en groupes et rendent possible la constitution d’un monde d’objets persistants (p. 339) ; mais dès que nous voulons pénétrer un peu plus profondément la nature des choses, nous voyons ce monde se dissoudre (p. 340). Dira-t-on que cette seconde évolution appartient déjà à la science ? Sans doute, mais nous avons vu qu’il y a, à ce point de vue, entre la science et le sens commun une continuité absolue. Par le fait, l’atomisme appartient à l’aube de la pensée humaine, sens commun, science et métaphysique se confondent en lui pour ainsi dire.

La science, en progressant, n’abolit pas l’atomisme ; elle le développe et le précise au contraire. Mais, en même temps, elle pose aussi la conception antagoniste, par le principe de Carnot. En d’autres termes, elle tend à la fois à l’abolition de la réalité et à son affirmation. En elle, les deux tendances philosophiques opposées coexistent paisiblement. C’est donc qu’au point de vue métaphysique, on ne peut en tirer aucune conclusion allant au delà de l’énoncé d’Hermotime convenablement modifié.

Remarquons que nous répétons ici sous une autre forme cette proposition que jamais une théorie ne sera vraie tout simplement (p. 375). En effet, la théorie recherche une réalité se trouvant derrière celle du monde du sens commun, et il en résulte que l’être créé par la théorie ne saurait être considéré comme une chose en soi. Cependant, on a quelquefois attribué à des énoncés de ce genre un sens très différent. En déclarant que les hypothèses ne pouvaient se transformer en réalités, qu’elles n’étaient de leur nature ni vraies, ni fausses, qu’elles étaient par essence invérifiables — propositions parfaitement exactes si on les applique à la totalité de nos suppositions sur le monde extérieur — ou a voulu affirmer une différence fondamentale entre le monde des théories et celui du sens commun. Or, cette différence, nous l’avons reconnu, n’existe pas à ce point de vue ; et si, sous le terme de réalité, on comprend non pas celle de la chose en soi, mais celle de l’objet sensible tel que le conçoit le sens commun, la proposition devient certainement inexacte. D’abord, au point de vue historique, il est aisé de démontrer que des théories ont dû passer dans le sens commun. Le son n’apparaissait certainement point, à nos ancêtres très reculés, comme une vibration ; mais les hommes ont appris depuis bien longtemps à voir, à sentir ces vibrations dans certaines conditions et l’on ne saurait contester, semble-t-il, que, pour une grande partie de l’humanité actuelle, le concept de ces vibrations ne fasse partie du son, en tant qu’objet réel. La transformation qu’ont subie, en tant qu’objets, le soleil, la lune, le ciel, rentre également dans le même ordre d’idées. Ensuite, nous l’avons vu, au point de vue philosophique, du moment que nous admettons une intervention de la mémoire dans notre perception, nous sommes bien forcés d’admettre aussi celle de notre savoir, ce qui nous amène également à affirmer révolution du sens commun. Ainsi donc, il est possible que ce qui a été d’abord une hypothèse, une supposition, s’accorde tellement bien, dans les conséquences que nous en tirons, avec nos sensations qu’une liaison, une association de plus en plus intime s’établisse, et que finalement celle-là soit instantanément et automatiquement évoquée par celles-ci. À ce moment, l’hypothèse fera partie de la réalité du sens commun, elle sera devenue, selon la terminologie de M. Le Roy, un fait brut. Mais, au point de vue logique, il y aura peu de chose de changé, les faits bruts n’étant au fond que des hypothèses causales tout comme les faits et les théories scientifiques.

L’élaboration des hypothèses scientifiques se fait bien par la continuation du processus qui crée les réalités du sens commun ; mais le travail étant conscient, leur autorité s’en trouve amoindrie. Nous sentons qu’entre les hypothèses et les faits, il y a les lois ; ces dernières, tout en ne prétendant pas, comme les hypothèses, pénétrer dans le secret du travail de la nature, nous apparaissent donc plus près des faits eux-mêmes. Aussi, quand la loi, stipulant la conservation d’un concept, a l’air de créer un véritable objet, presque une chose en soi[81], cette règle exerce sur notre esprit la double autorité des lois et des hypothèses. Ce n’est là évidemment qu’une forme un peu différente de l’explication que nous avons donnée antérieurement (p. 193), mais peut-être la trouvera-t-on plus immédiate sous ce nouvel aspect.

À un degré moindre, parce que dérivant moins directement du principe causal, participent à cette autorité toutes les lois susceptibles d’une interprétation mécanique ou spatiale, comme celles qui régissent le rayonnement de la chaleur ou comme la loi de Newton. M. Poincaré, en parlant de la loi d’attraction, attribue à la constante 2 qui s’y trouve en qualité d’exposant une dignité particulière ; il la déclare essentielle, alors que la plupart des autres ne seraient qu’accidentelles. Il nous semble qu’on ne peut trouver à cette distinction d’autre fondement que le fait qu’il existe, dans le premier cas, une interprétation spatiale possible.

Nous allons maintenant, à la lumière des résultats acquis au cours de ce travail, retourner à notre point de départ et aborder encore une fois l’important problème que nous avons traité au début, celui des rapports entre les deux principes de légalité et de causalité. Nous avions alors établi que le second ne saurait se déduire du premier, et ce que nous avons appris depuis n’a pu que confirmer cette conclusion. Le principe de légalité, en effet, domine la science tout entière ; à mesure que la science étend son domaine, celui de la légalité s’accroît, puisque les limites des deux coïncident. Il n’en est pas de même du principe de causalité scientifique qui est une forme du principe d’identité. En postulant l’intelligibilité de la nature, il aboutit à sa destruction complète.

Nous venons cependant de constater que la nature se plie aussi aux exigences du principe causal, qu’il y a là une harmonie, partielle il est vrai, mais pourtant réelle. Ne se pourrait-il pas que ces deux constatations n’en fissent en réalité qu’une seule ? Que l’obéissance totale à la légalité et l’obéissance partielle à la causalité fussent au fond une seule et même chose ou du moins s’entraînassent l’un l’autre ? Pour poser le problème sous une forme un peu différente, le fait même de l’existence de règles ne peut-il pas avoir pour corollaire que certains concepts, certaines expressions, doivent rester constants ? Bien des penseurs semblent avoir admis, plus ou moins explicitement, qu’on doit répondre affirmativement à cette question et c’est là encore, croyons-nous, une des sources d’où découle la confusion entre les deux principes de légalité et de causalité. Assurément, cette confusion est impossible si l’on prend le principe de causalité dans son sens strict : il postule en effet la conservation de tout, alors que la légalité stipule le changement. Mais c’est que nous ne saurions appliquer un seul instant la causalité avec cette rigueur. La nature existe, et ce fait seul suffit pour nous en empêcher. Donc, tout en prétendant faire profession de foi en faveur du principe causal, nous faisons aussitôt une sorte de réserve mentale : il sera applicable non pas totalement, mais partiellement. Dès lors, la confusion dont nous venons de parler devient possible.

C’est à peu près ainsi sans doute que raisonnait Lucrèce. Après avoir solennellement proclamé que « rien ne vient de rien » et que « rien ne peut retourner au néant » — ce qui est le principe de causalité sous sa forme la plus absolue — il ajoute aussitôt que cette règle est nécessaire pour que « les arbres portent toujours les mêmes fruits ». Entend-il affirmer que ces fruits sont toujours là ? Non pas, il sait fort bien qu’ils naissent et qu’ils périssent. Ce qu’il postule, c’est que quelque chose en eux — les germes, les atomes — persiste ; c’est donc qu’aussitôt le principe énoncé, il a tacitement renoncé à l’appliquer avec rigueur. Mais, en revanche, l’application partielle lui paraît indispensable pour assurer l’ordre dans la nature, c’est-à-dire que comme nous venons de l’indiquer, le règne absolu de la légalité entraîne pour lui le règne partiel de la causalité.

Cette thèse a rencontré peu de contradicteurs. Newton l’a pleinement adoptée en la faisant suivre d’une sorte de démonstration très remarquable, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. Kant semble avoir partagé cette manière de voir[82]. Hartmann considère comme avéré que la légalité des phénomènes ne peut s’observer que si ceux-ci ont pour substrats des substances immuables[83]. Beaucoup de penseurs contemporains paraissent être également de cet avis. « Il est clair, dit M. Milhaud, que si le monde est gouverné par la loi, il y aura des quantités qui demeureront constantes[84]. » M. Bergson croit que « des visions stables sur l’instabilité du réel » nous sont commandées par le souci de la connaissance pratique de la réalité[85], en d’autres termes que pour pouvoir formuler des règles nous permettant d’agir, nous sommes forcés de supposer la conservation de certains concepts, ce qui revient évidemment, la forme plus subjective mise à part, à la thèse de M. Milhaud. Enfin M. Kozlowski adopte à peu près textuellement la déclaration de Lucrèce ; après avoir fait ressortir que la persistance de la matière est un « postulat d’origine purement rationnelle » il ajoute : « C’est la condition sine qua non de la régularité dans le monde phénoménal. Dans un monde où tout pourrait naître de tout aucune régularité aucune prévision et par conséquent aucune science ne serait possible[86]. »

Pour réfuter d’emblée cette opinion, il faudrait être en mesure de démontrer que la légalité pourrait régner seule, c’est-à-dire que nous pouvons imaginer un univers (qui ne serait pas le nôtre, bien entendu), lequel serait ordonné de manière à inspirer à une intelligence le contemplant l’idée de règle, mais d’où cependant tout ce qui pourrait suggérer l’idée d’une persistance, d’une identité des choses dans le temps, serait absent. Il suffit, semble-t-il, de formuler clairement cette proposition pour apercevoir combien la démonstration en est difficile. Il s’agit, en effet, de raisonner, in abstracto, sur la nature de l’univers, sur ses propriétés. Or, l’univers embrassant tout, les termes de comparaison font défaut. Peut-on dire même qu’il existe, peut-on affirmer qu’il a des propriétés ? Cela n’a un sens que si je l’oppose au moi. En raisonnant sur ces propriétés, je serai forcément amené à comparer l’univers à ce qui n’en est qu’une partie ; qui sait si mes conclusions ne seront pas alors entachées d’erreur ? Nous ne connaissons qu’un seul univers. Il est seul et est-ce qu’il est. Tel qu’il est, il admet l’application à la fois du principe de légalité et de celui de causalité. Les deux sont, en lui, indissolublement liés. Comment les séparer ?

Heureusement, l’analyse à laquelle nous nous sommes livré en ce qui concerne l’action du principe de causalité dans la science va nous permettre de descendre, des hauteurs de l’abstraction la plus quintessenciée où nous conduiraient infailliblement des considérations sur les univers possibles ou impossibles à concevoir, dans des régions jouissant d’une atmosphère un peu moins raréfiée.

Reprenons donc, une à une, les diverses manifestations du principe causal dans la science.

Nous avons, d’abord, la théorie atomique. C’est à elle, nous venons de le voir, que pensait Lucrèce. À seize siècles de distance, Newton a développé, avec plus d’insistance, la même pensée. Après avoir résumé, en quelques traits d’une grande précision, ce qui constitue le fondement éternel de l’atomisme corpusculaire : « Dieu, au commencement des choses, a formé la matière en particules solides, massives (massy), dures, impénétrables, mobiles… Ces particules primitives étant des solides, sont incomparablement plus dures que n’importe quels corps solides composés délies ; elles sont même tellement dures qu’elles ne s’usent ou ne se brisent jamais », il continue : « Tant que les particules restent entières, elles peuvent composer des corps de même nature et de même structure (texture) en n’importe quel temps. Mais si elles s’usaient ou se brisaient, la nature des choses, qui dépend d’elles, serait modifiée. L’eau et la terre composées de particules vieilles, usées et de fragments de particules, ne seraient pas de même nature et de même structure à l’heure actuelle que l’eau et la terre composées de particules entières au commencement des choses. Et c’est pourquoi, afin que la Nature soit durable, les changements des choses corporelles doivent consister uniquement dans les diverses séparations et nouvelles associations et dans les mouvements de ces particules permanentes[87]. » En d’autres termes, le fait que les corps obéissent, en tout temps, aux mêmes lois, démontre qu’ils sont composés de particules impérissables ; c’est bien ce qu’avait dit Lucrèce.

Quelle est la portée de ce raisonnement ? À première vue, on a l’illusion qu’il tend à établir un véritable lien logique entre les qualités des objets et la nature des particules dont ils sont composés ; mais il n’en est pas ainsi : Newton, si on lui avait demandé quelle était la grandeur et la forme des particules de l’eau ou de la terre (il pensait sans doute aux éléments aristotéliciens) et comment on pouvait en déduire les qualités de ces corps, eût certainement refusé de répondre. Et si Lucrèce eût été plus affirmatif en ce qui concerne les atomes dont il entendait composer ses arbres et ses fruits, il est certain que ses suppositions ne nous paraîtraient pas bien concluantes ; en réalité, tous deux se fondent sur un énoncé qu’on peut formuler en ces termes : nous ne saurions nous imaginer les qualités des corps découlant d’autre chose que de celles des particules élémentaires qui les composent.

Sous cet aspect le raisonnement nous révèle sa véritable nature : c’est un raisonnement causal, une hypothèse sur la nature des choses extérieures, causes supposées des phénomènes. L’exposé de Newton, d’ailleurs, le confirme : loin de vouloir déduire par ce raisonnement la théorie atomique, Newton la pose comme prémisse. Or, la théorie atomique découle du postulat : il n’y a pas d’autre changement que le déplacement. On suppose donc implicitement que ce qui se déplace doit demeurer sans changement ; si c’est un atome matériel, il doit, bien entendu, être éternel. On n’a, dès lors, nulle peine à déduire comme conséquence ce qui était contenu dans les prémisses. La persistance des lois ne joue, en réalité, aucun rôle dans cette déduction, c’est une pure superfétation, et le raisonnement entier constitue simplement une preuve de plus de la peine que nous avons à nous limiter au phénomène, à nous abstenir de tout raisonnement causal, ce raisonnement étant le fond de notre intellect. Cela est si vrai qu’il nous reste après tout comme une sorte de doute : n’y aurait-il pas là autre chose, n’existerait-il pas entre la légalité et la causalité un lien plus profond et qui aurait échappé à notre analyse ?

Tâchons d’approfondir davantage le raisonnement de Lucrèce et de Newton. Aussi bien sommes-nous, pour discuter cette matière, beaucoup mieux placés que les contemporains de l’un et de l’autre. Là où ceux-ci, en parlant de la composition des corps, ne pouvaient raisonner que sur de vagues conjectures, nous pouvons nous servir des concepts infiniment plus précis de la chimie contemporaine. Or, il suffit d’y jeter un coup d’œil pour reconnaître que la similitude des propriétés n’entraîne pas forcément celle des substances. Le bromure de césium et l’iodure de potassium sont deux corps qui se ressemblent à bien des points de vue ; pourtant, nous devons supposer, selon les théories régnantes[88], qu’ils n’ont rien de commun comme substances, que pas un seul atome du premier corps n’est identique à un atome du second. Mais, ce ne sont là encore que des combinaisons très simples, les plus simples que nous connaissions. À mesure que nous passons à des corps plus complexes, comme ceux qui forment l’objet de la chimie organique, nous voyons la nature de l’atome composant, influer de moins en moins sur les qualités du composé. Quand, dans une molécule organique un peu compliquée, nous remplaçons un atome d’hydrogène par un atome de chlore, ses propriétés se modifient à peine, alors que le chlore et l’hydrogène sont des éléments doués de qualités extrêmement différentes. La modification est encore moins marquée si nous mettons à la place de cet atome d’hydrogène un groupe composé de carbone et d’hydrogène, comme CH3 ou à la place du chlore le groupe AzO2 ; dans les deux cas pourtant, substituant et substitué diffèrent beaucoup. Par contre, les mêmes atomes, rien qu’en se groupant autrement, peuvent constituer des ensembles manifestant des propriétés aussi distinctes que possible. Les éléments eux-mêmes, dans ce qu’on appelle leurs « modifications allotropiques », en fournissent des exemples probants : l’oxygène et l’ozone, le charbon et le diamant, le phosphore jaune et le phosphore rouge sont sans aucun doute des corps très différents ; pourtant, nous sommes bien obligés de supposer que la matière est restée la même et que son groupement seul a changé. Cela est peut-être plus évident encore si nous examinons les combinaisons, et surtout celles de la chimie organique. À l’origine même de cette science, la célèbre synthèse de Wœhler en offrait un exemple éclatant ; il est difficile d’imaginer deux corps plus différents que le cyanate d’ammonium et l’urée. Supposons une molécule organique un peu compliquée, soit, pour fixer les idées, du chlorhydrate de rosaniline qui est, comme on sait, la matière colorante connue sous le nom de fuchsine. Les atomes qui composent ce corps peuvent, surtout si nous ne nous contentons pas de la simple isomérie, si nous consentons à scinder la molécule, constituer des corps qui seront acides, bases, alcools, aldéhydes, acétones, etc. Par le fait, tous les corps organiques ayant à peu près la même composition élémentaire, quand nous mettons dans une soucoupe un morceau de craie, de l’eau et du nitrate de soude, nous pouvons avec son contenu les reproduire à peu près tous, et quand nous y aurons ajouté un peu de soufre et de phosphore, nous pourrons même nous élever jusqu’aux substances dont est fait le cerveau de l’homme. Évidemment, le caractère particulier, le quid proprium de ces substances nous apparaît comme conditionné bien moins par les éléments dont elles sont composées que par leur groupement.

Que si nous nous élevons plus haut encore, jusqu’aux corps organisés, aux « arbres et fruits » de Lucrèce, nous serons sans doute obligés de quitter un peu le domaine solide des faits : la physiologie n’en est encore qu’à ses débuts et c’est à peine si la science peut formuler de vagues suppositions sur la véritable nature des réactions chimiques qui se produisent à l’intérieur des animaux et des plantes. Cependant, le peu de données qu’elle nous offre suffit pour indiquer quelle est, dans cet ordre d’idées, la marche de la pensée scientifique. Ainsi, voici une plante qui a poussé à l’intérieur des terres ; elle contient une certaine quantité de sels de potasse, comme nous pouvons nous en assurer facilement en analysant ses cendres. Nous la transportons au bord de la mer, dans un endroit où le sol est pauvre en potasse et riche au contraire en soude. Elle souffrira d’abord, mais avec des soins appropriés nous parviendrons à ce qu’elle se remette et en analysant ses cendres nous constaterons alors qu’une partie notable des sels de potasse a été remplacée par des sels de soude. Sans doute, le remplacement de la potasse par la soude n’est pas resté absolument sans influence sur d’autres propriétés, la plante diffère un peu, même extérieurement, de ce qu’elle était primitivement ; mais n’oublions pas que le type de l’espèce n’est qu’un concept abstrait. Les individus qui le composent — nous en sommes sûrs d’avance par la « loi des indiscernables » — sont en réalité tous différents ; la question est de savoir si ces divergences sont suffisamment accentuées pour que nous soyons obligés de constituer une classification nouvelle. Elles ne le sont pas dans le cas actuel : les botanistes n’ont même pas désigné la plante ainsi transformée comme une variété. Nous pouvons donc dire, pour parler comme Lucrèce, que c’est encore la même plante et qu’elle porte les mêmes fruits. Pourtant, le changement que nous avons produit dans sa composition est considérable : nous ne pouvons un instant douter que la potasse ou la soude jouent un rôle important dans son développement, car si nous ne lui fournissons pas l’alcali nécessaire, elle ne pourra pas vivre. — Nous sommes, sans doute, beaucoup moins avancés en ce qui concerne les substances organiques que contient la plante ; mais comme nous les savons de constitution extrêmement compliquée, nous pouvons au moins concevoir (et c’est là tout ce qui nous importe pour le moment) que si, par un artifice quelconque, nous parvenions à remplacer une substance jouant un rôle considérable dans l’économie par son homologue supérieur (c’est-à-dire par une substance ayant même constitution, mais où à un atome d’hydrogène serait substitué un groupe CH3), les propriétés de la substance se trouvant très peu modifiées, elle jouerait le même rôle, c’est-à-dire que ce serait encore la même plante.

Ce raisonnement, valable pour Lucrèce, ne semble pas l’être dans la même mesure pour Newton ; il est certain, en effet, que si nous pouvons, avec des matériaux différents, constituer des ensembles semblables, nous ne parvenons pas à les obtenir identiques. Si compliquée que nous nous figurions la substance organique, la substitution à un atome d’hydrogène d’un atome de chlore ou d’un groupe CH3 y provoquera un changement de propriétés qui peut être peu apparent, mais qui doit être néanmoins nettement tranché : c’est que les corps chimiques, selon les théories régnantes, de par la fixité des éléments et la loi des proportions multiples, nous apparaissent comme des espèces absolument définies, sans aucune transition. Mais ces suppositions correspondent-elles à la réalité ? Il est peut-être permis d’en douter.

On se rend compte sans peine, si l’on scrute directement les phénomènes chimiques, que la théorie y met plus de régularité qu’ils n’en comportent réellement. Quand j’affirme que l’argent a telle ou telle propriété, je sais fort bien que, si mon énoncé n’est pas tout à fait grossier, il ne sera pas complètement vrai pour l’immense majorité des morceaux de ce métal qui me tomberont sous la main et qui pourtant constituent bien, en leur ensemble, l’espèce « argent ». Ce que le chimiste entend généralement sous ce nom, c’est ce qu’il désigne plus exactement par le terme « argent pur ». Nous avons déjà parlé des immenses travaux que Stas et ceux qui ont rectifié ses données ont dû entreprendre pour parvenir à ce corps ; évidemment, chaque fois qu’on voudra vérifier les affirmations de ceux qui l’ont tenu entre leurs mains, il faudra avoir recours à des préparations longues et minutieuses. La théorie atomique explique ces difficultés par le nombre immense des atomes d’argent contenus dans un gramme de ce métal et la forte attraction que ces atomes exercent sur d’autres d’un genre différent (par exemple sur les atomes d’oxygène), d’où il résulte qu’il doit être extrêmement malaisé de préparer un gramme de matière ne contenant que de l’argent. L’explication est plausible. Mais ce qu’on cherche à expliquer ici, c’est ce fait que l’argent que je rencontre correspond si peu au schéma que je me suis fait, c’est-à-dire précisément le manque d’identité dans ses propriétés ; on ne peut donc pas se servir de cette prétendue identité des propriétés pour en déduire la nécessité de l’atomistique.

Sans vouloir revenir aux idées de Berthollet, on peut même se demander si les énormes difficultés que les chimistes rencontrent pour déterminer tant soi peu exactement les poids atomiques ne proviennent pas de ce que ces constantes ne sont pas réellement immuables, mais varient entre certaines limites. Sir Will. Crookes, entre autres, paraît être de cet avis[89], et l’on peut très bien illustrer cette opinion en ayant recours aux nouvelles théories sur la constitution de la matière. Supposons, en effet, que l’atome chimique soit composé d’un grand nombre de particules (près de mille, nous dit-on), de sous-atomes. Ce serait donc en quelque sorte une molécule, mais une molécule infiniment plus compliquée que toutes celles que nous connaissons. Dès lors, d’après ce que nous savons sur ces sortes de constructions, la nature du sous-atome n’aurait que très peu d’influence sur les propriétés du Tout. Si l’un de ces sous-atomes se trouvait remplacé par un autre, plus ou moins analogue, le Tout aurait encore des propriétés tout à fait semblables : la situation est la même que pour les arbres et les fruits de Lucrèce.

Nous savons d’ailleurs que ce par quoi on prétend constituer ces sous-atomes, ces ions ou électrons, pour leur donner leur vrai nom, n’est autre chose que de l’éther. Les propriétés du composé ne sauraient donc découler de celles du composant, puisqu’il est entendu que ce dernier est unique, partout identique à lui-même. Dira-t-on que c’est au moins la fixité des propriétés de l’éther qui garantit celle des atomes, des molécules, et par conséquent la persistance des lois ? Mais l’éther, nous le savons, ne doit pas avoir de propriétés, ou plutôt il ne doit en avoir que de négatives, puisque ce n’est qu’une hypostase de l’espace. C’est ainsi que nous aboutissons à cette conclusion, que la constance des lois n’aurait d’autre garantie que la fixité des propriétés de l’espace ; c’est, sous son apparence paradoxale, un pur truisme, puisque nous savons que, par convention préalable, la loi est indépendante du déplacement dans l’espace.

D’ailleurs nous aurions pu, par une voie plus rapide, mais peut-être par là même moins sûre, parvenir au même résultat. Observons en effet que les anciens atomistes, et Newton aussi très probablement, croyaient à l’unité de la matière. Donc pour eux également les propriétés des divers corps, si elles devaient découler de celles des atomes, ne pouvaient se déduire de celles de la matière des atomes, mais de leur figure. C’est ainsi, pour choisir un exemple concret, que Lémery attribue les qualités particulières des acides au fait qu’ils contiennent des « parties pointues[90] ». Or, la figure est une fonction spatiale, ce sont donc bien les propriétés de l’espace qu’on mettait en cause.

Ainsi, il n’est pas légitime de supposer que la ressemblance des propriétés doit forcément avoir sa source dans une identité fondamentale de la matière première. Ce serait revenir à la conception scolastique, d’après laquelle il devait y avoir dans tout individu de l’espèce chien un principe commun de « caninité », ou à la théorie prélavoisienne qui supposait dans les métaux un principe commun de métallicité. Il est certain que la nature contient un grand nombre d’objets qui se ressemblent, que nous avons le don de saisir cette ressemblance, de généraliser et de déduire ainsi des règles. Si nous nous arrêtons là, si nous nous abstenons de les « expliquer », d’en vouloir rechercher les causes, nous ne parviendrons pas aux conceptions atomiques ; que si, au contraire, nous nous lançons dans cette recherche, nous arriverons à attribuer de plus en plus les propriétés du composé à la vertu du groupement, et non pas à celles du composant que nous dépouillons au contraire graduellement de toute qualité[91] ; l’élément primordial que nous avons l’air de poursuivre nous échappe toujours et se résout finalement dans l’espace : c’est un processus dont nous avons suffisamment établi la légitimité, il est en corrélation étroite avec la tendance qui nous guide dans ces recherches, puisqu’il découle directement d’un principe qui est l’analogue, la continuation logique de celui de causalité proprement dit.

Après les théories atomiques, ce sont les principes de conservation qui constituent la manifestation la plus importante de la causalité dans la science. Peut-on supposer qu’il y a un lien intime entre ces énoncés et la légalité ; en d’autres termes, le fait même que nous pouvons soumettre les événements aux calculs n’exige-t-il pas que certaines expressions restent constantes ? C’est là ce que semble affirmer M. Milhaud ; mais cette thèse, loin d’être évidente, nous paraît au contraire très difficile à établir. Il est bien entendu que, pour étudier un phénomène, nous sommes obligés de le sortir artificiellement du grand Tout, de l’isoler, de le rendre aussi « pur » que faire se pourra ; nous ne suivons, dans la mesure du possible, que la variation d’un seul élément à la fois, en supposant que, pendant ce temps, tous les autres restent sans changement. Mais il ne s’ensuit pas que les éléments dont nous supposons momentanément la constance soient réellement immuables ; nous avons au contraire le sentiment très net que le phénomène « pur » que nous créons ainsi est une abstraction, que le phénomène naturel est infiniment complexe, et tout à l’heure, quand nous passerons à des phénomènes d’un genre différent, au chapitre voisin de la science, ce que nous posions comme constant nous apparaîtra comme variable et vice versa. Si, en mécanique, m apparaît comme constant, cela veut dire tout simplement que nous étudions les mouvements des corps en admettant que, pendant la durée des phénomènes dont nous nous occupons, la masse ne variera pas ou, ce qui revient au même, en supposant qu’il existe des phénomènes purement mécaniques. Nous ne nous occupons donc pas de l’état calorique, électrique ni chimique des corps dont nous traitons, nous le posons comme invariable. Mais, en réalité, nous ne doutons pas un seul instant que le phénomène mécanique ne soit accompagné de phénomènes caloriques, électriques ou chimiques. Et il ne s’ensuit aucunement que, quand nous étudierons à leur tour ces phénomènes, m doive encore rester constant. S’il en était autrement, on pourrait démontrer directement la conservation de la masse par la mécanique ; or, cette démonstration est de toute évidence impossible, il y a bien une certaine liaison entre les deux ordres d’idées, mais elle s’opère à l’aide du postulat : Tout phénomène est mécanique. Dès lors, tout phénomène accessoire, toute cause de trouble disparaissant par hypothèse, il est évident que la condition que nous imposions au phénomène mécanique devient générale. — Aux xviie et xviiie siècles, alors que la mécanique était déjà très développée, on ne croyait certainement pas à la conservation de la masse dans les phénomènes chimiques, et il n’y avait là nulle contradiction ; de même que, si demain les observations de M. Landolt sont confirmées et généralisées, notre mécanique restera debout. En résumé : si l’existence d’un ordre dans la nature devait exiger la constance de certains termes, on devrait pouvoir déduire les principes de conservation du concept même de cet ordre. Or, nous n’avons qu’à nous reportera notre analyse des trois principes : aucun n’a pu et ne peut être déduit a priori, tous ont eu besoin d’expériences ; c’est donc que si l’expérience avait prononcé nettement en sens inverse, nous ne les aurions pas énoncés ; la nature cependant, on n’en saurait douter, aurait continué à nous apparaître comme ordonnée. En fait, elle est apparue ainsi à nos ancêtres, et l’humanité a vécu de longs siècles avant de concevoir ces principes. Elle a néanmoins agi, c’est-à-dire prévu, ce qui ne saurait se faire sans postuler la légalité.

Enfin, le principe causal crée encore dans la science la tendance à l’élimination du temps et, par son extension à l’espace, découlant également du principe d’identité, la tendance à l’unification de la matière. Mais ce sont là des conceptions qui n’ont pas le moindre lien avec le principe de légalité. La loi, en stipulant des rapports définis entre l’antécédent et le conséquent, les diversifie nettement par là même, au lieu de les confondre : nous retrouvons ici l’antagonisme entre le principe de légalité et le principe de causalité dans son sens intégral — l’élimination du temps étant en effet une forme très avancée de ce principe. Cela est plus vrai encore pour l’unification de la matière et son aboutissement ultime, la dissolution de la matière en espace ; cet évanouissement complet de la réalité constitue évidemment la conception la plus opposée à celle d’un monde réel, gouverné par des lois inéluctables.

Nous sommes donc amené à conclure que du fait même de la légalité de la nature on ne saurait déduire aucune des conséquences que nous avons attribuées à l’action du principe d’identité. Le monde extérieur pourrait nous apparaître comme soumis à ces lois, sans que rien en dehors de ces lois n’y persistât. Ainsi que l’a dit Cournot : « S’il était prouvé que dans des circonstances convenables les corps peuvent être détruits sans qu’il n’en reste rien… les corps ne cesseraient pas pour cela de nous présenter le spectacle de phénomènes liés et bien ordonnés[92]. » Et d’ailleurs, ne se peut-il pas que les « constances » dont nous croyons établir l’existence ne soient qu’une apparence plus ou moins grossière ? Le principe de Carnot affirme un progrès continu dans le temps, et il nous est parfaitement loisible de présumer que le monde est régi uniquement par des principes de ce genre. À supposer que l’évolution, dans certains cas, fût infiniment lente, cela donnerait un monde de constances réelles, comme l’admettent nos principes de conservation actuels. Mais nous pouvons aussi la supposer simplement très lente et dès lors nos constances ne seraient qu’approximatives, évoluant constamment dans un sens déterminé. Mais même s’il en était ainsi, il ne serait pas vrai, comme on le fait dire à Héraclite[93], que toute espèce de persistance fût pure illusion. Car il n’en resterait pas moins que cette illusion est possible, que la nature s’y est prêtée avec complaisance, qu’il y a en elle quelque chose qui y correspond.

Il nous reste enfin à envisager une dernière hypothèse : celle où le principe de légalité se déduirait du principe d’identité, en serait une sorte d’abrégé, de raccourci. Nous avons vu que nous nous servons quelquefois du concept de loi alors qu’en réalité nous pensons à la cause. C’est une synecdoque, nous considérons l’établissement du rapport légal comme un acheminement vers celui du lien causal. Or, le principe de causalité se déduit de l’identité, fondement de notre raison ; ne se pourrait-il pas dès lors que notre croyance à l’ordre dans la nature provint de ce qu’au fond nous la croyons soumise à l’identité[94] ? Cette hypothèse semble, à première vue, bien difficile à admettre. L’identité, nous le savons, nous apparaît comme quelque chose de désirable, mais de lointain, comme un principe flexible qui s’accommode aux circonstances, admet des explications, engendre des illusions. La légalité au contraire est rigide, elle prétend gouverner tout ce qui n’est pas soumis au libre arbitre d’une volonté terrestre ou supraterrestre, elle ne comporte aucune exception. Comment cela a-t-il pu sortir de ceci, et sortir à l’aube même de l’intelligence humaine, puisque, nous l’avons vu, l’homme primitif (pour ne pas parler de l’animal) conçoit sans aucun doute nombre de phénomènes, tels que ceux de la gravitation, comme purement légaux ? Encore une fois, cette supposition paraît bien difficilement admissible ; cependant on n’ose affirmer qu’elle soit inacceptable. Notre individualité étant pour nous le type de toute unité, il y a en nous comme un secret penchant à croire à l’unité de notre intellect, penchant qui se trouve en quelque sorte gêné par la dualité du principe directeur que nous avons admis pour notre pensée scientifique. N’excluons donc pas absolument, sur ce point, l’idée d’unification. Insistons cependant sur ce fait que, du moins chez l’homme contemporain, en tant qu’il s’applique à la connaissance de la réalité, les deux principes doivent être considérés comme fonctionnant distinctement, bien que leur action s’enchevêtre sans cesse.


  1. É. Le Roy. Science et Philosophie. Revue de métaphysique, VII, 1899, p. 534.
  2. A. Comte. Cours de philosophie positive, 4e éd. Paris, 1877, vol. I, p. 18.
  3. Ib., vol. II, p. 342-453.
  4. Comte. Politique positive, vol. I, p. 531. La date à laquelle il exprime cette opinion (1851) ne la rend que plus curieuse.
  5. Ib., vol. II, p. 445. Il a maintenu cette opinion en 1851, cf. Politique positive, vol. I. p. 528 : « Six branches irréductibles » de la physique, « peut-être sept ».
  6. Ib., vol. III, p. 152. Il est au moins probable que d’autres erreurs de Comte se rattachent, un peu moins directement, à la même tendance ; telles, son opinion sur la théorie de la variabilité des espèces de Lamarck qu’il qualifie « d’hypothèse irrationnelle » (Pol. pos., vol. I, p. 665) : son enthousiasme pour les médiocres conceptions d’un Gall (Cours, vol. III, p. 513, 534-587), enthousiasme dont, même vers la fin de sa vie, il n’est revenu que très partiellement (cf. Pol. pos., I, p. 669 ss.) : son hostilité envers la chimie organique qui lui apparaissait comme un « assemblage hétérogène et factice » qu’il fallait « détruire » (Cours, vol. III, p. 174) et contre laquelle il renouvelait ses attaques encore en 1851 (Pol. pos., I, p. 550), c’est-à-dire plus de vingt ans après la synthèse de Wœhler (1828), postérieurement à la découverte des ammoniaques composés par Wurtz (1849) et à la veille même de l’apparition de la théorie des types de Gerhardt (1853) ; enfin son peu de compréhension pour le développement de la chimie générale, à laquelle il voulait imposer une théorie bizarre de composition binaire (Cours, III, p. 81 ss., VI, p. 641), théorie qui n’était probablement qu’une généralisation maladroite des conceptions de Berzélius que les chimistes, vers cette époque, abandonnaient de plus en plus : ce qui fait que Comte, constatant le peu de succès de sa théorie, les accusa d’ « esprit métaphysique ». (Pol. pos., vol. I, p. 551.)
  7. Bacon. Novum organon, l. Ier, Aph. 61. — Il est très curieux d’observer que, tout comme Comte et évidemment pour des raisons analogues, Bacon s’est étrangement trompé dans son jugement sur de grandes conquêtes de la science. Ainsi il a vivement blâmé Copernic (Glob. int., chap. vi), et Gilbert, dont les travaux sur l’électricité sont un véritable monument de l’esprit scientifique le plus pur, était sa bête noire (Novum org., I, § 54, II, Aph. 48). — Bien entendu nous ne pensons nullement à attribuer à Aug. Comte, en cette question, des opinions analogues à celles de Bacon. Au contraire, Comte a constamment insisté sur la nécessité de l’hypothèse ; l’empirisme absolu, d’après lui, est « non seulement tout à fait stérile, mais même radicalement impossible à notre intelligence » (Cours, vol. VI, p. 471). Il n’a protesté que contre les hypothèses qualifiées par lui de « métaphysiques ». Mais cette attitude, quoique moins absolue que celle de Bacon, a suffi pour l’entraîner à des erreurs du même genre.
  8. M. Rosenberger, Geschichte, II p. 194, constate le peu d’influence réelle de Bacon sur la marche de la science. Boyle semble s’être quelquefois laissé tenter d’appliquer non pas véritablement les schémas de Bacon (c’eût été probablement impossible) mais quelques-uns de ses principes. M. Rosenberger pense que cette circonstance a été cause que la découverte de la loi de Mariotte, dont il avait en main toutes les données expérimentales, lui ait finalement échappé.
  9. Berthollet. Essai de statique chimique. Paris, 1803, p. 5.
  10. Encyclopædia Britannica, article Davy, p. 847.
  11. Liebig. Reden und Abhandlungen. Leipzig, 1874, p. 249.
  12. Congrès international de physique, vol. I, p. 3.
  13. Duhem. La théorie physique, p. 300, cf. plus haut p. 343 ss.
  14. id. La théorie physique, p. 308.
  15. M. Van’t Hoff a rappelé, avec un juste orgueil, que M. Émile Fischer, dans ses recherches qui ont abouti à la synthèse du glucose, était guidé par des considérations sur la stéréochimie (Revue générale des sciences, V, 1894, p. 272). On sait d’ailleurs que cette théorie a été appliquée récemment aussi à l’azote pentavalent et à l’étain et au soufre quadrivalents.
  16. H. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 208.
  17. Cf. Duhem. La théorie physique, p. 43.
  18. Cf. O. Reynolds. Proceedings of the Royal Society, vol. XXVIII, 6 février 1879.
  19. Cournot. Traité de l’enchaînement. Paris, 1861, p. 157.
  20. H. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 191.
  21. Boltzmann. Ueber die Unentbehrlichkeit der Atomistik. Wiedemann’s Annalen, vol. LX, 1897, p. 243. Cf. aussi id. Leçons sur la théorie des gaz, trad. Galotti et Bénard, IIe partie. Paris, 1905, p. VIII.
  22. H. Hertz. Gesammelte Werke. Leipzig, 1895, vol. I, p. 1.
  23. Spir, l. c., p. 225, 271. C’est probablement parce qu’il croyait que ces déductions pouvaient être complètes, qu’il n’y entrait que des éléments aprioriques, que, la confirmation par l’expérience lui paraissant inutile, l’accord entre celle-ci et notre raison ne le frappait pas.
  24. Lucrèce, l. II, v. 388 ss..
  25. Duhem. Le mixte, p. 20. — Cf. Kopp. Geschichte, vol. III, p. 31.
  26. Ib., p. 28.
  27. Dastre. La vie et la mort, p. 32.
  28. Descartes. Discours de la méthode. Paris, s. d., p. 45 ss.
  29. Spinoza. Éthique, IIe partie, prop. 7. « Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum. » Cela était incontestablement dans la logique du cartésianisme, mais, bien entendu, nous n’entendons pas affirmer que Spinoza n’ait pas puisé à d’autres sources. Giordano Bruno déjà avait dit : « Primo dunque voglio che notiate essere una e medesima scala per la quale la natnra discende a la produzion de le cose e l’inteletto ascende a la cognizion di quelle. » De la causa, éd. Wagner. Leipzig, 1890, p. 285.
  30. Leibniz. De scientia universali. Opera philosophica, éd. Erdmann, p. 83.
  31. Hegel. Vorlesungen ueber die Naturphilosophie. Werke. Berlin, 1842, vol. VII. Préface de Michelet, p. 15.
  32. Kant. Premiers principes, p. 54.
  33. Schelling. Werke. Stuttgart, 1856, vol. IV, p. 501.
  34. Ib., p. 271.
  35. Hegel. Vorlesunqen ueber die Naturphilosophie. Werke. Berlin, 1842, vol. V%, § 278.
  36. Ib., § 276.
  37. Ib., § 270.
  38. Ib., § 332.
  39. id. De orbitis planetarum. Iéna, 1801. La découverte de Piazzi est du 1er janvier de la même année.
  40. Fouillée. Le mouvement positiviste. Paris, 1896, p. 19.
  41. Kant. Premiers principes, trad. Andler et Chavannes, p. 74.
  42. Calinon. Étude critique sur la mécanique. Nancy, 1885, p. 12 ss.
  43. Whewell. The Philosophy of the Inductive Sciences. Londres, 1840, p. XXVII.
  44. Ib., p. 239.
  45. Cf. par exemple, ib., p. 213 où il a l’air d’affirmer que l’inertie aurait pu être découverte indépendamment de l’expérience et p. XXIV où la cinématique apparaît comme entièrement a priori.
  46. Ib., p. 30 et 395.
  47. H. Poincaré. La science et l’hypothèse. Paris, s. d., p. 157.
  48. Helm. Die Lehre von der Energie. Leipzig, 1889, p. 41.
  49. W. James. Le dilemme du déterminisme. Critique philosophique, XIII, 2, p. 274.
  50. Cf. Kopp. Geschichte, vol. I, p. 111, vol. II, p. 243 ss.
  51. Cf. Couturat. Revue de métaphysique, XI, 1903, p. 92.
  52. Cf. Le Dantec. Les Néo-Darwiniens. Revue philosophique, XLVII, 1899. F. Houssay. Les théories atomiques en biologie. Congrès de philosophie de 1900, vol. 111, et Appuhn. La théorie de l’épigenèse. Congrès de philosophie de Genève, 1904, compte rendu de Couturat dans la Revue de métaphysique, XII, 1904, p. 1059. — Haller avait du reste lui-même indiqué comme le fondement de sa théorie le principe : « Il n’y a pas de devenir. » Es gibt kein Werden (ib.).
  53. Cf. Dastre. La vie et la mort, p. 245.
  54. Van’t Hoff. Leçons de chimie physique, trad. Corvisy, 1re partie. Paris, 1898, p. 9.
  55. Poincaré. Électricité et Optique. Paris, 1901, p. IV-VIII. — Cf. La science et l’hypothèse, p. 249.
  56. Maxwell. Scienfific Papers, vol. II, p. 219).
  57. Duhem. L’évolution de la mécanique, p. 186.
  58. Helmholtz (Vortraege und Reden. Brunswick, 1896, p. 407) insiste particulièrement sur le fait que les principes directeurs dont il s’était inspiré dans son travail de 1847 sur la conservation de l’énergie ne lui paraissaient « nullement nouveaux, mais au contraire très vieux ».
  59. Planck. Die Maxwell’sche Theorie. Wiedemann’s Annalen, 1899, Spl.
  60. L. Lange. Das Inertialsystem. Philosophische Studien, 1902, p. 55.
  61. Duhem. La théorie physique, p. 424.
  62. Ib., p. 145 ss.
  63. Boltzmann. Wiedemann’s Annalen, vol. LX, 1897, p. 240.
  64. Ostwald. Vorlesungen, p. 6.
  65. Lange. Geschichte des Materialismus, 4e éd. Iserlohn, 1882, Préface de Hermann Cohen, p. IX.
  66. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 176, cf. Thermodynamique, p. VII.
  67. Milhaud. L’idée d’ordre chez Auguste Comte. Revue de métaphysique, IX, 1901, p. 539. — M. Lévy-Bruhl. La philosophie d’Auguste Comte, 2e éd. Paris, 1905, p. 3, constate de même que chez Comte « l’intérêt scientifique, si vif qu’il soit, se subordonne à l’intérêt social ». Cf. ib., p. 5, 25. — Il semble, en effet, que cette conviction particulière de Comte ne découle aucunement de sa conception de la science qui aboutirait plutôt à considérer justement les lois comme l’expression éphémère de l’état momentané de la science d’une époque (Cf. Cours, vol. VI, p. 600-601, 622, 630, 642), les restrictions (ib., p. 601, 623) apparaissant comme quelque chose d’étranger au corps même de la doctrine. Il n’empêche que, comme nous l’avons indiqué plus haut (p. 373), l’erreur n’eût pu se produire si Comte n’avait proscrit toute recherche théorique.
  68. É. Le Roy. Un positivisme nouveau. Revue de métaphysique, IX, 1901, p. 146.
  69. A. Fresnel. Mémoire sur la diffraction de la lumière. Mémoires de l’Académie royale des sciences, années 1821-1822, vol. V, p. 340. — À noter cependant que Fresnel entend rejeter uniquement des considérations fondées sur la simplicité du calcul ; la simplicité des hypothèses lui paraît au contraire un critérium de la vérité. La nature « a évité la complication des moyens », elle « paraît s’être proposé de faire beaucoup avec peu : c’est un principe que le perfectionnement des sciences physiques appuie sans cesse ».
  70. Poincaré. Thermodynamique, p. VII.
  71. Duhem. L’évolution de la mécanique, p. 343.
  72. Stallo, l. c., p. 132 ss.
  73. Ib., p. 134.
  74. Duhem. La théorie physique, p. 50 ss. La thèse de M. Duhem va plus loin, il voudrait établir que « la recherche de l’explication n’était pas le fil d’Ariane ». Les services rendus par le mécanisme nous semblent pourtant bien difficiles à nier.
  75. Boltzmann. Leçons sur la théorie des gaz, IIe partie. Paris, 1905, p. 206, établit que « Gibbs avait continuellement présente à l’esprit cette idée de la théorie moléculaire, même quand il ne se servait pas des équations de la mécanique moléculaire ».
  76. Aristote. Métaphysique, l. Ier, chap. iii, § 28.
  77. Spir, l. c., p. 9, 18, 317.
  78. Are not the mountains, waves and skies a part
    Of me and of my soul, as I of them ?

    Byron. Manfred, cf. Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung, vol. I, p. 213.

  79. Ed. von Hartmann. Das Grundproblem der Erkenntnisstheorie. Leipzig, s. d., p. 21 ss.
  80. Cf. Couturat. La logique de Leibniz. Paris, 1901, p. 258.
  81. Il est permis de rappeler que le système de M. Ostwald aboutit à hausser l’énergie à cette dignité (p. 326) !
  82. Kant (Kritik der reinen Vernunft, éd. Rosenkranz et Schubert, p. 157), déclare que la persistance de la substance est « le substrat de la représentation empirique du temps lui-même, qui rend seul possible toute détermination du temps » (an welchem aile Zeitbestimmung allein moeglich ist). C’est donc qu’à son avis, sans la persistance de la substance, l’uniformité du temps et partant toute régularité des phénomènes disparaîtraient.
  83. Hartmann, l. c., p. 1, 9.
  84. G. Milhaud. Science et hypothèse. Revue de métaphysique, XI, 1903, p. 786.
  85. H. Bergson. Introduction à la métaphysique, ibid., p. 21.
  86. Kozlowski. Sur la notion de combinaison chimique. Congrès de philosophie de 1900, vol. III, p. 536.
  87. Newton. Opticks, 3e éd. Londres, 1721, p. 375. Un développement très analogue se trouve aussi chez Lucrèce, l. Ier, v. 552-565, 584-598. — Nous ne saurions dire si Newton a beaucoup lu le De natura rerum. Mais le raisonnement de Lucrèce se trouve reproduit chez Gassendi. Opera. Lyon, 1658, vol. I, p. 261, où il a pu également l’emprunter.
  88. Bien entendu en faisant abstraction, pour le moment, des récents développements des théories électriques (Cf. p. 89 ss.).
  89. W. Crookes. La genèse des éléments. Revue scientifique, 1887, p. 203.
  90. Cf. p. 361. — Le contemporain de Lémery, Sylvius (De le Boë) déduisait au contraire les propriétés des acides de ce qu’ils contenaient de la « matière ignée ». On voit ainsi nettement que le procédé du mécanisme qui consiste à attribuer les propriétés à la vertu du groupement s’oppose à celui des théories qualitatives qui maintiennent la propriété dans le composant.
  91. C’est pour avoir entièrement méconnu cette « vertu du groupement », qui est une conception fondamentale de la science explicative, que Hannequin (Essai critique, p. 229, 237) arrive à affirmer que la science transporta toujours à l’atome les qualités requises par le tout qu’il compose — ce qui est dénier à la théorie mécanique toute utilité et tout sens possibles. M. Dastre, au contraire, insiste à juste titre sur l’importance de cette considération du groupement (La vie et la mort, p. 35, 237).
  92. Cournot. Traité de l’enchaînement. Paris, 1861, p. 156.
  93. Cf. à ce sujet Appendice IV, p. 426 ss.
  94. C’est de cette manière que Spir conçoit le rapport des deux principes (l. c., p. 72, 211, 217) et c’est sans doute parce que cette déduction lui paraît évidente, qu’il arrive parfois à les confondre.