Identité et réalité/Chapitre XI

Félix Alcan (p. 328-352).

CHAPITRE XI

LE SENS COMMUN

Dans ce chapitre, nous essaierons de montrer que ce qu’on désigne comme les concepts du sens commun a été créé par un processus inconscient, il est vrai, mais par ailleurs strictement analogue au procédé à l’aide duquel nous formons les théories scientifiques ; que là encore la tendance causale, le principe de l’identité dans le temps joue un rôle prépondérant, et qu’à ce point de vue le sens commun fait partie intégrante de la science, ou inversement, la science n’étant, comme on l’a dit, — mais peut-être dans un sens un peu différent de celui dans lequel on l’a dit, — qu’un prolongement du sens commun. Nous avons été obligés dans les chapitres précédents de traiter brièvement, par anticipation, certains côtés particuliers du problème. Nous allons maintenant l’examiner un peu plus à fond.

En ouvrant les yeux, je perçois des objets et cette perception semble être quelque chose de simple, de primordial. Mais il n’en est pas ainsi. L’aveugle-né devenu clairvoyant — c’est une constatation passée à l’état de lieu commun en psychologie — n’a d’abord que des sensations confuses ; ce n’est que par l’usage qu’elles se relient chez lui aux sensations tactiles qui lui étaient depuis longtemps familières, et que dès lors il parvient réellement à percevoir par la vue des « objets ». La perception est donc une opération compliquée. La mémoire y joue un rôle considérable, « conscience signifie mémoire[1] », « il n’y a pas de perception qui ne soit mêlée de souvenirs[2] » dit M. Bergson, et cela au point que « percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir[3] », ces souvenirs étant d’ailleurs souvent ceux de plusieurs sens : c’est ainsi que chez les clairvoyants les perceptions spatiales sont toujours composées de souvenirs de sensations visuelles et tactiles qui s’évoquent mutuellement. Toutefois, il est important de le rappeler, ces souvenirs se distinguent foncièrement de ceux que nous désignons d’ordinaire sous ce nom, en ce sens que nous n’avons pas conscience que ce sont des souvenirs, mais qu’ils nous paraissent faire partie intégrante de la sensation actuelle qui les a évoqués. Ces évocations et leur synthèse, leur « concrétion », pour nous servir d’un terme singulièrement expressif créé par Ampère[4], sont tellement rapides, instantanées, que ce n’est qu’à l’aide d’une analyse très ardue que nous parvenons dans certains cas à dénouer ces associations et à atteindre, avec M. Bergson, « les données immédiates de la conscience ». Sans avoir la prétention de pénétrer profondément dans ce sujet, tâchons, à l’aide de quelques simples analyses de faits concrets, d’élucider plusieurs points qui nous intéressent particulièrement.

J’aperçois de loin un arbre. Je vois (ou je crois voir, ce qui revient ici au même) une foule de détails, des branches, des feuilles, des rugosités d’écorce, etc. Il est tout à fait certain que ma sensation véritable ne contient que quelques taches imprécises et que tout le reste appartient à la concrétion de la mémoire. Pour m’en convaincre, je n’ai qu’à regarder de près un décor de théâtre, ou un tableau d’impressionniste qui, à une distance convenable, m’ont parfaitement donné l’impression de la chose réelle. Les couleurs mêmes, qui sont l’objet de ma sensation directe, sont très différentes de celles que je crois percevoir. Pendant de longues années les tableaux des impressionnistes ont fait s’exclamer ou s’esclaffer l’immense majorité du public, les amateurs éclairés aussi bien que la foule et surtout la généralité des peintres. On considérait comme absurde qu’une forêt fût violette dans l’éloignement. Et pourtant, il n’y a pas de doute pour nous actuellement, elle l’est ; mais notre mémoire transforme aussitôt cette image à l’aide du souvenir de la même forêt vue de près ; et dès lors nous jurons que nous la voyons verte, ce qui veut dire que nous la voyons telle réellement. L’œuvre de l’impressionnisme a consisté précisément à revenir en partie sur ce travail de transformation et à se rapprocher davantage de la sensation immédiate, fugitive.

Notons que le souvenir, qui intervient si rapidement et si efficacement, est bien souvent un souvenir généralisé. Il n’est pas nécessaire que j’aie vu de près l’arbre ou la forêt que je regarde de loin, il suffit que ce soit un arbre, une forêt, pas trop dissemblables de ceux que je connais bien, pour que ma mémoire se mette en branle aux premières taches de couleur imprécises, mais caractéristiques, que j’apercevrai : c’est que je sais qu’un arbre, une forêt se présentent ainsi de loin. Ce savoir, je l’ai évidemment acquis par expérience, il est une expérience généralisée, en d’autres termes une loi. Ainsi ma perception n’est pas seulement influencée par ce dont je me souviens, mais encore par la manière dont je l’ai généralisé, c’est-à-dire par ce que je sais. Mais peut-être sera-t-il bon d’illustrer cette proposition par un autre exemple encore.

Je me trouve dans un train arrêté. J’aperçois par la croisée de gauche un autre train, également arrêté, et par celle de droite les bâtiments de la gare. Je regarde à gauche : à un moment donné, j’ai la sensation nette que mon train, sans secousse, s’est mis en mouvement. Je jette un coup d’œil à la croisée de droite : les bâtiments de la gare ne bougent pas. Instantanément, ma sensation se modifie ; mon train ne marche plus ; si je regarde de nouveau à gauche, c’est l’autre train qui roule. Cela peut se passer dans une gare qui m’est totalement inconnue, que je vois pour la première fois en jetant le coup d’œil vérificateur à la croisée de droite. Je n’en aurai pas plus d’hésitation pour cela, ma sensation se modifiera toujours aussi rapidement ; apparemment parce que je sais, dès le premier coup d’œil, que c’est un bâtiment et que les bâtiments sont d’habitude fixés au sol : ce qui est bien une expérience généralisée, une loi. Mais il va sans dire que le processus intellectuel dont il est question n’arrive pas à ma connaissance, il est, comme l’action de la mémoire elle-même, entièrement inconscient, il fait partie intégrante de ce que je juge être ma perception pure et simple.

Que si maintenant nous prétendons remonter ce courant, dépouiller la perception de tout ce que la mémoire y apporte, nous aboutirons évidemment en dernière instance à des états de conscience consécutifs, qui pourront bien se répartir entre les divers sens, mais qui ne contiendront aucun élément qui ne soit à nous — puisque ce seront des états de notre conscience — et qui, de même, ne renfermeront pas trace de cette division en objets distincts, qui caractérise les données du sens commun.

Quelle est la source de ce « morcellement du réel » ? M. Bergson[5] nous apprend qu’il s’opère en vue des exigences de la vie pratique, et cette thèse est certainement juste. Rien ne m’importe tant que d’être à même de prévoir ces états de conscience. En effet, je reconnais bientôt qu’ils sont essentiellement variables, variables dans le temps, ce qui veut dire, en l’espèce, variables en fonction d’autres états de conscience dont je connais et prévois la périodicité, tels que le retour du jour et de la nuit ou celui des saisons. Je sens d’ailleurs immédiatement que cette variation est indépendante de ma volonté et que, si je ne suis pas en mesure de la prévoir afin de réagir, les états de conscience qui s’ensuivront me seront désagréables. C’est pourquoi, en vue d’établir des règles qui me permettent d’opérer cette prévision, j’ai le plus grand intérêt à morceler ces états de conscience en sensations particulières, celles d’entre elles qui s’accompagnent ou se suivent habituellement arrivant alors à s’associer et à s’évoquer mutuellement, par l’effet de la mémoire. C’est ainsi que l’apparition d’une tache blanche de nature déterminée dans mon champ visuel me fait croire qu’en combinant mes actions d’une manière appropriée je parviendrai à me procurer cette sensation agréable que j’appelle « le goût du sucre ».

Ce que j’arrive à constituer ainsi, c’est le phénomène, bien entendu considéré comme m’appartenant exclusivement, comme se passant uniquement dans ma conscience. Rien, semble-t-il, qui puisse me suggérer la notion de quelque chose d’extérieur au moi. Assurément, ces sensations sont indépendantes de ma volonté ; mais ce sont toujours mes sensations ; comment concevoir qu’il y ait en elles un élément qui ne vienne pas de moi ? C’est là cependant ce que nous faisons continuellement (chap. x, p. 296 ss.). La sensation du rouge qui m’appartient, je la transforme en qualité d’un objet extérieur en affirmant : cet objet est rouge. N’est-ce pas un saut inexplicable ?

Sans doute, des métaphysiciens ont prétendu qu’il n’y avait pas là de saut. À les en croire, le sens commun, en affirmant l’existence de la table et sa qualité de rouge, n’entend rien énoncer qui soit extérieur à ma conscience. Il prédit simplement que, dans certaines conditions, j’éprouverai l’ensemble de sensations que je désigne comme table et comme rouge. Tout se bornerait donc à la sensation ou à la possibilité d’une sensation. Il suffit d’interroger n’importe quel homme dont l’entendement est resté préservé du « doute métaphysique » et même de descendre dans sa propre conscience pour s’apercevoir à quel point cette explication est en désaccord avec la réalité. Le sens commun est bien certainement une métaphysique, il affirme nettement l’existence des objets extérieurs, et il est à mille lieues de supposer qu’elle dépend de notre conscience.

Ainsi je n’éprouve nulle hésitation à affirmer l’existence d’objets que ma sensation ignore. Cette table que je n’aperçois plus, je suis cependant convaincu qu’elle est toujours. Dira-t-on que c’est parce que j’en ai conservé la mémoire ? Mais la chambre où s’est passée mon enfance, son unique fenêtre, ses murs bleuâtres, et les rideaux et mon petit lit, j’en ai gardé un souvenir si précis que je n’ai qu’à fermer les yeux pour les revoir ; et cet ami que j’ai perdu il y a peu d’années et qui était la meilleure partie de moi-même, il suffit que ma pensée effleure cette chère image pour que sa présence me devienne douloureusement réelle, presque palpable. Et cependant je suis convaincu que tout cela a cessé d’exister, alors que d’autres objets qui ont disparu entièrement de ma mémoire, ou qui même n’ont jamais fait partie de ma sensation directe, m’apparaissent cependant, si je m’interroge, comme existants. Il n’y a donc pas variation concomitante, et partant pas de rapport réel.

Il est tout aussi clair, semble-t-il, que la question de simple utilité ne saurait fournir l’explication cherchée. Sans doute, une fois que j’aurai formé le concept tout entier d’un monde extérieur et d’objets qui s’y meuvent, ce concept me facilitera énormément le classement de mes sensations et par conséquent aussi leur prévision. Mais le problème est de savoir comment j’ai pu faire le premier pas, concevoir même la possibilité que quelque chose puisse exister en dehors de moi, de ma conscience, comment, à supposer même que le concept d’un « extérieur » me vienne d’une autre source, j’ai eu l’idée paradoxale d’y loger ce qui est ma sensation à moi, ce qui m’appartient incontestablement.

Remarquons d’abord que si le monde entier, tel que le conçoit le sens commun, ne dépend pas de la sensation directe, il est cependant construit entièrement à l’aide d’éléments qu’il lui emprunte. En ce sens, il est exact de dire qu’il est le résultat de ma mémoire et aussi qu’il représente une possibilité de sensation. Cette table que je n’aperçois plus, que rien ne rattache à ma sensation actuelle, a cependant fait partie de mon état de conscience il y a quelques instants ; et la ville de Lucknow où je ne suis jamais allé, je conçois néanmoins qu’elle existe, parce que je me figure qu’en m’y rendant, c’est-à-dire en exécutant une série déterminée d’actions, j’aurai une sensation plus ou moins déterminée et dont les éléments me sont fournis sans aucun doute par des sensations que j’ai éprouvées réellement — puisque aussi bien ils ne sauraient me venir d’autre part.

Quelques métaphysiciens ont voulu assimiler à des sensations réelles les souvenirs de sensations ou les images construites à l’aide de souvenirs plus ou moins transformés, en prétendant qu’entre les uns et les autres il n’y a qu’une différence d’intensité, les premiers étant des états de conscience faibles, et les seconds des états de conscience forts. Mais c’est là certainement une assimilation injustifiée. Quand je verrai la table à travers un brouillard de plus en plus épais ou dans l’obscurité grandissante, ou quand on me montrera sur un transparent une vue de Lucknow dont l’intensité ira en s’affaiblissant, pourrai-je à aucun moment confondre réellement ces sensations avec des images mentales ? En d’autres termes, comme le dit Spir[6], les sensations actuelles elles-mêmes passant par tous les degrés de vivacité, depuis zéro jusqu’au point où elles sont intolérables, comment, à un degré quelconque de cette échelle, pourrions-nous confondre sensation et souvenir ? Sans doute, je puis éprouver des illusions, je puis avoir des rêves ou des hallucinations. Mais alors j’ai moi-même conscience qu’il s’agit de faits qui n’ont rien de commun avec le fonctionnement normal de mon esprit. Le cas est un peu plus embarrassant, si je suppose que je me trompe simplement et que par exemple, au déclin du jour, dans la campagne, je croie voir un homme là où il n’y a en réalité qu’un tronc d’arbre. En effet, il est certain qu’à un moment donné j’ai vu l’homme, j’ai eu la sensation réelle ; or, cette erreur provient évidemment du fait que mes souvenirs m’ont rappelé que j’avais vu autrefois des hommes dont la silhouette ressemblait à celle de ce tronc d’arbre. N’y a-t-il pas là confusion entre un souvenir et une sensation réelle ? En aucune façon. Toute sensation actuelle, nous l’avons vu, est en grande partie composée de souvenirs, mais ceux-ci sont différents des souvenirs réels. Nous dirons bien, en parlant d’une erreur de ce genre, que le souvenir nous a troublé, mais jamais nous ne l’assimilerons à un vrai souvenir.

Ainsi, ce dont est composé un objet dont j’affirme l’existence alors que je n’en ai pas la sensation, ce sont encore mes sensations, mais des sensations que je n’éprouve pas au moment même. J’affirme donc, à la lettre, l’existence actuelle de sensations qui sont à moi et que pourtant je n’éprouve pas.

Cette affirmation paraît contradictoire, et elle l’est en effet. Affirmer l’existence des objets alors qu’ils n’apparaissent plus à nos sens constitue, comme le dit Hume, « une contradiction dans les termes », car cela suppose « que les sens continuent à opérer, même quand ils ont cessé toute sorte d’opération[7] ». Aussi, pour atténuer cette contradiction, déclare-t-on le plus souvent que ce n’est pas de la sensation elle-même que nous affirmons l’existence, mais de sa cause. C’est dans ce sens que Schopenhauer a déclaré que la matière était entièrement (durch und durch) causalité[8] et que Huxley la définit « un nom pour la cause inconnue et hypothétique de nos propres états de conscience[9] ». Mais c’est ici le lieu de se rappeler que causalité veut dire identité, ou du moins espoir d’identité : causa æquat effectum. Quand nous affirmons qu’un objet qui ne fait pas partie de notre sensation actuelle constitue une possibilité de sensation, nous avons simplement recours à l’éternel subterfuge que nous mettons en œuvre chaque fois que l’identité nous fait manifestement défaut là où nous la souhaitons particulièrement : cette possibilité de sensation, ainsi que l’indique du reste l’étymologie, est un être du même ordre que la qualité en puissance d’Aristote[10] ou l’énergie potentielle des physiciens. C’est quelque chose qui ne se manifeste en aucune façon, et qui par conséquent n’existe pas, mais dont nous sommes cependant obligés de supposer l’existence pour satisfaire à notre besoin d’identité, parce que nous savons que cela peut se manifester (cf. p. 173 et 313).

Ce qu’il y a, en effet de plus remarquable dans cette possibilité de sensation, c’est la permanence que je lui suppose et qui jure avec ma sensation immédiate. « Cette idée de quelque chose qui se distingue de nos impressions fugitives par le caractère que Kant appelle la perdurabilité, qui reste fixe et identique quand nos impressions varient ; qui existe, que nous le sachions ou non, et qui est toujours carré (ou d’une autre figure) qu’il nous apparaisse carré ou rond, c’est ce qui constitue toute notre idée de substance extérieure » dit Stuart Mill[11]. M. Ostwald, partant d’un point de vue tout différent, arrive de même à la conclusion que ce qu’il y a de plus essentiel dans un concept représenté par un substantif (c’est-à-dire le concept d’un objet), c’est qu’il représente quelque chose de durable et d’indépendant du temps[12].

La marche du raisonnement inconscient que nous supposons ici serait donc celle-ci : j’ai eu un ensemble de sensations que j’appelle : la table rouge ; je sais que ces sensations peuvent revenir ; par conséquent, pour contenter ma tendance causale, je suppose que ces sensations existent dans l’intervalle. Or comme, par hypothèse, elles n’existent pas en moi, elles doivent exister autre part ; il faut donc qu’il y ait un « autre part », un non-moi, un monde extérieur à ma conscience.

Le fait que nous ayons une tendance irrésistible à hypostasier nos sensations, c’est-à-dire à les détacher de nous et à supposer leur existence en dehors de nous, n’est d’ailleurs pas contestable : nous en avons eu des exemples suffisants au cours de ce travail. Songeons au « moulin » de Leibniz ; que nous montre ce raisonnement ? Que la sensation est quelque chose d’inintelligible, d’irrationnel. Et pour qu’elle fût intelligible, rationnelle, que faudrait-il donc ? Il faudrait qu’il y eût identité entre ce que le moulin produit et ce qu’il reçoit, entre le monde extérieur et la sensation ; le cerveau lui-même — le moulin — figurant ici un simple prolongement du monde extérieur. Toute la valeur de l’image est précisément en ce qu’elle nous fait toucher du doigt l’hétérogénéité de ces deux choses. Et si elle nous surprend, si elle nous semble paradoxale au premier abord, c’est que nous nous attendions à trouver là une identité, c’est donc que nous avions supposé que nos sensations peuvent réellement exister, se promener (si l’on ose s’exprimer ainsi) hors de nous-mêmes. Cela est si vrai que nous éprouvons la plus grande répugnance à admettre que le raisonnement du physicien et du physiologiste soit réellement valable sur ce terrain. C’est ce qui fait que M. Bergson demande (p. 269) que la lumière (bien entendu, la lumière-sensation) soit reconnue comme un composant de l’électricité, et non inversement ; et Lotze, ayant reconnu qu’il faut à cette sensation un sujet, puisque, comme il le dit plaisamment « une splendeur que personne absolument ne verrait reluire, le son d’un ton que personne n’entendrait, la douceur que personne ne goûterait » seraient « tout aussi impossibles qu’une rage de dents que personne n’aurait[13] », en arrive à se demander si les choses n’éprouveraient pas elles-mêmes les sensations qu’elles nous font éprouver — ce qui serait, en effet, la formule la plus complète et la plus logique de l’hypostase de la sensation, de sa persistance en dehors de nous. Cette formule nous conduirait d’ailleurs tout droit à une physique purement qualitative.

Notons que le sens commun ne procède pas absolument ainsi. En effet, ce sont bien des sensations qui ont servi à le constituer ; mais elles ne sont pas restées entièrement intactes. Quand il s’agit du son et de la couleur, il est bien entendu que ce que je place en dehors de moi, en vertu du sens commun, est une simple hypostase de ma sensation. Mais si nous pensons au concept de matière qui est le plus important du monde extérieur (on pourrait dire du monde matériel et ce serait un synonyme), la situation change. La matière n’est point une hypostase de sensation pure et simple ; si elle l’était, ce serait, comme la couleur ou le son, un concept purement qualitatif ; or, elle est une quantité, ou du moins elle admet l’application de la catégorie de quantité. La matière est un concept compliqué, à l’élaboration duquel tous nos sens participent, en premier lieu, du moins chez les hommes normaux, la vue et le toucher. Nous n’avons aucunement l’intention de tenter une déduction complète de ce concept à l’aide de la sensation seule ; peut-être cela n’est-il pas possible, car il n’est pas bien certain que, le concept de matière se liant intimement à celui d’espace, il n’y ait pas là des éléments purement aprioriques, tenant à la constitution même de notre raison. Mais l’analyse à laquelle nous nous sommes livré (p. 317 ss.) montre clairement, à notre avis, qu’entre le concept de quantité matérielle et nos sensations qualitatives correspondantes le rapport est analogue à celui qui relie le concept de vibration lumineuse à la sensation de couleur ou celui de vibration sonore à la sensation du son.

Nous laisserons complètement de côté, comme étant en dehors de notre sujet, la question de savoir comment, à cette image du monde extérieur résultant de notre sensation, ou de notre représentation pour parler avec Schopenhauer, se rattache celle que nous pouvons déduire de notre volonté. Même si l’on postule que celle-ci est primordiale et que notre conception du non-moi vient primitivement de la supposition d’un vouloir étranger au nôtre, ou que l’on adopte même, pour l’origine première du concept du non-moi, telle hypothèse métaphysique que l’on voudra, notre démonstration reste debout dans ses lignes essentielles. Il suffit, en effet, que l’on reconnaisse que le sens commun constitue le concept d’un objet présent à l’aide de sensations hypostasiées plus ou moins transformées et que, par conséquent, le concept d’un objet absent est constitué des mêmes sensations dont on suppose la persistance.

Dès lors, en effet, il devient évident qu’en formant ces concepts des objets extérieurs selon le système du sens commun, notre entendement n’a pas suivi d’autres règles que celles que nous lui avons reconnues en scrutant les procédés de la science. C’est toujours le principe de causalité, la tendance à voir, par besoin d’explication, toutes choses persister sans changement ; c’est aussi, pour répondre à ce besoin, le même procédé de substitution d’une cause quantitative à la sensation qualitative[14].

Et comme, bien entendu, le point de départ ne peut être autre que notre sensation, il est naturel que le premier système que nous adoptions consiste à faire subir à ces sensations le minimum de transformation, à les hypostasier autant que possible telles quelles : c’est-ce que nous appelons le sens commun.

Le terme est d’ailleurs fort bien choisi. En effet, le système simplifie les rapports avec nos semblables ; il importe peu, à ce point de vue, que nos concepts soient plus ou moins adéquats aux choses ; comme les erreurs sont les mêmes chez les autres hommes, elles s’éliminent quand nous communiquons avec eux. « Parmi les hommes, rien n’est égal, rien n’est semblable, hormis les noms des choses » dit Euripide[15] et d’Alembert, dans le Discours préliminaire à l’Encyclopédie, se demande « si cette communication réciproque (entre les hommes) jointe à la ressemblance que nous apercevons entre nos sensations et celles de nos semblables, ne contribue pas beaucoup à former ce penchant invincible que nous avons à supposer l’existence de tous les objets qui nous frappent[16] ». Sans aller aussi loin que d’Alembert, puisqu’aussi bien nous supposons que le concept de l’objet se forme par une voie différente, nous admettrons que le consentement des autres et l’utilité de la communication confirment notre penchant.

Cependant, le système rend aussi de grands services dans nos rapports avec les choses. Il y a réellement, comme le formule M. Mach après Stuart Mill[17], des « groupes de sensations[18] » qui, s’ils n’ont pas une immutabilité absolue, évoluent cependant si peu et avec tant de lenteur que nous avons grand avantage à supposer leur persistance dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire l’existence d’objets. M. Poincaré s’exprime d’une manière analogue en les qualifiant de sensations « unies entre elles par je ne sais quel ciment indestructible et non par le hasard d’un jour[19]. »

M. Ostwald, dont la théorie, nous l’avons vu, tend à faire entièrement abstraction du concept de matière, explique que seules différentes formes de l’énergie réunies dans un seul et même espace agissent sur nos sens et nos instruments, alors qu’une énergie qui se présente séparément ne saurait affecter les uns ni les autres[20]. Il faudrait, semble-t-il, des preuves bien éclatantes pour établir une thèse de ce genre. Ce qui est certain, c’est que nos sensations se suivent de telle façon que la constitution de ce monde d’objets est possible. Et il est certain aussi, ainsi que nous l’avons dit, qu’une fois ce monde constitué, la prévision se trouve facilitée. En d’autres termes, sur le terrain du sens commun tout comme sur celui de la science, les conceptions créées par le principe causal (ou, si l’on veut, avec son aide) favorisent l’application du principe légal. Et comme, d’autre part, l’expérience généralisée, c’est-à-dire la légalité, concourt à la formation de la réalité du sens commun, il en résulte que, dès le début des opérations de notre entendement, les deux principes de causalité et de légalité collaborent et que leurs opérations s’enchevêtrent inextricablement, de même que plus tard dans la science.

Toutefois, comme il s’agit, dans celle-ci, de nos rapports avec les choses, les erreurs ne s’éliminent plus, et, dès que nous poussons un peu nos recherches, le monde du sens commun nous apparaît immédiatement ce qu’il est en réalité, à savoir une première et très grossière ébauche d’un système scientifique et métaphysique. En effet, dès les premiers pas, nous sommes forcés d’abandonner la supposition que les choses sont ce qu’elles nous paraissent ; et dès que nous avons fait cette première concession, nous sommes entraînés immédiatement et irrésistiblement vers la dissolution complète de cette conception qui nous paraissait d’abord si assurée. Voici un bâton. Je vois son double dans la glace, sans croire que l’image soit un bâton réel. Je le plonge dans l’eau et il m’apparaît brisé, mais aussitôt « ma raison le redresse », selon l’admirable expression de La Fontaine. Or, ma raison ne peut le faire qu’en raisonnant. Je suis donc amené à parler de réflexion et de réfraction, de rayons lumineux et d’ondulations. La lumière devient un mouvement, le bâton se résout en une nébuleuse d’atomes et le même raisonnement qui le « redressait » quand il était plongé dans l’eau, me contraint ensuite à affirmer que sa matière ou sa substance doivent persister alors que je le brûle.

Ce qu’il faut surtout remarquer ici, c’est que le même procédé qui a servi à constituer le concept du sens commun sert aussi à le dissoudre. Le causalisme — s’il est permis d’user de ce terme — n’est pas un privilège du savant. Il est le propre de l’homme. Il ne servirait de rien de vouloir écarter cette « métaphysique ». Hertz l’a vu clairement quand il a déclaré que « tout esprit pensant a, en cette qualité, des exigences que le savant a coutume de qualifier de métaphysiques », et quand il en a tiré cette conclusion « qu’aucun scrupule qui, de quelque façon que ce soit, fait impression sur notre esprit, ne peut être écarté par le fait qu’on le qualifie de métaphysique[21] ». Ainsi donc, cette dissolution de la réalité s’opère à la fois d’une façon irrésistible et insensible. Le sens commun n’est qu’une halte plus ou moins artificielle sur une pente constamment déclive. À partir du moment où le bâton a cessé d’être pour moi une pure sensation visuelle, évoquant la possibilité d’une sensation tactile, je ne puis plus m’arrêter, je suis poussé d’expérience en expérience et de raisonnement en raisonnement jusqu’à le faire évanouir complètement dans l’éther.

Une autre halte, également factice, sur le même chemin, est constituée par le mécanisme. Conception infiniment plus parfaite que celle du sens commun, plus conforme encore que celle-ci au postulat causal, il manifeste aussi davantage son accord avec la réalité, et par conséquent est apte à nous faire découvrir une somme de rapports bien plus grande. D’ailleurs le mécanisme ressemble encore en ceci au sens commun que, comme l’a admirablement senti Renouvier[22], réduisant le sensible à certains éléments, les plus abstraits de tous, tels que le mouvement, la résistance, la pénétrabilité, éléments mal déterminés sans doute, mais dont le concept ne s’en constitue pas moins d’une manière à peu près semblable chez tous les hommes, il devient par là un moyen de faciliter les communications, une sorte de « sens commun scientifique ».

Ce que nous avons exposé au sujet de la genèse des notions du sens commun nous fait comprendre mieux encore la vanité de l’effort qui tend à exclure la causalité de la science. Quel devrait être le point de départ d’une science strictement conforme au précepte de Comte et de M. Mach, c’est-à-dire uniquement inspirée par le principe de légalité, faisant abstraction, pour parler avec Renouvier, au profit d’un phénomisme absolu de toute conception substantialiste ? Il faudrait apparemment partir de nos sensations car, M. Mach nous le dit lui-même : « Ce ne sont pas les choses, mais les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d’habitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde[23]. » À dire vrai, il faudrait aller plus loin encore et prendre pour point de départ ces « données immédiates de la conscience » que M. Bergson a réussi à dégager. Est-ce ainsi que procède la science ? En aucune façon. Elle laisse tout d’abord complètement de côté ce problème ; quand elle en parle, c’est pour en réserver la solution à une de ses branches les plus tardives et les plus complexes, la physiologie ; parfois aussi pour l’écarter complètement en le déclarant d’essence métaphysique. Le point de départ de la science est au contraire uniquement dans les données du sens commun, cela est facile à constater, et d’éminents savants l’ont d’ailleurs expressément déclaré. M. Duhem estime que « nos connaissances scientifiques les plus sublimes n’ont pas, en dernière analyse, d’autre fondement que les données du sens commun[24] » et M. Mach nous avertit que « le savant, pour le travail courant (den Handgebrauch), ne saurait se passer des conceptions de substance les plus grossières[25] ».

Le physicien en effet commence par croire aveuglément, comme n’importe quel homme, aux conceptions du sens commun. Il les modifie dans la suite, mais comment les modifie-t-il ? Uniquement en procédant de réalité en réalité. Quand il a dissous le bâton en une nébuleuse d’atomes ou, si l’on veut même, d’ions électriques, ces atomes ou ces ions sont pour lui aussi réels que l’était le bâton ; il n’a, en effet, jamais « réduit » que de substantif en substantif, d’objet en objet. À aucun moment, à moins qu’il ne s’agisse d’ « erreurs d’observation », ou de phénomènes expressément qualifiés de « subjectifs », le physicien, ne fera intervenir la considération du sujet. À aucun moment il ne substituera, dans le cours de ses déductions, à un objet quelque chose de manifestement, de sciemment irréel[26]. « Demandez à votre imagination, s’écrie Tyndall, en parlant des hypothèses sur la nature de la lumière, si elle voudra accepter le concept d’une proportion multiple en vibration[27] » et Hartmann déclare que seuls les habitants d’un asile d’aliénés pourraient tenter des explications physiques à l’aide de concepts sciemment irréels[28].

Mais cette question nous paraît tellement importante, il nous semble à tel point essentiel qu’il ne reste, dans l’esprit du lecteur, aucun doute à ce sujet, que l’on nous permettra d’insister un peu plus longuement. Aussi bien la matière a-t-elle été admirablement élucidée par M. Duhem et, si nous ne pouvons toujours adopter les vues de l’éminent savant, du moins nous aiderons-nous constamment de son analyse.

Voici en quels termes M. Duhem décrit une expérience de physique : « Entrez dans ce laboratoire ; approchez-vous de cette table qu’encombrent une foule d’appareils, une pile électrique, des fils de cuivre entourés de soie, des godets pleins de mercure, des bobines, un barreau de fer qui porte un miroir ; un observateur enfonce dans de petits trous la tige métallique d’une fiche dont la tête est en ébonite ; le fer oscille et, par le miroir qui lui est lié, renvoie sur une règle en celluloïd une bande lumineuse dont l’observateur suit les mouvements ; voilà bien sans doute une expérience ; au moyen du va-et-vient de cette tache lumineuse, ce physicien observe minutieusement les oscillations du morceau de fer. Demandez-lui maintenant ce qu’il fait ; va-t-il vous répondre : J’étudie les oscillations du barreau de fer qui porte ce miroir ? Non, il vous répondra qu’il mesure la résistance électrique d’une bobine. Si vous vous étonnez, si vous lui demandez quel sens ont ces mots et quel rapport ils ont avec les phénomènes qu’il a constatés, que vous avez constatés en même temps que lui, il vous répondra que votre question nécessiterait de trop longues explications et vous enverra suivre un cours d’électricité[29]. » Quiconque a la moindre notion des recherches physiques reconnaîtra immédiatement que cette description, scrupuleusement exacte, caractérise un cas tout à fait général ; non seulement les expériences sur l’électricité, mais à peu près toutes les expériences de physique exécutées dans un laboratoire contemporain sont de ce type. Toutes resteraient lettre close pour l’homme qui ne serait pas au courant du chapitre spécial de la physique auquel elles se rapportent, si grande que fût la peine qu’il se donnât pour les observer. M. Duhem établit, avec beaucoup de rigueur, que l’interprétation théorique que le physicien fait subir aux phénomènes rend seule possible l’usage des instruments[30]. Il en conclut qu’entre les phénomènes réellement constatés et le résultat d’une expérience formulé par un physicien s’intercale une élaboration intellectuelle très complexe[31]. En résumé, « une expérience de physique n’est pas simplement l’observation d’un phénomène ; elle est, en outre, l’interprétation théorique de ce phénomène[32] » et, comme il est impossible même de rendre compte d’une expérience de physique sans user du langage théorique[33], « l’énoncé du résultat d’une expérience implique, en général, un acte de foi en tout un ensemble de théories[34] ».

Pour M. Duhem, ces déductions indiquent qu’il y a une étroite solidarité entre les faits scientifiques d’un chapitre entier de la physique et même de divers chapitres. Noos croyons qu’elles nous font voir en outre à quel point le physicien est étroitement attaché au concept de chose. Qu’est-ce en somme qu’étudie l’électricien pendant l’expérience décrite 7 Il étudie un courant électrique ; pour lui, ce courant et la « résistance » que lui oppose la bobine sont certainement réels. L’homme ignorant la physique, qui le regarde faire, n’y comprend rien. Pour lui, ce qui se passe est un phénomène qui met simplement en jeu le barreau de fer, le miroir, etc., tous objets du sens commun ; mais comme il ignore les théories électriques, il ne peut apercevoir l’objet qui est en réalité le seul observé par le physicien : le courant. Et l’on voit pourquoi il est impossible d’énoncer cette expérience sans faire parler l’hypothèse : c’est que l’expérience se rapporte à une chose créée par celle-ci ; et, bien entendu, l’énoncé, quand on le formulera, impliquera un acte de foi en une théorie, car il se rapportera à l’objet dont l’existence fait le fond de l’hypothèse en question ou même d’un ensemble d’hypothèses.

Dira-t-on que la théorie ne pose pas réellement l’existence de ces objets, que ce sont là simplement des termes faits pour indiquer un ensemble de phénomènes ? Nous avons vu plus haut (p. 44 ss.) que l’attitude entière de la science proteste contre une supposition de ce genre. Observons d’ailleurs que cette supposition est entièrement analogue à celle que des métaphysiciens ont formulée pour nier que le sens commun comporte l’affirmation de quoi que ce soit en dehors de notre conscience (p. 332). Le courant électrique sera donc encore une « possibilité permanente de sensation ». Mais cette conception sera, dans ce cas, tout aussi insuffisante que dans le cas d’un objet du sens commun ; et ce sera vouloir faire violence au sentiment profond de l’électricien, comme tout à l’heure à celui de l’homme naïf. Cachez le galvanomètre au moyen d’un écran et demandez à un électricien si le courant passe. Il croira peut-être que vous vous demandez si un interrupteur n’a pas été tourné par mégarde et vérifiera ce dernier ; mais il se peut aussi qu’il ait des doutes sur le fonctionnement de ses piles et, dans ce cas, il demandera à voir le galvanomètre. Insistez : expliquez que vous lui demandez s’il croit que le courant a cessé de passer du fait seul qu’il ne peut voir le galvanomètre. Si l’homme auquel vous vous adressez n’a aucune culture métaphysique, s’il est resté préservé du « doute philosophique » et si vous lui avez bien fait comprendre la portée de votre question (ce qui ne sera pas chose facile, tellement elle lui paraîtra bizarre), eh bien, s’il est sincère, il vous rira au nez. Le doute, dans ce cas, lui paraîtra aussi injustifié que si vous lui demandiez s’il doute de l’existence de sa femme ou de son atelier, simplement parce qu’il n’aperçoit ni l’un ni l’autre en ce moment. Sa croyance aux objets des deux catégories est, de toute évidence, analogue, découle de la même source. Et même le savant accessible au doute philosophique, quand, dans son laboratoire, il travaille à l’aide du courant et tant qu’il y travaille, y croit « dur comme fer », comme dit le populaire. Il est obligé d’y croire, obligé de se servir des « conceptions de substance les plus grossières », pour parler comme M. Mach. Sans doute, sa foi n’est pas absolue, ni surtout immuable, mais tel est le cas aussi pour ses croyances de sens commun, qu’il quitte quand il s’adonne à la spéculation métaphysique et reprend dès qu’il rentre dans la vie quotidienne. Les électriciens ont, de tout temps, tellement cru au courant, ils l’ont tellement vu qu’ils ont fini par le « matérialiser », à peu près à la manière dont un médium spirite prétend matérialiser sa pensée. Quiconque se demanderait si le courant est vraiment un objet réel, n’aurait qu’à se référer aux théories les plus récentes ; ici le courant consiste en un véritable flux d’électrons ; il est d’ailleurs impossible de douter que ces derniers ne soient conçus comme réels, puisque c’est eux qui constituent la matière et qui sont censés être par conséquent la source de toute réalité.

Pourtant, ce courant électrique n’est certainement, à aucun degré, un objet du sens commun ; ce terme même lui est inapplicable, puisqu’il n’est pas commun aux hommes, l’immense majorité de l’humanité l’ignorant. On pourrait, il est vrai, objecter que le cas est le même pour tout objet rare, par exemple pour une variété curieuse d’orchidée que peu de personnes ont vue ; mais il suffirait, dans ce dernier cas, de la montrer à n’importe quel homme pour qu’il la voie, tandis que, s’il ne connaît rien à l’électricité, il ne pourra apercevoir le courant. Mais voici qui est plus probant. L’objet du sens commun se compose, nous l’avons vu, de sensations hypostasiées ; or, nous n’avons pas de sensations spécifiques d’électricité, ne possédant point d’organe sensible à cette forme d’énergie. Un fil par lequel passe un courant de 10 000 volts ne change pas d’aspect pour nous quand on tourne le commutateur ; et quand le courant ou l’étincelle passent par notre corps, tout ce que nous ressentons, c’est un ébranlement d’un genre particulier, mais un ébranlement simplement mécanique. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’il est impossible d’énoncer quoi que ce soit concernant le courant électrique en termes du sens commun. Ou plutôt, cela n’est pas tout à fait impossible, mais extrêmement malaisé. L’électricien de M. Duhem qui envoyait le spectateur suivre un cours d’électricité, s’est contenté d’affirmer que c’est trop long à expliquer, ce qui est parfaitement exact. On est parti des données du sens commun, on peut donc à la rigueur y retourner ; mais cela nécessitera quantité de périphrases. Et, qu’on le remarque bien, si l’on veut retourner à la sensation immédiate, il n’y aura pas d’autre voie que par ces concepts du sens commun, puisqu’entre le courant électrique et la sensation il n’y a aucun lien direct. Ainsi, au lieu d’une transposition simple comme pour les concepts du sens commun, nous avons une transposition double, d’abord en concepts du sens commun et ensuite, ceux-ci servant de base, en concepts de la théorie scientifique. De toute évidence la science, en progressant, tourne le dos à la sensation immédiate et nous avions raison d’affirmer qu’elle ne nous y ramène jamais. Quand elle crée du nouveau, ce sont de nouvelles réalités, de nouveaux objets.

Au surplus, il n’y a là aucune particularité mystérieuse de notre imagination. Le savant n’obéit qu’à deux principes, celui de légalité et celui de causalité. Le premier, cela est clair, ne peut servir qu’à établir des rapports entre concepts déjà préexistants. Il est donc impuissant, à lui tout seul, à modifier ces concepts ; quand il en montre l’insuffisance (p. 322), il faut encore que le principe de causalité, qui les a créés, intervienne pour les modifier. Or, ce principe procède d’identité en identité, ou supposée telle ; il ne peut donc remplacer un concept par un autre qui lui soit hétérogène et, par conséquent, si nous partons d’un objet considéré comme réel, nous arriverons naturellement à un objet du même genre. Sans doute, il y a quelque part, au début (ou à la fin si l’on veut), entre la sensation et l’objet une sorte de gouffre que le principe de causalité franchit allègrement ; mais c’est que le saut est forcé et que, d’ailleurs, nous le faisons inconsciemment. Le travail de la science est au contraire conscient, le savant procède à pas comptés et dont il peut à son gré réduire l’amplitude ; par conséquent tout écart, toute rupture de continuité deviendraient immédiatement apparents.

On voit à quel point est inapplicable le précepte que l’on serait tenté de donner au savant : celui de se limiter à la destruction de la réalité du sens commun, sans en créer de nouvelle. C’est qu’il a créé en détruisant, et que ce n’est qu’au profit de la réalité nouvelle qu’il a aboli l’ancienne.

On peut aussi lui conseiller d’abolir, d’emblée et par décret pour ainsi dire, toute réalité. En effet, pour sortir du sens commun, il y a une autre voie encore que celle de la pensée scientifique : c’est la voie de la pensée métaphysique. Le physicien, pour peu qu’il professe en philosophie des opinions idéalistes, n’aura en apparence aucune difficulté à produire en lui cette abolition ; mais en apparence seulement. Le solipsiste le plus déterminé, quand il ouvre les yeux le matin, voit la matière et la touche quand il étend la main. C’est que cette « métaphysique » se fait en nous, sans notre aveu, instantanément, irrésistiblement, au point que nous croyons à une simple réception passive de nos sens là où il y a en réalité un travail très compliqué de notre cerveau. « Je sais, dit Reid, que cette croyance (à la réalité du monde extérieur) n’est pas l’effet de l’argumentation et du raisonnement, elle est l’effet immédiat de ma constitution[35]. » Et avant ce « philosophe du sens commun » comme on l’a appelé, un métaphysicien qui faisait profession d’opinions diamétralement opposées, le plus extrême pyrrhonien peut-être qu’ait connu l’histoire de la philosophie moderne, Huet, l’évêque d’Avranches, écrivait : « Lorsqu’il s’agit de conduire sa vie, de s’acquitter de ses devoirs, nous cessons d’être philosophes, d’être douteux, incertains, nous devenons idiots, simples, crédules, nous appelons les choses par leurs noms[36]… »

Sans doute, Huet entendait simplement que nous avons besoin du sens commun pour agir. Mais la prodigieuse facilité avec laquelle s’opère le retour des concepts du sens commun que nous croyions abolis, montre que cette abolition n’a été qu’apparente, que nous ne nous en étions pas entièrement affranchis, que nous étions toujours dominés par le besoin « métaphysique[37] ».

Bien entendu, selon la théorie du sens commun que nous avons exposée plus haut, ce besoin non plus n’a rien de mystérieux ai de primordial. C’est simplement une expression de la tendance à voir nos sensations persister dans le temps. Or, elles varient sans cesse ; et cela nous paraît déraisonnable. Il faut qu’elles demeurent, et comme elles ne peuvent demeurer en nous, nous les logeons au dehors, nous créons peut-être même le dehors pour les y loger. Que si maintenant, par l’intervention de la science, cette première série d’objets créés est démontrée contradictoire, inexistante, il nous faut aussitôt en créer d’autres. En effet, nos sensations ne peuvent pas subsister par elles-mêmes, indépendamment, car leur variation dans le temps serait sans cause ; il faut donc créer cette cause, cause permanente, et si ce ne peuvent être les objets doués de qualités du sens commun, ce seront les atomes et les électrons. C’est là ce qui achève de nous convaincre que le savant ne pourra jamais se dégager de l’objet, qu’il ne pourra que remplacer une réalité par une autre, un peu moins illogique, mais tout aussi chimérique au fond et destinée d’ailleurs à sombrer à son tour dans l’abîme de l’enfer ou plutôt de l’espace non différencié.

Que si, au contraire, le savant arrête ses déductions causales ou qu’il les écarte complètement de la science, il en résultera tout simplement que la conception du sens commun restera debout, conception tout aussi métaphysique que n’importe quelle autre, mais dont, en outre, l’inconsistance complète éclate au moindre raisonnement scientifique. Retranchons toute hypothèse atomique et mécanique d’un chapitre déterminé de la science. Il reste des lois, c’est-à-dire l’énoncé de rapports, non pas entre des phénomènes de notre conscience, mais entre des objets matériels, c’est-à-dire entre des images causales. Nous n’aurons donc absolument rien gagné, au point de vue philosophique, à éliminer la « métaphysique » des théories, ni à donner à ces dernières, par des artifices plus ou moins compliqués, une forme telle que leur contenu métaphysique, l’hypothèse sur la nature de la réalité, soit pour ainsi dire oblitéré[38].

Quant à nous abstenir de toute métaphysique, c’est là une prétention tout à fait vaine. La métaphysique pénètre la science tout entière, pour la raison bien simple qu’elle est contenue dans son point de départ. Nous ne pouvons même pas la cantonner dans un domaine précis. « Primum vivere, deinde philosophari » semble être un précepte dicté par la sagesse. C’est en réalité une règle chimérique, à peu près aussi inapplicable que si l’on nous conseillait de nous affranchir de la force de gravitation. Vivere est philosophari.

Il résulte de ce qui précède que nous n’apercevons pas, entre le sens commun et la science, la grande différence qu’on a voulu y voir parfois. Nous croyons à la lettre, comme M. Le Roy lui-même l’avait autrefois formulé, que la science correspond à la même attitude que le sens commun[39] ? Quand ce philosophe nous dit que le savant fait les faits scientifiques et non pas les faits bruts[40], nous sommes également d’accord, puisque le fait scientifique nous apparaît comme se rapportant à un objet que le savant a créé. Mais c’est à condition que l’on nous accorde qu’en le faisant, il a suivi exactement le même procédé que le sens commun a employé pour créer le fait brut. Quand M. Le Roy affirme[41] qu’il y a dans le phénomène de l’éclipse deux faits, un fait du sens commun et un fait du savant, nous demandons à nous expliquer. Ce qu’il y a tout d’abord dans le phénomène de l’éclipse, c’est une série de « données immédiates de la conscience » selon M. Bergson, infiniment difficiles à atteindre, parce que notre conscience les transforme instantanément, infiniment difficiles aussi à exposer, parce que le langage tout entier a été fait en vue des « réalités » créées par le sens commun et les théories scientifiques. Mais ce qui est certain, c’est que ces données immédiates ne contiennent que des états subjectifs et rien qui ressemble à un fait extérieur. Le fait extérieur, le fait brut naît avec le sens commun. Mais aussitôt né, il est attaqué par la critique scientifique. Ou plutôt fait brut et fait scientifique ne font qu’un, il n’y a entre les deux nulle solution de continuité. Quand je regarde le soleil qui va être éclipsé, qu’est-ce que je vois ? Est-ce une tache brillante et plane ou quelque chose de convexe ? Il n’est pas bien aisé de le dire. Il est à peu près sûr que nos ancêtres voyaient la tache plane ; mais on nous a, depuis notre enfance, tellement répété qu’il y avait là une sphère que nous croyons la voir : et très certainement l’astronome qui regarde le soleil tous les jours, qui voit les taches se déplacer et changer d’aspect suivant leur situation, à mesure que le soleil tourne, voit le soleil comme une sphère. Il le voit mieux encore pour la lune qui est plus près de nous et dont le relief est bien plus accusé et l’on ne saurait douter que, s’il est habitué à la voir, au télescope, comme un corps sphérique, il la voit telle aussi quand il la regarde à l’œil nu et qu’il ne peut plus avoir la vision d’une tache plane ; de même que nous croyons voir un homme dans l’obscurité, mais sommes incapables de l’apercevoir de nouveau quand nous avons acquis la conviction qu’il n’y avait là qu’un arbre[42]. Pour le ciel certainement, nous sommes à peu près incapables de voir la voûte de cristal de nos ancêtres. Cette expression qui désignait pour eux une réalité, quelque chose qu’ils croyaient apercevoir, est pour nous une pure métaphore ; en dirigeant nos regards vers le ciel, nous ne découvrons pour ainsi dire plus de fond, nous avons l’impression de plonger du regard dans l’espace infini, sans limite. Tous ces faits dérivent d’ailleurs, sans aucun doute, de cette constatation fondamentale que nous avons formulée tout à l’heure, à savoir que le souvenir généralisé, c’est-à-dire notre savoir, entre dans notre perception, est une partie constitutive de celle-ci. M. Le Roy concède qu’il n’y a pas, entre le sens commun et la science, de limite précise, qu’il existe entre eux, dans l’intervalle, une zone trouble[43]. C’est là, à notre avis, une concession insuffisante, nous supposons une continuité absolue, le sens commun n’étant qu’un système scientifique et métaphysique et se transformant sous l’influence de la science, avec beaucoup plus de lenteur pourtant que les théories scientifiques proprement dites.

Notre conception se rapproche bien davantage de celle de M. Duhem à qui, surtout au commencement de cet exposé, nous avons fait de si larges emprunts. Cependant, nous ne sommes pas bien sûr d’avoir compris la différence que l’éminent savant établit entre le sens commun et les théories scientifiques. M. Duhem compare un officier de marine donnant, en langage technique, un ordre à ses matelots et un physicien parlant de piles, de pressions et de force électromotrice, et fait ressortir que les commandements de l’officier répondent, dans l’esprit de ses hommes, à des actes déterminés à accomplir, tandis que l’énoncé du physicien peut être réalisé d’une infinité de manières différentes[44]. Mais le physicien, à son tour, ne peut-il pas parler d’une manière moins générale, plus définie ? Et l’officier de marine ne peut-il s’exprimer en termes plus généraux, de façon à indiquer seulement le but à atteindre ? Quand un capitaine, avant d’entrer au port, indique au pilote la partie du bassin où il voudrait s’amarrer, le pilote n’a-t-il pas le choix des mouvements, des manœuvres, infiniment variés, par lesquels il peut atteindre le mouillage désiré ? Et puis, l’ordre même de l’officier, à y regarder de près, laisse un champ infini à l’indétermination. Le matelot sait bien qu’il doit tirer sur telle corde ; mais, pour ce faire, il peut placer la jambe gauche avant la droite ou inversement, et ainsi de suite ; en un mot il a le choix entre une multitude véritablement infinie de mouvements divers et qui n’auront de commun, tout comme les diverses opérations du physicien répondant au même énoncé, que d’amener un résultat considéré comme identique. M. Duhem s’est, à notre avis, approché davantage de la réalité en opposant les abstractions spontanées du sens commun aux abstractions lentes, compliquées, conscientes, des théories physiques[45]. C’est là, croyons-nous, la véritable différence ; le sens commun agit inconsciemment, et même là où il a été modifié par la science (comme dans le cas de la lune que l’astronome voit convexe), son action est instantanée ; d’autre part, il agit à peu près identiquement chez l’immense majorité des hommes : ainsi ses décrets, par suite de leur spontanéité et du consentement général dont ils bénéficient, paraissent acquérir une certitude supérieure. Mais, en réalité, ils sont de même nature, engendrés par le même procédé que ceux de la science.


  1. Bergson. Introduction à la métaphysique. Revue de métaphysique, XI, 1903, p. 5.
  2. id. Matière et mémoire. Paris, 1903, p. 20.
  3. Ib., p. 59.
  4. A.-M. Ampère. Essai sur la philosophie des sciences. Paris, 1834-1843, vol. Ier, p. 51.
  5. Bergson. Perception et matière. Revue de métaphysique, IV, 1896, p. 272. Matière et mémoire, p. 202.
  6. Spir. Pensée et réalité. Paris, 1896, p. 34.
  7. Hume. A Treatise on Human Nature. Londres, 1878, p. 479. Cf. Psychologie, trad. Renouvier et Pilon. Paris, 1878, p. 249.
  8. Schopenhauer. Ueber die vierfache Wurzel, etc., Werke, éd. Frauenstaedt. Leipzig, 1877, p. 82. Cf. Die Welt als Wille und Vorstellung, vol. I, p. 10.
  9. Huxley. Lay Sermons. Londres, 1887, p. 124.
  10. « Car c’est surtout de quelque chose qui est en puissance que vient le corps effectif et réel. » Aristote. Traité du ciel, l. III, chap. iii, § 1.
  11. J. S. Mill. Examen de la philosophie de Hamilton, trad. Cazelles. Paris, 1869, p. 214.
  12. Ostwald. Vorlesungen, p. 40.
  13. Lotze. Metaphysik. Leipzig, 1879, p. 506-507.
  14. Nous croyons que c’est le sentiment plus ou moins conscient, mais très puissant, de cette analogie qui se retrouve au fond des affirmations de la continuité du sens commun et de la science. Mentionnons surtout, dans cet ordre d’idées, la déclaration à laquelle aboutit M. Painlevé dans la conclusion de son travail sur le principe d’inertie : « Si c’est une convention de dire que la terre tourne, c’est également une convention de dire qu’elle existe, et ces deux conventions se justifient par des raisons identiques » (Bull. Soc. phil., 5e  année, 1905, p. 50). Ajoutons cependant que selon M. Painlevé, l’une et l’autre convention ont leur source uniquement dans ce qu’il appelle le « principe de causalité » et qui n’est que la conviction que les lois de la nature ne se modifient pas dans l’espace et le temps (cf. aussi ib., p. 31 ss.) ; c’est donc l’énoncé que nous avons qualifié de principe de légalité. — M. Hermann Cohen (Logik der reinen Erkenntniss. Berlin, 1902, p. 379) après avoir déclaré que la matière et l’éther sont deux hypothèses équivalentes, ajoute : « C’est le préjugé de la sensation qui fait que la matière paraît moins sous l’aspect d’une hypothèse. »
  15. Euripide, éd. Fix. Paris, 1855. Phœnissæ, p. 84 (Étéocle).
  16. D’Alembert. Discours préliminaire à l’Encyclopédie, p. 21. — Une théorie analogue sur le rôle de l’élément social dans les conceptions du sens commun a été formulée récemment par M. Lalande (Revue philosophique, LIII, 1902, et Bulletin de la Société française de philosophie, IIIe année, 1903, p. 58 ss.).
  17. J. S. Mill. La philosophie de Hamilton, trad. Cazelles. Paris, 1869, p. 216.
  18. E. Mach. Die œkonomische Natur der physikalischen Forschung, Almanach der Akademie der Wissenschaften. Vienne, 1882, p. 307.
  19. H. Poincaré. La valeur de la science, p. 270.
  20. Ostwald. Vorlesungen. Leipzig, 1902, p. 181.
  21. H. Hertz. Gesammelte Werke. Leipzig, 1893, vol. III, p. 27 ss.
  22. Renouvier. Critique philosophique, IX, p. 349.
  23. E. Mach. La mécanique, trad. É. Bertrand. Paris, 1904, p. 451.
  24. Duhem. L’évolution de la mécanique, p. 179.
  25. Mach. Die Principien der Waermelehre. Leipzig, 1896, p. 429.
  26. La manière de voir que nous développons dans le texte apparaît comme l’exacte contre-partie de l’opinion de Spir, d’après laquelle la science procède de changement en changement, mais n’arrive jamais à un véritable objet (Pensée et réalité, p. 98-99). Cependant la divergence est, semble-t-il, dans les termes plus que dans le contenu réel des deux thèses. Mais Spir, sans doute, a été influencé par la confusion qu’il commet entre la légalité et la causalité.
  27. Tyndall. Fragments of Science. Londres, 1871, p. 136.
  28. Hartmann, l. c., p. 22.
  29. Duhem. La théorie physique. Paris, 1906, p. 234-235.
  30. Ib., p. 248.
  31. Ib., p. 247.
  32. Ib., p. 233.
  33. Ib., p. 266-267.
  34. Ib., p. 300. Lavoisier déjà constatait « l’impossibilité d’isoler la nomenclature de la science et la science de la nomenclature ». (Traité élémentaire de chimie, Œuvres. Paris, 1864, vol. I, p. 2). La nomenclature de Lavoisier est évidemment l’expression d’une théorie.
  35. T. Reid. Works, éd. Hamilton. Édimbourg, 1846. Of the Human Mind, p. 183.
  36. Huet. Traité philosophique de la faiblesse de l’esprit humain. Amsterdam, 1723, p. 242.
  37. Hartmann (l. c., p. 14 ss.) constate malicieusement avec quelle déplorable aisance les philosophes idéalistes, même au cours de leurs raisonnements en apparence les plus abstraits, retombent dans le réalisme.
  38. Hartmann, entre autres, a fort bien démêlé que ce qu’on décore généralement du nom de positivisme n’est, au point de vue métaphysique, qu’un réalisme naïf à peine transformé (l. c., p. 55).
  39. É. Le Roy. Science et Philosophie. Revue de métaphysique, VII, 1899, p. 511.
  40. id. La science positive et la liberté. Congrès de philosophie de 1900, vol. I, p. 333.
  41. id. Bulletin de la société française de philosophie, 1901, p. 17.
  42. Helmholtz (Vortraege und Reden, 4e  éd. Brunswick, 1896, p. 114) raconte qu’étant enfant il voyait, en passant à côté d’une tour, de petites poupées sur la galerie supérieure et qu’un jour il avait demandé à sa mère d’étendre le bras pour en prendre quelques-unes. « Plus tard, ajoute-t-il, j’ai bien souvent dirigé mes regards vers la galerie de cette tour, quand il y avait là des hommes, mais ceux-ci ne voulaient plus se transformer, pour mon œil plus exercé, en jolies poupées. » C’est un excellent exemple de l’impossibilité du retour à la perception primitive, quand celle-ci a été modifiée par un savoir acquis ultérieurement.
  43. É. Le Roy. Bull. soc. phil., 1901, p. 20.
  44. Duhem, l. c., p. 210.
  45. Ib., p. 272.