Identité et réalité/Chapitre III

Félix Alcan (p. 95-135).

CHAPITRE III

LE PRINCIPE D’INERTIE

On, a affirmé quelquefois que ce principe fut connu dans l’antiquité[1]. Il est certain qu’en suivant l’exposé d’un système atomique grec, comme celui de Démocrite, à travers les réfutations d’Aristote, ou celui d’Épicure dans le De natura rerum, un lecteur moderne est presque invinciblement conduit à supposer que ces philosophes postulaient implicitement l’inertie. Nous ne croyons cependant pas que tel fût le cas. Nulle part, ni chez un philosophe atomiste, ni même chez aucun écrivain ancien, n’apparaît une allusion indiquant que l’on croyait au mouvement indéfini en ligne droite, en vertu d’une impulsion reçue et sans l’action continuelle d’une force. Il est probable qu’un atomiste ancien, interrogé sur la question de savoir d’où vient le mouvement continuel des particules, aurait répondu qu’elles tombent ou se meuvent en vertu d’une force qui leur est inhérente ; cela se voit nettement chez Lucrèce, et Démocrite semble avoir été du même avis[2] : tout au plus aurait-il cité l’exemple de quelque mouvement persistant connu, comme celui de la toupie ou de la corde qui vibre[3], plutôt que le mouvement du corps jeté qui lui apparaissait sans doute comme un mouvement vers un but, donc forcément limité. S’il en avait été autrement, Aristote, en exposant sa théorie du mouvement circulaire naturel des corps célestes, aurait été contraint d’y faire allusion ; on sait assez qu’il se donne toujours beaucoup de peine pour réfuter les opinions des atomistes. Or, son exposé semble au contraire prouver qu’il n’avait à combattre sur ce point aucune opinion adverse[4]. On pourrait objecter que cet argument n’est pas absolument probant en ce qui concerne les corps terrestres : chez Aristote, en effet, le mouvement des uns et des autres est très différent, et il eût pu à la rigueur (bien que ce soit peu probable) en être de même chez les atomistes. Mais un autre passage de la Physique nous semble décisif à cet égard. Aristote se sert de l’impossibilité du mouvement continu en ligne droite pour une preuve par l’absurde ; cette impossibilité lui semble manifeste au point qu’il ne suppose même pas qu’on puisse différer d’avis sur ce point[5]. Il se serait certes exprimé tout autrement si le principe d’inertie avait été affirmé, même implicitement, surtout s’il avait été formulé par Démocrite.

Dans le même ordre d’idées, un passage de Pappus, mathématicien du iiie siècle après Jésus-Christ, prouve à quel point la conception d’une persistance indéfinie du mouvement rectiligne était étrangère aux anciens. Pappus suppose un mobile d’un poids donné, posé sur un plan horizontal, et qui, pour être mû, a besoin d’une force (δύναμις) donnée ; il demande qu’on calcule la force nécessaire pour mouvoir le poids si le plan est incliné sous un angle donné[6]. Ce passage n’admet, semble-t-il, qu’une seule interprétation : Pappus ignorait que la force nécessaire pour déplacer un mobile sur un plan horizontal n’a aucun rapport avec celle qu’exige le déplacement du même mobile sur un plan incliné. Il croyait que si un mobile sur un plan horizontal est lancé avec une certaine vitesse, celle-ci diminuera d’elle-même avec le temps. Cette opinion est évidemment très conforme aux données de l’expérience immédiate : dans la nature on voit, en effet, le mouvement rectiligne se prolonger quelque temps en se ralentissant, pour cesser rapidement.

On a aussi voulu voir l’affirmation de l’inertie dans un passage des Moralia de Plutarque. Ce dernier y expose que « ce qui aide la lune à ne pas tomber (sur la terre), c’est sa marche même et la rapidité de sa révolution », et il ajoute : « Chaque corps, en effet, suit son impulsion naturelle à moins d’en être détourné par un autre… Voilà pourquoi la lune ne cède pas à l’entraînement de sa pesanteur, parce que cette pesanteur même est neutralisée par la rapidité de sa révolution[7]. » Il est certain que, pour un lecteur moderne, ces phrases semblent impliquer que l’auteur supposait une composition entre un mouvement rectiligne imprimé à la lune et l’attraction exercée par la terre. En réalité, l’idée que la lune pût suivre à la fois ces deux mouvements lui était certainement étrangère. Ce qu’il a voulu dire, c’est que le mouvement naturellement circulaire de la lune, étant plus fort que l’attraction de la terre, empêchait cette attraction de se manifester. En effet, pour illustrer son explication, il ajoute : « … Ainsi les projectiles placés sur une fronde se trouvent retenus par le mouvement circulaire qui leur est imprimé » : c’est bien le mouvement circulaire lui-même, et non pas un mouvement rectiligne composé ensuite qui manifeste son influence.

Au sujet de la persistance du mouvement rectiligne, l’antiquité paraît avoir été partagée entre deux conceptions. L’une est celle d’Aristote, qui suppose qu’un corps ne peut être mû que par un autre qui le touche continuellement, comme s’il était par exemple « porté sur un char ». Dans les conditions ordinaires, ce phénomène se trouve voilé à nos yeux, parce que, en lançant un corps, nous imprimons en même temps un certain mouvement à l’air et que ce dernier continue à agir ensuite sur le corps lancé : c’est la « réaction environnante ». Mais, dans le vide, le phénomène ne se produirait pas[8].

L’autre théorie se rattache au nom d’Hipparque ; nous la connaissons principalement par un passage du commentaire de Simplicius sur le Traité du ciel d’Aristote[9]. Le corps lancé reçoit une impulsion qui demeure en lui alors que le corps qui lui a imprimé le mouvement a cessé de le toucher. Le mouvement est rectiligne, mais non uniforme ; il diminue de lui-même à mesure que le temps avance, pour s’éteindre finalement. Nous dirions, en langage moderne, qu’une fois le corps lancé, une sorte d’accélération négative intervient pour l’arrêter ; mais ce serait inexactement traduire la pensée des anciens : ils étaient fort éloignés de supposer que la vitesse pût se maintenir d’elle-même, et ce qui maintenait ce mouvement rectiligne et décroissant leur apparaissait sous les espèces d’une force, δύναμις ; l’expression est la même que chez Pappus, qui paraît également avoir été guidé par une théorie de ce genre. Elle se retrouve aussi chez Themistius[10], autre commentateur d’Aristote, qui compare cette impulsion à la chaleur qu’on communique à un corps, ce qui est particulièrement important en ce sens que le concept du mouvement se rapproche ainsi de celui d’un état. Mais cet état était certainement conçu, ainsi qu’on le voit par le contexte, comme cessant de lui-même, de même que le corps chauffé revient peu à peu à sa température primitive. — Themistius ajoutait à δύναμις le qualificatif ἐνδοθεῖσα et c’est là, semble-t-il, l’origine de l’expression vis impressa qui a joué un rôle considérable dans la genèse du principe d’inertie ; nous verrons que la signification de ce terme chez les précurseurs de Galilée correspond en effet entièrement à la conception d’Hipparque.

On trouve, en outre, chez les auteurs anciens, des considérations qui, pour nous, se rattachent étroitement au principe d’inertie et qui, en effet, nous le verrons, ont joué un certain rôle dans sa genèse, mais dont ces auteurs ne tiraient certainement aucune des conséquences qu’elles nous semblent entraîner. Ces considérations sont de deux ordres. En premier lieu, les physiciens anciens connaissent bien la persistance du mouvement circulaire et l’on remarque quelquefois, dans les explications concernant ce mouvement, des expressions qui semblent se rapprocher de celles dont nous usons à propos du mouvement inertial. Ainsi, dans les Quaestiones mechanicae attribuées à Aristote, il est dit : « Quelques-uns affirment que la ligne circulaire est continuellement en mouvement comme ce qui persiste parce qu’il offre de la résistance[11]. »

Les considérations du second ordre ont trait à la conception que nous désignons actuellement comme celle de la relativité du mouvement. Sextus Empiricus se représente un bateau se déplaçant avec une certaine vitesse, alors qu’un homme, tenant une poutre, se meut sur ce bateau avec la même vitesse, mais en sens inverse[12]. Comme résultat de ce double déplacement, il se trouve que la poutre, par rapport à L’eau et à l’air, ne s’est pas déplacée du tout (Sextus dit textuellement : « reste dans la même ligne perpendiculaire de l’air et de l’eau)[13] ». Comme, d’ailleurs, les mouvements dont il est parlé sont évidemment conçus comme rectilignes et uniformes, on serait porté à conclure que Sextus les a considérés pour cette raison comme relatifs, ce qui est l’essence même du principe d’inertie. Mais, en réalité, cette idée lui est demeurée certainement étrangère. Rien n’indique qu’il ait entendu établir une différence entre le déplacement rectiligne et les autres modes de mouvement ; au contraire, cet exposé est suivi chez lui de passages où, à l’aide de considérations d’un ordre très différent, il s’applique à démontrer la nature contradictoire du concept du mouvement de rotation. En effet, le célèbre sceptique cherche à ruiner le concept du déplacement en général, et les considérations sur le navire lui servent uniquement à démontrer cette conclusion qu’une chose « peut se mouvoir en se déplaçant, alors que ni la chose en totalité ni ses parties ne quittent l’endroit où elles se trouvent[14]. »

Ces divers courants de la pensée antique qui, pour nous, tendent distinctement vers le même but, se retrouvent à peu près tous dans la première moitié du xve siècle, chez Nicolas de Cusa. Le docte cardinal qui fut, comme on sait, un des précurseurs de Copernic, en cherchant à démontrer que la terre peut se mouvoir sans que nous nous en apercevions, se sert également de l’exemple du navire qui, tout en progressant rapidement, peut nous paraître immobile si nous ne voyons pas les rives[15].

Mais, précisément chez Cusa, on voit que cette conception de la relativité du mouvement, bien que le principe d’inertie nous semble en découler, n’a pas suffi pour faire naître cette notion. Il y a, en effet, ceci de curieux que Cusa a affirmé le mouvement indéfini en ligne droite, mais dans un cas particulier et en se fondant sur des considérations toutes différentes. Son exposé mérite d’être examiné de plus près, il semble qu’il ait exercé une influence considérable sur la marche de la science et notamment sur la genèse du concept d’inertie chez Galilée[16].

Cusa, en expliquant une sorte de jeu où il s’agissait apparemment de lancer une boule sur un plan, expose que si la boule était absolument ronde et le plancher parfaitement lisse, la première ne toucherait le second qu’en un point (Cusa dit : in atomo). Or, la boule, lancée sur le plan, roule, c’est-à-dire tourne. Ce mouvement tournant, s’il était naturel, durerait éternellement comme dure celui de la « sphère ultime » du ciel « sans violence ni fatigue ». (C’est là, en effet, la doctrine du mouvement circulaire naturel d’Aristote.) Car — et c’est dans cette assimilation que consiste proprement la hardiesse de la théorie de Cusa — le mouvement de la sphère céleste et celui de la boule parfaite lancée de main d’homme sur un plan absolument lisse sont strictement comparables. « Cette sphère est mue par Dieu le créateur ou l’esprit de Dieu, comme la boule est mue par toi. » En effet, la perpétuité de la rotation résulte uniquement de la perfection de la rotondité, « la forme de la rotondité est très apte à la perpétuité du mouvement. » Ce qui est plus rond se meut avec plus de facilité. « C’est pourquoi, si la rondeur était au maximum, telle qu’elle ne pourrait être plus grande, elle se mouvrait comme par elle-même et serait à la fois moteur et mobile. » D’ailleurs, ce qui se meut ne saurait cesser de se mouvoir que s’il se comporte à un moment donné autrement qu’au moment précédent. « Par conséquent, la sphère sur une surface plane et égale, comme elle se comporte toujours de même, une fois mise en mouvement, se mouvra perpétuellement[17]. »

Nous avons, tout en conservant aussi fidèlement que possible les expressions de Cusa, interverti quelque peu l’ordre des phrases ; mais la marche de la déduction est bien telle que nous l’avons indiquée. Il y a évidemment, dans cet exposé, des idées qui approchent de notre concept de l’inertie, par exemple dans la phrase où il est question de la cessation du mouvement ; dans une autre phrase, que nous avons omise, Cusa dit que la boule se meut par l’impulsion qui dure en elle (impetum ipsum faciendo : quo durante movetur). Mais cela n’a trait qu’à la rotation et c’est, en fin de compte, uniquement par la persistance du mouvement de rotation et non pas, comme nous, par celle du mouvement de translation, que Cusa arrive à concevoir le mouvement perpétuel d’une boule sur un plan.

L’idée de la relativité du mouvement était évidemment indispensable à la théorie copernicienne du mouvement de la terre. Cependant, nous voyons que Copernic lui-même était très éloigné de supposer un principe général d’inertie. Il attribue en effet aux corps célestes, tout comme Aristote, un mouvement naturellement circulaire, en indiquant nettement que ce mouvement ne saurait donner lieu à l’apparition d’une force centrifuge[18]. Tel était encore l’avis de Telesio[19]. Képler, au contraire, croyait que les mouvements des planètes étaient dus à un effluve du soleil et que chacune d’elles s’arrêterait immédiatement à un point quelconque de sa trajectoire si le soleil cessait d’agir[20], ce qui était, si possible, plus éloigné encore de la conception de l’inertie que le mouvement circulaire naturel d’Aristote et de Copernic.

Au xviie siècle encore nous voyons Carpentarius qui, cependant, à bien des égards, s’était affranchi de l’influence de la philosophie scolastique, se servir contre Aristote, pour établir la pesanteur de l’air, d’une démonstration où il est dit que l’air poussé en haut ne se mouvrait vers « aucun centre » ; le mouvement serait donc infini, ce que, bien entendu, l’auteur considère comme absurde[21].

Cependant au xvie siècle Cardan avait repris, avec plus de netteté encore que Cusa, les idées d’Hipparque. Réfutant la théorie d’Aristote sur le mouvement d’impulsion il dit : « Et quand on suppose que tout ce qui est mouvé, est mouvé de quelque chose, c’est très vrai : mais ce qui mouve, c’est une impétuosité acquise, ainsi que la chaleur en l’eau[22]. »

C’est, on le voit, l’exemple dont s’est servi Themistius. Cependant, Cardan n’eut pas la hardiesse de s’affranchir complètement des idées péripatéticiennes ; il suppose qu’un projectile, en quittant l’appareil qui le lance, continue pendant quelque temps à accroître sa vitesse, et ce à cause de la réaction de l’air, tout comme chez Aristote.

Le concept de la vis impressa fut complètement développé, dans le sens d’Hipparque, par Benedetti, vers la fin du xvi. Benedetti eut en outre le mérite de tenter une explication de la trajectoire d’un corps lancé, par la décomposition du mouvement. Benedetti explique qu’un corps lancé d’une fronde a la tendance à suivre une ligne droite, tangente au cercle décrit par la fronde, mais que la gravité venant à agir sur lui, la composition des deux mouvements crée une trajectoire courbe[23]. C’était une grave innovation. La composition d’un mouvement courbe à l’aide de deux mouvements en ligne droite était, il est vrai, connue depuis l’antiquité. On trouve une déduction de ce genre chez Aristote ; un mouvement en cercle est la résultante de deux mouvements en ligne droite, dont l’un constant et l’autre variable, continuellement décroissant[24]. Nous verrons tout à l’heure que cette déduction devait particulièrement convenir à Benedetti. Mais par où ce dernier s’écarte complètement du péripatétisme, c’est qu’il suppose qu’un mouvement violent, celui qu’on imprime au corps en le lançant, peut se composer d’une manière continue avec un mouvement naturel, celui du corps qui tombe. Tartaglia encore avait expressément nié la possibilité d’une telle composition, et cette conviction était tellement répandue qu’en 1561 Santbeck osa affirmer, contrairement à l’évidence la plus manifeste, que la trajectoire d’une balle se composait de deux lignes droites, la première période se prolongeant tant que prévalait le mouvement violent et la seconde commençant dès que prévalait le mouvement naturel[25].

Bien entendu, Benedetti suppose que l’impulsion communiquée au corps décroît continuellement avec le temps[26], et c’est justement à propos de cette décomposition du mouvement des corps lancés qu’on voit à quel point cette conception était pour ainsi dire forcée. En effet Benedetti, tout comme ses prédécesseurs, n’a aucune idée d’une force dont les effets s’accumulent, ainsi que nous l’admettons pour la gravitation. L’effet de celle-ci devait lui paraître simplement constant, et dès lors, afin d’expliquer comment elle arrivait à prévaloir avec le temps, il fallait recourir à une réduction de l’autre composante.

Benedetti paraît avoir été l’inspirateur le plus direct de Galilée. Dans les Sermones[27], ce dernier met en avant une théorie qui est fondée, tout comme chez Benedetti, sur la diminution de la vis impressa ; cependant, à l’époque à laquelle appartient la partie la plus ancienne de ce traité (1590), Galilée avait déjà découvert la loi des espaces de la chute. C’est vers 1610 que Galilée semble avoir eu l’idée de composer la trajectoire à l’aide du mouvement horizontal et de celui de la chute[28]. Mais la diminution de la vis impressa se retrouve encore dans le Dialogue sur les deux sciences (1638) comme l’opinion d’un des interlocuteurs, sans que l’autre la réfute. Il est vrai que la même œuvre contient aussi une affirmation de l’inertie en toute direction ; mais, comme M. Wohlwill l’a justement fait ressortir, loin d’être proclamée comme principe universel, elle occupe pour ainsi dire « un coin » du traité[29]. Galilée, d’ailleurs, n’a jamais cessé de considérer le mouvement circulaire des corps célestes comme « naturel », à la manière des anciens et de Copernic. En ce qui concerne la genèse du concept d’inertie chez Galilée, il est particulièrement important de constater qu’il a commencé par affirmer la perpétuité du mouvement en direction horizontale, et qu’il s’est constamment servi avec prédilection de cette forme particulière du principe[30]. Il l’a démontré par l’exemple de la boule roulant sur un plan[31], et il semble au moins probable que cette déduction se rattache étroitement aux conceptions de Cusa que nous avons exposées plus haut.

Il se peut que Descartes ait trouvé le principe d’inertie indépendamment de Galilée ; toutefois, à l’époque même où il le formule pour la première fois (vers 1620), diverses œuvres de Galilée qui contenaient, au moins implicitement, le principe en question étaient déjà publiées, d’autres étaient certainement répandues par diverses communications, et il est plus probable que Descartes, avec sa puissante logique, n’a fait qu’étendre les propositions qu’il trouvait chez son devancier. On sait d’ailleurs que Descartes ne mentionnait pas souvent ses prédécesseurs, même quand les emprunts qu’il leur faisait étaient manifestes — habitude tout à fait générale à cette époque[32]. En tout cas, on ne saurait dénier à Descartes le mérite d’avoir formulé le premier une théorie complète et logique de la conservation de la vitesse en ligne droite, et d’avoir proclamé l’importance primordiale de ce principe pour la théorie du mouvement en général[33].

On énonce généralement le principe d’inertie par une formule en quelque sorte bipartite, la première partie s’appliquant au corps en repos et la seconde au corps en mouvement. On trouve une formule de ce genre chez Descartes[34]. Nous citerons ici la formule donnée par d’Alembert et qui reparaît le plus souvent, avec peu de variantes, chez les auteurs postérieurs. 1re loi : « Un corps en repos y persistera à moins qu’une cause étrangère ne l’en tire. » 2e loi : « Un corps mis en mouvement, par une cause quelconque, doit y persister toujours uniformément et en ligne droite, tant qu’une nouvelle cause différente de celle qui l’a mis en mouvement, n’agira pas sur lui ; c’est-à-dire qu’à moins qu’une cause étrangère et différente de la cause motrice n’agisse sur ce corps, il se mouvra perpétuellement en ligne droite et parcourra en temps égaux des espaces égaux[35]. »

D’Alembert fait suivre l’énoncé de cette double loi d’une démonstration très curieuse. Après avoir formulé la première partie, il poursuit : « Car un corps ne peut se déterminer de lui-même au mouvement, puisqu’il n’y a pas de raison pour qu’il se meuve d’un côté plutôt que d’un autre. Corollaire. De là il s’ensuit que si un corps reçoit un mouvement pour quelque cause que ce puisse être, il ne pourra lui-même accélérer ni retarder ce mouvement. »

La deuxième partie est démontrée en ces termes : « Car, ou l’action indivisible et instantanée de la cause motrice au commencement du mouvement suffit à faire parcourir au corps un certain espace, ou le corps a besoin, pour se mouvoir, de l’action continuée de la cause motrice.

« Dans le premier cas il est visible que l’espace parcouru ne peut-être qu’une ligne droite décrite uniformément par le corps mû. Car (hypothèse) passé le premier instant, l’action de la cause motrice n’existe plus, et le mouvement néanmoins existe encore : il sera donc nécessairement uniforme puisque (corollaire) il ne peut accélérer ni retarder son mouvement de lui-même. De plus, il n’y a pas de raison pour que le corps s’écarte à droite plutôt qu’à gauche. Donc, dans ce premier cas, où l’on suppose qu’il soit capable de se mouvoir de lui-même pendant un certain temps, indépendamment de la cause motrice, il se mouvra de lui-même pendant ce temps, uniformément et en ligne droite.

« Or, un corps qui peut se mouvoir de lui-même uniformément et en ligne droite, pendant un certain temps, doit continuer perpétuellement à se mouvoir de la même manière, si rien ne l’en empêche. Car supposons le corps partant de A et capable de parcourir de lui-même la ligne AB ; soient pris sur la ligne deux points quelconques, C, D, entre A et B. Le corps étant en D, est précisément dans le même état que lorsqu’il était en C, si ce n’est qu’il se trouve dans un autre lieu. Donc, il doit arriver à ce corps la même chose que quand il est en C. Or, étant en C, il peut (hypothèse) se mouvoir lui-même uniformément jusqu’en B. Donc, étant en D, il pourra se mouvoir de lui-même uniformément jusqu’au point C, tel que DC = CB, et ainsi de suite.

« Donc, si l’action première et instantanée de la cause motrice est capable de mouvoir le corps, il sera mû uniformément et en ligne droite, tant qu’une nouvelle cause ne l’en empêchera pas.

« Dans le second cas, puisqu’on suppose qu’aucune cause étrangère et différente de la cause motrice n’agit sur le corps, rien ne détermine donc la cause motrice à augmenter ou à diminuer ; d’où il s’ensuit que son action continuée sera uniforme et constante et qu’ainsi, pendant le temps qu’elle agira, le corps se mouvra en ligne droite et uniformément. Or, la même raison qui fait agir la cause motrice constamment et uniformément pendant un certain temps, subsistant toujours sans que rien ne s’oppose à cette action, il est clair que cette action doit demeurer continuellement la même et produire constamment le même effet. Donc, etc. »

Le « second cas » de d’Alembert se réfère évidemment à des idées aristotéliciennes dont on trouvait encore des traces en France à cette époque. Il est à remarquer que d’Alembert n’en tente nullement une réfutation, mais cherche plutôt à donner au principe d’inertie une apparence d’aristotélisme.

Mais la démonstration du « premier cas » mérite de nous arrêter plus longtemps. Elle se retrouve chez des auteurs postérieurs, notamment chez Lotze qui, avec moins de rigueur que d’Alembert, et en la transposant du langage mathématique dans le langage philosophique, la formule à peu près en ces termes : Si le mouvement ne devait pas durer indéfiniment, il cesserait à l’instant même où cesse l’impulsion ; or, celle-ci ne dure qu’un instant, un espace de temps infinitésimal. Donc, il n’y aurait pas de mouvement du tout. Par conséquent, l’inertie découle du concept même du mouvement, elle « fait partie intégrante de ce concept[36]. »

Il est infiniment curieux de rapprocher cette démonstration de celle qu’on trouve dans le quatrième livre de la Physique d’Aristote. Aristote observe, tout comme d’Alembert et comme Lotze, que si le mouvement devait durer au delà de l’impulsion elle-même, il n’y aurait plus aucun motif pour qu’il cessât jamais. Cette proposition lui paraît absurde et c’est ainsi qu’il établit que, dans le vide, aucun mouvement ne pourrait avoir lieu autrement que par l’action d’une cause continue « comme le fardeau que porte un char. » Mais, bien entendu, pour le plein, c’est-à-dire pour le monde réel (Aristote niant, on le sait assez, l’existence du vide), l’impulsion suffit, car l’air et d’autres corps environnants concourent à maintenir le mouvement[37].

La démonstration de d’Alembert est une déduction pure. Elle n’emprunte à l’expérience que l’existence même du mouvement. En ce sens, le principe du mouvement serait donc apriorique. Mais que vaut au juste cette démonstration ?

La déduction d’Aristote, que nous venons de citer, est certainement de nature à ébranler notre confiance. Se peut-il, nous demandons-nous, que le philosophe grec ait pu se servir du même argument pour aboutir à une conclusion opposée ? Une analyse plus approfondie confirmera cette impression.

En admettant la possibilité de parvenir à la notion de l’inertie par voie purement déductive, on soulève une difficulté qui a été clairement aperçue par Herbert Spencer. Spencer est grand partisan de l’a priori dans toutes ces questions ; pour lui l’inertie, qu’il formule d’ailleurs d’une manière un peu imprécise (et en y rattachant aussitôt, semble-t-il, la conservation de l’énergie), sous le nom de « continuité du mouvement », est une vérité directement axiomatique, dont le contraire ne saurait être réalisé par la pensée. Comment se fait-il cependant qu’elle apparaisse si tard dans l’histoire des sciences ? « Le caractère axiomatique de cette vérité que le mouvement est continu, répond-il, n’est reconnu qu’après que la discipline de la science exacte a donné de la précision aux conceptions. Des hommes primitifs, notre population dénuée d’instruction et même la plupart des gens soi-disant instruits pensent d’une manière extrêmement peu définie. Partant d’observations faites sans soins, ils passent, à l’aide de raisonnements faits également sans soins, à des conclusions dont ils n’envisagent pas les conséquences (implications), conclusions qu’ils ne développent jamais à l’effet de voir si elles ont de la consistance. Acceptant sans critique les données de la perception immédiate (unaided), d’après laquelle les corps qui nous entourent, s’ils sont mis en mouvement, retournent bientôt au repos, la grande majorité suppose tacitement que le mouvement se perd réellement. On ne se demande pas si le phénomène peut être interprété d’une autre façon ou si l’interprétation qu’on lui suppose peut être réalisée par la pensée[38]. » En d’autres termes, comme Spencer l’a formulé à propos de la conservation de matière, ces gens estiment qu’ils croient ce qu’ils ne sauraient croire en réalité. Cela n’est pas en soi inconcevable. La géométrie est faite de déductions, et pourtant ses propositions n’ont été connues que peu à peu. Un homme qui a la notion du triangle rectangle croira certainement, s’il ne connaît pas la proposition de Pythagore, qu’il est possible d’en construire un où le carré de l’hypoténuse ne soit pas la somme des carrés des deux côtés.

Sans doute, mais cela implique l’ignorance de la déduction. Supposez-vous en face d’un homme qui cherche à construire le triangle en question et exposez-lui la démonstration de Pythagore. Que direz-vous s’il persiste dans son opinion primitive et continue ses recherches ? Vous estimerez qu’il n’a pas saisi votre démonstration ou qu’il manque totalement de logique. Or, ni l’un ni l’autre n’est certainement le cas pour Aristote ; on ne saurait évidemment le classer dans la foule des gens primitifs, etc., au sujet desquels Spencer s’exprime avec tant de sévérité. Il est permis d’affirmer, sans doute, qu’il eût pu, par l’analyse des faits qu’il connaissait, parvenir à la connaissance du principe d’inertie ; on peut surtout trouver que son explication du mouvement des corps lancés est insuffisante et qu’il eût dû s’en apercevoir. Mais en soi l’idée d’un monde plein et où rien ne se meut que poussé, à la suite d’un grand mouvement du moteur initial, n’a certes rien de contradictoire, ou du moins ne l’est pas plus que nombre de notions incompréhensibles et que nous sommes néanmoins obligés d’accepter. À bien peser le pour et le contre, on en arrive à souscrire à l’opinion de Paul Tannery, à savoir que le système d’Aristote était à ce moment « beaucoup plus que le nôtre conforme à l’observation immédiate des faits[39] ». Tel est aussi l’avis de M. Duhem qui formule en ces termes les propositions fondamentales de cette mécanique : 1o un corps soumis à une puissance constante se meut avec une vitesse constante ; 2o un corps qui n’est soumis à aucune puissance demeure immobile[40]. L’hypothèse de l’action du milieu ou de la « réaction environnante », comme l’appelle Aristote, a d’ailleurs continué à avoir des partisans depuis[41], et qui sait si les théories électriques ne vont pas nous y ramener ? Mais on peut aller plus loin : là même où Aristote et d’Alembert semblent s’accorder, la démonstration est loin d’avoir la valeur que tous deux lui attribuent. Il suffit de penser à Hipparque et à Benedetti. Pourquoi serait-il absurde de supposer, comme l’ont fait ces derniers et, nous venons de le voir, Galilée à ses débuts, que l’impulsion diminue avec le temps ? Cette supposition nécessiterait évidemment l’introduction d’une constante ; mais nous en acceptons bien une pour l’action de la gravitation. Sans doute, il est préférable de s’en passer là où cela est possible et, à ce point de vue, la manière ultérieure de Galilée, la décomposition de la trajectoire en un mouvement constant dans le temps et un autre mouvement uniformément accéléré, vaut certainement mieux. Mais enfin ce serait là une démonstration fondée sur des expériences, et même des expériences difficiles à réaliser à cause des frottements, de la résistance de l’air, etc., et non point une déduction a priori. Ou bien, si l’on veut maintenir cette dernière, on sera obligé de rejeter la théorie de Benedetti parce qu’elle suppose la variation d’un phénomène dans le temps ; on dira que c’est une variation « sans raison ». Qu’est-ce à dire ? Nous avons à peine besoin de l’expliquer : c’est une application évidente du postulat de causalité, de l’identité dans le temps, et l’on voit que ce postulat forme la base véritable de la démonstration, en apparence si rigoureuse, de d’Alembert.

On a tenté de démontrer le principe d’inertie par une autre voie encore, quoique également par déduction, en se fondant sur ce qu’on appelle la « relativité » du mouvement ou de l’espace, conception fort ancienne, puisqu’elle se trouve chez Sextus Empiricus et chez Nicolas de Cusa[42]. La démonstration la plus complète de ce type est celle exposée par Kant dans les Premiers principes. « Tout mouvement, dit-il, en tant qu’il est l’objet d’une expérience possible, peut à volonté être considéré, soit comme le mouvement d’un corps dans un espace en repos, soit au contraire comme le mouvement de l’espace dans le sens opposé et avec une égale vitesse, le corps étant en repos[43]. » C’est la conséquence du fait qu’un mouvement absolu, c’est-à-dire un mouvement qui ne serait pas conçu par rapport à des corps matériels placés dans l’espace (Kant formule : « se rapportant à un espace non matériel ») n’est pas susceptible de devenir un objet d’expérience et par conséquent « est pour nous un néant », l’espace absolu n’étant « rien en soi » et n’étant pas « un objet[44] ». Or, la matière est inerte, « tout changement de la matière a une cause extérieure[45] ». C’est là, dit Kant « la seule loi qui doive porter le nom de loi d’inertie ». En effet, combinée avec ce qui précède, elle donne bien la formule de d’Alembert ; car, d’une part, la matière se trouve incapable de sortir du repos, sinon sous l’action d’une force, et, d’autre part, le mouvement en ligne droite se trouve assimilé au repos. C’est, on le voit, la démonstration de Sextus Empiricus, mais retournée. Le sceptique grec se servait de conséquences du principe d’inertie pour démontrer que le mouvement ne saurait exister en soi ; Kant, étant parvenu à cette dernière idée par une voie différente, se fonde au contraire sur elle pour établir l’inertie.

Maxwell[46] a donné une démonstration qui est une combinaison de celle de d’Alembert avec celle de Kant. Maxwell suppose que le mouvement pourrait graduellement cesser. Ce serait donc en quelque sorte une accélération négative et elle se changerait en positive, si nous considérions le mouvement par rapport à un corps à qui nous prêterions un mouvement approprié. Cette démonstration semble bien réunir les inconvénients des deux systèmes. En tant qu’elle ressemble à celle de d’Alembert, elle repose tout comme cette dernière sur le principe de causalité, et, pour le reste, elle est évidemment fondée sur la notion de la relativité du mouvement, comme celle de Kant. Chez beaucoup de physiciens contemporains, d’ailleurs, cette notion de la relativité du mouvement ou de l’espace, dépouillée cependant de tout appareil métaphysique, apparaît comme une sorte d’axiome (bien qu’il ne manque pas, nous le verrons tout à l’heure, d’opinions contraires) et il convient plutôt de s’étonner de ce que, cette conception étant admise, on ne s’en serve pas pour établir le principe d’inertie.

Mais qu’est-ce au juste que la « relativité de l’espace » ?

Pour bien saisir le véritable caractère de cette notion, il ne sera peut-être pas superflu d’établir préalablement une distinction entre la relativité et l’homogénéité de l’espace. L’homogénéité est le caractère résultant du principe de libre mobilité, que nous avons reconnu comme fondamental au point de vue de notre concept de l’espace. L’espace nous apparaît donc comme absolument identique dans tous ses lieux ; du fait seul qu’un objet a changé de lieu, s’est déplacé, il ne saurait résulter pour lui aucune autre modification Mais, et cela est très essentiel, il ne s’ensuit point que l’objet en train de se déplacer, l’objet en mouvement, soit identique à l’objet en repos. Notre sentiment intime, fortifié par une longue expérience, proteste contre une telle affirmation. Pour choisir un exemple : je sais fort bien que ce boulet de canon, en quelque lieu de l’espace que je le porte, présentera les mêmes propriétés. Mais quand il aura été lancé d’une bouche à feu, et qu’il sera en train de parcourir l’espace avec une vitesse de plusieurs centaines de mètres à la seconde, ses propriétés seront considérablement modifiées et je n’aurai garde de le toucher comme je le fais quand il est au repos. Descartes, bien après qu’il eut proclamé le principe d’inertie et en eut reconnu toute l’importance, persistait cependant à croire qu’une force devait agir autrement sur un corps en mouvement et sur un corps en repos et que son action devait même dépendre de la vitesse avec laquelle le corps était en train de se déplacer[47].

Mais est-il exact que le mouvement, comme le pose Descartes « en sa propre signification ne se rapporte qu’aux corps qui touchent celui qu’on dit se mouvoir » ?

On ne saurait douter que Descartes appliquait parfois ce principe aussi bien au mouvement de rotation qu’à celui de translation. On sait que, d’après sa théorie, la terre serait entourée de la « matière du ciel » et Descartes établit que si les deux avaient le même mouvement rotatoire, on devrait considérer la terre comme « un corps qui n’a aucun mouvement et où, par conséquent, les effets de la force centrifuge ne sauraient se faire sentir[48] ».

Supposons deux corps absolument isolés dans l’univers et doués d’un mouvement uniforme en ligne droite. Leurs mouvements nous apparaissent comme relatifs, car nous pouvons indifféremment considérer l’un d’eux comme immobile, en attribuant à l’autre une vitesse appropriée. Supposons maintenant, que de ces deux corps, l’un reste fixe et l’autre décrive un cercle autour du premier ; le résultat sera le même que si le premier avait tourné autour de son axe, en sens inverse. Mais pouvons-nous réellement remplacer le premier mouvement par le second ? L’affirmer, c’est poser que le corps stellaire fixe éprouverait, s’il était liquide, à la suite du mouvement du corps mobile, un aplatissement identique à celui qui aurait été produit par une rotation autour de son axe, et il est certain que cette conséquence nous paraît difficilement admissible. Ce problème a été admirablement approfondi par Newton dans le passage suivant des Principes : « Si ou fait tourner en rond un vase attaché à une corde jusqu’à ce que la corde, à force d’être torse, devienne en quelque sorte inflexible ; si on met ensuite de l’eau dans ce vase et qu’après avoir laissé prendre à l’eau et au vase l’état de repos, on donne à la corde la liberté de se détortiller, le vase acquerra par ce moyen un mouvement qui se conservera très longtemps : au commencement de ce mouvement la superficie de l’eau contenue dans le vase restera plane, ainsi qu’elle l’était avant que la corde se détortillât ; mais ensuite le mouvement du vase se communiquant peu à peu à l’eau qu’il contient, cette eau commencera à tourner, à s’élever vers les bords et à devenir concave, comme je l’ai éprouvé, et, son mouvement s’augmentant, les bords de cette eau s’élèveront de plus en plus, jusqu’à ce que ses révolutions s’achevant dans des temps égaux à ceux dans lesquels le vase fait un tour entier, l’eau sera dans un repos relatif par rapport à ce vase. L’ascension de l’eau vers les bords du vase marque l’effort qu’elle fait pour s’éloigner du centre de son mouvement et on peut connaître et mesurer le mouvement circulaire vrai et absolu de cette eau, lequel est entièrement contraire à son mouvement relatif : car dans le commencement où le mouvement relatif de l’eau dans le vase était le plus grand, ce mouvement n’excitait en elle aucun effort pour s’éloigner de l’axe de son mouvement : l’eau ne s’élevait point vers les bords du vase, mais elle demeurait plane, et par conséquent elle n’avait pas encore de mouvement circulaire vrai et absolu : lorsque ensuite le mouvement relatif de l’eau vint à diminuer, l’ascension de l’eau vers les bords du vase marquait l’effort qu’elle faisait pour s’éloigner de l’axe de son mouvement ; et cet effort, qui allait toujours en augmentant, indiquait l’augmentation de son mouvement circulaire vrai. Enfin ce mouvement vrai fut le plus grand lorsque l’eau fut dans un repos relatif dans le vase. L’effort que faisait l’eau pour s’éloigner de l’axe de son mouvement, ne dépendait donc point de sa translation du voisinage des corps ambiants, et par conséquent le mouvement circulaire vrai ne peut se déterminer par de telles translations[49]. » Ce sont là, d’après Newton, « les effets par lesquels on peut distinguer le mouvement absolu du mouvement relatif » et l’exposé qui précède sert d’appui à cette affirmation dont la netteté ne laisse rien à désirer : « L’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile[50]. » C’est, on le voit, la contrepartie exacte des idées de Descartes et aussi de celles de Kant.

Mais, au point de vue qui nous occupe en ce moment, l’exposé de Newton est réellement décisif, en ce sens qu’il nous éclaire sur les motifs de l’hésitation que nous avons éprouvée au sujet de la relativité du mouvement de rotation ; par contrecoup nous voyons aussi la véritable source de notre certitude concernant la relativité du mouvement rectiligne. Nous avons cru la déduire de considérations abstraites sur l’espace que nous avions, artificiellement, vidé de tout contenu physique pouvant déterminer des points de repère. Mais, en réalité, notre mémoire avait conservé l’image de l’espace tel que nous le voyons, de l’espace physique, garni de corps ; et si nous avons répondu sans hésitation pour le mouvement rectiligne c’est que ce mouvement, dans l’espace physique, est réellement relatif. Le mouvement extrêmement rapide avec lequel la terre se déplace dans l’espace reste absolument sans influence sur les mouvements des masses terrestres pondérables : c’est là précisément la raison pour laquelle le premier de ces mouvements est si difficile à déterminer. Mais le mouvement de rotation diurne, infiniment plus lent, peut très bien être rendu sensible par des phénomènes terrestres tels que le pendule de Foucault. Il ne se rapporte pas au système solaire, ni à aucun autre système limité et que nous puissions préciser. Il se rapporte à la voûte céleste, c’est-à-dire à la totalité des corps de l’univers dans leurs dispositions spatiales, c’est-à-dire encore à l’espace absolu, comme l’a bien dit Newton.

Remarquons cependant que le terme espace signifie ici espace physique, espace garni de corps. Il importe, en effet, de dissocier complètement les considérations que nous venons d’exposer d’avec les conceptions métaphysiques sur l’existence ou la non-existence en soi de l’espace. Ce n’est pas là une précaution inutile. Nous avons vu que Sextus Empiricus déjà s’est servi de la relativité du mouvement en ligne droite pour établir (s’il est permis d’exprimer ses idées en langage moderne) que l’espace n’existe pas en soi. Son argumentation se trouve complètement ruinée par la démonstration de Newton. Faut-il en conclure que la thèse métaphysique contraire soit dorénavant établie ? Newton lui-même l’a probablement pensé[51] et, en tout cas, les philosophes ont souvent donné ce sens à ses déclarations. Il n’y a cependant là aucune liaison logique nécessaire. Nous pouvons même nous dispenser d’examiner si, en supposant que les corps qui indiquent l’orientation du système de coordonnées jouent simplement le rôle de points de repère, la thèse de l’existence de l’espace pourrait se prévaloir de l’argument de Newton. Il n’est pas non plus nécessaire, en parlant du mouvement absolu, de le concevoir au point de vue philosophique et d’attribuer au mobile, selon la juste expression de M. Bergson, « un intérieur et comme un état d’âme[52] ». C’est qu’en effet nous pouvons attribuer les propriétés de l’espace garni de corps, non pas à l’espace, mais aux corps. Cette interprétation, qui se dessine déjà chez Berkeley[53], fait le fond de l’argumentation de M. Mach contre les idées de Newton. Le fait que le mouvement rotatoire de l’eau se rapporte aux corps de la voûte céleste et non pas aux parois du vase, nous dit ce savant, pourrait fort bien tenir à ce que les parois ne présentent qu’une masse infime comparée à celle des corps célestes. « Personne ne pourrait dire ce que l’expérience aurait donné si la paroi du vase avait été rendue plus épaisse et plus massive jusqu’à avoir une épaisseur de plusieurs lieues[54]. » On pourrait, sans doute, au point de vue expérimental, objecter qu’aucune expérience ne nous permet de conclure à l’influence de l’épaisseur des parois sur le mouvement rotatoire de l’eau dans un vase. Aussi l’argumentation de M. Mach ne saurait-elle infirmer la démonstration de Newton. Mais elle montre clairement, à notre avis, qu’on peut dissocier complètement cette démonstration de toute idée métaphysique sur l’espace.

En revanche, nous voyons maintenant que des déductions dans le genre de celles que nous avons tentées plus haut, en partant de l’espace vidé de corps, ne sauraient nous être d’aucun secours au point de vue de la démonstration du principe d’inertie. Dans l’espace privé de points de repère, cela va sans dire, tout mouvement apparaîtra comme relatif. Quelles que soient les trajectoires que décrivent les deux corps, nous pourrons toujours les remplacer par un mouvement de l’un d’eux. Mais nous savons que, si nous passons à l’espace physique, le mouvement uniforme en ligne droite restera relatif et le mouvement de rotation deviendra absolu. Nous pourrons, pour deux corps qui se rapprochent, attribuer le mouvement indifféremment à l’un ou à l’autre ; mais une toupie qui tourne sur une table restera debout : elle tomberait si nous essayions de la maintenir immobile, en donnant à la table un mouvement de rotation contraire. Cette différence entre le mouvement en ligne droite et la rotation fait partie intégrante du principe d’inertie, et elle est inexplicable par des considérations sur l’espace vidé[55].

Il est très curieux que la conception de Newton, en dépit de l’immense autorité qui s’attache à son nom, ne soit pas parvenue à s’imposer complètement dans la science. Sans doute, bien des savants l’ont adoptée dans la suite, tels Euler (qui l’a exposée avec beaucoup de vigueur dans sa Theoria motus[56]), Poinsot[57], Neumann[58], pour ne citer que ces quelques noms illustres, et on la retrouve quelquefois formulée par nos contemporains[59]. Mais la conception de la relativité de l’espace est certainement plus répandue[60] ; elle est, pour ainsi dire, courante dans l’exposé des principes de la science. Ce n’est pas que l’argumentation de Newton ait été valablement réfutée. Mais on éprouve, dirait-on, une répugnance intime à en admettre les conséquences. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner la formule du principe d’inertie telle que nous l’avons citée d’après d’Alembert. Qu’est-ce que le corps en repos dont il est question dans la première partie ? Tous les corps que nous connaissons sont en mouvement, y compris les étoiles fixes ; cet énoncé serait donc inapplicable, et par suite inutile. La seconde partie du principe, nous garantissant la continuation du mouvement uniforme en ligne droite, c’est-à-dire du repos apparent, nous rendrait dès lors les services que nous attendions de la première, et il faudrait y ajouter une formule concernant la composition des mouvements pour remplacer la deuxième partie actuelle. Les termes « repos » et « mouvement », dans l’énoncé actuel du principe, ne sauraient donc signifier autre chose que repos et mouvement apparents, relatifs aux corps voisins. Mais on retrouve cette formule relativiste chez les partisans de l’espace absolu, même chez Newton[61]. D’ailleurs, à côté de ces termes semblant impliquer la relativité du mouvement, le même énoncé de d’Alembert en contient un autre qui a un sens contraire. Qu’est-ce, en effet, que la ligne droite dans laquelle le corps se mouvra, selon l’expression de d’Alembert ? Comment s’y prendra-t-on pour la déterminer, par rapport à quel objet ou à quel ensemble d’objets ? Un mouvement qui, vu de la terre, semblerait se faire en ligne droite, paraîtrait curviligne vu du soleil, ainsi que l’a fort justement remarqué C. Neumann[62]. Par le fait, personne ne doute qu’un mouvement qui se fait en vertu de l’inertie ne soit entièrement indépendant du mouvement du corps céleste dans le voisinage duquel il se produit et que cette ligne droite ne soit orientée par des points de repère se rattachant à la « voûte céleste » ; l’espace nous apparaît à cet égard comme rempli d’une infinité de systèmes de coordonnées absolument rigides[63].

On peut, dans une certaine mesure, conserver les apparences de la relativité en stipulant que le mouvement sera rectiligne à l’égard d’un autre mouvement ou d’un système de mouvements qui se feraient en vertu de l’inertie. Des formules de genre ont été proposées par MM. Streintz[64] et Ludw. Lange[65] et l’on voit par la Theoria motus d’Euler que ce dernier avait conçu une idée analogue[66]. M. Streintz appelle « corps fondamental » un corps quelconque qui peut être considéré comme indépendant des corps qui l’entourent et qui n’est pas en train d’exécuter un mouvement de rotation. On peut s’assurer de cette dernière circonstance par des expériences directes, par exemple à l’aide du pendule ou du gyroscope de Foucault[67], instruments qui, comme on sait, indiquent la vitesse absolue du mouvement de rotation et non pas seulement, comme c’est le cas quand nous considérons des vitesses rectilignes, les modifications de la vitesse. Le principe d’inertie consiste dès lors à affirmer qu’à l’égard d’un tel corps fondamental, ou d’un système de coordonnées qui s’y rattachent et que M. Streintz désigne comme « système de coordonnées fondamental », tout autre corps, s’il n’est pas soumis à des influences du dehors, se déplacera en ligne droite et avec une vitesse uniforme. M. L. Lange considère les mouvements de trois « points matériels » sur trois droites qui se rencontrent en un point, et rapporte les mouvements de tous les autres corps à ce « système inertial » ; la supposition que ces trois points primitifs suivent un mouvement uniforme en ligne droite, est une convention ; si on l’accepte, l’énoncé analogue pour les autres corps peut être considéré comme une vérité d’expérience. — Le système de M. Streintz a le grand avantage d’être à peu près conforme à la manière dont nous procédons réellement. Pour calculer des mouvements sur la terre, nous nous servons le plus souvent de coordonnées rattachées à cette dernière, sans tenir compte de la rotation, parce que nous savons par expérience que le mouvement d’un point de la surface terrestre peut être considéré, dans ces cas, comme inertial, à cause de la faible vitesse angulaire de la rotation. Pour les mesures astronomiques, nous nous servons de coordonnées orientées d’après les points de repère de la voûte céleste, ce qui a l’avantage de permettre une détermination très rigoureuse. Mais c’est que nous avons la conviction, confirmée par l’expérience de Foucault, que ce sont ces coordonnées qui règlent les plans de rotation. Mais que l’on suppose une planète ayant un mouvement de rotation très rapide et dont l’atmosphère serait chargée de vapeur, de sorte que les habitants ne pourraient pas apercevoir le ciel : le pendule et le gyroscope pourraient leur fournir des systèmes de coordonnées invariables. La conception de M. L. Lange, par contre, paraît quelque peu artificielle : ses trois points matériels sont entièrement idéaux[68]. Mais l’un et l’autre de ces deux systèmes n’infirment aucunement la démonstration de Newton : le « corps fondamental de M. Streintz ou le « système inertial » de M. L. Lange ne sont au fond, comme l’a reconnu M. Mach[69], que des surrogats du système de coordonnées se rattachant aux « toiles fixes. Si l’on affirme comme M. L. Lange que, pour les trois premiers points considérés, il n’y a là qu’une convention, c’est, ou bien qu’on refuse de tenir compte du fait que l’orientation du système de coordonnées reste invariable par rapport à certains points de la voûte céleste, ce qui lui enlève ce caractère conventionnel, ou bien que l’on se sert du terme convention dans un sens particulier. Rien ne nous empêche, en effet, de concevoir que la voûte céleste, c’est à-dire l’univers visible tout entier, exécute un mouvement quelconque dans l’espace vide, hormis le fait qu’une telle supposition serait parfaitement oiseuse et que ce serait là transgresser la loi essentielle de la pensée qui fait le fond de la célèbre maxime par laquelle Occam interdit de « créer des êtres sans nécessité ». Et sans doute chaque fois que nous obéissons à ce principe primordial et nous abstenons d’introduire dans nos conceptions des complications inutiles, on peut affirmer que nous créons une convention. Mais c’est que cette convention est alors une loi générale de notre pensée et qu’elle est au fond de toutes nos propositions sans exception. Elle est sous-entendue, cela va sans dire, mais il n’y a aucune utilité à en faire ressortir l’emploi dans un cas comme celui-ci.

Une proposition très différente de celle de MM. Streintz et L. Lange a été présentée antérieurement par Carl Neumann[70]. Neumann admet l’existence d’un corps qu’il appelle Alpha et qui, situé quelque part dans l’espace, demeure complètement immobile. Tout mouvement se rapportant à ce corps, devient par ce fait réellement absolu, même s’il s’accomplit uniformément et en ligne droite. Une conception analogue avait été formulée par Euler[71] qui appelait ce corps A, et antérieurement encore par Newton, qui l’avait rejetée après examen[72]. Il n’est pas difficile de se rendre compte de ses motifs : à supposer que ce corps immobile existe, comme il nous est inaccessible, il ne peut nous rendre aucun service au point de vue de nos déterminations. Cela est incontestable, et, au point de vue pratique, un système comme celui de M. Streintz est préférable. Mais la proposition de Neumann rend pour ainsi dire tangible cette constatation que c’est bien l’espace absolu qui se retrouve au fond de nos formules du mouvement. Ce qui tend à masquer cette vérité, c’est que, par suite de l’inertie, nous ne pouvons assigner au déplacement uniforme et rectiligne qu’une valeur relative. Mais il est clair, au point de vue de la logique pure, que si nous devons concevoir l’espace comme absolu à certains égards et relatif à d’autres, c’est bien la première de ces conceptions qui doit prévaloir sur la seconde. En effet, il est impossible de construire de l’absolu avec du relatif ; mais l’absolu peut fort bien momentanément apparaître comme un relatif, par suite de l’insuffisance de nos connaissances. — Il est presque superflu de faire ressortir, d’ailleurs, que la notion de l’espace absolu ne répugne aucunement à notre imagination. Nous avons vu qu’elle a dominé la science jusqu’à l’instauration du principe d’inertie et nous avons certainement beaucoup de peine à nous habituer à l’idée que le repos des corps terrestres n’est qu’apparent.

Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’il ne s’agisse que d’une phase transitoire de la science. Les théories électriques semblent démontrer qu’il nous faut tenir compte, non seulement des mouvements des corps pondérables les uns à l’égard des autres, mais encore des mouvements de ces corps à l’égard du milieu universel, l’éther. La question est trop complexe, et d’ailleurs les travaux de MM. Lorentz et Michelson — pour ne citer que ces deux noms célèbres — sont trop connus des physiciens, pour que nous songions à en donner ici un exposé même sommaire. Qu’il nous suffise d’indiquer qu’il est question de déterminer, par certains phénomènes, le déplacement absolu de la terre relativement à l’éther. Sans doute on n’est parvenu jusqu’ici qu’à des résultats contradictoires, ainsi que nous l’avons mentionné plus haut[73]. Mais le fait seul qu’on ait pu rechercher cette donnée prouve, comme le reconnaît M. Poincaré (qui pourtant tient ferme pour la relativité de l’espace), que cette recherche n’était pas absurde[74] : il nous semble d’ailleurs que les considérations fondées sur la conception de Newton suffisent pour le démontrer. Rien ne prouve, en outre, que des recherches de ce genre doivent rester toujours stériles. Or, qu’arriverait-il si nous parvenions à indiquer réellement notre déplacement par rapport à l’éther ? Sans doute, on pourrait considérer que ce n’est encore là qu’une donnée relative, et rien ne nous empêcherait de supposer que l’éther lui-même se déplace dans l’espace. Mais ce serait pécher contre la maxime d’Occam. Il est donc infiniment plus probable que ce jour-là nous reviendrions enfin à la conception logique de l’espace et du mouvement absolus, en considérant la relativité apparente des mouvements rectilignes et uniformes comme une simple conséquence du principe d’inertie.

Ainsi, les deux démonstrations a priori du principe d’inertie sont toutes deux également irrecevables. Comme une analyse plus approfondie du principe lui-même va nous le démontrer, l’inertie, loin d’être une notion instinctive de notre esprit que le raisonnement ultérieur ne ferait que dégager (ce qui est évidemment la définition de l’aprioricité), constitue au contraire une conception paradoxale et à laquelle notre entendement se plie difficilement.

Le principe d’inertie stipule le maintien de la vitesse rectiligne. La vitesse, c’est l’espace parcouru dans l’unité du temps, ou, si l’on veut, c’est le quotient de l’espace parcouru par le temps écoulé, l’un et l’autre étant mesurés par des unités arbitraires : V = e/t.

Ces définitions sont exactes, à condition toutefois qu’on se rappelle que les termes temps et espace sont pris ici dans un sens particulier. Espace signifie chemin, c’est-à-dire longueur d’une ligne limitée par deux points, et temps, espace de temps, c’est-à-dire durée comprise également entre deux limites précises. C’est là la conception naturelle, seule conforme à notre sentiment immédiat. Et l’on voit à quel point il est paradoxal de stipuler que la vitesse, notion dérivée, abstraite, déduite à l’aide de celle de limite, persistera au delà de toute limite. Il y a là, à n’en pas douter, quelque chose de choquant pour notre entendement. Mouvement à l’origine veut dire déplacement ; jusqu’à Galilée et Descartes, on l’a toujours compris de cette manière. Aristote l’assimilait à un changement : on peut voir que dans les théories les plus récentes et les plus élevées de la dynamique chimique, celles qui se rattachent aux travaux de M. Gibbs, nous sommes en train de retourner partiellement à ces doctrines[75]. Mais le changement s’opère entre des limites ; aussi le mouvement, quand il se faisait en ligne droite, était-il toujours conçu comme dirigé vers un but. « Il n’y a pas de changement qui soit éternel, dit Aristote en parlant du mouvement, parce que naturellement tout changement va d’un certain état à un certain état ; et, par une conséquence nécessaire, tout changement a pour limite les contraires dans lesquels il se passe[76]. » « L’impulsion n’est que le mouvement partant du moteur même ou d’un autre et allant vers un autre[77]. »

Cette conception, assimilant le déplacement, le changement de position, à un changement, est tout à fait conforme à notre sentiment naturel. Les physiciens la combattront quand il s’agira d’établir la notion de l’inertie. « Il ne faut pas s’imaginer, dit Euler, que la conservation de l’état dans un corps renferme la demeure au même lieu ; cela arrive bien lorsque le corps est en repos ; mais lorsqu’il se meut avec la même vitesse et selon la même direction, on dit également qu’il demeure dans le même état quoiqu’il change de lieu à tout moment[78]. » Mais la position, le lieu, nous apparaissent certainement comme des choses plus réelles que la vitesse et même que la direction. Il convient, en effet, de le remarquer : ces deux éléments essentiels du principe d’inertie sont équivalents ; nous avons vu que, dans les démonstrations aprioriques, on se préoccupe de la vitesse alors que le maintien de la direction est considéré comme n’ayant pas besoin de preuve. Ce sentiment a été quelquefois formulé expressément par des physiciens : Laplace[79] et Poisson[80] estimaient que le principe d’inertie devait être considéré comme étant a priori en ce qui concerne la direction et a posteriori en ce qui a trait à la vitesse. Mais il s’en faut de tout que l’idée de direction rectiligne fasse réellement partie intégrante de notre concept du mouvement. On sait qu’au contraire Aristote et toute la physique jusques et y compris Copernic et Galilée ont accepté tacitement l’idée qu’un corps en mouvement qui commençait à changer de direction devait continuer à en changer, le rayon de courbure restant constant : car c’est là apparemment, traduit en langage moderne, l’idée fondamentale du mouvement naturel circulaire des corps célestes. Rappelons-nous d’ailleurs combien nous avons été choqués d’apprendre qu’un projectile, lancé par une fronde, suit la tangente du cercle qu’il décrivait : c’est que sans doute nous n’avions pas du tout, précédemment, le sentiment que la vitesse du projectile à chaque moment est rectiligne et dirigée suivant la tangente[81]. L’astronome moderne voit pour ainsi dire la lune en train de tomber sans cesse sur la terre, et un corps tournant avec une vitesse uniforme dans un cercle apparaît au physicien comme subissant une accélération. Mais c’est là, ainsi que le remarque Duhamel, détourner les mots de leur sens naturel[82] ; nous dirions que c’est faire violence à notre entendement. Au point de vue du sentiment immédiat, même de l’homme moderne, l’idée d’un corps tournant perpétuellement en cercle, sans cause permanente, est moins choquante que celle du corps qui s’en va, d’une vitesse uniforme, dans l’espace, sans but et sans fin, dépassant les limites de l’univers concevable ; c’est pourtant là la formule de l’inertie. Le physicien moderne, pour lequel l’inertie constitue le fond même de sa conception mécanique du monde, a pour ainsi dire perdu la faculté de s’étonner de ce paradoxe ; mais il frappe encore quelquefois l’attention des philosophes tels que Duehring[83] et même Lotze qui pourtant, nous l’avons vu, a tenté lui-même une déduction a priori du principe ; dans le passage auquel nous faisons allusion, ce philosophe déclare qu’il est étrange de supposer qu’un corps quitte sa position sans en chercher une autre[84], ce qui est bien le point de vue de la physique prégaliléenne, conforme d’ailleurs à notre sentiment immédiat.

On peut pousser cette analyse plus loin encore : même la première partie du principe, celle qui a trait au corps en repos et dont le caractère a priori a été souvent admis par ceux qui, comme Duehring[85] considéraient le reste comme étant empirique, est loin de mériter cet honneur. On dit : un corps ne peut se mettre lui-même en mouvement, et cet énoncé paraît, au premier moment, évident. Mais c’est simplement une vérité de définition. Nous avons, en constituant le concept de la matière, séparé celle-ci du mouvement ; donc, elle nous paraît désormais immobile. C’est ce que Berkeley a exprimé avec une admirable netteté : « Que l’on enlève de l’idée du corps l’extension, la solidité, la figure, il ne restera rien. Mais ces qualités sont indifférentes au mouvement et elles n’ont rien en elles qui puisse être qualifié de principe du mouvement[86]. » Si maintenant nous voulions douer la matière de mouvement, nous éprouverions la même difficulté, que ce mouvement lui vienne du dehors ou qu’il ait son principe dans la matière elle-même. Nous avons vu qu’il n’existe aucun moyen de rendre intelligible le choc de deux corps ; et, quant à la force à distance, ce n’est qu’un être mystérieux. Si un corps possède cette faculté incompréhensible d’agir sur un autre à travers l’espace, pourquoi ne se mettrait-il pas en mouvement lui-même ? « Un des caractères les plus généraux de la matière est de pouvoir, dans des circonstances propices, se mettre elle-même en mouvement », a dit un physiologiste connu pour son ferme attachement aux doctrines matérialistes[87]. Mais nous pouvons confirmer le résultat auquel nous sommes parvenus par des considérations un peu abstraites, en analysant de plus près certaines conceptions de la physique moderne.

Il n’existe rien d’immobile dans la nature. Non seulement tous les corps sont en mouvement, mais encore leurs parties sont en état d’agitation continuelle. Voici une masse d’eau dans un vase ; elle semble en repos. Mais il suffit qu’une ouverture baille au-dessous du niveau de la surface, pour que le tout se mette en mouvement. Si nous voulons comprendre quoi que ce soit à ce phénomène, nous sommes bien obligés de supposer que le repos n’était qu’apparent, qu’à l’intérieur de l’espace rempli par l’eau le mouvement existait déjà précédemment, bien qu’il fût invisible.

Cette agitation des parties nous échappe d’ordinaire ; quelquefois elle ne se manifeste à nous que sous forme d’une énergie, telle que la chaleur : mais M. Gouy nous a appris à la rendre directement sensible à l’œil sous la forme du mouvement brownien. D’ailleurs, tout corps est une source continuelle de mouvement pour tout ce qui l’entoure, puisqu’il rayonne sans cesse de la chaleur. Si nous ne nous en apercevons point, c’est parce qu’il reçoit autant de mouvement qu’il en dépense. Ainsi l’immobilité, même relative, n’est qu’apparente et la matière inerte n’est qu’une abstraction irréalisable. Il n’y a donc rien de contradictoire à ce qu’elle manifeste, à un moment donné, du mouvement, à peu près comme une bille qui est susceptible de transformer son « effet » en translation[88] ; et c’est bien à peu près de cette manière que nous sommes forcés de nous figurer l’action des explosifs. — Ainsi, noire assentiment à la proposition qui stipule l’inertie à l’état de repos n’a pas du tout sa source dans les motifs que nous sommes tentés de lui attribuer et, de ce fait, ne peut nous être d’aucun secours pour la démonstration apriorique du principe.

Il ressort, semble-t-il, clairement de l’examen auquel nous venons de nous livrer que, contrairement à l’opinion de d’Alembert et de Lotze, de Kant et de Maxwell, le principe d’inertie ne saurait se démontrer a priori. L’inertie ne fait pas « partie intégrante du concept du mouvement » (Lotze[89]) et, en la niant, on ne se met pas « en contradiction avec l’unique système de doctrine logique sur l’espace et le temps que l’esprit humain ait été capable de concevoir » (Maxwell[90]). C’est au contraire, ainsi que John Stuart Mill l’a clairement aperçu, une proposition paradoxale et à laquelle « l’humanité pendant longtemps n’a ajouté foi qu’avec beaucoup de difficulté[91] ».

Par contre, il nous semble difficilement contestable que ce principe puisse être considéré comme une vérité d’expérience. Assurément, l’expérience directe est impossible. Tous les corps que nous connaissons obéissent à la gravitation et nous n’avons aucun moyen de les soustraire à l’action de cette force. Le mouvement rectiligne et uniforme ne saurait donc être réalisé. Nous pouvons, il est vrai, décomposer les mouvements des corps célestes ; on a dit quelquefois qu’ils constituent la démonstration la meilleure du principe d’inertie, et cela est vrai en un certain sens. Mais, en tant que fait primitif, cette décomposition manquerait de force démonstrative, étant donné que l’autre composante, la gravitation, reste enveloppée de mystère. Sans doute Hegel avait tort de protester, dans un passage qui a souvent servi de thème aux contempteurs de la métaphysique, contre la supposition que les corps célestes étaient tiraillés en sens divers, et de déclarer qu’ils traversaient l’espace en « dieux libres[92] ». Mais, en somme, il n’a fait que formuler la résistance instinctive que notre entendement oppose tout d’abord à une décomposition de ce genre.

Mieux vaut donc commencer par les objets terrestres. On constate aisément que les corps doués d’un mouvement rectiligne et uniforme par rapport à la terre, comme le sont, par exemple, tous ceux qui se trouvent à bord d’un navire, se comportent absolument comme ceux qui sont en repos à l’égard du sol. D’ailleurs, ce repos n’est qu’apparent. La considération des mouvements des corps célestes nous force à supposer que la terre se déplace dans l’espace avec une vitesse considérable et tout ce qui se trouve sur notre planète doit, en réalité, décrire dans l’espace des courbes fort compliquées. Mais les rayons de courbure de ces lignes sont très grands ; pour le mouvement dont le rayon de courbure est le plus réduit, la rotation de la terre, nous parvenons encore à constater des effets sensibles ; mais, en les constatant, nous pouvons les éliminer. Nous pouvons donc, sans risque d’erreur appréciable, considérer les chemins décrits par les objets terrestres comme des droites, et c’est au mouvement uniforme en ligne droite qu’appartiennent par conséquent les propriétés que nous attribuions au repos. C’est le principe d’inertie en totalité, tel que le formule d’Alembert, car la composition des mouvements en découle directement.

Mais si le principe d’inertie est susceptible d’être considéré comme une vérité d’expérience, est-ce vraiment comme telle qu’il apparaît à notre entendement, qu’il force notre assentiment ? N’y a-t-il pas quelque chose de véritablement étrange dans le fait que des hommes aussi éminents que ceux dont nous avons évoqué les noms aient pu s’y tromper ?

Nous pouvons d’abord constater que la démonstration, telle que nous venons de la présenter, n’était pas possible à l’époque où le principe fut établi, ou du moins qu’elle fut alors incomplète. On ne pouvait faire valoir le mouvement des corps célestes qui contribue tant chez nous à raffermir l’idée, paradoxale en apparence, que le mouvement est quelque chose de perpétuel, alors que nous voyons tout mouvement terrestre s’éteindre rapidement ; on ne pouvait même pas s’appuyer sur ce fait que les objets terrestres devaient être considérés comme en état de mouvement uniforme et rectiligne. Sans doute Galilée était copernicien, et Descartes aussi, bien qu’il ait quelquefois usé d’expressions ambiguës. Mais on ne pouvait certainement alors traiter cette théorie comme une vérité hors de contestation, telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui, et si on établissait un lien logique entre l’inertie (ou la relativité du mouvement, comme chez Cusa) et le mouvement de la terre, c’était pour appuyer la seconde de ces conceptions sur la première et non inversement. Il y avait même là, depuis les travaux de Galilée et jusqu’aux découvertes de Newton, une source de contradiction manifeste, et si Galilée a maintenu, tout comme Copernic, la conception du mouvement circulaire naturel des corps célestes, c’est certainement parce qu’il ne voyait pas d’autre moyen d’expliquer leurs orbites. Personne, avant Borelli, n’a attribué le mouvement des corps célestes à l’action de l’inertie[93].

Dès lors on peut se demander comment, en dépit de ces difficultés, en dépit de son apparence profondément paradoxale, en dépit du fait qu’une démonstration médiocrement convaincante était seule possible à l’époque, le principe d’inertie a pu être si rapidement accepté comme le fondement de la mécanique entière. Voyons d’abord de quelle manière l’ont présenté Galilée et Descartes.

On a quelquefois traité Galilée de grand expérimentateur ; mais c’est là, nous dit P. Tannery avec beaucoup de justesse, méconnaître complètement la vérité historique[94]. Ainsi, à propos de l’inertie, il parle bien de pierres tombant du haut d’un mât sur un navire en marche[95] et d’animaux marchant à bord d’un navire[96], et il paraît avoir réellement fait ces expériences ; mais ce sont pour lui des confirmations sur lesquelles il n’insiste pas trop. Cependant, en exposant le principe, il semble s’appuyer sur des faits observés : c’est l’expérience de la bille sur un plan, qui se trouve déjà chez Cusa et chez Benedetti. Voici en quels termes Galilée l’expose dans la Sixième journée des Dialogues sur les nouvelles sciences : « Et il me semble qu’il arrive ici ce qui arrive pour un mobile grave et parfaitement rond lequel, si on le pose sur un plan très poli et quelque peu incliné, le descendra de lui-même naturellement en acquérant une vitesse toujours plus grande ; mais si, au contraire, on voulait de la partie basse le pousser en haut, il nous faudrait lui conférer une impulsion (impeto) laquelle ira toujours en diminuant et s’annihilera finalement ; mais si le plan n’est pas incliné, mais horizontal, un tel solide rond posé sur lui fera ce qui nous plaira, c’est-à-dire que si nous le posons en repos, il restera en repos, et que si nous lui donnons une impulsion dans quelque direction, il se mouvra vers celle-ci, en conservant toujours la même vitesse qu’il aura reçue de notre main, n’ayant pas le pouvoir (azione) de l’accroître ni de la diminuer, étant donné qu’il n’existe dans un tel plan ni descente ni montée[97] ».

On aperçoit aisément que s’il devait y avoir là une preuve expérimentale, elle ne s’appliquerait qu’au mouvement horizontal ; et, même dans ces limites, elle serait singulièrement faible. On admettra que le mobile, en remontant un plan si peu incliné qu’il soit, diminuera de vitesse. On admettra également qu’il restera en repos sur un plan horizontal. Mais il ne s’ensuit aucunement qu’il doive toujours descendre, avec une vitesse constamment accrue, un plan si peu incliné qu’il soit. Supposons, en effet, avec Aristote, que le mouvement par impulsion ne se continue que par l’agitation du milieu ou, avec Benedetti, que l’impulsion s’éteigne peu à peu ; dans les deux cas, nous aurons ce que nous appellerions aujourd’hui une « accélération négative » et il nous faudra une certaine accélération positive pour rétablir l’équilibre, c’est-à-dire que le mouvement deviendra uniforme pour une certaine inclinaison du plan ; c’est à peu près la manière de voir de Pappus et l’on sait d’ailleurs que l’expérience directe, étant données les aspérités du plan et du mobile et la résistance de l’air, tendrait plutôt à confirmer une conception de ce genre. Mais la façon même dont Galilée présente les choses n’indique-t-elle pas clairement qu’il s’agit d’expériences non pas réelles, mais « de raisonnement », de ce que les Allemands appellent « expériences de pensée » (Gedankenexperimente) : c’est dans son imagination que Galilée établit le plan infiniment lisse, c’est là qu’il l’incline de moins en moins, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre : c’est pourquoi aussi il ne croit pas nécessaire de nous indiquer une seule donnée précise, un seul chiffre résultant de ces expériences. D’ailleurs, Galilée a pris soin de nous en avertir lui-même. Le passage de la Sixième journée que nous venons de citer n’est que le développement d’un autre passage, probablement d’origine plus ancienne, qui se trouve dans la Quatrième journée. Ce dernier commence par ces mots : « Un mobile quelconque jeté sur un plan horizontal, je le convois par la pensée (mente concipio) isolé de tout empêchement[98] »…

Quel est donc le véritable fondement de la démonstration de Galilée ? Il est pour ainsi dire sous-entendu et c’est à peine si Galilée lui-même, vers la fin du passage, y fait allusion ; mais c’est qu’il l’a déjà indiqué nettement dans les pages qui précèdent. C’est en effet dans la Troisième journée qu’il faut chercher le véritable exposé du principe, appliqué cette fois au mouvement dans n’importe quelle direction et non pas seulement au mouvement horizontal. « Mais sur le plan horizontal, — dit Galilée après avoir parlé du plan incliné — le mouvement est uniforme, car il n’existe là aucune cause d’accélération ou de ralentissement… Il faut en outre faire remarquer que tout degré de vitesse qui se trouve dans un mobile lui est, par sa nature même, imprimé d’une façon indélébile dès qu’on enlève les causes externes d’accélération ou de ralentissement, ainsi que cela se produit dans un plan horizontal seul… Il s’ensuit également que le mouvement dans le plan horizontal est éternel[99] ».

Chez Descartes, l’inertie se présente toujours comme une déduction pure ; c’est à peine si, à ce propos, il mentionne les circonstances réelles, telles que la résistance de l’air, qui seraient de nature à fausser l’observation. Descartes part d’un principe qu’il dénomme la « Première loi de la nature » et qu’il formule ainsi : « Chaque chose demeure en l’état qu’elle est pendant que rien ne la change. » C’est là le titre du XXXVIIe chapitre de la Seconde Partie des Principes et, dans le texte, cette loi est déduite de ce que « Dieu n’est point sujet à changer et qu’il agit toujours de même sorte. Il s’en suit, lorsque quelque particule de cette matière est quarrée qu’elle demeure toujours quarrée, s’il n’arrive rien d’ailleurs qui change sa figure, et que, si elle est en repos, elle ne commence point à se mouvoir de soy-mesme. Mais lorsqu’elle a commencé une fois de se mouvoir, nous n’avons aussi aucune raison de penser qu’elle doive jamais cesser de se mouvoir de mesme force pendant qu’elle ne rencontre rien qui retarde ou qui arreste son mouvement. » Après avoir ainsi établi la perpétuité du mouvement, Descartes stipule, par une formule spéciale, qu’il doit se continuer en ligne droite. C’est sa deuxième loi et il l’énonce comme suit : « Tout corps qui se meut tend à continuer son mouvement en ligne droite », en remarquant simplement dans le texte du XXXIXe chapitre dont cette formule constitue le titre : « Cette règle, comme la précédente, dépend de ce que Dieu est immuable. »

Cette argumentation a certainement suffi pour forcer l’assentiment des contemporains : le principe d’inertie, presque immédiatement, domina la science, et ce en dépit de l’accoutumance tant de fois séculaire aux doctrines antagonistes d’Aristote. On s’en est quelquefois étonné, à tort suivant nous, Descartes, en précisant ce qui n’était qu’obscurément sous-entendu chez Galilée, a réellement et clairement exposé ce qui constitue le véritable fondement de l’inertie, ce par quoi ce principe s’impose à notre esprit.

Nous avons vu qu’à l’origine le concept de la vitesse n’est qu’un rapport entre deux termes limités, et que le mouvement apparaît comme un changement, analogue au changement de couleur. Il n’en est plus ainsi pour nous : le mouvement nous apparaît comme un état, analogue par conséquent non au changement de couleur, mais à la couleur elle-même.

On voit que cette conception se rapproche de celle de Themistius et de Cardan, pour qui l’impulsion communiquée à un corps est quelque chose d’analogue à la chaleur. On peut dire qu’il eût suffi de considérer, dans ce cas, la chaleur comme une substance ou comme un accident substantiel (ce qui était d’ailleurs, comme on sait, assez conforme à la doctrine péripatéticienne), pour que le principe d’inertie fût créé.

Cette conclusion peut sembler paradoxale. En effet, nous ne connaissons pas de principe de conservation de la couleur et, depuis la ruine de la théorie de Black, nous ne croyons plus à la conservation de la chaleur. Mais il y a, nous l’avons vu, une différence profonde entre les phénomènes du mouvement et tous les autres : ceux-là nous paraissent simples, primaires, ceux-ci, compliqués, secondaires, susceptibles d’être expliqués par les premiers qui doivent constituer le fond des choses. Quand la solution de permanganate de potasse que l’on appelait autrefois « caméléon minéral » change successivement de couleur, nous avons la conviction que ces modifications doivent avoir une cause, qu’elles sont les conséquences de changements qui se sont produits dans la substance colorante ; mais ces modifications elles-mêmes ou, en tout cas, le lien qui les rattache aux changements de couleur, peuvent rester cachés provisoirement. Il n’en est pas ainsi d’un phénomène du mouvement ; il n’y a rien « derrière ». Par conséquent, si le mouvement est un état, s’il doit se maintenir comme tout état, nous pouvons l’énoncer sous une forme absolue, en faire un principe, sans avoir à craindre l’intervention d’aucun agent mystérieux.

C’est ainsi que le mouvement devenu état se transforme aussitôt en entité, en substance, c’est-à-dire qu’en vertu du principe de causalité, notre esprit manifeste l’invincible tendance à maintenir son identité dans le temps, à le conserver. Le corps qui se déplace est « en état de mouvement ». Ce qui distingue cet état des autres, ce qui en constitue, pour suivre notre image, la nuance particulière, c’est la vitesse. Quand nous avons bien saisi cette idée, nous admettons aussitôt que la vitesse n’est pas un quotient, qu’elle n’a pas besoin de limites, mais qu’elle existe dans chaque fraction du temps si petite que nous la voulions, qu’elle est une dérivée. Et c’est ainsi la vitesse dont nous énonçons la conservation.

Voilà, semble-t-il, le vrai fondement du principe. Et quoique la possibilité d’une preuve expérimentale existe, c’est bien cet argument qui crée notre conviction si forte, si différente de celle avec laquelle nous accueillons les formules purement empiriques. C’est aussi ce sentiment obscur qu’il y a au fond du principe autre chose que de l’empirie pure, qui explique qu’on ait cherché si obstinément des démonstrations aprioriques. Par conséquent, Descartes a dévoilé l’essence du principe en le rattachant à « l’immutabilité de Dieu », à la conviction que toute chose persiste dans la nature. Il a donc non seulement le mérite d’avoir, le premier, proclamé hautement le principe, mais encore celui d’en avoir indiqué le véritable fondement. Nous avons vu, d’ailleurs, que toutes les tentatives de déduction apriorique que nous avons examinées sont également fondées sur le principe de l’identité dans le temps. Il est très curieux, à ce point de vue, d’observer la forme que Kant donne au principe. Il l’énonce : Tout ce qui est demeure tel qu’il est. C’est une formule beaucoup plus générale que celle que les physiciens désignent habituellement sous le nom de principe d’inertie, — Kant, bien entendu, le reconnaît, aussi le transporte-t-il dans la métaphysique[100], — et ce n’est évidemment que le principe même de l’identité dans le temps tel que nous l’avons défini. Schopenhauer a donc simplement résumé cet enseignement, en déclarant que le principe d’inertie est apriorique parce qu’il est une conséquence du principe de causalité[101], et Spir est resté dans la même tradition, en le déduisant directement du principe d’identité[102].

Nous pouvons maintenant répondre à la question que nous nous sommes posée : le principe d’inertie est-il a priori ou a posteriori ? Il n’est ni l’un ni l’autre, parce qu’il est l’un et l’autre à la fois. Sans doute, ce principe est susceptible, dans l’état actuel de nos connaissances, d’une démonstration empirique parfaitement valable, quoique indirecte ; mais, en fait, ce n’est pas ainsi que le principe a été établi à l’origine et, actuellement encore, cette démonstration ne constitue point la véritable base de notre conviction. Celle-ci repose sur ce que le principe est susceptible de revêtir une forme qui le fait apparaître comme dérivé du principe causal.

Ce dernier principe est, certes, apriorique. Mais ce n’est pas, nous l’avons vu, un énoncé dont on puisse directement déduire des propositions précises : c’est là ce qui rend caduques toutes les démonstrations aprioriques, de Descartes à d’Alembert et à Spir. En effet, pris à la lettre, le principe d’identité dans le temps signifierait : tout persiste, affirmation aussitôt démentie par l’expérience ; nous n’amenons un accord qu’à l’aide de cette proposition subsidiaire : tout est mouvement. Dès lors l’énoncé devient : certaines choses essentielles persistent. Mais c’est une formule indéterminée, car elle ne nous indique pas quelles sont les choses qui persistent et que, par conséquent, nous devons considérer comme essentielles. C’est l’expérience seule qui peut nous l’apprendre. Mais l’expérience joue en cette matière un rôle particulier, en ce sens qu’elle n’est pas libre, car elle obéit au principe de causalité que nous pouvons appeler avec plus de précision la tendance causale, parce qu’il manifeste son action en nous commandant de rechercher dans la diversité des phénomène quelque chose qui persiste. La formule constitue, selon l’admirable expression de M. Boutroux, non pas une loi, mais un « moule de lois ».

Nous pouvons tirer, de ce que nous venons d’exposer pour le principe d’inertie, cette conclusion générale : toute proposition stipulant identité dans le temps nous paraît a priori revêtue d’un haut degré de probabilité : elle trouve notre esprit préparé, le séduit et est immédiatement adoptée à moins d’être contredite par des faits très manifestes. Peut-être serait-il bon d’appliquer à des énoncés de cette catégorie, intermédiaires entre l’a priori et l’a posteriori, un terme spécial. Nous proposerions, faute de mieux, le terme plausible. Ainsi donc, toute proposition stipulant identité dans le temps, toute loi de conservation est plausible.

Et l’on ne saurait en vérité, à la lumière des résultats auxquels nous sommes parvenus, assez admirer la force de cette tendance. Le principe d’inertie exige que nous concevions la vitesse comme une substance. Or. c’est une conception entièrement paradoxale pour l’entendement immédiat, suivant lequel la vitesse est un simple rapport et qu’il faut violenter, pour ainsi dire, afin d’établir qu’elle peut être conçue comme une qualité. Comment se fait-il donc que notre esprit accepte si facilement, sans secousse, cette étrange notion ? La réponse ne nous semble pas douteuse : c’est parce qu’elle peut servir à satisfaire la tendance causale. Il suffit que nous puissions concevoir la conservation de la vitesse pour que la nature même de cette notion subisse aussitôt une prodigieuse transformation.

Il faut ajouter cependant que, du moins pour les modernes, la conception du mouvement comme état est fortifiée par les habitudes d’esprit que nous donne le calcul infinitésimal. Elles concourent certainement à nous faire accepter l’idée de la vitesse-dérivée. Mais on peut se demander si, sans le principe d’inertie, ces conceptions mathématiques auraient jamais pu être appliquées à la science du mouvement ; et, tout en admettant que les idées fondamentales sur lesquelles reposent les méthodes de Newton et de Leibniz existaient en germe antérieurement aux travaux de ces savants, on pourrait difficilement, semble-t-il, leur attribuer un rôle actif dans la formation du concept du mouvement-état. C’est plutôt, au contraire, cette dernière conception, née de la manière que nous venons d’exposer, qui semble avoir aidé à l’éclosion des notions qui sont le fondement du calcul infinitésimal.


  1. Tel paraît être notamment l’avis de Paul Tannery, Galilée et les principes de la dynamique. Revue générale des sciences, vol. XIII, 1901, p. 333. Cf. aussi René Berthelot, Bibliothèque du Congrès de philosophie de 1900, vol. IV, p. 99.
  2. Cf. Mabilleau, l. c., p. 210-211. M. Mabilleau a certainement raison de supposer que le passage d’Aristote transcrit par lui (Métaph. XII, 6, 1071) et où il est question du mouvement naturel des atomes, est une citation de Démocrite. La suite « il n’y a proprement ni cause ni raison de ce qui existe éternellement » exprime une opinion de l’atomiste contre laquelle Aristote a constamment protesté. Cf. aussi De generatione animalium, II, 6.
  3. Diogène de Laerte (Vies et doctrines des philosophes de l’antiquité, trad. Zévort, Paris, 1847, vol. II, p. 212) affirme expressément que Démocrite aurait déclaré que les atomes sont emportés à travers l’univers par un mouvement circulaire. — Pour la connaissance du mouvement de rotation chez les anciens, cf. plus bas p. 99.
  4. Aristote, Traité du ciel, trad. Barth. Saint-Hilaire, livre Ier, chap. 2, § 5 : « Puis donc qu’il y a un mouvement simple et que c’est le mouvement circulaire, puis donc que le mouvement d’un corps simple doit être simple aussi et que le mouvement simple doit être celui d’un corps simple… il s’ensuit de toute nécessité qu’il existe un corps simple qui, par sa propre nature, doit être doué du mouvement circulaire ». Ib., l. II, chap. Ier, § 2 : « Or, comme le mouvement circulaire est parfait en lui-même, il enveloppe tous les mouvements incomplets qui ont une limite et un point d’arrêt, n’ayant lui-même ni commencement ni fin et étant sans interruption ni repos durant l’éternité toute entière » Métaphysique, l. XII, chap. VI : « Le seul mouvement qui, dans l’espace, puisse être continu, c’est le mouvement circulaire. »
  5. Cf. plus bas p. 107.
  6. Pappus, éd. Hultsch. Berlin, 1876, livre VIII prop. 9 (vol. III, p. 1055) chap. X. — On trouvera un exposé détaillé de la théorie de Pappus chez M. Duhem. Les origines de la statique, Paris, 1905, p. 189 ss.
  7. Plutarque. Du visage qui se voit dans le disque de la lune, chap. VI, § 9. Cf. Appendice II, p. 415.
  8. Cf. plus bas p. 107.
  9. Cf. Appendice II, p. 416.
  10. Cf. Wohlwill. Die Entdeckung des Beharrungsgesetzes, Zeitschrift fuer Vœlkerpsychologie, t. XIV, p. 379.
  11. Questiones mechanicae, éd. Van Cappelle. Amsterdam, 1812, chap. IX, p. 433.
  12. Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, II adversus physicos, sectio II, De motu, § 55 ss. Opera, éd. Fabricius. Leipzig, 1718, p. 643.
  13. Ib., § 57.
  14. Ib.Rosenberger (Geschichte der Physik, Braunschweig, 1884, vol. I, p. 48) croit que l’absence des conceptions qui résultent pour nous du principe d’inertie a été une des raisons déterminantes du triomphe des théories géocentriques dans l’astronomie des anciens. Seuls les philosophes pouvaient envisager le mouvement de la terre ; les Alexandrins, habitués à observer, devaient s’écarter forcément d’une telle conception. — On ne peut pas dire que cette opinion se trouve contredite par l’exposé de Sextus Empiricus. Il semble, en effet, que ces théories ne soient écloses que tout à fait sur le tard et qu’elles aient été considérées comme une sorte de paradoxe, susceptible de jeter un doute sur des conceptions que le bon sens acceptait comme fermement établies, mais qui ne pouvait servir de base à aucun énoncé précis.
  15. Nic. Cusanus. Opera. Bêle, 1565, chap. 10-12, p. 38 ss.
  16. Cf. plus bas p. 104 et 128.
  17. Cusanus, l. c., p. 212-214.
  18. Nic. Copernici De revolutionibus orbium cœleslium, libri VI. Thorn, 1873, chap. VIII, p. 23.
  19. Bernardini Telesii Cosentini De rerum natura, etc. Naples, 1570, livre II, chap. 50, p. 85.
  20. Cf. Appendice III, p. 421 ss.
  21. Carpentarus. Philosophia libera, 2e éd. Oxford, 1622, p. 67. — Sur l’emploi de la preuve par l’absurde, cf. plus bas p. 107.
  22. Le livre de Hiérome Cardanus, médecin milanais, de la Subtilité, trad. Richard Le Blanc, Paris, 1556, f. 47. Le terme que Le Blanc a rendu par impétuosité est impetus. Cf. Hier. Cardani De subtilitate. Nuremberg, 1550, p. 56.
  23. Io. Baptisti Benedicti Diversorum speculationum liber. Turin, 1585, p. 160 ss.
  24. Cf. Duhem. Les origines de la statique. Paris, 1905, pp. 108, 109.
  25. Rosenberger. Geschichte der Physik, vol. I, p. 422. — La conception courante était moins logique, mais, par là même, moins contraire à l’évidence : on reliait les deux droites par un arc de cercle. On trouvera l’image de la trajectoire ainsi conçue chez Cardan, trad. Le Blanc, § 49.
  26. Benedetti, l. c. « Verum idem est, impressum illum impetum paulatim decrescere… »
  27. Galilée. Sermones de motu gravium, Œuvres. Florence, 1842-56, vol. XI, p. 33.
  28. Cf. E. Wohlwill. Die Entdeckung des Beharrungsgesetzes. Zeitschrift fuer Voelkerpsychologie, vol. XV, 1884, p. 110.
  29. E. Wohlwill, p. 124.
  30. Ib., p. 403 ss.
  31. Cf. plus bas, p. 128.
  32. Cf. Duhem. Les origines de la statique, p. 332.
  33. Sur l’historique du principe d’inertie on trouvera d’utiles indications chez Rosenberger. Geschichte der Physik. Brunswick, 1884 et chez Lasswitz, Geschichte der Atomistik. Hambourg, 1890, vol. II, p. 19 ss. Pour Galilée et Descartes nous avons surtout suivi Wohlwill, l. c., dont l’appréciation nous semble très équitable. Cf. aussi P. Tannery. Galilée et les principes de la dynamique. Revue générale des sciences, vol. XIII, 1901, p. 333.
  34. Descartes. Principes. Paris, 1668, 2e partie, § 43, p. 92. « [Un corps] lorsqu’il est en repos a de la force pour demeurer en ce repos et pour résister à tout ce qui pourrait le faire changer. De même que lorsqu’il se meut, il a de la force pour continuer de se mouvoir, avec la mesme vistesse et vers le mesme costé. »
  35. D’Alembert. Dynamique, 2e éd. Paris, 1757, p. 3.
  36. Lotze. System der Philosophie. Leipzig, 1874-79. Metaphysik, p. 311. Lotze paraît d’ailleurs avoir quelque peu changé d’avis sur ce point. Cf. id. Grundzuege der Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig, 1889, p. 11.
  37. Aristote. Physique, trad. Barthélémy Saint-Hilaire, l. IV, chap. xi, § 8. « On peut observer que les projectiles continuent à se mouvoir, sans que le moteur qui les a jetés continue à les toucher, soit à cause de la réaction environnante, comme on dit parfois, soit par l’action de l’air qui, chassé, chasse à son tour, en produisant un mouvement plus rapide que n’est la tendance naturelle du corps vers le lieu qui lui est propre. Mais, dans le vide, rien de tout cela ne peut se passer et nul corps ne peut y avoir un mouvement que si ce corps est sans cesse soutenu et transporté comme le fardeau que porte un char. § 9. Il serait encore bien impossible de dire pourquoi, dans le vide, un corps mis une fois en mouvement pourrait jamais s’arrêter quelque part. Par conséquent, ou il restera nécessairement en repos ou nécessairement, s’il est en mouvement, ce mouvement sera infini si quelque obstacle plus fort ne vient à l’empêcher. »
  38. Herbert Spencer. First Principles. Londres, 1863, p. 246.
  39. Paul Tannery. Revue générale des sciences, XII, 1901, p. 334.
  40. Duhem. La théorie physique. Paris, 1906, p. 434.
  41. Cf. Tannery, l. c. Tout récemment le colonel Hartmann (Bull. Soc. phil., 5e année, 1905, p. 403 ss.) a développé une théorie fort remarquable du mouvement mécanique faisant entièrement abstraction du principe d’inertie tel que nous le formulons actuellement et basée au contraire sur ce que le corps et le milieu constituent un ensemble indivisible, le mouvement du corps étant dû à l’existence, dans l’espace environnant, d’éléments matériels, « qui, à partir du moment où il est libéré, provoquent d’abord et entretiennent ensuite son déplacement ».
  42. Cf. p. 99. — On sait que Descartes l’a formulée avec beaucoup de rigueur. Principes. Paris, 1668, IIe partie, chap. xxviii, titre : « Que le mouvement en sa propre signification ne se rapporte qu’aux corps qui touchent celuy qu’on dit se mouvoir. »
  43. Kant. Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. Andler et Chavannes. Paris, 1891, p. 21.
  44. Ib., p. 14 ; cf. ib., p. 87.
  45. Kant, loc. cit., p. 76.
  46. Maxwell. Matter and Motion. Londres, 1902, p. 36.
  47. Descartes. Œuvres, éd. Cousin. Paris, 1829, t. VI, p. 216. Lettre à Mersenne (1632).
  48. Descartes. Principes. Paris, 1668, IVe partie, chap. xxi-xxii, p. 301.
  49. Newton. Principes, trad. Du Chastellet. Paris, 1759, p. 13.
  50. Ib., p. 8.
  51. Newton paraît avoir adopté dans cette question les idées de Henry More sur la réalité de l’espace vide. Cf. à se sujet Ludw. Lange, Die geschichtliche Entwicklung des Bewegungsbegriff’s, etc. Leipzig, 1886, p. 44.
  52. Henri Bergson. Introduction à la métaphysique. Revue de Métaphysique, XI, 1903, p. 2.
  53. Berkeley. De motu, Works, éd. Fraser. Londres, 1871, vol. III, § 69. « Concipiantur porro duo globi, et praeterea nil corporeum, existere. Concipiantar deinde vires quomodocunque applicari : quicquid tandem per applicationem virium intelligamus, motus circularis duorum globorum circa commune centrum nequit per imaginationem concipi. Supponamus deinde cœlum fixarum creari : subito ex concepto appulsu globorum ad diversos cæli istius partes motus concipietur. »
  54. E. Mach. La mécanique, trad. Émile Bertrand. Paris, 1904, p. 225. M. Mach, il est vrai, s’affirme partisan de la relativité de l’espace, mais c’est dans un sens très particulier. L’idée qu’il rejette revient à celle que nous avons qualifiée d’espace absolu métaphysique.
  55. On pourrait affirmer, à la rigueur, que l’instauration intégrale du principe d’inertie, dans le sens que nous lui donnons actuellement, ne date que de cet exposé de Newton, Descartes, nous l’avons vu, ayant considéré la rotation de la terre comme un mouvement relatif.
  56. L. Euler. Theoria motus. Rostock, 1765, chap. II, § 78 ss.
  57. Poinsot. Théorie nouvelle de la rotation des corps. Paris, 1852, p. 51.
  58. Carl Neumann. Ueber die Principien der Galilei-Newton’schen Theorie. Leipzig, 1870.
  59. Cf. par exemple Lodge, dans Nature, vol. LVII, 1894 ; A. B. Basset ib. ; Andrade. Les idées directrices de la mécanique. Revue philosophique, vol. XLVI, 1898, p. 400, et surtout Painlevé. Les axiomes de la mécanique et le principe de causalité. Bulletin de la Société française de philosophie, 5e année, 1905, p. 27 ss. — Cf. aussi Henri Bergson, Matière et Mémoire, Paris, 1903, p. 214.
  60. Sans doute, M. H. Poincaré a formulé l’opinion générale des physiciens contemporains en affirmant que le fait qu’on peut mesurer la vitesse de rotation absolue « choque le philosophe », mais que le physicien est forcé de l’accepter (Des fondements de la géométrie, Revue de métaphysique, vol. VII, 1899, p. 269).
  61. Newton, l. c., p. 17.
  62. Neumann, l. c., p. 14.
  63. Il semble bien qu’à un moment donné la science a connu un principe, au moins sous-entendu, qu’on pourrait qualifier de principe de la relativité du mouvement. Nous avons cherché à en préciser la portée (Cf. Appendice III) et l’on verra qu’il ne se confond nullement avec notre principe d’inertie actuel.
  64. H. Streintz. Die physikalischen Grundlagen der Mechanik. Leipzig, 1883, p. 24-25.
  65. Cf. p. 20.
  66. Euler, l. c., § 100.
  67. On trouvera Revue générale des sciences, 1904, p. 881, la description d’un appareil nouveau, mais basé également sur le principe du gyroscope.
  68. Cette conception présente encore l’inconvénient de faire dépendre la mesure du temps du principe d’inertie (cf. plus haut p. 20 ss).
  69. E. Mach. La Mécanique, trad. Bertrand. Paris, 1904, p. 233, cf. aussi Kleinpeter, Arch. fuer systematischc Philosophie, VI, 1900, p. 469.
  70. Neumann, l. c.
  71. Euler, l. c., § 99.
  72. Newton, l. c., p. 8.
  73. Cf. p. 50.
  74. H. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 201.
  75. Duhem. L’évolution de la mécanique. Paris, 1903, pp. 10-11, 218-219.
  76. Aristote. Physique, l. VIII, chap. II, § 2.
  77. id. Traité du Ciel, l. III, chap. II, § 2.
  78. L. Euler. Lettres à une princesse d’Allemagne. Paris, 1812, vol. I, p. 322.
  79. Laplace. Mécanique céleste, Œuvres. Paris, 1878, § 9.
  80. Poisson. Traité de mécanique, 2e éd. Paris, 1833, p. 207.
  81. On sait que les astronomes ont longtemps cherché une force qui fit mouvoir les planètes (cf. Appendice III, p. 417, ss). Borelli en 1666 émit le premier l’idée qu’elles se déplaçaient simplement sous l’action de l’inertie, combinée avec une force centripète, dirigée vers le soleil. Cf. Rosenberger, l. c., vol. II, p. 166 et Duhem. La théorie physique, p. 407-408.
  82. Duhamel. Cours de mécanique, 3e éd. Paris, 1862, p. 19.
  83. Duehring. Kritische Geschichte der allgemeinen Prinzipien der Mechanik. Berlin, 1872, p. 32.
  84. Lotze. Grundzuege der Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig, 1889, p. 13-14. Cf. Ib., p. 354 « es ist eine ortsbestimmende Kraft. »
  85. Duehring, l. c.
  86. Berkeley. Works, éd. Fraser. Londres, 1871, vol. III. De motu, § 29.
  87. Moleschott. La circulation de la vie, trad. Gazelles. Paris, 1866, p. 96. On peut rapprocher de l’affirmation de Moleschott cette incidente de Maupertuis, Cosmologie, Œuvres. Lyon, 1756, vol. I, p. 33 : «… quoiqu’il fût absurde de dire qu’une partie de la matière qui ne peut se mouvoir elle-même, en pût mouvoir une autre. »
  88. On sait que la théorie de la matière du Dr Gustave Le Bon est entièrement basée sur l’hypothèse d’un mouvement extrêmement rapide des particules, mouvement qui se manifesterait au dehors dans certaines conditions. Cf. Le Bon. L’évolution de la matière. Paris, 1905, passim.
  89. Cf. p. 107.
  90. Maxwell. Matter and Motion. Londres, 1902, p. 36.
  91. St. Mill. A System of Logic. Londres, 1884 p. 160.
  92. Hegel. Naturphilosophie, § 269, Werke. Berlin, 1842, vol. VII. Cf. P. G. Tait. Les progrès récents de la physique. Paris, 1886, p. 15.
  93. Cf. à ce sujet p. 123, note 4.
  94. P. Tannery. Galilée, Revue générale des sciences, vol. XII, 1901, p. 335-337.
  95. Galilée. Dialogo interno ai due massimi sistemi, Œuvres. Florence, 1841, vol. I, p. 165 ss. Lettre à Ingoli, ib., vol. II p. 99 ss.
  96. Galilée. Massimi sistemi, p. 206.
  97. Galilée, ib., vol. XIII, p. 323.
  98. Galilée, ib., p. 454.
  99. Ib. p. 200. « At in plano horizontali motus est æquabilis cum nulla ibi sit causa accelerationis aut retardationis… Attendere insuper licet quod velocitatis gradus quicunque in mobili reperiatur, est in illo suapte natura indelebiliter impressus dum externæ causæ accelerationis aut retardationis tollantur, quod in solo horizontali plano contingit… Ex quo pariter sequitur motum in horizontali esse quoque aeternum. »
  100. Cf. plus bas p. 159.
  101. « Das a priori gesicherte, weil aus der Causalitæt folgende Gesetz der Traegheit. » Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung, éd. Frauenstædt. Leipzig, 1877, vol. I, p. 79.
  102. Spir. Pensée et réalité, p. 411, 419, cf. Préface de Penjon, p. IX.