Identité et réalité/Chapitre II

Félix Alcan (p. 47-94).

CHAPITRE II

LES THÉORIES MÉCANIQUES

En parcourant un livre de vulgarisation scientifique ou de philosophie matérialiste (citons, en guise d’exemple, les Énigmes de l’univers de M. Ernest Haeckel[1], le célèbre biologiste), on pourrait concevoir l’idée que la théorie mécanique est une conception logique, complète et achevée, applicable directement sinon à la totalité, du moins à l’immense majorité des phénomènes naturels. Mais il suffit d’y regarder d’un peu plus près pour s’apercevoir que c’est là une illusion. Que tous les phénomènes de la matière organisée dussent s’expliquer par ceux de la matière inorganisée, c’est ce qui a sans doute toujours été postulé par un grand nombre de penseurs. « Je suppose, dit Descartes, que le corps (de l’homme) n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre[2]. » Leibniz écrit : « Tout ce qui se fait dans le corps de l’homme et de tout animal, est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre[3] » et, au xixe siècle, Claude Bernard affirme de même qu’il ne saurait y avoir de barrière « entre la science des corps vivants et celle des corps bruts[4]. » Mais ce sont là, en réalité, de simples postulats et tout observateur impartial est obligé de reconnaître que si quelques progrès ont été accomplis dans cette voie, grâce notamment aux conceptions qui se rattachent aux noms de Lamarck et de Darwin, si, d’autre part, grâce à quelques travaux comme ceux de M. Jagadis-Chunder Bose[5] de Traube, de A. L. Herrera, de M. St. Leduc[6], nous commençons à entrevoir de vagues analogies entre la matière brute et la matière vivante. Ce qui a été fait est véritablement peu de chose, en regard de ce qui reste à faire. À vrai dire, c’est à peine si l’on peut distinguer, dans les doctrines physiologiques actuelles, les traces les plus faibles d’explications mécaniques. Que l’on y songe : Voici deux germes entre lesquels l’examen microscopique le plus minutieux n’est pas capable de découvrir la moindre différence ; et pourtant, l’un est un germe d’homme et l’autre un germe de chat. Or, il faut bien que les différences y soient. Et il faut même que pour deux hommes qui, chacun, ressembleront à leur père, toutes les particularités de leur évolution ultérieure, les différences infiniment ténues qui les distingueront l’un de l’autre, s’expliquent par des arrangements mécaniques dans ces germes.

Ces difficultés ont été maintes fois exposées et Ed. von Hartmann, dans un de ses derniers mémoires, en a donné un excellent résumé[7]. Mais, dans la science inorganique même, que d’illogismes ! Sans doute, il est question dans presque tous les chapitres d’atomes et de molécules. Mais on s’abuserait en croyant qu’il s’agit, sous ces noms, d’un chapitre à l’autre, de conceptions identiques ou même très analogues. Ainsi, la chimie, depuis Dalton et Avogadro, paraît être, à première vue, le champ d’élection des théories mécaniques. On y parle sans cesse de ces atomes et de ces molécules, et même de formules de « constitution », prétendant indiquer leur arrangement dans l’espace. Mais c’est pure apparence. L’atome chimique, avec ses multiples et mystérieuses qualités qui, tout aussi mystérieusement, en engendrent d’autres dans la molécule, a peu de commun, hormis le nom, avec l’atome de la théorie mécanique dont la caractéristique essentielle est de ne posséder qu’une seule propriété, la masse, et de ne connaître qu’un seul mode d’action. C’est à peine si les travaux les plus récents, se rattachant à la théorie des ions de M. Svante Arrhénius, font entrevoir la possibilité d’une transition (sinon d’une conciliation) entre ces concepts antagonistes. Et ce contraste est tellement choquant qu’on a vu un des théoriciens de la chimie, parmi les plus autorisés[8], après de longues et infructueuses tentatives, désespérer publiquement de toute possibilité de succès dans cet ordre d’études et chercher des solutions dans une voie toute différente.

En physique, il n’existe en réalité de théorie mécanique valable que pour les phénomènes de l’état gazeux auxquels des travaux récents permettent d’assimiler, à certains points de vue, ceux qui se produisent dans des solutions étendues. Quant aux diverses formes de l’énergie, leur unification a fait un progrès immense par les travaux de Hertz confirmant les vues si pénétrantes de Maxwell sur l’identité de l’électricité et de la lumière. Mais il s’en faut de beaucoup que la réduction des diverses formes de l’énergie au mouvement mécanique soit un fait accompli. Il y a même incontestablement un recul à cet égard. En effet, de par la théorie de Fresnel, la lumière se trouvait ramenée à des ondulations de l’éther, mouvement indéterminé à certains égards d’un milieu moins déterminé encore, mais mouvement dont on postulait expressément la nature purement mécanique. Mais, à l’heure actuelle, la lumière est un phénomène électrique. Or, à aucun moment, depuis que les phénomènes électriques fout partie de la science, on n’a rien formulé qui pût, de près ou de loin, passer pour une théorie mécanique consistante de ces phénomènes. Ce n’est pas faute de l’avoir cherché. Un des plus grands théoriciens de la science de tous les temps, Clerk Maxwell, a, comme on sait, consacré des efforts incessants à cette tâche. Il s’est donné une peine infinie pour établir dans chaque cas la possibilité d’une explication mécanique. Mais, bien souvent, il a dû arrêter là son effort et quand, au contraire, il a tenté de préciser ses idées, il n’a abouti qu’à des images contradictoires M. Poincaré, qui est sans doute, parmi les vivants, le juge le plus compétent en cette matière, a nettement exposé, en dépit de sa profonde admiration pour Maxwell, l’hésitation que tout esprit logique éprouve forcément devant cette partie de l’œuvre du grand théoricien[9]. On n’a d’ailleurs qu’à ouvrir un livre plus récent, tel que celui de M. O. Lodge[10] et à considérer les modèles mécaniques, d’ailleurs extrêmement ingénieux, proposés par cet éminent physicien, pour se rendre compte que la question n’a pas beaucoup progressé depuis. C’est, remarquons-le en passant, ce recul manifeste de la théorie mécanique qui explique en grande partie la naissance de la tendance contraire, celle qui consiste à vouloir ramener les phénomènes mécaniques à ceux que présente l’électricité.

Même en faisant abstraction de cette évolution et en considérant le passé, récent encore, on s’aperçoit aisément qu’aux plus beaux jours de la théorie de Fresnel il ne pouvait pas être question, au fond, d’une réduction mécanique complète. C’est que si l’ondulation, le mouvement, fournissait à l’esprit une image suffisamment claire, le substrat de ce mouvement, l’éther, demeurait enveloppé des ténèbres les plus épaisses. Les difficultés et les contradictions entre lesquelles se débattent tous ceux qui ont cherché à se former une idée quelque peu précise de ce « milieu » qu’on est forcé de concevoir tantôt comme continu et tantôt comme composé de particules discrètes, à la fois comme un gaz extrêmement raréfié et comme un solide infiniment plus rigide que l’acier, ont été tant de fois exposées que nous croyons inutile d’y insister davantage[11]. Une difficulté particulière qui occupe beaucoup les physiciens depuis quelques années, est celle résultant des travaux de MM. Michelson et Morley, qu’on ne parvient pas à concilier avec la théorie de l’aberration de Bradley, de sorte qu’il est permis de dire qu’à l’heure actuelle nous ne saurions nous imaginer l’éther qui nous entoure ni comme étant en repos, ni comme suivant la terre dans son mouvement, ou plutôt que nous sommes obligés de faire alternativement l’une et l’autre supposition.

Les difficultés que nous venons d’exposer et dont on pourrait presque indéfiniment allonger l’énumération, sont, on le voit, très considérables. Mais ce serait faire fausse route que de s’en exagérer la portée. Sont-elles absolument insolubles ? On l’a souvent affirmé, mais sans en fournir une démonstration tant soit peu valable, et il ne semble pas douteux que l’on a souvent poussé trop loin, en cette matière, le « dogmatisme négatif ». Ainsi, Spir a nié que la théorie mécanique puisse jamais embrasser, non seulement les phénomènes organiques, mais encore la diversité des substances chimiques[12]. Hannequin a déclaré qu’il faudrait toujours un éther spécifique pour chaque classe de phénomènes, les propriétés de ces divers milieux étant « profondément opposées et nettement inconciliables[13] » et a rejeté, en particulier, la théorie électro-magnétique de la lumière[14] ; d’après lui, en descendant à l’atome, la théorie crée simplement « un microcosme où se trouvent rassemblés tous les traits essentiels qu’elle a pour mission d’expliquer » ; on « la surprend toujours par une voie ou une autre transportant à l’atome et à l’individu les qualités requises par le tout qu’il compose[15]. » Nous verrons plus tard qu’il y a une part de vérité dans ces négations, si l’on comprend sous le terme qualité son quid proprium en tant que sensation. Mais si on les prend à la lettre, elles sont certainement inexactes. Si les théories scientifiques étaient à ce point stériles, elles n’auraient même pas une valeur d’apparente explication et seraient, du même coup, inutilisables au point de vue de la liaison à opérer entre les lois ; on ne comprendrait vraiment pas que l’humanité se fût attardée si longtemps et s’attardât encore à des jeux aussi vains, son illusion même devenant proprement inexplicable.

En réalité, il est tout à fait impossible de poser des bornes à l’explication scientifique dans cet ordre d’idées. Bien des obstacles qui paraissaient à peu près infranchissables à un moment donné ont été vaincus ou tournés. Ces différences qui subsistent entre les diverses classes de phénomènes, les savants, au lieu de les accepter comme ultimes, s’efforcent au contraire, par de patientes recherches poussées de tous côtés, de les réduire peu à peu. Il est certain que la théorie électro-magnétique de la lumière a été dans cette direction un pas immense ; de même la théorie des ions, qui semble montrer la voie par où il sera possible finalement de faire disparaître la spécificité des phénomènes chimiques ; de même enfin la théorie électrique de la masse qui rattache le phénomène mécanique au phénomène électrique. Pour mentionner encore un point particulier : la théorie purement mécanique de l’éther se trouve un peu délaissée depuis quelques années par suite de la prédominance des théories électriques ; mais on peut voir, par un travail présenté par lord Kelvin au Congrès international de physique de 1900[16], que l’opposition entre les diverses propriétés en apparence si discordantes de ce milieu hypothétique s’était déjà sensiblement atténuée. Si donc la faveur devait revenir un jour aux théories purement mécaniques — ce qui, après tout, est possible — il n’est pas dit qu’on ne trouvera pas moyen de concilier plus ou moins les divergences en question. En tout cas, cet espoir ne nous est pas interdit, car, encore une fois, on n’a jamais prouvé que la tache fût impossible.

Mais si l’on pénètre tout au fond des théories mécaniques, un obstacle se révèle d’une nature très différente de ceux dont nous venons de traiter.

Toutes les hypothèses mécaniques présentent ce trait commun qu’elles cherchent à expliquer les phénomènes de la nature à l’aide du mouvement : c’est pourquoi on les a désignées aussi quelquefois par le vocable de cinétiques, qu’on a pourtant appliqué plus souvent à une théorie particulière de l’état gazeux. Outre le mouvement, ces théories se servent encore des concepts de masse et de force, quelquefois de l’un des deux seulement, mais plus souvent des deux concurremment. Pour notre analyse, il convient de distinguer ces trois classes. Nous désignerons comme corpusculaires (terme inventé par Boyle[17] et qui semble les caractériser assez bien), celles qui ne font usage que de masse et de mouvement, et nous appellerons dynamiques celles qui ne se servent que de force et de mouvement. Ce terme a été quelquefois employé dans un sens très différent[18], mais il suffit d’en fixer la signification. Enfin, nous ne connaissons pas de terme spécial applicable aux théories qui emploient à la fois les concepts de force et de masse.

Ce sont les hypothèses corpusculaires qui ont paru de tout temps les plus satisfaisantes au point de vue théorique. Beaucoup de théoriciens de la science ont cru, pendant une certaine période, à la possibilité de réduire tous les phénomènes aux seuls termes de masse et de mouvement. D’aucuns même croyaient cette réduction prochaine. Les tentatives récentes de grands physiciens, Lord Kelvin et Hertz, montrent que les savants n’ont pas encore abandonné tout espoir de se débarrasser de ce concept de force qui paraît à certains d’entre eux un scandale.

Il est aisé de se rendre compte d’où viennent les difficultés. Les théories corpusculaires — on le voit clairement par la théorie cinétique des gaz qui est la seule partie vraiment achevée du système — supposent l’existence de particules séparées, atomes ou molécules. C’est à dessein que nous nous sommes servis de cette expression indéterminée de particules, alors que, bien souvent, on emploie celle de particules de matière. La matière est un concept complexe ; elle a une température, une couleur, quelquefois une saveur. Les corpuscules sont dépouillés de toutes ces propriétés ; ils n’ont gardé, de la matière, que quelques caractéristiques dont la principale est la masse. Mais celle-là leur est essentielle. Il faut en effet, de toute nécessité, qu’ils puissent agir les uns sur les autres.

Cette action ne saurait s’opérer, de toute évidence, que par le choc. Cela se voit clairement dans la théorie cinétique des gaz. Mais, quoique l’Hydrodynamica de Daniel Bernoulli, où cette théorie se trouve ébauchée pour la première fois, n’ait paru qu’en 1738, on ne sera pas étonné de constater que le problème avait été agité par Leibniz et par Huygens bien avant cette époque : nous venons de voir, en effet, que l’action par le choc constitue l’élément essentiel, non pas de la théorie des gaz seule, mais de toute théorie corpusculaire. On peut ainsi se convaincre, en étudiant les écrits de ces deux grands savants, que la question n’a pas fait beaucoup de progrès depuis leur temps.

Mais restons, pour le moment, dans le domaine de la théorie des gaz, plus familier à nos contemporains. On sait que la pression y est représentée comme résultant du choc de particules multiples les unes contre les autres et contre les parois du vase qui les enferme. Comme nous savons par l’expérience que la pression exercée par un gaz dans un vase bien clos et de matière imperméable ne diminue pas avec le temps (à moins, bien entendu, qu’il y ait réaction chimique entre le gaz et la paroi), il s’ensuit que dans les chocs extrêmement nombreux entre les molécules la force vive a dû rester constante.

Nous connaissons des corps qui se comportent à peu près de cette manière : nous les appelons élastiques. Nous dirons donc que les molécules des gaz doivent être considérées comme des corps parfaitement élastiques[19], à peu près comme des billes de billard très perfectionnées ; d’ailleurs, c’est aux billes de billard que les physiciens ont surtout l’habitude de penser en parlant des chocs des atomes. Comment se manifeste l’élasticité de la bille de billard ? Voyons ce qui se passe quand une bille en frappe une autre ou frappe la bande. La bande cède tout d’abord et la bille s’aplatit un peu ; ensuite bande et bille reviennent à leur forme primitive et le rejet de la bille en est la conséquence. Mais pourquoi les déformations, une fois produites, n’ont-elles pas persisté ?

On a tenté, quelquefois, d’esquiver la nécessité d’une explication sur ce point. Dans le choc de corps imparfaitement élastiques, une partie de l’énergie cinétique disparaît ou plutôt se transforme pour se manifester par la déformation des corps et l’accroissement de leur température. Or les molécules sont, par définition, indéformables et, d’ailleurs, elles ne sauraient s’échauffer, puisque c’est précisément leur mouvement qui constitue la chaleur. Par conséquent, nous dit-on, étant donné que l’énergie doit rester et qu’elle ne saurait, en l’espèce, se transformer en autre chose, nous devons forcément, après le choc, la retrouver comme énergie cinétique, c’est-à-dire comme force vive[20].

Mais c’est là, vraiment, retourner le problème de manière fort illégitime. La conservation de l’énergie, nous le verrons, n’est pas un axiome et nul ne saurait prétendre que sa disparition fût inimaginable. Si la pression est le résultat de chocs moléculaires, il faut que la force vive se conserve ; produire cette affirmation, c’est simplement constater que la pression du gaz se maintient, c’est-à-dire énoncer une loi et formuler le problème qu’il s’agit de résoudre, et non pas en fournir une solution. Ce que nous demanderions, c’est une théorie nous expliquant comment cela peut se faire mécaniquement, sans qu’on ait besoin de doter les molécules d’une force élastique spéciale.

On peut encore aborder ce problème d’un autre côté. Nous pouvons nous imaginer des corps élastiques et qui, au choc, se déforment de moins en moins. À la limite, la déformation sera nulle et le corps, parfaitement élastique, conservera au choc la totalité de sa force vive. Mais, d’un autre côté, comme le corps en question ne se déforme point, nous pourrons aussi le considérer comme absolument inélastique, et, dès lors, au choc central de deux molécules de vitesses égales et contraires, ces dernières se neutraliseront simplement et les molécules demeureront en repos. C’est-à-dire qu’au point de vue purement rationnel, chaque fois que deux molécules se rencontreront, il y aura indétermination absolue quant aux conséquences — ce qui, évidemment, est contraire au déterminisme qui est la base de toute science.

Il est curieux de constater, par un passage de l’Optique de Newton, que des arguments analogues à ceux tirés de la conservation de l’énergie avaient été mis en avant dès son temps. Ceux-là seuls songeront à s’en étonner pour qui l’historique du principe de la conservation de l’énergie commence avec Mayer et Joule ; mais en réalité, depuis Huygens et Leibniz, le principe de la conservation de la force vive servait déjà, dans bien des occasions, aux mêmes fins. « Si deux corps égaux, dit Newton, se rencontrent directement dans le vide, ils s’arrêteront, en vertu de la loi du mouvement, là où ils se rencontreront, perdront tout leur mouvement et resteront en repos, à moins qu’ils ne soient élastiques et que leur élasticité ne les dote d’un mouvement nouveau.

« Si l’on fait valoir qu’ils ne peuvent perdre de mouvement, sinon ce qu’ils en communiquent à d’autres corps, il s’ensuit que dans le vide ils ne sauraient perdre aucun mouvement mais, quand ils se rencontreront, doivent continuer leur chemin et pénétrer mutuellement l’un l’étendue de l’autre[21]. »

On le voit, Newton ne traite pas très sérieusement le postulat consistant à considérer la conservation de la force vive comme axiomatique ; évidemment, ce principe ne pouvait, à beaucoup près, prétendre à l’autorité dont jouit de nos jours celui de la conservation de l’énergie. Mais ce qu’il y a surtout de remarquable dans ces quelques lignes, c’est qu’il établit que non seulement l’élasticité, mais encore la dureté des corps a besoin d’explication. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce point.

Aussi longtemps qu’il s’agit de billes de billard, il n’est d’ailleurs pas trop difficile, sinon de résoudre la difficulté, du moins de la reculer. Nous pouvons supposer que la tendance au retour à la forme primitive manifestée par la bille et la bande n’est qu’une apparence, et qu’en réalité elle est due à des mouvements moléculaires que nous laissons indéterminés. Mais quand il s’agit du choc des molécules elles-mêmes, nous n’avons plus cette ressource. Si nous supposons alors que leur élasticité est due à des mouvements d’un milieu plus ténu, comme il nous faudra expliquer à son tour l’élasticité de ce milieu, nous devrons en imaginer un autre plus ténu encore, et ainsi à l’infini. C’est une conséquence que Leibniz a aperçue clairement, et qui, d’ailleurs, ne l’a pas fait reculer, comme on peut le voir par un passage de son Essai de dynamique[22]. Mais les physiciens modernes refuseront certainement de le suivre dans cette voie.

L’élasticité des molécules ne peut-elle pas être due à des mouvements des masses pondérables elles-mêmes ? Des tentatives multiples ont été faites dans cette direction. C’est ainsi que le P. Secchi a cru pouvoir fonder une explication sur une proposition de Poinsot et cette théorie qui ne se fondait, en fait, que sur une simple méprise de l’astronome italien[23], a eu depuis, auprès des philosophes, une fortune assez peu méritée[24]. Les essais de Lord Kelvin et de Hertz sont beaucoup plus remarquables. Mais dès qu’on serre le problème d’un peu près, on se heurte toujours, comme l’a constaté Boltzmann[25], à d’énormes difficultés, en ce sens que la complication des hypothèses auxiliaires et des constructions devient très grande, sans que, d’ailleurs, on soit parvenu à représenter d’une manière satisfaisante même le phénomène le plus simple. Or, la complication constitue ici un défaut rédhibitoire. L’atome, nous le sentons parfaitement, s’il doit réellement expliquer quelque chose, doit être simple. Attribuer aux atomes une construction et des mouvements compliqués, c’est, en effet, leur supposer des parties différenciées, postuler la solidarité, la cohésion de ces parties. Quand on me parle d’atomes, je ne les conçois pas distinctement et leur suppose une sorte d’unité toute idéale. Dès lors leur rigidité me choque moins, bien que, au fond, la difficulté soit la même. Mais ici je la sens du premier coup, et je m’aperçois que l’atome dur demande autant à être expliqué que l’atome élastique.

Nous avons vu plus haut que l’atome corpusculaire a ceci d’analogue avec les corps que nous connaissons qu’il a comme eux de la masse. Il leur ressemble encore, ou plutôt il ressemble à une classe déterminée de corps, appelés solides, en ce qu’il doit avoir une figure. Très souvent, il est vrai, les physiciens ou chimistes, en parlant de l’atome, laissent ce point dans l’indétermination, supposant tout au plus une figure vaguement sphérique[26] ; c’est simplement parce que les théories ne sont pas encore très avancées et que le manque de précision, sur ce point, n’a pas d’inconvénient. Mais il n’est pas douteux que, dans les théories corpusculaires, l’atome ne soit réellement un petit solide, et même un ultra-solide ; « ces particules solides, dit Newton, sont incomparablement plus dures que n’importe quels corps solides composés d’elles ; elles sont même tellement dures qu’elles ne s’usent ni ne se brisent jamais[27] ». Ces petits solides, cela est certain, doivent avoir une figure, occuper une partie strictement limitée de l’espace. C’est ce qui fait dire à M. Lasswitz[28] que l’atome est avant tout « une partie mobile de l’espace, dont les parties géométriques sont en repos relatif les unes à l’égard des autres ». Considéré à ce point de vue, il ne peut plus être question de cette vague unité idéale que nous postulions tout à l’heure. L’espace, à l’intérieur du corpuscule, a des parties ; comment se fait-il qu’elles soient ainsi solidaires les unes des autres, pourquoi ne se détachent-elles pas au choc, pour quelle raison un corps étranger ne peut-il pénétrer entre ces parties ?

La théorie de Descartes n’était pas, à proprement parler, corpusculaire. Cependant comme pour lui, on le sait, l’essence du corps consistait en son étendue spatiale, ce problème se posait chez lui d’une manière tout à fait analogue. Il le résolvait en supposant que cette cohésion des parties était la simple conséquence de ce qu’elles étaient en repos les unes à l’égard des autres[29]. C’était une solution peu satisfaisante et Leibniz déjà reconnut clairement que le corpuscule, s’il devait agir mécaniquement, devait être doué d’un principe d’action spécial[30]. Newton de même, comme on l’a vu plus haut (p. 56), a compris que, privé d’un principe d’action particulier, le corpuscule était incapable d’agir au choc. Il y a eu cependant quelques tentatives d’explication. La plus remarquable sans doute est celle de Denis Papin qui, dans une lettre à Huygens, formule cette hypothèse que la « matière d’elle-même n’a aucune liaison de parties et que la dureté qui s’éprouve en certains corps ne vient que du mouvement des liqueurs environnantes qui pressent les parties les moins agitées les unes vers les autres[31] ». La théorie ainsi ébauchée est analogue à celle de Leibniz sur l’élasticité, c’est-à-dire qu’elle aboutit à la multiplication indéfinie des milieux. Apparemment, aucune de ces « explications » n’est restée dans la science, puisque, en ouvrant un manuel de physique, nous y trouvons le principe actif de Leibniz admis sous le nom d’impénétrabilité.

Ainsi, nous ne gagnerions pas grand’chose à substituer les corps durs aux corps élastiques, car nous ne saurions, en fin de compte, nous représenter la résistance qu’un corps oppose à la pénétration d’un autre autrement que sous l’aspect d’un « principe d’action » mystérieux.

Enfin, voici un argument tiré directement de l’expérience. La théorie corpusculaire repose sur l’action par contact. Or, il ne se produit pas de contact réel entre deux corps. Quand un corps en a choqué un autre, il semble l’avoir touché ; mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, au moment même du choc, les particules les plus voisines de l’un et de l’autre sont restées séparées par des espaces tout à fait appréciables. On connaît le phénomène qui se produit quand on presse une lentille contre une plaque plane, et qu’on désigne sous le nom d’ « anneaux de Newton ». La coloration de ces anneaux permet de calculer l’épaisseur de la couche intermédiaire. Au centre, là où cette épaisseur est la plus réduite, il se produit une tache noire. C’est le « contact optique » ; mais ce n’est pas encore un contact réel. On peut rapprocher davantage les deux corps, mais alors il y a adhésion[32].

Ces difficultés, nous venons de le voir, se faisaient sentir en grande partie dès le temps de Leibniz et de Huygens. Aussi, quand Newton eût démontré la loi de la gravitation universelle, une théorie toute différente de la matière surgit, théorie qui, fondée sur l’existence de forces s’exerçant à distance, tendait d’abord, comme l’a fort justement remarqué M. Poincaré, à transformer les corps en quelque chose d’analogue à un système stellaire, trahissant ainsi qu’elle prenait son origine dans la mécanique céleste. Cette théorie fut clairement formulée par le physicien anglais Cotes, dans la préface à la deuxième édition des Principes de Newton parue en 1713. Newton lui-même ne s’est jamais prononcé nettement à cet égard, mais il semble probable qu’il fut d’accord sur ce point avec ses disciples[33]. Au commencement du xixe siècle, la théorie parut recevoir sa consécration par la Mécanique analytique de Lagrange[34] et les travaux expérimentaux de Coulomb[35] qui semblaient définitivement assimiler à la gravitation d’autres forces agissant à distance, et notamment l’électricité. Mais, antérieurement déjà, l’hypothèse avait trouvé son théoricien qui la mena jusqu’à son aboutissement logique. Ce fut le Jésuite Boscovich, dont le principal ouvrage parut en 1759[36].

Boscovich suppose que les atomes ne sont pas des corpuscules, mais des points géométriques absolument privés d’étendue. Chacun de ces points est un centre de forces, ou plutôt d’une force unique, identique à elle-même à des distances identiques autour du point, mais variant d’après la distance. À une distance très faible, elle est répulsive et augmente d’intensité à l’infini, à mesure qu’on tend à se rapprocher du centre, de sorte qu’elle est susceptible de résister à n’importe quelle impulsion et que jamais deux centres ne peuvent coïncider. Si l’on s’éloigne, la force répulsive diminue et, à une distance donnée, devient nulle, de sorte qu’il n’y a plus ni répulsion, ni attraction. Si l’on s’écarte encore du centre, la force devient attractive, croît, passe par un maximum et décroît de manière à redevenir nulle à une distance donnée. Après quoi elle redevient répulsive, pour croître, décroître et redevenir nulle encore. Ceci se reproduit à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’enfin, à une certaine distance, la force, devenue définitivement attractive, diminue en proportion du carré de la distance, jusqu’à l’infini ou « du moins jusqu’à des distances dépassant de beaucoup celles de toutes les planètes et comètes[37] ». Boscovich représente les variations de cette force par une courbe dont les deux parties extrêmes sont des arcs d’hyperbole ayant pour asymptotes, l’un l’axe des distances et l’autre celui des forces, alors que la partie médiane coupe l’axe des distances à plusieurs reprises.

Le système de Boscovich fut rarement appliqué par les savants dans toute sa rigueur : on entend peu parler de sa courbe de forces unique. Au dix-neuvième siècle, Saint-Venant[38] a repris son hypothèse, en la simplifiant. La courbe de Saint-Venant est encore asymptote aux deux axes, mais elle ne coupe plus celle des distances qu’une seule fois. Il est au moins douteux qu’une courbe unique de ce genre puisse rendre compte des diverses actions moléculaires et atomiques qu’on sera obligé de supposer pour expliquer tous les phénomènes observés. Quoi qu’il en soit, la force unique de Saint-Venant n’a pas eu beaucoup plus de succès que celle de son prédécesseur. Néanmoins, les idées de Boscovich ont exercé une influence considérable sur la science, par le fait qu’il a, le premier, résolument dépouillé l’atome d’étendue : en ce sens, tous les physiciens qui se sont dans la suite servis d’atomes-points dérivent de lui. Boscovich n’a d’ailleurs pas manqué d’appuyer son système sur une critique de la théorie corpusculaire fondée sur des considérations relatives à la transmission du mouvement. « Quid autem est impenetrabilitas ista ? Unde fit ut idem spatium bina corpora occupare non possint ? »[39] Cette impénétrabilité ne peut être qu’une force et toute transmission du mouvement doit s’opérer par l’intermédiaire d’une force : « nullam mutationem motus fieri per impulsionem sed semper per vires agentes in aliqua distantia », et, bien entendu, dans ce système, l’élasticité absolue des atomes et des molécules n’offre plus aucune difficulté.

Il est aisé de se rendre compte pourquoi la « force unique » de Boscovich eut si peu de succès : elle répugne vraiment par trop à notre imagination. Pourquoi change-t-elle à une distance déterminée et comment se peut-elle transformer, à point nommé, de répulsive en attractive et vice versa ? Si cette force unique doit être conçue comme la force du centre, si elle doit émaner de lui, nous nous imaginons forcément que près de l’origine, à une distance très petite du centre, elle devra avoir le même caractère qu’à une distance plus grande, c’est-à-dire qu’elle doit être tout le temps ou attractive, ou répulsive. Or, il est, bien entendu, absolument impossible de construire le monde à l’aide d’aucune de ces deux suppositions. La force de Boscovich est sans doute tout le temps, soit comme force attractive, soit comme force répulsive, dirigée vers le centre, mais elle ne paraît pas émaner de lui.

On peut faire valoir, sans doute, que cette modification de la force est la conséquence d’une loi. Cet argument, qui semble avoir été en quelque sorte préparé par Boscovich lui-même, ainsi que le montre le titre de son principal ouvrage (Theoria… redacta ad unicam legem…) est aussi peu recevable que celui qui consiste à vouloir expliquer le choc élastique des corpuscules par la conservation de l’énergie. En effet, il s’agit bel et bien ici d’une hypothèse sur le mode de production, et non pas d’un simple artifice de calcul comme l’introduction des sinus dans l’énoncé de la loi de réfraction. La manière dont Boscovich expose sa théorie ne nous laisse aucun doute à cet égard, et son argumentation contre l’impénétrabilité n’aurait aucun sens s’il en était autrement. Nous n’avons donc que faire d’une loi.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas de ce que les dynamistes aient généralement préféré entourer leur atome-point de forces multiples variant d’après des lois différentes. Tel a été, entre autres, le point de vue de Kant[40]. Ainsi modifiée, la conception devient moins logique, elle manque de cette belle unité que lui a imprimée Boscovich, sans devenir pour cela plus acceptable. Comment admettre que le même atome-point émette simultanément des rayons de force attractive et répulsive ?

Mais voici des objections qui s’appliquent à tous les systèmes purement dynamiques. Il n’est nullement certain que toutes les forces dont on sera obligé de postuler l’existence puissent être considérées comme centrales. Cela est au moins douteux pour les forces moléculaires. Il semble bien que l’action exclusive de forces centrales exigerait certains rapports entre les diverses formes de la résistance des corps, rapports dont l’existence a été démentie par l’expérience. De même, on ne peut expliquer la déformation permanente en supposant seulement des forces centrales. Les phénomènes de cristallisation paraissent aussi exiger que l’action des molécules ne s’exerce pas exclusivement dans le sens de la droite qui joint leurs centres de gravité ; ils doivent pouvoir exercer l’un sur l’autre une action tournante.

L’objection suivante est plus fondamentale encore, puisque c’est le concept même de l’atome purement dynamique qui est en jeu. Pénétrons à travers les forces qui entourent cet atome : le centre de ces forces est un point, c’est-à-dire à proprement parler (puisque le point est une abstraction géométrique) vide. Tous les objets de notre connaissance que nous plaçons dans le monde extérieur ont de l’étendue. Ce qui est inétendu, pouvons-nous en imaginer l’existence dans l’espace ? Nous admettons à la rigueur la force rayonnant du centre, nous nous la représentons comme une droite. Mais, quand elle atteint un autre atome, sur quoi agit-elle, puisqu’elle le trouve vide ? Comment ce rien peut-il résister au mouvement, comment, une fois en mouvement, peut-il le conserver, en un mot comment peut-il posséder une masse, manifester de l’inertie ? « Aucun arrangement de centres de forces, quelque compliqué qu’il soit, ne peut expliquer ce fait », dit Maxwell, et il ajoute : « Aucune partie de cette masse ne peut être due évidemment à l’existence de centres de forces supposés[41] ». Qu’on le remarque bien ; ce n’est pas simplement ce qu’on est convenu d’appeler une qualité occulte, c’est-à-dire une qualité qui ne s’explique pas par celles qui définissent le centre de forces. Non, c’est une propriété que notre imagination se refuse à joindre à l’image mentale que nous nous faisons, une propriété qui jure avec cette image. En somme, la difficulté ici est analogue à celle que nous avons rencontrée à propos de l’atome corpusculaire : si ce dernier ne peut agir, nous ne comprenons pas davantage comment on peut agir sur l’atome dynamique. De sorte que, de ces deux systèmes, l’un représente uniquement le côté passif, et l’autre le côté actif d’un phénomène lequel, bien entendu, ne saurait être conçu que comme bilatéral.

La représentation dynamique est même, au point de vue de notre imagination, incontestablement inférieure à la représentation corpusculaire. Pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à penser au mouvement, qui est en somme la fonction essentielle de l’atome, la seule modification dont il soit susceptible. Pour l’atome dynamique, nous avons autant de peine à nous représenter le déplacement de ce rien qui constitue son noyau que celui des forces qui l’entourent et qu’en fait nous nous figurons nécessairement comme une sorte de gigantesque toile d’araignée qui, pour chaque atome, embrasse l’univers entier. « Une force peut-elle être heurtée et déplacée d’un lieu à un autre ? » demande Spir avec beaucoup de justesse[42]. Autant le concept du déplacement paraît naturel appliqué au corpuscule limité dans son étendue, autant il semble paradoxal pour l’atome dynamique. On en arrive à concevoir comme plus simple et plus logique une variation directe de la force dynamique en fonction du temps — ce qui est, nous le verrons plus tard, un signe certain que la théorie a échoué.

Aussi ne faut-il point s’étonner que les physiciens aient généralement préféré des solutions moyennes, s’écartant davantage encore de la logique rigoureuse, mais offrant plus de prise à notre imagination. On conserve l’atome corpusculaire et on l’entoure de forces agissant à distance. Ce système composite prête évidemment le flanc à nombre d’objections formulées contre les deux systèmes extrêmes. Il se heurte, en outre, à des difficultés qui lui appartiennent en propre. Comment cet atome, être prétendu simple, peut-il être constitué par l’union de deux composants aussi hétérogènes qu’un corpuscule et des forces ? Quel peut être le lien entre l’un et les autres ? Et puis — ce qui n’est qu’une autre face du même problème — la force émanée d’un atome, quand elle en atteint un autre, trouve bien un « noyau » sur lequel elle peut agir. Mais comment peut-elle agir ? La seule image que nous puissions nous faire d’une force est celle d’une droite. Entre cette image et celle du corpuscule qu’elle est chargée d’influencer, nous ne saurions découvrir aucune liaison. Et nous n’en découvrons pas davantage entre le concept de force et celui du mouvement. Quand je vois un corps mis en mouvement par un choc, j’ai l’illusion de comprendre parce que, en apparence, le mouvement naît d’un autre mouvement ; mais ici le mouvement doit naître de la force, c’est-à-dire d’une chose qui lui est absolument hétérogène.

Mais l’idée même de forces agissant à distance, commune à tous les systèmes qui s’écartent de l’hypothèse corpusculaire stricte, n’est-elle pas, au fond, tout à fait paradoxale ? Sans doute, même antérieurement à Newton, on avait maintes fois supposé une « tendance » des corps à un mouvement déterminé, voire même une « appétence » des corps les uns pour les autres. C’est ainsi qu’Aristote supposait que, parmi les quatre éléments, deux, la terre et l’eau, avaient une tendance naturelle vers le bas, tandis que les deux autres tendaient vers le haut[43]. Galilée[44] et Képler[45] supposaient que tous les objets terrestres avaient une appétence pour la terre. Mais c’étaient là plutôt des « formes substantielles », des qualités plus ou moins occultes, dont l’École avait été si prodigue. On ne voit point qu’il ait été nettement question, avant Newton, de quelque chose se transmettant instantanément à travers l’espace, comme l’attraction newtonienne. Descartes s’est vivement élevé contre toute supposition d’une action à distance, qui lui paraissait aboutir à douer les particules matérielles de connaissance, au point de les rendre « vraiment divines, afin qu’elles puissent connaître sans aucun intermédiaire ce qui se passe en des lieux fort éloignés d’elles et y exercer leurs actions[46] ».

Quand l’hypothèse de la gravitation universelle fut formulée, elle se heurta, en dépit de l’énorme progrès que la loi découverte par Newton faisait accomplir à la physique céleste, à des résistances très fortes de la part des contemporains. Leibniz surtout a été très affirmatif à cet égard[47]. Huygens déclare, de même, que vouloir supposer que la gravitation puisse être due à une qualité intrinsèque et inhérente aux corps, c’est « formuler des principes obscurs et que personne ne saurait comprendre[48] ». Il s’est d’ailleurs donné beaucoup de peine pour constituer une théorie mécanique de la gravitation, sans arriver à un résultat bien satisfaisant. Newton lui-même semble, au moins au début de ses travaux, avoir envisagé la possibilité de réduire la gravitation à une action du milieu[49].

La nouvelle notion semblait découler directement de la loi établie par Newton, et cette loi dominait absolument une des parties les plus importantes de la physique, celle dont le développement avait été le plus rapide et le plus complet. Dans d’autres parties, elle permettait des simplifications de calcul importantes et, nous l’avons vu, elle promettait de fournir la base d’une théorie générale de la matière. Il était donc naturel qu’elle triomphât. Ce sont, au contraire, les résistances qu’elle rencontra qui étonnent. Sans doute, on peut attribuer celles du début à l’influence de Descartes, qui avait façonné la science et la philosophie tout entière et qui dominait même des esprits aussi puissants que Leibniz et Huygens. Mais si l’on examine ce qui se passa par la suite, on s’aperçoit qu’il y eut toujours, dans la science, un fort courant de résistance contre la conception d’une action à distance. D’Alembert en 1755 traitait les forces, en tant que causes motrices, d’êtres « obscurs et métaphysiques qui ne sont capables que de répandre des ténèbres sur une Science claire par elle-même[50] » ; en 1771, Æpinus constatait que l’on considérait toujours les forces comme des « qualités occultes[51] ». Même après Lagrange et Coulomb, et tout en se servant sans scrupule des « forces centrales », beaucoup de physiciens ne cessaient de voir, dans cette conception d’une action instantanée à travers l’espace, une sorte de pierre d’achoppement et presque de scandale pour la physique. On trouvera chez Stallo[52] une longue suite de citations très probantes à cet égard, empruntées exclusivement à des physiciens du xixe siècle. On pourrait en allonger la liste à peu près indéfiniment. Contentons-nous d’y ajouter, comme particulièrement significative, cette déclaration de Sir Will. Thomson (Lord Kelvin) qui estime que l’hypothèse d’une action à distance est « le plus fantastique des paradoxes[53] ». Il est peut-être plus curieux encore que des physiciens dont le parti pris théorique était moins marqué n’aient cessé de témoigner, à chaque occasion propice, combien ils aimeraient pouvoir s’affranchir de l’action à distance. Ainsi Gauss, qui pourtant s’affirme newtonien, estime (alors que rien, au point de vue expérimental, ne justifiait une telle proposition) que pour l’électricité la notion d’une propagation dans le temps serait bien préférable à celle d’une propagation instantanée[54]. De même Faraday, tout en prétendant suivre, en théorie, les idées de Boscovich, éprouvait une grande répugnance contre la conception de forces agissant loin de leur base et sans connexité physique avec leur lieu d’origine[55]. Maxwell déclare qu’il suffirait qu’une théorie scientifique pût, avec quelque probabilité, conduire à une explication de la gravitation pour que des hommes de science y consacrent tout le restant de leur vie[56]. Helmholtz, qui pourtant, comme on sait, avait fondé sa démonstration du principe de la conservation de l’énergie sur l’hypothèse des forces centrales, est du même avis[57]. Ainsi, M. J.-J. Thomson résume simplement une situation de fait en déclarant que l’action à distance, bien que les facilités qu’elle offre au calcul l’aient rendue plausible à beaucoup de mathématiciens, est un concept que les plus grands physiciens n’ont jamais pu se résoudre à accepter[58]. Aussi des efforts sans nombre ont-ils été tentés en vue de s’en affranchir. Après Huygens, Hooke, Varignon, Fatio de Duillier, Redeker, Euler, Challis, Guyot, Schellbach, Guthrie, Thomson[59] et bien d’autres s’y sont essayés. La théorie qui a eu le plus de succès est sans conteste celle de Le Sage[60]. Maxwell était d’avis que c’était la seule théorie consistante de la gravitation qui eût jamais été formulée[61]. On sait que l’hypothèse de Le Sage consiste à supposer que la gravitation est le résultat de chocs d’un nombre immense de « corpuscules ultramondains » à l’égard desquels les corps célestes se font mutuellement écran. Les difficultés que soulève cette théorie sont immenses : non seulement il faut supposer qu’un corps de l’épaisseur de la terre est à peu près perlucide à l’égard des corpuscules en question, mais encore il est impossible, comme l’a constaté Maxwell, de mettre d’accord cette théorie ou toute autre hypothèse mécanique avec le principe de la conservation de l’énergie[62]. En outre, Laplace avait indiqué, comme limite inférieure de la vitesse de propagation de la gravitation, une vitesse de 100 millions, ou au moins 30 millions de fois plus grande que celle de la lumière[63] : c’est-à-dire qu’on était obligé de supposer cette vitesse et, par conséquent, celle des corpuscules ultramondains comme à peu près infinie. Il est extrêmement significatif que toutes ces difficultés n’aient pas empêché des physiciens de renom de consacrer de sérieux efforts à l’examen et au développement de cette théorie. On est dès lors obligé de supposer que la répugnance intime contre l’hypothèse d’une action à distance a dû agir sur leur esprit avec une grande intensité.

Il est à remarquer qu’à ce point de vue les physiciens n’avaient nullement à compter sur le concours des philosophes lesquels, au contraire, semblaient s’accommoder parfaitement de l’action à distance. Kant, dans les Premiers principes, la postule expressément et en fait la pierre angulaire de sa théorie de la matière. Si plus tard, dans son œuvre posthume Sur la transition des premiers principes… à la physique, il est devenu moins absolu à cet égard, il n’a pourtant jamais renié le concept en question[64]. Schopenhauer est, si possible, plus affirmatif encore ; la force lui apparaît comme quelque chose de primordial dont on ne saurait rechercher la raison[65]. De même, les Naturphilosophen ont opéré sans cesse avec les forces. La tradition a persisté plus tard, le concept de l’action à distance est devenu en quelque sorte courant dans la métaphysique allemande, comme on peut le voir chez Hartmann[66]. En France, Auguste Comte considérait le concept de la gravitation comme placé au-dessus de toute contestation et reprochait aux astronomes du passé d’avoir été « presque toujours dominés par les préjugés contemporains sur la vaine recherche des causes[67] ». En Angleterre, John Stuart Mill parlait du « préjugé » contre l’action à distance et félicitait ses contemporains de s’en être affranchis[68] ; Herbert Spencer usait sans scrupule du concept de force, tout à fait à la manière des Naturphilosophen allemands[69].

L’attitude des physiciens dans cette question a vivement frappé Stallo[70], témoin d’autant moins sujet à caution que leur résistance lui paraît, comme à John Stuart Mill, fondée sur un simple préjugé, ayant sa source unique dans le fait que nous-mêmes n’agissons sur les corps que par contact. Il est à remarquer, d’ailleurs, que les adversaires de l’action à distance ont généralement adopté un point de vue analogue. Nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur ces considérations. Mais les raisons réelles de la résistance des savants contre la supposition d’une action à distance nous semblent bien plus profondes.

Quand nous cherchons, mentalement, à nous rendre compte de l’action de la gravitation, nous avons certainement recours au procédé qui servait beaucoup, autrefois, pour rendre plausible le concept des « forces centrales » en général. Nous nous représentons des surfaces placées, normalement au rayon, à des distances diverses du centre et nous parvenons aisément à la conviction que (pour nous servir, en guise d’exemple, de la lumière) le même éclairage se répartit sur une surface d’autant plus grande qu’elle est plus éloignée du centre et ce, dans la proportion inverse au carré de la distance. Nous voyons donc, pour la gravitation, la même force s’épandre, pour ainsi dire, comme un fluide, sur des surfaces sphériques de diamètre croissant, ce qui fournit une image spatiale satisfaisante en apparence. On peut se demander, avec Lotze, ce qui produit le flux continuel de ce pseudo-fluide et ce qu’il devient s’il ne rencontre rien sur son chemin[71]. On peut s’étonner également que ce flux ne repousse pas plutôt les corps qu’il est chargé d’attirer. Mais le plus essentiel, c’est que l’image spatiale elle-même n’est qu’un leurre et que le concept de l’action à distance est certainement au fond anti-spatial.

Nous ne connaissons la matière que par son action : c’est là une vérité de définition. Concevoir une matière qui serait véritablement et absolument inerte, qui n’agirait pas sur nos sens ni sur d’autres matières, ni ne réagirait contre elles, cela constitue un concept contradictoire ; une telle matière ne saurait exister, exister et agir étant, dans ce cas, des termes strictement synonymes. « Son être, dit Schopenhauer en parlant de la matière, c’est son action ; on ne saurait même imaginer une manière d’être autre que celle-là[72]. » Il s’ensuit qu’une matière qui est censée exercer une action simultanée dans l’espace tout entier, existe simultanément, rigoureusement parlant, dans tout l’univers. C’est ce qu’on voit clairement dans la théorie dynamique pure : l’atome de Boscovich est n’importe où plutôt que dans son « centre ». Afin de répondre à cette objection, les dynamistes se sont efforcés d’établir que, de toute manière, nous sommes obligés de supposer qu’une matière agit là où elle n’est point. Selon Kant, « toute chose dans l’espace n’agit sur une autre qu’en un lieu où le corps agissant n’est pas. Car si elle devait agir au lieu où elle est elle-même, la chose sur laquelle elle agit ne serait point alors en dehors d’elle. Même si la terre et la lune se touchaient, le point de contact serait encore un lieu dans lequel ne seraient ni la terre ni la lune[73]. » À raisonner ainsi, on perd complètement de vue la continuité de l’espace ; c’est ce qu’on voit clairement si l’on substitue à l’espace le temps. L’hypothèse de l’action à distance consiste à supposer qu’un phénomène en conditionne un autre et que rien ne se passe dans l’espace intermédiaire. Assurément, on affirmera que cet espace intermédiaire est traversé par la force. Mais les deux phénomènes étant simultanés, la force ne traverse pas l’espace, elle saute par-dessus, si l’on ose s’exprimer ainsi. Peut-on admettre quelque chose d’analogue pour le temps ? Un phénomène peut-il en conditionner un autre, à travers le temps, sans que rien soit modifié pendant les instants intermédiaires ? Apparemment non. Sans doute, nous nous exprimons souvent comme si un événement était la conséquence d’un passé lointain. Mais ce sont là des façons de parler. Au fond, nous savons fort bien qu’il a dû y avoir des modifications pendant les époques intermédiaires, bien qu’elles aient échappé à notre attention. Il ne s’agit point ici, qu’on le remarque bien, de trancher la question de savoir si le temps et l’espace sont ou ne sont pas réellement des continus ; ce qui est certain, c’est que, pour nous figurer une action, nous sommes forcés de les supposer tels[74]. Il est donc naturel de postuler que chaque endroit de l’espace n’est influencé que par le principe actif de l’endroit immédiatement voisin, tout comme chaque instant est conditionné par l’instant précédent et conditionne à son tour l’instant immédiatement postérieur. Et puis, si l’on abandonne cette restriction en ce qui concerne l’espace, si un corps peut réellement agir, produire une modification dans un endroit de l’espace sans rien modifier dans les espaces intermédiaires, pourquoi ne pourrait-il pas également apparaître dans un lieu éloigné, sans passer par les lieux qui séparent les deux positions ? Pourquoi, puisqu’il agit simultanément partout, n’apparaîtrait-il pas simultanément dans deux endroits différents[75] ? Des suppositions de ce genre, si extravagantes qu’elles paraissent, ont d’ailleurs été formulées dès le xviiie siècle par un M. de Prémontval, et l’on peut voir dans le curieux petit ouvrage où elles sont contenues[76] qu’elles se rattachent très directement au concept de l’action à distance. Il est tout aussi significatif à cet égard qu’un auteur récent, dans un livre qui présente d’ailleurs un réel intérêt[77], ait rattaché l’action de la gravitation à l’hypothèse de la 4e dimension ; c’est sur cette même supposition que les spirites fondent des idées dont la parenté avec celles de Prémontval ne saurait être niée et l’on sait que Zoellner[78] s’en est servi dans un dessein analogue. C’est qu’en effet l’action à distance est destructive de l’idée de l’espace. Cela se fait, comme l’a dit pittoresquement un philosophe célèbre, d’ailleurs partisan de l’action à distance, « derrière le dos de l’espace[79] ». La conception est anti-spatiale ou au moins aspatiale.

La résistance des physiciens est donc justifiée. C’est toujours à contre-cœur que la science a accepté l’action à distance, et ce n’est qu’à son corps défendant qu’elle la conserve. Elle y sera forcée tant qu’il demeurera entendu que les mouvements des corps célestes ne peuvent s’expliquer sans la supposition d’une action instantanée de la gravitation. Mais, dès que cette hypothèse ne sera plus absolument indispensable, dès qu’il sera permis d’attribuer à l’action gravifique une vitesse finie, il est bien certain que cette notion disparaîtra sans retour, car personne n’a jamais admis et l’on n’admettra probablement jamais un saut dans le temps analogue au saut dans l’espace que postule la notion de l’action à distance. C’est bien d’ailleurs ce qui s’est passé pour les autres « forces à distance » qui ont été successivement réduites à une action de proche en proche, dès qu’on s’est assuré que leur propagation exigeait du temps. Hertz, dans son célèbre travail sur les Rapports de la lumière avec l’électricité[80], avait fait ressortir cette évolution et fait pressentir que la gravitation la subirait. Il semble que cette prophétie soit en train de s’accomplir, notamment par les travaux de M. Lorentz, l’illustre physicien néerlandais, de M. Wien et d’autres encore. On a vu plus haut que Laplace avait cru devoir assigner à la gravitation une vitesse de propagation prodigieuse, comme limite inférieure. C’était là, nous dit M. Wien, une erreur de principe. Pour que des calculs de ce genre fussent valables, il faudrait pouvoir accroître ou affaiblir la force d’attraction gravifique d’un corps et observer les perturbations auxquelles ces modifications donneraient naissance. Mais nous sommes complètement impuissants à modifier en quoi que ce soit la gravitation d’un corps, elle reste absolument constante, il ne peut donc s’agir que des changements provoqués par les mouvements des corps célestes. Or, ces changements sont, ainsi que l’a démontré M. Lorentz, extrêmement peu considérables ; ils sont du deuxième ordre de grandeur. Rien ne s’oppose donc désormais à ce que l’on accepte pour la gravitation une vitesse de propagation finie, identique par exemple à celle de l’électricité et de la lumière[81]. Cette théorie ne semble pas encore généralement acceptée par les physiciens. Mais elle compte de nombreux partisans parmi eux ; les noms que nous venons de citer suffisent pour démontrer à quel point elle mérite l’attention. Si elle parvient à s’établir solidement, il est clair que le concept d’une action à distance se trouvera définitivement éliminé, car il n’y aura plus, dans le domaine tout entier des sciences, un seul fait qui nous imposera cette « extravagance », pour parler comme Lord Kelvin.

Pour résumer en quelques mots les résultats du rapide examen auquel nous nous sommes livrés, les théories mécaniques se sont révélées à nous comme à la fois très compliquées et irrémédiablement contradictoires au fond, donc comme infiniment peu satisfaisantes pour l’esprit. Cette conclusion ne semble-t-elle pas donner raison à ceux qui voudraient, soit les retrancher complètement de la science, soit les y conserver uniquement à titre d’aide-mémoire ?

Mais si, d’autre part, on tente d’embrasser d’un coup d’œil les théories physiques de tous les siècles, on ne peut pas ne pas être frappé du caractère commun des éléments qui les composent. On représente quelquefois, surtout dans des livres de vulgarisation scientifique, l’atomisme comme le dernier mot de la science, comme un résultat auquel celle-ci serait péniblement parvenue. Et comme l’on ne saurait nier la grande antiquité des systèmes atomiques, on a cherché à faire une distinction entre les systèmes des anciens et ceux des modernes, en déclarant que les premiers étaient des « représentations spéculatives arbitraires », alors que les seconds seraient de « véritables découvertes de la science ». Lange déjà, dans son Histoire du mutérialisme, a fait justice de cette allégation de Büchner[82]. En réalité la similitude entre les uns et les autres est parfaite.

Si fragmentaires que soient nos connaissances sur les commencements de notre savoir, elle nous permettent de constater que l’atomisme, sous une forme ou une autre, apparaît à l’aube même de la science. Dans l’Inde, il est complet dès le douzième siècle avant J.-C. ; il y a été, comme le constate son historien, M. Mabilleau, « non seulement la première, mais la plus constante et presque l’unique forme de la philosophie de la nature[83] ». On y relève deux principaux systèmes de philosophie atomistique. Le premier en date, celui de Kanada, se rapproche des idées d’Anaxagore, en ce sens qu’il admet des atomes qualitativement différents les uns des autres. Les atomes de Kanada sont inétendus ; ils sont doués d’une sorte de faculté ou de puissance (qui se rapproche singulièrement, si nous devons en juger par des fragments de texte que nous trouvons chez M. Mabilleau, de l’antitypie de Leibniz) et aussi de gravité, cause de la chute. Bien entendu, car c’est là le fondement essentiel de toute théorie mécanique, tout fait matériel se réduit à un déplacement local[84]. Les Jaïnas, à l’encontre de Kanada, ne reconnaissent pas d’éléments divers au point de vue qualitatif, mais des atomes homogènes, comme ceux de Leucippe et de Démocrite[85]. C’est leur système surtout qui semble avoir prévalu dans la suite chez les Hindous. En Grèce, ou fait généralement dater l’atomisme de Leucippe ; mais M. Mabilleau, à juste titre, fait ressortir les nombreuses analogies qui rattachent à son système les doctrines antérieures, celles de Thaïes, d’Anaximène, d’Anaximandre, des Pythagoriciens, de Parménide et des Éléates, d’Héraclite et d’Empédocle[86]. La doctrine de ce dernier surtout, avec ses éléments immuables, qui, uniquement par le mélange et la séparation, créent les apparences de changement, prépare les voies à l’atomisme. Ritter a cru pouvoir inférer de certains textes attribués à Parménide qu’il a dû y avoir des systèmes atomistiques complets en Grèce bien avant Leucippe[87] ; c’est une supposition qui, pour nous, n’a rien d’invraisemblable. Nous connaissons mal les rapports entre Leucippe et Démocrite[88] et nous ne savons au juste quelle est la part de chacun d’eux dans le système qui est présenté plus communément sous le nom du second, mais appartient certainement en grande partie au premier, antérieur en date. Tout a été dit sur ce système, et le moins assurément qu’on en puisse affirmer, c’est qu’il est absolument complet ; tel il est sorti des mains de ces Grecs du ve siècle avant J.-C. tel nous le verrons reparaître, presque sans changements ou avec des retouches insignifiantes, chez les philosophes et les savants jusqu’à la fin du xixe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’instauration des théories électriques de la matière. Pour le résumer, il suffit de citer quelques-uns des admirables, mais, hélas ! trop rares fragments qui nous sont parvenus de Démocrite. « Il y a deux sortes de connaissance : la connaissance réelle et la connaissance obscure ; à la connaissance obscure appartiennent toutes choses de la vue, de l’ouïe, de l’odeur, du goût, du toucher ; la connaissance réelle est distincte de celle-ci ». « Le doux et l’amer, le chaud et le froid, la couleur ne sont que des opinions ; il n’y a de vrai que les atomes et le vide. » « Nous ne percevons rien de vrai en ce qui concerne la chose elle-même, si ce n’est ce qui est modifié au point de vue de la position du corps et des choses qui tombent sur nous ou nous résistent[89]. » L’atomisme d’Épicure, qui se distingue peu de celui de Démocrite (nous ne sommes même pas bien fixés sur la nature de ces distinctions[90]) a été une des philosophies dominantes de l’antiquité et a fait éclore, dans le monde latin, ce chef-d’œuvre impérissable, le De natura rerum de Lucrèce. Les œuvres de Héron d’Alexandrie et de Vitruve[91] montrent que les physiciens avaient coutume de prendre pour base des conceptions atomiques, quelquefois mêlées à des conceptions empruntées aux philosophes de la « qualité ». Même en médecine une théorie corpusculaire était très répandue, comme nous le voyons par le livre de Caelius Aurelianus[92] qui jouissait d’une grande autorité. Les premiers chrétiens citaient volontiers Lucrèce ; même après la victoire définitive du christianisme, et tout en combattant la doctrine d’Épicure, Saint Ambroise et Saint Jérôme conservent sa physique[93]. Au viiie siècle, Raban Maur professe des opinions nettement atomistes qu’il semble avoir empruntées surtout à Lucrèce[94]. Après lui, ces théories subissent en Occident une longue éclipse, la physique d’Aristote arrive à la domination absolue. En Orient l’atomisme a fait preuve de plus de vitalité. Ce fut d’abord une école d’atomistes juifs que nous connaissons par les réfutations de Saadia, philosophe du ixe siècle[95]. Ensuite vint l’école arabe des Motekallim on Motekallemin, et Maïmonide, qui d’ailleurs rejetait leurs opinions, nous en a laissé un résumé qui ne permet aucun doute sur leur accord avec Démocrite et les atomistes hindous. « Ils soutenaient, dit Maïmonide, que l’univers entier, c’est-à-dire chacun des corps qu’il renferme, est composé de très petites parcelles qui, à cause de leur subtilité, ne se laissent point diviser. Chacune de ces parcelles est absolument sans quantité ; mais lorsqu’elles sont réunies les unes aux autres, cet ensemble a de la quantité et c’est alors un corps… Toutes ces parcelles sont semblables et pareilles les unes aux autres, et il n’y a entre elles aucune espèce de différence. Il n’est pas possible, disent-ils, qu’il existe un corps quelconque qui ne soit pas composé de ces parcelles pareilles, par juxtaposition ; de sorte que, pour eux, la naissance, c’est la réunion, et la destruction, c’est la séparation[96]. »

À la veille de la Renaissance, l’atomisme eut en Europe un adepte en Nicolas de Autricuria ou Ultricuria[97] ; nous ne le connaissons d’ailleurs que par cette circonstance qu’il fut forcé en 1348, à Paris, de renoncer publiquement à diverses doctrines antérieurement professées par lui et au nombre desquelles se trouvait la thèse que tous les phénomènes de la nature se ramènent aux mouvements de réunion et de séparation des atomes. Mais la chaîne rompue fut définitivement renouée à la Renaissance. Préparé par Giordano Bruno, Fernel, Gorlaeus, Sennert, Seb. Basso, Beringard, Maquedus, l’atomisme de Démocrite et d’Épicure est formulé dans toute sa rigueur par Gassendi. Entre temps, Galilée et Descartes avaient transformé la physique et définitivement écarté les conceptions aristotéliciennes. Tous deux sont mécanistes et Descartes surtout, avec un éclat et une autorité incomparables, proclame cette doctrine que tout phénomène doit se ramener en dernière analyse à un changement mécanique. Il est inutile de poursuivre cet historique plus loin. Jusqu’à la fin du xixe siècle, les principes de Descartes ont dominé la science de la manière la plus absolue : on ne saurait citer un savant de quelque renom qui s’en soit sciemment écarté.

Sans doute, dans notre rapide résumé, nous n’avons fait ressortir que les grands traits de la théorie, en négligeant les nuances. L’atomisme des Motekallemin qui résout l’espace en points et le temps en instants indivisibles, nécessitant des actes de création incessants de la divinité, se rapproche des conceptions des Hindous, mais se distingue nettement de l’atomisme corpusculaire de Démocrite. Ni Galilée ni Descartes ne sont atomistes dans le sens propre du mot et, parmi les physiciens postérieurs, beaucoup d’entre ceux mêmes qui déclarent adhérer à cette doctrine en formulent les principes de manière fort diverse, souvent sans rigueur aucune, et d’ailleurs s’en écartent quelquefois dans la pratique. Il est certain néanmoins que l’on peut réunir toutes ces conceptions sous le terme de mécaniques et que leur fonds commun est considérable[98]. En somme, il ne semble point trop téméraire d’affirmer que les hypothèses mécaniques sont nées avec la science et qu’elles ont fait, pour ainsi dire, corps avec elle pendant toutes les époques où elle progressait réellement, celle où la science faisait abstraction de ces hypothèses ayant été aussi une époque de progrès très lent[99]. Cette coïncidence n’est-elle pas faite pour nous étonner ? Stallo lui-même, qui est un adversaire déterminé du mécanisme, le considérant comme préjudiciable au progrès de la science, comme « un reste du réalisme du moyen-âge[100] » (opinion assez bizarre, on a pu s’en convaincre par ce que nous venons d’exposer), est cependant forcé de convenir que la théorie atomique « a tenu bon avec plus de persistance qu’aucune autre opinion de la science ou de la philosophie[101]. »

Les historiens de l’atomisme ont généralement supposé une filiation de ces doctrines. Elle n’a rien d’impossible. Si différent que soit l’atomisme de Leucippe et de Démocrite de celui de Kanada et des Jaïnas, il se peut fort bien que quelques germes des idées orientales aient pénétré à l’origine dans la philosophie hellénique[102]. Les Juifs se sont certainement inspirés des Grecs. Les Motekallemin ont pu être également influencés par des conceptions hindoues, par des écrits juifs, et aussi par les théories atomiques telles que les exposaient certains livres de médecine comme celui de Caelius Aurelianus. Enfin la renaissance moderne des théories mécaniques se rattache certainement au renouvellement des études classiques. Pourtant, cette pérennité des conceptions mécaniques a quelque chose d’étrange. Ne faut-il pas que le terrain où elles éclosent soit d’une nature particulièrement favorable, puisque des germes souvent infimes déterminent aussitôt une prodigieuse prolification ?

Enfin, nous assistons depuis plusieurs lustres à un spectacle impressionnant. La marche rapide de la science semble en ébranler jusqu’aux fondements réputés les plus solides. Et pourtant, dans ce bouleversement universel, certaines conceptions, se rattachant aux théories mécaniques ou atomiques, font preuve d’une curieuse fixité. Des observateurs impartiaux en sont frappés. C’est ainsi que M. Henri Poincaré constate que la plupart des conclusions de Fresnel, bien que fondées sur une hypothèse moléculaire, subsistent sans changement quand on adopte la théorie électromagnétique de la lumière[103]. M. Étard, tout en exprimant des doutes au sujet de l’existence des atomes et des molécules, fait cependant ressortir que l’ensemble des travaux les plus récents se classe sans difficulté dans le cadre de la théorie des ions de M. Svante Arrhénius, laquelle n’est elle-même qu’une forme de la théorie cinétique, de sorte que, finalement, la chimie générale « se confond avec la théorie atomique prise dans le sens le plus large[104]. » M. E. Rutherford, résumant les conceptions qui dominent la science actuelle, conceptions au développement desquelles il a tant contribué, déclare qu’elles confirment « la vieille théorie de la structure discontinue ou atomique de la matière[105]. » M. Larmor estime que le développement des théories électriques tend constamment vers l’atomisme[106], alors que, pendant la plus grande partie du xixe siècle, les théories régnantes dans cette partie de la science paraissaient fondées sur des suppositions très différentes[107]. M. Jean Perrin constate également que l’hypothèse atomistique qu’il qualifie d’heureuse « de plus en plus et malgré tout l’étonnement qu’on en peut ressentir, paraît bien mériter le nom d’exacte[108]. » M. Lucien Poincaré, en examinant les progrès de la physique moderne, note avec surprise que les hypothèses cinétiques sont en train d’y opérer de nouvelles conquêtes. « L’histoire de la physique, semblable à l’histoire des peuples, ne serait-elle donc qu’un éternel recommencement et devons-nous périodiquement revenir aux conceptions que, dès l’antiquité, les philosophes ont imaginées ? Les progrès de la thermodynamique nous avaient cependant fait concevoir d’autres espérances ; elle semblait pouvoir nous guider à elle seule dans le domaine physique, tout en ne s’appuyant elle-même que sur des raisonnements et des principes formés par la généralisation naturelle de quelques lois expérimentales. Nous faudra-t-il donc toujours avoir recours à des images, à des interprétations mécaniques, sans doute si peu conformes à la nature[109] ? » Ce physicien, on le voit, ne manifeste aucun enthousiasme à l’égard des théories en question, ce qui rend son témoignage d’autant plus recevable.

Il est remarquable, d’ailleurs, que cette évolution ne s’opère pas par une marche constante, mais par heurts, par une sorte de mouvement de flux et de reflux. Pendant une partie du xixe siècle, les théories atomiques étaient un peu délaissées, tombées en discrédit, du moins en apparence. M. Ostwald proclamait « la déroute de l’atomisme[110] ». M. Duhem voulait orienter la science vers un retour au péripatétisme. Il est certain qu’à l’heure actuelle ces deux penseurs, en dépit de leur grande autorité, ne sont plus suivis en cette question que par une infime partie de l’opinion scientifique, laquelle au contraire subit, comme nous venons de le dire, une puissante poussée vers les doctrines atomistiques.

Cournot déjà avait pressenti que le succès des théories cinétiques devait avoir des raisons profondes. « Aucune des idées de l’antiquité, dit-il, n’a eu une plus grande, ni même une pareille fortune. Il faut que les inventeurs de la doctrine atomistique soient tombés de prime abord ou sur la clef même des phénomènes naturels, ou sur une conception que l’esprit humain lui suggère inévitablement[111]. »

Cournot a raison, et nous pouvons à présent serrer la question de plus près qu’il ne l’avait fait. Fixons d’abord ce point essentiel : les théories cinétiques sont explicatives. Notre esprit, souvent, les exige impérieusement, et il s’en montre toujours satisfait quand il les reconnaît valables ou que seulement elles ont quelque chance de paraître telles. Nous avons vu plus haut que cela résulte nettement de la pratique des savants. Mais, au surplus, quelques-uns d’entre ces derniers l’ont expressément affirmé. Leibniz déjà, dans un passage fréquemment cité, constate un peu ironiquement ce caractère particulier des théories atomiques[112]. Mais son ironie ne s’appliquait évidemment qu’au concept de l’atome. Quant au principe d’après lequel tout phénomène devait se réduire au mécanisme, Leibniz, nous l’avons vu, l’a proclamé aussi fermement que Descartes, et il a marqué avec une clarté parfaite que cette réduction lui paraissait nécessaire pour rendre les phénomènes intelligibles. Son grand contemporain Huygens, après avoir défini la « vraie philosophie » comme étant celle « où les causes de tous les effets naturels sont conçues par des raisons mécaniques », ajoute : « ce qui doit se faire, à mon avis, si nous ne voulons abandonner tout espoir de comprendre quelque chose en physique[113] ». Des savants modernes ont été, si possible, plus explicites encore ; M. E. Du Bois-Reymond, dans un passage qui rappelle étrangement celui de Huygens, définit la science comme « l’action par laquelle nous ramenons les modifications dans l’univers physique à la mécanique des atomes » et continue : « C’est un fait psychologique, que là où cette réduction réussit, notre besoin de causalité (Causalitaetsbeduerfniss) se trouve satisfait pour le moment[114] » ; Lord Kelvin écrit : « Il me semble que le vrai sens de la question : comprenons-nous ou ne comprenons-nous pas un sujet particulier en physique ? est : Pouvons-nous faire un modèle mécanique correspondant[115] ? » Ailleurs il s’exprime en ces termes : « Je ne suis jamais satisfait tant que je n’ai pas pu faire un modèle mécanique de l’objet ; si je puis faire un modèle mécanique, je comprends ; tant que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne comprends pas[116]. » Maxwell commence par déclarer que « quand un phénomène quelconque est susceptible d’être décrit comme un exemple d’un principe général applicable à d’autres phénomènes, ce phénomène est dit expliqué », ce qui semble conforme, on le voit, à l’opinion de Comte et de M. Mach. Mais il ajoute aussitôt : « D’autre part, quand un phénomène physique est susceptible d’être complètement décrit comme une modification dans la configuration et le mouvement d’un système matériel, l’explication dynamique de ce phénomène est considérée comme étant complète. Nous ne pouvons concevoir une explication ultérieure comme nécessaire, désirable ni possible[117]. » On le voit, pour Maxwell, l’explication par la loi n’est pas aussi complète que celle par le mécanisme ; c’est cette dernière seule qui paraît « ultime ».

Si l’analyse à laquelle nous nous sommes livré plus haut en ce qui concerne le principe de causalité est exacte, si ce principe consiste essentiellement dans l’application à l’objet dans le temps d’un postulat qui, dans la science légale, ne s’applique qu’à l’objet dans l’espace, nous devons en voir ici la preuve ; les théories atomiques ou cinétiques, au moins en ce qui concerne leurs traits essentiels et durables, doivent pouvoir se déduire de ce principe. C’est ce dont il est, en effet, facile de se rendre compte.

Le monde extérieur, la nature, nous apparaît comme infiniment changeant, se modifiant sans trêve dans le temps. Cependant le principe de causalité postule le contraire : nous avons besoin de comprendre, et nous ne le pouvons qu’en supposant l’identité dans le temps. C’est donc que le changement n’est qu’apparent, qu’il recouvre une identité qui est seule réelle. Mais il y a là, semble-t-il, une contradiction. Comment pourrai-je concevoir comme identique ce que je perçois comme divers ? Il existe pourtant une issue, un moyen unique de concilier dans une certaine mesure ce qui paraît au premier abord inconciliable. Je puis supposer que les éléments des choses sont restés les mêmes, mais que leur arrangement s’est modifié ; dès lors, avec les mêmes éléments, je pourrai faire apparaître des ensembles fort différents, tout comme à l’aide des mêmes lettres on peut composer une tragédie et une comédie (l’image est d’Aristote[118]). J’arrive ainsi à concevoir que « la production et la destruction des choses ne sont que la réunion et la dissolution de leurs éléments » ; c’est Leucippe lui-même qui a exposé en ces termes les fondements de son système, mais, avant lui, Anaxagore et Empédocle avaient dit des choses analogues[119].

La possibilité de cette conciliation repose évidemment sur la nature particulière de notre concept du déplacement. Le déplacement est et n’est pas un changement. Quand un corps s’est déplacé, il a bien subi une modification ; et cependant il m’apparaît comme identique à lui-même. Cela tient d’ailleurs, nous l’avons vu, à l’essence même de notre concept de l’espace, telle que nous le retrouvons au fond non seulement des sciences physiques, même réduites à la partie légale seule, mais encore de la géométrie.

Le déplacement m’apparaît donc comme le seul changement intelligible ; si je veux expliquer des modifications, c’est-à-dire les ramener à l’identité, force me sera d’y avoir recours. Voici un corps qui me donnait tout à l’heure la sensation du froid et qui, rapproché d’un autre, en réduisait le volume ; maintenant il me brûle si je le touche et produit au contraire une augmentation du volume des corps voisins. C’est que, ou bien à la substance de ce corps s’en est jointe une autre, invisible, mais qui préexistait autre part, ou bien que l’arrangement ou le mouvement des parties du corps lui-même s’est modifié. On sait que les deux « explications » ont tour à tour dominé la science. La première a donné naissance à l’hypothèse des fluides, alors que la seconde fait le fond des théories cinétiques ; mais elles dérivent l’une et l’autre du même principe.

Négligeons pour le moment la première alternative ; nous y reviendrons plus tard. Notre déduction étant tout à fait générale, ce que nous avons établi pour le phénomène calorique s’applique à tout phénomène quel qu’il soit. On ramènera donc forcément tous changements des corps à des arrangements, des modifications dans l’espace, à des déplacements de parties ; c’est-à-dire que, comme le postulait Démocrite, le « doux et l’amer, le chaud et le froid, la couleur » ne sont plus que des « opinions », la seule réalité consistant dans « ce qui est modifié au point de vue de la position du corps ». On voit clairement que cette disparition de la qualité est une conséquence directe des prémisses fondées elles-mêmes sur le postulat d’identité.

Ces parties dont le déplacement sera le phénomène essentiel de la réalité, le seul phénomène réel, j’ai conclu à leur existence à l’aide d’un raisonnement ; mais il va sans dire que je ne puis les apercevoir directement : c’est donc qu’elles sont fort petites. Ces parties ou particules restent d’ailleurs toujours identiques à elles-mêmes, éternelles, immuables : ceci encore est une conséquence directe du postulat fondamental. Et comme elles doivent se déplacer sans subir aucune modification et que ce mode de déplacement est, dans le monde matériel, le privilège des corps solides, les particules seront forcément des ultra-solides immodifiables, par conséquent impossibles à briser, à diviser mécaniquement, des atomes.

Nous voilà au terme de notre déduction ; nous montrerons plus tard qu’un autre trait distinctif des théories atomiques, l’unité de matière qu’elles supposent, peut s’expliquer d’une manière analogue. Mais notre exposé suffit, semble-t-il, pour établir quel est le véritable fondement de ce « fait psychologique » dont parle E. Du Bois-Reymond : la force explicative des théories réside essentiellement dans l’application du postulat de l’identité dans le temps. On voit clairement aussi que c’est en vertu de ce postulat que les théories physiques sont dominées par le concept de particules discrètes. C’est là ce qui les différencie des conceptions mathématiques où l’infiniment petit, l’indivisible, ne paraît jamais que momentanément pour se fondre aussitôt dans le continu[120]. Cette différence a sa source dans le fait que les mathématiques pures ne s’occupent pas du changement dans le temps[121]. Mais dans les sciences physiques, où l’on traite de ce dernier, comme il faut l’expliquer et que l’on ne peut postuler l’identité du tout, force est de se rabattre sur des parties qui, devant être immuables, ne peuvent être conçues que comme des individus discrets, limités dans l’espace.

Le fait que le postulat de l’identité dans le temps fait partie intégrante de notre raison explique la spontanéité avec laquelle ces théories naissent et la facilité prodigieuse avec laquelle elles se développent. Nous comprenons, de même, qu’il y ait dans la science non pas une doctrine atomique, mais une multiplicité de doctrines qui, tout en ayant certains traits fondamentaux communs, s’accordent mal, voire même se contredisent souvent. C’est que ce sont des conceptions nées plus ou moins spontanément, sous l’influence d’une seule et même tendance, par la considération d’un groupe déterminé de phénomènes ; ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, des dérivations d’une théorie unique. De là aussi l’illusion si fréquente chez les savants et même chez quelques philosophes qui prétendent distinguer la conception atomique spéciale à une partie de la science comme « vérité expérimentale » de la théorie atomique générale qualifiée d’hypothétique[122] voire même l’ensemble des théories atomiques modernes de celles des anciens[123], alors qu’il est facile de s’apercevoir qu’en réalité toutes ces conceptions se tiennent, qu’il y a entre elles une véritable communauté de fond. Cette communauté subsiste en dépit de ce qui paraît à première vue une diversité fondamentale du point de départ. Qu’y a-t-il de plus différent du corpuscule de Lucrèce, de Gassendi et de Boyle, que l’atome-point de Boscovich ou l’électron des théories contemporaines ? Et cependant, nous sentons instinctivement que les éléments communs à ces conceptions l’emportent de beaucoup sur leurs traits distinctifs. Ce sont des « théories atomiques », nous pouvons penser à leur ensemble sans préciser la nature de l’atome ; en fait, des physiciens ont fréquemment édifié des théories atomiques tout en laissant cette question dans l’indétermination.

Ayant adhéré fortement à une forme particulière de la théorie atomique, des savants et des philosophes se sont souvent donné une peine infinie pour motiver ce qui leur apparaissait comme sa base essentielle ; ils ont cherché à établir que leur conception de l’atome était logique et (ce qui était infiniment plus facile) que la conception adverse recelait d’irrémédiables contradictions. D’autres fois, on a cherché à dégager les fondements des théories par une analyse psychologique des éléments sensibles qui concourent à créer les concepts formant (comme ceux d’atome ou de force) les termes ultimes de la réduction[124]. Il est certain que nous cherchons à rendre nos théories aussi peu illogiques que possible. Il n’est pas niable, d’autre part, que le concept de l’atome corpusculaire dérive de notre sensation tactile, tout comme celui de l’atome dynamique est issu de la sensation d’effort. Nous tâcherons de préciser, dans un chapitre ultérieur, la voie par laquelle ces conceptions s’introduisent dans la science. Mais il apparaît clairement que ni le facteur logique ni le facteur psychologique n’ont, à beaucoup près, l’importance qu’on entend leur attribuer. Nous le répétons, la force explicative des théories provient uniquement du principe de l’identité dans le temps qu’elles cherchent à faire prévaloir, en d’autres termes de ce qu’elles font subsister quelque chose, la nature intime de la chose qui subsiste étant tout à fait secondaire. L’exposé des théories atomiques, d’après le système logique, peut se ramener au raisonnement suivant : Les phénomènes que nous apercevons nous paraissent inexplicables, à l’exception d’un seul, mettons le choc de deux corps. Ce dernier est entièrement clair, intelligible ; si nous le supposons fondamental, si nous parvenons à y ramener les autres, tout se trouvera expliqué. Or, nous avons vu que ce raisonnement pèche par son point de départ. Personne n’a jamais compris le choc de deux corps et personne ne le comprendra jamais, pas plus d’ailleurs que l’action à distance. Dira-t-on, conformément au système psychologique, qu’on a eu l’illusion de comprendre ? Sans doute, mais comment cette illusion, qu’il est si facile de reconnaître et qui a d’ailleurs été si clairement exposée par des philosophes, a-t-elle pu naître, comment persiste-t-elle avec cette vigueur, comment peut-elle servir de base à notre conception de la science et d’où vient que cette conception nous satisfasse à tel point ? Renversons les termes et l’énigme s’explique. Ce n’est pas parce que nous comprenons le corpuscule que nous le choisissons comme point de départ. Ce que nous postulons, c’est la persistance de quelque chose. Parmi les choses dont nous pouvons postuler la persistance, la moins incompréhensible, la plus proche de notre sensation immédiate ou plutôt de ce sens commun qui crée le monde extérieur, est le corpuscule matériel ; c’est donc de là que nous partirons. Il est incompréhensible au fond, dites-vous ? D’accord, mais pouvez-vous nous offrir un point de départ plus solide ? Sinon, nous nous en tiendrons à celui-là — car il nous faut à tout prix quelque chose qui subsiste — et, en négligeant entièrement ce qu’il recèle d’inexplicable et de contradictoire au fond, nous essaierons d’expliquer, avec son aide, le monde sensible. Ce n’est que si cette dernière opération échoue que nous songerons à modifier le point de départ ; nous substituerons alors au corpuscule le centre de force ou l’atome à la fois corpuscule et centre de force, — concepts encore plus incompréhensibles que le corpuscule lui-même, mais dont les contradictions ne nous embarrasseront pas davantage.

S’il fallait une preuve plus directe que tel est bien le processus logique inconscient par lequel se constituent les théories atomiques, cette preuve nous serait fournie par l’ensemble des conceptions qu’on peut désigner par le terme de « théorie électrique de la matière » et qui se rattachent surtout au nom illustre de J.-J. Thomson. On peut affirmer, sans exagération, qu’à l’heure actuelle cette théorie triomphe, qu’elle domine l’ensemble tout entier des sciences physiques ; jamais peut-être, dans l’histoire des sciences, conception aussi générale n’est parvenue, aussi rapidement, à une telle prépondérance. Hâtons-nous de reconnaître que la théorie, par ses mérites essentiels, explique et justifie pleinement cet engouement. Elle est d’une merveilleuse généralité, pénétrant jusqu’au fond des phénomènes, non seulement de la science de l’électricité et de l’optique (liée indissolublement à la première, depuis Maxwell et Hertz), mais encore de toutes les autres branches de la physique et aussi de la chimie, où elle semble installer enfin à demeure ce vieux principe de l’unité de la matière qui était le « postulat secret » de la théorie atomique, alors que les chimistes, qui prétendaient adhérer à cette théorie, le reniaient cependant à tout moment[125]. Elle explique aussi, sans effort, ces mystérieux phénomènes des corps radioactifs qui semblaient tout d’abord ruiner les conceptions les plus fondamentales de la science. Enfin, tout en étant si générale et si abstraite, puisqu’elle résout ce qui fait le fin fond de notre représentation sensible : la matière, en quelque chose qui n’a plus rien de matériel, cette théorie est en même temps étonnamment concrète. En effet, cet élément ultime, ce composant de l’atome, dont la grandeur par rapport à ce dernier est à peu près du même ordre que celle d’une planète par rapport à l’ensemble du système solaire, ce mystérieux électron, elle le rend pour ainsi dire palpable. Grâce à l’observation de M. Wilson, nous pouvons le surprendre au moment où il sert de noyau autour duquel se condense une gouttelette d’eau ; et l’on sait qu’en combinant les résultats de cette expérience avec la formule de Sir George Stokes sur le rapport entre la vitesse avec laquelle s’opère la chute de petites sphères dans l’air et la grandeur de ces sphères, M. J.-J. Thomson est parvenu à mesurer cette charge minimum d’électricité que nous appelons électron et l’a trouvée identique dans les gaz chimiquement divers[126].

Nous avons, chemin faisant, indiqué quelques-unes des données caractéristiques de la théorie. Retraçons-en cependant les traits principaux, en suivant surtout le magistral exposé de M. J.-J. Thomson.

L’être le plus simple que la science eût envisagé jusqu’à ce jour, l’atome chimique, est conçu, dans la nouvelle théorie, comme une construction d’une grande complexité. Prout a cru que les atomes de tous les éléments chimiques étaient des composés d’atomes d’hydrogène, et J.-B. Dumas a envisagé la possibilité de les constituer à l’aide de demi-atomes ou de quarts d’atomes d’hydrogène ; la nouvelle théorie suppose une unité qui équivaut à peu près à 1/700 d’atome d’hydrogène. Ce que nous qualifions d’atome devient une sorte de nébuleuse sans soleil, formée d’un grand nombre de corps égaux possédant de l’inertie et soumis à des forces mutuelles électriques d’attraction et de répulsion, d’une grandeur très considérable[127]. Les théoriciens traitent cette nébuleuse selon les procédés usités en astronomie, calculent des perturbations et appliquent les lois de Képler[128]. Les atomes chimiques se distinguent les uns des autres par le nombre de ces « corpuscules » (selon la terminologie de M. J.-J. Thomson) dont ils sont composés, mais surtout par la manière dont ceux-ci se trouvent arrangés ; et l’on peut voir comment, par une conception ingénieuse et en utilisant des expériences dues à M. Mayer au sujet de l’arrangement spontané de petits aimants flottant sur l’eau, M. J.-J. Thomson parvient à expliquer les propriétés périodiques des éléments, qui seraient dues à ce que des arrangements analogues reparaissent de temps en temps, à mesure que le poids atomique des éléments augmente[129].

Mais qu’est cet élément fondamental, ce corpuscule qui constitue l’atome chimique et par conséquent tout ce que le sens commun qualifie de matière ? C’est, nous dit M. J.-J. Thomson, une unité d’électricité[130]. Ainsi, la matière devient un phénomène électrique. Peut-être verrons-nous plus clairement les conséquences qu’entraîne cette conception, si nous envisageons ce que devient ici le concept de masse. La théorie atomique, prise dans son sens le plus général (et en exceptant, bien entendu, les théories à la fois atomiques et qualitatives dont nous aurons à nous occuper un peu plus tard), prive l’atome de toute qualité hormis celles de pouvoir se déplacer et de pouvoir provoquer le mouvement, par contact ou par action à distance. La seconde de ces propriétés essentielles, nous l’appelons la masse, et la masse devient ainsi l’essence de la matérialité en général[131]. Si la nouvelle théorie veut expliquer la matière par l’électricité, il faut avant tout qu’elle déclare que la masse est un phénomène électrique : c’est là, en effet, une de ses conceptions fondamentales. On est arrivé très graduellement à cette hypothèse hardie. On a reconnu d’abord que l’électricité pouvait provoquer des phénomènes tels, que la masse des corps en paraissait augmentée. On appela l’inertie apparente que le corps manifestait ainsi du chef de la charge électrique « inertie électrique », pour la distinguer de l’inertie proprement dite qu’il possédait en vertu de sa masse mécanique, l’action des deux inerties apparaissant d’ailleurs comme entièrement analogue : un corps chargé qui se déplace « simule exactement la notion familière de l’inertie d’une masse matérielle ordinaire[132] ». Plus tard, on vit que ce qui avait paru d’abord accessoire pouvait bien être le principal, que l’inertie électrique de la particule élémentaire, qu’on calculait d’après des données expérimentales précises, devait l’emporter de beaucoup sur l’inertie mécanique. Finalement, il apparut qu’il ne restait pour ainsi dire plus de place pour cette dernière, que toute l’inertie apparente de l’élément pouvait être d’origine électrique. De là à déclarer qu’elle le devait, il n’y avait qu’un pas et il a été allègrement franchi. Ainsi, par un processus d’évolution, l’élément mécanique a fini par se résorber, pour ainsi dire, dans l’élément électrique ; l’atome mécanique se résout en corpuscules qui sont de purs phénomènes électriques, qui n’ont plus aucune masse mécanique, c’est-à-dire rien de matériel.

En résumant ainsi la théorie, nous l’avons peut-être représentée comme plus absolue qu’elle n’apparaît à beaucoup de physiciens ; on s’exprime parfois comme si l’on supposait que derrière le phénomène électrique il devait y avoir un phénomène mécanique, en d’autres termes comme si, après avoir ramené le phénomène mécanique apparent à un phénomène électrique, il fallait ramener ce dernier à son tour à un phénomène mécanique encore plus fondamental, ce qui semble évidemment peu logique. Ce n’est pas seulement Lord Kelvin — que l’on pourrait à la rigueur considérer comme un partisan attardé de l’ancien ordre de choses — qui parle de la sorte ; dans les écrits des fondateurs et des sectateurs les plus déterminés de la nouvelle doctrine, on pourrait facilement trouver nombre de passages où cette conception est implicitement contenue. Mais cela tient, semble-t-il, surtout à la nouveauté de la théorie ; il faut lui laisser le temps de se consolider pour que ceux-là mêmes qui la manient s’assimilent entièrement ce nouveau mode de la pensée et en aperçoivent clairement toutes les conséquences. Toutefois, on ne saurait contester, semble-t-il, que les principes des nouvelles conceptions se trouvent définis avec une netteté suffisante : le phénomène électrique est réellement conçu comme devant servir de terme de réduction à tous les autres. Il est très caractéristique, à cet égard, que, comme l’a remarqué M. Langevin dans sa préface à la traduction du livre Sur les électrons de M. Lodge[133], les constructions mécaniques très ingénieuses qui remplissaient une œuvre précédente du célèbre physicien aient entièrement disparu dans l’ouvrage plus récent.

Donc, le phénomène fondamental, ce n’est plus le choc de deux corpuscules, ce n’est pas non plus l’action de deux centres de force mécanique, c’est celle de deux électrons. Nous connaissons fort bien les lois qui régissent cette action et qui sont des lois expérimentales ; mais qui peut dire qu’il comprend comment cette action s’exerce, qu’il en saisit le mécanisme ? Pour ce faire il faudrait, ainsi que l’indique le synonyme dont nous venons d’user, en fournir une théorie mécanique ; or, on nous en interdit l’espoir, puisque le phénomène électrique est ultime. Ainsi, même l’illusion du compréhensible que faisaient naître en nous l’hypothèse corpusculaire et, à un degré moindre, l’hypothèse dynamique, s’est évanouie ; ce qu’on pose comme phénomène fondamental dans l’hypothèse électrique est un X, un phénomène nettement inexpliqué et qu’on déclare même inexplicable par le fait seul qu’on le pose comme le dernier terme de la réduction. Et c’est à cet X, à cet inexplicable, que doivent se ramener les phénomènes que nous avons cru comprendre. En voyant l’action de deux masses, nous avions pensé saisir ce qui se passait ; sans doute, ce n’était qu’une illusion puisque, nous l’avons vu, ni le choc, ni l’action à distance ne sont réellement explicables ; mais, cette fois, nous ne pouvons même plus conserver l’illusion ; car l’action mécanique que nous avons cru voir n’est qu’une apparence : la masse mécanique n’existe pas, elle n’est qu’une fonction de la masse électrique. Il est clair, de même, que l’électron n’a rien à faire avec notre sensation. Nous n’avons pas d’organe spécial sensible à cette forme de l’énergie — ce qui explique d’ailleurs qu’elle soit restée si longtemps inconnue — et il nous faut de longs détours, si nous voulons décrire ces phénomènes dans des termes empruntés au sens commun[134].

Nous n’avons pas à examiner ici quels sont les mérites de la théorie électrique au point de vue expérimental. Elle a d’ores et déjà rendu d’énormes services et il est à peu près certain qu’elle est capable d’en rendre de plus grands encore à l’avenir. Mais le fait qu’une théorie de ce genre ait pu surgir, qu’elle ait été immédiatement accueillie avec une extrême faveur et qu’elle soit arrivée, dans un laps de temps très court, à dominer la science entière, prouve clairement, semble-t-il, que ni le fait logique ni le fait psychologique ne jouent à beaucoup près, dans la genèse des théories, un rôle aussi important qu’on le suppose généralement. Ce n’est pas de là que les hypothèses tirent leur force explicative, mais à peu près uniquement des considérations de temps et d’espace, en première ligne du maintien de l’identité dans le temps. Il faut, nous l’avons dit, que quelque chose persiste, la question de savoir ce qui persiste étant relativement de peu d’importance. Notre esprit, conscient (inconsciemment conscient, si l’on veut bien nous permettre cet apparent paradoxe) de la difficulté de l’explication causale, est, pour ainsi dire, d’avance résigné à cet égard, consentant à accepter à peu près n’importe quoi, même quelque chose d’inexpliqué et de radicalement inexplicable, pourvu que la tendance à la persistance dans le temps se trouve satisfaite.

On jugera du même coup que, puisqu’il s’agit d’une tendance éternelle, invincible de l’esprit humain, rien ne servirait de lui opposer des barrières artificielles. La science, le voulût-elle, ne pourrait se débarrasser complètement des théories cinétiques qui sont l’expression d’une forme nécessaire de notre entendement.

D’ailleurs, à supposer que cette élimination fût possible, ce qui resterait de la science ne serait pas davantage conforme au programme tracé par Comte et par M. Mach. Dans ce qui précède, nous nous sommes quelquefois exprimé comme s’il existait réellement une partie de la science découlant uniquement du principe de légalité ; mais c’était pure fiction. En réalité la science, même dans sa partie en apparence purement légale, est profondément imprégnée de la recherche de la causalité. C’est ce que nous allons tenter d’établir à présent.

Il existe, dans la science, plusieurs énoncés dont la nature semble quelque peu ambiguë. On les qualifie tantôt de principes, tantôt de lois ; d’aucuns leur supposent une origine purement empirique, alors que d’autres les estiment aprioriques.

Quelquefois les savants avouent leur embarras. « Dans l’opinion de beaucoup de physiciens, dit Hertz, il apparaîtra comme inconcevable que l’expérience la plus éloignée puisse jamais changer quelque chose aux inébranlables principes de la mécanique ; et cependant, ce qui sort de l’expérience peut toujours être rectifié par l’expérience[135]. » C’est surtout parce que cette ambiguïté lui paraissait entacher d’obscurité les fondements tout entiers de la mécanique, que Kirchhoff a cru devoir limiter la tâche de cette science à la simple description du mouvements[136]. Et bien que, ainsi que nous le verrons dans la suite, des opinions plus justes aient été exprimées depuis fort longtemps, elles ne paraissent pas avoir prévalu jusqu’à ce jour.

On peut réunir les énoncés dont nous parlons sous le nom commun de principes de constance ou de conservation : la conservation de la vitesse ou l’inertie, la conservation de la masse, la conservation de l’énergie. Ces principes ou lois sont, on le voit, du nombre des généralisations les plus vastes et les plus importantes auxquelles l’esprit humain ait atteint jusqu’à ce jour. Nous allons montrer que, dans leur genèse, la recherche de l’identité dans le temps a joué un rôle prépondérant et que cette origine influe sur la nature et la portée de ces propositions.


  1. Ernest Hæckel. Les énigmes de l’univers, trad. Camille Bos. Paris, 1902.
  2. Descartes. L’homme, éd. Cousin. Paris, 1824, p. 335.
  3. Leibniz. Opera, éd. Erdmann, p. 777.
  4. Claude Bernard. Leçons sur les phénomènes de la vie. Paris, 1879, vol. II, p. 401.
  5. Jagadis-Chunder Bose. De la généralité des phénomènes moléculaires, etc. Congrès international de Physique. Paris, 1900, vol. III, p. 584 ss.
  6. Stéphane Leuduc. Les lois de la biogenèse. Revue Scientifique. 24 fév. et 3 mars 1906.
  7. Ed. von Hartmann. Mechanismus und Vitalismus in der modernen Biologie. Arkiv fuer systematische Philosophie, IX. 1903.
  8. Ostwald. Lettre sur l’énergétique. Revue générale des sciences, 30 décembre 1895, p. 1071.
  9. H. Poincaré. Électricité et Optique. Paris, 1901, p. III et ss.
  10. O. Lodge. Les théories modernes de l’électricité. Paris, 1891.
  11. On trouvera un exposé de ces difficultés chez Stallo, l. c., notamment p. 71 ss., et chez Hannequin, l. c., p. 178-224. Cf. aussi à ce sujet Stewart et Tait. L’univers invisible, Paris, 1883, p. 194 ss, et H. Bouasse. De la nature des explications, etc. Revue de métaphysique, vol. II. 1894, pp. 312 ss. Les maîtres de la science ont d’ailleurs eux-mêmes reconnu le caractère contradictoire de ces suppositions. Cf. Maxwell, On the Dynamical Evidence, etc. Scientific Papers. Cambridge, 1890, vol. II, p. 433 ss. et On the Dynamical Theory, ib., p. 26. Hertz, Ueber die Beziehungen zwischen Licht and Elektrizitaet, Gesammelte Werke. Leipzig, 1896, vol. Ier p. 341. H. Poincaré, Électricité et Optique. Paris, 1890, vol. Ier, p. 88 ss. La science et l’hypothèse. Paris, s. d., p. 198 ss.
  12. Spir. Pensée et réalité, p. 413.
  13. Hannequin, l. c., p. 227.
  14. Ib., p. 217, 222, 223. L’élasticité des deux milieux (électrique et luminifère) accuse « une différence profonde et vraisemblablement irréductible ». C’est là une « opposition fondamentale et vraisemblablement définitive ».
  15. Ib., p. 231, 237.
  16. Lord Kelvin. Sur le mouvement d’un solide élastique, etc. Congrès international de physique de 1900, vol. II, notamment p. 21-22.
  17. Boyle. Works. Londres, 1772, vol. III, p. 5. Il est certainement regrettable, au point de vue de la clarté des nomenclatures, que les créateurs de la théorie électrique de la matière aient cru devoir employer ce terme pour désigner l’élément ultime postulé par eux. Mais on croit deviner les motifs, très probablement inconscients, qui les ont guidés. Cet élément, étant un phénomène purement électrique, n’a plus rien de proprement matériel et ne se trouve donc plus rattaché par rien à notre sensation (Cf. p. 90 et 282-283). Le nom par lequel on le désigne crée au moins un lien factice là où toute autre liaison fait manifestement défaut.
  18. Cf. Hertz. Gesammelte Werke, vol. III, p. 31.
  19. Cette condition de l’élasticité parfaite a été clairement postulée par Leibniz, Essay de Dynamique, Mathematische Schriften, éd. Gerhardt, Halle, 1860, vol. VI, p. 228 : « Or cette élasticité des corps est nécessaire à la nature pour obtenir l’exécution des grandes et belles lois que son auteur infiniment sage s’est proposé… » On trouvera chez Stallo, l. c., p. 24, tout un choix de passages de Krœnig, de Clausius, de Cl. Maxwell et de Lord Kelvin, démontrant que ces créateurs de la théorie des gaz ont également dû insister sur le même postulat.
  20. Une théorie de ce genre a été, entre autres, formulée par M. Lasswitz, Geschichte der Atomistik. Hambourg, 1890, vol. II, p. 368 ss. M. Kozlowski (Zosady, p. 188) en paraît partisan. Kroman (Unsere Naturerkenntniss, Copenhague, 1883, p. 310 ss.) et Hannequin (l. c., p. 133-134) l’ont réfutée à bon droit.
  21. Newton. Opticks, 3e éd. Londres, 1721, p. 373. « If two equal Bodies meet directly in vacuo, they will by the laws of Motion, stop where they meet and lose all their Motion and remain in rest, unless they be elastick and receive new Motion from their Spring… If it be said, that they can lose no Motion but what they communicate to other Bodies, the conséquence is, that in vacuo they can lose ne Motion, but when they meet must go on and penetrate one another Dimensions. »
  22. Leibniz. Mathematische Schriften, éd. Gerhardt, vol. VI, p. 228. « Je n’adjouteray qu’une Remarque qui est que plusieurs distinguent entre les corps durs et mols, et les durs même en élastiques ou non et bâtissent là dessus des différentes règles. Mais on peut prendre les corps naturellement pour Durs-Élastiques, sans nier pourtant que l’Élasticité doit tousjours venir d’un fluide plus subtil et pénétrant dont le mouvement est troublé par la tension ou par le changement de l’Élastique. Et, comme ce fluide doit estre composé luy-même à son tour des petits corps solides élastiques entre eux, on voit bien que cette Replication des Solides et des Fluides va à l’infini. »
  23. Cf. à ce sujet Stallo. l. c., p. 29.
  24. Cf. Alfred Fouillée. Le mouvement idéaliste, Paris, 1896, p. 113. Le mouvement positiviste. Paris, 1896, p. 136.
  25. Boltzmann. Anfrage, die Hertz’sche Mechanik betreffend, Wiedemann’s Annalen. Suppl. 1889 ; id. Die Druckkraefte inder Hydrodynamik, ib. 1900 ; id. Leçons sur la théorie des gaz, trad. Galotti, vol. I, Paris, 1902, p. 3. On sait d’ailleurs que la Mécanique de Hertz, effort remarquable par son ingéniosité, est restée jusqu’à ce jour à peu près stérile, en dépit de la grande autorité qui se rattache au nom de son auteur. — Sur la tentative de Lord Kelvin, cf. sa communication dans les comptes rendus de l’Académie des sciences, vol. CIX, p. 454. Sur une constitution gyrostatique adynamique pour l’éther.
  26. Bien entendu, les physiciens et les chimistes ont aussi quelquefois précisé, un peu à leur corps défendant, tellement cette question, à bon droit, leur apparaît ardue. Il est à peine besoin de rappeler ici les spéculations sur le tétraèdre du carbone.
  27. Newton. Opticks. Cf. la citation plus complète, plus bas p. 393.
  28. Lasswitz. Zur Rechtfertigung der kinetischen Atomistik. Vierteljahrsschrift fuer wissenschaftliche Philosophie, vol. IX, 1885, p. 151.
  29. Descartes. Principes, Paris, 1668, II, chap. LV, titre : « Qu’il n’y a rien qui joigne les parties des corps durs sinon qu’elles sont en repos en regard l’une de l’autre. »
  30. Cf. Appendice I, p. 407 ss.
  31. Huygens. Œuvres complètes, t. IX, La Haye, 1901, p. 429.
  32. Maxwell. On Action at a Distance. Scientific Papers. Cambridge, 1890, vol. II, p. 314.
  33. Cf. Appendice I, p. 411 ss.
  34. Les opinions de Lagrange ont été admirablement résumées par M. Duhem. L’évolution de la Mécanique. Paris, 1903, p. 43-45 et 71-72 .
  35. Sur l’influence de Coulomb, cf. Rosenberger, l. c., p. 371.
  36. P. Rogerius Josephus Boscovich, Philosophiæ naturalis theoria redacta ad unicam legem virium in natura existentium. Vienne, 1759. On trouvera dans l’introduction de cet ouvrage (p. 3) une liste des travaux antérieurs de Boscovich sur la même matière. — Priestley, qui fut un adhérent convaincu du dynamisme, affirme (Disquisitions relating to Matier and Spirit, Londres, 1777, p. 19) qu’une théorie analogue à celle de Boscovich aurait été formulée simultanément et indépendamment par l’astronome John Michell.
  37. Boscovich, l. c., p. 6.
  38. De Saint-Venant. Mémoire sur la question de savoir s’il existe des masses continues, etc. Paris, 1844, p. 9. — Saint-Venant a changé d’opinion plus tard et tenté d’écarter complètement la notion de force. Cf. Padé, Revue générale des sciences, 1905, p. 765.
  39. Boscovich. De viribus vivis dissertatio. Rome, 1745, p. 33.
  40. Kant était hostile à l’hypothèse des atomes (Vom Uebergange, éd. Krause, Francfort, 1888, pp. 96-97, 111-112, 164). Néanmoins, ses explications scientifiques dans les Premiers principes (trad. Andler et Chavannes, Paris, 1891), sont entièrement dynamiques, dans le sens que nous donnons à ce terme. Plus tard, dans le Vom Uebergange, il penche un peu plus vers les explications par le mouvement.
  41. Maxwell, La chaleur, trad. Mouret. Paris, 1891, p. 111-112.
  42. Spir, l. c., p. 407.
  43. Cf. plus bas p. 139.
  44. Galilée, Due massimi sistemi. Œuvres, Florence, 1842, vol. I, giorn. I, p. 40. On trouvera un excellent historique du concept de la gravitation chez M. Duhem. La théorie physique, Paris, 1906, pp. 367 ss.
  45. Képler, Opera omnia, éd. Frisch, Francfort, 1870, vol. III, p. 151. Chez Képler cette appétence était d’ailleurs, comme chez Newton, mutuelle. « Gravitas est affectio corporea mutua inter cognata corpora ad unitionem seu conjunctionem… »
  46. Descartes, éd. P. Tannery et Adam, vol. IV, p. 396. Cf. Duhem. l. c., p. 19.
  47. Sur Leibniz, cf. Appendice I, p. 405 ss.
  48. Chr. Hugenii Zullichemi Opera reliqua, Amsterdam, 1726, Dissertatio de causa gravitatis, p. 95. « Idipsum Philosophos coegit causam admirabilis illius rei in corporibus ipsis solum quærere et tribuere illam qualitati alieni internæ et inhærenti, quæ corpora ad inferiora et versus terræ centrum impelleret : aut nescio cui appetitui partium ut toti se unirent. Quod erat non causas exponere, sed ponere principia obscura et intellecta a nemine. »
  49. Newton. Opticks, 3e éd., Londres, 1721. Question XXI et surtout le 2e avertissement à cette question. Cf. Appendice I, p. 411 ss.
  50. D’Alembert. Traité de dynamique, 2e éd. Paris, 1758, p. 16.
  51. Rosenberger. Die moderne Entwicklung der elektrischen Prinzipien. Leipzig, 1898, p. 43.
  52. Stallo, l. c., p. 36 ss.
  53. Will. Thomson. Papers on Electrostatics, Londres, 1872, p. 318.
  54. Cf. sur Gauss Larmor. Æther and Matter, Cambridge, 1900, p. 72, et Rosenberger. Die moderne Entwicklung,  etc., p. 70-71.
  55. Cf. Maxwell. Scientific Papers. Cambridge, 1890, vol. II, p. 155 ss, 311.
  56. Cf. ib., vol. II, p. 341.
  57. Hertz, Gesammelte Werke, vol. III, Introduction de Helmholtz, p. xviii.
  58. J. J. Thomson. Electricity and Matter. New-York, 1904, p. 7.
  59. Les travaux antérieurs à Le Sage sont énumérés dans la préface de Prévost au Traité de Physique de ce dernier, Paris, 1818, pp. 24 à 33. On trouvera quelques détails sur les travaux postérieurs chez Maxwell. Encyclopœdia Britannica, article Attraction, p. 74 et chez Stallo, l. c., p. 36 ss. Sur la tentative d’Euler, cf. Opuscula, Berlin, 1745, p. 287.
  60. Le Sage a exposé les grands traits de sa théorie dans Lucrèce Newtonien. Mém. de l’Ac. de Berlin, 1792. Le Traité de Physique. Paris, 1818, rédigé par Prévost d’après des notes de Le Sage, contient un exposé plus détaillé.
  61. Maxwell. Encyclopœdia britannica, article Atom, p. 47.
  62. id., ib., article Attraction, p. 65.
  63. La première de ces indications se trouve dans les Œuvres, Paris, 1880, vol. IV, p. 327 ; la seconde ib., vol. VI, p. 471.
  64. Cf. plus bas p. 159 ss.
  65. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, éd. Frauenstaedt, vol. I, p. 45 ss, 154.
  66. Ed. v. Hartmann. Das Grundproblem der Erkenntnisstheorie. Leipzig, s. d., p. 16, 18, 20.
  67. Comte. Politique positive, vol. I, p. 501.
  68. Cf. Stallo, l. c., p. 36.
  69. Cf. par exemple Spencer, First Principles, vol. I, p. 54, 231, 248, 251-254.
  70. Stallo, ibid.
  71. Lotze, Grundzuege der Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig, 1889, p. 27-28. Il est à remarquer que Lotze estime ces raisons suffisantes pour déclarer que l’image d’une émanation en surfaces sphériques doit être abandonnée : « On ne doit parler que d’un rapport linéaire entre deux éléments. » — Képler, en examinant de quelle manière l’action du soleil sur les planètes doit se modifier avec la distance, arrive à la conclusion que ce serait en proportion inverse de la distance (Opera omnia, éd. Frisch. Francfort, 1870, vol. VI, p. 349), preuve que l’image de l’émanation sphérique ne s’imposait point à son esprit.
  72. « Ihr Seyn ist ihr Wirken. Kein anderes Seyn ist auch nur zu denken moeglich », Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, éd. Frauenstaedt, Leipzig, 1877, vol. I, p. 10.
  73. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, traduction Andler et Chavannes, Paris, 1891, p. 46-47.
  74. On peut voir, par la suite du passage de M. J.-J. Thomson que nous avons cité plus haut (p. 68), qu’il sent très nettement que là se trouve la véritable source de la difficulté, et il semble que Faraday en ait eu également le sentiment.
  75. « Et, comme plusieurs philosophes ont jugé que, même dans l’ordre de la Nature, un corps peut opérer immédiatement en distance sur plusieurs corps éloignés tout à la fois, ils croient, à plus forte raison, que rien ne peut empêcher la puissance divine de faire qu’un corps soit présent à plusieurs corps ensemble ; n’y ayant pas grand trajet de l’opération immédiate à la présence et peut-être l’une dépendant de l’autre ». Leibniz, Théodicée, § 19, éd. Erdmann, p. 485.
  76. De Prémontval. Vues philosophiques. Berlin. 1761, p. 212-237.
  77. Maurice Boucher. Essai sur l’hyperespace. Paris, 1903. p. 158 et suivantes.
  78. I. C. F. Zoellner. Principien einer elektrodynamischen Theorie der Materie. Leipzig, 1876, p. LXXII ss.
  79. Lotze, l. c., p. 26.
  80. Hertz. Ueber die Beziehungen zwischen Licht und Eleklrizitæt, Gesammite Werke, vol. Ier, p. 353.
  81. W. Wien. Ueber die Moeglichkeit einer elektromagnetischen Begruendung der Mechanik, Wiedemann’s Annalen. 1901, p. 501 ss.
  82. Lange. Geschichte des Materialismus, 4e éd. Iserlohn, 1882, p. 511.
  83. Mabilleau. Histoire de la philosophie atomistique. Paris, 1896, p. 14.
  84. Mabilleau. Ib., p. 20-23.
  85. Ib., p. 29. Nous avons, dans le texte, suivi, en ce qui concerne l’atomisme hindou, les indications de M. Mabilleau. Mais il semble que des travaux plus récents que ceux que l’auteur de l’Histoire de la phil. at. avait à sa disposition soient de nature à modifier ces données. La philologie hindoue contemporaine paraît de moins en moins portée à reculer l’âge des sources ; elle constate que nous savons peu de chose de l’Inde avant l’époque d’Alexandre. Cependant le plus ancien document que nous ayons sur les Jaïnas et qui date d’Asoka, vers 230 av. J.-C. nous les montre déjà, constituant un ordre important (Guérinot. Essai de bibliographie Jaïna. Paris, 1905, p. XXVIII), et l’on suppose que les indications fondamentales de la doctrine datent du fondateur Mahavira, qui aurait vécu au début du vie siècle avant notre ère (Ib., p. V). — Que si l’on considère au contraire l’atomisme hindou comme postérieur en date à celui des Grecs, les rapports entre l’un et l’autre se trouveront simplement renversés et les conclusions, soit que l’on suppose une parfaite indépendance des deux doctrines, soit que l’on admette une filiation entre elles, resteront celles que nous développons page 79. — Constatons aussi que, d’après certains textes (cf. notamment H. Jacobi. Eine Jaina-Dogmatik, Zeitschrift der deutschen morgenlaendischen Gesellschaft, Bd. 60, Heft 2, Leipzig, 1906, p. 515 ss. ; Warren, Les idées philosophiques et religieuses des Jaïnas. Annales du Musée Guimet, X, 1887, p. 361), il semble au moins douteux que les Jaïnas aient conçu des atomes dénués de qualités.
  86. Mabilleau, l. c., p. 63 à 136, passim.
  87. Ib., p. 149.
  88. Mabilleau, Ib., p. 214.
  89. Mullach. Fragmenta philosophorum græcorum, Paris, 1860, p. 357 ss.
  90. Mabilleau, l. c., p. 194-200.
  91. Cf. Lasswitz, Geschichte der Atomistik. Hambourg et Leipzig, 1890, p. 214-218.
  92. Ib., p. 214.
  93. J. Philippe. Lucrèce dans la théologie chrétienne. Paris, 1895, p. 9, 11, 13.
  94. Ib., p. 42 ss.
  95. Cf. Picavet. Esquisse d’une histoire des philosophies médiévales, 2e éd., Paris, 1907, p. 37, 163.
  96. Moïse ben Maïmoun. Le guide des égarés, trad. Munk. Paris, 1856-66, vol. I, p. 377.
  97. Cf. Lasswitz, l. c., p. 237 ss.
  98. Non seulement les philosophes et les historiens de l’atomisme, tels que Lange, MM. Lasswitz et Mabilleau, mais encore beaucoup de physiciens ont la claire notion de cette continuité. Cf. par exemple Larmor, Ether and Matter. Cambridge, 1900, p. 25.
  99. L’opinion que nous exprimons dans le texte a trouvé des contradicteurs. Comte déjà avait pris la défense des siècles du moyen âge « temps mémorables, injustement qualifiés de ténébreux par une critique métaphysique dont le protestantisme fut le premier organe » (Cours, V, p. 317, cf. VI, p. 81). Mais les opinions de Comte, ici comme ailleurs, s’expliquent par ce fait qu’il subordonnait l’intérêt proprement scientifique à des intérêts étrangers à ce domaine. M. Duhem, dans des ouvrages dont l’importance au point de vue de l’histoire et de la philosophie des sciences ne saurait être estimée trop haut, cherche à démontrer que notre science se rattache, par une filiation directe, à celle du moyen âge et que les « soi-disant renaissances » n’ont été que « des réactions fréquemment injustes et stériles ». Nous croyons que tout ce que l’on peut démontrer ainsi c’est que (comme on pouvait d’ailleurs s’y attendre) les longs siècles du moyen âge n’ont pas été entièrement improductifs et que la rupture à la Renaissance n’a pas été complète. Il n’en reste pas moins que l’acquis de ces dix siècles, comparativement à celui de la période de l’activité réelle de l’esprit hellénique, est infime et que cet avancement si lent a subi une merveilleuse accélération à la Renaissance, au point que la sciences moderne apparaît, selon la juste parole de M. Milhaud (Études sur la pensée scientifique chez les Grecs et chez les modernes. Paris, 1906, p. 2) comme « la suite naturelle, par delà des siècles de repos, de la science grecque elle-même ». La Renaissance demeure assurément le fait le plus considérable de l’histoire des sciences tout entière.
  100. Stallo, l. c., p. 114.
  101. Ib., p. 60.
  102. Cf. p. 75, note 2.
  103. H. Poincaré. Leçons sur la théorie mathématique de la lumière. Paris, 1889, p. III.
  104. A. Étard. Les nouvelles théories chimiques, 3e éd. Paris, s. d., p. 8, 30, 35, 44.
  105. E. Rutherford. Radio-Activity, 2e éd. Cambridge, 1905, p. 1.
  106. Larmor. Ether and Matter, Cambridge, 1900, p. 25. La marche de la science depuis que M. Larmor a formulé cette opinion tend à la confirmer. À l’heure actuelle, la structure atomique de l’électricité apparaît certainement à la plupart des physiciens comme la base assurée de tout l’édifice théorique de cette partie de la science. Cf. J.-J. Thomson, Electricity and Matter. Cambridge, 1905, p. 41 ss., et Mme Curie, Revue scientifique, 17 nov. 1906, p. 609.
  107. Larmor, l. c., p. 71.
  108. Bulletin de la Société française de philosophie, 6e année, 1906, p. 85.
  109. Lucien Poincaré. Revue annuelle de physique, Revue générale des sciences, vol. IX, 1898, p. 429.
  110. Ostwald. La déroute de l’atomisme contemporain, Revue générale des sciences, 1895, p. 953 ss.
  111. Cournot. Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans la science et dans l’histoire. Paris, 1861, p. 245.
  112. Leibniz, éd. Erdmann, p. 798 « Quand j’étais jeune garçon, je donnai aussi dans le Vuide et dans les Atomes : mais la raison me ramena. L’imagination était riante. On borne là ses recherches : on fixe [sa] méditation comme avec un clou ; on croit avoir trouvé les premiers éléments, un non plus ultra. Nous voudrions que la Nature n’allât pas plus loin, qu’elle fût finie, comme notre esprit… »
  113. Christiani Hugenii Opera reliqua. Amsterdam, 1728, p. 2. « … in verâ philosophiâ in quâ omnium effectuum naturalium causæ concipiuntur per rationes mechanicas : id quod meo judicio fieri debet nisi velimus omnem spem abjicere aliquid in physica intelligendi. »
  114. E. Du Bois-Reymond. Reden. Leipzig, 1886-87, p. 105-106.
  115. W. Thomson. Notes of Lectures on Molecular Dynamics, etc. Baltimore, 1884, p. 132.
  116. W. Thomson, Conférences scientifiques et allocutions, trad. Lugal et Brillouin. Paris, 1894, p. 299.
  117. Maxwell, Scientific Papers. Cambridge, 1890, vol. II, p. 418. Cf. id. La chaleur, trad. Mouret, Paris, 1891, p. 386 : « Quand nous avons acquis la notion de la matière en mouvement, et que nous savons ce que l’on entend par l’énergie de ce mouvement, nous sommes incapables d’aller plus loin et de concevoir qu’une addition quelconque possible à nos connaissances puisse expliquer l’énergie du mouvement ou nous en donner une connaissance plus complète que celle que nous avons déjà. »
  118. Aristote. De la production et de la destruction. l. I, chap. II, § 5. Le contexte ferait presque croire que cette image a été empruntée à un atomiste, bien que, nous le verrons plus tard, elle soit aussi d’accord avec les théories péripatéticiennes. Elle se retrouve d’ailleurs chez Lucrèce. l. II, v. 668 ss.
  119. Rosenberger, Geschichte, vol. I, p. 11-12.
  120. Hannequin a été vivement frappé par le problème que soulève celle différence et a tenté de le résoudre (l. c., p. 92), à notre avis vainement. Il semble avoir eu le sentiment très net que mécanisme et principes de conservation se rattachent au même ordre d’idées ; mais, par suite de l’idée préconçue selon laquelle le discontinu serait introduit dans la physique par les mathématiques, il a déduit l’atomisme du concept du mouvement rectiligne et uniforme, c’est-à-dire du principe d’inertie (l. c., p. 74 ss). C’est évidemment une anomalie au point de vue historique, car l’atomisme moderne se trouve dès lors séparé de celui des Grecs, des Hindous, des Juifs et des Arabes. C’est Spir, croyons-nous, qui, le premier, a déduit, un peu confusément il est vrai, l’atomisme du principe de l’identité dans le temps (l. c., p. 424-425). La première édition de Denken und Wirklichkeit a paru en 1873. Hannequin semble avoir ignoré cette déduction ; l’Essai critique a paru en 1895, un an avant la traduction française de l’œuvre de Spir. — Il est extrêmement curieux de constater qu’Auguste Comte, avec la pénétration dont il fait preuve si souvent quand ses préoccupations sociales ne sont pas en jeu, a rapproché le rôle de l’hypothèse corpusculaire dans la physique, de celui du principe d’inertie en mécanique. (Politique positive, vol. I, p. 520, 555.)
  121. À l’appui de cette manière de voir, on peut remarquer que l’indivisible ne paraît en mathématique, même d’une manière passagère, qu’à propos de considérations relatives au mouvement, c’est-à-dire au temps. C’est parce que le mouvement supposé n’a rien de réel, parce qu’on en élimine l’image dès que la courbe est engendrée, que celle-ci, redevenant, comme dans la géométrie synthétique, un concept formé en dehors du temps, devient du même coup continue. Il semble que Hannequin ait, à un moment donné, entrevu quelque chose de ce rapport (l. c., p. 72).
  122. Les chimistes surtout sont très enclins à cette illusion. Cf. par exemple Schutzenberger, Traité de chimie générale, p. VII.
  123. Cf. plus haut p. 74. — Hirn, Conséquences philosophiques et métaphysiques de la Thermodynamique. Paris, 1868, p. 209 : « L’existence de l’atome matériel fini et indivisible est aujourd’hui un fait aussi bien démontré qu’aucun de ceux que l’homme de science accepte pour ainsi dire comme des axiomes. »
  124. Une tentative très remarquable dans cet ordre d’idées est celle de M. Kozlowski, Psychologiczne zrodla, etc. Varsovie, 1899, p. 51, 68, Szkice filozoficzne. Varsovie, 1900, p. 86, Zasady przyrodoznawstwa. Varsovie, 1903, p. 95, 245, 264 ss., 287.
  125. Cf. plus bas. p. 217 ss.
  126. J.-J. Thomson, Electricity and Matter. New-York, 1904, p. 74 ss.
  127. Sir Oliver Lodge, Sur les électrons, trad. Nugues et Péridier. Paris, 1906, p. 159.
  128. Ib., p. 90, 95.
  129. J.-J. Thomson, loc. cit., p. 114 ss.
  130. Ib., p. 87.
  131. Cf. plus loin p. 163 ss.
  132. Lodge, loc. cit., p. 14.
  133. Lodge, loc. cit., p. 10.
  134. Cf. plus bas p. 342.
  135. Poincaré, La science et l’hypothèse. Paris, s. d., p. 127.
  136. Kirchhoff, Vorlesungen ueber mathematische Physik, 3e éd. Leipzig, 1883-1891, vol. I, préface.