Homélies sur Ozias ou touchant les Séraphins
HOMELIES SUR OZIAS OU TOUCHANT LES SÉRAPHINS.
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Savilius regarde les cinq premières des homélies suivantes comme également authentiques. Cependant le silence du Catalogus Augustanus laisse place au doute en ce qui concerne la quatrième, et l’on peut affirmer, en tout cas, que c’est mal à propos qu’elle a été intercalée entre la troisième et la cinquième avec lesquelles elle ne forme pas suite.
L’ordre général dans lequel sont disposées ces six homélies n’est point d’ailleurs l’ordre chronologique. C’est ce q ! e le savant Tillemont a parfaitement démontré. La première, loin de se relier à la seconde, parait avoir été prononcée à une époque bien postérieure, dans un temps où l’Empire, livré à de faibles mains, était déjà envahi par les barbares. Saint Jean Chrysostome fait un tableau de ce temps de revers et de désastres qui permet de rapporter celte homélie au règne d’Arcadius, lequel commença en l’an 395. On peut ajouter que, dans cette première homélie, l’histoire d’Ozias n’arrive qu’incidemment, de sorte que le plan même dit discours lui assigne une date toute différente. D’ailleurs cette date reste incertaine, il en est de même du lieu où l’homélie fat prononcée, on hésite entre Antioche et Constantinople.
L’homélie suivante, qui est la seconde de la série, parait avoir été prononcée à Antioche. On conclut en effet des termes dont Chrysostome se sert pour annoncer qu’il va céder la parole à nu autre orateur, que cet orateur n’était autre que Flavien, l’évêque d’Antioche. D’autre part, la comparaison que fait le Saint entre son inexpérience et l’expérience consommée de celui qui va le remplacer dans la chaire a fait croire à Tillemont que saint Jean Chrysostome débutait alors dans le sacerdoce. Des éditeurs modernes ont jugé que c’était là un indice bien léger, il est clair qu’on ne saurait en tirer une date précise, mais ce n’est pas à dire qu’il ne faille en tenir aucun compte. A cet indice qu’ils rejettent, les mêmes éditeurs en out substitué un autre emprunté à ces mots du prédicateur : mais je parlerai des noms dans un autre temps (il s’agit de l’addition d’une lettre au nom d’Abram), et ils en concluent que la présente homélie dut être prononcée la même année que celle qui a pour sujet, le changement des noms, peut-être aurait-il mieux valu se borner à dire que ce dernier discours est certainement postérieur à celui qui nous occupe et que probablement il le suivit d’assez prés. Il n’y a donc pas lieu, ce semble, de s’arrêter à la date de 388, proposée par les mêmes critiques, d’ailleurs à titre de simple conjecture.
La troisième homélie parait avoir été prononcée peu de temps après la seconde, cette fois encore l’évêque Flavien prit la parole après saint Jean Chrysostome, l’auditoire était donc encore composé des habitants d’Antioche. – Flavien parla des martyrs, avant lui saint Jean Chrysostome avait entretenu les fidèles d’Ozias et des séraphins, ou plutôt encore de l’orgueil du roi Ozias, orgueil qui causa sa perte.
L’homélie qui vient en quatrième lieu ne se relie aucunement à la cinquième, ainsi que nous l’avons déjà fait pressentir plus haut ; en effet, bien qu’il y soit question d’Ozias vers le milieu, rien n’indique ni une date commune ni un même lieu ; on peut même croire que cette quatrième homélie fut prononcée à Constantinople, car les termes par lesquels saint Jean Chrysostome caractérise la ville où il parle ne permettent guère de songer à Antioche, en dépit de la conjecture hasardée, timidement d’ailleurs, par Tillemont. Il faudrait donc déplacer ce discours, n’était l’autorité, sinon unanime, au moins générale, des manuscrits. Ajoutons que saint Jean Chrysostome parait l’avoir prononcée dans le fort de l’été.
La cinquième homélie s’adapte exactement à la troisième et parait y faire suite, contrairement à ce que nous avons remarqué au sujet de la quatrième.
La sixième enfin s’enchaîne parfaitement à la cinquième, elle fut prononcée à Antioche à l’approche du Carême.
Érasme a donné des cinq premières homélies une traduction latine qui a été reproduite avec des corrections dans l’édition Migne, la sixième a été mise en latin par Fronton du Duc.
PREMIÈRE HOMÉLIE.
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A LA LOUANGE DES FIDÈLES QUI SE SONT RENDUS A L’ÉGLISE, SUR LE BON ORDRE À OBSERVER DANS LE CULTE DIVIN, ET SUR LE TEXTE : « J’AI VU LE SEIGNEUR ASSIS SUR UN TRONE ÉLEVÉ ET SUBLIME. »
ANALYSE.
modifier- 1. Félicitations adressées aux auditeurs sur leur empressement à venir à l’Église.
- 2. Exhortation morale sur la contenance que l’on doit garder à l’Église. Que l’allégresse doit être mélangée de crainte chez les fidèles. Exemple des anges.
- 3. Explication du texte d’Isaïe. – Altitude des séraphins en présence de Dieu.
- 4. Funeste influence des spectacles. Vains subterfuges de ceux qui prétendent y assister sans péril. – Coupable irrévérence de ceux qui s’entretiennent d’affaires mondaines à l’Église, que le malheur des temps n’est point une excuse admissible, que la faute en est d’ailleurs au peuple, plutôt qu’à ses chefs.
- 5. Exemples relatifs à la proposition précédente, empruntés à l’Écriture sainte. – Histoire d’Achar.
- 6. Punition d’Achar. – C’est donc nous-mêmes que nous devons accuser avant tout, même des malheurs publics. Dispositions intérieures et maintien exigés du fidèle présent à l’Église :
1. Je vois que vous montrez beaucoup de zèle à mettre en pratique les conseils que je vous ai donnés l’autre jour. Aussi est-ce avec ardeur que, de mon côté, je jette la semence de l’instruction, fortifié par les bonnes espérances que font naître en moi ces dispositions. Quand le cultivateur qui s’est fatigué à répandre la graine, voit la terre fécondée se couvrir d’épaisses moissons, il oublie ses récents labeurs ; l’appât du gain l’excite à continuer ses travaux, à pourvoir à la conservation de sa récolte. Et combien plus profitable, combien plus lucrative n’est point la culture qui nous occupe ? La culture de la terre, par l’abondance de fruits matériels qu’elle procure, subvient à la nourriture des corps : notre culture, à nous, en semant l’enseignement de la parole, en multipliant les dons de l’esprit, assure des provisions spirituelles, des vivres inépuisables et à l’abri des avaries, des trésors d’abondance garantis contre les ravages du temps, et placés sous la garde d’une providence ineffable, trésors dont il n’est donné qu’à l’esprit de jouir. Voilà le revenu que je tire de mes travaux, voilà les trésors que je mets en réserve pour votre charité. Lorsque je les vois s’accroître en vous, comment ne me réjouirais-je pas ? ce n’est donc pas en vain que je répands la graisse, ce n’est pas en pure perte que j’ai pris de la peine, la terre où je sème est grasse et fertile, et propre à donner des fruits. Mais d’où me vient cette idée, que je fais un gain pareil ? qu’est-ce qui me fait juger que mes discours produisent des actes ? C’est votre empressement actuel, c’est le zèle avec lequel vous prenez possession de cette église ; notre mère à tous ; ce sont ces stations nocturnes et prolongées, c’est cette assiduité avec laquelle à l’imitation du chœur angélique, vous offrez au créateur une perpétuelle adoration. O présents du Christ ! Là-haut, des armées d’anges chantent l’hymne de gloire : ici-bas, dans les églises, des hommes pareillement réunis en chœurs chantent le même hymne à leur exemple. Là-haut les séraphins font retentir l’hymne trois fois saint : ici-bas la foule des humains envoie au ciel les mêmes louanges ; c’est comme une fête qui réunit ensemble les habitants des cieux et les habitants de la terre : reconnaissance, allégresse, chœurs joyeux, tout est commun. En effet, ce concert, c’est l’ineffable condescendance du Maître qui l’a formé, c’est le Saint-Esprit qui l’a composé ; c’est la gloire du Père qui en a combiné l’harmonie : c’est d’en haut qu’il tient la beauté de ses mélodies ; c’est la Trinité qui le fait vibrer, comme l’instrument touché par la verge d’ivoire, et lui fait rendre ces modulations délicieuses et célestes, ces chants angéliques, cette éternelle symphonie. Voilà le résultat de notre empressement à l’Église, voilà le fruit de nos réunions ? Voilà pourquoi je me réjouis en considérant l’éclat de cette solennité ; je me réjouis en voyant ce bonheur qui remplit vos âmes, cette joie spirituelle, cette allégresse selon Dieu. Car rien ne répand autant de charme sur notre vie, que le contentement que nous goûtons à l’église. A l’église se conserve la joie de ceux qui sont dans la joie : à l’église se trouve le bonheur pour les affligés ; à l’église la gaîté pour les souffrants ; à l’église le rafraîchissement pour ceux qui sont las ; à l’église le repos pour ceux qui succombent. « Venez ici près de moi, est-il écrit, vous tous qui êtes fatigués et accablés ; et je vous donnerai le repos. » (Mt. 2,28) Quoi de plus aimable que cette parole ? de plus doux que cet appel ? C’est à un festin que le Maître vous appelle, en vous appelant à l’église, c’est au repos qu’il vous convie en place de vos fatigues, c’est en récréation qu’il change vos peines, alors qu’il allège le faix de vos péchés ; les délices triomphent de votre chagrin, la gaîté guérit votre douleur d’ineffable sollicitude ! ô appel céleste ! Hâtons-nous donc, mes chers frères, de montrer encore un redoublement d’ardeur, et en même temps, de ne point perdre de vue, en contentant notre zèle, les règles de la convenance et le but que nous devons nous proposer. C’est le sujet dont je veux aujourd’hui vous entretenir : sujet déplaisant en apparence, mais utile en réalité bien loin qu’il doive vous paraître importun. Ainsi agissent les pères qui chérissent leurs enfants : ils ne s’occupent pas seulement de leur procurer des plaisirs d’un instant, ils ne craignent pas quelquefois de leur faire de la peine : ils ne se bornent pas à leur recommander les pratiques dont l’utilité est manifeste d’elle-même celles même qui paraissent gênantes, mais auxquelles il est salutaire de se conformer, ils les leur enseignent avec une grande sollicitude, et exigent d’eux qu’ils les observent exactement. Que si nous prolongeons ce préambule, c’est pour que la peine que nous prenons ici ne soit pas perdue, c’est pour ne pas nous consumer en luttes et en veilles inutiles, c’est pour que nos paroles ne se perdent pas dans l’air après avoir retenti plutôt à notre détriment qu’à notre profit. En effet, le marchand qui part pour de lointains voyages, qui affronte tous les efforts des vents et tous les soulèvements des vagues, ne se résignerait pas à s’exposer en pure perte à de pareilles épreuves : s’il fend les vagues, s’il brave les périls, s’il change de lieu sans cesse, s’il passe toutes ses nuits sans dormir, c’est pour que son trafic l’enrichisse. De telle sorte que si, loin de trouver de l’avantage et de retirer un gain, il est encore menacé de perdre son capital, il est impossible qu’il lève l’ancre et coure se jeter au milieu de ces innombrables périls.
2. Convaincus de ces vérités, entrons ici avec le respect convenable, si nous ne voulons au lieu d’obtenir la rémission de nos péchés, revenir chez nous chargés de péchés nouveaux. – Qu’est-ce donc qui est demandé, exigé tic nous ? C’est lorsque nous chantons les hymnes divins, d’offrir cet hommage avec un sentiment de crainte profonde et un extérieur qui respire la piété. En effet, il y a ici des personnes, lesquelles, je le pense, ne sont pas inconnues à votre charité, qui manquent de respect à l’égard de Dieu, et ne voyant dans les paroles de l’Esprit que des propos vulgaires, poussent des cris désordonnés et se conduisent véritablement comme des insensés, à voir l’agitation, les mouvements en tout sens de toute leur personne et dénotent par là des dispositions Lien différentes d’un état vraiment spirituel. Malheureux, infortuné que tu es ! Quand c’est avec crainte et tremblement que tu devrais mêler ta voix aux louanges angéliques, quand c’est en frissonnant que tu devrais faire ta confession au Créateur afin d’obtenir par ce moyen le pardon de tes fautes, voici que tu transportes en ce lieu les postures des mimes et des danseuses, comme eux agitant les bras au mépris des bienséances, trépignant des pieds et disloquant ton corps par mille contorsions. Et comment n’éprouves-tu ni crainte ni effroi en bravant ainsi la sainte parole ? ne songes-tu pas que Dieu lui-même est ici, invisible et présent, qu’il surveille les mouvements de chacun, qu’il lit dans sa conscience ? Ne songes-tu pas que des anges assistent à ce redoutable banquet, et entourent cette table tout pénétrés de crainte ? mais non, tu ne songes point à cela, parce que les propos et les spectacles du théâtre ont fait la nuit dans ta pensée ; voilà pourquoi tu mêles ce qui se fait là-bas aux rites de l’Église : voilà pourquoi par des cris indistincts tu trahis le désordre de ton âme. Comment donc pourras-tu demander la rémission de tes péchés ? comment pourras-tu attirer sur toi la miséricorde du Maître, quand c’est avec une pareille négligence que tu lui présentes ta requête. « Dieu ayez pitié de moi », dis-tu, et tu montres des dispositions faites pour éloigner la pitié. « Sauvez-moi », cries-tu, et tu affectes une posture propre à écarter le salut. De quoi servent pour la prière ces mains continuellement élevées en l’air ou balancées indécemment, ces cris violents, ces efforts de voir qui ne font que rendre la parole indistincte ? N’est-ce point ainsi que se tiennent les prostituées des carrefours ? N’est-ce point ainsi que crient les acteurs dans les théâtres ? Comment peux-tu donc à ces angéliques hommages mêler les jeux des démons ? Comment ne rougis-tu point lorsque tu t’entends proférer toi-même cette parole : « Servez le Seigneur dans la crainte et célébrez-le avec tremblement. » (Ps. 2,11) Est-ce le servir avec crainte, que de se laisser ainsi aller à la dissipation, aux mouvements déréglés, que de ne pas savoir toi-même ce que signifient ces éclats désordonnés de ta voix ? C’est là le fait de ce mépris, non de la crainte, de l’arrogance, non de l’humilité ; c’est se divertir, plutôt que louer Dieu, qu’est-ce donc que servir Dieu dans la crainte ? C’est apporter, fidèle en tout aux recommandations divines, de la crainte et du recueillement à l’exécution de celle-ci, c’est offrir ses prières avec un cœur contrit et une âme humiliée. Et ce n’est pas seulement de le servir dans la crainte, c’est encore de se réjouir en lui, avec tremblement que l’Esprit-Saint nous prescrit par la bouche du Prophète. En effet, comme en général, l’accomplissement d’un devoir produit de la joie chez l’homme vertueux, il a soin de dire que, en ce qui regarde ce devoir particulier, il convient de l’accomplir avec crainte et tremblement, de peur qu’en nous abandonnant au relâchement de la sécurité nous ne perdions le fruit de nos peines, et qu’en même temps nous n’excitions la colère divine. Mais comment faire, dira-t-on, pour se réjouir avec tremblement ? Ces deux choses ne sauraient se trouver réunies, tant est grande la différence qui les sépare. On appelle joie la satisfaction des désirs, la jouissance des choses qui plaisent, l’oubli de celles qui chagrinent ; crainte, au contraire, cette appréhension des maux prévus, à laquelle est en proie une conscience qui s’accuse. Comment donc peut-on se réjouir avec crainte, et non seulement avec crainte, mais encore avec tremblement, ce qui est un redoublement de crainte et un signe de mortelles angoisses.
Comment cela se peut-il faire, dites-vous ? Les séraphins eux-mêmes vous l’enseignent : car c’est ainsi qu’en fait ils s’acquittent de leur ministère. Ces êtres qui jouissent de l’ineffable gloire du Créateur, qui contemplent son incomparable beauté (non sans doute telle qu’elle est réellement : car nulle créature ne saurait la comprendre, ni la contempler, ni la figurer, et il serait absurde de s’en faire cette idée ; mais autant qu’ils en sont capables, autant qu’il leur est donné de percevoir la lumière des rayons éternels) ; ces êtres donc, continuellement occupés de leur ministère autour du trône royal, vivent dans une joie perpétuelle, dans un éternel contentement, dans une allégresse incessante, toujours tressaillant de plaisir, et chantant les louanges du Très-Haut. Être en présence d’une telle gloire, être inondés par la splendeur qui en jaillit, voilà leur joie, voilà leur allégresse, leur bonheur, leur gloire. Peut-être cela vous charme-t-il, peut-être le désir de cette gloire s’allume-t-il en vous.
3. Eh bien ! si vous voulez écouter celui qui vous exhorte, et prendre part avec respect aux louanges qui se chantent ici-bas, vous ne serez point privés de cette joie incomparable ; car c’est le même Dieu qu’on célèbre sur terre et dans les cieux. « Le ciel et la terre », dit l’Écriture, « sont remplis de ses louanges. » (Is. 6,3) Comment donc ces êtres qui jouissent d’un tel contentement peuvent-ils y mêler de la crainte ? Écoutez ce que dit le Prophète : « J’ai vu le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. » Pourquoi après avoir dit qu’il est élevé, l’appelle-t-il encore sublime ? Est-ce que le mot « élevé » ne suffisait point pour peindre la chose, et montrer ce qu’a d’éminent une pareille majesté. Pourquoi donc ajouter « sublime. ? » C’est pour montrer ce que ce trône a d’incompréhensible. En effet chez nous le mot « élevé » implique l’idée d’une comparaison avec les objets bas et inférieurs : par exemple, les montagnes sont élevées relativement aux plaines et aux endroits creux, le ciel est élevé puisqu’il domine toutes les choses d’ici-bas : au contraire, ce qui est sublime, éminent, n’appartient qu’à cette incompréhensible nature, qu’il n’est possible ni d’entendre ni d’expliquer : de là ces mots « J’ai vu le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. » Et qu’avez-vous vu encore, ô Prophète ? Qu’avez-vous aperçu autour de lui ? « Et les séraphins », continue-t-il, « étaient debout autour de lui. » Que faisaient-ils ? Que disaient-ils ? Quelle confiance montraient-ils ? Aucune confiance, répond le Prophète, mais une crainte, un saisissement extrême, une terreur indicible qui se manifestait par leur maintien même. De leurs deux ailes ils se cachaient le visage, à la fois pour se protéger contre les rayons que lançait le trône, et dont ils ne pouvaient supporter l’éclat irrésistible, et d’autre part, de manière à laisser voir le respect qu’ils ont eux-mêmes pour le Maître.
J’ai dit quelle est leur joie, quel est leur contentement, et néanmoins ils cachent non seulement leur visage, mais jusqu’à leurs pieds. Et pourquoi cela ? Quant aux yeux, cela s’explique par l’objet redoutable qui est devant eux, par l’impossibilité de soutenir l’éclat de la gloire inaccessible ; mais pourquoi se couvrir les pieds ? J’aurais voulu vous laisser cette question à examiner, afin d’occuper vos esprits à la résoudre, et de les animer à la recherche des vérités spirituelles ; mais je crains, en laissant votre pensée préoccupée de ce sujet, de vous distraire de l’exhortation, en sorte qu’il faut bien vous expliquer l’énigme. Pourquoi donc se œuvrent-ils les pieds ? C’est une suite de leur empressement à montrer leur piété vis-à-vis du Créateur ; de là ces angoisses qu’ils s’efforcent de manifester par leur attitude, leur voix, la direction de leurs regards, comme aussi en restant debout. Et comme en dépit de tout cela ils ne peuvent réussir à réaliser leur désir, ni à faire leur devoir, ils dissimulent leur incapacité en se voilant de toutes parts. Avez-vous compris mon explication, ou faut-il que je la reprenne ? Pour la rendre plus claire, j’aurai recours aux exemples qui sont sous nos yeux. Quelqu’un se fait-il présenter à un monarque terrestre, il cherche tous les moyens de lui témoigner un grand respect, afin de s’attirer par là une faveur plus signalée. Dans cette vue, il combine et les mouvements de sa tête et les inflexions de sa voix, il a soin de tenir ses mains jointes et ses pieds rapprochés, en un mot de composer toute son attitude, de manière à exprimer cette vénération. Il en est ainsi de ces puissances incorporelles. Dans leur vif désir d’attester leur respect envers le Créateur, dans leurs efforts de tout genre pour y parvenir, ne pouvant y réussir néanmoins, ils cachent sous un voile leur impuissance à réaliser leur désir. Voilà pourquoi l’on dit qu’ils se cachent et le visage et les pieds. Ces paroles se prêtent d’ailleurs à une autre considération appartenant à l’ordre mystique : il ne faut pas entendre par là que les anges aient des pieds, un visage (ils sont incorporels ainsi que la Divinité). Le Prophète voulu indiquer par ce langage, qu’ils se recueillent de toutes parts sur eux-mêmes, qu’ils servent le Maître avec crainte et avec une pieuse retenue. C’est ainsi que nous devons nous présenter nous-mêmes devant lui, quand nous lui offrons de semblables hommages ; nous devons craindre, trembler, nous figurant que nous le voyons lui-même avec les yeux de l’esprit. Et n’est-il pas présent ici, en effet, Celui qu’aucun lieu ne renferme, ne prend-il pas note des paroles que chacun profère ? C’est donc avec cette contrition, dans cette humilité du cœur, que nous devons chanter ses louanges, afin de les rendre agréables et d’envoyer au ciel comme le parfum d’un encens odorant. « Dieu », dit l’Écriture, « ne méprisera point un cœur contrit, et humilié. » (Ps. 50,19) Cependant, dira-t-on, le Prophète nous exhorte à célébrer Dieu avec jubilation : que « toute la « terre célèbre le Seigneur avec jubilation. » (Ps. 65,4) Mais ce que nous proscrivons, ce n’est point une pareille jubilation, ce sont les cris indistincts ; ce n’est point la voix de la glorification, c’est la voix du tumulte, ce sont les disputes, les mains agitées en l’air hors de propos, les piétinements, les attitudes molles ou indécentes, où se complaisent les désœuvrés au théâtre et dans les hippodromes. De là nous viennent ces enseignements funestes, de là ces vociférations irrévérencieuses et déplacées, de là ces gestes désordonnés, ces querelles, ces disputes, ces attitudes malséantes.
4. En effet rien ne dispose autant au mépris de la parole divine que les divertissements qu’on va chercher dans ces spectacles. C’est pour cette raison que j’ai exhorté plus d’une fois quiconque entre ici, quiconque jouit de l’enseignement divin, quiconque participe au redoutable et mystérieux sacrifice, à ne point porter ses pas dans ces théâtres, à ne point mêler les mystères de Dieu aux mystères des démons. Mais il y a des hommes si insensés que, même revêtus des apparences de la sagesse, même avancés en âge, ils ne craignent pas de déserter l’Église pour ces lieux, sans égard à nos paroles, sans respect pour leur propre extérieur. Si nous venons à leur alléguer cette considération, à les exhorter au respect de leurs cheveux blancs et de la sagesse, quelle est leur sotte et ridicule réponse ? Ces spectacles, disent-ils, offrent l’image de la victoire et des couronnes de la vie future, et nous en retirons la plus grande utilité. – Que dis-tu là, mon ami ? Ce n’est qu’une vieillerie spécieuse et funeste. D’où pourrait provenir cette utilité ? De tant de querelles, de tant de serments prodigués à la légère pour le malheur de ceux qui les prononcent, ou bien de ces injures, de ces invectives, de ces quolibets dont les spectateurs de ces jeux s’éclaboussent mutuellement ? Mais ce n’est point de ces choses-là : c’est donc de ces cris désordonnés, de ces éclats de voix inarticulés, de ces nuages de poussière, de cette cohue, de ces violences, de ces minauderies à l’adresse des femmes, c’est de là que tu retires de l’utilité ? Ici c’est le Maître des anges lui-même qui nous est montré par tous nos prophètes et nos instituteurs assis sur un trône élevé et sublime, et distribuant à ceux qui en sont dignes les prix et les couronnes, à ceux qui en sont indignes assignant en partage la géhenne et le feu ; c’est le Seigneur lui-même qui nous en assure. Eh bien ! tu ne tiens nul compte de tout cela ; tu ne tiens compte ni des alarmes de la conscience, ni de la révélation de tes crimes, ni des angoisses du jugement, ni de l’irrévocable sévérité de la punition ; et pour parer ta curiosité d’un absurde prétexte, tu prétends trouver un profit là où tu encours un irréparable dommage ? Ah ! je vous en prie, je vous en conjure, ne cherchons point d’excuses à nos péchés ce sont là des faux-fuyants, des subterfuges qui ne peuvent que causer notre malheur. – Mais en voilà assez sur ce sujet : il est temps de revenir maintenant à notre première exhortation, et de la conclure en quelques mots, afin de terminer ce propos comme il convient. En effet ce n’est pas seulement l’indiscipline qui règne en ce lieu, c’est encore une autre maladie pernicieuse. En quoi consiste-t-elle ? En ce que, venus ici pour converser avec Dieu, et pour lui adresser nos hommages, nous l’oublions pour prendre à part notre voisin, pour régler nos affaires, pour causer des affaires de la place publique, de celles de l’État, du théâtre, de l’armée, dire comment telle chose a été conduite, comment telle autre a été négligée, ce qui excède la mesure, ce qui reste en deçà ; en un mot, pour nous entretenir ici de toutes nos affaires, soit publiques, soit privées. – Et comment excuser une pareille conduite ? S’il nous arrive d’avoir audience d’un des rois de la terre, nous lui parlons seulement des choses dont il veut nous entretenir et au sujet desquelles il nous interroge : et quiconque oserait entamer une autre matière sans y être autorisé encourrait le plus terrible châtiment : et vous, quand vous abordez le Roi des rois, celui que les anges ne servent qu’en tremblant, vous interrompez votre dialogue avec lui, pour parler de boue, de poussière, de toiles d’araignée ? Car voilà justement les affaires d’ici-bas. Et comment porterez-vous la peine de ce mépris ? Et qui vous sauvera du châtiment réservé à une faute pareille ?
Mais, dira-t-on, les affaires vont mal, l’État de même et c’est pour nous un grand sujet d’entretiens et de discussions. Et quel en est le motif ? L’incapacité de ceux qui nous gouvernent, répondra-t-on ? Non, ce n’est point l’incapacité de ceux qui gouvernent, ce sont nos fautes, c’est le châtiment mérité par nos prévarications. Voilà ce qui a tout bouleversé, voilà ce qui a causé tous nos maux, voilà ce qui a armé nos ennemis, voilà ce qui a provoqué notre défaite. Si l’essaim des tribulations s’est répandu sur nous, la seule raison est celle que je viens de dire. En sorte que, eussions-nous à notre tête un Abraham, un Moïse, un David, un Salomon, le plus sage des hommes, fissions-nous gouvernés par le plus juste des mortels, si nous nous conduisons mal, c’est tout un quant au principe des maux qui nous accablent. Comment, de quelle façon ? En effet, avons-nous pour chef un transgresseur des lois, un homme sans prudence et sans esprit de conduite : c’est que notre imprudence à nous et notre indiscipline nous ont valu un pareil guide, c’est que nous avons mérité par nos fautes d’être ainsi frappés. – C’est là, en effet, ce qu’il faut entendre par l’expression, avoir des chefs selon son cœur : cela signifie qu’en expiation de nos fautes antérieures nous sommes tombés sous la direction d’un pareil maître, que ce soit un prêtre, ou un homme préposé aux affaires du monde. Mais fût-il un juste dans toute la force du terme, fût-il en justice l’égal de Moïse lui-même, son équité personnelle n’aura pas le pouvoir de voiler les innombrables excès de ses subordonnés. Et c’est ce dont on peut juger parfaitement par l’exemple de Moïse, de cet homme qui souffrit tant d’épreuves pour Israël, qui adressa pour ce peuple tant de supplications à Dieu, afin qu’il le mît en possession de la terre promise mais attendu qu’Israël par ses propres infractions avait détourné de lui l’effet de cette promesse, la prière de Moïse ne put obtenir de Dieu l’abrogation du juste arrêt prononcé contre ce peuple qui, tout entier, fut terrassé dans le désert. Et cependant qui fut plus juste que Moïse ? Qui put parler à Dieu, plus librement ? Sans doute on dit que la prière du juste est puissante, mais c’est quand elle est rendue efficace, c’est-à-dire corroborée par le repentir et la conversion de ceux qu’elle concerne. Quant à ceux qui sont incorrigibles et incapables de conversion, comment pourrait-elle leur venir en aide, quand eux-mêmes y mettent opposition par leur conduite ?
5. Et pourquoi rappeler ce qui arrive d’un peuple abandonné tout entier au crime, quand on voit la faute d’un petit nombre de sujets, souvent même d’un seul, prévaloir sur le crédit des justes qui gouvernent ? – Et c’est ce que montre encore l’exemple d’Israël, qui, dirigé par Moïse, ne fut pas plus tôt arrivé sur la terre étrangère, et n’eut pas plutôt engagé le combat, que quelques-uns d’entre eux s’éprirent d’une folle passion pour les femmes de ce peuple ennemi, et appelèrent par là surtout le peuple la fameuse calamité qui causa sa perte.
Pour la faute d’un seul homme le châtiment fut pareil : souvenez-vous d’Achar, qui dépouilla l’offrande de la robe brodée, et par là enflamma la colère de Dieu contre le peuple. Mais peut-être quelques-uns des assistants ignorent les détails de cette histoire. Il faut donc la résumer en peu de mots, afin de la rappeler à ceux qui la connaissent, et de l’apprendre à ceux qui l’ignorent. Achar donc, cet Achar dont je parle, était un de ceux qui passèrent le Jourdain avec Jésus, fils de Navé, ce Jésus qu’un arrêt de Dieu élut comme successeur de Moïse, ce Jésus qui présentait une image, une figure de notre vrai Sauveur Jésus-Christ. En effet, de même que le fils de Navé fit passer le peuple, en traversant avec lui le Jourdain, du désert dans la terre de promesse, ainsi notre Sauveur, du désert de l’ignorance et de l’idolâtrie, nous a transportés par la voie sainte et salutaire du baptême dans la Jérusalem céleste, vers la mère des premiers-nés, aux lieux où sont préparées les stations de l’éternel repos, aux lieux où règne une paix que ne trouble aucune discorde. Jésus donc après avoir fait passer le peuple avec le secours de Celui qui lui donnait ses ordres, Jésus arriva sous les murs de Jéricho. Il s’occupait de ce siège d’une espèce nouvelle, et déjà les remparts allaient tomber, quand il s’adresse à son peuple ; en quels termes ? « Cette ville sera une offrande, avec tout ce qu’elle renferme, pour le Seigneur Sabaoth, à l’exception de Raab la prostituée ; n’y touchez pas. – Abstenez-vous donc de l’offrande, de peur que vous n’ayez l’idée d’en rien dérober, et que vous ne causiez notre ruine. » Il veut dire que tout ce qui est dans la ville est consacré : car c’est ce qu’il entend par offrande. – Que personne, par conséquent, ne dérobe rien de ce qui est réservé au Seigneur Dieu, et par là, ne nous efface du nombre des vivants. La prescription était d’une exécution difficile, elle supposait une attention bien vigilante, et chez Dieu qui donnait cet ordre, et chez Jésus qui l’érigeait en loi. En effet, comment était-il possible qu’entre tant d’hommes cette loi ne rencontrât pas un infracteur, et cela, quand il y avait tant de motifs pour la transgresser ? – L’irréflexion du peuple, sa convoitise, l’ignorance même où quelques-uns pouvaient être à l’égard de l’édit, la richesse des dépouilles exposées comme un appât à leurs regards, pour tenter la cupidité, tout était de nature à les pousser à l’infraction. Néanmoins la loi fut promulguée, et le péril attaché à l’infraction fut suspendu sur les têtes. Qu’arriva-t-il après cela ? Les remparts tombèrent, et tout ce qui était dans la ville devint la proie des assiégeants. Ainsi, bien que tout le peuple observât fidèlement cet édit, il suffit de l’infraction d’un seul pour allumer contre tout le monde la colère de Dieu. « Les fils d’Israël », dit l’Écriture, « commirent un grand péché, ils dérobèrent, ils touchèrent à l’offrande, et Achar fils de Charmi toucha à l’offrande, et le Seigneur fut enflammé de courroux contre les fils d’Israël. » (Jos. 7,1) Et cependant il n’y avait qu’un seul coupable. Comment donc les fils d’Israël furent-ils coupables, comment le Seigneur fut-il irrité contre les fils d’Israël ? Voyez-vous comme le péché d’un seul attira le châtiment sur le peuple tout entier ? Voyez-vous comment cette faute arma Dieu contre la multitude ? Lorsque l’infraction eut été commise, sans que personne fût dans le secret, à l’exception de Dieu seul pour qui il n’y a point de mystères, le châtiment se fit d’abord attendre, et le coupable, bien qu’il se crût ignoré, n’était pas moins consumé par sa conscience, comme par un feu caché. Enfin arriva le temps d’accomplir la menace, le temps où la faute devait être révélée. « Jésus envoya des hommes de Jéricho en Gaï. Et là montèrent environ trois raille hommes, et ils fuirent loin de la présence des hommes de Gaï ; et ils tuèrent trente-six hommes d’entre eux, et ils les poursuivirent, et ils les exterminèrent : et le cœur du peuple fut épouvanté, et il devint comme l’eau. » (Jos. 7,2, 4, 5)
6. Considérez ce châtiment d’une faute unique, considérez cet irréparable désastre. Un homme a péché, et sur tout le peuple s’abat la mort et la terreur. Qu’est-ce à dire, ô Dieu de bonté ? Vous seul, vous êtes juste, et vos jugements sont droits. Vous faites justice à chacun d’après ses propres actes. Vous avez dit, Dieu miséricordieux, que chacun périra par son propre péché, et que l’on ne sera point puni l’un pour l’autre. Que penser dès lors de cet arrêt de votre justice ? En vous tout est bien, Seigneur, tout est excellent, et disposé pour notre intérêt. Le Seigneur répond : c’est une souillure que le péché ; qu’il soit donc flétri publiquement par un châtiment général, afin qu’il ne gagne pas tout le monde, afin qu’en voyant la menace terrible produite par une seule transgression, on fuie le châtiment sans fin auquel on s’exposerait par des fautes nouvelles. Jésus donc, en voyant cette déroute inconcevable, déchire ses vêtements, il tombe la face contre terre, en poussant ses tragiques lamentations que rapporte la divine Écriture. Et le Maître, que lui répond-il ? « Lève-toi pourquoi es-tu prosterné de la sorte ? Ton peuple a péché, il a transgressé ma loi, et les fils d’Israël ne pourront se tenir en face « de leurs ennemis, jusqu’à ce que volis ayez « ôté l’offrande du milieu de vous. » (Jos. 7,10, 12) Cela fut donc proclamé parmi le peuple ; et le coupable eut Dieu pour dénonciateur : il avoua sa faute. Achar, est-il écrit, répondit à Jésus : « J’ai péché véritablement en présence du Seigneur Dieu d’Israël voici comment j’ai fait. Je vis dans le butin une robe fine, brodée, parfaitement belle, et deux cents sicles d’argent, et une lame d’or de cinquante sicles : tenté, je m’en emparai, et ces choses sont enfouies dans ma tente. » (Id. 5,20, 21) Dès lors il révèle tout, voyant l’infaillible véracité du dénonciateur, et confondu par cet irréfragable témoignage. Considérez maintenant sa mort ignominieuse et terrible : « Jésus l’emmena dans le ravin d’Achor, avec ses fils et ses filles, ses veaux, ses bêtes de somme, et tous ses troupeaux, et sa tente, et tout ce qu’il possédait ; et tout fut lapidé par les pierres de tout Israël. » (Jos. 7,24-25) Voilà le prix de la prévarication ; voilà l’incorruptible justice de Dieu. Instruits par cet exemple, considérons donc la venue des malheurs comme la punition de nos propres péchés, et attentifs à examiner chaque jour les fautes que nous avons commises, imputons-les, non aux autres, mais à nous-mêmes. En effet, les maux qui nous ont assaillis ne proviennent pas seulement de la négligence de nos magistrats, mais bien plutôt de nos égarements. Venons donc en ce lieu, réfléchissons chacun pour notre compte à nos prévarications, et au lieu d’accuser autrui, acquittons-nous avec la décence obligatoire du tribut d’hommages que nous devons ici-bas. Or voici en quoi consiste cette décence exigée : d’abord, s’approcher de Dieu avec un cœur contrit, ensuite manifester dans son extérieur les dispositions de son âme, par son attitude, par la manière de tenir ses mains, par le ton recueilli et les inflexions douces de la voix. C’est chose facile, et possible à quiconque le veut. Comment donc y déterminerons-nous tout le monde ? Prescrivons-nous une loi à nous-mêmes, et disons que c’est un précepte d’utilité générale, et que nous devons participer tous à cette utilité. En conséquence, étouffons les éclats de voix désordonnés, réprimons les gestes malséants : présentons à Dieu nos mains jointes, au lieu de les élever avec des mouvements déplacés. Car Dieu a ces choses en horreur et en aversion, autant qu’il a d’affection et de tendresse pour l’homme recueilli : « Sur qui jetterai-je les yeux », dit l’Écriture, « sinon sur l’homme doux et paisible, sur celui qui tremble devant ma parole ? » (Is. 66,2) Disons-nous les uns aux autres, qu’il ne nous permet pas, quand nous venons lui parler, de converser ensemble, et interrompre notre dialogue avec lui, pour nous entretenir avec les assistants, pour jeter du fumier sur des perles. Car il considère une telle conduite comme une injure pour lui, et non comme un tribut d’hommages. Et si quelqu’un veut transgresser ce précepte, fermons-lui la bouche, chassons-le comme un ennemi de notre salut, rejetons-le hors de l’enceinte sacrée de l’Église. Si nous agissons de la sorte, nous n’aurons point de peine à nous purifier de nos fautes précédentes, et nous aurons au milieu de nous Dieu lui-même prenant part à nos fêtes avec les saints anges, et distribuant à chacun les couronnes de l’obéissance. En effet, c’est parce qu’il est bon et libéral, c’est parce qu’il se complaît dans notre salut, qu’heureux de notre bonheur, il nous a promis le royaume des cieux et la jouissance d’une vie éternelle, et qu’il nous a préparé tous les biens au sein de cette félicité, à laquelle puissions-nous tous parvenir, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur et adoration au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
DEUXIÈME HOMÉLIE.
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SUR CE TEXTE DU PROPHÈTE ISAÏE : « IL ARRIVA DANS L’ANNÉE OU MOURUT LE ROI OZIAS QUE JE VIS LE SEIGNEUR ASSIS SUR UN TRÔNE ÉLEVÉ ET SUBLIME (IS. 6,1) » ET QU’IL NE FAUT NÉGLIGER NI UNE LETTRE NI UNE SYLLABE DES DIVINES ÉCRITURES.
ANALYSE.
modifier- 1. Louable zèle des fidèles assemblés. – Invitation à visiter le séjour de Dieu sous la direction da prophète Isaïe : exhortation au respect et à l’attention.
- 2. Maintien des anges devant Dieu : comment, s’ils ne voyaient qu’un simple reflet de la majesté céleste, ce reflet avait-il encore un éclat trop vif pour leurs yeux ? – Contre les Anoméens et ceux qui sondent indiscrètement les mystères. – Qu’il n’y a rien de superflu dans les saintes Écritures – Effet d’une lettre ajoutée au nom primitif d’Abraham.
- 3. Utilité de la connaissance des temps, particulièrement pour établir le véritable caractère des prophéties. – Ignorance des temps chez les Gentils et les Juifs, principe des plus désolantes erreurs. – Saint Jean Chrysostome cède la parole à l’évêque.
1. Je me réjouis de vous voir accourir pour entendre la divine parole, et je considère cet empressement comme la plus forte preuve de vos progrès selon Dieu. Car ainsi que la faim dénote un corps en bonne disposition, ainsi l’amour des discours spirituels est un indice de la santé de l’âme. J’ai donc lieu de me réjouir : mais je crains de ne pouvoir jamais répondre dignement à cette avidité. Tel est à peu près le chagrin d’une tendre mère, lorsque ayant un petit enfant à nourrir, elle ne trouve pas dans son lait de quoi lui donner un abondant breuvage : pourtant, toute pauvre qu’elle est, elle lui présente le sein, et lui, il le saisit, le tire, le distend, et réchauffant de sa bouche cette mamelle refroidie, il lui fait, rendre plus de nourriture qu’elle n’en contenait : pour la mère, elle souffre à la vérité de la torture infligée à ses mamelles, mais elle ne repousse point son nourrisson : car elle est ; mère, et elle consentirait à tout souffrir, plutôt que de chagriner l’enfant qu’elle a mis au jour. Or, si les mères sont si tendres pour les fruits de leurs entrailles, à plus forte raison ces dispositions doivent-elles être les nôtres à l’égard de votre charité. Car les enfantements de la nature allument moins d’amour que ceux de l’esprit. Aussi, quelle que soit l’indigence qui règne à notre table, ce ne sera point une raison pour nous de la dérober à vos yeux ; tout ce qui est chez nous, nous le mettrons ici à votre disposition. C’est peu de chose, c’est un bien humble présent : néanmoins nous vous l’offrons. En effet celui qui avait reçu un talent en dépôt, ne fut pas accusé pour n’avoir pas rapporté cinq talents ; s’il fut puni, ce fut pour avoir enfoui l’unique talent qu’il avait reçu. (Mt. 25,24 et suiv) En effet ce qui est exigé devant Dieu et devant les hommes, ce n’est pas de rapporter plus ou moins, c’est de ne jamais rendre au-dessous de ses moyens. L’autre jour, quand nous fûmes appelés à l’honneur d’entretenir votre charité, vous nous avez entendu lire ce psaume qui, excluant le pécheur de l’enceinte sacrée, prescrit aux anges et aux puissances d’en haut de bénir le Dieu de l’univers. Voulez-vous qu’aujourd’hui encore, nous nous approchions pour prêter l’oreille à cette même mélodie angélique ? Je le présume. En effet si des hommes infâmes n’ont qu’à former des danses sur la place publique, qu’à chanter des chansons obscènes et licencieuses, et cela dans une obscurité profonde, à une heure avancée de la nuit, pour faire courir toute notre ville, et exciter la curiosité générale ; comment, nous, n’accourrions-nous pas, quand les peuples du ciel, quand les chœurs d’en haut célèbrent le roi de cet univers, afin d’entendre ce divin, ce bienheureux concert ? Et quelle serait notre excuse ? Mais, dira-t-on, comment faire pour entendre ? Il faut monter au ciel, sinon de corps, du moins d’esprit ; sinon en personne, au moins par la pensée. Le corps, terrestre et pesant, est fait pour rester en bas : mais l’âme est exempte de cette contrainte et rien ne l’empêche de s’envoler aux lieux les plus hauts et les moins accessibles : de sorte que, soit qu’elle veuille se rendre aux confins de la terre habitée, ou s’élever dans le ciel, il n’y a rien qui s’y oppose : tant sont légères les ailes que Dieu a données à ses pensées. Et ce ne sont point seulement des ailes légères qu’il lui a données, ce sont encore des yeux bien plus perçants que ceux du corps. La vue du corps, tant qu’elle traverse le vide des airs, porte à une grande distance : mais pour peu qu’elle rencontre un frêle objet, pareille à un courant forcé de rebrousser chemin, la voilà contrainte de reculer : les yeux de l’âme au contraire ont beau rencontrer des cloisons, des murailles, de hautes montagnes, que dis-je ? les corps célestes eux-mêmes, elle franchit sans peine tous ces obstacles. Néanmoins, de quelque agilité, de quelque pénétration que l’âme soit douée, elle n’a pas elle-même la force suffisante pour comprendre les choses célestes ; elle a besoin d’un guide. Imitons donc ceux qui désirent visiter la demeure des rois. Comment s’y prennent-ils ? Ils se mettent à la recherche de celui qui tient les clefs du palais, l’abordent, s’abouchent avec lui, et lui font des instances, souvent même lui donnent de l’argent, afin d’obtenir la faveur qu’ils souhaitent. De même abordons, nous aussi, quelqu’un de ceux auxquels est confiée la garde du palais céleste ; abouchons-nous avec lui, prions-le avec instances ; en guise d’argent montrons-lui de sages et irréprochables dispositions. Alors, ce paiement reçu, il nous prendra par la main, nous promènera partout ; non content de nous : montrer le palais, il nous fera voir le roi lui-même siégeant au milieu de ses armées, parmi ses généraux, j’entends les myriades des anges, les milliers des archanges ; il nous fera tout voir dans le dernier détail, autant que voir nous est possible. Quel est donc ce gardien ? Quel est l’homme préposé à la partie que nous voulons aujourd’hui visiter ? C’est Isaïe, celui des prophètes dont la voix est la plus sonore. Il faut donc nous aboucher avec lui.
Suivez-moi donc d’un pas mesuré et dans un profond silence. Quittez, avant d’entrer, toute pensée mondaine, toute distraction, tout désordre d’esprit : déposez tout cela devant le seuil de la porte extérieure : c’est ainsi que nous devons tous entrer. Car nous entrons dans le palais des cieux, nos pieds foulent des lieux rayonnants. Au dedans, un profond silence et d’ineffables mystères.
2. Mais prêtez une attention scrupuleuse, car la lecture de l’Écriture sainte est l’accès des cieux : « Il arriva que dans l’année où mourut le roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. » (Is. 6,1) Voyez-vous l’obligeance de ce bon serviteur ? Du premier coup il nous introduit devant le trône royal, sans nous avoir fait passer préalablement par de longs détours ; mais en même temps qu’il nous ouvre les portes, il nous montre le Roi assis en face. « Et les séraphins », ajoute-t-il, « étaient debout en cercle autour de lui : six ailes à l’un, six ailes à l’autre ; et deux leur servaient à couvrir leur visage, deux à couvrir leurs pieds, deux à voler, et ils se criaient les uns aux autres ces mots : Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth. » (Id. 5,2-3)
Vraiment saint, lui qui a jugé notre nature digne de si grands, de si augustes mystères, lui qui nous a fait participer à de pareils secrets. Le frisson, l’épouvante s’est emparée de moi pendant ce cantique. Et faut-il être surpris que je m’étonne, moi créature de boue, moi sorti de la terre, quand les, puissances d’en-haut elles-mêmes sont incessamment en proie à la plus grande admiration ? C’est pourquoi ils détournent les yeux et se font des remparts de leurs ailes, incapables de résister aux rayons qui partent de là. Cependant, dira-t-on, ce qu’ils avaient devant les yeux n’était qu’une image appropriée à leur faiblesse. Comment se fait-il donc qu’ils n’aient pu en supporter l’éclat ? C’est à moi que vous tenez ce langage ? Gardez-le pour ceux qui sondent indiscrètement l’ineffable et bienheureuse nature, pour ceux dont la témérité ne connaît point de bornes. Les séraphins n’ont pu voir cette image affaiblie, et un homme a osé dire, que dis-je ? un homme a osé concevoir l’idée qu’il était capable de voir clairement et distinctement cette nature sans mélange, que les chérubins eux-mêmes ne sauraient contempler. Cieux, frémissez ; terre, ébranle-toi : voici des témérités plus grandes que les témérités passées. Les impiétés d’autrefois se retrouvent chez les hommes d’aujourd’hui. Ils adorent encore la création ; mais ce qu’ont imaginé des hommes de nos jours, personne autrefois, n’eût osé le dire, ni souffrir qu’on le dît en sa présence. Que dites-vous ? Que l’objet exposé aux yeux n’était qu’un reflet ? Oui, mais un reflet de Dieu. Eh bien ! si Daniel, qui jouissait auprès de Dieu d’un si grand crédit, ne put soutenir l’aspect d’un ange qui s’était abaissé jusqu’à lui, s’il tomba et demeura prosterné, les organes de la vue étant comme paralysés chez lui par tant de gloire, faut-il s’étonner que les séraphins aient été troublés et incapables de contempler la gloire de Dieu ? Car il n’y avait pas si loin de Daniel à fange que de Dieu à ces puissances. Mais, de peur qu’en nous arrêtant trop longtemps à ces prodiges, nous ne jetions nos âmes dans la stupeur, hâtons-nous de revenir au commencement de l’histoire qui nous fournira des récits moins sublimes propres à les guider. « Et il arriva dans l’année où mourut le roi Ozias. » Il importe de rechercher d’abord dans quelle intention le Prophète nous marque l’époque : car ce n’est pas sans motif qu’il prend ce soin, ni sans réflexion. En effet, la bouche d’un prophète n’est autre que la bouche de Dieu : et d’une telle bouche il ne saurait rien sortir de superflu. Et nous, de notre côté, n’écoutons point comme si c’était quelque chose de superflu. Si ceux qui déterrent les métaux ne négligent point les moindres paillettes, si, dès qu’ils ont mis la main sur une veine d’or, ils en suivent minutieusement toutes les ramifications : à combien plus forte raison ne devons-nous pas agir ainsi à l’égard des Écritures. D’ailleurs, quand il s’agit de mines, il faut prendre bien de la peine pour dépister ce qu’on cherche : car les métaux eux-mêmes ne sont pas autre chose que de la terre, et l’or pareillement : et cette communauté de nature dissimule à la vue l’objet des recherches. Cependant, cela même ne décourage point les mineurs, et ne les empêche point de déployer toute leur vigilance, bien que la vue seule leur permette de distinguer ce qui est terre, ce qui est véritablement or. Il n’en est pas ainsi de l’Écriture. L’or n’y est point mélangé avec la terre, il s’y trouve dans sa pureté. « Les paroles du Seigneur », est-il écrit, sont « des paroles pures, un argent passé au feu, purgé de sa terre. » (Ps. 11,7) Les Écritures sont des mines qui n’exigent point de travail, elles offrent leurs richesses à ceux qui cherchent comme un trésor tout prêt. Il suffit d’y jeter les yeux pour s’en aller chargé d’un inestimable profit : il suffit de les ouvrir, pour voir aussitôt les pierres étinceler.
Ce n’est point sans but que je vous parle ainsi, que je m’étends sur ce sujet ; c’est parce qu’il y a des hommes à l’âme mercenaire, qui, lorsqu’ils ont les divins livres entre les mains, pour peu qu’ils y rencontrent une énumération d’époques ou une liste de noms, se hâtent de courir plus loin, et répondent à ceux qui leur en font le reproche : Il n’y a que des noms, cela ne sert à rien. Que dis-tu ? Dieu parle, et tu oses dire que ses paroles ne servent à rien ? Si tu n’avais sous les yeux qu’un simple titre, ne tiendrais-tu pas, dis-moi, à t’arrêter, et à te rendre compte du trésor mis à ta disposition ? Mais pourquoi parler des époques, des noms, des titres ? Apprenez quelle est l’importance d’une seule lettre ajoutée, et cessez de mépriser les noms tout entiers. Abraham, notre patriarche (car il nous appartient plutôt qu’aux Juifs), s’appelait d’abord Abram, c’est-à-dire, en notre langue, voyageur. Dans la suite, désigné par le nom nouveau d’Abraham, il devint le père de toutes les nations, et l’addition d’une seule lettre suffit pour procurer à ce juste une pareille domination. De même que les rois donnent à leurs délégués des tablettes d’or, symbole de leurs fonctions, ainsi Dieu en cette occasion donna à ce juste une lettre, comme symbole de sa dignité.
3. Mais je reviendrai une autre fois sur les noms : il est nécessaire de dire aujourd’hui quelle est l’utilité de la connaissance des temps, et combien on perd à les ignorer. Pour le prouver, je me servirai d’abord d’exemples mondains. Les testaments, les actes relatifs aux mariages, aux obligations, aux autres contrats, faute d’être datés en tête des noms des consuls, perdent toute vertu propre. Voilà ce qui en fait la force, voilà ce qui prévient les contestations, voilà ce qui dispense des procès, et réconcilie ensemble les ennemis. C’est pourquoi ceux qui les rédigent, comme on place une lampe sur un support, ont ' soin de graver en tête de leur écrit les noms des consuls, afin de jeter par là du jour sur – tout ce qui est plus bas. Oter cela, c’est ôter la lumière : aussitôt tout se remplit de ténèbres et de confusion. Voilà pourquoi toute donation faite ou reçue, tout acte conclu soit avec des amis, soit avec des ennemis, avec des serviteurs, avec des tuteurs, avec des intendants, a besoin de cette garantie, et nous ne manquons pas même de noter plus bas le mois, l’année, le jour. Si dans les affaires temporelles le temps a une si grande importance, cette importance est encore bien plus grande et plus considérable dans l’ordre spirituel. C’est ce qui montre que les – prophéties sont des prophéties : qu’est-ce en effet qu’une prophétie, sinon une prédiction de ce qui doit arriver ? Par conséquent, quiconque ignore l’époque de la prédiction ou celle qui l’a vue se réaliser, sera dans l’impossibilité de démontrer aux chicaneurs le caractère de la prophétie. Telle est l’origine des combats victorieux que nous soutenons contre les païens, lorsque nous leur montrons l’antiquité de nos traditions par rapport aux leurs : c’est là-dessus encore que se fondent nos controverses avec les Juifs ; avec les Juifs, ces malheureux, ces infortunés, que l’ignorance des temps a précipités dans la plus grande des erreurs. En effet, s’ils avaient entendu le patriarche dire « Il ne manquera pas de princes sortis de Juda, ni de chefs issus de sa race, jusqu’à la venue de celui qui doit être envoyé (Gen. 49,10) », et s’ils avaient fait bien attention aux temps de la venue, on ne les aurait pas vus quitter le Christ pour l’Antéchrist : ce que le Christ lui-même leur a fait entendre en disant : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne m’avez pas reçu : si un autre vient en son propre nom, vous le recevrez. » (Jn. 5,43) Voyez-vous quelle erreur produite par l’ignorance des temps ? Gardez-vous donc de négliger un si grand avantage. De même que dans les champs les bornes et les poteaux ne permettent pas de confondre les domaines, ainsi les temps et les époques ne permettent pas aux faits de se mêler les uns aux autres : ils les distinguent, assignent à chacun sa place, et par là nous épargnent bien des embarras. Il importe donc de vous dire ce que c’était que cet Ozias, à quelle époque il a régné, et sur quels hommes, et, combien dura son règne, et comment il finit ses jours : mais plutôt il importe de s’arrêter ici. Car il faudrait s’embarquer dans un véritable océan de récits. Or, pour se hasarder sur une mer pareille, il faut s’assurer que les matelots ne sont point fatigués, mais dispos, et alors seulement se mettre en route. Si des ports et des îles sont semés sur toute la surface de la mer, c’est pour que pilote et nautonier se délassent, l’un en déposant la rame, l’autre en se dessaisissant du gouvernail ; si des hôtelleries et des auberges sont disposées d’endroit en endroit sur les routes, c’est afin que les bêtes de somme et les voyageurs se reposent de leurs fatigues ; et de même, s’il y a pour le silence un temps marqué à la parole d’instruction, c’est pour que nous ne nous épuisions pas nous-mêmes à force de parler, et que nous ne vous devenions pas importuns. Salomon connaissait bien cette limite, lui qui a dit : « Il y a un temps pour se taire, et un temps pour parler. » (Qo. 3,7) Que le temps du silence arrive donc pour nous, afin que ce soit pour notre maître le temps de parler. Notre langage, à nous, ressemble à un vin récemment tiré de dessous le pressoir ; le sien fait penser à un vieux vin conservé depuis des années, où ceux qui ont besoin d’aide et de vigueur puisent l’une et l’autre en abondance. Ici se réalise aujourd’hui cette parole de l’Évangile après le vin de dualité inférieure le meilleur est servi (Jn. 2,10) Et comme ce vin-là n’était pas enfant de la vigne, mais bien de la vertu du Christ, ainsi la parole de celui qui va me remplacer ne découle pas d’une pensée humaine, mais de la grâce de l’Esprit. Accueillons-la donc avec empressement, cette liqueur abondante et spirituelle, gardons-la précieusement afin qu’arrosés constamment de ses ondes, nous rendions un fruit mûr au Dieu qui nous en gratifie, à ce Dieu à qui revient toute gloire et tout honneur, en même temps qu’à son Fils unique et au très-saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
TROISIÈME HOMÉLIE.
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SUR LE DEUXIÈME LIVRE DES PARALIPOMÉNES[1], OU SE TROUVENT CES MOTS : « LE CŒUR D’OZIAS FUT ENFLÉ » ; SUR L’INUTILITÉ ; SUR CE SUJET QUE L’HOMME VERTUEUX DOIT ÉVITER L’ARROGANCE, ET QUEL MAL C’EST QUE LA PRÉSOMPTION.
ANALYSE.
modifier- 1. Résumé de l’histoire d’Ozias. – De la présomption engendrée par les bonnes œuvres.
- 2. Que le démon s’attaque de préférence aux justes.
- 3. Divers degrés de péchés : exemple du vol et de l’adultère. – Énormité du péché d’orgueil.
- 4. Suite du même sujet. – Que l’Écriture est dans l’usage de faire connaître, à propos de chaque péché, quel en a été le principe. – L’orgueil, principe du péché d’Ozias.
- 5. Des mauvaises pensées. – Récapitulation.
1. Bénissons Dieu ; notre génération aussi a vu croître des martyrs, nous avons été jugés dignes, nous aussi, de voir des hommes égorgés pour le Christ, des hommes verser un sang sacré, un sang qui arrose toute l’Église, sujet d’effroi pour les démons, d’amour pour les anges ; pour nous, principe de salut. Nous avons été jugés dignes de voir des hommes combattre, vaincre, triompher pour la religion. Que dis-je, de les voir ? les corps mêmes de ces athlètes sont devenus notre partage ; ces triomphateurs sont aujourd’hui parmi nous. Mais nous laisserons, pour cette fois, le soin de parler des martyrs à leur émule, à notre commun instituteur[2]. Quant à nous, nous vous dirons l’histoire d’Ozias, acquittant ainsi une vieille dette, et soulageant une attente déjà ancienne de nos auditeurs. Car chacun de vous brûle, je le sais, d’entendre cette histoire, et si nous avons prolongé cette anxiété, ce n’est pas en vue de la rendre plus pénible, c’est dans l’intention d’augmenter votre faim, afin que vous trouviez plus de charme au banquet, où nous vous convions. Un riche amphitryon, si ses hôtes lui viennent tout rassasiés, peut bien, par la magnificence de ses apprêts, réveiller leur appétit : mais la table du pauvre ne paraît jamais si bien servie, que lorsque les convives, appelés à y prendre place arrivent affamés. Qu’est-ce donc qu’Ozias, de quels parents était-il issu, de quels hommes était-il roi, combien régna-t-il de temps, que fit-il de bien, quelles fautes commit-il, comment se termina sa vie ? Nous allons vous dire tout cela, au plutôt tout ce qu’il est possible de vous dire sans encombrer votre mémoire ; ainsi qu’il arrive quelquefois pour les lampes, si vous versez goutte à goutte l’huile sur la mèche, vous donnez au feu une nourriture suffisante ; mais si vous la répandez d’un coup, bien loin de là, vous éteignez ce qu’il restait de lumière. Cet Ozias donc descendait de David et était roi des Juifs, il régna cinquante-deux ans. Estimé d’abord, il tomba ensuite dans le péché, égaré par une folle présomption, il usurpa les fonctions du sacerdoce.
Voilà les funestes effets de la présomption ; elle porte l’homme à se méconnaître lui-même et finit, après bien des peines, par épuiser tout le trésor de la vertu. Les autres maux proviennent en nous de notre négligence, nous contractons celui-là en faisant le bien. Car il n’est rien qui produise aussi habituellement la présomption qu’une bonne conscience, si nous n’y prenons pas garde. Voilà pourquoi le Christ, sachant que cette maladie s’empare de nous à la suite des bonnes œuvres, disait à ses disciples : « Lorsque vous aurez tout fait, dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles. » (Lc. 17,10) Lorsque cette bête féroce va pénétrer en vous, entend-il par là ; prononcez ces paroles pour lui fermer la porte. Il ne dit pas, lorsque vous aurez tout fait vous serez encore inutiles, mais bien : «-Dites que vous êtes inutiles. » Dis-le, né crains rien, ce n’est point d’après ton jugement que je porte mon arrêt. Si tu t’appelles toi-même inutile, moi je te couronne comme utile. C’est ainsi qu’il dit ailleurs encore : « Dis le premier tes prévarications, afin que tu sois justifié. » (Is. 43,36) En effet, devant les tribunaux humains, l’accusation suivie d’un aveu a pour conséquence la mort ; devant le divin tribunal, au contraire, après l’accusation la couronne. C’est pourquoi Salomon aussi disait : « Ne te justifie pas devant le Seigneur. » (Sir. 7) Mais Ozias n’entendit rien de tout cela, il entra dans le temple, il voulut brûler l’encens, et l’opposition du prêtre ne l’arrêta point. Et Dieu, que fit-il alors ? Il lui envoya une lèpre au visage, punissant par là ce front impudent, et montrant au coupable que le jugement venait de Dieu et que ce n’était point à des hommes qu’il s’était attaqué. Voilà l’histoire d’Ozias. Mais il faut que nous la reprenions de plus haut. Si j’ai commencé par vous en raconter en abrégé, tous les événements, c’est pour que, en entendant le récit de l’Écriture, vous le suiviez scrupuleusement. Prêtez donc attention : « Ozias », est-il écrit, « fit le bien devant le Seigneur. » (2 Paral. 26,4) Voilà un grand témoignage rendu à sa vertu, non seulement il faisait le bien, mais encore il le faisait devant le Seigneur ; ce n’était point pour frapper la vue des hommes, comme faisaient chez les Juifs ceux qui préludaient à l’aumône en sonnant de la trompette, ceux qui, dans les jeûnes, rendaient leur visage méconnaissable, ceux qui faisaient leurs prières dans les carrefours : hommes véritablement bien malheureux, puisqu’ils subissaient les épreuves et n’en recueillaient aucune récompense.
2. Que fais-tu, mon ami ? Il y a un Maître à qui tu dois rendre compte de tes actes, et c’est un autre que tu prends à témoin de ta conduite ? Tu as un juge et ce n’est pas lui que tu appelles comme spectateur ? Ne vois-tu pas ce que font les cochers qui, sous les yeux de la ville entière assemblée sur les hauteurs, disputent le prix à la course des chars ? Il leur suffit d’abord – de parcourir tout le stade, côte à côte avec leurs adversaires, et ils ne s’efforcent de renverser les chars de ces derniers, que parvenus à l’endroit où ils voient siéger le monarque. Les regards d’un seul ont plus de prix à leurs yeux que tous les regards de la foule. Et toi qui vois le roi des anges même présider en personne aux courses où tu disputes le prix, tu le négliges pour courir t’offrir à la vue de tes compagnons d’esclavage ? C’est pour cela qu’après tant de luttes tu reviens sans couronne, qu’après tant de sueurs tu retournes les mains vides devant l’arbitre du combat. Tel n’était pas Ozias : c’est en présente du Seigneur qu’il faisait le bien.
Comment donc un homme qui remplissait exactement ses devoirs en vint-il à faillir et à tomber ? C’est ce qui m’étonne et m’embarrasse moi-même ; ou plutôt il n’y a pas à peutêtre sujet d’être embarrassé il était homme, c’est-à-dire chose prompte à glisser dans le péché, et facile à précipiter dans le vice. Et ce n’est pas là seulement que gît la difficulté, c’est encore en ce que nous sommes condamnés à suivre un chemin étroit, étranglé, cerné de précipices. Quand donc les penchants du cœur se réunissent avec les difficultés du chemin, ne vous étonnez plus des chutes. Comme ceux qui, dans les théâtres s’étudient à monter et à descendre le long d’une corde tendue de bas en haut, pour peu qu’ils jettent un regard de côté perdent l’équilibre, sont précipités dans l’orchestre et meurent : ainsi ceux qui font route dans cette voie, pour peu qu’ils se laissent aller, tombent dans l’abîme. C’est, en effet, une voie bien plus étroite qu’une corde, bien plus droite, bien plus inclinée, bien plus haute ; car par le haut elle aboutit au ciel ; et notre marche ne sera jamais si périlleuse que lorsque nous suons en haut et tout près du sommet : à cette hauteur, on éprouve un grand frisson, et il ne reste plus qu’un moyen de salut, c’est d’éviter de regarder en bas, de jeter les yeux sur la terre : car c’est là ce qui produit le redoutable vertige. Voilà pourquoi le Prophète ne cesse de nous crier, de nous répéter : « Jusqu’à la fin ne perdez pas (Ps. 56,1) ; » par là il réveille notre âme languissante, il la soutient, l’arrête, quand elle va tomber. Dans le principe, en effet, nous n’avons pas besoin de tant d’exhortations. Pourquoi cela ? Parce que tout homme, jusqu’au plus insouciant, quand il se met à une entreprise, montre au début beaucoup d’activité, grâce à une ardeur qui est dans toute sa force, à une vigueur encore intacte, il monte sans peine au but qu’il se propose : mais quand nous avons fait la majeure partie du chemin, quand notre ardeur est refroidie, quand nos forces nous abandonnent et que nous allons tomber, c’est alors que le Prophète vient à propos nous assister, et comme il nous tendrait un bâton nous présente cette parole : « Jusqu’à la fin ne perdez pas. »
En effet, le diable souffle alors avec plus de force : il imite en cela les pirates : ce n’est point lorsqu’ils voient les embarcations sortir du port qu’ils les attaquent (à quoi bon submerger un esquif encore vide ?) ; c’est lorsqu’ils les voient revenir avec leur cargaison complète, qu’ils mettent en œuvre tous leurs moyens. De même ce méchant démon choisit le temps où il nous voit chargés de richesses, jeûnes, prières, aumônes, chasteté, vertus de toute espèce, où il voit notre navire tout rempli des riches parures de la piété, pour fondre sur nous, et percer de mille coups l’abri qui garde nos trésors, de manière à submerger le vaisseau à l’entrée du port même et à nous renvoyer tout nus vers ce port. De là cette exhortation que le Prophète adresse à tous en disant : « Jusqu’à la fin ne perdez pas. » En effet, il est difficile de se relever d’une pareille chute. « Car celui qui est tombé au fond des maux, éprouve du mépris. » (Prov. 18,3) Nous sommes tous indulgents pour celui qui tombe en commençant à cause de son inexpérience ; mais celui qui après des courses multipliées se laisse précipiter, celui-là on ne le juge pas facilement digne de pardon ni excusable : car c’est alors à la négligence que paraît devoir être imputée la chute. Et ce n’est pas la chute seulement qui est fâcheuse, c’est encore le scandale qu’elle cause à beaucoup de personnes, de sorte que la faute devient par là encore plus irrémissible. Instruits de ces vérités, écoutons le Prophète : « Jusqu’à la fin, ne perdons pas. » C’est la raison qui arrache à Ézéchiel ce cri : « Si un homme a été juste, et qu’ensuite il soit tombé dans le péché, ses actes de justice ne lui seront plus comptés, et il mourra dans son péché. « (Ez. 3,20) C’est qu’Ézéchiel aussi craint pour la fin. Et ce n’est pas seulement de là, c’est encore du cas contraire, qu’il part pour montrer quelle est l’importante de cette affaire. « Si un homme », dit-il encore, « a été pécheur, et qu’ensuite converti il devienne juste, ses péchés ne lui seront plus comptés : il vivra dans sa justice. » (Ez. 18,21) Voyez-vous qu’ici encore il attache une grande importance à la fin ? De peur que le juste, confiant dans sa justice, ne se perde en se laissant aller à l’insouciance, il l’effraye par la pensée de la fin : et de peur que le pécheur, désespéré de ses fautes, ne persiste jusqu’au bout dans sa chute, il se sert de la même pensée pour le relever. Tu as beaucoup péché, lui dit-il, mais ne te décourage point : il y a moyen de revenir, si tu fais une fin contraire au commencement. Et d’autre part il dit au juste : Tu as fait beaucoup de bonnes œuvres, mais ne t’abandonne pas à la confiance : car tu peux tomber, si tu ne persévères pas jusqu’au bout dans le même zèle. Voyez-vous comment il détruit chez l’un la confiance, chez l’autre le désespoir ?
3. Ozias n’entendit rien de cela : aussi la confiance lui fit-elle faire une chute grave et irréparable. Car toute chute ne nous occasionne point pareille blessure : parmi les péchés les uns tombent seulement sous la condamnation, les autres sont punis du plus terrible châtiment. Paul blâmant ceux qui n’attendaient pas leurs frères dans les repas communs, s’exprime ainsi : « En dénonçant cela, je ne le loue point. » (1Cor. 11,17) Voilà une faute qui reste dans les limites de la condamnation, et n’est punie que du blâme. Mais quand il parle de la fornication, son langage est différent : écoutez plutôt : « Si quelqu’un profane le temple de Dieu, Dieu le frappera. » (1Cor. 3,17) Il ne s’agit plus ici de blâme, ni de condamnation, mais du plus terrible châtiment. Salomon aussi connaît cette différence entre les péchés : compare-t-il le vol avec l’adultère, voici à peu près comment il parle : « Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un homme soit surpris volant, car il vole, afin de rassasier sa faim ; mais l’adultère par manque « de sagesse cause la perte de son âme. » (Prov. 6,30, 32) Péché d’un côté, péché de l’autre, veut-il dire, mais l’un plus grand, l’autre moindre : car l’un des coupables a l’excuse de la pauvreté, l’autre n’a rien à alléguer pour sa défense. Pourtant, dira-t-on ; l’adultère aussi peut objecter la voix impérieuse des appétits naturels. Mais la femme qui lui est échue en partage ne laisse pas échapper ce coupable : elle est là, et sa présence lui interdit toute justification.
En effet si le mariage et ses douceurs sont autorisées par la loi, c’est afin qu’il ne reste plus au mari aucun recours de ce genre. Si une femme lui a été donnée pour alliée, c’est afin qu’elle apaise en lui les fureurs de la nature, afin qu’elle calme en son cœur les orages de la passion. De même donc qu’un pilote qui fait naufrage au port ne saurait obtenir aucune indulgence : ainsi l’homme garanti par le mariage, s’il vient, après cela, à s’introduire frauduleusement dans le ménage d’autrui, ou même à regarder curieusement une femme quelconque, ne saurait trouver aucune justification, ni devant les hommes, ni devant Dieu, quand bien même il alléguerait à mille reprises les plaisirs de la nature. Mais plutôt, quel plaisir pourrait-il y avoir, là où sont les craintes, les angoisses, les dangers, et tant d’effroyables alarmes, où sont les jugements, les procès, la colère d’un juge, le glaive, le bourreau, le gouffre, le supplice ? Tout l’effraye, tout l’épouvante, ce coupable : les ombres, les murs, les pierres elles-mêmes qui semblent prendre une voix, tout le monde excite sa défiance et ses soupçons : serviteurs, voisins, amis, ennemis, ceux qui savent tout, ceux qui ne savent rien. Que dis-je ? laissons de côté si tu le veux, tout cela ; admettons que le crime reste ignoré, que le coupable seul et sa complice le connaissent : comment supporteras-tu les reproches de ta conscience, cet accusateur importun que tu promènes en tous lieux ? Il n’est pas plus facile à l’homme de se fuir lui-même, que d’échapper au jugement de ce tribunal. Ce tribunal, on ne le corrompt point à prix d’argent, on ne le réduit point par des flatteries : car il est divin, et c’est Dieu qui l’a installé dans nos âmes. Oui, « l’adultère par manque de sagesse cause la perte de son âme. »
Ce n’est pas que le voleur soit exempté du châtiment : il est puni, mais avec moins de rigueur. En effet les comparaisons ne rangent pas nécessairement les termes comparés dans deux catégories opposées ; laissant chacun à sa place, elles attribuent à l’un plus, à l’autre moins. Peut-être n’avez-vous pas compris ce que je viens de dire : il faut donc m’exprimer plus clairement. Le mariage est une bonne chose, la virginité vaut mieux : de ce que la virginité vaut mieux, il ne s’ensuit pas que le mariage soit mauvais : il est inférieur, mais bon encore. De même ici : c’est un mal de voler, un moindre mal que l’autre, un mal pourtant. Voyez-vous la différence des péchés ? Examinons donc de quel genre fut le péché d’Ozias. « Son cœur s’enfla », dit l’Écriture. Fâcheuse blessure : car c’est de la présomption, et la présomption est la source de tous les maux. Mais afin que vous compreniez en gros la gravité de cette maladie, écoutez ceci. Les autres péchés sont confinés dans la sphère de notre nature ; mais l’orgueil a entraîné une puissance incorporelle, et l’a précipitée d’en haut. Le diable n’a pas toujours été diable c’est l’orgueil qui l’a fait diable. Si nous invoquions ici le témoignage d’Isaïe qui parle, de lui en ces termes : « Je monterai dans le ciel, et je serai semblable au Très-Haut (Is. 14,14) », ceux qui répugnent aux allégories, s’inscriraient en faux contre notre témoin mais si à ses côtés nous plaçons Paul avec le rôle d’accusateur, personne désormais ne nous contredira. Or, que dit Paul écrivant à Timothée ? Qu’il ne faut pas élever à la haute dignité de l’épiscopat celui qui vient d’être initié à l’Évangile ; et voici ses expressions « Que ce ne soit pas un néophyte, de peur qu’enflé d’orgueil, il ne tombe dans la condamnation et dans les pièges du diable (1Tim. 3,6) : » de peur, veut-il faire entendre, que coupable du même péché que le diable, il n’ait le même sort.
4. Et ce n’est pas la seule preuve que nous puissions alléguer : une autre se tire du conseil que donna au premier de tous les hommes ce méchant démon. En effet, de même que es bons ont pour usage de donnera leur prochain des conseils propres à le rendre bon lui-même ; ainsi c’est l’usage des méchants de prêcher aux autres les pratiques par lesquelles eux-mêmes sont devenus méchants. Cela même est encore une espèce de méchanceté : ils trouvent une consolation de leur propre châtiment dans la perte d’autrui. Qu’est-ce donc que le conseil donné à Adam par le diable ? C’est d’élever ses pensées au-dessus de sa propre nature et d’espérer se rendre égal à Dieu. Il se disait : si cela m’a précipité du ciel, à bien plus forte raison la même chose chassera-t-elle celui-ci du paradis. De là aussi ces paroles de Salomon : « Dieu résiste aux superbes. » (Prov. 3,34 ; 1Pi. 5,5 ; et Jac. 4,6) Il ne dit pas, Dieu renvoie les superbes, les abandonne, les prive de son appui, il dit : « Dieu leur résiste ; » ce n’est pas que Dieu ait besoin de résistance et de lutte vis-à-vis des superbes. Quoi de plus faible, en effet, qu’un superbe ? Comme celui qui a perdu la vue est exposé aux mauvais traitements de tout le monde, ainsi le superbe, celui qui ne connaît pas le Seigneur, (il est écrit : « Le principe de la superbe, c’est de ne pas connaître le Seigneur) [Sir. 10,14] ; » le superbe, dis-je, est à la merci des hommes eux-mêmes, une fois qu’il est privé de cette lumière. D’ailleurs, quand même il serait fort, Dieu n’aurait pas besoin d’entrer en lutte avec lui : celui à qui sa volonté a suffi pour tout produire, n’a pas besoin d’autre chose, à bien plus forte raison, pour tout anéantir. Pourquoi donc ces mots : « Dieu a résiste » ? C’est afin de montrer la violence de sa haine contre le superbe. C’est donc une terrible plaie que celle de l’orgueil : en voilà une preuve, et il y en a d’autres.
Mais si vous le voulez, nous chercherons aussi ailleurs pour en trouver la cause, pour découvrir l’origine de cette plaie. C’est l’usage de l’Écriture, lorsqu’il s’agit d’accuser quelqu’un, de ne pas se borner à faire connaître sa faute, mais de nous instruire en même temps du motif qui le conduisit à pécher : si elle se comporte ainsi, c’est afin de garantir la santé de ceux qui sont bien portants contre la chance de pareilles chutes. Ainsi font les médecins qui visitent des malades : avant même d’examiner le mal, ils en recherchent la source, afin de réprimer le mal dans son principe : n’est-ce point perdre sa peine que de se borner à couper les rejetons, quand on laisse subsister la racine ? En quel endroit donc l’Écriture indique-t-elle à la fois le péché et la cause du péché ? Elle accuse les hommes d’avant le déluge au sujet de leurs unions illicites : écoutez maintenant comment elle énonce la cause : « Les fils de Dieu ayant vu que les filles des hommes étaient belles, les prirent pour femmes. » (Gen. 6,2) Qu’est-ce à dire ? la beauté, principe du péché ? A Dieu ne plaise ! La beauté est un ouvrage de la sagesse divine : or un ouvrage divin ne saurait devenir principe de vie. Mais c’est donc la vue ? Non plus : car la vue aussi est un ouvrage de la nature. Qu’est-ce donc ? Ce sont les regards coupables : car ceci est le fait d’une volonté dépravée. C’est aussi pour cette raison qu’un sage nous conseille de « ne pas considérer la beauté d’autrui. » (Sir. 9,8) Il ne dit point, ne pas voir : car cela peut arriver par un effet du hasard : il dit, « ne pas considérer », proscrivant par là la contemplation de propos délibéré, la curiosité, l’attention coupable, ce qui trahit une âme dépravée et livrée à la concupiscence. Et quel mal, dira-t-on, peut-il en résulter ? C’est que par là, répond le sage, l’amour s’allume comme un feu. Car ainsi que le feu, s’il vient à prendre dans le fourrage ou dans la paille, ne tarde point, une fois en possession d’une matière, à produire un vaste incendie : ainsi le feu de la concupiscence qui est en nous, une fois qu’il est entré en communication par l’organe de la vue avec les charmes et l’éclat de la beauté, a bientôt fait d’embraser l’âme tout entière : En conséquence, au lieu de considérer le plaisir fugitif que la vue procure, songe à la douleur durable qui naît de la concupiscence. Celle qui a causé ta blessure s’échappe souvent : mais la blessure ne s’échappe point : souvent elle subsiste pour ta perte. Pareille à la biche qu’un trait a percé d’un coup mortel, et qui désormais échapperait en vain aux mains des chasseurs, l’âme qu’a blessée le trait de la concupiscence, à la suite d’une contemplation curieuse et libertine, a beau être délivrée de l’arme qui l’a meurtrie : par elle-même, elle se consume et se tue, partout voyant l’ennemi, partout le traînant à sa suite. Mais il ne faut pas laisser s’égarer trop loin notre propos. Je disais donc que l’Écriture a coutume d’indiquer à la fois les péchés et leurs causes : or voyez ce que, en cet endroit même, elle dit au sujet d’Ozias. Non contente de nous avoir appris que son cœur s’enfla, elle nous révèle encore pourquoi il s’enfle. Pourquoi donc ? « Lorsqu’il fut devenu puissant », dit-elle, son cœur s’enfla. Il ne put résister à l’étendue de sa puissance : de même que l’excès de nourriture engendre l’échauffement, l’échauffement, la fièvre, et que la fièvre cause, souvent la mort : ainsi dans cette occasion, l’abondance des biens donna naissance à la présomption. En effet, ce qu’un échauffement est au corps, la présomption l’est à l’âme : et de la présomption naît le désir des choses qu’il ne faut point désirer.
5. Ce n’est point sans but que nous nous étendons sur ce sujet, c’est afin que vous ne jugiez jamais heureux, ni dignes d’envie, ceux qui sont au pouvoir, sachant à quel point une telle élévation est périlleuse ; c’est afin que vous ne regardiez jamais comme malheureux ceux qui vivent dans la peine et dans la pauvreté, sachant que c’est là qu’on trouve le plus de sûreté. C’est pourquoi le Prophète s’écriait : « C’est un bonheur pour moi, Seigneur, que tu m’aies humilié. » (Ps. 118,71) Voyez plutôt quelle infortune produisit une élévation : « Son cœur s’enfla au point de le corrompre », dit le texte. Qu’est-ce à dire : « Au point de le corrompre ? » Parmi les mauvaises pensées, les unes ne franchissent pas même le seuil de notre âme, si nous avons su la munir de bons remparts : d’autres, après qu’elles sont nées en nous, croissent, si nous n’y prenons garde, mais si nous savons prévenir leurs progrès, elles sont promptement étouffées et ensevelies. D’autres enfin naissent, grandissent, s’épanouissent en mauvaises actions, ruinent entièrement la santé de notre âme, dès que notre négligence a passé les bornes. De là ces mots « Son cœur fut enflé ; » et la présomption ne resta pas au dedans, elle ne s’éteignit point au contraire elle s’élança au-dehors, et produisit une action coupable qui ruina toute la vertu d’Ozias. Le bonheur suprême, c’est d’être absolument fermé aux pensées coupables : ce que le Prophète fait entendre en disant : « Seigneur, mon cœur ne s’est pas enflé. » (Ps. 130,1) II ne dit pas, mon cœur s’est enflé, mais, je l’ai comprimé ; il dit, mon cœur ne s’est pas enflé du tout, j’ai gardé mon âme constamment inaccessible au vice. Voilà, dis-je, le bonheur suprême : mais celui-là occupe le second degré, qui se hâte de chasser les pensées qui l’ont envahi, et ne leur permet pas de faire en lui un plus long séjour, de promener plus longtemps dans son cœur leurs détestables ravages. D’ailleurs quand bien même nous aurions poussé jusque-là la négligence, la bonté de Dieu laisse encore du recours à notre mollesse, et il ne manque pas de remèdes préparés pour les blessures de ce genre par cette grande et ineffable bonté. Mais il faut clore ici ce discours, de peur de voir se réaliser la crainte que nous exprimions en commençant, de peur que la multitude de nos paroles n’encombre votre mémoire. Par la même raison, il faut que je résume eu peu de mots ce que j’ai dit. Une mère n’agit pas autrement : lorsqu’elle a entassé dans la robe de son enfant les fruits, les friandises, que sais-je encore ? craignant que son étourderie ne laisse rien perdre de ce qu’elle lui a donné, elle relève de tous côtés son vêtement et l’assujettit solidement au moyen d’une ceinture. D’après cet exemple, resserrons tout ce long discours, et confions-le à la garde de la mémoire. Vous avez entendu comment nous ne devons rien faire par ostentation, comment c’est un grand mal que la négligence, comment elle fait trébucher facilement l’homme dont la vie est le plus irréprochable. Vous avez appris combien nous avons besoin de vigilance, surtout au terme de la vie, et comment il ne faut ni désespérer, quand on se convertit après avoir failli, ni s’abandonner à la confiance, quand on s’est relâché après avoir fait de bonnes œuvres. Nous vous avons entretenus de la différence des péchés, des dangers de l’admiration excitée par la beauté corporelle, et de ses redoutables effets. Vous n’avez pas oublié ce que nous avons dit de la présomption, ainsi que des mauvaises pensées. Retournons chez nous sans rien perdre de cela ; ou plutôt, sans en rien perdre, recevons maintenant des conseils plus mûrs, ceux de notre excellent maître. Car nos paroles, à nous, quelles qu’elles puissent être, trahissent la jeunesse ; les siennes, quelles qu’elles doivent être, ont la parure d’une sagesse en cheveux blancs. Les nôtres ressemblent à un torrent qui coule avec fracas : les siennes ressemblent à la source qui épanche des fleuves avec tranquillité, rappelant l’huile plutôt que l’eau par sa lenteur. Recevons donc ces ondes, afin qu’elles deviennent en nous la fontaine qui jaillit jusque dans la vie éternelle, à laquelle puissions-nous tous parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui honneur, gloire et puissance au Père, conjointement avec le saint et bienfaisant Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
QUATRIÈME HOMÉLIE.
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SUR CE TEXTE DU PROPHÈTE ISAÏE : « IL ARRIVA DANS L’ANNÉE OU MOURUT LE ROI OZIAS, QUE JE VIS LE SEIGNEUR ASSIS SUR UN TRÔNE ÉLEVÉ ET SUBLIME (IS. 6,1) » ÉLOGE DE LA VILLE D’ANTIOCHE ; ET RÉFUTATION INSPIRÉE DE CEUX QUI PROSCRIVENT LE MARIAGE.
ANALYSE.
modifier- 1. Éloge de la ville et de ses habitants. – La parole, nourriture spirituelle.
- 2. Inébranlable solidité de l’Église. – Que le mariage n’est point un obstacle au salut.
- 3. Suite du même sujet : exemple à l’appui. – Exhortation à la patience, à propos de la chaleur qui incommode l’auditoire.
- 4. Que le juste est particulièrement exposé à l’orgueil. – Usurpation d’Ozias. – Que le sacerdoce et la royauté sont des choses distinctes, la première supérieure à la seconde.
- 5. Suite du même sujet. Louable résistance du prêtre : ses limites. Ozias atteint de la lèpre : moralité de ce châtiment.
- 6. Exemples analogues. Interruption des prophéties. Douceur des châtiments divins.
1. Le théâtre est superbe aujourd’hui, l’assemblée magnifique. Quelle en est la raison ? Les semailles d’hier fructifient dans la moisson de ce jour. Hier nous avons jeté la graine, aujourd’hui nous récoltons. Car ce n’est point ici une terre insensible et lente à produire, des âmes raisonnables, voilà le soi que nous cultivons. Nous n’avons point affaire à la nature toujours paresseuse, mais à la grâce, cette active ouvrière. L’ordre règne dans notre cité, notre peuple est obéissant. Hier il fut appelé, il est couronné dans ce jour. L’exhortation d’hier a pour fruit la docilité d’aujourd’hui. C’est pour cela que nous-même nous répandons avec bonheur la divine semence, la voyant tomber, non pas au milieu des épines qui l’étouffent, non pas sur le chemin où elle est foulée aux pieds, mais dans une terre féconde, où le grain n’est pas plus tôt jeté qu’il donne l’épi. Voilà ce que je dis toujours et ne cesserai de redire ; la gloire de notre ville, ce n’est pas d’avoir un sénat, des consuls, de nombreuses statues, un grand commerce, un site admirable, mais un peuple qui aime à écouter la parole, qui remplit les temples de Dieu et accroît de jour en jour les joies de l’Église, par son avidité insatiable pour une parole qu’on ne cesse pas de lui prodiguer. Car ce qui fait la gloire d’une ville, ce ne sont point ses édifices, mais ses habitants. Ne me dites pas que la ville des Romains est plus grande ; montrez-moi que sa population est aussi avide d’instruction que la nôtre. Sodome avait des tours et Abraham habitait une simple tente ; néanmoins les anges voyageurs passèrent à côté de Sodome et vinrent loger sous la tente. Ce qu’ils cherchaient, en effet, ce n’était point un séjour magnifique, c’était une âme vertueuse et belle. En vain Jean habitait un désert et Hérode une ville : il ne résulta de là qu’une chose ; c’est que le désert devint plus illustre que la ville. Pourquoi cela ? Parce que ce n’était point dans la ville que retentissait la prophétie.
Si j’insiste là-dessus, c’est pour que nous ne vantions jamais une ville à cause d’avantages passagers. Que vient-on me parler d’édifices et de colonnes ? Tout cela s’écroule avec la vie. Entrez dans le temple de Jésus-Christ et vous verrez la vraie splendeur de la cité ; vous verrez les pauvres rester là, depuis le milieu de la nuit jusqu’à l’aurore, sans que le tyrannique besoin du sommeil, ni les nécessités de l’indigence déterminent personne à sortir ; vous y verrez les veillées sacrées joindre le jour et la nuit. C’est par là que notre ville est grande et vraiment la métropole de l’univers ? Combien d’évêques et de docteurs arrivent ici qui, devenus tout à coup vos disciples, s’en retournent chez eux avec le désir d’y transplanter ce qu’ils vous ont vu pratiquer ! Venir me parler d’honneurs, de richesses, c’est louer dans un arbre ses feuilles et non ses fruits. Si je parle ainsi ; ce n’est pas pour flatter vos charités, mais pour rendre hommage à vos vertus. Je suis heureux à cause de vous, vous l’êtes à cause de vous-mêmes. « Bienheureux celui qui parle à des oreilles qui l’entendent ! » (Sir. 25,9) C’est l’origine de mon bonheur, à moi a Bienheureux ceux qui ont faim et soif a de la justice ! » (Mt. 5,6) Vous voyez bien que vous ne devez le vôtre qu’à vous-mêmes. Bienheureux, en effet, l’homme épris des discours spirituels ! Voilà ce qui nous distingue des brutes. Ce n’est pas la forme du corps, la nourriture, la boisson, l’habitation, le genre (le vie : toutes ces choses nous sont communes avec les animaux. En quoi donc l’homme diffère-t-il des bêtes ? Par la raison et la parole. Voilà pourquoi l’on définit l’homme un animal raisonnable et doué de parole. L’âme, aussi bien que le corps, a besoin d’une nourriture. Pour le corps, la nourriture est le pain ; pour l’âme, c’est la parole. Si vous voyiez un homme manger une pierre, lui donneriez-vous encore le nom d’homme ? De même, quand vous voyez un homme se nourrir, non de parole mais de brutalité, dites : Celui-là aussi a perdu la dignité d’homme, car c’est parles aliments dont il se nourrit que l’homme manifeste sa dignité.
Aujourd’hui donc que l’assistance est en nombre, que la mer se retrouve paisible après tant d’orages, que la tempête qui soulevait les flots est calmée, mettons notre barque en mer : la langue nous servira de voile ; la grâce de l’Esprit, si elle se rend à notre prière, sera pour nous le zéphyr ; la croix sera la barre et le gouvernail. La mer a des ondes salées, ici c’est une eau vive. Là sont des animaux muets et sans raison, ici des âmes raisonnables ; là-bas les navigateurs se reposent à terre des fatigues de l’Océan ; ici c’est la terre qu’on traverse et le port est au ciel. Là sont des esquifs, ici des discours spirituels ; là des planches réunies pour former le navire, ici une charpente de paroles. Là-bas la voile, ici la langue ; le souffle du zéphyr là-bas, ici la visite de l’Esprit ; là un homme est pilote, ici c’est le Christ. Aussi le navire peut bien être harcelé par la tempête, mais il ne saurait périr. Il pourrait aussi naviguer dans le calme, si le pilote le voulait ; mais il ne le permet pas, afin que vous soyez témoins de la patience des navigateurs, et que vous vous rendiez un juste compte de l’intelligence du pilote.
2. Païens et Juifs, écoutez le récit de nos victoires et jugez de la prééminence de l’Église d’ennemis ont attaqué l’Église sans en triompher ? Combien de tyrans ? Combien de généreux ? Combien d’empereurs ? Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, en dépit de leurs titres et de leur puissance, lui ont fait la plus cruelle guerre, quand elle ne faisait que de naître, et n’ont pu néanmoins la déraciner ; ils sont tombés dans le silence et dans l’oubli, tandis que l’Église persécutée élève son front au-dessus des nues. Ne considérez pas, en effet, que l’Église réside sur la terre : en réalité, sa vie est au ciel. Qu’est-ce qui le prouve ? Les faits eux-mêmes. – Les onze disciples eurent à soutenir les attaques de l’univers entier : ils en triomphèrent, et leurs ennemis furent exterminés : les agneaux furent vainqueurs des loups. Voyez-vous ce berger qui envoie ses brebis au milieu des loups, de telle sorte que la fuite même ne puisse les sauver ? Mais quel est le berger qui agit ainsi ? Le Christ, afin de vous prouver que nos victoires ne sont pas une conséquence de l’ordre des choses, ruais qu’elles sont, au contraire, en contradiction avec cet ordre et avec la nature. L’Église est plus solide que le firmament.
Mais peut-être le gentil m’accuse-t-il d’orgueil : qu’il attende ma démonstration, et il se convaincra alors de la force de la vérité : il saura qu’il est plus aisé d’éteindre le soleil que d’anéantir l’Église. Qu’est-ce qui proclame cela ? dira-t-on. Celui qui l’a fondée : « Le ciel et la terre passeront : mais mes paroles ne passeront point. » (Mt. 24,35) – Il ne s’est pas borné à faire cette prédiction ; il l’a réalisée. Pourquoi a-t-il établi l’Église plus solidement que le ciel ? Parce que l’Église est plus auguste que le ciel. Pourquoi le ciel a-t-il été fait ? Pour l’Église, et non pas l’Église pour le ciel. Le ciel existe pour l’homme, et non l’homme pour le ciel. C’est ce qui résulte des actes du Christ lui-même, qui ne s’est pas revêtu d’un corps céleste. Mais de peur de laisser, aujourd’hui encore, une dette à payer, si nous prolongions trop ce discours, hâtons-nous d’acquitter celle que nous avons contractée hier. C’est en considération des absents que j’ai différé jusqu’à ce jour. Mais puisqu’ils se sont rendus aujourd’hui où les appelait leur devoir, et que leur présence nous permet de ne rien épargner pour notre festin, il est temps de servir le repas : pour être d’hier, il n’en sera pas plus mauvais. En effet, il ne s’agit pas ici de viandes sujettes à se gâter, mais de pensées dont la fraîcheur est éternelle. Les viandes se corrompent, comme tout ce qui tient au corps : mais le temps ne fait que donner plus de saveur aux pensées.
Qu’est-ce donc que nous disions hier ? Car nous nous sommes hier déjà, assis à la table mais les absents n’y perdront rien. « Et il arriva dans l’année où mourut le roi Ozias, que je vis le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. » Qu’est-ce qui dit cela ? Isaïe, le contemplateur des séraphins : il était marié ; ce qui n’éloigna pas de lui la grâce. Vous avez écouté, vous avez entendu ce que nous dit aujourd’hui ce Prophète : « Sors, toi, et Jasub ton fils. » – Ne passons pas légèrement là-dessus. Sors avec ton fils : Le Prophète avait donc un fils ? mais s’il avait un fils, il avait donc une femme ? Apprenez par là que le mariage n’est pas un mal : le mal, c’est la fornication. Cependant, venons-nous à dire à certaines personnes : pourquoi ne pas vivre comme il faut ? pourquoi ne plus mener une existence régulière ? On nous répond : le puis-je, à moins de renoncer à ma femme, à mes enfants, à mes affaires ? Que dites-vous ? Est-ce donc un obstacle que le mariage ? Votre femme vous a été donnée comme une auxiliaire, et non comme une ennemie. Le Prophète n’était-il pas marié ? Mais son mariage n’empêcha point l’Esprit de le visiter : il habitait avec une femme, et néanmoins il était prophète. Et Moïse, n’avait-il pas une femme ? Cependant il brisait des rochers, il commandait aux airs, il s’entretenait avec Dieu, il apaisait la colère divine. Et Abraham, n’était-il point marié ? Néanmoins des nations lui durent leur origine, ainsi que l’Église : il avait un fils, Isaac, et ce fils devint pour lui une occasion de bonnes œuvres. N’offrit-il pas ce jeune enfant, fruit de son mariage ? Ne fut-il pas à la fois et père et homme religieux ? Ne fit-il pas taire son cœur paternel pour devenir sacrificateur ? La piété chez lui ne triompha-t-elle pas de la nature ? N’étouffa-t-il pas le cri de ses entrailles pour faire éclater sa religion ? Ne vit-on pas la paternité vaincue et la piété couronnée ? N’est-il pas vrai qu’il aimait à la fois de tout son cœur et son enfant et Dieu ? Et son mariage fut-il un empêchement ?
Et la mère des Macchabées ? n’était-elle pas mariée ? n’a-t-elle pas donné sept enfants au chœur des saints ? ne les a-t-elle pas vus martyrs, sans être ébranlée, pareille à un roc n’était-elle pas là, souffrant le martyre dans chacun d’eux, mère de martyrs, martyre elle-même sept fois ? On les torturait : mais les coups allaient jusqu’à elle. Car ne croyez pas qu’elle demeurât insensible ; elle était mère, et la nature révoltée lui faisait sentir sa force néanmoins elle ne cédait pas. Elle était sur une mer orageuse : mais le courroux des flots s’apaise, et de même la crainte de Dieu réprimait dans son cœur l’instinct de la nature. De quelle huile avait-elle frotté leurs corps ? quelle éducation leur avait-elle donnée ? comment avait-elle réussi à en faire sept temples consacrés à Dieu, sept statues d’or, ou plutôt quelque chose de bien plus précieux que l’or ?
3. Non, l’or n’est pas comparable à une âme de martyr : voyez plutôt. Le tyran était là : il se retire, vaincu par une femme. Il l’attaquait avec des armes : elle le vainquit avec sa ferveur. Il avait allumé une fournaise ; elle eut recours à la vertu de l’esprit. Il mettait une armée en mouvement : elle se réfugia dans le sein des anges. – Ici-bas elle voyait le tyran elle songeait au monarque de là-haut. Ici-bas elle voyait des tortures : elle comptait les palmes qui l’attendaient là-haut. Elle voyait le supplice : elle se représentait l’immortalité future : d’où ces mots de Paul : « Attendu que nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles. » (2Cor. 4,18) Eh bien ! le mariage fut-il un obstacle pour cette femme ?
Et Pierre, le fondement de l’Église, l’amant passionné du Christ, cet ignorant qui confondait les orateurs, cet homme sans éducation qui fermait la bouche aux philosophes, qui mettait la sagesse grecque en pièces comme une toile d’araignée, cet infatigable voyageur, ce pêcheur qui jeta ses filets dans tous les endroits de la mer et du monde, n’était-il pas marié, lui aussi ? Il l’était : c’est l’évangéliste qui nous l’apprend, en disant. « Jésus entra près de la belle-mère de Pierre qui avait la fièvre. » (Mc. 1,30) S’il avait une belle-mère, il avait donc une femme, il était marié. Et Philippe ? n’avait-il pas quatre filles ? S’il avait quatre filles, il avait une femme, il était marié. Arrivons au Christ : il était fils d’une vierge : mais il assista à un mariage, il fit son cadeau de noces. « Ils n’ont pas de vin », lui dit sa mère, et il changea l’eau en vin : il avait honoré le mariage de sa présence virginale son offrande montra combien il le respectait n’ayez donc point d’horreur pour le mariage, mais haïssez la fornication. A mes risques et périls je me porte garant de votre salut, quand bien même vous seriez mariés.
Veillez à vos intérêts. Si votre femme est vertueuse, c’est une alliée pour vous. Et si elle ne l’est pas ? Rendez-la telle. – Il y a eu de bonnes femmes, il y en a eu dé méchantes, ce qui vous ôte tout prétexte. – Que pensez-vous de celle de Job ? Mais Sara était vertueuse. – Je veux mettre sous vos yeux l’exemple d’une femme vicieuse et méchante. La femme de Job ne fit aucun mal à son mari. Elle était méchante, vicieuse, elle lui conseilla de blasphémer. Mais quoi ? Réussit-elle à ébranler cette tour, à renverser ce bronzé, à triompher de ce roc, à repousser ce soldat, à percer ce navire, à déraciner cet arbre ? Rien de pareil. Elle heurta la tour, et la tour n’en fut que plus solide. Elle souleva les flots, et l’esquif, loin de couler à fond, continua de naviguer par un bon vent. Le fruit de l’arbre fut cueilli, mais l’arbre demeura immobile : les feuilles tombèrent, mais la racine resta inébranlable. Que l’on ne s’avise donc point de s’en prendre aux défauts de sa femme. Elle ne vaut rien ? Corrigez-la. Mais, direz-vous, elle m’a chassé du paradis. Oui, mais elle vous a ouvert les cieux. La nature est toujours la même, mais le caractère varie. La femme de Job était méchante ? Mais Suzanne était vertueuse. La femme de Putiphar était impudique ? Mais Sara était modeste. Vous connaissez l’une : jetez maintenant les yeux sur l’autre. C’est de même chez les hommes : il en est de bons, il en est de mauvais. Joseph était vertueux, les vieillards étaient libertins. Partout vous retrouvez le vice et la vertu : ce n’est pas la nature, c’est la volonté qui fait la distinction. Trêve donc aux prétextes : mais frottons-nous d’acquitter notre dette.
« Et il arriva dans l’année où mourut le roi Ozias. » Je vais vous dire pourquoi le Prophète marque l’époque. Nous recherchions hier pourquoi, lorsque tous les prophètes, et Isaïe lui-même datent leurs prédictions par l’année du règne actuel, il est fait ici infraction à cet usage : le Prophète ne dit pas : dans les jours d’Ozias, mais à la mort d’Ozias. C’est ce que je veux aujourd’hui vous expliquer. La chaleur est forte : mais la rosée du discours est capable d’en triompher : le corps peut céder à la fatigue, et l’âme conserver la force de se réjouir. Ne me parlez point de chaleur, de sueur : qu’importe que votre corps soit en sueur, si vous essuyez votre âme. Les trois enfants étaient dans la fournaise, et n’enduraient aucun mal : la fournaise, pour eux, s’était faite rosée. – Quand vous songerez à la sueur qui vous incommode, représentez-vous le salaire et la récompense. Un plongeur se précipite sans hésiter dans l’abîme des eaux, pour en retirer quelques perles, qui deviennent ensuite un vrai sujet de guerre : je ne dis pas cela pour les déprécier, je blâme seulement la fureur avec laquelle on se les arrache. Et vous, quand il s’agit de mettre la main sur un inaltérable trésor, de planter une vigne dans votre âme, vous ne pouvez supporter la sueur ni le chaud ? Regardez ceux qui sont assis dans les théâtres : voyez comme ils suent, et reçoivent patiemment sur leurs têtes nues les rayons du soleil : tout cela pour tomber dans l’esclavage de la mort, dans les fers d’une prostituée. Ils souffrent pour leur perte, et vous ne savez rien endurer pour votre salut ? Vous êtes un athlète, un soldat. Mais qu’est-ce enfin que cet Ozias, et pourquoi le Prophète parle-t-il ici de sa mort ? Cet Ozias était un roi, un homme juste, tout paré de bonnes œuvres : mais il finit par tomber dans la présomption, cette mère des maux, dans l’orgueil, cette source de troubles, dans l’arrogance, qui fut la perte du diable. Rien de pire que l’orgueil : voilà pourquoi nous avons consacré à ce sujet tout notre entretien d’hier, abattant l’orgueil, prêchant l’humilité.
4. Vous dirai-je quel bien c’est que l’humilité, quel mal que l’orgueil ? Un pécheur eut l’avantage sur un juste (je veux parler du publicain et du pharisien) : de simples paroles l’emportèrent sur des actions. Comment cela ? Le publicain disait. « Dieu, soyez-moi propice à moi qui suis un pécheur. » Le Pharisien disait : « Je ne suis pas comme les autres hommes, un larron, un avare. » Et puis ? « Je jeûne deux fois la semaine, je paye la dîme de tout ce que je possède. » (Lc. 18,13, 11, 12) Le pharisien produisit des actes de justice ; le publicain proféra des paroles d’humilité, et les paroles passèrent avant les actions : tout ce trésor s’en alla en fumée, toute cette pauvreté fut convertie en richesse. Ils étaient venus comme deux vaisseaux chargés qui entrent au port. Le publicain sut aborder comme il faut ; le pharisien fit naufrage, afin que vous sachiez quel mal c’est que l’orgueil. Vous êtes juste ? N’humiliez pas votre frère. Vous êtes paré de bonnes œuvres ? Gardez-vous d’injurier le prochain, et de diminuer par là les louanges qui vous sont dues. Plus vous êtes grands, plus vous devez vous rabaisser vous-mêmes. Écoute bien mes paroles, mon cher auditeur. Le juste doit redouter l’orgueil, plus que le pécheur : je l’ai dit hier, et je le répète aujourd’hui à cause de ceux qui étaient absents l’autre jour : la raison en est que le pécheur est nécessairement humilié dans sa conscience, tandis que le juste est fier de ses bonnes œuvres. Voyez encore les vaisseaux : les navigateurs dont l’esquif est vide ne craignent point l’attaque des pirates, lesquels se soucient peu de couler un vaisseau sans cargaison. Ceux qui les redoutent sont ceux dont le navire est chargé : car le pirate vient là, où est l’or, où est l’argent, où sont les pierres précieuses. De même le diable ne persécute pas habituellement le pécheur, mais le juste, chez qui il trouve d’abondantes richesses. Puisque l’orgueil est souvent un fruit de la malice du diable, il faut rester maîtres de nous-mêmes. Plus vous êtes grands, plus il faut vous abaisser. Quand vous montez sur une hauteur, vous êtes obligés de prendre des précautions, pour ne pas tomber. Voilà pourquoi Notre-Seigneur a dit : « Quand vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles. » (Lc. 17,10)
D’où te vient ta présomption, homme, parent de la terre, semblable à la cendre et par ta nature, et par tes pensées, et par tes actions ? Aujourd’hui riche, demain pauvre ; aujourd’hui bien portant, demain malade ; joyeux aujourd’hui, triste demain : aujourd’hui dans la gloire, demain dans l’opprobre : aujourd’hui jeune, vieux demain. Y a-t-il rien de stable dans les choses humaines ? ne passent-elles point comme le courant d’un fleuve ? Elles paraissent, et plus vite qu’une ombre, nous abandonnent. D’où te vient ta présomption, homme qui n’es que fumée, vanité ? « L’homme a été fait à l’image de la vanité. » (Ps. 143,4) « Ses jours sont comme le foin. » (Ps. 102,15) « Le foin s’est desséché, et sa fleur est tombée. » (Is. 40,8)
Si je parle ainsi, ce n’est point pour ravaler notre essence, mais pour brider notre orgueil. C’est une grande chose qu’un homme, c’est une chose de prix qu’un homme compatissant. Mais cet Ozias qui était roi et avait le front ceint du diadème, finit par s’enorgueillir de ce qu’il était juste : emporté par une folle présomption, il entra dans le temple. Et que dit-il ? « Il entra dans le saint des saints et dit : « Je veux offrir l’encens. » R. il usurpe le sacerdoce. Je veux offrir l’encens, dit-il, parce que je suis juste. Reste, je te prie, dans ton domaine : autre est celui de la royauté, autre celui du sacerdoce : et le sacerdoce surpasse la royauté. En effet, cette royauté-là ne se manifeste point par des signes apparents ; ce n’est point aux pierres précieuses attachées à son vêtement, ni aux objets d’or qui le parent que se reconnaît celui qui en est investi. Tandis que le roi proprement dit a pour mission de gouverner les choses de la terre, le sacerdoce tient son droit d’en haut : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel. » (Mt. 16,19) Le roi est chargé des choses d’ici-bas, moi, des fonctions célestes : Quand je dis moi ; entendez le prêtre. Gardez-vous donc s’il vous arrive de trouver un prêtre indigne, de décrier pour cela le sacerdoce : ce n’est pas la fonction qu’il faut accuser, c’est celui qui s’acquitte mal d’un devoir glorieux. Judas trahit : mais ce n’est, pas un grief contre D’apostolat, la volonté du coupable est seule en cause : la faute n’en est pas au sacerdoce, mais à la perversité d’un homme.
5. N’allez donc point accuser le sacerdoce ne vous en prenez qu’au prêtre indigne. On vous prend à partie, on vous dit : Voyez-vous ce chrétien ? Répondez : Je ne parle point des personnes, mais des choses. Combien de médecins ont joué le rôle de bourreaux, et donné des poisons au lieu de remèdes ! Je ne m’en prends pas pourtant à leur art, mais au mauvais usage qu’ils en font. Combien de nautoniers ont causé la perte de leur navire ! La faute n’en est pas à la navigation, mais à leur étourderie. De même, si vous rencontrez un chrétien vicieux, au lieu d’incriminer ta religion et le sacerdoce, n’accusez que celui qui use mal de ces belles choses. Le monarque est chargé des corps, le prêtre des âmes ; le monarque remet les dettes, le prêtre, les péchés. L’un contraint, l’autre exhorte ; l’un use de force, l’autre de persuasion. L’un a des armes matérielles, l’autre des armes spirituelles. Lui, il fait la guerre aux barbares : moi, je la fais aux démons. Ce dernier pouvoir est le plus grand : voilà pourquoi le roi incline son front sous les mains du prêtre : pourquoi l’on voit partout dans l’Ancien Testament les prêtres oindre le roi.
Eh bien ! le roi Ozias franchit les limites qui lui étaient assignées, les bornes prescrites au pouvoir royal : il entreprit d’usurper : il entra dans le temple de sa pleine autorité, dans l’intention d’offrir l’encens. Et le prêtre, que dit-il ? Tu n’as pas le droit, Ozias, d’offrir l’encens. Considérez la liberté, la noble indépendance de ce langage vraiment inspiré et d’une hardiesse indomptable. Ce prêtre avait le corps d’un homme et les pensées d’un ange ; ses pieds touchaient la terre, mais il vivait dans le ciel. Il vit le roi, et ne vit pas la pourpre ; il vit le roi, et ne vit pas le diadème. Ne me parlez plus de royauté, là où la loi est enfreinte. « R. tu n’as pas le droit d’offrir l’encens dans le saint des saints. » Tu outrepasses tes bornes, tu réclames ce qui ne t’appartient pas : pour ta punition tu perdras ce que tu as reçu. Tu n’as pas le droit d’offrir l’encens, c’est l’affaire des prêtres. Ce n’est pas ta fonction, mais la mienne. Est-ce que je t’ai dépouillé de ta pourpre ? Ne me dépouille pas de mon sacerdoce. « Tu n’as pas le droit d’offrir l’encens, c’est la tâche des prêtres, fils d’Aaron. »
Il y avait bien du temps qu’Aaron était mort quand ces choses se passèrent. Pourquoi donc au lieu de dire simplement « Des prêtres », fait-il mention du chef de leur race ? C’est qu’il était advenu, à cette époque reculée, un fait à peu près semblable. Dathan, Abiron et Coré s’étaient révoltés contre Aaron : la terre s’entr’ouvrit, et les engloutit dans son sein. Le feu du ciel tomba sur eux, et les dévora. C’est afin de rappeler cette antique histoire, comment autrefois déjà le sacerdoce avait été persécuté sans être vaincu, comment le peuple, ayant pris parti contre lui à son tour, avait été châtié par Dieu, que le prêtre répond : « Tu n’as pas le droit d’offrir l’encens, c’est la « tâche des prêtres, fils d’Aaron. » Il ne dit pas : Songe au supplice infligé à ceux qui tentèrent la même chose. Il ne dit pas : Songe que les rebelles furent brûlés. Il se contente de nommer Aaron qui fut ainsi vengé, et par là il rappelle au roi toute l’histoire. C’est à peu près comme s’il disait : N’imite point la témérité de Dathan, de peur de subir le châtiment infligé aux ennemis d’Aaron. Mais le roi Ozias n’y tint pas : tout gonflé de son orgueil, il entra dans le temple, et ouvrit le saint des saints, afin de sacrifier. Que fit Dieu ? Le prêtre avait été indignement bravé, la dignité du sacerdoce foulée aux pieds, le prêtre réduit à l’impuissance. Le prêtre, en effet, ne peut que faire des représentations et parler avec liberté ; il ne peut ni prendre les armes ni se couvrir du bouclier, ni brandir la lance, ni tendre l’arc, ni lancer la flèche. Les représentations du prêtre avaient donc échoué contre l’obstination du roi qui, lui, avait recours à la force et usait de son pouvoir. Alors le prêtre dit : J’ai fait ce que je pouvais faire, je suis impuissant désormais venez au secours du sacerdoce avili : les lois sont violées, les préceptes renversés. Que fait alors le bon Dieu ? Il punit le téméraire. « Et aussitôt une lèpre se montra sur son front. » Ce siège de l’effronterie devint le siège du châtiment.
Voyez-vous la douceur du châtiment divin ? Dieu ne lança point la foudre, n’ébranla point la terre, ne bouleversa point le ciel. Seulement mie lèpre se montra, justement sur le front, et non ailleurs, afin que le visage portât la marque du châtiment, afin que le décret divin y restât gravé comme sur une colonne. En effet, ce n’est pas en vue d’Ozias que cet événement arriva, mais en vue de la postérité. Dieu pouvait lui infliger un supplice proportionné à son crime : il ne le voulut pas : il aima mieux graver, pour ainsi dire, à la vue de tous la loi suivante : N’agissez pas comme lui, si vous ne voulez pas être châtiés comme lui, Ozias sortit de là comme une loi vivante : et son front parlait plus haut que le son d’une trompette. – Ce front portait gravés des caractères ineffaçables, non point tracés avec l’encre (on aurait pu les faire disparaître) : la nature même avait scellé sur ce front l’impureté destinée à la purification des autres hommes. – Et comme les condamnés qu’on emmène ont une corde passée dans la bouche ainsi Ozias, en guise de corde, avait, en s’en allant, une lèpre sur le front, châtiment de son attentat contre le sacerdoce. Ce que j’en dis n’est point dirigé contre les rois, ruais seulement contre ceux qu’enivrent l’orgueil et la fureur : je veux vous montrer seulement que le sacerdoce est supérieur à la royauté.
6. Quand l’âme a péché, Dieu punit toujours le corps. C’est ce qu’il fit à l’égard de Caïn. – L’âme de celui-ci s’était rendue coupable d’un meurtre : ce fut son corps qui fut frappé ; et cela se conçoit : « Tu seras sur la terre », est-il écrit, « gémissant et tremblant. » Et Caïn allait çà et là, parlant à tous, éloquent, instructif dans son silence. Sa langue restait muette mais ses membres criaient et révélaient à tous le motif pour lequel il gémissait, il tremblait J’ai tué mon frère, j’ai commis un meurtre. Moïse, plus tard, parlait par l’Écriture : lui, il allait parlant à tous par ses actions, et répétant : « Tu ne tueras point. » Voyez-vous cette bouche qui se tait, et ce fait qui parle ? voyez-vous marcher cette loi vivante ? voyez-vous cette table de loi qui circule ? voyez-vous ce châtiment qui en prévient d’autres ? ce supplice qui devient une occasion d’enseignement ? voyez-vous le péché dans cette âme, et la punition infligée à ce corps ? Il ne faut pas s’en étonner. Ainsi il advint de Zacharie : son âme pécha, et sa langue fut liée. Pour avoir mal usé de cet organe, Zacharie qui avait proféré la parole coupable fut puni : et une lèpre envahit le visage d’Ozias qui avait péché, afin de le corriger. Il sortait donc du temple, ce roi, comme un exemple pour tous, et le temple fut purifié : il fut chassé, sans que personne lui fît violence : il voulait usurper le sacerdoce, et il perdit ce qui lui appartenait. Il sortait donc du temple. C’était dans l’ancien temps, une loi, que tout lépreux fût chassé de la ville : il n’en est plus de même aujourd’hui. Pourquoi ? c’est qu’à l’époque où Dieu n’avait affaire, pour ainsi dire, qu’à de petits enfants, la lèpre était celle du corps : aujourd’hui c’est la lèpre de l’âme dont il est question.
Il s’en allait, ce roi lépreux : et personne n’osait le chasser de la ville, par considération pour son diadème et pour son pouvoir : il resta sur son trône et recommença à enfreindre la loi. Que fit Dieu ? Dans son courroux contre les Juifs, il interrompit les prophéties. Dans tout ce qui précède j’ai eu en vue la parole du Prophète, afin d’acquitter ma dette. Mais revenons à notre sujet. – Le roi lépreux sortit du temple. On aurait dû le bannir de la ville comme impur, suivant la coutume. Mais le peuple souffrit qu’il restât dans son palais et sur son trône, et n’osa proférer la moindre parole qui attestât son indépendance. Alors Dieu se détourna d’eux, et suspendit le bienfait des prophéties. Rien de plus juste : ils avaient enfreint sa loi, ils avaient craint de bannir un homme impur : alors Dieu interrompit les prophéties. « Et la parole était précieuse alors, et il n’y avait point de prophétie. » En d’autres termes, Dieu ne leur parlait plus par la bouche des prophètes : car l’Esprit-Saint, qui dictait aux prophètes leurs paroles, avait cessé de les inspirer, du jour où les Juifs avaient souffert au milieu d’eux un homme impur : la grâce de l’Esprit n’agissait plus sur un peuple souillé.
Voilà pourquoi il ne visitait pas les prophètes, ne leur apparaissait point, restait muet et caché. Pour éclaircir ce que je dis, je me servirai d’un exemple. Supposez un homme qui, mortellement offensé par une personne qu’il aime, lui dit : Tu ne me verras plus, je ne te parlerai plus. Ainsi fit Dieu dans cette occurrence. Les Juifs l’avaient irrité en ne bannissant point Ozias : Je ne parlerai plus à vos prophètes, leur dit-il, je cesse de vous envoyer la grâce de l’Esprit. Que de clémence dans ce châtiment ! il ne lance point la foudre, il n’ébranle pas la ville jusque dans ses fondements : Vous ne voulez pas me venger, dit-il, je ne vous fréquente plus. Est-ce que je ne pouvais pas le chasser ? Mais j’ai voulu vous laisser le soin d’exécuter ce qui restait à faire. Vous refusez ? Je ne vous fréquente plus, je n’ébranle plus l’âme de vos prophètes. La grâce de l’Esprit n’opérait plus ; le silence régnait, il y avait haine entre Dieu et les hommes. La mort d’Ozias mit fin aux occasions de souillure. Comme il y avait longtemps que le, Prophète n’avait prophétisé, et que ce silence avait désarmé la colère divine, les prophéties recommencèrent. Nécessairement, alors, le Prophète indique le temps où il parle, en disant : « Et il arriva dans l’année où mourut le roi Ozias, que je vis le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. » Lorsqu’il fut mort, alors je vis le Seigneur, que je ne voyais pas auparavant, attendu qu’il était irrité contre nous. La mort de l’impur est survenue, et le courroux a cessé.
Voilà pourquoi, lui qui désigne partout le roi vivant, il date ici de la mort d’Ozias : « Il arriva dans l’année où mourut le roi Ozias, que « je vis le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. »
Mais il faut remarquer, ici encore, la bonté de Dieu. – L’impur succombe, et voilà que Dieu se réconcilie avec les hommes. – Pourquoi n’y eut-il pas besoin pour cela de bonnes œuvres, et suffit-il de la mort d’Ozias ? Parce que Dieu est bon et ne se montre point en pareil cas juge rigoureux. – Ce Dieu bon, ce Dieu charitable, ne voulait qu’une chose, la disparition de l’impur. – Instruits par cet exemple, chassons loin de nous l’orgueil, ouvrons nos cœurs à l’humilité, offrons l’hommage de gloire accoutumé au Père, au Fils et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
CINQUIÈME HOMÉLIE.
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SUR CETTE PAROLE DU PROPHÈTE ISAÏE : « IL ARRIVA DANS L’ANNÉE OU MOURUT LE ROI OZIAS, QUE JE VIS LE SEIGNEUR », ET COMME QUOI OZIAS FUT JUSTEMENT FRAPPÉ DE LA LÈPRE POUR AVOIR ILLÉGALEMENT BRÛLÉ L’ENCENS, CE QUI N’APPARTIENT PAS AUX ROIS, MAIS AUX PRÊTRES.
ANALYSE.
modifier- 1. Le sacerdoce supérieur à la royauté.
- 2. Intrépidité du prêtre. Que la mansuétude est nécessaire dans les censures.
- 3. Bonté de Dieu manifestée par la douceur du châtiment et la promptitude du pardon.
1. Il faut que nous en finissions aujourd’hui avec l’histoire d’Ozias, et que nous achevions notre commentaire, si nous ne voulons pas prêter à rire comme cet homme dont il est question dans les Évangiles, lequel avait entrepris de bâtir une maison et n’avait pu y parvenir autrement quelque passant dirait pareillement rie nous : « Cet homme a commencé à bâtir, et n’a pas pu achever son œuvre. » (Lc. 14,30) Mais afin d’éclaircir nos paroles, il faut que nous revenions sur quelques-unes des choses que nous avons dites précédemment, de peur que notre discours ne se présente décapité, pour ainsi dire, sur ce théâtre spirituel ; de cette manière, nous lui rendrons son véritable aspect, et les spectateurs pourront le reconnaître ; nous rafraîchirons la mémoire de ceux qui nous ont déjà entend traiter ce sujet, nous mettrons les autres, au courant. Nous disions donc l’autre jour comment Ozias avait été pieux, comment il s’était perverti, et à quel degré d’arrogance il se laissa entraîner : aujourd’hui il est nécessaire de dire comment il entra dans le temple, comment il entreprit d’offrir l’encens, comment le prêtre voulut l’en empêcher, comment il résista, attira par là le courroux de Dieu sur sa tête, fut atteint de la lèpre et en mourut enfin pour quelle raison le Prophète, laissant de côté les jours de sa vie, fait mention de sa mort en disant : « L’année où mourut le roi Ozias. » (Is. 6,1) Car tel a été le point de départ de tout notre commentaire sur cette histoire : mais prêtez-moi une exacte attention.
« Et il arriva, lorsque le roi Ozias fut devenu puissant, que son cœur s’enfla jusqu’à le corrompre, et qu’il se rendit coupable contre le Seigneur son Dieu. » (2Chr. 26,16) De quelle façon se rendit-il coupable ? Il entra dans le temple du Seigneur, pour offrir l’encens sur l’autel des parfums. O témérité ! ô impudence ! Il osa profaner jusqu’à l’inaccessible sanctuaire, forcer l’entrée du saint des saints, ce lieu interdit à tout autre qu’au grand prêtre. Voilà ce que devient une âme que l’orgueil a enivrée. Une fois qu’elle a perdu le soin de sa conservation, sa démence ne connaît plus de bornes : abandonnant les rênes de son salut aux passions déraisonnables, elle se laisse emporter en tous sens : pareille à un cheval rétif qui a secoué son frein et jeté bas son cavalier, elle court avec la violence d’un vent furieux, et épouvante tous ceux qu’elle rencontre sur son passage : tout fuit devant elle, personne n’ose l’arrêter. L’âme qui a secoué le frein de la crainte de Dieu, qui a jeté bas la raison, son écuyer, parcourt le domaine du vice, jusqu’à ce qu’elle aille se précipiter, tête baissée, dans l’abîme de la perdition. Il faut donc la réprimer sans relâche et refréner par de religieuses pensées son impétuosité déréglée.
Ozias ne fit point ainsi, il alla jusqu’à attenter aux droits de la suprême magistrature. Le sacerdoce, en effet, est supérieur même à la royauté : c’est une magistrature d’un ordre encore plus relevé. N’allez point m’alléguer la pourpre, le diadème, les vêtements dorés. Ombre que tout cela : les fleurs du printemps ont plus de prix. « Toute gloire humaine est comme la fleur du foin (Is. 40,6) ; » oui, même la gloire des monarques. Cessez donc de m’alléguer ces vaines distinctions : et si vous voulez voir la différence qui sépare le roi du prêtre, examinez la mesure du pouvoir départi à chacun d’eux : vous verrez que le prêtre siège bien au-dessus du roi. Le trône royal vous paraît auguste, avec ses incrustations de pierres précieuses, et sa bordure dorée. Néanmoins le roi n’est maître qu’ici-bas et tout son pouvoir ne dépasse point les bornes de ce monde, le trône du sacerdoce, au contraire, est établi dans les cieux : les choses du ciel, voilà son domaine. Qui dit cela ? Le Roi des cieux lui-même : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre, sera lié dans les cieux et tout ce que vous aurez délié sur la terre, sera délié dans les cieux. » Quelle dignité pourrait rivaliser avec celle-là ? Le ciel se fonde, pour juger, sur un jugement terrestre. Le juge siège ici-bas, et le Maître se conforme à l’arrêt de son serviteur : ce que l’un a jugé en ce monde, l’autre le ratifie là-haut. Le prêtre est comme un intermédiaire entre Dieu et la nature humaine : il fait descendre jusqu’à notre niveau les célestes prérogatives, il porte là-haut nos supplications : il réconcilie avec l’univers son monarque irrité, et nous sauve de sa vengeance quand nous avons failli. Voilà pourquoi Dieu soumet aux mains du prêtre jusqu’à la tête des rois, nous montrant par là que la première de ces magistratures est supérieure à l’autre : en effet, c’est au plus puissant à bénir le plus faible. Mais nous parlerons une autre fois du sacerdoce, et nous montrerons quelle en est la dignité voyons d’abord l’excès d’iniquité du roi ou plutôt du tyran. Il entre dans le temple du Seigneur, et le prêtre Azarias le suit. Avais-je donc tort de dire que le prêtre est plus grand que le roi ? On ne dirait pas qu’il ait affaire à un roi, mais à un esclave fugitif, à un serviteur rebelle qu’il veut chasser. A le voir entrer à sa suite avec cette précipitation, c’est comme un chien de bonne race qui court sus à un animal immonde, afin de l’expulser de la maison de son maître.
2. Voyez-vous l’intrépidité, la noblesse de cette âme de prêtre ? Il ne considère point la grandeur de ce souverain, il ne réfléchit pas combien il est difficile de contenir une âme enivrée par la passion, il n’entend pas Salomon qui lui dit : « La menace d’un roi est semblable au courroux d’un, lion (Prov. 19,12) : » il ne voit que le vrai monarque, celui des cieux, il ne songe qu’au tribunal, au jugement qui l’attendent là-haut : et fort de ces pensées, il se jette sur le tyran. Il savait, en effet, il savait bien que la menace d’un roi n’est semblable au courroux d’un lion qu’aux yeux de ceux dont les regards sont fixés sur la terre : mais pour un homme qui ne songeait qu’au ciel, qui était prêt à laisser sa vie au fond du sanctuaire, plutôt que de laisser violer les saintes lois, ce roi-là était moins qu’un chien. Rien de plus faible, en effet, que l’homme qui transgresse les lois divines ; et rien de plus fort, au contraire, que celui qui en prend en main la vengeance. « Celui qui commet le péché est esclave du péché (Jn. 8,34) », de quelques milliers de couronnes que son front soit décoré : au contraire, celui qui pratique la justice, fût-il d’ailleurs le dernier des hommes, est plus digne du nom de roi que le roi lui-même. Telles étaient les pensées de ce généreux prêtre, lorsqu’il fondit sur le roi. Entrons nous-mêmes avec lui s’il vous paraît bon, afin d’entendre ce qu’il dit au roi. Nous le pouvons : et ce n’est pas un spectacle stérile, que de voir un roi confondu par un prêtre. Que dit donc le prêtre ? « Tu n’as pas le droit, Ozias, d’offrir l’encens au Seigneur. »
Il ne l’appelle pas roi, il ne le désigne point par le nom de sa dignité, attendu que lui-même avait commencé par se détrôner. Vous avez vu l’intrépidité du prêtre ? considérez maintenant sa douceur. L’intrépidité ne nous suffit pas. Quand il s’agit de reprendre autrui, c’est de mansuétude surtout que nous avons besoin. En effet, comme personne n’inspire plus d’aversion et de haine aux coupables que ceux qui doivent les reprendre, comme ils ne désirent rien tant qu’une occasion de leur échapper et de se dérober au châtiment, il faut les retenir par la douceur et la modération. Ce n’est pas seulement la voix d’un censeur, c’est sa vue même qui est importune aux coupables : « Son aspect même nous est odieux », est-il écrit (Sag. 2,15) : aussi faut-il leur montrer beaucoup de mansuétude ; et c’est pour cela que l’Écriture nous a mis sous les yeux et le pécheur, et celui qui allait le reprendre. Lorsqu’un médecin habile doit couper un membre gangrené, extraire des pierres engagées dans le corps, ou guérir enfin quelque autre infirmité, il ne prend pas le malade dans un coin pour le traiter, il le transporte en pleine place publique, et c’est là, au milieu d’une assemblée de spectateurs, qu’il procède à l’opération. Si les médecins agissent de la sorte, ce n’est pas pour tirer des infortunes humaines un sujet de vanité, c’est pour engager chacun de nous à prendre soin de sa santé. L’Écriture ne t’ait pas autrement, quand elle a mis la main sur un pécheur, elle l’expose, en quelque sorte, aux regards, par une proclamation solennelle, non pas au milieu d’une place, mais au milieu de la terre : et c’est sous les yeux de l’univers entier, qu’elle vaque au traitement du malade, nous enseignant par là à veiller de plus près sur notre salut. Voyons donc comment, dans cette occasion, le prêtre essaya de ramener Ozias à de meilleurs sentiments.
Il ne lui dit pas : Criminel, scélérat, tu confonds, tu bouleverses tout, tu t’emportes au dernier excès de l’impiété : il ne se répandit pas en longues accusations. De même que les chirurgiens s’efforcent de faire promptement leur besogne, afin de diminuer la douleur de l’opération en l’abrégeant : de même il se borne à un petit nombre de paroles pour arrêter l’effervescence de la témérité du roi : car le reproche est aux pécheurs ce qu’est aux malades l’amputation. Nous avons d’autres preuves de sa modération : mais la concision de son langage, elle-même, en est une. Voulez-vous voir comment il opère avec ses paroles, en cachant son fer, écoutez : « Tu n’as pas le droit d’offrir l’encens au Seigneur cela n’appartient qu’aux prêtres, aux fils d’Aaron, à ceux qui sont consacrés. » Voilà le coup porté. Comment ? je vais le montrer. Pourquoi n’avoir pas dit simplement « Les « prêtres », et avoir ajouté Aaron ? C’est qu’il avait été le premier des grands prêtres, et que de son temps, il y avait eu un attentat analogue. Dathan, Coré et Abiron s’étaient révoltés contre lui avec quelques autres, et voulaient exercer eux-mêmes le sacerdoce : la terre s’entr’ouvrit pour les engloutir, et un feu tombé du ciel les dévora, C’est pour lui rappeler cette vieille histoire, qu’il fait mention d’Aaron, objet alors de cet attentat : il espère par là ramener la pensée du roi vers le châtiment infligé aux usurpateurs. Ce fut en pure perte : non par la faute du prêtre, mais par suite de la témérité du roi. Il aurait dû louer le prêtre et le remercier de son conseil. Mais, bien au contraire, il est écrit qu’il s’irrita, et envenima ainsi sa blessure. Car le péché est un moindre mal que l’obstination à la suite du péché. David se conduisit bien autrement : après les reproches de Nathan au sujet de Bersabée : « J’ai péché », dit-i1, « contre le Seigneur. » (2Sa. 12,13)
3. Voyez-vous la contrition de ce cœur ? Voyez-vous l’humilité de cette âme ? Voyez-vous comment les saints trouvent des sujets de gloire jusque dans leurs chutes. De même que les beaux corps, jusque dans la maladie, offrent encore à nos regards de nombreux vestiges de beauté : ainsi les âmes des saints conservent dans leur chute même, la marque de la vertu qui leur est propre. Cependant David avait reçu les reproches du Prophète au milieu de son palais, en présence d’une assistance nombreuse : Ozias recevait ceux du prêtre au fond dit sanctuaire, et sans témoins : néanmoins il n’endura point cette réprimande. Eh bien ! il demeura donc incurable ? Nullement, la bonté de Dieu s’y opposa. Rappelez-vous l’histoire du lunatique que les disciples n’avaient pu délivrer du démon qui le possédait : « Apportez-le-moi ici », dit le Christ. (Mt. 17,16) De même ici, dans l’impuissance du prêtre à triompher d’une maladie plus dangereuse que le plus impitoyable démon, Dieu lui-même se charge du malade. Et que fait-il ? Il lui fait venir une lèpre sur le front. « Il arriva, pendant qu’il menaçait le prêtre qu’une lèpre lui vint sur le front. » Après cela, pareil à ces hommes que l’on traîne au supplice avec une corde entre les dents, en signe du jugement qui les condamne, Ozias s’éloigna, avec la marque d’infamie sur le front, sans qu’il fût besoin de bourreaux pour l’entraîner ; la lèpre elle-même était comme le bourreau qui le poussait violemment dehors. Il était entré pour usurper le sacerdoce ; il perdit jusqu’à la royauté : il était entré pour accroître sa majesté, c’est son impureté qu’il accrut. Sa souillure, en effet, le mettait au-dessous du dernier de ses sujets. Tant il est funeste de ne pas savoir demeurer entre les bornes que Dieu nous a prescrites, soit qu’il s’agisse de dignités ou de science ! Voyez-vous cette mer qui se déchaîne avec une indomptable impétuosité et soulève d’énormes vagues ? Néanmoins, quelle que soit la hauteur de ses flots, et la fureur rte ses mouvements, elle ne sera pas plus tôt arrivée à la borne que Dieu lui a posée, que ses vagues se résoudront en écume, et qu’elle rentrera dans son lit. Et pourtant quoi de plus faible ? Mais ce n’est pas le sable qui l’arrête, c’est la crainte de Celui qui a posé cette barrière. Que si cet exemple ne vous corrige pas, instruisez-vous en considérant l’histoire d’Ozias, en écoutant nos paroles.
Mais puisque nous avons assisté à la colère de Dieu, et à ses justes représailles, il est temps de faire voir sa bonté, son infinie douceur. Car il ne faut point parler de la colère seulement, mais encore de la bonté, si l’on ne veut pas plus jeter ses auditeurs dans le désespoir que dans lé relâchement. Telle est la conduite de Paul : il fait entrer ces deux éléments dans ses exhortations : « Voyez », dit-il, « la bonté et la sévérité de Dieu (Rom. 11,22) », afin de faire concourir et la crainte et l’espérance à relever le pécheur. La sévérité de Dieu, vous l’avez vue : voyez maintenant sa bonté. Comment nous la représenterons-nous, si nous examinons quel châtiment méritait Ozias ? Quel châtiment méritait-il donc? Mille coups de foudre, le supplice, le châtiment suprême, du moment où il avait osé, dans l’excès de son impudence, franchir l’enceinte consacrée. En effet, si les premiers auteurs d’un pareil attentat avaient été punis de la sorte, je veux dire Dathan, Coré et Abiron, à plus forte raison le même supplice devait-il être infligé à ce nouveau coupable, que le malheur d’autrui n’avait pu corriger. Mais Dieu ne le voulut pas : il commença par lui faire les représentations tes plus modérées par la bouche du prêtre. Ce que le Christ prescrit aux hommes de faire à l’égard de ceux qui les offensent. Dieu le fait ici pour un homme. « Si ton frère a péché contre toi », est-il écrit, « va et reprends-le entre toi et lui seul. » C’est ainsi que Dieu s’y prit pour réprimander ce roi. Le Christ ajoute : « S’il ne t’écoute point, qu’il te soit comme un païen et un publicain. » (Mt. 17,15 et 17) Mais Dieu, transgressant par bonté ses propres lois, ne rejette pas Ozias malgré sa résistance et sa rébellion : il continue à le rappeler à lui, et l’instruit par un châtiment qui est plutôt encore une correction. Il ne lança point sa foudre du haut du ciel, il ne réduisit point en cendres cette tête éhontée, il se contenta de lui envoyer la lèpre en guise d’avertissement. Voilà pour ce qui concerne Ozias. Je n’ajoute plus qu’une remarque avant de clore ce discours.
De quoi s’agit-il ? De ce que nous voulions savoir tout d’abord. Pourquoi, lorsque c’est l’usage dans les prophéties, comme dans les histoires profanes, de mentionner l’époque de la vie des rois, Isaïe, au lieu de s’y conformer, date-t-il de la mort d’Ozias, en disant : « Et il arriva dans l’année où mourut le roi Ozias? » Cependant rien ne l’empêchait de mentionner l’année du règne du roi actuel, selon l’usage constamment suivi par les prophètes. – Il n’en fait rien : d’où vient cela ? Une ancienne loi portait que le lépreux serait chassé de la ville, à la fois pour l’intérêt public, et pour le bien du lépreux lui-même qui, sans cela, aurait été à la merci de quiconque aurait voulu l’insulter ou le railler, tandis qu’exclu de la ville il trouvait dans son isolement même un rempart contre les affronts. On aurait dû en faire l’application au roi lui-même après qu’il eut été frappé de la lèpre : mais les gens de la ville eurent égard à sa dignité et lui permirent de rester caché dans sa maison. Dieu en fut irrité, et les prophéties cessèrent : ce fut comme au temps d’Élie : « La parole était précieuse, et il n’y avait plus de vision distincte. » (1Sa. 3,1)
Veuillez considérer en ceci encore la bonté de Dieu. Il ne ruina pas la ville, il n’en extermina pas les habitants : on voit des amis se venger par le silence des torts d’un ami qui est en même temps leur égal : Dieu fit la même chose à l’égard d’un peuple qui méritait un châtiment, une punition plus sévères. Je l’ai chassé de mon temple, disait-il, et vous ne l’avez pas même banni de votre ville ; en le frappant de la lèpre, je l’avais livré désarmé entre vos mains comme un simple citoyen néanmoins vous n’avez pas osé profiter de votre avantage ni expulser de votre ville celui que j’avais condamné. Combien de rois auraient supporté cette désobéissance, et n’auraient pas ruiné de fond en comble une ville où ils voyaient séjourner celui dont ils avaient ordonné l’expulsion ? Dieu fit autrement : car il était Dieu, et non pas homme. Mais Ozias ne fut pas plus tôt mort que le Seigneur si : hâta de pardonner, de rouvrir les portes de la prophétie, et de visiter de nouveau son peuple. Admirez la bonté divine qui éclate dans cette réconciliation. À considérer les choses suivant la stricte équité, il n’y avait pas lieu dès lors de pardonner. Pourquoi ? Parce que le départ d’Ozias n’était pas du fait des coupables, mais Dieu ne nous juge pas avec cette rigueur ; et il ne cherche qu’une chose, un prétexte de nous pardonner. – Remercions-le de tant de bonté, lotions sa charité ineffable, de laquelle puissions-nous tous nous montrer dignes, par la grâce et la miséricorde de son Fils unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur, au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
SIXIÈME HOMÉLIE.
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- 1. Appel aux pécheurs. Bornes prescrites à l’intelligence des saintes Écritures.
- 2 Dignité des séraphins : qu’elle vient surtout de leur place auprès du trône de Dieu. Caractère particulier de la gloire divin, et de l’admiration qu’elle inspire.
- 3. Du jeûne. Nécessité d’une bonne préparation avant la communion : exhortation pressante. 4. Bonté de Dieu. Sa conduite à l’égard des pécheurs. Récapitulation.
1. Nous arrivons enfin au terme de notre traversée, nous avons fini l’histoire d’Ozias si le trajet a duré si longtemps, la cause n’en est point la longueur de la route mais la curiosité des passagers. Un pilote qui conduit des voyageurs curieux et désireux de visiter des villes étrangères, n’accomplit pas son voyage en un jour, quand bien même la distance n’exigerait pas davantage ; il est forcé de rester plus longtemps en route, parce qu’il lui faut mouiller à chaque port, et laisser débarquer dans chaque ville ses passagers, afin de contenter leur envie. Nous avons fait comme ce pilote : non que nous vous ayons montré en chemin des îles, des rades, des ports, des villes : mais nous vous avons fait considérer la vertu des justes, la coupable négligence des pécheurs, la témérité d’un roi, le courage d’un prêtre, la colère de Dieu et sa bonté, toutes deux employées à notre amendement. Aujourd’hui, puisque nous sommes parvenus à la résidence royale, coupons court aux délais ; disposons-nous à entrer dans la ville, et montons enfin à la métropole d’en haut, cette Jérusalem qui est notre mère à tous, cette libre cité où les séraphins, où les chérubins, où des milliers d’archanges, où des myriades d’anges habitent, où s’élève le trône royal. Loin d’ici, donc, les profanes l loin d’ici les impurs ! nous allons pénétrer dans le monde des mystères. Loin d’ici quiconque est souillé et indigne d’entendre un pareil discours !
Mais que dis-je ? ah ! bien plutôt, accourez, impurs et profanes, déposez sur ce seuil vos souillures et votre iniquité, et venez vous joindre à nous. Car si le père de l’époux chassa de la chambre nuptiale et de l’appartement sacré celui qui avait des vêtements sordides, ce ne fut point parce qu’il était mal vêtu, mais parce qu’il était entré sans avoir changé de vêtements. Il ne lui dit pas : Pourquoi n’as-tu pas un habit de noce ? Mais bien : « Pourquoi es-tu entré sans avoir un habit de noce ? » Tu étais debout à mendier dans les carrefours : néanmoins je n’ai pas eu honte de ta pauvreté, je n’ai pas été rebuté par ton ignominie : je t’ai tiré de ton abaissement pour t’introduire dans le sanctuaire nuptial, je t’ai fait asseoir à une table royale, je t’ai appelé aux honneurs d’en-haut, toi qui ne méritais que le suprême châtiment : mais ces bienfaits ne t’ont pas rendu meilleur : tu as persévéré dans tes habitudes vicieuses, tu n’as pas craint de faire injure à la fois à la noce et au marié. Va-t’en donc, et reçois le juste châtiment de ton insensibilité. Que chacun de nous prenne garde de s’entendre dire une telle parole : qu’il bannisse toute pensée in digne de l’enseignement spirituel, et qu’il prenne place alors à la table sacrée.
« Et il arriva dans l’année où mourut le roi Ozias, que je vis le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. » Comment il put le voir, c’est ce que j’ignore : il l’a vu, il le dit comment il a pu le voir, c’est ce qu’il ne dit pas. J’accepte ses paroles, je ne m’inquiète pas, de ce qu’il fait. Je vois ce qu’il me découvre, je ne scrute pas ce qu’il me cache : car c’est dans cette intention même qu’il me l’a caché. Le récit des Écritures est un voile d’or : la chaîne en est d’or, la trame d’or. – Je ne veux point tisser des toiles d’araignée en regard de ce voile céleste. Je connais trop la faiblesse de mon esprit. Il est écrit : « Ne déplace point les bornes éternelles que tes pères ont posées. » (Prov. 22,28) Toucher à une borne est chose périlleuse : et comment déplacer celles que Dieu nous a prescrites ? Vous voulez savoir comment s’y prit Isaïe pour voir Dieu ! devenez vous-même prophète. Et comment le pourrais-je, dira-t-on, quand j’ai une femme, et des enfants à élever. Il ne tient qu’à toi de le pouvoir, mon très-cher frère. Isaïe lui-même était marié et père de deux fils : ce ne fut pas un empêchement pour lui. Le mariage n’est pas un obstacle jeté sur la route du ciel : si c’était un obstacle, si la femme était destinée à nous faire la guerre, Dieu, le jour où il la créa, ne l’aurait pas nommée notre alliée. Je voudrais dire cependant ce que signifie cette expression « assis », appliquée à Dieu. Dieu ne saurait être assis : car c’est là une attitude propre au corps, et la Divinité est incorporelle.
2. Je voudrais dire ce que c’est que le trône de Dieu : car il ne faut pas croire que Dieu soit emprisonné dans un trône : la divinité ne saurait être circonscrite. – Mais je craindrais, si je m’étendais sur ces points de doctrine, de différer l’acquittement de ma dette. Je vois que vous avez tous hâte d’entendre parler des séraphins ; et ce n’est pas d’aujourd’hui seulement, je m’en étais aperçu dès le premier jour. Aussi ma parole, perçant pour ainsi dire, dans son élan la foule des pensées qui l’assiègent, s’empresse-t-elle d’arriver à l’explication de ce passage : « Et les séraphins étaient debout tout autour de lui. » Les voila, ces séraphins, que vous désiriez voir depuis si longtemps. Contemplez-les donc, contentez votre impatience, mais sans précipitation, sans étourderie : il ne s’agit point ici du passage d’un roi : là, le tumulte est pardonnable : car les satellites n’attendent point que les curieux aient regardé tout à leur aise : avant qu’ils aient bien vu, ils les forcent de passer leur chemin. Ce n’est pas la même chose ici : un récit se laisse considérer, jusqu’à ce qu’on ait examiné tout ce qu’il est possible d’y voir. « Et les séraphins étaient debout tout autour de lui. » – Avant de nous faire connaître l’excellence de leur nature, il nous montre la dignité qu’ils tiennent du rang où ils sont placés. Il ne nous dit pas tout d’abord ce que sont les séraphins, mais à quel endroit ils se tiennent. Cette dernière distinction est supérieure à l’autre. Comment cela ? C’est que la grandeur de ces puissances paraît moins dans leur nature de séraphins, que dans la place qu’elles occupent auprès du trône royal. C’est ainsi que nous attribuons un grade plus élevé à ceux des satellites qui chevauchent tout près du char royal. De même, parmi les puissances incorporelles, celles-là jouissent d’une gloire particulière, qui sont le plus voisines du trône.
Voilà pourquoi le Prophète omettant de faire valoir leur excellence naturelle, nous parle d’abord de la prééminence de leur rang, sachant que c’est là leur principale parure et que de là vient leur beauté. En effet, leur gloire, leur honneur, leur sécurité parfaite consistent justement en ce qu’ils sont rangés autour du trône de Dieu. On peut remarquer la même chose au sujet des anges. Le Christ voulant montrer pareillement leur grandeur, ne se borne pas à dire qu’ils sont anges, ne s’en tient pas là : « Parce que », dit-il, « leurs anges voient éternellement le visage de mon Père qui est dans a les cieux. » (Mt. 18,10) De même que la distinction la plus haute attachée à la dignité d’ange, c’est de contempler le visage du Père de même, ce qui distingue particulièrement les séraphins, c’est d’être debout autour du trône, et d’avoir Dieu au milieu d’eux. Eh bien ! ce glorieux privilège, vous aussi, pour peu que vous le vouliez, vous êtes en état de l’obtenir. Ce ne sont pas seulement les séraphins qui voient Dieu au milieu d’eux : c’est nous-mêmes, dès que nous le voulons : « Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis là au milieu d’eux. » (Mt. 18,20) Et encore : « Le Seigneur est près de ceux qui sont contrits de cœur, et il sauvera tes humbles d’esprit. » (Ps. 33,19) De là aussi ce cri de Paul : « Pensez aux choses du ciel où le Christ s’est assis à la droite de Dieu. » (Col. 3,2) Voyez-vous comme il nous range avec les séraphins, en nous rapprochant du trône royal ? Isaïe dit ensuite : « Six ailes à l’un, et six ailes à l’autre. » Que nous indiquent ces six ailes ? La sublimité, l’élévation, la légèreté, la célérité de ces êtres. Voilà pourquoi Gabriel aussi descend porté sur des ailes ; non que des ailes puissent convenir à une puissance incorporelle, mais pour indiquer qu’il descend des suprêmes hauteurs, et qu’il quitte le séjour d’en haut pour visiter la terre.
Mais que signifie maintenant le nombre de ces ailes ? Ici toute interprétation venant de nous serait oiseuse : car le texte s’explique lui-même, en nous faisant connaître l’usage de ces ailes : « Deux leur servaient à se voiler le visage. » Rien de plus naturel : c’était comme un double rempart qui protégeait leur vue contre l’insoutenable éclat qui jaillissait d’une telle gloire. – « Deux à voiler leurs pieds », peut-être par une conséquence de la même admiration. Nous aussi, quand nous sommes frappés de, surprise, nous avons coutume de voiler notre corps de toutes parts. Et pourquoi parler de notre corps, quand notre âme elle-même, sous l’empire de ce sentiment en présence des spectacles qui dépassent sa portée, replie ses forces, et se réfugie pour ainsi dire, dans les profondeurs de notre être, le corps devenant alors comme un manteau qui l’enveloppe de tous les côtés ? Mais n’allez pas, en m’entendant parler d’étonnement, de surprise, vous figurer des angoisses douloureuses : cet étonnement est mélangé d’une irrésistible allégresse. « Deux à voter », signe qu’ils aspiraient constamment à s’élever, et n’abaissaient jamais leurs regards. « Et l’un criait à l’autre : « Saint, saint, saint ! »
Ce cri est encore une marque de leur profonde admiration : ils ne se bornent pas à chanter, ils poussent des cris retentissants : et ce sont, en outre, des cris continus. Les beaux corps, quelle que soit leur beauté, ne nous causent d’abord qu’une muette surprise, au moment où nos yeux les aperçoivent : mais quand nos regards sont restés longtemps fixés sur ce spectacle, alors l’habitude, la connaissance que nos yeux ont dès lors de l’objet, qu’ils considèrent finit par triompher d’étonnement. Par la même raison, l’effigie d’un monarque, au moment où elle vient d’être exposée, où elle a encore toute la fraîcheur de son coloris, nous frappe d’une admiration qui cesse après un jour ou cieux. Et pourquoi parler du portrait d’un roi, quand nous éprouvons la même chose à l’égard des rayons du soleil, le plus radieux de tous les corps. Ainsi il n’y a pas de corps pour lequel l’admiration ne se refroidisse par l’habitude : il n’en est pas ainsi pour la gloire de Dieu : tout au contraire. Plus les célestes puissances passent de temps à contempler cette gloire, plus leur admiration augmente et redouble : aussi depuis qu’elles existent jusqu’à ce jour, elles ne se sont pas encore lassées devant cet objet perpétuel de leur contemplation, de manifester leur admiration par des cris : ce que nous éprouvons durant un moment à la vue d’un éclair qui nous éblouit, elles le ressentent continuellement, et ne cessent d’éprouver une stupeur mêlée d’allégresse. En effet, elles ne se bornent pas à, crier, elles se crient l’une à l’autre, ce qui atteste une extrême admiration. De même, quand la foudre éclate, ou que la terre tremble, non seulement nous nous levons comme en sursaut, en poussant des cris, mais encore nous parcourons toute notre, maison pour chercher un refuge les uns auprès des autres. C’est ce que font les séraphins : et voilà pourquoi ils se crient l’un à l’autre : « Saint, saint, saint ! »
3. Reconnaissez-vous ce langage ? Est-ce le nôtre ou celui des séraphins ? C’est le nôtre et c’est celui des séraphins, car le Christ a levé la cloison qui séparait les deux mondes ; il a fait régner la paix sur la terre et dans les cieux ; il a fait des deux choses une seule. D’abord cet hymne n’était chanté que dans le ciel ; mais quand le Seigneur eut daigné descendre sur la terre, il nous a initiés à cette mélodie. Voilà pourquoi ce grand Pontife, quand il se tient debout à cette table sainte pour offrir le culte raisonnable avec la victime non sanglante, ne se contente pas de nous inviter à pousser cette acclamation : il commence par nommer les chérubins, par faire mention des séraphins, puis il nous exhorte à unir nos voix dans ce cri plein d’une sainte horreur : en nous faisant connaître ceux qui chantent avec nous, il élève notre pensée au-dessus de la terre ; on dirait qu’il crie à chacun de nous : tu chantes avec les séraphins, tiens-toi debout avec les séraphins, avec eux déploie les ailes, avec eux voltige autour du trône royal.
Faut-il s’étonner de vous voir dans la compagnie des séraphins, quand Dieu vous permet de toucher impunément des choses dont les séraphins n’osent affronter le contact ? « Un des séraphins me fut envoyé », dit notre Prophète, et il avait « un charbon allumé qu’il avait pris avec la pince sur l’autel. » (Is. 6,6) Cet autel est l’image et le symbole de celui que vous avez sous les yeux ; ce feu représente le feu spirituel. Les séraphins n’avaient osé le saisir qu’au moyen d’une pince, et toi tu ne crains pas d’y porter la main ! Si vous considérez la grandeur des objets, vous comprendrez que les séraphins même n’aient pas été dignes d’y toucher ; mais si vous vous représentez la bonté du Seigneur, vous concevrez comment ces objets sublimes peuvent descendre sans honte au niveau de notre bassesse. Homme, songe à cela, réfléchis à la magnificence du présent qui t’est fait ; lève-toi, détache-toi de la terre et remonte au ciel. Mais le corps t’entraîne et te tire en bas ? Mais ne vois-tu pas le jeûne accourir à ton aide, le jeûne qui allège les ailes de l’âme, allège le fardeau de la chair, eût-il affaire à un corps plus lourd que le plomb. Mais le jeûne attendra que nous trouvions l’occasion d’en parler. Nous avons à nous occuper aujourd’hui des mystères, en vue desquels le jeûne lui-même est institué. Car, ainsi qu’aux jeux d’Olympie, la couronne est au bout des combats ; de même, au bout du jeûne est la pure communion, de sorte gîte si nous ne savons pas acquérir ce mérite durant notre vie terrestre, après bien des épreuves inutiles et perdues, nous quitterons la carrière sans palme et sans couronne.
Si nos pères ont étendu cette carrière du jeûne, en nous fixant un temps spécial pour la pénitence, c’est afin que nous ne prenions place au festin que purifiés et délivrés de nos souillures. Et c’est pourquoi moi-même aujourd’hui, j’élève la voix pour vous prier, vous conjurer, vous supplier de ne pas approcher de cette table sainte avec une tache, avec une mauvaise conscience, sans cela il n’y aurait pas pour nous de profit, il n’y aurait pas de communion, quand nous porterions mille fois à nos lèvres ce corps sacré ; il n’y aurait que condamnation, supplice et surcroît de châtiment. Ainsi donc, loin d’ici tout pécheur mais que dis-je ? en disant tout pécheur, je m’exclus tout le premier du divin banquet. Non, mais loin d’ici quiconque persiste dans son péché. Si je vous avertis dès ce jour, c’est afin que dans le temps des festins royaux et de la veillée sainte, personne ne vienne me dire qu’il a omis de se munir et de prendre ses précautions avant de venir ici et qu’il aurait fallu le prévenir plus tôt ; que s’il avait été averti à temps, il se serait complètement converti et purifié avant de venir. Afin qu’on ne puisse pas recourir à ces excuses, je vous conjure et vous supplie dès maintenant de faire une éclatante pénitence. Je : ais que nul d’entre nous n’est à l’abri du reproche, que nul ne saurait se glorifier d’avoir un cœur pur ; mais ce qui est effrayant, ce n’est point de n’avoir pas le cœur pur ; c’est, ne l’ayant pas, de n’aller point trouver celui qui peut le purifier. Il le peut, s’il le veut, ou plutôt, il tient bien plus que nous encore, à ce que notre cœur soit pur ; mais il attend que nous lui fournissions une occasion, quelle qu’elle soit, afin de pouvoir nous couronner avec assurance. Quel plus grand pécheur y eut-il jamais que le publicain ? Cependant il n’eut qu’à dire : « Seigneur soyez-moi propice, à moi qui suis un pécheur (Lc. 18,13) », et il descendit du temple mieux justifié que le pharisien. Quelle vertu y avait-il donc dans ces paroles ? Dans les paroles, aucune ; la vertu résidait tout entière dans la ferveur avec laquelle elles furent prononcées ; ou plutôt elle n’était point seulement dans cette ferveur, mais avant tout dans la bonté de Dieu.
4. Eh ! quel mérite, dites-moi, quel effort, quelle peine y a-t-il pour le pécheur à reconnaître qu’il est pécheur et à le dire à Dieu ? Voyez-vous combien j’avais raison de dire que Dieu nous demande seulement de lui fournir une occasion, et qu’il contribue pour tout le reste à l’œuvre de notre salut ? Faisons donc pénitence, pleurons, lamentons-nous. Un père qui a perdu sa fille passe quelquefois la plus grande partie de son existence dans les larmes et les gémissements : nous, c’est notre âme que nous avons perdue, et nous ne pleurons pas ? C’est notre salut qui a fui de nos mains, et nous ne nous frappons pas la poitrine ? Et que dis-je, notre âme, notre salut ? Nous avons irrité notre Maître, un maître si doux, si bon, et nous ne nous cachons pas sous la terre ? Pourtant ce n’est pas seulement le meilleur des maîtres ; sa sollicitude à notre égard surpasse celle du père le plus tendre, de la mère la plus dévouée à ses enfants. « Est-ce qu’une femme oubliera son enfant, au point de n’avoir pas pitié du fruit de ses entrailles ? Et quand bien même la femme oublierait, moi, du moins, je ne t’oublierai pas, dit le Seigneur. » (Is. 49,15) Voilà une déclaration qui peut se passer de preuves : car elle vient de Dieu. Néanmoins voyons les faits, et cherchons-y la démonstration de cette vérité.
Quand Rébecca engagea son fils à jouer la scène qui devait détourner sur lui la bénédiction paternelle, après l’avoir bien travesti et revêtu des apparences de son frère, voyant que cela ne suffisait pas pour le rassurer, et voulant dissiper ses dernières alarmes : « Sur « moi retombe ta malédiction », dit-elle, « mon « enfant. » (Gen. 27,13) Le mot est bien d’une mère, d’une mère passionnée pour son enfant. Mais le Christ a fait plus que de dire cette parole, il l’a réalisée : il ne s’est pas borné à une promesse, il a agi. Et Paul nous crie : « Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en devenant malédiction pour nous. » (Gal. 3,13) Et voilà celui que nous irriterons, dites-moi ? Mais n’est-ce point chose plus redoutable que l’enfer lui-même, que le ver impérissable, que le feu inextinguible ?
Ainsi donc, au moment de vous approcher de la sainte fable, songez que le Roi de l’univers est là présent : il est là, en effet, scrutant la pensée de chacun ; il voit quel est celui qui vient dans les saintes dispositions requises, celui dont, au contraire, la conscience est chargée de fautes, l’âme impure et souillée, la conduite criminelle. Quand il trouve un homme en pareil état, tout d’abord il le livre au tribunal de sa conscience : ensuite, si ce juge, par le supplice moral qu’il lui inflige, réussit à le rendre meilleur, Dieu s’approche de nouveau. Que si le coupable demeure incorrigible, il tombe alors entre les mains du Seigneur, comme un ingrat incapable d’amendement. Jugez de l’étendue d’un pareil malheur par ces paroles de Paul : « Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. » (Héb. 10,31) Je sais que mes paroles sont cruelles : mais que faire ? Si nous reculions devant l’amertume des remèdes, les blessures resteraient incurables : si nous recourons à ces remèdes amers, vous ne pouvez résister à l’excès de la souffrance. Je me sens gêné de toutes parts. D’ailleurs il faut cesser l’opération : car ce que j’ai dit est suffisant pour la correction des auditeurs attentifs. Mais pour que vous ne soyez pas les seuls à en recueillir le fruit, et que vous puissiez y faire participer d’autres encore, il faut récapituler ce qui précède.
Nous vous avons entretenus des séraphins, nous avons montré quel honneur c’est que de se tenir debout auprès du trône royal, et comment les hommes eux-mêmes sont en état d’obtenir cet honneur. Nous avons parlé des ailes, de l’inaccessible puissance de Dieu, de sa condescendance à notre égard : nous avons donné la raison du cri perpétuel, de la perpétuelle admiration des séraphins, et montré comment, dans cette contemplation incessante, la glorification est incessante pareillement ; nous vous avons rappelé dans quel chœur nous sommes enrôlés et en quelle compagnie nous célébrons le Maître commun : nous avons parlé ensuite de la pénitence : et en dernier lieu du danger de s’approcher des mystères avec une conscience souillée, de l’impossibilité, pour l’homme incorrigible, d’échapper au châtiment. Ces enseignements, que la terrine les reçoive de son mari, le fils de son père, le serviteur de son maître, le voisin de son voisin, l’ami de son ami : ou plutôt répétons-les à nos ennemis eux-mêmes, puisqu’il n’est pas jusqu’à leur salut dont nous ne soyons responsables. En effet, si nous sommes invités à relever leurs bêtes de somme, quand elles sont tombées, à les garder, à les ramener quand elles sont égarées, à bien plus forte raison devons-nous ramener leur âme quand elle est dans l’erreur, et la relever de ses chutes. Si nous tenons cette conduite tant en ce qui nous regarde qu’en ce qui concerne le prochain, nous pourrons comparaître avec confiance devant le tribunal du Christ, avec qui gloire, honneur, puissance, au Père comme au saint et vivifiant Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.