Identité et réalité/Chapitre I

Félix Alcan (p. -46).

CHAPITRE PREMIER

LA LOI ET LA CAUSE

Un phénomène a frappé notre attention. Au premier abord il nous a paru énigmatique. Nous l’avons étudié et nous nous l’expliquons maintenant. Nous en connaissons la cause.

Que signifient au juste ces termes ? Qu’est-ce qu’une explication scientifique ? Qu’est-ce que la cause que nous avons cherchée ?

À cette question, une réponse précise a été donnée, il y a près de deux siècles, par Berkeley[1] : « Une fois les lois de la nature découvertes, dit le célèbre philosophe idéaliste, il faut qu’ensuite le philosophe montre que de l’observation constante de ces lois, c’est-à-dire de ces principes, un phénomène quelconque découle nécessairement : c’est là expliquer et résoudre des phénomènes et indiquer la cause, c’est-à-dire la raison pour laquelle ils se produisent. » On voit par le contexte que Berkeley concevait les lois et principes dont il est question dans ce passage comme expérimentaux (experimentis comprobatæ).

Ainsi donc, la cause d’un phénomène c’est la loi, la règle empirique qui régit toute la classe des phénomènes analogues. Cette règle nous indique que tel ensemble de phénomènes entraîne tel autre ensemble. Comme nous ne pouvons observer que dans le temps, successivement, la loi empirique revient en réalité à une loi de succession des phénomènes. Et dès lors cette formule de Berkeley équivaut à celle énoncée un peu plus tard par Hume ; à savoir que le concept de cause, la causalité, se réduit à la succession[2].

La formule de Berkeley a été bien souvent reprise plus tard. Une pierre tend à tomber, nous dit Taine, « parce que » tous les objets tendent à tomber[3]. Helmholtz écrit : « Le principe de causalité n’est autre chose que la supposition que tous les phénomènes de la nature sont soumis à la loi[4] ». Hannequin déclare de même que « chercher la cause d’un fait, pour un physicien, c’est en chercher la loi[5] », et M. Ostwald énonce comme formule du principe de causalité : « si l’on établit les mêmes conditions, le phénomène se déroulera de même manière[6] », énoncé qui, on le voit, se rapproche des conceptions de Hume.

Il y a là une assimilation complète entre les deux concepts de cause et de loi, le second absorbant entièrement le premier. Mais la tendance contraire a également existé, c’est-à-dire qu’on a tenté d’englober la loi dans la cause. Ainsi Lucrèce après avoir énoncé ce qui est, nous le verrons plus tard, une des formes du principe de causalité, déclare que, si on ne l’admet point, on est forcé de renoncer à établir une régularité quelconque dans la nature. « Les mêmes fruits ne naîtraient pas toujours des mêmes arbres, mais ils varieraient sans cesse, tous les arbres porteraient tous les fruits[7] », et dix-huit siècles plus tard, Jean Bernoulli s’exprime d’une manière identique en déclarant que si nous rejetons le principe de causalité, « toute la Nature seroit tombée dans le désordre[8] ».

Il semble que cette assimilation ne pourrait s’expliquer que s’il y avait une réelle identité logique entre les deux concepts de loi et de cause, si les deux termes étaient synonymes. Tout le monde sait qu’il n’en est pas ainsi. Il importe cependant d’éclaircir davantage cette question.

Reprenons la formule de Helmholtz en la considérant pour ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire comme l’expression du principe non pas de causalité, mais de légalité. Ce dernier terme n’est pas usité dans le sens que nous lui donnons, nous le croyons cependant clair : il signifie la domination de la loi. Cela nous permettra de traduire avec plus d’exactitude la fin de la phrase de Helmholtz que nous avons citée plus haut et où ce dernier stipule littéralement « la supposition de la légalité (Gesetzlichkeit) de tous les phénomènes de la nature[9] ».

Comment arrivons-nous à formuler des lois ? Par l’observation et la généralisation des phénomènes. La faculté généralisatrice de l’esprit humain a, de tout temps, beaucoup occupé les philosophes ; mais c’est un chapitre de la logique que nous entendons ici laisser complètement de côté. Nous considérerons comme donné que l’esprit humain possède la faculté de former à l’aide de la perception de divers individus le concept homme, de même qu’à l’aide de la perception de différents morceaux d’une matière jaune, inflammable, etc., il formera le concept soufre. Le principe de la légalité de la nature postule évidemment la formation de ces concepts, car les phénomènes étant infiniment divers, nous ne pourrions formuler des règles et d’ailleurs, une fois formulées, elles ne nous serviraient de rien, sans la faculté de généralisation.

Helmholtz, nous venons de le voir, qualifie la légalité de « supposition » ; mais, à certains égards, elle est bien plus que cela, elle est une véritable conviction, peut-être la plus forte d’entre celles que nous sommes susceptibles de nourrir. En effet, tous nos actes conscients sont des actes intentionnels, c’est-à-dire entrepris en vue d’une fin que nous prévoyons ; or, cette prévision serait entièrement impossible, si nous n’avions la conviction absolue que la nature est ordonnée, que tels antécédents déterminent, et détermineront toujours, tels conséquents. C’est ce que Aug. Comte a résumé en ces termes : « Science d’où prévoyance, prévoyance d’où action[10]. »

On a prétendu quelquefois que cette conviction était uniquement fondée sur l’expérience. Mais cela paraît malaisé à concevoir. Sans doute, au point de vue abstrait, on peut complètement séparer l’observation de l’action, construire un type d’observation d’où tout élément d’action serait absent. Mais quand on pense au fonctionnement de nos organes de sensation, aux actes élémentaires intentionnels ou semi-intentionnels qu’il suppose, tels que de tourner les yeux ou de déplacer les mains, on se prend à douter que cette séparation soit possible dans la réalité, ni surtout que la période d’action soit ou ait jamais été précédée dans la nature d’une période d’observation, destinée à asseoir la conviction que l’ordre y règne. Il est certain, en effet, que l’homme primitif, si proche de l’animal qu’on se le figure, devait être pénétré de cette conviction, puisqu’il a agi ; et l’animal même agit, ce qui, à moins de supposer, comme Descartes, qu’il soit une simple machine ou qu’il fasse toute chose poussé par l’instinct seul, implique que son intelligence, sur ce point, ne diffère pas radicalement de la nôtre. Le chien à qui je jette un morceau de viande sait le happer au vol : c’est qu’il connaît d’avance la trajectoire que ce corps décrira en tombant ; elle lui apparaît sans doute, non moins qu’à nous, comme une manière de se comporter, propre à l’objet lancé dans certaines circonstances, c’est-à-dire comme une loi. Gœthe l’a dit : « Au commencement était l’action[11]. »

Seulement, les facultés de généralisation et d’investigation du chien sont extrêmement limitées. C’est pourquoi il ne sait prévoir qu’un nombre très restreint de phénomènes. L’homme primitif lui était déjà immensément supérieur. Ses prévisions, il est vrai, fondées sur la conviction de la légalité, ne s’appliquaient qu’à une partie de la nature ; un grand nombre de phénomènes lui apparaissaient comme échappant à la règle, étant dus au libre arbitre de puissances invisibles. Mais, si générale que l’on suppose cette conception, elle n’a sans doute jamais embrassé que la moindre partie des phénomènes ordinaires de la vie, la très grande majorité de ces derniers ayant toujours été conçus comme purement légaux : Adam Smith a fait remarquer qu’il n’y a jamais eu, chez aucun peuple de la terre, un dieu de la pesanteur[12].

Le progrès de la science a eu naturellement pour conséquence de restreindre de plus en plus le domaine du merveilleux. La science, comme l’a dit si bien M. H. Poincaré, est « une règle d’action qui réussit[13] » ; et là où nos ancêtres ne voyaient que miracles échappant à toute prévision, nous distinguons de plus en plus l’action de lois rigoureuses. Cependant, et si marqué que soit le progrès en question, suffit-il pour expliquer la conviction de la légalité, même chez l’homme moderne ? Le nombre des phénomènes dont nous connaissons les règles est nécessairement infime comparé à celui de la nature entière, le premier étant limité et le second infini ; toute conclusion générale partant des phénomènes connus et embrassant la nature entière paraît donc, au point de vue logique, caduque. C’est là, sans doute, ce qui explique que des philosophes, préoccupés de ce point de vue seul, aient paru quelquefois douter de la domination absolue de la légalité dans la nature. L’exemple le plus frappant est celui d’Auguste Comte. Comte croyait que « les lois naturelles, véritable objet de nos recherches, ne sauraient demeurer rigoureusement compatibles, en aucun cas, avec une investigation trop détaillée[14] ». Il s’agit pour lui, on le voit, non pas de telle ou telle loi, qu’il vaudrait mieux, tout en la sachant seulement approchée, maintenir provisoirement faute d’une loi meilleure, mais de la loi, c’est-à-dire de la légalité de la nature en général. Comte ne croit pas qu’au-dessous de cette loi il puisse y en avoir une meilleure, peut-être plus compliquée, mais s’adaptant plus étroitement aux phénomènes ; il est convaincu qu’une investigation trop détaillée nous amènerait à connaître des phénomènes échappant à toute loi, à toute règle. Aussi proscrit-il sévèrement toutes recherches de ce genre ; accumulant des termes de réprobation, il déclare « incohérents ou stériles », procédant d’une « curiosité toujours vaine et gravement perturbatrice », d’une « puérile curiosité stimulée par une vaine ambition » les travaux où l’on se sert d’instruments de mesure trop précis ; il proteste hautement contre « l’abus des recherches microscopiques et le crédit exagéré qu’on accorde trop souvent encore à un moyen d’investigation aussi équivoque » et n’hésite pas à invoquer, contre « l’active désorganisation » dont le système de connaissances positives lui paraît menacé par suite de ces tentatives, le bras séculier du « véritable régime spéculatif » de l’avenir[15].

Nous verrons plus tard quelle a été, chez Comte, la source de ces opinions. Pour bien saisir à quel point elles sont étrangères aux principes qui guident réellement la marche de la science, ce n’est peut-être pas assez d’établir, comme on l’a fait avec beaucoup de justesse, que celle-ci a suivi depuis, dans cet ordre d’idées, une direction diamétralement opposée à celle qu’indiquait le fondateur du positivisme ; qu’elle a recherché et recherche encore, inlassablement, des phénomènes de plus en plus menus, des mesures de plus en plus précises, que son souci constant a été de perfectionner ses moyens d’investigation, et, entre autres, le thermomètre et le microscope, si odieux à Comte, bien au delà des limites où s’arrêtait leur pouvoir à cette époque[16]. Ce qu’il faut dire encore, c’est qu’en dépit de la notoriété de l’œuvre de Comte et de l’autorité dont jouissent ses écrits, jamais aucun savant, au cours de ses recherches, n’a essayé de suivre les principes en question. Sans doute, devant un ensemble de phénomènes, un savant peut se demander si les données qu’il possède et celles que ses moyens d’investigation lui permettront d’acquérir suffiront pour débrouiller les lois qui les régissent ; mais jamais aucun physicien, chimiste ni astronome, ne s’est demandé si les phénomènes qu’il allait étudier, quelle que fût leur nature, étaient ordonnés ; jamais aucun savant digne de ce nom n’a douté que la nature ne soit entièrement soumise, jusque dans ses replis les plus intimes, à la légalité. Un doute à cet égard eût suffi, comme l’a dit justement M. G. Léchalas[17], pour arrêter toute recherche.

Serait-ce là, comme on l’a dit parfois, une manière de penser particulière au savant ou à l’homme moderne formé à son école ? Mais nous avons vu au contraire qu’elle n’a pu être acquise par expérience, qu’actuellement encore l’expérience ne la justifie pas, qu’elle ne la justifiera jamais ; et il semble bien que, partout où ils se croient en face de la nature morte seule, où ils ne supposent pas l’intervention du libre arbitre d’un être vivant, l’homme primitif et même l’animal aient à ce sujet des opinions entièrement analogues aux nôtres. Quelle est donc la source de cette conviction, comment se fait-il que nous ayons une foi absolue dans la valeur des lois, que nous supposions leur existence là même où nous n’avons pas encore su en formuler ?

Pour le comprendre, nous n’avons qu’à nous rappeler que la prévision est indispensable pour l’action. Or, l’action est, pour tout organisme de la série animale, une nécessité absolue. Entouré d’une nature hostile, il faut qu’il agisse, qu’il prévoie s’il veut vivre. « Toute vie, toute action, dit M. Fouillée, est une divination consciente ou inconsciente : devine ou tu seras dévoré[18]. » Donc, je n’ai pas le choix de croire à la prévision, c’est-à-dire à la science, ou de n’y pas croire. Si je veux vivre, il faut que j’y croie ; dès lors, il n’est pas étonnant que cette conviction, fondée directement sur le plus puissant des instincts de l’organisme, celui de la conservation, se manifeste avec une force singulière.

En définissant la science par son utilité au point de vue de l’action, n’en avons-nous pas réduit le domaine ? De tout temps, le savant qui ne s’occupe point de recherches immédiatement utilisables a été un sujet de moqueries pour le vulgaire ; et certainement, à l’heure actuelle, beaucoup de physiciens, de chimistes, de géologues, etc., travaillent sur des problèmes dont la solution ne paraît pas comporter de conséquences pratiques. Ces recherches sont-elles illégitimes ?

Auguste Comte était d’avis qu’il y avait bien, de ce côté encore, une limite, que certaines recherches étaient radicalement inutiles et d’ailleurs en même temps frappées d’avance de stérilité, telles, par exemple, les recherches sur la constitution physique des astres. Voici en quels termes Comte déduit l’existence de cette limite :

« Il existe, dans toutes les classes de nos recherches, et sous tous les grands rapports, une harmonie constante et nécessaire entre l’étude de nos vrais besoins intellectuels et la portée effective, actuelle ou future, de nos connaissances réelles. Cette harmonie… dérive simplement de cette nécessité évidente : nous avons seulement besoin de connaître ce qui peut agir sur nous d’une manière plus ou moins directe et d’un autre côté, par cela même qu’une telle influence existe, elle devient pour nous tôt ou tard un moyen certain de connaissance[19]. »

Il est permis de douter que la déduction de Comte soit valable, même au point de vue de sa définition de la science. Il y a, en effet, au fond de ce raisonnement, un postulat : c’est que nous sommes capables de distinguer d’avance, par un moyen quelconque, « ce qui peut agir sur nous d’une manière plus ou moins directe », c’est-à-dire les connaissances qui sont susceptibles de nous être utiles, d’avec celles qui ne pourront jamais nous rendre aucun service. En effet, s’il n’en était pas ainsi, la distinction établie par Comte n’aurait pas de sens, car elle ne permettrait de tracer aucune limite. Or, il est aisé de s’apercevoir que le postulat n’est pas soutenable. L’univers, au point de vue de ses rapports avec nous, est un tout ; toutes ses parties doivent agir les unes sur les autres et toutes peuvent, directement ou indirectement, réagir sur nous. Une partie de l’univers qui n’aurait avec nous aucun rapport possible, serait quelque chose, non pas que « nous n’aurions pas besoin de connaître », comme le pose Comte, mais que nous ne connaîtrions pas, dont nous n’aurions pas conçu l’existence, en d’autres termes, quelque chose d’inexistant.

M. Le Dantec, en essayant de préciser le précepte de Comte, a trouvé cet exemple très juste de mondes qui seraient placés dans une bille d’éther séparée de notre univers par un milieu qui ne transmettrait pas la lumière[20]. À supposer, en effet, que ce milieu ne transmît, de même, aucune autre forme d’action, pas même la gravitation, il est certain que nous ne pourrions jamais concevoir l’existence des mondes en question.

Dans le cas précis cité par Comte de la constitution physique des astres, nous savons qu’il s’est trompé sur le fait : l’analyse spectrale, découverte quelques lustres à peine après l’apparition du Cours de Philosophie positive, lui a infligé sur ce point un démenti éclatant. Mais est-il vrai seulement que ces connaissances doivent rester forcément stériles au point de vue de l’utilité pratique ? Qu’en savons-nous ? Ne peuvent-elles pas nous révéler des données sur la genèse des corps célestes, données qui nous permettront de conclure aux phénomènes qui se produisent dans l’intérieur du soleil ou même de la terre, où il nous est malaisé de parvenir, alors que nous avons cependant intérêt à connaître ce qui s’y passe, au point de vue de l’avenir ? Est-il inimaginable que nous y puisions des connaissances sur la constitution de la matière ? Par le fait, des suppositions de ce genre ont déjà été formulées et nul ne saurait dire si elles ne sont pas destinées à révolutionner la science de demain. Tel phénomène qui, en ce moment, nous paraît infiniment lointain peut nous révéler demain des rapports dont la connaissance sera de l’utilité la plus immédiate.

Comte lui même, mieux inspiré qu’au moment où il formulait l’interdiction dont nous venons de parler et essayait de la motiver, en avait fourni un exemple éclatant, en faisant ressortir, après Condorcet, que le marin d’aujourd’hui, procédant à des déterminations astronomiques, profite de découvertes mathématiques sur les coniques dues à des géomètres grecs qui ont vécu il y a vingt siècles[21] : or, il est bien certain que ces derniers ne pouvaient pas prévoir une utilisation de ce genre.

Ainsi l’on peut, en partant du concept utilitaire de la science, la justifier cependant tout entière, y compris les recherches sur la nature physique des astres, bien entendu en tant que la science a pour but unique de connaître les rapports entre les phénomènes, les règles, les lois qui les régissent. Tel paraît être du reste l’avis à peu près unanime de tous ceux, philosophes ou savants, qui ont adopté, au point de vue de la définition de la science, la conception d’Auguste Comte ; personne, semble-t-il, n’est plus disposé à renouveler une interdiction du genre de celle que nous venons de mentionner.

Tout en étendant son domaine, la science s’abrège et les mêmes causes rendent fort bien compte de cette évolution.

Voici un rayon lumineux qui passe dans l’eau ; nous remarquons qu’il change de direction et nous arrivons à reconnaître que, pour le même angle d’incidence, l’angle de réfraction est identique, mais que, pour différents angles, il est différent. Il nous faut donc dresser une table d’angles d’incidence et d’angles de réfraction correspondants, table dont nous devrons, si nous nous occupons de cette partie de la science, retenir au moins les principaux points de repère ; et plus nous tenons à calculer avec exactitude, plus la table devra être détaillée, au point de devenir impossible à loger dans la mémoire. Mais voici que la loi de réfraction résume toutes ces observations. Sachant que sin i/sin r = n, nous n’avons plus besoin de la table, nous n’avons même pas besoin d’en retenir les points de repère. Nous avons donc réduit notre effort, et, ce faisant, nous avons obéi à la tendance naturelle et générale de tout être organisé. D’ailleurs le nombre des faits de la nature est infini, et infinie aussi est leur variété. Notre désir est de les embrasser tous, pour pouvoir tous les prévoir. Sans doute, nous n’y parviendrons jamais, mais au moins nous en faut-il connaître le plus grand nombre possible. Or, plus l’effort sera réduit pour chaque cas particulier, et plus nous pourrons évidemment l’étendre. C’est ce que Comte a défini en disant que « l’usage des lois » est de « dispenser, autant que le comportent les divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de déduire du plus petit nombre possible de données immédiates le plus grand nombre possible de résultats[22] ». En d’autres termes, les lois ont pour but une « économie » d’effort. Nous empruntons cette expression, qui ne se trouve pas chez Comte, mais qui, on le voit, résume exactement ses idées, aux écrits d’un penseur moderne de grande valeur, M. E. Mach, dont les conceptions ont exercé et exercent encore une influence considérable sur la science.

La science embrasse-t-elle la totalité des phénomènes de la nature ? Il y a des faits qui ne m’apparaissent pas comme entièrement déterminés par les conditions. Ce sont ceux qui émanent de ma volonté. Suis-je réellement libre ? Ce qui est certain, c’est que, en ce moment et dans certaines limites, je me sens libre d’agir et que, rétrospectivement, je me sens responsable des actes que j’ai accomplis.

Ce sentiment ne serait-il, comme le veulent les déterministes, qu’illusion et épiphénomène ? En tout cas, nous voici, semble-t-il, aux prises avec un des plus redoutables problèmes qui aient embarrassé l’esprit humain. Serons-nous forcés de le résoudre avant de procéder plus loin ? Il semble bien qu’il soit insoluble par essence, que ce soit une des antinomies par lesquelles se manifeste l’inconnaissable. Mais, heureusement, nous pouvons ici l’éliminer ; ce procédé sera tout à fait conforme à la pratique suivie par la science. La science, nous venons de le voir, a pour but la prévision ; son domaine embrassera donc tout ce qui est susceptible d’être prévu, c’est-à-dire l’ensemble des faits soumis à des règles. Où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de science. Le libre-arbitre, à supposer qu’il existe, est certainement en dehors de ce domaine.

Il est évident que la limite que nous établissons ainsi ne peut être que tout à fait imprécise : cela résulte de la teneur hypothétique de l’incidente. Selon que nous affirmerons ou nierons le libre-arbitre, ou que nous lui assignerons un domaine plus ou moins étendu, celui de la science se rétrécira ou s’agrandira. Le même acte, selon que nous le considérerons comme émané de l’individu moral, censé responsable, ou du milieu dont il est le produit naturel, nous apparaîtra tantôt comme libre et tantôt comme déterminé, comme possible à prévoir si nous avions connu et apprécié à leur juste portée les circonstances dont il était entouré. Si le terme de psychologie a été créé et si ce terme ne nous paraît pas absurde en soi, c’est qu’apparemment nous croyons possible de formuler des règles au sujet des phénomènes du vouloir, car la psychologie, selon la juste remarque de M. Fouillée, est essentiellement « l’étude de la volonté[23] ». Quand nous faisons la psychologie des personnes qui nous entourent, que nous cherchons à connaître pourquoi elles ont agi ou comment elles agiront, nous supposons tacitement que leurs actions sont déterminées[24]. Entendons-nous pour cela leur dénier le libre-arbitre ? Assurément non, puisque nous les considérons comme responsables de leurs actes. Mais nous cherchons à prévoir, nous faisons de la science, et qui dit science, dit prédétermination. C’est ce qui fait que l’imprécision des limites ne présente pas ici réellement les inconvénients que l’on pourrait en attendre. Lange a déclaré que la science, à moins de renoncer à sa tâche, devait expliquer le mouvement émané de la raison (vernuenftig) comme un cas spécial des lois générales du mouvement[25]. La vérité est que la science, si elle traite de ce mouvement particulier, est forcée de le considérer comme déterminé. Mais elle n’affirme pas, elle ne saurait affirmer qu’il le soit. Supposer l’existence de phénomènes libres, entièrement soustraits à la domination de la loi et à notre prévision, n’est aucunement attentatoire aux principes de la science. Ce n’est pas non plus contraire à ses conclusions, car le déterminisme étant un postulat fondamental de la science, celle-ci limitant par avance son activité à ce qui est susceptible d’être prévu, il est certain que, quels que soient les résultats auxquels elle parviendra, ils ne sauraient rien nous apprendre sur ce qui est, par convention préalable, resté en dehors du domaine de nos recherches.

Afin de mieux préciser la portée de cette affirmation, nous n’avons qu’à quitter momentanément le terrain de la science pour pénétrer sur celui de la religion. Les religions, en prenant ce terme dans son acception la plus générale, tendent à nous faire voir, dans le cours du monde, l’intervention d’une volonté supérieure, placée en dehors de la nature. Cela est d’autant plus vrai que nous nous reportons à un état théologique plus ancien. À l’origine l’homme symbolise souvent la puissance de la nature hostile qui l’entoure, sous la forme d’êtres invisibles, mais agissants[26]. Ces êtres agissent à la façon des hommes, quoique avec une puissance accrue ; nul ne saurait douter, en effet, que le concept de la divinité, surtout avant la transformation que lui a fait subir le monothéisme plus ou moins absolu qui est devenu la religion d’une partie notable de l’humanité, ait été entièrement anthropomorphique. Le dieu a donc, tout comme un homme, son libre-arbitre. Les fidèles peuvent influer sur sa volonté par des prières, ainsi que d’ailleurs tout homme peut influer sur la volonté d’un autre homme. Mais, dans les deux cas, toute contrainte absolue est impossible. Affirmer le contraire, croire que par des actes déterminés il est possible de contraindre la divinité, n’est plus de la théologie, mais de la magie, et celle-ci, en tant qu’elle croit à l’efficacité absolue de ses pratiques, établit proprement une loi, c’est-à-dire se transforme en science expérimentale ; c’est ce qui explique que l’alchimie, qui avait conservé jusqu’au bout tant d’accointances avec la magie, ait pu paisiblement évoluer en chimie.

Mais, dans la théologie proprement dite, les actes du dieu restent bien libres, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas déterminés ou ne le sont pas complètement ; de même que, pour mes actes propres ou ceux de mes semblables, je suppose habituellement qu’ils sont en partie déterminés par des antécédents d’ordre divers et en partie libres, le fidèle considère les actes de la divinité envers lui comme en partie motivés par le mérite ou démérite du suppliant, par ses prières, etc., et en partie libres. Par contre, ces actes déterminent des événements qui, à leur tour, en font naître d’autres, et ainsi à l’infini. Si, en remontant une chaîne d’événements, nous trouvons un acte de libre-arbitre d’une divinité, la totalité ou une partie de la chaîne s’arrêtera là ; ce sera ce que Renouvier a appelé un « commencement absolu[27] ». Cet acte apparaît donc comme non déterminé par ses antécédents, comme une dérogation aux lois. C’est ce qu’on appelle un miracle.

On dit quelquefois que la science nie le miracle : c’est parler fort inexactement. En progressant, nous l’avons vu, elle tend à en restreindre le domaine : bien des phénomènes qui apparaissaient, à l’homme primitif, comme des miracles, rentrent pour nous dans le domaine de la science. On peut dire, dans ce sens, que la science confirme le postulat de légalité, mais il est entendu que cette confirmation ne saurait être absolue. Quant au miracle, il reste nécessairement, comme tout acte de libre-arbitre, en dehors de la science et séparé de celle-ci par un mur infranchissable. En effet, de tout temps, il y eut des thaumaturges et des miracles, de tout temps les dévots ont éprouvé le désir bien naturel de démontrer par l’expérience l’efficacité de l’intervention de leur divinité. On peut hardiment affirmer qu’en un sens il n’y a peut-être pas eu d’expérience tentée aussi fréquemment que celle-là. Pourtant la démonstration n’a jamais réussi : c’est qu’elle est impossible par essence. Si l’eau de la grotte de Lourdes guérissait invariablement tous les paralytiques qu’on y plonge, ce serait une loi, et nous nous mettrions certainement à chercher dans la composition de cette eau une particularité expliquant cette action ; au besoin, nous serions forcés d’inventer un élément hypothétique ou une forme inconnue de l’énergie. Si les cérémonies sacerdotales constituaient un adjuvant nécessaire et suffisant, le processus sortirait du domaine de la religion pour entrer dans celui de la magie, car il y aurait un acte déterminé de la divinité. Mais il y a acte religieux, parce que la divinité demeure libre. Le phénomène ne peut être prévu, ni reproduit à volonté, c’est-à-dire qu’il est par essence en dehors de toute science. On peut donc infirmer un miracle, c’est-à-dire établir que le phénomène a été réellement conforme aux lois que nous connaissons ; mais on ne peut démontrer un miracle scientifiquement. On peut, tout au plus, montrer que le phénomène, s’il avait été régi par certaines lois, aurait dû avoir un cours différent. Mais les incrédules auront toujours beau jeu pour soutenir qu’il y a eu des circonstances et des lois restées ignorées.

Il est un peu plus malaisé de dégager le concept de causalité, précisément par suite de la confusion dont nous avons parlé plus haut. Nous en trouvons cependant l’expression très claire dans les écrits de Leibniz, qui rappelle « le principe de la raison déterminante » ou « suffisante ». « Il faut considérer, dit Leibniz, qu’il y a deux grands principes de nos raisonnements ; l’un est le principe de la contradiction qui porte que, de deux propositions contradictoires, l’une est vraie et l’autre fausse ; l’autre principe est celui de la raison déterminante : c’est que jamais rien n’arrive sans qu’il y ait une cause, ou du moins une raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison, a priori, pourquoi cela est existant plutôt que de toute autre façon », et il ajoute : « Ce grand principe a lieu dans tous les événements et on ne donnera jamais un exemple contraire ; et, quoique le plus souvent ces raisons ne soient pas assez connues, nous ne laissons pas d’entrevoir qu’il en a[28] ». Platon, déjà, avait énoncé le même postulat en disant : « Toute naissance sans cause est impossible[29] ; » et Aristote : « La nature ne fait quoi que ce soit sans motif raisonnable ni en vain[30]. » Schopenhauer dans son traité De la quadruple racine adoptera encore la même formule en disant avec Wolf : Nihil est sine ratione cur potius sit quam non sit[31], ce qui est, on le voit, littéralement l’énoncé de Leibniz.

Mais Leibniz s’est, dans d’autres passages, expliqué avec plus de précision sur la manière dont il entendait la cause ou la raison déterminante. Dans le traité De legihus naturæ et vera æstimatione virium motricium, on lit (il s’agit de la démonstration par l’absurde du principe de la conservation de la force vive) : « Il s’ensuivrait que la cause ne pourrait être restituée en entier, ni substituée à son effet, ce qui, on le comprend aisément, est entièrement contraire aux habitudes de la nature et aux raisons des choses[32] », et dans la Dynamica (proposition 5) il écrit : « L’effet intégral peut reproduire la cause entière ou son semblable[33] ». Il exprime encore la même idée dans son Essay de Dynamique (c’est également le principe des forces vives qui est en jeu) : « Car si cette force vive pouvait jamais s’augmenter, il y aurait l’effet plus puissant que la cause, ou bien le mouvement perpétuel mécanique, c’est-à-dire qui pourrait reproduire sa cause et quelque chose de plus, ce qui est absurde. Mais si la force se pouvait diminuer, elle périrait enfin tout à fait, car, ne pouvant jamais augmenter et pouvant toujours diminuer, elle irait toujours de plus en plus en décadence, ce qui est sans doute contraire à l’ordre des choses[34]. » En somme, on le voit, le principe de Leibniz revient à la formule bien connue des scolastiques, causa æquat effectum.

Jean Bernoulli, que nous avons cité plus haut, se sert du même énoncé : c’est l’égalité entre les causes et les effets qui lui paraît la garantie indispensable de l’ordre dans la nature. Lucrèce écrit : Nil posse creari de nihilo[35], ce qui est évidemment la formule d’Anaxagore : Rien ne naît ni ne périt, formule dont on a parfois fait honneur à des auteurs bien plus modernes, jusqu’à l’attribuer à Lavoisier. Il est clair, d’ailleurs, que cette formule se déduit immédiatement de la précédente, car la nature entière n’étant, par postulat, qu’un enchaînement de causes et d’effets et la somme des seconds devant toujours égaler l’ensemble des premières, il n’y a de place nulle part pour une création ni pour une disparition.

Par contre, il appert que le postulat de causalité ne se confond nullement avec celui de légalité. C’est ce qu’une analyse plus approfondie ne fera que confirmer.

En posant l’existence de règles, nous postulons évidemment qu’elles sont connaissables. Une loi de la nature que nous ignorons n’existe pas, au sens le plus rigoureux du terme. Certes, la nature nous apparaît ordonnée. Chaque découverte nouvelle, chaque prévision réalisée nous confirment dans cette opinion. C’est au point que la nature elle-même paraît proclamer sa propre ordonnance, l’idée en semble pénétrer dans notre esprit du dehors sans que nous ayons fait autre chose que de la recevoir passivement : l’ordonnance finit par apparaître comme un fait purement empirique, et les lois formulées par nous comme quelque chose appartenant à la nature, comme les lois de la nature, indépendantes de notre entendement. C’est oublier que nous étions convaincus d’avance de cette ordonnance, de l’existence de ces lois ; tous les actes de notre vie quotidienne en témoignent. C’est oublier aussi comment nous sommes parvenus à ces lois. Nous avons observé des phénomènes particuliers et proprement uniques ; nous en avons formé des concepts généraux et abstraits, et nos lois en réalité ne s’appliquent qu’à ces derniers. La loi qui régit l’action du levier n’envisage que le « levier mathématique » ; or, nous savons fort bien que nous ne rencontrerons jamais rien de pareil dans la nature. De même nous n’y rencontrerons jamais les « gaz idéaux » de la physique ni les cristaux tels que nous les montrent les modèles cristallographiques. Mais, même lorsque nous affirmons que « le soufre » a telle ou telle propriété, nous ne pensons pas à tel morceau particulier de la matière jaune bien connue. Tantôt ce que nous affirmons s’applique à une sorte de moyenne des morceaux qu’on est susceptible de rencontrer dans le commerce, et tantôt même (quand nous disons « le soufre pur ») à une matière quasi-idéale, dont nous ne pourrons nous approcher qu’à la suite d’opérations multiples ; les qualités d’un morceau de soufre pris au hasard peuvent s’écarter considérablement de celles de la matière en question. On connaît l’ensemble formidable de travaux auxquels Stas a dû se livrer pour obtenir de l’argent à peu près chimiquement pur ; on sait d’ailleurs qu’il avait choisi ce corps comme point de départ de ses déterminations parce qu’il lui paraissait offrir le plus de facilités, et l’on sait aussi que l’argent obtenu par lui n’était pas réellement pur, de sorte qu’il a fallu depuis rectifier les résultats auxquels il était parvenu. On peut voir, par cet exemple topique, combien le substrat même de la loi, le concept généralisé, est chose de notre pensée. Car il ne servirait de rien d’affirmer que l’argent étant un élément défini, la matière pure doit, nécessairement, exister dans ce morceau de métal que je détiens, que je désigne du même nom, mais que je sais impur. L’existence de l’argent-élément n’est qu’une hypothèse à laquelle on parvient par des déductions multiples ; et l’argent pur est, comme le levier mathématique, le gaz idéal ou le cristal parfait dont nous venons de parler, une abstraction créée par une théorie. Il est, comme l’a dit fort justement M. Duhem[36], impossible de comprendre la loi, impossible de l’appliquer, si l’on n’a pas fait ce travail d’abstraction scientifique, si l’on ne connaît pas les théories qu’elle suppose.

Si nous avons parfois l’illusion que les lois formulées par nous s’appliquent directement à la réalité, c’est uniquement grâce à la grossièreté de nos sens et à l’imperfection des moyens d’investigation mis en œuvre, qui ne nous permettent pas de nous apercevoir de tout ce qui différencie les phénomènes particuliers entre eux. M. Poincaré a observé que ces circonstances ont favorisé la découverte de certaines lois, et que ce peut être un désavantage pour une science que de naître à un moment où les instruments de mesure permettent des investigations très minutieuses[37].

En réalité, nous ne parvenons aux lois qu’en violentant pour ainsi dire la nature, en isolant plus ou moins artificiellement un phénomène du grand Tout, en écartant des influences qui auraient faussé l’observation. Aussi la loi ne saurait-elle exprimer directement la réalité. Rarement le phénomène tel qu’il est envisagé par elle, le phénomène « pur » s’observe sans notre intervention ; et même avec celle-ci il reste imparfait, troublé par des phénomènes accessoires. Les expériences de cours, par lesquelles on entend illustrer les lois, prétendent quelquefois nous montrer ce phénomène pur. On sait avec quelle minutie elles doivent être réglées d’avance pour réussir. Même alors, elles font sur le spectateur l’impression de quelque chose de profondément artificiel ; le professeur apparaît comme une sorte de prestidigitateur. Quiconque a travaillé dans un laboratoire se rappelle avec combien de peine on parvient d’abord à réaliser les expériences en apparence les plus simples décrites dans les manuels. Avec le temps l’habitude se crée, on prend les précautions d’une manière de moins en moins consciente et l’on arrive à croire que les expériences de vérification se font pour ainsi dire toutes seules, sans que nous ayons à contraindre la nature ; de même que l’astronome, à force d’avoir observé et calculé les mouvements des astres, arrive à voir que la lune tombe sur la terre. N’empêche qu’en réalité, pour tout observateur non prévenu, ces deux corps restent à peu près à la même distance. — À l’égard du phénomène directement observé, la loi n’est jamais que plus ou moins approchée ; à l’aide de corrections successives, nous tâchons d’en adapter progressivement l’ensemble de plus en plus étroitement à la véritable marche de la nature. Mais il faut observer que ces nouveaux apports modifient sans cesse la science existante. « La physique ne progresse pas comme la géométrie, qui ajoute de nouvelles propositions définitives et indiscutables aux propositions définitives et indiscutables qu’elle possédait déjà ; elle progresse parce que, sans cesse, l’expérience fait éclater de nouveaux désaccords entre les lois et les faits[38]. » La loi est une construction idéale qui exprime, non pas ce qui se passe, mais ce qui se passerait si certaines conditions venaient à être réalisées. Sans doute, si la nature n’était pas ordonnée, si elle ne nous présentait pas d’objets semblables, susceptibles de fournir des concepts généralisés, nous ne pourrions formuler de lois. Mais ces lois ne sont elles-mêmes que l’image de cette ordonnance, elles ne lui correspondent que dans la mesure où une projection peut correspondre à un corps à n dimensions, elles ne l’expriment qu’autant qu’un mot écrit exprime la chose, car, dans les deux cas, il faut passer par l’intermédiaire de notre entendement.

Le temps s’écoulant sans cesse (c’est l’unique variable indépendante de Newton), les lois, si elles doivent être connaissables, ne peuvent l’être qu’en fonction du changement du temps. Il suffirait donc, strictement parlant, pour que la nature nous apparût comme ordonnée, que nous connaissions la forme de cette fonction, c’est-à-dire comment les lois se modifient à mesure que le temps s’avance.

Cependant, il est certain que dans notre conception des lois nous simplifions leur rapport avec le temps en affirmant que ce dernier est homogène par rapport à elles. Si le soufre, c’est-à-dire un morceau de matière qui nous est connue par tout un ensemble de propriétés physiques, donne naissance actuellement par combustion à un gaz bien caractérisé qu’on appelle l’anhydride sulfureux, nous affirmons qu’il en a été de même aux époques géologiques les plus reculées et qu’il en sera toujours ainsi.

Afin de comprendre pourquoi cette simplification s’impose, il suffit de considérer qu’une modification des lois dans le temps, pour être connaissable, impliquerait une connaissance du temps indépendante des lois. Or, cette connaissance est impossible. Il y a, au sujet des principes sur lesquels repose la mesure du temps, deux opinions antagonistes. Quelques modernes entendent la déduire du mouvement uniforme en ligne droite, c’est-à-dire du mouvement inertial ; cette théorie a été formulée, semble-t-il, pour la première fois par C. Neumann[39], qui a été suivi, entre autres, par M. Ludwig Lange[40] en Allemagne, Hannequin[41] et M. É. Le Roy[42] en France. Mais, à supposer que cette conception soit valable pour l’époque présente, elle ne l’était certainement pas autrefois, car le principe d’inertie est de création toute moderne. Or, il n’est pas douteux que l’humanité a toujours eu très nettement conscience de l’écoulement uniforme du temps et que même, depuis de longs siècles, elle a su le mesurer. Il n’y a d’ailleurs qu’à examiner les moyens à l’aide desquels on effectuait cette mesure, pour en reconnaître le fondement. Nous nous servons, depuis plusieurs siècles, du pendule ; auparavant, on s’est servi d’eau ou de sable s’écoulant par une ouverture, ou même de bougies de grosseur uniforme ; à une époque encore antérieure, avant qu’on sût construire un instrument de mesure quelconque, les hommes mesuraient le temps par la marche apparente du soleil et des étoiles et par les saisons, c’est-à-dire par la rotation et la révolution de la terre, mesures qui, encore aujourd’hui, nous servent de contrôle. Or, tous ces moyens ressortissent au même principe, à savoir que le changement de la nature est d’essence uniforme, qu’il se passe durant des temps semblables des effets semblables. C’est la définition de la mesure du temps formulée par d’Alembert[43] et, après lui, par Poisson[44], et nous pouvons même, actuellement, utiliser dans cet ordre d’idées des phénomènes qui n’ont avec celui du mouvement qu’un rapport très lointain et où, par conséquent, le concept d’inertie n’est assurément pour rien ; nous pouvons, par exemple, prendre pour point de départ la vitesse d’une réaction chimique, disons, pour préciser, la transformation du phosphore blanc en phosphore rouge[45] ou, mieux encore, la diminution de la radio-activité de l’émanation du radium, proposée par Curie et qui paraît, en effet, susceptible de fournir une unité précise[46].

Quel que soit d’ailleurs le phénomène que nous prendrons pour point de départ, pourvu qu’il soit convenablement choisi, c’est-à-dire que nous puissions déterminer d’une manière suffisante les conditions où il doit se produire et en observer la marche avec la précision nécessaire, nous trouverons tous les autres phénomènes se réglant d’après lui. Si nous partons du battement du pendule, l’écoulement d’une masse d’eau ou de sable entre deux traits de la clepsydre ou du sablier, l’usure d’une bougie de grosseur uniforme, la production d’une proportion donnée de phosphore rouge ou une diminution donnée dans la radio-activité de l’émanation du radium dureront, chaque fois que nous reproduirons ces phénomènes dans des conditions convenables, autant qu’un nombre déterminé de battements du pendule. On pourrait dire que c’est parce qu’il y a accord entre ces divers phénomènes que nous arrivons à concevoir que le temps s’écoule uniformément. Cependant l’accord entre les phénomènes, tels du moins que nous pourrons les observer directement, ne sera jamais absolu. La meilleure horloge que nous puissions construire aura besoin de temps en temps de corrections ; et l’on suppose que la rotation terrestre, conçue primitivement comme le changement dont la durée devait régler celle de tous les autres, n’a pas strictement chaque fois la même valeur ; elle s’allonge, d’où une accélération apparente du mouvement de la lune. Nous sommes en mesure d’expliquer cette anomalie en disant que la durée de la rotation de la terre se trouve modifiée par l’influence de deux facteurs, le rétrécissement continuel du globe terrestre et les marées ; ces deux causes agissent en sens inverse, mais l’action de la seconde prévaut, et la différence entre les deux actions amène précisément le résultat que nous constatons. Toutefois, le fait même que l’accord ne soit pas immédiatement parfait, que nous le rendions tel, que cet allongement de l’année nous apparaisse comme une anomalie ayant besoin d’explication, nous avertit que le concept de l’absolue uniformité de l’écoulement du temps ne peut être entièrement dû à l’observation des phénomènes, qu’il doit mettre en jeu un principe supérieur. Or ce principe, évidemment, n’est autre que celui désigné par nous comme principe de légalité. Nous n’avons qu’à reprendre la formule de d’Alembert « qu’il se passe durant des temps semblables des effets semblables » et à la rapprocher de celle de M. Ostwald (p. 2) : « Si l’on établit les mêmes conditions, le phénomène se déroulera de même manière. » Il est clair que la première rentre dans la seconde, car l’expression « de même manière » indique forcément que le phénomène doit se dérouler aussi dans un laps de temps identique[47]. D’ailleurs puisque, nous l’avons vu, les lois ont pour but la prévision, il est tout aussi intéressant pour nous de deviner quand les choses se passeront que de connaître ce qui se passera. Le chien à qui je jette un morceau, s’il veut le happer, doit pouvoir calculer à quel moment précis le morceau parviendra à la hauteur de sa gueule. C’est donc bien notre conviction de la régularité de la nature qui intervient ; la nature s’y prête, cela est incontestable, mais cette conviction dépasse, nous l’avons vu, les limites de l’observation directe, elle est absolue et nous garantit l’avenir[48].

Ainsi, la mesure du temps repose, en dernier lieu, sur l’existence des lois dans la nature, et par conséquent le temps, nous apparaît, ainsi que nous l’avons dit, comme homogène à l’égard des lois. Par contre, le postulat de légalité n’implique nullement que les objets eux-mêmes doivent rester immuables dans le temps. Ici il suffit réellement que nous connaissions la forme de la fonction, c’est-à-dire la manière dont ils changent avec le temps. En l’énonçant, nous formulons une loi. On peut même affirmer que cette forme de la loi est sa forme primitive, puisqu’elle correspond le mieux à son but. En effet, puisque nous voulons prévoir, connaître l’avenir, et que nous savons mesurer le temps, le plus simple serait de déterminer comment les objets du monde extérieur se modifient en fonction du temps[49]. Si cette proposition ne nous paraît pas évidente du premier coup, c’est à cause de la nature particulière du concept du déplacement. Ce concept est ambigu ; un objet déplacé nous apparaît à la fois comme ayant subi une modification et comme ayant conservé son identité. Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur ce sujet. Pour le moment, contentons-nous de remarquer que, pour écarter le trouble que ce concept est susceptible d’apporter dans la question qui nous occupe, nous n’avons qu’à recourir aux phénomènes dont nous avons parlé plus haut et qui n’évoquent point directement dans notre esprit l’image du mouvement. Ainsi, en affirmant qu’après t secondes, d’une solution de phosphore blanc dans du tribromure de phosphore, d’une concentration donnée, une proportion déterminée se trouvera transformée en phosphore rouge, ou encore qu’après t jours l’émanation du radium perdra la n-ième partie de sa radioactivité, nous formulons certainement des lois. Il est d’ailleurs facile de voir qu’en particulier les sciences de l’être organisé sont remplies de lois de ce genre, comme, par exemple : après n mois d’existence, la chenille devient papillon, ou : dans leur n-ième mois, les têtards perdent leurs branchies.

L’analyse à laquelle nous venons de nous livrer en ce qui concerne le temps est, dans une certaine mesure, applicable à l’espace. Ici aussi il suffirait, à la rigueur, pour qu’il y eût ordonnance dans la nature, de connaître les lois en fonction des changements de l’espace. Mais, ici aussi, nous simplifions, en affirmant que la modification de la fonction est nulle, que les lois restent immuables à travers l’espace. Il ne sera peut-être pas entièrement inutile de faire ressortir que cette homogénéité de l’espace à l’égard des lois est indépendante de ce qu’on appelle sa relativité. On pourrait supposer, en effet, que nous sommes forcés de croire à l’indifférence du lieu parce que le lieu véritable nous est inconnu. Il est certain que nous en changeons sans cesse. La terre tourne autour de son axe et aussi autour du soleil, lequel, à son tour, progresse dans l’espace à une vitesse considérable. La probabilité pour que nous revenions jamais au lieu que nous avons occupé un instant est infime. Si donc nous avons pu abstraire des lois, alors que nous étions en train de changer de lieu avec une grande rapidité, c’est qu’apparemment le changement de lieu est indifférent au point de vue de ces dernières. Ce raisonnement serait valable pour l’état actuel de la science. Mais c’est un état relativement récent. Pendant une suite incalculable de siècles, l’humanité a cru fermement que la terre était un plateau immobile, que les lieux marqués par certains objets de taille considérable sur la terre, tels que des montagnes, de hautes constructions, étaient réellement des lieux de l’espace absolu et que l’on pouvait revenir au même « endroit » en marquant la situation par rapport à ces points de repère. Elle croyait aussi que l’espace avait deux directions réelles distinctes des autres, le bas et le haut. En scrutant nos propres croyances, nous verrions que nous ne sommes pas entièrement débarrassés de ces conceptions : nous éprouvons toujours quelque peine à nous figurer les antipodes qui, quoi que nous fassions, nous apparaissent « la tête en bas ». Mais, même lorsqu’ils croyaient que la terre était en bas et les cieux en haut, les hommes étaient fermement convaincus de l’homogénéité de l’espace. Il suffit, pour l’établir, de se rappeler que c’est cette idée qui constitue le fondement de la géométrie. Si l’on avait demandé à un Grec à quelle profondeur sous terre telle proposition d’Euclide cessait d’être vraie, la question lui eût certainement paru aussi paradoxale qu’à nous.

Mais la géométrie nous prouve également que notre croyance à l’homogénéité de l’espace implique quelque chose de plus que la persistance des lois. Nous sommes, en effet, convaincus que non seulement les lois, c’est-à-dire les rapports entre les choses, mais encore les choses elles-mêmes ne sont pas modifiées par leur déplacement dans l’espace. C’est là ce que la géométrie postule nettement, et un des maîtres de la pensée scientifique contemporaine a dit très justement qu’elle n’existerait pas, s’il n’y avait pas de solides se déplaçant sans modifications[50]. Or, cela est très essentiel à constater, la géométrie, comme en général les sciences que nous comprenons sous le terme de « mathématiques pures », bien que maniant des concepts abstraits de notre pensée, jouit évidemment du privilège de s’appliquer à la réalité d’une manière absolue. Nous connaîtrons plus tard une science qui, à première vue, semble se rapprocher beaucoup de la géométrie, la mécanique rationnelle. Elle s’occupe également de concepts abstraits, mais elle ne jouit pas du même avantage que les mathématiques pures, puisque nous pouvons (et devons même, ainsi que nous le verrons dans la suite) concevoir que la réalité ne s’y plie pas entièrement. Nous ne rechercherons pas ici à quoi est dû ce privilège des mathématiques pures, c’est un chapitre de la philosophie des sciences mathématiques qui est étranger au sujet de ce livre. Constatons seulement que le fait même ne peut être contesté, et qu’il est impossible de douter sérieusement qu’une déduction géométrique soit vérifiée par l’expérience.

Ce qui précède nous indique qu’il serait vain de tenter, pour l’espace, la déduction que nous avons effectuée pour le temps. Le postulat de légalité seul ne suffira pas, car, nous venons de le voir, nous supposons à l’espace plus d’uniformité que la légalité n’en exigerait strictement. C’est donc qu’il y a ici en jeu un principe, un postulat particulier. C’est celui de la « libre mobilité ». M. Russell estime que sa « négation impliquerait des absurdités logiques et philosophiques, de sorte qu’il doit être regardé comme entièrement a priori[51]. » Ce qui est certain, c’est qu’il fait partie intégrante de notre concept de l’espace. Il est clair, d’ailleurs, que le temps n’admet aucun énoncé de ce genre. Il nous apparaît comme s’écoulant uniformément dans la même direction, et la supposition que nous pourrions nous y mouvoir librement, voyager dans le passé et dans l’avenir, implique pour le moins autant d’absurdités que la supposition contraire pour l’espace[52].

Il n’y a donc pas, sur ce point, analogie complète entre le temps et l’espace. Ce chien qui vient de naître, je sais qu’il sera adulte dans deux ans, décrépit dans vingt et mort dans trente ans au plus tard ; mais si je le transporte dans une autre partie de l’espace, il restera ce qu’il est. Sans doute, si je le place au sommet du Mont Blanc, il se trouvera incommodé et, si je le maintiens au fond d’un étang, il sera asphyxié ; mais c’est que les conditions physiques visibles du milieu auront changé et non par le simple changement de lieu. Les objets ne se modifient pas sous l’action de l’espace comme ils changent sous l’action du temps : l’expression même paraît paradoxale, choque dans le premier cas, alors qu’elle est banale dans le second. L’espace est réellement (on l’a affirmé aussi du temps, mais à tort) une « pure forme » vidée de tout contenu[53].

Tous les postulats que nous avons énumérés et qui nous sont indispensables pour formuler des lois, nous en avons encore besoin quand nous parlons de causes. Seulement, il s’y ajoute quelque chose. En effet, s’il y a toujours égalité complète entre les causes et les effets, si rien ne naît ni ne périt, c’est que non seulement les lois, mais encore les choses persistent à travers le temps. C’est ce principe qu’Aristote formule en l’appliquant, il est vrai, aux seules « substances » : « Que les substances proprement dites et en général tous les êtres qui existent absolument, viennent d’un sujet antérieur, c’est ce qu’on voit clairement. Toujours il y a un être subsistant préalablement d’où naît celui qui naît et devient[54]. » Lucrèce énonce, d’une manière tout à fait générale : Eadem sunt omnia semper, et c’est encore la même idée qu’exprime Cournot avec beaucoup de précision : « Toutes les fois qu’il s’agit de phénomènes de l’ordre physique, si ces phénomènes paraissent de prime abord dépendre de forces ou causes qui varient avec le temps, il est dans les lois de notre intelligence de ne regarder le phénomène comme expliqué que lorsqu’il a été ramené à dépendre de causes permanentes, immuables dans le temps, et dont les effets seuls varient à partir d’une époque donnée, en conséquence des dispositions que le Monde ou les parties du Monde offraient à cette époque : dispositions que notre intelligence accepte, non comme des lois, mais comme des faits[55]. ». Helmholtz qui, nous l’avons vu, a tenté de réduire la causalité à la légalité, a déclaré dans un autre passage que le but final de la science était « de ramener les phénomènes de la nature à des forces d’attraction et de répulsion invariables et dont l’intensité dépend de la distance », et que ce n’est qu’à cette condition que l’on pouvait rendre la nature complètement compréhensible[56].

En résumant ce que nous venons d’exposer, nous dirons que le principe de causalité exige l’application au temps d’un postulat qui, sous le régime de la légalité seule, ne s’applique qu’à l’espace.

Avant de procéder plus loin, nous devons résoudre quelques difficultés.

Avons-nous eu raison de parler de « géométrie » tout simplement ? N’eût-il pas fallu dire plutôt « géométrie euclidienne » ? On sait, en effet, que depuis les spéculations de Lobatschewsky, de Riemann et de Bolyai, la science a dû envisager l’hypothèse d’espaces où le postulat des parallèles cesserait d’être valable. On sait aussi que ces hypothèses ne sont pas restées confinées dans le domaine des mathématiques, puisque non seulement Lobatschewsky[57] et Riemann[58], mais encore Helmholtz[59] en ont expressément réclamé la vérification par des mesures astronomiques. Tait a formulé cette supposition que le système solaire et, avec lui, notre terre pourraient un jour arriver dans des régions de l’espace où la « courbure » de ce dernier se modifierait[60]. Dans cette hypothèse, l’espace ne serait donc plus entièrement homogène et nous pourrions être amenés à rattacher, par une règle empirique, la modification des propriétés des corps à leur déplacement dans l’espace. M. Poincaré[61] a excellemment montré ce que ces suppositions ont d’inadmissible. Ce que nous appelons ligne droite en astronomie, c’est la voie du rayon lumineux, et si nous arrivions à découvrir des anomalies telles que Helmholtz les prévoit, nous les attribuerions certainement à la nature de la lumière et non à celle de l’espace. — D’ailleurs, à supposer que, par impossible, nous parvenions à la conviction que notre espace a un rayon de courbure, nous en conclurions très certainement que cet espace tridimensionnel n’est pas « ultime », mais qu’il flotte dans un autre à quatre dimensions. M. Russell a contesté la validité de cette conclusion, il lui paraît « contraire au véritable sens des idées non-euclidiennes » de concevoir un espace contenu dans un autre espace[62]. Il se peut qu’il ait raison. Mais il constate en même temps que cette erreur est extrêmement fréquente, ce qui indique à notre avis qu’il y a là une tendance naturelle à notre esprit, que nous éprouvons le besoin irrésistible de loger le monde sensible dans un espace entièrement homogène et indifférent au déplacement.

Une autre difficulté est d’ordre plutôt logique. Le raisonnement qui précède repose évidemment sur une distinction entre les objets et les lois. Or, un objet est-il autre chose qu’un ensemble de phénomènes ? Et ces phénomènes étant tous régis par des lois, ce que nous appelons un objet n’est-il pas tout simplement un ensemble de rapports légaux ? On peut rendre immédiatement sensible la vérité de cette proposition, en observant que nous ne connaissons un objet que par ses propriétés, et que chaque propriété en particulier peut se formuler de telle manière que l’énoncé soit une loi. Qu’est-ce que le soufre ? C’est un corps solide, jaune, fusible à 66°, bouillant à 145°, produisant par combustion un gaz bien connu sous le nom d’acide sulfureux, etc. Or, en disant : le soufre a une couleur jaune, le soufre fond à 66°, etc., j’énonce incontestablement des lois. Comment se fait-il donc que je stipule l’immutabilité des lois dans le temps et non pas celle des objets ?

Regardons d’un peu plus près notre énoncé des propriétés du soufre. En disant que c’est un corps solide et jaune, avons-nous entendu affirmer qu’il l’est toujours ? Assurément non. Nous savons fort bien qu’il peut être aussi un liquide brunâtre et que, même solide, précipité d’une solution de pentasulfure de potassium, il se présentera comme une poudre à peu près blanche ; d’ailleurs, si nous éclairons un morceau de soufre par de la lumière monochromatique verte, il nous apparaît vert. C’est donc qu’en réalité, pour chaque propriété que nous énoncions, certaines conditions étaient sous-entendues. Si nous avons pu ne pas les spécifier expressément dans certains cas, c’est que nous supposions ce que l’on désigne comme les conditions ordinaires, c’est-à-dire celles que nous constatons dans l’immense majorité des cas, dans le monde qui nous entoure. Ainsi, une température à laquelle le soufre reste solide, l’éclairage par la lumière du soleil ou d’un corps incandescent, font certainement partie de ces conditions ordinaires, et de même, le soufre se trouvant dans le commerce surtout sous l’aspect d’un corps compact, on peut à la rigueur, en énumérant ses qualités, omettre cette condition. Mais pour plusieurs des propriétés indiquées plus haut, nous ne pouvons procéder ainsi. Quand je dis que le soufre fond à 66°, qu’il bout à 145° ou qu’il est combustible, il est clair que ce sont des phénomènes qui ne pourront être observés que si la température s’élève, c’est-à-dire si les conditions ordinaires changent. Sans doute, nous supposons bien qu’à ce phénomène, qui ne se produira que dans des conditions déterminées, correspond, même dans le soufre à température ordinaire, quelque chose, une chose mal définie du reste, ne se manifestant pas constamment, mais susceptible de se manifester, ainsi que l’indique nettement la forme grammaticale des termes quand nous disons que le soufre est fusible ou combustible. C’est donc non pas une qualité actuelle, mais une faculté et, si l’on veut bien se reporter à ce que nous avons dit plus haut, il est clair que toutes les propriétés que nous attribuons aux corps ne sont que des facultés de ce genre, toutes ne se manifestant que dans des conditions déterminées et susceptibles de se modifier si ces conditions viennent à changer.

Cela dit, on voit clairement où se trouve à cet égard la différence entre la conception purement légale de la nature et la conception causale. La loi énonce simplement que, les conditions venant à se modifier d’une manière déterminée, les propriétés actuelles du corps doivent subir une modification également déterminée : alors que, de par le principe causal, il doit y avoir égalité entre les causes et les effets, c’est-à-dire que les propriétés primitives, plus le changement des conditions, doivent égaler les propriétés transformées. Nous verrons plus tard comment la difficulté, purement spécieuse, dont nous venons de traiter, a pu créer des erreurs[63].

Quelle est l’origine du postulat causal ? Il est clair, tout d’abord, que l’instinct de conservation n’y est pour rien. Pourvu que je puisse prévoir le cours des événements, je me trouve posséder tout le savoir qui m’est nécessaire pour l’action. L’assurance de l’égalité entre les causes et les effets ne m’apporte, en elle-même, aucun enseignement utile à ce point de vue, ou plutôt elle ne m’en apportera un que dans la mesure où je pourrai, avec son aide, établir des prévisions, c’est-à-dire tirer des règles d’expérience. Il est tout aussi évident que le principe de causalité n’est pas, comme celui de légalité, confirmé sans cesse par nos sensations : il est même infirmé par elles. Tous les objets que nous connaissons se modifient sans cesse dans le temps, et nous avons la sensation très nette que notre propre individu obéit à cette même règle. Quand nous parlons de choses éternellement immuables, nous savons fort bien — à moins qu’il ne s’agisse de choses purement idéales — que nous nous exprimons inexactement. La planète sur laquelle nous vivons elle système entier auquel elle appartient nous apparaissent eux-mêmes comme se modifiant continuellement[64].

Pour découvrir la vraie source du principe, il suffit de se rappeler le nom par lequel Leibniz et bien d’autres après lui l’ont désigné. Il est le principe de la raison déterminante ou suffisante. Là où nous le faisons prévaloir, le phénomène devient rationnel, adéquat à notre raison : nous le comprenons et pouvons l’expliquer. Cette soif de connaître, de comprendre, chacun de nous la sent en lui. Comte, sans la nier absolument, croyait cependant que ce penchant était « un des moins impérieux de notre nature ». C’est une assertion que, semble-t-il, le sentiment immédiat de tous ceux qui s’occupent de science, qui cherchent, contredit impérieusement. De grands savants ont souvent reconnu en eux la force de cette tendance et M. H. Poincaré, notamment, déclare non seulement que nous ne nous résignons pas aisément à « ignorer le fond des choses[65] », mais qu’à son avis ce sentiment est plus fort que celui qui nous pousse à agir. « À mes yeux, dit-il, c’est la connaissance qui est le but et l’action qui est le moyen[66]. » Aristote déjà avait dit : « L’homme a naturellement la passion de connaître[67] » et Spinoza a déclaré que « l’esprit ne juge être utile à lui-même que ce qui conduit à la compréhension[68]. »

D’ailleurs, si l’on fait abstraction de cette tendance de l’esprit humain, l’évolution des sciences devient une énigme. Nous avons vu, il est vrai, que tout savoir est ou sera certainement utile au point de vue de la prévision. Mais c’est une vérité qui est loin d’être immédiatement évidente ; elle serait apparue plutôt comme un paradoxe aux époques où les sciences physiques étaient peu développées. Comment expliquer la très grande ardeur dont l’humanité faisait preuve cependant pour l’acquisition d’un savoir « dont l’objet ne pouvait être ni l’agrément ni le besoin », selon Aristote qui range expressément dans cette catégorie les sciences mathématiques[69] ? Quelle idée pouvait-on concevoir, à l’époque alexandrine, de l’utilisation possible des coniques ? Est-il bien sûr que les doctrines physiques des atomistes anciens, ou celles d’Aristote permissent des applications pratiques au point de vue de la prévision ? On pourrait objecter, il est vrai, que ce n’était pas de la science, mais de la métaphysique. Disons donc tout de suite que l’existence de cette branche du savoir humain suffirait seule, au besoin, pour établir la réalité de la tendance dont nous parlons. En effet, si convaincu que l’on soit de la stérilité de ces recherches, on ne saurait méconnaître qu’en fait l’humanité y a consacré une somme d’efforts immense, que les esprits les plus vigoureux en ont fait leur travail de prédilection. Or, la métaphysique vise, de son propre aveu, à connaître, à comprendre l’essence des choses et ce, comme déjà l’a fait ressortir Aristote, sans aucun but d’utilité. Il faut donc que ce désir soit en nous très fort, et s’il est vrai que le but est inaccessible, la stérilité des efforts constamment répétés est une preuve de plus de la vigueur avec laquelle l’humanité y tend.

Il est d’ailleurs facile d’établir la liaison entre la notion du rationnel et celle de la persistance à travers le temps. Le principe d’identité est la véritable essence de la logique, le vrai moule où l’homme coule sa pensée. « Je conviens, dit Condillac dans la Langue des calculs[70], que dans cette langue comme dans toutes les autres, on ne fait que des propositions identiques, toutes les fois que les propositions sont vraies » et dans sa Logique[71] il affirme que « l’évidence de raison consiste uniquement dans l’identité ».

Toutefois, affirmer qu’un objet est identique à lui-même, cela semble une proposition de pure logique et, en outre, une simple tautologie ou, si l’on aime mieux, un énoncé analytique, selon la nomenclature de Kant. Mais, dès qu’on ajoute la considération du temps, le concept se dédouble pour ainsi dire, car en dehors du sens analytique il acquiert un sens synthétique, comme le dit excellemment Spir. Il est analytique « quand il exprime simplement le résultat d’une analyse du concept, synthétique, au contraire, quand il est entendu comme une affirmation relative à la nature des objets réels[72] ». Mais ce rapport entre le principe de la raison déterminante et celui d’identité était déjà parfaitement clair pour Leibniz, comme on peut le voir par l’exposé de M. Couturat[73] et comme l’indique du reste la manière dont Leibniz met en parallèle les deux principes dans le passage que nous avons cité plus haut (p. 15).

Ainsi le principe de causalité n’est que le principe d’identité appliqué au temps. Nous avons recherché, selon la parole de Leibniz « quelque chose qui puisse servir à rendre raison, pourquoi cela est existant plutôt que de toute autre façon ». Quelle peut être la raison déterminante de l’être conditionné par le temps ? Il n’y en a qu’une seule possible : c’est la préexistence. Les choses sont ainsi parce qu’elles étaient déjà ainsi antérieurement.

Il ressort nettement, semble-t-il, de ce qui précède que le principe de causalité se distingue profondément de celui de légalité. Mais une erreur aussi considérable par ses conséquences que la confusion de ces deux principes, aussi générale et partagée par tant de bons esprits, ne saurait être considérée comme écartée que si nous sommes en mesure de l’expliquer. Elle nous paraît due avant tout au sens imprécis dans lequel nous employons généralement ce terme de cause. Non pas que nous nous en servions réellement à faux. Mais constamment, par nécessité, et sans que nous en ayons conscience le plus souvent, nous nous servons en parlant des causes du trope que les Grecs appelaient synecdoque, c’est-à-dire que nous remplaçons le tout par la partie.

J’ai manqué mon train ce matin. Quelle en était la cause ? C’est que ma montre était en retard.

Assurément, si ma montre avait été à l’heure, je me serais levé plus tôt ou habillé avec plus de hâte et j’aurais pu arriver à temps. Mais si je n’habitais pas si loin de la gare, j’y serais parvenu également ; et aussi, si les fiacres à Paris avaient de meilleurs chevaux ou si le train avait eu quelques minutes de retard… Je pourrais continuer à peu près indéfiniment.

Qu’est ce donc que j’ai désigné primitivement par le terme de cause ? C’est une des conditions déterminant le phénomène. Mais entendais-je affirmer que ce fût la seule ? En aucune façon. Elle m’a simplement paru, pour l’instant, la plus remarquable et l’on voit tout de suite qu’il peut y avoir, à cela, des raisons multiples : c’est la condition la moins connue de mon interlocuteur ; c’est aussi celle qui est la moins stable et qui m’a semblé la plus facile à modifier. Je n’ai aucune action sur la marche des trains ou des fiacres à Paris, et ce serait toute une affaire que de déménager pour me loger plus près de la gare ; mais il eût suffi d’avoir une montre marchant mieux, ou seulement d’en contrôler la marche la veille pour que l’événement que je regrette n’eût pas lieu[74]. Mais, en réalité, je n’ai jamais cessé d’être convaincu que les conditions le déterminant étaient en grand nombre et que chacune d’elles était déterminée par une foule d’autres, remontant fort loin dans le passé. Car enfin, pour que je puisse manquer mon train par le fait de ma montre, il fallait d’abord qu’il y eût des chemins de fer et des montres à ressort et à balancier, deux inventions modernes qui sont certainement des conséquences très directes de ce grand mouvement d’esprit qu’on appelle la Renaissance, qui a repris et continué l’œuvre admirable accomplie par l’esprit hellénique il y a plus de vingt siècles. Donc, en poussant l’analyse jusqu’au bout, je me vois convaincu que, si j’ai manqué mon train ce matin, Marathon et Salamine y étaient pour quelque chose, puisque ces deux batailles ont empêché que le despotisme persan n’écrasât dans l’œuf la culture grecque. Comme l’a dit Stuart Mill, « la cause réelle est le total des antécédents[75]. »

De tout cela, nous avons un vague sentiment. Mais précisément parce que nous sentons qu’il y a là un enchaînement dans lequel nous risquons de nous perdre, nous simplifions. Nous faisons abstraction de toutes les conditions, si essentielles qu’elles soient, au profit d’une seule que nous tenons à faire ressortir. J’ai omis de parler de l’invention des chemins de fer et des montres et me suis dégagé par là de toute tentation de remonter à la bataille de Marathon, et j’ai omis de même une foule d’autres circonstances, parce que je croyais qu’elles étaient sans intérêt pour mon interlocuteur.

Ainsi, remonter aux causes, pour un phénomène quel qu’il soit, constitue une tâche impossible. Il faut la limiter, se contenter d’une satisfaction partielle. Voilà la raison pour laquelle, en parlant de causes, nous ressemblons tous aux enfants que satisfont les réponses les plus immédiates aux questions qu’ils posent ; ou plutôt à ce fidèle hindou auquel les brahmanes expliquent que la terre repose sur le dos d’un éléphant qui se tient sur une tortue, laquelle est juchée sur une baleine. Tout ce qui nous semble un pas dans la voie des explications, nous le décorons du nom de cause. Nous ne sommes donc pas choqués de ce que ce terme soit employé là où en réalité il est question d’une loi. C’est que la recherche de la loi est comprise dans celle de la cause. En effet, toutes les conditions que nous impose la légalité en ce qui concerne le temps et l’espace, la causalité les exige également ; elle y ajoute une exigence de plus, celle de l’identité des objets dans le temps ; il est donc bien sûr que tant que le lien légal n’existera point, il ne saurait être question d’établir le lieu causal ; en revanche, l’établissement du premier est toujours un pas dans la voie qui mène au second. Nous dirons par exemple que le bas point d’ébullition du pétrole est cause de ce qu’une tache faite avec ce liquide disparaît au bout de quelque temps. C’est que nous avons rattaché ainsi la disparition de la tache aux phénomènes d’ébullition. Si ces derniers (ainsi que nous le présumons) venaient à être expliqués, si nous connaissions leurs causes, celles de la disparition de la tache se trouveraient déterminées du même coup.

Nous procédons d’ailleurs de même en dehors du domaine des sciences physiques proprement dites. Quand nous parlons d’expliquer un phénomène, d’en rechercher les causes, nous cherchons à connaître soit sa préexistence dans le temps — ce qui est appliquer vraiment le postulat de causalité, — soit la règle empirique qui détermine son changement dans le temps — ce qui revient à n’appliquer que le postulat de la légalité, provisoirement et en attendant mieux. Et comme nous avons alors affaire à des phénomènes qui nous paraissent être, au point de vue proprement scientifique, d’une complication très grande — c’est même pour cette raison que nous n’en faisons pas entrer l’étude dans le domaine des sciences physiques proprement dites —, leur résolution conformément au postulat de causalité nous apparaît dans un lointain pour ainsi dire infini. C’est pourquoi ici cause et loi semblent être synonymes, se confondent presque. Quand un historien, pour expliquer la décadence de l’Empire romain, invoque des faits analogues qui se sont produits dans l’histoire d’autres peuples, quand le romancier psychologue « dévisse » son héros pour nous montrer que ses actions, si bizarres qu’elles puissent nous paraître, sont pourtant déterminées par des mobiles que nous connaissons bien chez les hommes de notre entourage et chez nous-mêmes, ils font appel à la légalité. Mais, bien entendu, chaque fois qu’ils le peuvent, ils auront soin de se conformer au postulat de causalité. L’historien alors nous exposera que les progrès du christianisme étaient dus à une tendance mystique antérieure et générale du monde antique, et le romancier psychologue nous fera voir que l’aveuglement fatal du héros était la conséquence de son tempérament passionné au fond, bien que les manifestations en eussent été réprimées auparavant par sa vie active. Loi ou identité dans le temps, c’est là ce qu’il y a au fond de toutes nos explications, même en dehors des sciences physiques, tantôt l’une, tantôt l’autre, le plus souvent l’un et l’autre mêlées sans que nous nous apercevions pour ainsi dire du mélange.

En dehors du trope que nous avons précisé, une autre circonstance encore obscurcit notre conscience au sujet du rôle de la causalité. C’est le manque de précision du terme de cause. La signification que nous venons d’établir n’en épuise pas le contenu tout entier. Il est facile de se rendre compte de cela, en pensant à un acte émané du libre-arbitre. Quand, par un acte de volition, je produis un changement extérieur, ou quand le croyant attribue un phénomène à l’intervention de la divinité (nous avons montré plus haut que ce sont là des concepts connexes), il est certain que je n’hésite point à parler de cause et d’effet. Or, il n’y a ici nulle identité possible, et, qui plus est, j’en ai l’intuition immédiate. Pas un seul instant je ne puis nourrir l’illusion que ma volonté soit quelque chose d’analogue au mouvement qu’elle produit ; il y a donc ici un concept de la causalité foncièrement différent de celui que nous venons d’étudier et qui est fondé sur l’identité. Pour marquer la distinction, nous désignerons ce dernier concept comme celui de la causalité scientifique, et appliquerons au premier le terme de causalité théologique, puisque aussi bien, nous venons de le voir, la supposition de l’intervention de la divinité dans les événements de la nature le met en œuvre.

Convient-il de s’étonner que deux concepts aussi différents, aussi antagonistes que la causalité scientifique et la causalité théologique, puissent être désignés par le même terme ? On voit clairement ce qui constitue leur terrain commun : la cause est-ce qui produit, ce qui doit produire l’effet. Dans l’un des deux cas, la conviction du lien qui réunit cause et effet me viendra de ce que j’aurai démontré l’identité fondamentale des deux termes : elle reposera sur un raisonnement ; dans l’autre cas, je la tirerai de mon acte de volition, qui constitue, comme Schopenhauer l’a fait ressortir, l’essence du moi. Le concept de cause est donc réellement double, appartenant en partie au monde de la raison et en partie à celui de la volonté. Il se pourrait même que cette dernière notion fût, au point de vue psychologique, antérieure à la première, c’est-à-dire que l’idée de liaison me vînt primitivement de ce que je sens pouvoir moi-même à mon gré exercer une action, l’identité venant se greffer sur ce concept primitif, devant le besoin de comprendre et l’impossibilité d’attribuer aux choses une volition analogue à la mienne. Quoi qu’il en soit de ce problème de psychologie métaphysique, il est certain que dans la science le second concept — celui de la causalité dérivée de l’identité et que nous avons pour cette raison appelée causalité scientifique — domine seul[76].

Nous avons, tout à l’heure, reconnu que le sauvage, et même l’animal, appliquent le principe de légalité. En est-il de même de celui de causalité ? Il semble difficile de l’affirmer en ce qui concerne l’animal. Le désir de comprendre, l’instinct philosophique, « l’étonnement de son propre être » comme dit Schopenhauer[77], nous semblent un privilège de l’homme ; nous verrons cependant plus tard qu’en un certain sens nous sommes bien forcés d’attribuer aux animaux des déductions causales. Nous ne saurions en tout cas nous représenter une intelligence humaine, quelque fruste que nous la supposions, sans lui attribuer des déductions de ce genre. L’enfant, dès qu’il sait s’exprimer, formule des pourquoi tellement abondants, qu’on est porté à croire que la tendance causale existait chez lui, obscure, bien avant la parole.

Nous allons, dans les pages qui vont suivre, rechercher quel est le rôle du postulat de causalité dans les sciences physiques. Nous espérons montrer que ce rôle est d’une importance primordiale, que ni l’évolution de la science dans le passé, ni son état présent ne s’expliquent si l’on en fait abstraction.

C’est en cherchant à comprendre le phénomène que nous appliquons le principe de causalité. C’est donc dans la partie de la science consacrée aux explications que nous devons le voir intervenir le plus manifestement.

Cette partie existe-t-elle ? Il est évident, en tout cas, qu’au point de vue des opinions de Berkeley, de Taine et de Helmholtz, elle constitue une anomalie ; du moment que la loi explique le phénomène, on ne conçoit pas qu’on cherche au delà. Il suffit d’ailleurs, pour bannir de la science toute recherche de l’explication proprement dite, de déclarer que le but assigné par nous plus haut à la partie empirique de la science, à celle qui comprend l’ensemble des lois, est celui de la science tout entière. Cette opinion a été formulée avec beaucoup de netteté par Auguste Comte[78]. Il résulte en effet du contexte du passage que nous avons cité plus haut (p. 11) que ce qu’il définit comme « l’usage des lois » lui apparaît également comme le but de « toute science ». Aussi Comte proscrit-il rigoureusement toute tentative consistant à chercher quelque chose au-delà de la loi. Il revient à plusieurs reprises sur cette interdiction qui constitue, on le sait, une des pierres angulaires de sa philosophie :

« Nous ne pouvons évidemment savoir ce que sont au fond cette action mutuelle des astres et cette pesanteur des corps terrestres : une tentative quelconque à cet égard serait de toute nécessité profondément illusoire aussi bien que parfaitement oiseuse ; les esprits entièrement étrangers aux études scientifiques peuvent seuls s’en occuper aujourd’hui[79]. » « Tous les bons esprits reconnaissent aujourd’hui que nos études réelles sont strictement circonscrites à l’analyse des phénomènes pour découvrir leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations constantes de succession ou de similitude et ne peuvent nullement concerner leur nature intime, ni leur cause première ou finale, ni leur mode essentiel de production[80]. » Même si nous sommes appelés à formuler des suppositions, des hypothèses, elles doivent avoir pour unique objet une règle empirique encore inconnue : « Toute hypothèse physique, afin d’être réellement jugeable, doit exclusivement porter sur les lois des phénomènes et jamais sur leur mode de production[81] »

À M. Mach aussi « l’économie d’effort » apparaît comme le but unique et définitif de la science. Il a appliqué avec beaucoup de rigueur ce principe à l’exposé de divers chapitres de la physique, et il a insisté particulièrement sur cette conception que la science ne saurait être que descriptive. Indépendamment de lui, un des plus grands physiciens du xixe siècle, Kirchhoff, a soutenu la même idée. L’un et l’autre paraissent d’ailleurs avoir ignoré Comte qui exprime, nous venons de le voir, des vues très analogues[82].

L’attitude de Comte à l’égard des théories explicatives aboutit à les retrancher entièrement de la science. Le créateur du positivisme n’a pas reculé devant cette conséquence. C’est en partant de ce point de vue qu’il en arrive à nier que la théorie de l’ondulation, si magnifiquement développée par son grand contemporain Fresnel, ait exercé une influence quelconque sur le développement de l’optique[83]. Mais cette solution radicale a l’inconvénient d’être en contradiction avec les faits ; il suffit de jeter un coup d’œil sur l’évolution de la science pour se convaincre que la pratique des savants a été tout autre. Newton, dans les Principes, s’exprime en ces termes : « J’ai expliqué jusqu’ici les phénomènes célestes et ceux de la mer par la force de la gravitation, mais je n’ai assigné nulle part la cause de cette gravitation[84] », et plus loin : « Je n’ai pu encore parvenir à déduire des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité et je n’imagine point d’hypothèses[85] ». On a voulu quelquefois voir dans cet « hypotheses non fingo » une sorte de profession de foi, comme si Newton avait déclaré illégitime la recherche de l’hypothèse explicative. Parfois on s’est même imaginé que Newton avait rendu possible l’exécution de ce programme. « Toutes les hypothèses sont bannies » affirme Mussenbrœk en 1731[86], c’est-à-dire à un moment où l’autorité de Newton est à l’apogée, et c’est en exposant les théories de l’école newtonienne sur la force à distance, théories dont le caractère hypothétique est évident, que ce cri lui échappe. D’ailleurs, Newton lui-même, vers la fin de sa vie, semble assez enclin à attribuer à son célèbre énoncé un sens un peu prétentieux[87]. Or, le texte des passages mêmes que nous venons de citer prouve clairement que Newton avait recherché une hypothèse sans la trouver ; nous verrons plus tard (p. 66) que l’Optique nous a conservé des traces de ces recherches[88]. Sur ce point, tous les contemporains de Newton étaient au fond d’accord avec lui. Les uns supposaient l’existence de forces agissant à distance, alors que les autres construisaient des théories extrêmement compliquées, réduisant cette apparente action à distance à une action par contact. Mais, qu’ils fussent partisans ou adversaires de ce qu’on appelait les conceptions « newtoniennes », ils étaient d’accord pour estimer que le phénomène de la gravitation exigeait une explication. Or, ce qu’ils cherchaient, il n’est pas aisé de l’imaginer si l’on veut demeurer dans le domaine de la légalité pure. La loi de Newton est d’une simplicité merveilleuse ; elle est, en outre, absolument générale, puisqu’elle embrasse la totalité de la matière. Sans doute, on peut concevoir des lois plus générales encore, et les contemporains de Newton ont pu prévoir que les phénomènes de la gravitation seraient un jour rattachés, par une règle commune, à telle ou telle autre série de phénomènes. Ce qui paraît étrange, c’est que, unanimement et impérieusement, ils aient réclamé hic et nunc cette « explication », c’est-à-dire quelque chose allant au delà de la loi, et il est presque superflu de faire ressortir que tout le monde, à commencer par Newton lui-même, se servait des termes cause ou raison pour indiquer l’objet de ces recherches. Nous pouvons le caractériser de plus près en remarquant que Leibniz, Huygens et tant d’autres après eux recherchaient une théorie mécanique de la gravitation et que, sans aucun doute, si l’on avait pu en présenter une valable, les partisans de la force à distance auraient été aussitôt forcés de l’agréer.

L’exemple que nous avons cité est-il exceptionnel ? Il est, au contraire, tout à fait typique. Tout le monde sait que la science est remplie de ces théories ou hypothèses mécaniques. Sans doute, il existe des travaux scientifiques et même des livres exposant des chapitres entiers de la science, qui ne contiennent que des lois ou des suppositions relatives à des lois. Mais combien d’autres en diffèrent sur ce point ! Les œuvres des protagonistes les plus illustres de la science — nous avons le choix entre les travaux de Laplace, de Lagrange, de Lavoisier, de Fresnel —, sont remplies d’hypothèses, et, plus près de nous, Maxwell, Lord Kelvin, Hertz, Cornu, M. H. Poincaré, pour ne citer qu’un petit nombre de noms illustres, ont consacré une partie importante de leurs travaux à ces théories.

Cependant la solution de Comte n’est pas la seule possible dans ce cas. Au lieu de supprimer brutalement les théories, on peut tenter de les faire rentrer dans le cadre de la science, c’est-à-dire dans celui des lois (d’après la conception de Comte et de M. Mach) en les assimilant à ces dernières.

Les lois établissent des rapports entre des éléments de fait qui peuvent être directement observés et contrôlés. Quand je dis que la benzine bout à 80° ou que, traitée par le brome dans des conditions déterminées, elle fournit un corps qui bout à 154°, je ne fais qu’affirmer une série de faits que tout physicien, tout chimiste pourra vérifier : s’il n’y a pas de méprise sur ce que j’ai appelé benzine et si j’ai convenablement expliqué les conditions de l’expérience, celui qui la refera au laboratoire arrivera au même résultat.

Voici maintenant une hypothèse : la molécule de benzine contient six atomes de carbone posés en hexagone et rattachés alternativement par des liaisons simples et doubles. Toute vérification directe est évidemment impossible. Personne n’a jamais vu de molécule, ni d’atome, ni de liaison atomique, ni, à plus forte raison, cet hexagone dont il est question et personne, sans doute, ne les verra jamais.

Toutefois, si l’on a été amené à supposer ces choses, c’est bien parce qu’elles semblent correspondre à toute une série de faits qui nous sont connus par des expériences. Ce sont ces dernières, rattachées par des raisonnements plus ou moins probants, que je résume en parlant de l’hexagone. Pour nous servir d’une image familière au mathématicien, nous avons introduit un terme imaginaire qui s’éliminera dans la suite.

Donc, d’après cette conception, les théories n’ont aucune valeur, aucune vertu qui leur soit propre. Elles ne servent qu’à relier entre elles les lois, de manière provisoire. Leurs éléments hypothétiques n’ont pas plus d’existence que les expressions mathématiques dont nous nous servons dans l’énoncé de certaines lois. Ainsi, quand, pour formuler la loi de la réfraction, je dis que le quotient des deux sinus doit être égal à une constante, j’ai l’air de supposer l’existence de cette fonction. Mais ce n’est là qu’une apparence. Je suis, au fond, parfaitement convaincu qu’angle et sinus ne sont que des concepts que j’ai créés pour ma commodité, et je n’ai pas un instant supposé que la nature calculât à l’aide d’une table de logarithmes. De même les molécules, les atomes, les forces, l’éther dont il est si fréquemment question ne seraient que de purs concepts, tout comme les angles, les sinus et d’autres abstractions[89]. Les hypothèses ne seraient donc plus des suppositions sur la marche réelle de la nature, sur le mode de production, si énergiquement proscrites par Comte. Ce seraient de simples représentations figuratives, destinées à servir de mémento, à « fixer les idées » comme on dit dans les mathématiques. Si je dis que la benzine contient six atomes de carbone posés en hexagone, je m’exprime inexactement ; ce que je veux affirmer en réalité, c’est que la benzine se comporte à certains égards comme si elle était ainsi constituée. Donc, contrairement à l’apparence, je n’affirme pas l’existence de l’hexagone. Je m’en sers comme d’un terme commode, parce qu’il eût été trop compliqué d’établir un rapport direct entre divers éléments qui sont pourtant tous des éléments de faits. « Les théories mathématiques, dit M. Poincaré en parlant de la théorie de l’ondulation, n’ont pas pour objet de nous révéler la véritable nature des choses ; ce serait là une prétention déraisonnable. Leur but unique est de coordonner les lois physiques que l’expérience nous fait connaître, mais que, sans le secours des mathématiques, nous ne pourrions même énoncer[90]. » M. Duhem déclare de même que la théorie physique n’est pas une explication, mais un système de propositions mathématiques[91] ; elle classifie les lois[92].

On peut, en effet, à l’aide d’un artifice de ce genre, assimiler les hypothèses aux lois, celles-ci pouvant être exprimées par des formules analogues à celle dont nous nous sommes servis pour les premières. Nous dirons donc que les corps célestes se meuvent comme s’ils s’attiraient proportionnellement à leurs masses et inversement au carré des distances, et aussi que le rayon lumineux se comporte comme si les sinus des angles d’incidence et de réfraction devaient observer une certaine proportion. Mais on remarquera que cette manière de s’exprimer paraît naturelle pour la loi de la gravitation (laquelle d’ailleurs a été, en fait, énoncée par Newton à peu près sous cette forme) et non pas pour celle des sinus. C’est que la loi de Newton contient véritablement une hypothèse, une supposition sur la marche réelle des choses, alors que, pour les angles et les sinus, il ne s’agit que d’êtres de notre imagination ; par conséquent, la précaution nous paraît ici complètement superflue.

En d’autres termes, l’assimilation que nous venons de tenter est purement artificielle. Il y a un véritable abîme entre les concepts physiques et les abstractions mathématiques ; déclarer que l’atome de carbone est la limite d’une série de concepts tout comme le point, la ligne ou l’infiniment petit, c’est vraiment violenter notre entendement.

Il ne peut, d’ailleurs, y avoir le moindre doute en ce qui concerne l’opinion que professaient, au sujet des hypothèses, les savants du passé. M. Duhem, dont la très grande autorité en ces matières se trouve ici doublée du fait de ses idées personnelles, diamétralement opposées à cette manière de voir, écrit : « Que plusieurs des génies auxquels nous devons la physique moderne aient construit leurs théories dans l’espoir de donner une explication des phénomènes naturels, que quelques-uns même aient cru avoir saisi cette explication, cela n’est pas douteux[93]. » Il constate aussi que les grandes théories scientifiques, et notamment les doctrines des péripatéticiens, des atomistes, de Descartes, de Boscovich étaient entièrement dominées par des conceptions métaphysiques et n’étaient par le fait que le prolongement de systèmes philosophiques[94], preuve évidente que les unes et les autres visaient le même but, à savoir l’explication de la réalité. Mais, même en parcourant les travaux de ceux qui se servent actuellement de ces concepts hypothétiques, sans excepter les plus prudents d’entre eux, on sent qu’ils leur attribuent un tout autre degré de réalité qu’à un pur concept mathématique. Sans doute, les affirmations explicites de réalité sont devenues un peu plus rares tout récemment : les anathèmes de Comte et de M. Mach y sont certainement pour quelque chose, et aussi certains travaux de critique, tels que ceux de Stallo et de Hannequin dont il sera question plus loin ; mais la principale raison est probablement dans le fait que les hypothèses scientifiques elles-mêmes sont justement en train de subir une transformation profonde, de « muer », si l’on ose se servir de ce terme. Il n’empêche que les savants, dès qu’ils mettent en jeu les atomes et l’éther, raisonnent implicitement comme si c’étaient non pas des concepts, mais des choses réelles, voire même les seules choses réelles, puisqu’elles doivent expliquer toute réalité. Loin de limiter la science aux lois, ou de considérer les hypothèses comme un surrogat provisoire à des lois futures, les savants subordonnent manifestement et constamment les secondes aux premières. M. Duhem nous fournit d’excellents exemples de cette subordination[95]. Ainsi, quand l’optique range les phénomènes du prisme et de l’arc-en-ciel dans la même catégorie, alors que les anneaux de Newton sont classés avec les franges d’interférence de Young et de Fresnel, ou quand la biologie traite la vessie natatoire des poissons comme homologue au poumon des mammifères, l’une et l’autre de ces sciences obéissent à des considérations de pure théorie, à des conceptions hypothétiques. Le physicien, soit qu’il ramène tout à la mécanique, soit que, adoptant un ordre d’idées plus récent, il considère au contraire comme fondamentaux les phénomènes électriques, a implicitement la prétention de nous expliquer la nature à l’aide de sa théorie. Et l’anomalie la plus flagrante qu’on découvrira dans l’application d’une loi (par exemple le phénomène de Gouy à l’égard de l’impossibilité du mouvement perpétuel) paraîtra expliquée dès que la théorie pourra en rendre compte.

Telle est, incontestablement, la pratique des savants. Mais s’ensuit-il qu’elle soit juste ? Nous avons coutume de traiter d’erronées les voies qu’à certaines époques la science a suivies, par exemple quand elle cherchait à expliquer les phénomènes à l’aide de qualités substantielles. Ne se peut-il pas qu’il y ait dans cette tendance de la science à édifier des théories explicatives, tendance dont on ne saurait nier la réalité, une propension vicieuse et dont il conviendrait de la garder dans la mesure du possible ? Nous avons vu que c’était là l’avis de Comte ; M. Mach, au fond, n’est pas loin d’être d’accord avec lui. M. Duhem aussi estime que les savants ont été et sont encore victimes d’une illusion, pareille à celle qui faisait entrevoir aux explorateurs espagnols le fabuleux Eldorado. La recherche de l’explication n’est pas le fil d’Ariane susceptible de nous guider dans le labyrinthe des phénomènes ; la partie explicative de la science n’est qu’une excroissance parasite[96].

Pour essayer de trancher cette question, examinons d’abord les théories scientifiques en elles-mêmes. C’est une tâche dont l’accomplissement est grandement facilité par les travaux remarquables qui ont été consacrés à ce sujet, et au nombre desquels nous mentionnerons surtout à cette place les livres de Lange, de Stallo, de Hannequin et de M. Duhem[97].

Mais, avant d’entrer dans le fond de la question, formulons une restriction : nous ferons d’abord abstraction, dans le courant du chapitre qui va suivre, de la phase la plus récente des conceptions théoriques, qui est celle des théories électriques, et nous nous contenterons d’envisager l’ensemble des hypothèses sur la constitution de la matière telles qu’elles paraissaient dominer la science il y a peu d’années. Notre principale raison pour procéder ainsi, c’est que les nouvelles théories électriques, se trouvant encore, dans une grande mesure, en voie d’élaboration, offrent par cela même, à notre point de vue, un sujet d’études moins propice que leurs aînées, les théories mécaniques, plus avancées au point de vue de leur évolution. Au surplus, ce n’est qu’avec une exagération évidente qu’on pourrait traiter cette phase de la science comme appartenant entièrement au passé. Beaucoup de physiciens, parmi les plus autorisés, protesteraient sans doute contre une telle prétention. Les uns, parce qu’ils n’acceptent pas ou n’acceptent que très incomplètement les idées nouvelles ; les autres parce que, tout en adoptant ces théories, ils les considèrent, plus ou moins consciemment, comme une simple étape : on ramènera bien, momentanément, toute la diversité des phénomènes naturels, y compris ceux de la mécanique, à l’électricité, mais plus tard l’électricité elle-même se trouvera expliquée par une modification encore indéterminée du milieu hypothétique, une sorte de tension locale qu’évidemment on voudrait faire apparaître comme purement mécanique.

Ce n’est qu’après avoir étudié les théories proprement mécaniques que nous passerons à l’examen de l’hypothèse électrique, examen qui, nous l’espérons, tendra à confirmer les résultats précédemment acquis.


    moins à ses principes et davantage à son puissant instinct scientifique. Sa conception alors se rapproche sensiblement de celle qui tend à considérer ces hypothèses comme des artifices destinés à fixer notre pensée.

  1. Berkeley. De motu, Works, éd. Fraser. Oxford, 1871, vol. III, § 37.
  2. Hume. Essai philosophique sur l’entendement humain, trad. Renouvier et Pillon. Paris, 1878, p. 470-471.
  3. Taine. De l’intelligence. Paris, 1869, p. 403-404.
  4. Helmholtz. Ueber die Erhaltung der Kraft (Wissenschaftliche Abhandlungen. Leipzig, 1882), p. 68 : « Ich habe mir erst spaeter klargemacht, dass das Prinzip der Causalitæt nichts anderes sei als die Voraussetzung der Gesetzlichkeit aller Naturerscheinungen. »
  5. Hannequin. Essai critique sur l’hypothèse des atomes dans la science contemporaine. Paris, 1895. p. 8.
  6. Ostwald. Vorlesungen ueber Naturphilosophie. Leipzig, 1902, p. 302.
  7. Lucrèce. De natura rerum. Livre Ier, vers 150 ss.
  8. Jean Bernoulli. Discours sur les lois de la communication du mouvement, Œuvres. Lausanne et Genève, 1742, vol. III, p. 58.
  9. Il serait sans doute fastidieux pour le lecteur de développer à cette place en quoi notre formule se rapproche de celles données par des chercheurs qui nous ont précédé, et en quoi elle en diffère. Mentionnons cependant que ce que nous appelons légalité, d’un terme que nous empruntons à Helmholtz, mais dont ce dernier a mal défini la portée, correspond à peu près à ce que Kroman (Unsere Naturerkenntniss, trad. Fischer Benzon. Copenhague 1883) désigne comme causalité, de même que notre concept de causalité scientifique se rapproche de celui d’identité du même auteur. Cependant Kroman semble quelquefois méconnaître les véritables limites du premier de ces deux concepts (cf. par exemple p. 204 où il le confond, tout comme Helmholtz, avec le postulat de compréhensibilité, p. 214 ss, où il voudrait en déduire l’existence du noumène). — Les concepts de causalité empirique et de causalité rationnelle formulés par M. Kozlowski (Revue philosophique, 1905, p. 250) s’écartent davantage de ceux définis par nous, puisque cet auteur, d’une part, se sert du terme rationnel pour désigner ce qui est simplement conforme à la régie, c’est-à-dire d’après notre terminologie légal, (cf. Psychologiczne zrodla, Varsovie, 1899, p. 11, Revue philosophique, oct. 1906, p. 407) et que, d’autre part, le concept de causalité implique chez lui celui de devenir irréversible (Przeglad filozoficzny, 1906, p. 200, 204).
  10. Comte. Cours de philosophie positive, 4e éd. Paris, vol. Ier, 1877, p. 51.
  11. Goethe. Faust. 1. Theil. Studirzimmer.
  12. Comte, on le sait, s’est beaucoup servi de cet exemple qui est, en effet, admirablement choisi. Cf. Lévy-Bruhl. La philosophie d’Auguste Comte, 2e éd. Paris, 1905, p. 49.
  13. Poincaré. La valeur objective de la science. Revue de Métaphysique, vol. X, 1902, p. 263.
  14. Comte, loc. cit., vol. VI, p. 637-638.
  15. Cf. aussi ib., vol. III, p. 369, vol. VI, p. 596. Les recherches qui paraissaient particulièrement condamnables à Comte étaient celles des biologistes qui ont abouti à reconnaître l’importance de la cellule (Comte la qualifie, avec mépris, de « véritable monade organique ») et celles de Regnault sur les anomalies de la loi de Mariotte.

    M. Lévy-Bruhl (l. c., p. 111) croit que Comte concevait néanmoins ces phénomènes comme soumis à des lois, mais qu’il supposait ces lois accessibles seulement à des esprits plus puissants que le nôtre. On trouve en effet des passages qui semblent admettre cette interprétation (Cf. par exemple Cours, vol. VI, p. 640). De toute façon, comme Comte posait une limite, non pas temporaire, mais permanente, découlant de la nature même de l’esprit humain, cette conception revient à celle que nous exposons dans le texte. La loi étant certainement une construction subjective, dire qu’elle existe mais nous demeurera éternellement inaccessible équivaut à en nier l’existence.

    Plus tard Comte, instruit par les découvertes de Schwann, est arrivé à une appréciation plus juste des travaux sur la cellule (Politique positive, vol. I, p. 649). Par contre, il est curieux de constater qu’en 1878 encore, c’est-à-dire à une époque où l’utilité des recherches de Regnault était depuis longtemps évidente, P. Laffitte, ce disciple autorisé de Comte, a renouvelé les anathèmes de son maître, en qualifiant Regnault de « factieux académique » (Revue occidentale, t. Ier, 1878, p. 288).

  16. Comme exemple du souci d’exactitude qui domine la science moderne, on peut citer, entre mille, les travaux de Stas sur les poids atomiques, avec leurs minutieuses précautions : celles-ci n’ont cependant pas paru suffisantes et les chimistes des générations postérieures n’ont cessé d’apporter des corrections continuelles aux chiffres de Stas, ainsi qu’on peut s’en rendre compte par les travaux des commissions spéciales qui s’occupent de contrôler ces mesures. Deux travaux du Congrès international de 1900, celui de M. Benoit sur la Précision dans la détermination de longueur en métrologie, et de M. Rubens sur le Spectre infra-rouge sont très propres à donner une idée de la précision à laquelle on est parvenu et du souci constant que les physiciens y apportent. Il va sans dire que de nouveaux progrès ont été accomplis depuis cette date.
  17. G. Léchalas. Les confins de la science et de la philosophie. Revue des questions scientifiques, XIX, 1901, p. 505.
  18. A. Fouillée. Les origines de notre structure, etc. Revue Phil., XXXII, 1891, p. 576.
  19. Comte. Cours, vol. II, p. 11. Cf. ib., p. 6-8.
  20. F. Le Dantec. Les limites du connaissable. Paris, 1903, p. 98-99.
  21. Comte, l. c., vol. Ier, p. 53.

    M. Lévy-Bruhl qui pourtant, par ailleurs, cherche à défendre l’unité de la doctrine de Comte (l. c., p. 12) reconnaît qu’il a varié sur cette matière et que ce changement d’opinion était dû « à la subordination croissante de l’intérêt scientifique à d’autres intérêts » qu’il estimait « supérieurs » (ib., p. 173-175). Cette évolution a continué après la publication du Cours, et dans la Politique positive (1851) Comte arrive à restreindre l’astronomie au système solaire (I, p. 510) et à se moquer de la « prétendue découverte » de Le Verrier « qui, si elle avait pu être réelle, n’aurait vraiment dû intéresser que les habitants d’Uranus ».

  22. Cours, vol. I, p. 99.
  23. A. Fouillée. Le problème psychologique. Revue Phil., XXII, 1891, p. 235.
  24. « Man kann also einraeumen, dass, wenn es fuer uns moeglich waere, in eines Menschen Denkungsart, so wie sie sich durch innere sowohl als aeussere Handlungen zeigt, so tiefe Einsicht zu haben, dass jede, auch die mindeste Triebfeder dazu uns bekannt wuerde, imgleichen alle auf diese wirkende aeussere Veranlassungen, man eines Menschen Verhalten auf die Zukunft mit Gewissheit, so wie eine Mond- oder Sonnenfinsternis, ausrechnen koennte » Kant, Kritik der praktischen Vernunft, éd. Rosenkranz et Schubert. Leipzig, 1838, p. 230.
  25. F.-A. Lange. Geschichte des Materialismus, 4e éd. Iserlohn, 1882, p. 20.
  26. On peut comparer ce raisonnement à celui à l’aide duquel Lucrèce conclut à la matérialité de l’air (voir plus loin p. 281) ; c’est du reste le même qui nous contraint à supposer l’existence de l’éther. Les dieux existent, car ils agissent. Dire que les dieux ne s’occupent pas du monde est un propos d’athée, c’est comme si l’on déniait à l’éther la masse : il deviendrait aussitôt inutile, inexistant.
  27. Renouvier. Critique philosophique, vol. VII. 1878, p. 186.
  28. Leibniz. Opera philosophica, éd. Erdmann. Berlin, 1840, p. 515.
  29. Platon. Timée, trad. Callet. Paris, 1845, V, 28.
  30. Aristote. Œuvres, trad. Barthélémy Saint-Hilaire. Traité du Ciel, l. II, chap. xi, § 2.
  31. Schopenhauer. Sæmmtliche Werke, éd. Frauenstædt. Leipzig, 1877, p. 5.
  32. Leibniz. Mathematische Schriften, éd. Gerhardt. Halle, 1860, vol. VI, p. 206. « Sequeretur etiam causam non posse iterum restitui suoque effectui surrogari quod quantum abhorret a more naturæ et rerum rationibus facile intelligitur. »
  33. Ib., p. 439. « Effectus integer causam plenam vel ejus gemellum reproducere potest. »
  34. Ib., p. 219.
  35. L. c., liv. I, v. 156.
  36. Duhem. La théorie physique. Paris, 1906, p. 272.
  37. H. Poincaré. La science et l’hypothèse. Paris, s. d., p. 211-212.
  38. Duhem, l. c., p. 290.
  39. C. Neumann. Ueber die Principien der Galilei-Newton’schen Theorie. Leipzig, 1870.
  40. Ludw. Lange. Ueber die wissenschaftliche Fassung, etc. Wundt’s philosophische Studien, vol. II. Leipzig, 1883.

    id. Nochmals ueber das Beharrungsgesetz, ib.

    id. Ueber das Beharrungsgesetz. Kgl. Saechs. Ges. der Wissenschaften, vol. XXXVII. Leipzig, 1885, p. 336 ss.

    id. Die geschichtliche Entwicklung des Bewegungsbegriffs. Leipzig, 1886.

    id. Das Inertialsystem, Wundt’s phil. Studien, vol. XX. Leipzig, 1902.

  41. Hannequin. Essai critique. Paris, 1895, p. 79.
  42. É. Le Roy. La science positive et la liberté. Congrès international de philosophie. Paris, 1900, vol. I, p. 331.
  43. D’Alembert. Traité de dynamique, 2e éd. Paris, 1758, p. 13-14.
  44. Poisson. Traité de mécanique, 2e éd. Paris, 1833, p. 204 ss. — On trouvera dans le livre de M. Streintz, Die physikalischen Grundlagen der Mechanik. Leipzig, 1883, p. 81 ss. une excellente discussion des deux principes de la mesure du temps.
  45. Cf. à ce sujet Rud. Schenck, Ueber den rothen Phosphor. Berichte der deutschen chemischen Gesellschaft, XXXV, 1, 1905, p. 352 ss.
  46. On connaît l’importance que la mesure de la diminution de la radioactivité dans le temps a prise dans cette partie de la physique. Elle est considérée comme la propriété la plus caractéristique des corps radioactifs, celle d’après laquelle on décide de leur identité ou non-identité. Cf. Rutherford. Radio-Activity, 2e éd. Cambridge, 1905, p. 223-232, 411, 412, et Mme Curie. Revue scientifique, 17 nov. 1906, p. 654.
  47. Lucrèce, en cherchant à établir que la nature obéit à la loi, insiste également sur la condition de durée (II, v. 173 ss).
  48. M. Painlevé, Bulletin de la Société française de philosophie, 1905 (p. 64-65) affirme que la notion de l’homogénéité du temps et de l’espace à l’égard des lois existe chez l’homme, antérieurement à toute science, comme aussi chez l’animal.
  49. M. Poincaré déduit très justement cette forme de la loi directement de la « conception scientifique » du monde, c’est-à-dire, selon notre terminologie, du principe de légalité. Cf. Cournot et le calcul infinitésimal. Revue de métaphysique, XIII, 1903, p. 295.
  50. H. Poincaré. L’espace et la géométrie. Revue de métaphysique, 1895, p. 638. — Cf. id. La géométrie non-euclidienne. Revue générale des sciences, 1891, p. 772.
  51. Russell. Essai sur les fondements de la géométrie, trad. Cadenat. Paris, 1901, p. 191.
  52. Cf. plus bas, p. 195.
  53. Spir, qui a eu le sentiment très net de la diversité entre l’espace et le temps, n’a pas défini exactement la différence des deux concepts. Ce qu’il dit de l’impossibilité de concevoir un temps vide (Pensée et réalité. Paris, 1876, p. 327-328) s’applique tout aussi bien à l’espace qui ne serait marqué par rien. L’exemple sur lequel il se base, celui de l’homme qui aurait dormi, trouve son analogue dans l’homme qui, avec le monde, aurait été transporté à travers l’espace vide.
  54. Aristote. Physique, trad. Barthélemy-Saint-Hilaire, livre Ier, chap. viii.
  55. Cournot. Traité de l’enchaînement, etc. Paris, 1861, p. 276.
  56. Helmholtz. Wissenschaftliche Abhandlungen. Leipzig, 1880, p. 16.
  57. Lobatschewsky. Études géométriques sur la théorie des parallèles, trad. Houël. Mémoires de Bordeaux, t. IV, 1866, p. 120.
  58. Riemann. Ueber die Hypothesenet, etc. Abhandlungen der Kgl. Gesellschaft zu Gœttingen, vol. Xlll, p. 148.
  59. Helmholtz. Ueber den Ursprung, etc., Populære Vortræge. Braunschweig, 1876, p. 42-43, et Ueber den Ursprung, etc., Wissenschaftliche Ahhandlungen. Leipzig, 1882, p. 654.
  60. P.-G. Tait. Conférence sur quelques-uns des progrès récents de la physique, trad. Krouchkoll. Paris, 1886, p. 12 ss.
  61. H. Poincaré. Les géométries non-euclidiennes. Revue générale des sciences, II, 1891, p. 774. La science et l’hypothèse, p. 93 ; La valeur de la science, p. 109. Cet argument avait été déjà mis en avant par Lotze. Cf. Russell. Essai sur les fondements de la géométrie, trad. Cadenat. Paris, 1001, p. 128.
  62. Ib., p. 110.
  63. Voir plus bas, p. 199 ss.
  64. Spir (cf. entre autres Pensée et réalité, p. 91) a beaucoup insisté sur ce désaccord entre le postulai d’identité et la réalité, et y a vu à juste titre une preuve directe de l’aprioricité de ce postulat.
  65. H. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 258.
  66. id. Sur la valeur objective de la science. Revue de métaphysique, 1902, p. 266.
  67. Aristote. Métaphysique, livre Ier, chap. i.
  68. Spinoza. Éthique, part. IV, thèse 27.
  69. Aristote, l. c. Platon déjà avait fait ressortir que la géométrie, en dépit de l’apparence, ne poursuit aucun but pratique et « n’a tout entière d’autre objet que la connaissance ». (La République, livre VII, Œuvres, trad. Callet. Paris, 1845, vol. I, p. 134).
  70. Condillac. La langue des calculs. Paris, an VI, p. 60.
  71. id. Logique. Paris, an VI, p. 177.
  72. Spir, l. c., p. 192.
  73. L. Couturat. La logique de Leibniz. Paris, 1901, pp. 186, 208 ss. : voir aussi l’exposé fait par le même auteur à la Société française de philosophie. Bulletin IIe année, 1902, 27 fév. C’est aussi l’avis de M. Cassirer (Leibniz’ System in seinen wissenschaftlichen Grundlagen. Berlin, 1902, p. 325). Cependant le principe de l’égalité de la cause et de l’effet apparaît le plus souvent, chez Leibniz, comme indépendant et parfois il semble même prendre les apparences d’un énoncé déduit de l’expérience. Cf. Mathematische Schriften, éd. Gerhardt, vol. II, p. 308.
  74. « Dans l’ordre physique pur, aucune condition nécessaire n’est au fond plus cause qu’une autre. » Renouvier. La méthode phénoméniste. Année philosophique, 1890, p. 20.
  75. John Stuart Mill. A System of Logic. Londres, 1884, p. 340.
  76. Nous verrons plus tard, (p. 284) que, dans des limites plus restreintes, la science est également forcée de faire usage d’un concept dérivé directement de celui de causalité théologique.
  77. Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung, éd. Frauenstædt, vol. II, p. 175.
  78. Comte partageait-il au fond l’opinion exprimée plus tard par Taine et confondait-il la loi et la cause ? On serait tenté de le croire, en voyant que l’identité entre la pesanteur des objets terrestres et l’attraction des astres lui paraît constituer la véritable explication mutuelle des deux ordres de phénomènes (Cours, vol. II, p. 169). Cependant on verra plus loin que Comte conçoit une cause « première ou finale » distincte de la loi, bien qu’il en proscrive la recherche.
  79. Comte. Ib., vol. II, p. 169.
  80. Ib., vol. II, p. 298.
  81. Ib., vol. II, p. 312.
  82. L’analogie entre les opinions de Comte d’une part et de Kirchhoff et de M. Mach d’autre part, a été mise en lumière par M. Kozlowski (Psychologiczne Zrodla, Varsovie, 1899, p. 30 ; Przeglad filozoficzny, Varsovie, 1906, p. 193).
  83. Comte, l. c., vol. II, p. 442. Dans d’autres cas, pourtant, Comte a formulé des opinions moins tranchées. Ainsi, s’il rejette l’éther, il admet la théorie corpusculaire de la matière qu’il proclame une « bonne hypothèse » (Cours, VI, p. 641). Il est probable qu’en cette circonstance Comte a obéi
  84. Newton. Principes, trad. Du Chastellet. Paris. 1759, vol. II, p. 178.
  85. Ib., p. 179.
  86. Cf. Rosenberger. Geschichte der Physik. Braunschweig, 1884, vol. III, p. 3.
  87. Cf. notamment dans Eddleston, Correspondence of Sir Isaac Newton, etc. Londres, 1850, la lettre de Cotes du 18 février 1713 et les réponses de Newton des 28 et 31 mars (p. 151-156).
  88. On trouve également dans l’Optique un exposé complet des principes de la théorie atomique (cf. plus bas p. 393). On sait d’ailleurs que dans cette œuvre la théorie de l’émission, c’est-à-dire une hypothèse des mieux caractérisées sur le mode de production, joue un rôle considérable. Cf. sur le véritable sens de la déclaration de Newton, Appendice I, p. 413.
  89. Berkeley (De motu, Works, éd. Fraser. Oxford, 1871, vol. III, § 39) formule avec beaucoup de précision cette analogie entre les concepts mathématiques et physiques.
  90. H. Poincaré. Leçons sur la théorie mathématique de la lumière. Paris, 1889, p. 1.
  91. P. Duhem. La théorie physique. Paris, 1906, p. 26.
  92. Ib., p. 33.
  93. P. Duhem. Ib., p. 46.
  94. Ib., p. 11 ss.
  95. P. Duhem. Ib., p. 33, 35.
  96. Ib., p. 46-47.
  97. J. B. Stallo. La matière et la physique moderne, 3e éd., Paris, 1899. Nous avons déjà cité les titres des autres ouvrages.