Identité et réalité/Chapitre VI

Félix Alcan (p. 194-212).

CHAPITRE VI

L’ÉLIMINATION DU TEMPS

Nous avons vu dans ce qui précède le postulat de l’identité des choses dans le temps intervenir puissamment dans la science. C’est lui qui constitue pour ainsi dire de toutes pièces les théories atomiques, et c’est encore ce postulat qui nous pousse à souhaiter que des concepts déterminés, susceptibles d’être considérés comme des substances, se conservent à travers les phénomènes éternellement changeants ; c’est cette tendance causale qui prépare les principes de conservation, les suggère et, une fois énoncés, leur prête une autorité qui les « rapproche de ces vérités dont le contraire est inconcevable » et qui fait qu’ils « offrent presque un caractère d’universalité et de nécessité métaphysique[1] ». Elle est assez puissante pour créer en nous des illusions contraires à l’évidence ; elle nous fait accepter comme substances ce qui n’est à l’origine qu’un rapport entre deux termes limités, comme la vitesse, ou un concept impossible à définir clairement en sa totalité, comme l’énergie. C’est cet étrange prestige des principes de conservation qui explique que nous soyons enclins à en étendre démesurément la portée, jusqu’à faire coïncider leur énoncé avec le postulat causal lui-même : Rien ne se crée, rien ne se perd. C’est aussi à la même raison qu’est due l’obstination avec laquelle nous cherchons à maintenir ces règles, à écarter, à expliquer tant bien que mal les faits qui se révèlent dans la suite et qui semblent les contredire. M. Poincaré a observé cette tendance dont les théories imaginées pour expliquer l’action des corps radio-actifs fournissent un excellent exemple, étant donné surtout qu’il s’agit de la constance de l’énergie, conception dont la base expérimentale, nous l’avons vu, est bien peu solide.

Mais l’action du postulat ne se borne pas au mécanisme et aux principes de conservation ; il est aisé de s’apercevoir que son intervention dans la science est non seulement très puissante, mais encore incessante, qu’elle se manifeste partout, que la science en est pour ainsi dire imprégnée. C’est ce que nous verrons clairement en examinant la plus rationnelle des sciences physiques, la « mécanique rationnelle ». Elle mérite bien son nom, c’est la science la plus adéquate à notre raison et, nous allons le voir, la plus éloignée de la réalité.

L’identité parfaite entre la cause et l’effet, telle que la postule la tendance causale, impliquerait, de toute évidence, la possibilité de renverser le phénomène, c’est-à-dire de parvenir à l’antécédent en partant du conséquent. Cette « réversibilité », comme on dit en physique, n’implique point l’identité : je puis échanger une pièce en or de dix francs contre deux écus ou vice versa, d’où il suit que les choses ont même valeur, sont équivalentes, mais non pas qu’elles sont identiques. Par contre, l’identité implique certainement l’équivalence, c’est-à-dire la réversibilité.

C’est ce que nul n’a mieux compris ni plus nettement formulé que Leibniz. Rappelons ici le plus topique des passages que nous avons cités plus haut, sur les rapports entre les causes et les effets : « L’effet intégral peut reproduire la cause entière ou son semblable. »

En est-il réellement ainsi ? Nous n’avons qu’à consulter notre conscience intime pour répondre à cette question. Nous constaterons que nous avons le sentiment absolu que la nature suit dans le temps un cours immuable. Nous savons qu’aujourd’hui n’est pas pareil à hier, qu’entre les deux quelque chose d’irréparable s’est accompli : fugit irreparabile tempus. Nous nous sentons vieillir. Nous ne pouvons pas plus remonter le cours du temps que nous ne pouvons le ralentir ou l’accélérer. Un romancier de talent a récemment essayé de rendre pour ainsi dire tangible la supposition contraire et ses récits sont instructifs, à cause précisément de l’effet d’étrangeté qui s’en dégage. Encore M. Wells, en munissant son héros d’une machine qui lui permet de se déplacer dans le temps comme nous nous déplaçons dans l’espace, prend-il la précaution de le faire voyager surtout dans l’avenir[2], qui nous paraît forcément indéterminé, à cause de notre ignorance. Mais supposons un déplacement dans le passé ; le héros de M. Wells, à la veille de la bataille de Hastings, avertira Harold du subterfuge médité par Guillaume et les Normands seront battus, ou bien il apprendra, le jour de Crécy, aux Français à mieux utiliser leurs canons. Ainsi le cours entier de l’histoire sera modifié ; mais il le sera aussi, en réalité, sans ces suppositions romanesques, car un individu qui s’ajoute modifie forcément l’état de l’univers au moment donné, il devient dès lors impossible que la suite soit telle qu’elle a été. Remonter dans le passé, c’est changer le passé, et cela nous paraît contradictoire.

Nous sentons aussi que non seulement l’univers entier, mais encore chaque phénomène particulier que nous y observons suit un cours déterminé dans le temps, a un commencement et une fin, et qu’il nous est impossible de nous le représenter dans l’ordre renversé. Nous n’avons qu’à penser à tous les événements de la nature organisée : la naissance des êtres, leur maturation, le dépérissement et la mort. Qui donc peut s’imaginer les fruits précédant les fleurs, le coq se transformant en œuf ? Mais il en est de même pour les phénomènes où, de prime abord, le fait de l’évolution nous paraît moins marqué ; tous se déroulent dans un certain sens et si, par hasard, nous les voyions se produire dans le sens inverse, nous en serions aussitôt frappés comme de quelque chose de contraire au cours de la nature. Nous pouvons, dans cette question, faire mieux que recourir à des imaginations comme celles de M. Wells : nous pouvons voir ce monde renversé. Pour ce faire, nous n’avons qu’à nous munir d’un cinématographe, à y insérer un rouleau d’images représentant des phénomènes du mouvement — tels que le saut ou la chute d’un cheval, une goutte d’eau qui tombe dans un étang, la chute d’une masse de pierres ou de sable — et à tourner la manivelle en sens inverse. Il est impossible de dépeindre l’impression d’étrangeté qui se dégage de l’aspect de ces tableaux. Ce n’est même plus de la sorcellerie, c’est quelque chose de plus ou de moins, c’est un monde manifestement absurde et qui ne présente aucune analogie avec celui que nous connaissons.

Sans doute, si nous regardons ainsi une machine, un mécanisme, l’impression ne sera pas la même : une locomotive aura l’air tout simplement d’être en « marche arrière », et ce phénomène ainsi retourné ne choque aucunement, semble-t-il, notre sensation de la réalité. Mais si nous observons la cheminée, nous verrons que la fumée, au lieu d’en sortir et de se dissiper, se forme au loin, s’approche, s’épaissit, et finalement s’y engouffre, phénomène qui certainement nous paraîtra impossible. Nous pouvons d’ailleurs nous rendre compte que même la ressemblance entre une partie du phénomène retourné et la marche arrière n’est qu’apparente et tient uniquement à l’imperfection de nos sens. Les diverses parties du mécanisme, si bien huilées qu’elles soient, frottent les unes contre les autres, de même que les roues frottent contre les rails ; tout cela s’échauffe et la chaleur se dissipe dans l’air. Si nous pouvions voir ces ondes comme nous voyons la fumée, l’image renversée de la locomotive en marche nous choquerait tout autant que ce qui se passe à l’orifice de la cheminée.

Il est clair que l’observation que nous venons de formuler est tout à fait générale. Les mouvements stellaires semblent faire exception ; nous sommes forcés en effet de supposer que le milieu dans lequel ils s’accomplissent n’offre nulle résistance ; dès lors, il semble bien que le tout pourrait se retourner et que, douées de vitesse égale et de direction contraire, les planètes repasseraient, en sens inverse, par la même suite de périhélies et d’éclipses. Mais ce n’est probablement qu’une apparence : là où nous pouvons regarder le phénomène d’un peu plus près, l’illusion de réversibilité se dissipe. Ainsi, à l’égard de la terre, la vague des marées joue, comme on sait, le rôle d’un frein, elle tend à s’opposer à sa rotation et convertit une partie de l’énergie cinétique de ce mouvement en chaleur qui se dissipe ensuite. Sur la terre, en tout cas, il ne saurait y avoir de mécanisme absolument dépourvu de friction et, dès lors, il n’en existe pas de réellement réversible[3].

Il en va tout autrement dans la mécanique rationnelle : là tous les mouvements sont réversibles. Dès le début, à l’aide d’un postulat tacitement accepté, l’essence même du concept du temps se trouve complètement dénaturée. Le temps mécanique ne s’écoule plus, uniformément, toujours dans la même direction ; on peut au contraire s’y mouvoir librement, dans la direction voulue, comme nous faisons dans l’espace. C’est ce que Lagrange a sans doute senti en affirmant que le temps pouvait être considéré comme une quatrième dimension de l’espace. C’est un énoncé qui frappe par son étrangeté : nous avons, en effet, la sensation immédiate qu’il n’en est pas ainsi et cette sensation, nous l’avons vu, est justifiée, car il n’y a pas de parallélisme réel entre nos concepts du temps et de l’espace. Mais, dans la mécanique rationnelle, le temps est en effet quelque chose d’analogue à l’espace. Là, l’effet peut réellement « reproduire la cause ou son semblable », selon le postulat de Leibniz.

M. H. Poincaré a émis cette ingénieuse supposition que la forme de notre mécanique est due à l’influence de la mécanique céleste, science qui s’est trouvée achevée la première et qui a frappé les esprits par sa belle ordonnance ; les mouvements des corps célestes nous apparaissant, nous venons de le voir, comme réversibles, on s’expliquerait que la mécanique rationnelle fût fondée sur la même hypothèse. Sans vouloir nier cette influence, qui a certainement raffermi les convictions et poussé à la méconnaissance des conditions réelles, nous croyons cependant que la cause a été plus profonde. Nous y voyons une manifestation évidente du principe de causalité, de la tendance générale qui est en nous et qui nous porte à postuler l’égalité entre l’antécédent et le conséquent.

Ayant ainsi, dès le début, transformé la nature intime du temps à l’aide d’un postulat audacieux, la mécanique rationnelle fait ensuite tous ses efforts pour le faire disparaître complètement des énoncés. Au début des développements, on est souvent obligé de poser des modifications en fonction du temps, mais le souci permanent, quoique souvent inconscient du savant, est d’éliminer cette variable dans la suite, de ramener ce qui est variable dans le temps à ce qui est constant. Nous avons vu, par le passage que nous avons cité au chapitre premier (p. 27), que Cournot avait clairement conscience que la science impose cette réduction. Hertz a été du même avis. « Nous considérons, dit-il, comme la tâche de la mécanique de déduire, en partant des propriétés de systèmes matériels indépendantes du temps, les phénomènes produits par ces derniers et s’écoulant dans le temps, ainsi que les propriétés de ces systèmes dépendant du temps[4]. » Là où le grand physicien s’est abusé, c’est quand il a cru que la simple recherche de règles empiriques, de lois, suffit pour nous pousser à ces déductions. Cette conviction est chez lui la conséquence logique de son système. Hertz, on le sait, a voulu faire complètement abstraction de la notion de force, en réduisant la mécanique à la masse et au mouvement. Les masses sont rattachées les unes aux autres et surtout à des masses cachées par des liaisons rigides (starre Verbindungen). Hertz conçoit l’existence de ces liaisons comme une loi, et les lois ne variant pas dans le temps, les liaisons doivent en être indépendantes[5]. Mais ces mêmes liaisons lui apparaissent aussi comme des propriétés, d’où il conclut, comme nous venons de le voir, que la recherche de la loi conduit à celle de propriétés indépendantes du temps. C’est là évidemment une simple conséquence de l’erreur dont nous avons expliqué les origines au chapitre premier (p. 28 ss.). M. Ostwald, qui part de principes tout à fait opposés à ceux de Hertz, puisqu’il considère comme radicalement impossible toute réduction des phénomènes naturels au mécanisme, affirme cependant aussi que la recherche des lois se ramène à celle d’un « invariant, c’est-à-dire d’une grandeur qui demeure invariable quand toutes les autres varient entre les limites possibles » et l’on voit par le contexte, où M. Ostwald cite comme exemple de ces invariants la masse et le poids, qu’il pense surtout à des concepts restant immuables dans le temps et susceptibles de nous apparaître comme des êtres, des substances[6]. Mais ceci exige une analyse un peu plus approfondie.

Nous avons vu (chap. i, p. 23 ss.) que la science purement légale ne traite pas d’une manière identique les choses et les lois par rapport au temps ; ces dernières sont supposées immuables, alors que les premières peuvent varier. La science légale ayant pour but la prévision, c’est la variation de l’objet dans le temps qu’elle doit, semble-t-il, étudier en première ligne, et la forme la plus naturelle de la loi est celle qui nous indique l’évolution du phénomène en fonction du temps comme variable indépendante. Nous avons cité au chapitre premier des exemples de lois de ce genre. Reprenons celui des corps radioactifs, particulièrement instructif en ce que le phénomène paraît primordial, et qu’il semble que sa variation dans le temps soit entièrement indépendante de toute autre circonstance. Ainsi, en formulant : en 3,70 jours la radioactivité de l’émanation du radium est réduite de moitié, nous stipulons un changement dans le temps et en fonction du temps. Nous affirmons que, s’il nous arrive d’observer quelque part ce corps qu’on appelle l’émanation du radium, il ne pourra pas rester le même pendant deux moments consécutifs, mais devra se modifier de l’un à l’autre d’une manière déterminée. À travers ce changement du corps, quelque chose reste-t-il constant ? Assurément : ce qui reste constant, c’est la loi selon laquelle se produit le changement ou, si l’on aime mieux, le rapport entre ce changement et le temps. Il n’y a nulle contradiction entre cette constance et le changement continuel que nous avons stipulé pour le corps, ou plutôt la constance même du rapport inclut le changement, étant donné que le second terme du rapport est le temps et que le temps, par essence, s’écoule toujours et uniformément dans la même direction.

Passons maintenant à un phénomène de mouvement apparent, comme la chute d’un corps dans le vide. Nous pouvons commencer par mesurer les espaces traversés par un corps partant du repos, et nous arriverons ainsi à formuler cette règle que ces espaces sont en proportion des carrés des temps qui se sont écoulés depuis l’origine du mouvement[7]. Sous cette forme, la loi est strictement analogue à celle qui a été énoncée pour l’émanation du radium : elle stipule le maintien d’un rapport dont le second terme est le temps, ce qui, par conséquent, inclut le concept du changement.

Mais nous pouvons présenter cette loi sous une autre forme encore. Au lieu de rechercher les espaces traversés, nous aurons recours à un concept un peu plus abstrait et nous déterminerons la vitesse que le corps aura acquise à un moment précis de sa chute. Nous arriverons encore, bien entendu, à constater qu’un rapport reste constant (puisque aussi bien c’est l’essence même de la loi) et, en gardant le temps comme le second terme du rapport, nous dirons que la vitesse s’accroît proportionnellement au temps écoulé.

Observons d’ailleurs que, le temps étant la variable indépendante, ses accroissements sont constants ; nous exprimons ce lait en langue vulgaire en disant que, pour connaître la vitesse en question, nous mesurerons le temps, c’est-à-dire que nous le diviserons en tranches égales, en secondes par exemple. Donc, en vertu de la formule que nous venons d’énoncer, la vitesse du corps s’accroîtra de la même manière ; c’est-à-dire que, si nous créons pour l’accroissement de la vitesse un terme spécial, en l’appelant accélération, nous pourrons énoncer la formule en disant que l’accélération est une constante.

En opérant ces transformations, en partie purement verbales, nous semblons n’avoir obéi qu’au souci de rendre la formule plus brève, plus facile à retenir. Regardons cependant ce que devient ce terme d’accélération. C’est évidemment un simple rapport, et un rapport très abstrait puisque c’est la différence de deux vitesses ; c’est quelque chose de comparable au rapport entre le quotient des espaces et celui des carrés des temps dans notre première formule. D’ailleurs, par le fait même que le concept de l’accélération (comme du reste l’indique son étymologie) dérive de celui de la vitesse, il est fondé comme ce dernier sur le concept du temps, et par conséquent il contient virtuellement celui du changement dans le temps et en fonction du temps. Cependant, comme nous pouvons stipuler la constance de ce terme même dans le temps, nous en faisons l’attribut d’une notion que nous appelons force et qui n’est plus un simple rapport, mais une chose, une réalité, réalité, remarquons-le bien, que nous ne connaissons que par cette seule manifestation, puisque la force, par définition, n’est que la cause de l’accélération. Observons aussi que cette nouvelle chose créée par nous se distingue de toutes celles du sens commun en ce qu’elle n’évolue pas dans le temps, qu’elle est constante. Donc, ce qui nous guidait en réalité dans les transformations que nous avons opérées, ce n’est pas uniquement le désir de la simplification, c’est encore la tendance à transformer un rapport en une chose, afin de voir se conserver non seulement la loi, mais encore l’objet, ce qui est, nous le savons, le véritable sens de la tendance causale. C’est parce que nous obéissons à cette tendance que nous préférons donner à nos lois une forme telle que le changement n’apparaisse pas comme dépendant directement de l’écoulement du temps, en d’autres termes que nous cherchons à éliminer le temps de nos formules.

C’est ce qui fait que la formule de la loi en fonction du temps, quoique la plus naturelle en vue de la prévision, se trouve rarement dans la science, d’autant plus rarement que la science est plus « rationnelle » : en observant, en expérimentant et surtout en raisonnant sur nos observations et nos expériences, nous sommes dominés par le souci constant et puissant de la cause, c’est-à-dire de la conservation des objets dans le temps.

Nulle part, peut-être, cette tendance ne se manifeste avec autant d’évidence que dans le développement de la chimie. Voici un corps qu’on appelait au xviiie siècle la chaux de mercure ou le mercure précipité per se. Nous le chauffons et nous apercevons que des gouttelettes d’un corps liquide, métallique, se forment dans le col du vase. C’est, nous disent les chimistes, que le phlogistique, s’unissant à la chaux, a formé une matière que nous appelons le mercure métallique et qui est de la chaux de mercure phlogistiquée. Le fait qu’on découvre que la réaction est accompagnée de l’apparition d’un gaz, ne modifie pas essentiellement les explications ; les « phlogisticiens » et, parmi eux, l’auteur de la découverte, Priestley, considèrent ce phénomène comme secondaire et formulent à ce sujet des hypothèses auxiliaires.

En quoi consistait « l’explication » en question ? Vous voulez savoir, disait-on, pourquoi ce corps rouge et poudreux devient métallique ? C’est que le phlogistique qui s’y est adjoint a le pouvoir de donner au corps précisément ces qualités métalliques. Sans doute le phlogistique ne manifeste pas toujours ces qualités : c’est qu’il se trouve parfois dans un état particulier ; mais dès qu’il s’unit à certaines substances, ces qualités éclatent. Le phlogistique, qui préexistait, s’est simplement déplacé en allant du feu à la chaux de mercure. Nous pourrions résumer cette explication en la présentant sous forme d’une équation :

Chaux de mercure + phlogistique = mercure métallique.

À la vérité, les phlogisticiens ne posèrent pas cette équation. L’usage des équations chimiques étant un peu postérieur. Mais elle n’en traduit pas moins leur pensée et les chimistes modernes ont souvent eu recours à ce procédé, en s’appliquant à saisir et à préciser les conceptions de leurs prédécesseurs. Le sens général de l’explication était donc bien celui-ci : par la réaction rien ne s’est créé, rien ne s’est perdu ; le mercure rouge et le phlogistique qui existaient avant, subsistent dans le mercure métallique ; et ce changement si profond n’a été, en réalité, qu’un déplacement.

Pour ruiner ces conceptions, Lavoisier fait observer que le poids est une propriété permanente du corps, propriété qui ne s’oblitère jamais ; nous pourrons donc reconnaître à un signe infaillible si réellement quelque chose est venu s’y ajouter. Lavoisier constate, en faisant usage de la balance, que la chaux de mercure pesait plus que le mercure métallique recueilli après l’opération et que la différence se retrouve à peu près dans le poids du gaz produit. D’où la conclusion logique qu’il faut renverser les termes du rapport établi par la théorie du phlogistique, que c’est le mercure métallique qui est le corps simple, l’élément, et que la chaux de mercure est un composé de mercure métallique et du gaz que Lavoisier appela oxygène. Cette interprétation s’écrit en équation :

Hg O = Hg + O

et celle-ci présente sur la précédente cet avantage inestimable de tenir compte des poids, d’être quantitative, comme on dit ; en effet, suivant une convention précise, les symboles dont nous venons de nous servir n’indiquent pas seulement les corps, mais encore des poids définis de ces corps et l’équation signifie que 216 grammes d’oxyde de mercure fournissent 200 grammes de mercure métallique et 16 grammes d’oxygène. Ainsi l’identité entre l’antécédent et le conséquent s’est encore précisée : non seulement le mercure métallique et l’oxygène préexistaient dans l’oxyde, puisqu’ils en sont les « composants », mais encore ils préexistaient en quantités déterminées, égales à celles que nous venons de recueillir après la séparation.

Plus tard, on s’est aperçu que la décomposition de l’oxyde de mercure est accompagnée d’un autre phénomène, à savoir l’absorption d’une certaine quantité de chaleur. On constata que c’était un phénomène à peu près général, que, sauf certaines exceptions assez explicables, les corps en se combinant dégageaient de la chaleur et qu’ils en absorbaient au contraire en se décomposant. On parvint à mesurer cette quantité de chaleur (qui s’exprime, comme on sait, en calories) et l’on vit qu’elle constituait bien une caractéristique de la réaction[8]. Nous pouvons donc compléter comme suit l’équation ci-dessus :

Hg O + X cal. = Hg + O.

Nous avons écrit trois équations différentes : elles représentent pourtant un seul et même phénomène. On pourrait sans doute écarter complètement la première, en la déclarant fausse, étant donné que nous ne croyons plus à l’existence du phlogistique. Mais ce serait à tort, car la théorie en question fournissait, nous l’avons vu, une interprétation très acceptable du phénomène tel qu’il avait été observé à l’époque. On a même fait remarquer, à juste titre, qu’il y a une certaine analogie entre les conceptions les plus récentes et celles des chimistes du phlogistique. Ces derniers avaient bien le sentiment qu’il fallait ajouter un « principe » à la chaux de mercure pour produire du mercure métallique et que c’était là une condition générale : le fait qu’en remplaçant le terme phlogistique par celui d’énergie on obtient dans bien des cas des propositions presque exactes n’est pas une pure coïncidence[9].

Les trois équations serrent le phénomène de plus en plus près. Mais toutes trois sont des équations, c’est-à-dire tendent à établir un rapport d’égalité entre les termes représentant les états antérieur et postérieur du phénomène. À mesure que l’explication avance, l’identification devient de plus en plus parfaite. Au commencement elle n’a trait qu’au côté qualitatif du fait et manque de précision, de substrat numérique, ensuite viennent les considérations de quantité et enfin les changements caloriques, énergétiques sont « expliqués » à leur tour, c’est-à-dire qu’ils rentrent dans l’égalité entre l’antécédent et le conséquent.

Peut-on affirmer qu’ici l’égalité soit directement suggérée par l’expérience ? N’est-il pas, au contraire, paradoxal d’énoncer qu’un métal liquide et un gaz incolore sont, ensemble, la même chose qu’une poudre rouge ? C’est bien l’avis de M. Ostwald. Il ne s’agit pas, nous dit-il, d’une véritable égalité, mais seulement de corps qui, dans certaines opérations, peuvent se substituer mutuellement les uns aux autres sans que le résultat en soit modifié[10]. On serait peut-être assez embarrassé d’indiquer l’opération où le mercure et l’oxygène d’une part et l’oxyde de mercure de l’autre, pourraient se remplacer dans ces conditions, à moins qu’on ne veuille recourir préalablement à l’opération qui est précisément l’objet de l’équation. Mais est-il exact qu’en posant cette équation on pensât à la substitution en question ? Reportons-nous à l’époque où ce mode d’expression est né et s’est développé, et faisons complètement abstraction des théories plus récentes sur les équilibres chimiques et de ce que pouvaient contenir en germe les conceptions de Berthollet qui, on le sait, sont restées à ce point de vue à peu près sans action sur la marche de la science. Écrivons

Ba Cl2 + Na2 SO4 = Ba SO4 + 2 Na Cl.

Il est incontestable qu’une réaction de ce genre, réaction qui paraît s’accomplir rapidement et complètement dès que les corps dont les symboles sont inscrits à gauche du signe d’égalité se trouvent en présence dans des conditions convenables, représentait pour ainsi dire la réaction type ; il n’était nullement question que le sulfate de baryum et le chlorure de sodium pussent donner à leur tour du sulfate de sodium et du chlorure de baryum : cette supposition aurait au contraire semblé paradoxale à tout chimiste. Partout et toujours il était sous-entendu que le côté gauche indiquait le point de départ et le côté droit le point d’arrivée. L’équation exprime donc en réalité la marche dynamique d’un phénomène et non pas, contrairement à l’apparence, une relation d’équivalence entre deux états statiques. Cela est si vrai que, dans ses études sur les états d’équilibre, M. Van’t Hoff a remplacé le signe = par celui de ⇆ ; afin de bien indiquer que la réaction pouvait s’opérer dans les deux sens, le signe d’égalité dans les équations chimiques ayant acquis irrémédiablement le sens d’une action dans une direction déterminée, de gauche à droite.

Cela dit, comment se fait-il qu’on ait cru pouvoir se servir du signe en question ? Évidemment une flèche → eût exprimé beaucoup mieux le sens de la relation. Et comment expliquer que ce terme d’équation, si impropre en l’occasion, ne nous choque point ? C’est qu’au delà, au-dessous du phénomène produit, du phénomène apparent, nous croyons voir autre chose ; nous croyons, nous voulons croire du moins, que l’ensemble des antécédents, si nous pouvions les embrasser d’un coup d’œil et reconnaître leur nature intime, serait reconnu égal, identique à l’ensemble des conséquents.

On peut d’ailleurs citer, à l’appui de cette manière de voir, l’autorité de l’homme de qui dérive tout le mode de penser de la chimie moderne. Lavoisier, dans son Traité élémentaire de chimie, a écrit ce qu’on peut appeler la première véritable équation chimique et, avec sa clarté habituelle, a expliqué le sens qu’il attribuait à cette formule.

Après avoir affirmé que « rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature » et que « l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération », il ajoute : « C’est sur ce principe qu’est fondé tout l’art de faire des expériences en chimie : on est obligé de supposer dans toutes une véritable égalité ou équation entre les principes du corps qu’on examine et ceux qu’on en retire par l’analyse. Ainsi puisque du moût de raisin donne du gaz acide carbonique et de l’alcool, je puis dire que le moût de raisinacide carboniquealcool[11]. »

Ainsi donc l’équation est bien, pour Lavoisier, l’expression de l’égalité complète, de l’identité entre l’antécédent et le conséquent dans une réaction chimique.

« Nous ne connaissons en toute lumière, dit Poinsot, qu’une seule loi, c’est celle de la constance et de l’uniformité. C’est à cette idée simple que nous cherchons à réduire toutes les autres, et c’est uniquement en cette réduction que consiste pour nous la science[12]. » Nulle parole plus vraie ni plus pénétrante ; la loi purement empirique semble extérieure à la fois aux choses et à notre esprit, impénétrable, opaque. Seules les règles qui affirment l’identité, qui en découlent ou qui y conduisent, nous paraissent adéquates à la fois à l’essence des choses et à notre entendement, saisissables ; ce sont les seules que nous connaissions « en toute lumière ». Et l’on voit aussi que la science ainsi définie par le grand mathématicien est tout autre chose qu’un ensemble de règles empiriques. Elle est l’effort de l’esprit vers la compréhension, de l’entendement vers l’entente des choses, effort qui est la fonction normale de l’entendement et qui ne saurait s’accomplir qu’à l’aide du principe de l’identité dans le temps.

Ainsi ces équations chimiques sont bien, au fond, l’expression de la tendance à identifier les choses dans le temps ; on peut dire aussi à éliminer le temps. En effet, supposons que le processus d’identification continue et que nous parvenions réellement à mettre en équation le phénomène entier, à identifier complètement l’antécédent et le conséquent ; tout s’est conservé, tout est resté en l’état, c’est-à-dire que le temps n’a exercé aucune influence. Sans doute, nous savons d’avance cette identification complète impossible. Mais, partiellement, nous pouvons vérifier à l’aide de nos équations qu’il en est bien ainsi. Les matières élémentaires qui existaient avant le phénomène ont subsisté après : de ce côté il n’y a pas eu de changement. Le poids est également resté le même : là encore rien n’est modifié. Enfin l’énergie aussi s’est conservée. En somme, aussi loin que va notre explication, il ne s’est rien passé. Et comme le phénomène n’est que changement, il est clair qu’à mesure que nous l’avons expliqué, nous l’avons fait évanouir. Toute partie expliquée d’un phénomène est une partie niée.

Restent, il est vrai, les phénomènes du déplacement. Ils sont, nous l’avons vu, privilégiés par leur nature même en ce que nous pouvons, selon qu’il nous convient, les considérer tantôt comme impliquant un changement, et tantôt comme conservant l’identité. C’est même sur cette particularité que repose toute possibilité d’identification causale et, dans nos équations, nous n’avons également fait autre chose qu’user de ce moyen, en supposant que les masses élémentaires et l’énergie, tout en restant identiques à elles-mêmes, se déplacent. D’ailleurs, la nature de ce déplacement est restée indéterminée ; indétermination toute provisoire, cela est évident, car si nous voulions pénétrer plus avant dans l’explication du phénomène, en scruter le mécanisme, nous serions obligés de préciser les mouvements moléculaires, c’est-à-dire de nous prononcer sur le mode de déplacement. Nous l’avons évité par le simple fait que l’explication des phénomènes chimiques est encore trop peu poussée ; on dira que la chimie n’est pas assez avancée pour admettre de véritables explications mécaniques, mais on ne saurait douter que le mécanisme universel exige des explications de ce genre. Cependant, cette indétermination provisoire nous a servi dans notre démonstration, en ce sens qu’elle nous a permis de mieux faire ressortir l’identité entre l’antécédent et le conséquent.

La chose semble en effet plus malaisée si nous nous tournons vers la science même du mouvement, la mécanique. Ici nous avons devant nous le phénomène fondamental, celui auquel la science explicative tend à réduire tous les autres ; pourra-t-on dire que la science tend à le nier ?

Si cependant l’analyse à laquelle nous nous sommes livré est exacte, si l’explication par le mécanisme est non pas un but, mais un moyen, et si la valeur explicative des théories mécaniques repose sur ce qu’elles donnent satisfaction à notre tendance causale, il est clair que notre manière de traiter des corps en mouvement doit s’en ressentir. Et l’on prévoit que, de l’aspect double du mouvement, qui est à la fois conservation et changement, la science rationnelle s’appliquera surtout à faire ressortir le premier.

Revenons aux trois principes de conservation. Celui de la masse ne concerne pour ainsi dire pas la mécanique, puisqu’il est entendu par définition que les phénomènes dont cette science s’occupe excluent une transformation quelconque de la matière. Mais le principe de la conservation de l’énergie est en partie mécanique et celui d’inertie l’est entièrement. Ces deux énoncés dominent complètement cette partie de la science, et c’est surtout sous cet aspect que nous aimons à traiter de ces phénomènes. Une pierre était suspendue, elle s’est détachée et est en train de tomber : c’est que son énergie, de potentielle qu’elle était, est devenue cinétique ; mais l’énergie y était, elle y est encore. J’ai jeté une pierre en l’air, elle s’est déplacée d’abord avec une certaine vitesse, celle-ci est allée en diminuant, jusqu’à l’arrêt complet, la pierre s’est mise à redescendre, en tombant de plus en plus vite ; mais on m’apprend que pendant tout le temps où se passait ce phénomène si changeant, quelque chose qu’on me dit pourtant représenter son aspect le plus essentiel, l’énergie, est au contraire resté immuable, car à tout moment la somme des énergies cinétique et potentielle est demeurée la même. Un boulet de canon passe, lancé à une grande vitesse : voilà, semble-t-il, un changement continuel, nettement caractérisé. Sans doute, m’affirme la science, si nous considérons ce mouvement en tant que changement de position à l’égard des corps environnants. Mais si je me figure un être placé sur ce boulet de canon, il croira être en repos, comme nous en avons la sensation sur la terre ; pour lui ce mouvement, pourvu qu’il soit uniforme et rectiligne, n’existera pas. On dit généralement que le principe d’inertie fait disparaître la notion du repos et nous l’avons nous-même considéré surtout à ce point de vue ; mais la vérité est qu’il y a là, entre le mouvement et le repos, une assimilation réciproque, et l’on peut affirmer, avec autant de raison, que l’on supprime le mouvement, puisque c’est immédiatement et pour ainsi dire instinctivement qu’on appliquera désormais au mouvement rectiligne toutes les normes que notre esprit établit pour le repos. « L’inertie, dit M. Hermann Cohen avec beaucoup de justesse, n’inclut pas le mouvement ; elle est même plutôt censée l’exclure dans un certain sens[13]. »

Que le mouvement, considéré en lui-même, soit au fond inconcevable, comme tout autre changement d’ailleurs, c’est ce que montrent clairement les raisonnements ou, si l’on veut, les paradoxes des Éléates, et plus particulièrement ceux désignés sous le nom de l’Achille et de la flèche. Il est incompréhensible qu’Achille puisse jamais atteindre la tortue et, de même, que la flèche, occupant à un moment donné un endroit déterminé, puisse le quitter. On affirme généralement que la source de ces paradoxes est dans le fait que nous ne pouvons concevoir l’infini actuel et par conséquent le continu, que notre raison ne peut saisir que le discret. Sans vouloir approfondir cette matière qui s’écarte de notre sujet, observons que notre entendement ne semble pas se révolter contre le concept du continu, tant que la considération du mouvement n’entre pas en jeu. En géométrie synthétique le corps nous apparaît bien comme continu, et de même la surface en tant que limite du corps, la ligne en tant que limite de la surface. Les difficultés du continu n’apparaissent qu’avec le mouvement. — Il se peut cependant que ces difficultés soient un peu moindres pour nous qu’elles ne l’étaient pour les Grecs ; ainsi, il nous faut un certain effort pour saisir le sens de l’argument de la flèche qui nous semble, alors même qu’elle est à un certain endroit, avoir pourtant conservé une vitesse. Ce sont là des habitudes d’esprit que crée le calcul infinitésimal. On a dit que le calcul infinitésimal est un effort pour saisir le concept du continu à l’aide du discret. Cette observation est fort juste, mais il faut ajouter que dans ce calcul le continu apparaît toujours en voie de devenir, par le mouvement. C’est ce mouvement que nous cherchons à saisir en le rendant discontinu, en le décomposant en de petites phases indivisibles qui sont autant de petits repos. Il y a donc là encore une étroite analogie entre les procédés du mathématicien et ceux du physicien, en ce sens que l’un et l’autre ramènent le mouvement à l’immobilité[14].

En somme, la science, dans son effort à devenir « rationnelle », tend de plus en plus à supprimer la variation dans le temps. Et l’on aperçoit clairement que l’empirisme ne saurait y être pour rien. En effet, l’instinct de la conservation exige la prévision ; c’est donc l’évolution dans le temps qui nous intéresse surtout et il semble que la forme essentielle de la loi, de la règle empirique, devrait être celle d’une modification en fonction du temps. Or, il n’en est nullement ainsi. Si l’on trouve quantité d’énoncés en fonction du temps dans les sciences de l’être organisé, c’est qu’elles sont encore au début de leur évolution. Mais ces énoncés sont d’autant plus rares que la science est plus rationnelle.

Supposons pour un instant que la science puisse réellement faire triompher le postulat causal : l’antécédent et le conséquent, la cause et l’effet se confondent et deviennent indiscernables, simultanés. Et le temps lui-même, dont le cours n’implique plus de changement, est indiscernable, inimaginable, inexistant. C’est la confusion du passé, du présent et de l’avenir, un univers éternellement immuable. La marche du monde s’est arrêtée. Et, bien entendu, simultanément ou plutôt antérieurement encore, la cause s’est évanouie. Car du moment qu’elle se confond avec l’effet, qu’il y a identité entre l’antécédent et le conséquent, que rien ne se passe, il n’y a plus de cause. Le principe de causalité, selon son vrai sens, ainsi que l’a justement remarqué Renouvier[15], est l’élimination de la cause.

C’est un résultat paradoxal en apparence. Nous pouvons cependant, d’un coup d’œil, embrasser le chemin parcouru et vérifier que nous ne nous sommes pas égarés en route, que le point d’arrivée était bien commandé par le point de départ. Nous avons cherché les causes des phénomènes et nous les avons cherchées à l’aide d’un principe qui n’est, nous le savons, que le principe d’identité appliqué à l’existence des objets dans le temps. La source ultime de toutes les causes ne peut donc être qu’identique à elle-même. C’est l’univers immuable dans l’espace et le temps, la sphère de Parménide, impérissable et sans changement.

En contemplant par la pensée cette sublime image du grand Éléate, nous ne pouvons pas ne pas observer son étrange ressemblance avec une conception toute moderne, celle de la nébuleuse qui, d’après Laplace, serait l’origine de notre système solaire. Convient-il de voir pour cela en Parménide un précurseur de l’astronome français ? En aucune façon. La sphère était une conception purement métaphysique, un symbole éternel de l’univers ; la nébuleuse est une hypothèse scientifique, appuyée sur des faits particuliers et prétendant indiquer l’état physique d’une partie limitée de l’univers à un moment déterminé. Et pourtant il y a là plus qu’une simple coïncidence. Sphère et nébuleuse sont en effet toutes deux des conceptions causales. Seulement la sphère, étant l’univers entier, ne peut changer par rapport à l’espace, elle doit donc rester immobile ; alors que la nébuleuse, n’étant que le système solaire, peut tourner dans l’espace absolu. C’est ce mouvement qui, jouant le rôle du principe diversifiant que les Éléates désignaient sous le nom de guerre ou de discorde, lui permet de se différencier ensuite pour procréer, par la seule évolution, par le développement de ce qui devait y être contenu en puissance, toute la série des mondes. Comme le dit M. Wilbois[16] la théorie de la nébuleuse aboutit à affirmer que « l’évolution n’est qu’une apparence qui recouvre une fixité véritable ».

La nébuleuse, dernier aboutissant d’une chaîne causale que nous pouvons, par un privilège unique, nous représenter comme à peu près isolée du reste de l’univers, est, tout comme la sphère de Parménide, la traduction sensible du principe de l’immutabilité de l’Être.

Cependant, à scruter de plus près la conception de Parménide, on s’aperçoit que tous les traits caractéristiques de ce symbole ne sauraient se déduire uniquement de l’application du principe de l’identité dans le temps. Un trait essentiel demeure inexpliqué. C’est ce que nous examinerons dans le prochain chapitre.


  1. A. Fouillée. L’avenir de la métaphysique. Paris, 1889, p. 18. — Hertz (l. c., p. 11) a exprimé des idées analogues. D’ailleurs aussi bien M. Fouillée que Hertz ont vu que ce surcroît de prestige des principes de conservation devait provenir de ce que des éléments aprioriques s’y trouvaient implicitement contenus.
  2. H.-G. Wells. The Time Machine. Leipzig, 1898.
  3. Hertz (l. c., p. 284), en distinguant entre systèmes « conservateurs » et « dissipateurs », a bien soin d’avertir que les premiers constituent une exception. Mais on se rend compte, d’après son exposé même, que le nombre des masses cachées et leur liberté étant infinis à l’égard des masses et de leurs coordonnées visibles, ces exceptions doivent être infiniment rares, c’est-à-dire ne peuvent se rencontrer dans la réalité.
  4. Ib., p. 162.
  5. Ib., p. 90, 161, 199, 202.
  6. Ostwald. La déroute de l’atomisme contemporain. Revue générale des sciences », vol. VI, p. 954.
  7. On peut voir d’ailleurs, dans le beau travail de M. Wohlwill (l. c., XIV, p. 402) que c’est bien sous cette forme d’une simple variation dans le temps que Galilée avait conçu d’abord la loi de la chute.
  8. On voudra bien excuser ce que cet exposé a de schématique et, partant, d’inexact. Lavoisier a commencé ses études calorimétriques sur les réactions chimiques en même temps qu’il poursuivait ses autres travaux. Cependant, ce n’est en effet que beaucoup plus tard qu’on parvint à des idées générales sur le rôle joué par la chaleur dans les combinaisons chimiques. — Il va sans dire qu’il faut, pour séparer le mercure de l’oxygène, ajouter en outre la chaleur de vaporisation de ce gaz.
  9. Cf. G. Helm. Die Lehre von der Energie. Leipzig, 1887, p. 7.
  10. W. Ostwald. Vorlesungen ueber Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig 1902, p. 114, 225-226.
  11. Lavoisier. Œuvres, vol. I, p. 101.
  12. L. Poinsot. Éléments de statique suivis de quatre mémoires, etc., 10e éd. Paris, 1861, p. 239. La suite affaiblit la signification de ce passage ; Poinsot y limite la recherche à celle de la constance du rapport. Il nous semble cependant ressortir de la teneur des phrases que nous avons citées dans le texte qu’il avait tout d’abord entrevu la véritable portée de son énoncé ; c’est en cherchant à la préciser que sa pensée aura dévié, probablement par suite d’une confusion analogue à celle que nous avons signalée chez Hertz (cf. plus haut p. 28 et 199).
  13. Hermann Cohen. Logik der reinen Erkenntniss. Berlin, 1902, p. 206.
  14. Cf. p. 84 où nous avons examiné cette question à un point de vue un peu différent.
  15. Renouvier. La méthode phénoméniste. Année philosophique, 1890, p. 26. — Cf. ib., p. 89.
  16. Wilbois. L’esprit positif. Revue de métaphysique, vol. X, 1902, p. 334.