Identité et réalité/Avant-propos

Félix Alcan (p. i-vii).

AVANT-PROPOS


Le présent ouvrage appartient, par sa méthode, au domaine de la philosophie des sciences ou épistémologie, suivant un terme suffisamment approprié et qui tend à devenir courant. Cependant nous avons été guidé, dans nos recherches, par certaines conceptions préconçues et étrangères à ce domaine.

La plus importante est celle qui se trouve contenue dans la phrase de Helmholtz que nous avons placée en tête de notre travail. Le contexte précise ce que ce passage pourrait, à première vue, paraître contenir de général et d’indéterminé. Le grand physicien a voulu dire que les processus psychiques inconscients qui accompagnent indissolublement la perception visuelle sont identiques à ceux de la pensée consciente. Tous ceux qui ont parcouru l’Optique physiologique savent que ce n’est pas là une remarque faite en passant, mais une des idées fondamentales de cette œuvre admirable. Il nous a paru que l’on pouvait étendre considérablement l’application de ce principe, que non seulement la vision, mais la perception du monde extérieur en général, devait mettre en œuvre des processus dont la nature se révélerait, au moins en partie, si l’on scrutait ceux à l’aide desquels la pensée consciente transforme cette image. En d’autres termes, nous croyons que pour résoudre des problèmes concernant le sens commun, la voie la meilleure consiste à examiner les méthodes suivies par la science. En agissant ainsi, on semble aller à l’encontre de cette règle primordiale qui ordonne de procéder du simple au complexe ; mais c’est que le simple, ici, ne l’est pas en réalité. Berkeley l’a fait ressortir avant Helmholtz, le processus de la perception visuelle, pour rester dans l’exemple choisi, contient quantité de raisonnements condensés fort difficiles à suivre. Nous avons donc infiniment plus de chances, à supposer que le processus soit le même, d’en démêler la marche à propos d’un phénomène en apparence plus compliqué, mais où les diverses étapes se différencieront.

En outre, la règle que nous avons citée est dominée par cette autre, plus importante, qui ordonne de procéder du connu à l’inconnu. Or, qui dit inconscient, dit inconnu et même par essence inconnaissable directement.

Ce n’est pas, cependant, que sous ce rapport le raisonnement que nous avons l’habitude de qualifier de conscient offre à notre esprit toute la clarté désirable. Notre raison est compétente pour scruter toutes choses hormis elle-même. Quand je raisonne, je suis en réalité impuissant à observer l’action de ma raison. Est-ce bien par telle voie que j’ai atteint telle déduction ? Dès que je me pose cette question, le doute me prend, doute que je ne peux résoudre qu’en refaisant, de mon mieux, méthodiquement, le raisonnement en question, de manière que toutes ses phases, subconscientes alors que je raisonnais pour arriver au but le plus rapidement possible, parviennent à ma connaissance. C’est ainsi, il est aisé de s’en rendre compte, que l’on procède par exemple dans la logique. Ce procédé n’est pas toujours exempt de dangers. Le raisonnement fait exprès nous montre bien une voie par laquelle nous pourrions parvenir à la conclusion ; mais est-ce bien la voie que nous avions suivie ? Il est certain que nous ne pouvons le reconnaître directement, puisque les étapes intermédiaires n’étaient pas parvenues à notre connaissance. Dès lors, nous essaierons de moyens indirects, nous nous dirons par exemple que si nous avions raisonné de telle manière, telle autre conséquence s’en serait suivie, conséquence que nous pourrons vérifier. Mais ces investigations, directes ou indirectes, peuvent facilement nous égarer. Il ne faut pas oublier, en effet, que la recherche est toujours dominée par des idées préconçues, des hypothèses ; contrairement à ce que croyait Bacon, celles-ci sont indispensables pour guider notre marche. D’ailleurs, nous n’en sommes jamais complètement exempts ; si nous croyons l’être, cela prouve simplement qu’elles sont restées subconscientes. À supposer que, par impossible, nous n’ayons réellement aucune opinion au début de nos recherches sur un sujet donné, celle-ci naîtra spontanément dès nos premiers pas dans le nouveau domaine, et naîtra sous l’influence de dispositions d’esprit cachées à nous-mêmes et d’un savoir peut-être très étranger, en apparence, au domaine en question. Or, l’hypothèse une fois née influencera notre travail ultérieur tout entier. Quand nous referons un raisonnement, nous essaierons inconsciemment de le plier à l’idée que nous avons conçue et, vu les ressources multiples de notre raison, il se peut que celle-ci se montre plastique, qu’elle cède à la pression que, sans le vouloir, nous exerçons sur elle — ce qui évidemment faussera nos résultats. Nous éviterons, du moins en partie, ce danger, en nous adressant, non pas à notre propre pensée, expressément évoquée pour l’occasion, mais à la pensée d’autrui, exempte de plasticité, parce que fixée dans des écrits. La science nous offre un précis de ces pensées. Mais la science actuelle ne nous suffit pas. En effet, ce que nous recherchons, c’est moins le résultat que la méthode, la voie par laquelle on y est parvenu. Or, le savant, sur ce point, ne diffère pas de l’homme ordinaire. Il ne se perçoit pas raisonnant. Il ne connaît donc pas directement la voie par laquelle il est parvenu à telle ou telle conclusion ; les motifs qui la lui ont fait adopter peuvent être très différents de ceux qu’il suppose lui-même. C’est pourquoi il convient de contrôler ses assertions en s’adressant non pas à la pensée individuelle, mais à la pensée collective, en recherchant la genèse des conceptions dans l’histoire, leur évolution. Donc, finalement, et si détournée que puisse paraître cette voie, c’est à l’aide de l’histoire des sciences que nous chercherons la solution de problèmes concernant le sens commun. C’est un procédé qui a quelque analogie avec celui préconisé par Auguste Comte, et bien que nous ne songions pas à nier comme ce dernier la possibilité de toute psychologie introspective et que, comme on le verra dans la suite, les résultats auxquels nous parvenons soient très différents de ceux exposés par le fondateur du positivisme, nous croyons que son mérite a été grand de proclamer la fertilité de la méthode a posteriori pour la découverte des lois qui régissent l’esprit humain.

Bien entendu, nous ne prétendons pas que le procédé soit infaillible. Le principe sur lequel il repose, l’identité de la marche de la pensée consciente et de la pensée inconsciente n’est aucunement évident en soi et nous n’avons pas la prétention de le démontrer a priori. Ce n’est qu’un principe heuristique, une hypothèse de travail que, nous l’espérons, les résultats de ce livre tendront à confirmer dans une grande mesure. Nous réclamons moins encore le mérite d’avoir inventé le procédé. Il serait facile de montrer qu’il a été, plus ou moins consciemment, souvent appliqué par les chercheurs, du moins d’une manière sporadique. En un certain sens, en effet, on peut le prétendre unique et inévitable. Quoi que nous fassions, c’est toujours avec notre raison que nous raisonnons. Nous ne connaissons pas et ne pouvons connaître d’autre voie pour établir un lien entre des concepts, en dehors de celle suivie par notre raison, terme qui ici ne peut signifier que raison consciente. Même quand nous croyons nous en écarter le plus, c’est toujours à l’aide de bribes de raisonnements conscients que nous tâchons d’en créer un autre qui soit différent.

L’histoire des sciences à laquelle nous faisons appel est surtout celle des idées directrices de la science. Tous ceux qui connaissent un peu ce domaine savent combien il y reste à faire. Dans la mesure de nos moyens, nous avons nous-même cherché à suppléer à certaines lacunes trop sensibles, en recourant directement aux sources ; nous nous en sommes dispensé chaque fois que cela ne nous paraissait pas nécessaire, la matière ayant été suffisamment élucidée avant nous. Nous ne nous faisons, d’ailleurs, aucune illusion sur l’insuffisance de nos informations relativement à certaines questions très importantes.

La recherche historique étant pour nous non pas un but, mais un moyen, il se trouve que la genèse des conceptions n’est pas toujours exposée conformément à l’ordre chronologique et que des considérations relatives à la même science, voire à la même phase d’évolution d’une science particulière, sont dispersées dans différents chapitres ; c’est ainsi que l’évolution de la chimie au xviiie siècle avant Lavoisier et la genèse de la notion moderne de l’élément chimique sont traitées au chap. vii, p. 214 ss. et au chap. x, p. 305 ss. Nous n’avons pas cru pouvoir éviter ces inconvénients. C’est au lecteur de juger si les résultats de notre travail compensent le surcroît de fatigue que ce procédé lui impose.

Nous nous excusons également de la multiplicité des citations et des renvois. Il eût été fort difficile de se dispenser des premières, puisque la méthode adoptée par nous consiste précisément à former des déductions en nous basant sur les procédés de raisonnement des savants ; et d’autre part, le sens d’un texte n’étant, au fond, fixé que par le contexte, nous avons cru devoir faciliter le contrôle au lecteur, en lui permettant de recourir chaque fois au livre d’où la citation est puisée. D’ailleurs, le plus grand mérite d’un travail de ce genre n’est-il pas de préparer les voies à des recherches ultérieures ?

Nous avons fait notre possible pour citer nos prédécesseurs. Nous avons certainement commis des omissions et nous nous en excusons d’avance. Nul chercheur, surtout à l’heure présente où le mouvement des esprits est si intense et dans un domaine qui touche à tant d’ordres de pensée divers, ne sait exactement ce qu’il doit à la pensée d’autrui. Mais nous tenons particulièrement à faire ressortir l’influence qu’ont exercée sur notre pensée, parmi les maîtres vivants, MM. Boutroux et Bergson, Poincaré et Duhem. Cette influence ne se limite pas aux passages où leurs noms sont cités.

Voici, résumée aussi brièvement que possible, la marche générale de notre travail. Nous commençons par rechercher s’il est exact, comme l’affirment Comte et, après lui, M. Mach, que la science entière ne soit édifiée que dans un but d’action et de prévision. Nous établissons que le principe qu’on met ainsi en jeu, le principe de légalité, ne suffit pas, que la science cherche également à expliquer les phénomènes et que cette explication consiste dans l’identification de l’antécédent et du conséquent (Chap. ier). C’est de ce second principe, le principe de causalité scientifique, que dérivent les théories atomiques (Chap. ii). Il intervient également dans la partie légale de la science, en créant les principes de conservation (Chap. iii, iv et v) et en poussant à l’élimination du temps (Chap. vi). Une extension de ce même principe crée le concept de l’unité de la matière, qui conduit à l’assimilation entre celle-ci et l’espace et, par là, à l’annihilation du monde extérieur (Chap. vii). Ces conclusions ne sont pas un résultat de la science, elles dérivent des éléments aprioriques que celle-ci recèle ; la science réagit et cette réaction s’exprime par le principe de Carnot (Chap. viii). Après avoir déterminé avec plus de précision les limites de l’explication causale, à laquelle s’oppose le concept de l’irrationnel (Chap. ix), nous démontrons que les théories non mécaniques dérivent également du principe de causalité (Chap. x). Nous établissons alors que le monde du sens commun est créé par un procédé strictement analogue à celui qui produit les théories scientifiques (Chap. xi). Nous terminons par quelques conclusions relatives à la philosophie des sciences et au cours desquelles nous examinons de nouveau, à l’aide des résultats acquis, le problème des rapports entre les deux principes de légalité et de causalité (Chap. xii).

Juin 1907.