Histoire du prince Soly/Texte entier

pour L'Histoire du Prince Soly.
Traduction par Chevalier de Mailli d'après Cristoforo Armeno pour le voyage des Prince de Sarendip..
(volume 25p. 1-222).

HISTOIRE
DU
PRINCE SOLY
SURNOMMÉ
PRENANY
ET DE LA PRINCESSE
FÊLÉE



PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE PREMIER.


Des mœurs & du caractère des Soliniens & des Amazones, & de la guerre qui étoit entre ces deux peuples.


Dans l’Amérique méridionale est un lac, appelé encore aujourd’hui le lac de Parime, situé précisément sous la ligne.

Ce lac forme une espèce de mer, ayant plus de cent lieues de longueur, de l’orient au couchant, & plus de quatre-vingts lieues de largeur, du septentrion au midi.

Sur les bords de ce lac, du côté du nord, étoit autrefois une grande ville, nommée Solinie, dont les habitans adoroient le soleil ; de l’autre côté, au midi étoit la ville des Amazones, qui ne rendoient hommage qu’à la lune.

Ces deux différens peuples n’en avoient formé qu’un pendant long-temps ; mais la différence des caractères & des inclinaisons avoient enfin donné lieu à une rupture ouverte.

Les Soliniens étoient des gens austères, avares, & de mauvaise humeur, sur-tout quand les femmes leur demandoient à partager leurs trésors. Ils adoroient le soleil, parce qu’ils se figureoient que c’étoit lui qui produisoit l’or & les pierreries qu’ils recherchoient. Ils faisoient les plus grands éloges de cet astre ; ils le nommoient le pêre des fleurs & des fruits, & l’auteur de tous les trésors de l’univers ; ils disoient que la tête étoit de la couleur de l’or, le plus pur de tous les métaux, & dont la seule jouissance rendoit les mortels heureux.

La haîne que les Soliniens avoient conçue pour les Amazones, depuis leur rupture, s’étendoit jusqu’à la divinité qu’elles adoroient. Ils disoient qu’il falloit être fou pour adorer la lune, qui n’étoit utile à rien ; que cette prétendue divinité étoit la plus capricieuse qui se pût connoître ; que dans de certains temps, elle montroit les cornes à tout le monde, & qu’alors elle avoit la bouche & les joues aussi creuses qu’une vieille de cent ans ; que lorsqu’elle montroit son visage entier, elle avoit un nez large, & de gros yeux qui faisoient peur ; ils ajoutoient, qu’en courant la nuit au milieu du ciel, elle ressembloit à un homme attaché au pilori, dont on ne voit que la tête, encore cette tête étoit-elle pelée. C’est ainsi que quand l’esprit est irrité, il trouve des défaults dans tout ce qui plaît à son ennemi.

Les Soliniens avoient fait élever un temple magnifique en l’honneur du soleil qu’ils révéroient, & ce temple avoit été plus de quatre-vingts ans à bâtir, parce que le Grand Prêtre, qui s’étoit chargé du soin de cet édifice, avoit un grand goût pour l’architecture, & avoit voulu faire durer le plaisir long-temps.

On choisissoit, pour déservir ce temple, des prêtres dont les cheveux étoient crépus & hérissés, afin qu’ils ressemblassent mieux au Dieu qu’ils servoient ; & il falloit absolument que le Grand-Prêtre fût roux par-dessus cela, ce qui n’étoit pas quelquefois facile à rencontrer.

La haîne des Soliniens pour toute autre lumière que celle du soleil, étoit si forte, que lorsque cet astre étoit couché, non seulement il n’étoit pas permis de marcher à la lueur de la lune, mais il étoit défendu de se servir de toute autre lumière. Ainsi, quand le jour finissoit, chacun alloit se coucher, & remettoit les affaires au lendemain.

Ces mœurs des Soliniens, & sur-tout leur avarice, n’avoient jamais plu aux Amazones. Tandis que ces femmes ne formoient qu’un même peuple avec eux, elles se servoient de l’art qui leur est naturel, pour tirer d’eux les bijoux & les ajustemens dont le sexe est idolâtre. Mais quelles ruses ne falloit-il pas employer pour y réussir, & quelles peines ne falloit-il pas se donner pour avoir part à leurs trésors ?

Il falloit dans ce temps-là qu’une physionomie douce, un ton de voix séduisant, un œil tendre et enchanteur amolissent l’ame la plus dure, & portasse le trouble dans un cœur qui n’étoit possédé que d’idées de fortune. Mais ces charmes si touchans devoient se produire d’une façon si décente et avec tant de modestie, qu’avec l’amour ils inspirassent le respect. Il faut entendre ce respect qui meurt d’envie d’en manquer, & qui, bien loin d’étouffer l’amour, ne sert qu’à le rendre plus ardent & plus passionné.

En effet, le Solinien, après avoir quelque temps combattu contre la crainte d’offenser sa divinité étoit forcé de venir à la déclaration. Quoiqu’il l’eût faite dans les termes les plus soumis, & avec toutes les réserves sur la pureté des sentiments employés dans les anciens romans Soliniens, la rougeur qui s’élevoit sur le visage de la déesse, & le dépit qui brilloit dans ses yeux, faisoit sentir au Solenien tout l’excès de sa témerité. Cependant il falloit s’étudier encore, & que la vertu alarmée de l’objet aimé n’eût rien d’absolument desespérant ; & après quelques temps de soins & d’assiduités, l’amant venoit à bout de faire accepter l’hommage de son cœur & de ses présens.

Quand les affaires avoient une fois été mises en règles, & que l’on étoit convenu de ses faits, quel art la Solinienne n’étoit-elle pas obligée de mettre en usage pour conserver sa conquête ? On n’affectoit un air de désintéressement & de probité, qui charmoit ; ce n’étoit que par complaisance pour l’amant que l’on étoit recherché dans sa parure. Si l’intrigue étoit de nature à paroître en public, ce n’étoit que pour lui faire honneur que l’on vouloit porter les robes d’or & les brillans. Si l’on eût suivi son goût, on auroit vécu dans la retraite ; on auroit voulu oublier entièrement le reste du monde, pour ne s’occuper que du plaisir d’aimer & d’être aimé. Quels raffinemens ne falloit-il pas employer pour tenir en haleine une si belle passion ? Il falloit avoir une sensibilité & une tendresse délicate, qu’un rien alarmoit ; on étoit obligé de faire au Solinien amoureux mille petites querelles, qui donnassent lieu à des raccommodemens assaisonnés de larmes attendrissantes, & où l’on n’eût à se pardonner que trop d’amour.

On n’étoit dans la nécessité de soutenir la conversation par d’ingénieuses dissertations sur le sentiment ; le cœur & tous ses mouvemens y étoient exactement définis & anatomisés ; on y distinguoit l’amour pur d’avec celui qui n’a pour but que le plaisir des sens, & on agiroit jusqu’à quel point ils pouvoient être mis de la partie. Plus le Solinien se perdoit dans cette métaphysique, & plus il se croyoit aimé.

Il ne falloit pas que les femmes mariées se donnassent moins de peine pour avoir part aux trésors d’un mari ; il falloit affecter un air de soumission pour toutes ses volontés ; on étoit forcé d’étudier ses goûts & ses inclinaisons, pour les éluder, & la femme étoit obligée de lui faire croire qu’il étoit le maître, pour agir elle-même à sa fantaisie.

Il est vrai que les unes & les autres de ces femmes se consoloient en secret avec un amant chéri, des travaux qu’elles entreprenoient, & des sacrifices qu’elles faisoient à l’intérêt. Mais enfin, cette conduite leur parut trop gênante ; elles s’emparèrent un jour de tous les trésors qu’elles purent emporter, s’embarquèrent sur le lac, & fondèrent sur le rivage opposé à Solinie la capitale d’un grand empire.

Lorsqu’elles eurent fondé Amazonie, elles consacrèrent cette ville à la lune, pour qui elles avoient tant de vénération, qu’elles ne se conduisoient que par ses influences ; on vivoit dans cette ville avec une somptuosité excessive. Solinie, qui étoit le centre des richesses, n’avoit rien de comparable à cette ville superbe, pour la beauté des palais, la richesse des ameublemens, & l’éclat des équipages. C’étoit, à la vérité, aux dépens des Soliniens que les Amazones entretenoient cette dépense ; mais ce n’étoit plus comme autrefois, par des complaisances étudiées & par des artifices qu’elles tiroient d’eux les moyens de fournir à tant de luxe. Les trésors de Solinie étoient pour elles un butin dont elles s’emparoient à force ouverte.

Les Amazones, pour attaquer leurs ennemis, s'armoient en guerre, & l'on conviendra que rien ne se peut imaginer de plus militaire que leurs habillements. Elles se faisoient couper les cheveux extrêmement courts, pour n'en être point embarassées. Un génie appelé Uttés, leur avoit fourni des casques imperceptibles, plus durs que l'acier & le diamant. Elles se peignoient quelquefois le visage avec du vermillon le plus vif, qui les rendoient merveilleusement, terribles. Les anciennes Amazones du Thermodon se brûloient autrefois le sein, pour tirer de l'arc avec plus de facilité ; pour celles-ci, elles se détruisoient la gorge intérieurement, à force de vin de Champagne & de liqueurs fortes ; en sorte que presque toutes en étoient débarassées de bonne heure. Elles avoient des espèces de cuirasses qui ne prenoient que depuis la ceinture jusqu'à la cheville du pied, & qui étoient si larges, qu'on ne pouvoit approcher d'elles sans leur permission ; & quand elles étoient quatre de front, elles pouvoient fermer un défilé de trente pas de largeur.

Elles ne haïssoient pas tant le soleil que les Soliniens haïssoient la lune ; elles disoient seulement qu'il noircissoit le plus beau teint ; qu'il n'alloit jamais que le jour, parce qu'il étoit poltron, & auroit peur la nuit ; qu’il étoit si peu spirituel, qu’il restoit toujours seul, & n’avoit nulle compagnie avec lui ; au lieu que la lune avoit une physionomie qui marquoit sa douceur & sa bonté ; qu’elle étoit accompagnée des étoiles, qui, sans doute, lioient avec elle une conversation intéressante ; qu’elle passoit quelquefois devant le soleil en lui tournant le dos, ce que le soleil n’avoit jamais osé faire à son égard.

Cette déesse avoit un temple à Amazonie, aussi superbe que celui du soleil chez les Soliniens, & l’on choissisoit pour prêtresses de cette divinité, celles qui avoient le visage blafard & les joues rebondies ; les visages longs avec les joues plates étoient absolument exclus de toutes sortes d’emplois.

Depuis la révolte déclarée des Amazones, la guerre avoit toujours continuée avec la même ardeur ; mais ces guerrières, qui marchoient le jour & la nuit, ne se faisoient aucun scrupule de battre leurs ennemis au clair de la lune, ni de piller leurs maisons à la lumière des flambeaux. Ainsi, elles avoient toujours l’avantage sur les Soliniens, qui ne pouvoient plus rien entreprendre dès que le soleil étoit couché, & qui fermoient les yeux dès qu’ils voyoient une chandelle allumée.


CHAPITRE II.


Enlèvement du prince Soly par les Amazones, & du trouble que cet événement causa.


Le roi de Solinie étoit un homme respectable, gouvernant au mieux ses intérêts & ses sujets ; il avoit une femme vertueuse, parce qu’elle ne pouvoit faire autrement ; & de son hymen il avoit un fils unique âgé d’environ deux ans.

Comme on vouloit faire un grand homme du prince Soly (c’est ainsi que cet enfant s’appeloit), on l’avoit mis, dès qu’il étoit sorti de nourrice, entre les mains des prêtres du soleil, pour l’instruire de bonne heure à trouver des défauts dans la lune.

Les prêtres couchoient dans le temple, & le berceau du prince étoit au milieu d’eux sous un grand pavillon de velours garni d’or. Une nuit que les prêtres étoient couchés, & qu’il n’y avoit ni lampe ni chandelle dans toute la ville, quelques amazones firent une descente sur les rivages de Solinie, pénétrèrent jusques dans le temple, où tout le monde étoit endormi, & enlevèrent le jeune prince, sans que l’on s’en aperçût, parce que la nuit étoit fort obscure. On entendit seulement crier l’enfant : on crut qu’il lui étoit arrivé quelque petit accident ; un des prêtres se leva pour y aller tâter (car il étoit impossible d’y voir) ; il rencontra quelque chose qui le fit tomber, il se cassa le nez ; & de peur de pis, il s’alla recoucher sans rien dire.

Le lendemain, quand on ne trouva plus le petit prince dans son berceau, la désolation fut générale par toute la ville. La reine fut si fort irritée contre les prêtres, qui n’avoient pas bien gardé son fils, qu’elle ordonna qu’ils fussent tous rasés l’un après l’autre. Cet arrêt terrible fut exécuté, & ces infortunés furent plus de six mois sans sortir, de peur d’être hués par le peuple, & il n’eurent jamais depuis les cheveux si beaux ni si crépus qu’ils les avoient auparavant.

Un seul de ces malheureux coupables échappa à ce supplice ; il avoit déjà la tête lavée, & le barbier alloit donner le premier coup de rasoir, quand il demanda à parler au roi & à la reine, & dit qu’il avoit un secret important à leur révéler. On le conduisit dans le grand salon du palais, où le roi & la reine étoient assis au milieu des principaux officiers de l’empire. La reine avoit un grand mouchoir à la main, dont elle essuyoit de temps en temps ses larmes. Le roi étoit aussi affligé qu’elle, mais il ne pleuroit point.

Le prêtre s’étant prosterné aux pieds du trône, commença par déplorer le malheur qui venoit d’arriver. L’eau de savon qui lui tomboit dans les yeux, en faisoit sortir des pleurs véritables. Après quelques phrases éloquentes : J’ai fait, dit-il, une remarque qui servira à reconnoître le prince, s’il revient quelque jour. La reine lui promit sa grace, s’il la révéloit. J’ai, dit-il, observé en donnant un jour le fouet au petit prince, parce qu’il avoit pissé au lit, qu’il a une tulipe violette & et noire bien marquée sur la fesse gauche. La nourrice, que l’on envoya chercher aussi-tôt, confirma la chose, & la reine elle-même dit qu’elle se souvenoit bien qu’étant grosse, un des sujets du roi, fort curieux en tulipes, lui en avoit refusé une qu’elle désiroit, & qu’elle s’étoit gratée à cet endroit là.

On écrivit aussi-tôt cette remarque dans les registres publics ; on dessina en marge la tulipe telle que le prêtre la dépeignit, & elle y fut soigneusement conservée. Celui qui rendoit un si grand service à l’état, en fut quitte pour avoir eu la tête lavée ; ce qui a depuis passé en proverbe ; & quand on se contente de réprimander quelqu’un, on dit, par métaphore, qu’on lui a bien lavé la tête.

On délibéra ensuite dans le conseil sur les mesures qu’il falloit prendre pour prévenir un accident pareil, si la reine venoit à avoir un autre enfant. L’avis des plus éclairés fut qu’il falloit faire faire un berceau d’un bois très-fort, qui tiendroit au mur du temple, & qui se fermeroit avec une grille de fer. Le chancelier de l’empire fut d’avis que l’on mit tous les soirs le grand sceau à l’endroit qui devoir fermer cette grille, & soutenoit que personne ne seroit assez hardi pour aller le briser ; mais le grand trésorier s’emporta vivement contre cet avis, & vouloit que l’on y ajoutât un bon cadenas. Le chancelier, qui ne crut pas de sa dignité de céder, demeura ferme pour sceller le berceau ; mais il ajouta, que l’on pourroit mettre, si l’on vouloit, un traquenard, pour prendre la main de ceux qui voudroient enlever le sceau de l’empire. On alloit encore combattre cette dernière pensée ; mais le roi, qui voulut étouffer toute discorde entre ses premiers officiers, ordonna que ces différens conseils seroient suivis. Ainsi, il fut décidé que l’on mettroit au berceau le grand sceau, le cadenas, & le traquenard, & chacun demeura content.

Mais toutes ces précautions furent inutiles, parce que la reine n’eut plus d’enfans depuis. Elle mourut deux ans après l’enlèvement du prince ; & le roi ne voulut jamais se remarier, quoique la maison royale dût finir avec lui. Le refus qu’il fit de passer à un second hymen, venoit d’une politique très-sage ; il jugeoit bien que l’on n’avoit pas fait mourir son fils, & qu’il pourroit revenir un jour ; il craignoit que ses autres enfans, s’il en avoit, ne s’emparassent du trône en l’absence de leur aîné, & qu’à son retour ils ne s’inscrivissent en faux contre la marque qu’il avoit au derrière. Cela fera, disoit-il, une question d’état très épineuse, & excitera peut-être une guerre sanglante entre mes sujets. Il est d’un roi sage & éclairé de prévenir tant de malheurs.


CHAPITRE III.


Les Amazones présentent le prince Soly à leur reine ; à quelle occasion le nom de Prenany lui fut donné.


Pendant le trouble que causoit à Solinie la perte du jeune prince, les Amazones étoient déjà loin du rivage. Elles firent tant de caresses au jeune Soly, qu’il ne jeta pas une larme. Ces visages charmans, où la coquetterie brilloit avec tout son éclat, lui parurent plus agréables que le front sévère de ses premiers précepteurs. Le goût pour le plaisir est de tous les âges, & la nature juge dès l’enfance entre les objets aimables, & ceux qui ne le sont pas.

Un vent favorable conduisit en peu de temps dans le port d’Amazonie le vaisseau qui portoit un si précieux trésor. Les Amazones, dès qu’elles eurent débarqué, portèrent à leur reine le jeune prince. Elles trouvèrent cette princesse dans son appartement, occupée avec ses plus chères confidentes à faire un cabinet de découpures. Les unes tailloient délicatement les figures les plus rares ; les autres mêloient dans du vernis des couleurs différentes, pour faire le fond de ce bel ouvrage ; la reine, au milieu d’elles, conduisoit tout le travail, & décidoit sur l’assortiment des figures & des ornemens.

On expliqua à la reine quel étoit cet enfant, & la manière dont on avoit fait ce précieux butin. La reine quitta tout pour admirer le jeune Soly. Chacune des dames l’embrassa à son tour ; elles étoient charmées d’avoir en leur puissance le fils de leur plus grand ennemi, & sur-tout un enfant aussi aimable qu’il étoit. Elles se représentoient avec plaisir le regret des Soliniens, & en jugeoint par la joie que leur donnoit une si belle prise.

En effet, le petit prince, comme s’il eût été capable de sentir le prix d’une première vue, sourioit avec grace à toutes les caresses qui lui étoient faites. Il ne pouvoit parler, mais il marquoit du doigt les figures découpées qu’on lui montroit & sembloit les admirer. Il se mit pourtant à pleurer, quand on l’approcha du vernis ; il n’avoit pas naturellement de goût pour l’odeur de la térébenthine mélée à celle de l’esprit de vin ; on fut obligé de l’en éloigner, après quoi il s’appaisa.

La reine forma le dessein d’élever ce prince, mais elle résolut de cacher à tout le monde son rang & son pays. S’il savoit, dit-elle à ses Amazones, quelle est sa naissance, il nous échapperoit bientôt ; & si d’autres en avoient connaissance, on ne tarderoit pas à nous enlever un trésor si précieux. Jurez-moi donc que vous ne révélerez jamais à personne, pas même au roi mon époux, la qualité de cet enfant.

Toutes les Amazones furent pénétrées des raisons de la reine, & firent les sermens les plus solennels qu’elles ne révéleroient jamais un secret si important. Dans ce moment, le roi entra, accompagné de la sœur de la reine, nommée Acariasta ; ils s’approchèrent avec précipitation, pour admirer cet enfant que la reine tenoit entre ses bras. La sœur de la reine demanda vivement qui il étoit.

Aussi-tôt une des Amazones (qui n’avoit pas apparemment beaucoup de présence d’esprit, ou qui manquoit de mémoire), répondit : C’est le jeune Pr… Nenni, dit-elle en se reprenant, c’est un enfant… on l’a trouvé… je ne sais ce que c’est. Et pourquoi vous mêlez-vous donc de parler ? dit Acariasta en haussant les épaules. Qu’est-ce que le jeune Prenany ? un enfant ? & tout le galimathias que vous nous faites ? La reine voulut réparer l’imprudence de sa confidente, & dit tranquillement à sa sœur : Cela est bien simple ; c’est un enfant que mes guerrières ont trouvé exposé sur les rivages du lac, & son nom est Prenany ; nous n’en savons pas davantage. Me voilà satisfaite, dit Acariasta ; Prenany me paroît bien joli. Je ne suis pas tout à fait content, dit le roi, qui vouloit toujours tout approfondir : si cet enfant a été trouvé exposé, comme vous le dites, comment a-t-on pu savoir son nom ? Cela est bien difficile, dit la reine choquée de la question ; il avoit un billet attaché à sa robe, dans lequel son nom étoit marqué. Le roi, qui craignoit que la reine ne se fachât, ne demanda point ce que le billet étoit devenu. On ordonna que l’on eût soin de Prenany, & il fut élevé parmi les menins de la reine, sous ce nom que le hasard lui avoit donné.


CHAPITRE IV.


Grossesse & accouchement de la reine des Amazones ; & comment le nom de Fêlée fut donné à la petite princesse.


Le roi eut raison de craindre la colère de la reine. Par une loi fondamentale de l’empire d’Amazonie, les femmes étoient les maîtresses absolues ; leurs maris mêmes n’étoient considérés que comme leurs premiers domestiques. La reine usoit en sage souveraine d’un si beau privilège ; elle avoit tout l’esprit possible, & d’un seul regard elle faisoit trembler son époux.

Cette princesse avoit environ quarante ans, quand le prince Soly fut remis en sa puissance. Elle avoit eu déjà quatre maris, dont elle n’avoit point eu d’enfans, & qu’elle avoit répudiés par cette raison. Ces quatre premiers époux s’étoient piqués de n’être pas les maîtres, & avoient voulu se venger des hauteurs de la reine par l’endroit le plus sensible pour une femme, c’est-à-dire, par le mépris. Toutes les fois qu’elle leur faisoit dire de venir coucher au palais, ils prenoient si bien leurs mesures, qu’ils rendoient ses ordres inutiles.

Mais enfin, elle avoit trouvé pour cinquième mari un homme de mérite, & qui avoit rendu de grands services à l’état, par l’invention des lunettes, qu’il avoit trouvée (il avoit fait cette admirable découverte en regardant au travers d’une bouteille) : il en avoit fait qui approchoient la lune, & la faisoient paroître plus grande, ce qui lui avoit gagné l’affection du peuple. Il en faisoit d’autres qui grossissoient les objets, & qui servoient à la reine, dont la vue s’étoit fort affoiblie à force de pleurer les mépris de ses premiers époux.

La reine devint enfin grosse, & l’on ne sauroit dépeindre la joie que cet événement causa à Amazonie. On fit sur-tout de pompeux sacrifices dans le temple de la lune, pour demander à cette divinité que la reine accouchât d’une princesse. Toutes les Amazones demandèrent à leurs maris de les mettre en état d’imiter la reine, & plusieurs filles même voulurent suivre la mode, tant l’esprit de flatterie pour les actions du prince a de force dans toutes les cours du monde.

Quand le temps où la reine devoit accoucher fut arrivé, on choisit les accoucheurs les plus experts, & cette princesse ne quitta plus son appartement. Elle donna enfin la lumière à une fille qui avoit le plus beau petit visage rond qui se pût voir. Toute la cour étoit assemblée dans cette occasion, & le roi étoit debout au milieu de la chambre, sans dire mot, tant il étoit transporté de joie. Quand la reine se fut un peu tranquillisée, elle demanda ses lunettes, & ordonna qu’on lui apportât la petite princesse, pour la considérer. Mais, en la prenant entre ses bras, les lunettes qu’elle avoit sur le nez, pensèrent tomber. La reine lâcha l’enfant pour les retenir, & la petite princesse tomba à terre.

Ah, morbleu ! s’écria le roi qui songeoit aux lunettes autant qu’à sa fille, voilà la princesse Fêlée. Mais, par bonheur, la petite étoit tombée sur un tapis de pied, & ne s’étoit fait aucun mal. C’étoit la règle que les enfans tinssent leur nom de leur père : on prit pour un heureux augure les premières paroles du roi, & le nom de Fêlée demeura à la princesse.


CHAPITRE V.


Éducation & caractère du prince, naturel & éducation de Fêlée, commencement de leur amour.


Il se passa quatorze ans, sans qu’il n’arrivât rien de considérable à la cour d’Amazonie. Prenany, qui n’étoit point connu pour un prince, étoit élevé parmi les mignons de la reine ; & à l’âge de douze ans, il étoit le plus adroit & le plus malicieux de tous. Il excelloit à grimper sur les arbres, à jouer au mail & à la paume ; & ce qui montre la force de son génie, & en même temps de sa poitrine, il avoit inventé une sarbacane avec laquelle il souffloit des pois à plus de deux cents pas.

À l’âge de seize ans, un air plus posé avoit succédé à cette trop grande vivacité ; sa beauté alors s’étoit épanouie : il étoit grand, mais un peu effilé, il avoit le teint blanc & vermeil, la bouche agréable, & le nez bien tiré, sans être aquilin. Des cheveux bruns & naturellement bouclés lui descendoient jusqu’à la ceinture, & des sourcils de même couleur accompagnoient des yeux grands & bien fendus, dont la vivacité étoit tempérée par une douceur aimable.

En effet, Prenany avoit un esprit docile, qui ne regimboit point, & qui faisoit tout ce qu’il vouloit, pourvu qu’il ne lui demandât que des choses raisonnables.

Les gens qui ont trop d’esprit sont ordinairement critiques & d’un commerce difficile. Comme ils voient mieux que les autres les défauts de chaque chose, ils ne sont que rarement satisfaits, & la vivacité qui les domine, les fait exprimer leur sentiment d’une manière prompte, & quelquefois ironique, dont l’orgueil des autres est désagréablement humilié. Ceux au contraire qui n’ont qu’un esprit borné, mais qui s’aveuglent assez pour se croire un génie supérieur, sont encore plus insupportables : ils croient réparer leur insuffisance par un air caustique & imposant, qui fait mourir d’impatience, parce qu’il n’est soutenu d’aucune justesse.

Prenany n’avoit aucun de ces défauts ; il étoit doux & complaisant, & n’avoit que le génie qu’il falloit pour être avec grace du sentiment des autres. Ce caractère étoit fait exprès pour une ville telle qu’Amazonie, où le beau sexe, qui pense toujours juste, dominoit entièrement.

Aussi les Amazones les plus spirituelles avoient-elles pris plaisir à instruire le jeune Prenany ; il tenoit d’elles les manières polies, sans être gênées ; les sentimens délicats, sans être brusques ; l’air aimable, sans être affecté : enfin, à dix-sept ans, il étoit assez formé pour niaiser tout un jour seul avec une femme, sans lui causer d’ennui & sans en recevoir.

Tant de belles qualités réunies dans la personne de ce prince lui avoient acquis le cœur de la jeune Fêlée. Dans l’enfance, c’étoit Prenany qui lui dénichoit des moineaux ; c’étoit lui qui cassoit les vîtres de l’appartement de la reine, en soufflant des pois avec sa sarbacane, & sans que l’on pût savoir d’où cela venoit, ce qui réjouissoit infiniment la princesse.

Dans un âge plus mûr, il s’étoit chargé du soin d’apprendre à danser au petit épagneul de Fêlée, & réussissoit à lui montrer mille tours d’adresse, sans le faire crier. Il excelloit à travailler en tapisserie, & avoit fait présent à la princesse d’une garniture de mules de point de chien, qu’il avoit faite lui-même, & dont rien n’égaloit la beauté.

Il n’est pas étonnant qu’un jeune homme aussi parfait se soit attiré toute l’estime d’une princesse aussi spirituelle que Fêlée. Cette jeune personne ayant été élevée dans une cour qui étoit le centre du bon goût & de la délicatesse, en avoit heureusement pris l’esprit & les agrémens.

La nature avoit commencé par la douer de toutes les beautés qui forment une personne charmante ; sa taille étoit grande & déliée, & sa gorge, d’une blancheur extrême, promettoit beaucoup. Ses cheveux étoient d’un blond argenté, qui n’avoit pourtant rien d’équivoque : elle avoit un petit visage de pleine lune le plus joli qui se puisse voir ; & comme elle n’étoit pas encore en âge de s’armer comme les Amazones, il étoit d’un blanc pâle qui lui séyoit à merveille. Elle avoit le nez délicat, la bouche petite & vermeille, ornée des plus belles dents du monde ; ses yeux étoient bleus, grands, & naturellement tendres & languissans.

À l’âge de quatorze ans, on la pouvoit dire une personne accomplie pour les façons : elle savoit sourire nonchalamment, parler d’une voix foible & entrecoupée, comme si elle n’eût pas eu la force de prononcer. Elle se plaignoit sans cesse, avec tout l’agrément imaginable, de quelque indisposition, & s’évanouissoit souvent le plus joliment du monde.

À l’égard de son humeur, on ne pouvoit connoître si elle étoit douce ou non, parce qu’on avoit toujours suivi ses fantaisies, & que personne ne lui avoit jamais résisté. Elle aimoit le plaisir, & le plaisir l’ennuyoit : quand elle étoit seule, elle vouloit compagnie ; & au milieu d’une fête, elle alloit dans les jardins, ou se retiroit dans son appartement. Elle aimoit naturellement à plaire, mais il n’étoit pas de son rang de se donner aucune peine pour y réussir.

Prenany trouvoit tous les charmes possibles dans cette aimable nonchalance, & suivoit sans cesse la Princesse. Tantôt il chantoit avec elle, tantôt ils jouoient ensemble à des jeux différens, & quelquefois ils s’amusoient à se regarder sans rien dire. Elle lui demandoit son avis sur tout ce qu’elle entreprenoit, parce qu’il étoit toujours de son sentiment. Quand Prenany quittoit la princesse, elle désiroit de le revoir ; & lorsqu’il étoit auprès d’elle, il étoit le seul qui ne l’ennuyât point.

Le jeune prince, que les Amazones les plus raffinées avoient pris soin d’élever, apprit à la princesse, que ce qu’il sentoit pour elle étoit de l’amour ; & en comparant leurs sentimens, Fêlée reconnut qu’elle l’aimoit aussi. Ils se gardèrent bien de résister à un penchant si flatteur : leurs cœurs, au contraire, se livrèrent entièrement à une passion si douce ; & le mystère qu’ils firent de la volupté dont ils jouissoient, marqua que leur amour étoit véritable.

Ces deux jeunes amans goûtoient tranquillement les charmes d’une première inclination (& c’est la seule qui soit vraie), tandis qu’un rival dangereux préparoit à Prenany des malheurs dont il fut long-temps la victime.


CHAPITRE VI.


Quel étoit le rival de Prenany, & de l’explication que Prenany eut avec la princesse.


Quoique ce rival n’eût que dix-sept ans tout au plus, suivant toutes les règles, il auroit dû être mort il y avoit long-temps. Il étoit fils d’Acariasta, sœur de la reine ; & c’étoit une loi parmi les Amazones, que l’on faisoit périr, dès l’instant de leur naissance, tous les garçons de la maison royale, dans la crainte qu’ils n’usurpassent un pouvoir que les femmes s’étoient réservé dans cet empire.

Mais Acariasta voulant conserver son fils, si elle en avoit un, s’étoit retirée, pendant sa grossesse, à un château qu’elle avoit sur les bords du lac. Après être acouchée d’un fils, elle avoit envoyé à la reine une fille nouvellement née dans les environs de son palais, en lui mandant qu’elle étoit à elle. Son dessein étoit d’échanger ensuite cette petite fille contre son fils, & d’élever ce prince sous des habits contraires à son véritable sexe.

Mais il arriva un grand malheur dans cette occasion. On ne prit point garde que la petite fille que l’on porta à la reine ne voyoit que d’un œil ; ce fut la reine qui s’en aperçut la première. Ah ! face de lune ! s’écria-t-elle, ma nièce est borgne ; c’est grand dommage ; sans cela, elle auroit les plus beaux yeux du monde. La nourrice voulut faire croire à la reine qu’elle se trompoit ; mais la chose fut avérée en présence de toute la cour. Ainsi, quand on reporta cet enfant à Acariasta, & qu’elle voulut mettre son fils à sa place, il fallut absolument lui crever un œil.

La sœur de la reine eut un grand chagrin de ce défaut d’attention ; elle gronda bien fort toutes les femmes ; mais il n’y avoit pas moyen de faire autrement. On choisit un homme habile, qui creva un œil au petit prince le plus adroitement du monde, & on donna à l’enfant le nom de Solocule, qui convenoit à un garçon aussi bien qu’à une fille.

Solocule, qui passoit pour la nièce de la reine, fut élevé dans le palais auprès de la princesse Fêlée, & leurs appartemens n’étoient pas éloignés. Il avoit une figure assez agréable ; il étoit blond, délicat, fier de son rang, & opiniâtre comme le sont bien des gens qui n’ont pas le sens commun.

Quand il eut atteint l’âge de quinze ans, le poil follet qui lui vint sur les joues, commença à donner quelques soupçons de la tromperie que sa mère avoit faite. La reine en parla à sa sœur ; mais cette princesse nia la conséquence avec hauteur, & dit qu’il y avoit bien des femmes qui avoient presque autant de barbe que les hommes ; & que si elles se la faisoient raser au lieu de se l’arracher, elle deviendroit pour le moins aussi rude.

Acariasta, pour calmer l’esprit de la reine, fit publier qu’elle donneroit des appointemens considérables à toutes les femmes barbues qui voudroient venir à la cour. Il en arriva un si grand nombre, que la reine & la princesse sa sœur eurent lieu d’être rassurées. On en retint quelques-unes des plus jeunes & des mieux fournies en barbe, dans l’espérance qu’elle profiteroit encore, & on renvoya les autres avec des récompenses proportionnées à leur mérite.

Cependant le temps donnoit toujours de nouveaux soupçons ; le menton de la prétendue princesse se garnissoit de plus en plus, & le grand barbier de l’empire soutenoit, au péril de sa tête, que cette barbe étoit mâle ; le peuple même prenoit parti dans cette affaire. Il y eut des paris considérables dans les cafés d’Amazonie ; les uns gageoient que Solocule avoit la barbe d’une fille, les autres celle d’un garçon ; plusieurs même, qui n’avoient jamais vu la prétendue princesse, embrassoient l’une ou l’autre de ces opinions, & la soutenoient vivement, pour ne pas demeurer neutres dans une si grande querelle.

Malgré tout cela, l’obstination de la sœur de la reine l’auroit emporté sur les bruits publics & sur le sentiment du grand barbier de la couronne (qui, comme on se le peut imaginer, n’avoit pas beaucoup de crédit à la cour), sans un petit accident qui rendit public le secret du prince. Ce malheur fut que deux femmes de chambre barbues que l’on avoit données à Solocule, devinrent grosses en même temps, quoiqu’elles ne fussent jamais sorties de son appartement.

Alors il ne fut plus question que de fléchir la reine ; Solocule lui demanda la vie avec des expressions si touchantes, qu’elle en fut attendrie. L’ambition peut forcer une femme à sacrifier un enfant ; mais un instinct naturel l’empêche d’immoler un garçon de dix-sept ans. Quand Solocule eut obtenu sa grace, il prit les habits qui convenoient à un garçon ; on lui choisit un appartement éloigné de celui de sa cousine ; & comme l’affaire avoit bien tourné, on donna une pension si considérable aux deux femmes de chambre dont la grossesse avoit révélé le secret, que les autres furent fâchées de n’avoir pas contribué à une si belle découverte.

Cette reconnoissance si intéressante fut un coup de foudre pour Prenany ; il s’aperçut que Solocule étoit amoureux de sa cousine. Tandis que ce prince passoit pour fille, son appartement étoit fort proche de celui de la jeune Fêlée. La familiarité qui règne entre deux jeunes parentes, les fréquens évanouissements de cette princesse, l’accident arrivé aux deux femmes de chambre, & mille autres idées qu’un amant se met ordinairement dans la tête, l’inquiétoient à mourir.

Il trouva enfin la princesse dans les jardins, & ses femmes s’étant écartées, il résolut de pénétrer ce qu’elle pensoit de Solocule, & de faire tous les efforts pour connoître s’il ne s’en étoit point fait aimer. Il aborda la princesse d’un air rêveur, & se promena quelque temps sans lui rien dire. La princesse crut qu’il parleroit étant assis : elle entra dans un cabinet de chevrefeuil, où Prenany se plaça auprès d’elle sur un lit de gazon ; mas il ne disoit mot, & se contentoit de la regarder.

Fêlée lui fit des reproches de son silence. Quoi ! lui dit-elle, ordinairement vous avez mille choses à me dire ; aujourd’hui vous rêvez, & gardez un silence qui m’étonne ? Avez vous quelque inquiétude, mon cher Prénany ? Dites-moi ce qui vous attriste. Je n’ai point de chagrin répondit le prince ; je songe seulement que je voudrois être fille pour que vous m’aimassiez d’avantage. Vous vous moquez, dit la princesse ; vous seriez aussi fille que ma gouvernante, que je ne vous en aimerois pas plus pour cela. Est-ce que l’on aime mieux les filles que les garçons ? Oui, sans doute, repartit le prince. Je suis persuadé, par exemple, que quand Solocule passoit pour une fille, vous l’aimiez plus que vous ne faites à présent. Oh ! je vous assure du contraire, reprit la princesse ; je le trouvois dans ce temps là encore moins spirituel qu’à présent. Il me tenoit sans cesse des discours auxquels je ne comprenois rien. Et quels étoient ces discours ? dit Prenany alarmé. Je ne sais, dit la princesse, si je les aurai retenus. Il me disoit que j’étois belle, mais qu’il n’auroit pas voulu être en ma place, à moins que ne n’eusse été à la sienne ; qu’il auroit voulu me confier un secret qu’il avoit, & qu’il auroit pourtant voulu que je n’en susse rien. Vous voyez que ces entretiens n’avoient pas de raison. Ces énigmes-là, dit Prenany, n’étoient pas faciles à deviner. Mais, ajouta le prince, il étoit toujours auprès de vous, il passoit pour votre compagne. Qu’il étoit heureux ! Il vous rendoit tous les services qu’on rend à une jeune amie. Il ne m’a jamais charmée par-là, répondit la princesse. Il étoit si mal-adroit, qu’il ne pouvoit me lacer mon corps sans passer des œillets ; il falloit toujours recommencer deux ou trois fois. Un jour, en entrant dans ma chambre le matin, tandis que j’étois au lit, & toute seule, il fit tomber la clef en fermant la porte ; en sorte que ma gouvernante, qui revint sur le champ, ne pouvoit plus entrer pour m’apporter à déjeûner : il fallut qu’il lui allât ouvrir. Mais, dit Prenany d’un air agité, lorsque vous vous évanouissiez, n’étoit-il pas quelquefois auprès de vous, & n’aimiez-vous pas qu’il vous fît revenir ? Oh ! dit la princesse, il ne s’est trouvé qu’une fois auprès de moi, lorsque je tombai en foiblesse ; mais ma gouvernant y étoit, qui le pria d’aller chercher de l’eau de mélisse. Il vouloit qu’elle y allât elle-même ; & tandis qu’ils disputoient, je fus obligée de revenir toute seule, & sans que l’on me donnât de secours. Depuis qu’il m’a joué ce tour-là, je ne le saurois souffrir. On dit pourtant qu’il vous aime, dit Prenany un peu rassuré. Vraiment cela est vrai, reprit la princesse ; il me l’a dit lui-même ; mais vous m’aimiez bien aussi. Oui, je vous le jure, dit le prince, & je crois que vous n’en doutez pas. Eh bien, dit la princesse, je n’aime que vous ; & pour vous le prouver, je demanderai à la reine qu’elle nous marie ensemble. Ah ! ne lui dites rien, repartit le prince avec vivacité ; ne découvrons notre amour à personne : on nous empêcheroit peut-être de nous aimer, & j’en mourrois de désespoir. Je n’en parlerai donc, dit Fêlée, que quand je serai plus grande ; mais, jusqu’à ce temps-là, ne m’abandonnez jamais. Je ne suis contente que quand je vous vois ; dès que vous paroissez, une douce volupté m’anime agréablement ; quand vous êtes près de moi, je voudrois m’approcher encore de vous. Une tristesse affreuse vient m’environner dès que vous vous éloignez de moi ; & pour obtenir de moi tout ce que j’ai de plus précieux, vous n’auriez qu’à me menacer de votre indifférence. Vous m’avez appris que c’étoit là de l’amour ; ne soyez plus jaloux, mon cher Prenany, car c’est pour vous seul que je ressens ces mouvemens qui me charment.

Prenany pensa expirer de joie en entendant ces paroles. Il tenoit une des mains de la princesse, qu’il baisa cent fois pendant ce discours. Vous venez, dit-il, de peindre ma situation, en m’expliquant la vôtre ; une langueur mortelle m’accable dès que je suis la moitié d’un jour sans vous voir. Lorsque je suis séparé de vous, je pense sans cesse à ce que vous faites ; & c’est cette attention à tout ce qui vous touche, qui causoit la jalousie que je viens de vous faire voir ; je me représentois Solocule admirant vos charmes, étant à chaque moment du jour à portée de jouir de la vue de tout ce que j’adore : je me représentois ma princesse prête à accorder, par erreur, à sa feinte amitié ce qu’elle ne devoit qu’à mon amour : mais vous avez pris vous-même le soin de dissiper mes soupçons. Que votre amour est tendre, ma chere princesse, & qu’il rend mon destin charmant ! Unissons nos ames pour jamais ; mon cœur vole sur ma bouche, pour vous assurer d’une fidélité éternelle. Fêlée s’étant penchée pendant ce discours sur le bras de Prenany, l’ardeur qui le transportoit lui fit porter, sans qu’il y songeât, ses levres sur celles de la princesse ; mais, dans cet instant, il s’aperçut qu’elle étoit évanouie.

Il chercha aussi-tôt dans la poche de la princesse son sel d’Angleterre, & fut très-alarmé de ne le point trouver. Il appuya la tête de la jeune Fêlée sur le lit de gazon, & sortit avec précipitation pour appeler du secours. Par bonheur, la fidèle gouvernante n’étoit pas éloignée, & étant accourue à ses cris, elle fit revenir la jeune maîtresse, à qui Prenany donna le bras, pour la reconduire doucement au palais.


CHAPITRE VII.


Comment on peut se venger d’un borgne, & du danger que Prenany courut pour y avoir réussi.


Cependant Solocule, amoureux de Fêlée, s’étoit aperçu que Prenany ne lui étoit pas indifférent, & cherchoit tous les moyens possibles pour le chagriner. Il louoit, d’un air de bonne fortune, les appas de la pricesse, & affectoit d’en parler sans cesse en présence de son rival. Il vantoit la finesse de la jambe de Fêlée, sa gorge naissante, dont il paroissoit enchanté ; & la princesse, par une coquetterie naturelle au sexe, ne pouvoit se fâcher de ces louanges, quoiqu’elle n’aimât point celui qui les lui donnoit. Prenany, en songeant que Solocule avoit lacé la princesse, étoit au désespoir.

De son côté, il faisoit au prince toutes les malices qu’il pouvoit inventer. Comme Solocule étoit borgne, Prenany faisoit en sorte, quand ils se promenoient avec la princesse, qu’elle fût toujours du côté de son mauvais œil, afin qu’il ne pût la voir à son aise. Solocule se désespéroit d’être toujours obligé de tourner le cou pour la regarder.

Il voyoit pourtant toujour la princesse, quoiqu’il ne la vît que d’un œil ; Prenany en fut enfin si jaloux, qu’il résolut de l’aveugler tout à fait, quelque chose qu’il en pût arriver. Pour exécuter son projet, il choisit un jour que Solocule étoit d’une partie de chasse avec la princesse sa mère, la reine, & la princesse Fêlée. Il prit sa longue sarbacane avec des pois plein sa poche, & monta sur un grand arbre dans l’endroit de la forêt où l’on devoit se rassembler pour la colation.

Lorsque toute la cour fut assise sur le gazon, Prenany souffla un premier pois qui n’attrapa que le nez de Solocule. Il dit, d’un air de colère, à la princesse : Je vous prie de cesser, ma cousine, & de ne me point jeter des boules de pain au nez. Je ne vous ai rien jeté, dit la princesse ; vous rêvez assurément. Je l’ai bien senti, répliqua le prince. Pendant cette dispute, Prenany avoit si grande envie de rire, qu’il ne pouvoit plus serrer les lèvres pour souffler. Mais enfin, ayant repris son sérieux, il lâcha un second pois, & fut assez heureux pour crever tout à fait le bon œil de Solocule.

Aussi-tôt ce prince jeta des cris perçans ; Acariasta sa mère étoit au désespoir ; chacun s’empressoit à secourir le prince, dont l’œil saignoit fort. Prénany, fort content, se tenoit sur l’arbre, sans faire aucun bruit, & personne ne l’auroit apperçu, si, par malheur, sa poche n’eût été percée. Les pois qui étoient dedans, commencèrent à sortir par le trou, & à tomber sur toute la compagnie. Quelqu’un leva les yeux, & vit le pauvre Prenany perché sur l’arbre.

La reine ordonna aussi-tôt qu’on l’arrêtât, & Acariasta vouloit qu’on le fît mourir. Jugez de l’état dans lequel étoit la princesse Fêlée, en voyant son amant dans un si grand péril. Elle s’étoit évanouie cent fois dans des occasions moins importantes ; mais elle résista cette fois-là.

Les guerrières qui gardoient la reine voulurent monter sur l’arbre pour attraper le coupable ; mais elles avoient toutes de si grands paniers, qu’elles n’en purent venir à bout. On envoya chercher les pages de la chambres, qui y grimpèrent ; mais leurs efforts furent inutiles, parce que la forêt étant fort touffue, quand on croyoit tenir Prenany, il saisissoit les branches voisines, & sautant ainsi d’arbre en arbre, les pauvres pages perdoient leur peine. Le reste du jour se passa à cette poursuite, & la nuit étant venue, il fallut laisser là le criminel, qui s’étoit caché dans un gros chêne. On fit rester quelques gardes dans le bois, & toute la cour s’en retourna fort affligée, dans le dessein d’envoyer prendre Prenany dès le lendemain.

Fêlée se retira dans sa chambre, & quand elle fut seule avec sa gouvernante, qui savoit son amour pour Prenany, elle donna un libre cours à ses larmes. Mon cher amant va périr, disoit-elle, la mère de Solocule ne lui pardonnera jamais ; &, ce qui me désespère, c’est pour m’avoir trop aimée, qu’il souffrira la mort dont on le menace. Il ne vouloit pas que Solocule me regardât, c’est moi seule qui suis la cause de cette entreprise téméraire.

Ne vous affligez point si vivement, dit la sage gouvernante ; Prenany n’est point mort, puisqu’il n’est pas encore au pouvoir d’Acariasta : empêchons qu’il ne tombe entre ses mains, & faisons-le sauver dès cette nuit : nous n’avons qu’à lui conduire un cheval, & tâcher de le trouver dans la forêt ; nous le ferons partir sur le champ, & demain ce sera en vain qu’on le cherchera.

La princesse, transportée de joie, embrassa la gouvernante ; elles descendirent toutes deux par un escalier dérobé, & prirent trois chevaux dans l’écurie. Le palefrenier, à qui la princesse fit un présent, les ayant préparés, les deux amazones partirent, la gouvernante tenant un cheval en main pour Prenany.

Fêlée, que l’amour faisoit songer à tout, avoit pris une bouteille de ratafia, & une grande galette, qu’elle avoit mise par morceaux dans un sac, pour nourrir le malheureux Prenany pendant son voyage, & elle avoit attaché cette provision à la selle du cheval qu’elle lui destinoit.

Quand la jeune princesse fut dans la forêt, elle se mit à pleurer, de peur du loup (car elle ne l’avoit jamais vu) ; sa gouvernante la rassura, & lui dit de ne pas faire de bruit, de peur d’être entendue des gardes qu’on avoit laissés dans le bois.

La princesse s’étant un peu remise de sa crainte, alloit au petit pas, en disant tout doucement : Prenany ! Prenany ! Par bonheur elle passa auprès de l’arbre où il étoit, & il l’entendit. Est-ce vous, dit-il, ma princesse ? Eh, oui, c’est moi, répondit-elle ; descendez. Aussi-tôt Prenany descendit si vîte, qu’il pensa se casser les jambes. Ah ! dit-il, ma chère princesse, quel est mon bonheur de vous voir venir à mon secours ! Que je chéris mon entreprise, puisqu’elle me donne le plaisir de connoître à qu’elle point vous vous intéressez pour moi !

Oui, dit la princesse d’un ton triste, vous avez fait là une belle affaire ; il faudra ne nous plus voir. Ne valoit-il pas mieux laisser à Solocule tous les yeux du monde, s’il les eût eus, que de faire une chose qui causeroit votre trépas, si vous ne quittiez ces lieux ? Quoi ! dit Prenany, il faudra donc m’éloigner, ma princesse ? Sans doute, répondit assez rudement la gouvernante qui n’étoit point amoureuse, & qui mouroit de peur que l’on découvrît la démarche qu’elle faisoit faire à la princesse, montez sur le cheval que nous vous amenons, & allez le plus loin que vous pourrez.

À ces mots, Prenany & Fêlée se mirent à pleurer. Allez, mon cher Prenany, dit la princesse, croyez que je ne vous oublierai jamais. Que je sois de même toujours présente à votre pensée, & sans doute un temps plus heureux nous rejoindra. Je vous écrirai quand Acariasta sera morte ; & ma mère, qui vous aime bien, vous pardonnera. Le malheureux Prenany monta à cheval, baisa tendrement la main de la princesse, & s’éloigna d’elle. La gouvernante ramena Fêlée au palais, & toutes deux se couchèrent jusqu’au lendemain, sans qu’on s’aperçût de rien.



CHAPITRE VIII.


Comment Prenany se sauva dans un désert effroyable, & de la rencontre heureuse qu’il y fit.


Il n’étoit pas tout à fait dix heures du matin, que toutes les Amazones étoient sur pied. On chercha encore Prenany par toute la forêt ; mais les peines que l’on se donna furent inutiles. Cela causoit autant de joie à Fêlée, que cela donnoit de chagrin à Solocule & à sa mère ; ce qui montre qu’il est bien difficile de contenter tout le monde.

Pendant cette recherche, Prenany avançoit toujours, tantôt triste de quitter la princesse, tantôt gai de ce que Solocule ne la verroit plus. Au point du jour, il avoit aperçu le sac qui pendoit à l’arçon de la selle ; il l’ouvrit, & trouva le gâteau que la princesse y avoit mis, & la bouteille de ratafia. Comme il avoit grand faim, il mangea une grande part de sa galette, & dans cette part il trouva la fève. Ah ! dit-il, je ne pouvois manquer d’être roi, puisque je devois manger ce gâteau-là tout seul ; mais il n’importe, cela marque toujours la bonne intention de la princesse. Il but de l’eau d’une fontaine qu’il rencontra, & un petit coup de ratafia pour se fortifier le cœur ; mais il n’eut pas le plaisir d’entendre crier le roi boit, car il n’avoit que son cheval pour toute compagnie.

Prenany n’étoit jamais sorti d’Amazonie, & ne connoissoit point le pays. Il s’engagea dans une solitude affreuse, dont il ne savoit plus par où sortir. Il voyagea ainsi deux jours & deux nuits dans un désert épouvantable ; il ne voyoit que des plaines d’un sable brûlant, qui s’étendoient à perte de vue. Cette vaste solitude n’étoit entrecoupée que par des rochers affreux, qui s’élevoient jusqu’aux nues, & d’où sortoient des torrens effroyables. Ces eaux, qui tomboient des montagnes avec rapidité, sembloient fuir avec autant de vîtesse un séjour si effrayant, & se précipitoient avec fureur dans les plus profonds abîmes.

Enfin le cheval de Prenany, outré de lassitude & mourant de faim, tomba ; & la bouteille de ratafia, où il y en avoit encore, fut cassée ; ce qui causa au prince un grand chagrin, Prenany, à force de coups, fit relever son cheval, qui le porta encore quelques temps ; mais le pauvre animal étant tombé une seconde fois, ne put venir à bout de se relever, malgré toute sa bonne volonté ; en sorte que Prenany fut obligé de prendre ce qui lui restoit de gâteau, & de continuer son chemin à pied.

Quand il eut marché quelque temps, il s’assit au pied d’un rocher pour se reposer. Il regardoit tristement le ciel sans penser à rien, tant il étoit accablé de son malheur, lorsqu’il se présenta devant lui un vieillard dont la maigreur & la figure auroient fait peur au prince dans un autre temps ; mais alors il étoit si triste, qu’il ne s’apercevoit de rien. Le vieillard s’arrêta quelques instans à considérer le jeune Prenany avec tous les signes de la plus grande joie, puis il lui dit, en s’approchant de lui : Que je suis heureux de vous rencontrer, & quel bonheur pour vous de m’avoir trouvé ici ! Sans cet événement, vous seriez sans doute mort de faim dans ce désert, dont vous ne connoissez pas les routes ; &, sans vous, j’y aurois bientôt péri de misère ; au lieu que je vais faire votre félicité, & vous allez faire ma gloire & mon bonheur.

Prenany demanda au vieillard qu’il lui expliquât plus clairement comment ils alloient être tous les deux si fortunés. Contentez-vous pour aujourd’hui, lui répondit le vieillard, de savoir que vous êtes, aussi bien que moi, assuré d’être heureux. Venez vous reposer dans ma grotte demain je vous conduirai dans ma patrie, où vous jouirez de la plus brillante fortune, & je vous instruirai en chemin de ce que vous voulez savoir.

Le vieillard conduisit Prenany dans un antre qu’il habitoit, & que le hasard avoit creusé dans un grand rocher. Après un léger repas, qui consista en quelques racines qu’avoit le vieillard, & le dernier morceau de galette qu’avoit le prince, il se couchèrent sur des herbes seches, & la lassitude les fit dormir d’un profond sommeil.

Le lendemain, dès que l’aurore commença à paroître, le vieillard éveilla le prince, qui, croyant être encore en Amazonie (car c’étoit la première fois qu’il s’étoit couché depuis qu’il en étoit sorti), se mit à pester contre le vieillard, & à lui dire mille injures, dans la pensée que c’étoit quelqu’un de ses camarades qui l’éveilloit par malice. Quand il se fut un peu frotté les yeux, il reconnut son erreur, & demanda pardon au vieillard de sa vivacité.

Le vieillard & Prenany se mirent aussi-tôt en chemin, & le dernier, en sortant de la grotte, se ressouvint avec regret de la bouteille au ratafia, dont ils auroient bien bu chacun un coup avant de commencer leur voyage. Prenany conta d’abord son histoire au vieillard, qui lui fit plusieurs questions, auxquelles le prince répondit de manière que le vieillard parut très-satisfait. Le jeune prince pria ensuite le vieillard de contenter à son tour sa curiosité, & de l’instruire, comme il lui avoit promis de le faire, de l’endroit où il le conduisoit, & du bonheur qu’il devoit espérer.

À cette demande, le vieillard leva les yeux au ciel, & jeta un profond soupir. Vous allez entendre, dit-il l’histoire la plus funeste dont on puisse faire le récit. Je suis sûr que vous frémirez vous-même des malheurs dont ma famille a été accablée. Jugez par-là de la peine que je souffrirai, en vous instruisant de mes infortunes. Mais enfin je vous l’ai promis, il faut bien vous satisfaire.


CHAPITRE IX.


Histoire de Savantivane.


L’empire dans lequel j’ai pris naissance, dit le vieillard, est d’une fort grande étendue, & très-peuplé. La ville capitale de ce royaume, où je compte que nous arriverons aujourd’hui, s’appelle Azinie. La langue que l’on y parle n’est pas la même que la vôtre ; ainsi vous n’entendrez rien d’abord aux discours de nos citoyens.

Mais dit Prenany, comment ferai-je donc ? Je m’ennuierai à mourir. Est-ce là cette félicité dont vous me flattiez ? Cela ne fait rien au bonheur de la vie, reprit le vieillard d’un air tranquille ; il y a mille gens qui n’entendent pas ce qu’on leur dit, quoiqu’on s’exprime en leur langue, & qui n’en sont pas pour cela moins satisfaits : d’ailleurs je vous expliquerai le soir en particulier ce que l’on vous aura dit pendant la journée ; & de ne rien n’entendre à ce que l’on vous dira, c’est ce qui vous sera un mérite auprès de mes compatriotes.

L’ignorance est une des plus belles qualités de nos peuples, & il suffit de savoir quelque chose, pour être suspect à l’état, & exposé au plus honteux supplice.

Cette loi générale de ne rien savoir a été introduite par un de nos plus illustres monarques, qui régnoit il y a environ cent ans ou mille ans. On ne sait pas bien au juste cette époque ; tout ce que l’on a pu retenir est que ce roi aimoit fort à disputer. Étant un jour entré en contestation avec un de ses courtisans sur un point d’histoire, il soutint que l’on ne pouvoit connoître cette science, sans savoir parfaitement la physique. Toute la cour se prit à rire ; on eut beau lui protester que ce n’étoit pas de lui que l’on se moquoit, il conçut dans ce moment une telle haîne contre la science & les savans, qu’il fit abattre sur le champ tous les colléges, brûler tous les livres, & détruire toutes les inscriptions qui étoient dans son royaume. Il fit élever, au milieu de la place publique, un grand âne de cuivre rouge sur un piédestal. C’est ce grand âne qui a donné le nom d’Azinie à la capitale, & qui depuis a été révéré comme la divinité tutélaire de l’empire.

Depuis la mort de ce roi, ses successeurs, & nos peuples, à leur exemple, se sont infiniment perfectionnés dans l’ignorance. Mais mon père, qui étoit demeuré veuf de bonne heure, n’ayant de son mariage que deux fils, dont j’étois l’aîné, nous destina, pour notre malheur, à être savans, malgré toutes les lois qui s’opposoient à son projet.

Il me nomma Savantivane, et appela mon frère Doctis, pour marquer l’envie qu’il avoit de nous faire exceller en science & en doctrine.

Pour donner lui-même les premiers élémens des belles connoissances, il apprit à lire & à écrire d’un savant qui demeuroit caché dans la ville ; & lorsque nous fûmes en âge de voyager, il nous envoya dans les pays étrangers, pour nous instruire dans les écoles qui y étoient établies. Dans le cours de nos études, nous passâmes quelque temps à Amazonie. C’est dans cette occasion que j’ai appris votre langage.

Mais mon frère, pour son malheur, réussit beaucoup mieux que moi ; il apprit à entendre facilement deux langues que l’on ne parloit plus depuis deux mille ans. Il savoit, à cent ans ou deux cents ans près, le temps auquel s’étoit donné une bataille à cinq ou six mille lieues de nous ; il savoit alléguer des raisons pour & contre sur des choses que personne ne peut savoir au juste. En un mot, il auroit passé pour un oracle dans un pays dix fois plus éclairé que le nôtre.

Mon père, quelque temps avant de mourir, le maria avec une femme jeune & aimable, & lui donna la meilleure partie de ses biens. Pour moi, il ne voulut jamais me donner d’établissement, parce qu’il me regardoit comme l’aîné & le chef de sa famille.

Si mon père eût prévu les malheurs dans lesquels la femme de Doctis nous a plongés, il se seroit sans doute bien gardé de faire entrer un pareil monstre dans notre maison. Cette femme, orgueilleuse d’être descendue de parens qui s’étoient distingués dans l’état par leur profonde ignorance, traitoit mon frère avec le dernier mépris ; quelquefois elle amenoit les plus aimables de ses compagnes, qui, par leurs railleries, le détournoient de l’étude ; quelquefois elle faisoit des papillottes avec ses écrits ; souvent elle répandoit son encre jusqu’à la dernière goutte. Mais voyant que ses efforts étoient inutiles, cette mégère eut la cruauté de dénoncer mon frère aux magistrats, comme un savant coupable de la plus haute expérience.

Par malheur pour mon frère, il avoit ramassé de toutes parts les événemens les plus considérables des siècles passés ; il avoit copié des pièces de plusieurs auteurs, qu’il avoit arrangées au hasard, sans trop observer l’ordre des temps ni des lieux ; il avoit cousu à cela des dissertations légères sur les différens arts & sur leur origine, & avoit donné le nom de livre à toutes ces pièces rapportées. Quoiqu’il protestât à chaque page qu’il ne savoit rien de la matière dont il alloit parler, les juges, auxquels sa perfide femme le dénonça, lui firent son procès, & il fut condamné à la mort.

Que cet arrêt me paroît injuste ! dit Prenany en interrompant le vieillard. Si la chose est comme vous le dites, on fit mourir votre frère bien légèrement ; mais vous le flattez peut-être, & sans doute il avoit mêlé à ces écrits des réflexions qui marquoient un profond génie, & qui montroient qu’il avoit beaucoup médité sur le cœur humain.

Point du tout, reprit Savantivane ; les réflexions qui se trouvoient de temps en temps dans son ouvrage, n’étoient que des lieux communs usés, sur la sagesse, le désintéressement, & la constance dans les adversités ; & cependant, un jour que l’on célébroit une fête solennelle (pardonnez aux soupirs que m’arrache encore le souvenir d’un malheur si funeste), mon pauvre frère fut pendu à la queue du grand âne de cuivre rouge.

Pour moi, continua le vieillard après avoir gardé quelques momens le silence, je fus accusé d’être son complice ; mais comme l’on ne trouva point de preuves de mon crime, on se contenta de m’exiler dans le désert où vous m’avez trouvé ; il me fut défendu de revenir, sous peine d’éprouver le même sort que mon frère, à moins que ne n’eusse oublié tout ce que je pouvois savoir, & que je n’amenasse avec moi, pour remplacer le frère que l’on m’avoit ôté, un homme de l’ignorance duquel on pût être content.

J’ai demeuré environ trois ans dans mon exil, ne vivant que de racines, & j’aurois couru le risque d’y périr enfin, si je n’eusse pas eu le bonheur de vous rencontrer. Votre physionomie heureuse, & la situation où je vous ai trouvé, m’a donné de vous les plus hautes espérances, & le récit que vous m’avez fait de vos aventures, joint aux réponses que vous avez faites aux questions que je vous ai proposées, m’a confirmé dans mon opinion. Je vais vous présenter à nos citoyens comme un présent digne de faire ma paix avec eux.

Mais, dit Prenany avec une espèce de crainte, il me paroît que je m’expose en vous suivant à Azinie ; je ne suis pas si ignorant que vous le dites : je sais, par exemple, jouer à la paume à merveille. Cette science-là ne vous fera point de mauvaise affaire, reprit le vieillard. Je sais, dit Prenany, nager comme un poisson, &, comme vous l’avez entendu, grimper à un arbre mieux qu’un chat. Vous ne courrez encore aucun risque pour cela, répondit Savantivane. Enfin, dit le prince, je sais viser si droit avec la sarbacane, que j’ai crevé l’œil de mon rival. Je sais danser toutes les contredanses nouvelles, & même chanter assez bien pour m’amuser tout seul pendant une matinée. Croyez-moi, dit Savantivane, malgré cela, vous n’avez rien à craindre, & toutes ces belles connoissances n’empêcheront pas que vous ne parveniez aux premières dignités de l’empire.

En achevant ces discours, ils aperçurent la ville, que l’on ne voyoit que lorsque l’on étoit près d’y entrer, parce qu’elle étoit dans un fond. À cet aspect, ils reprirent un nouveau courage, & y arrivèrent bientôt.


CHAPITRE X.


Description de la ville d’Azinie, & de quelle manière Prenany y fut reçu.


Prenany fut enchanté du spectacle qui s’offrit à ses regards en entrant à Azinie. Les maisons étoient à la vérité bâties sans symétries, & les ornemens n’en étoient pas fort réguliers ; mais leur variété & leur grandeur ne laissoient pas de faire plaisir à la vue. Les rues étoient remplies de jeunes gens qui paroissoient animés de la plus vive joie : les uns conduisoient dans des chars magnifiques de jeunes beautés habillées de la manière la plus galante ; les autres, sous des berceaux de feuillages, s’abandonnoient aux plaisirs du vin & de la bonne chère ; on entendoit de toutes parts des concerts où la gaîté brilloit plus que l’harmonie, mais qui auroient fait danser le prince, s’il n’eût pas été fatigué de son voyage.

Comment, dit-il à Savantivane d’un air d’admiration, vous ne m’aviez pas dit que cette ville étoit si brillante, ni si peuplée ; ce séjour me paroit charmant. Que dites-vous ? reprit le vieillard, cette ville me semble aujourd’hui déserte, en comparaison de l’état où je l’ai laissée, lorsque j’en suis sorti. Il faut que quelque chose d’extraordinaire attire bien du monde d’un autre côté ; je ne vois pas ici la moitié des habitans qui se promènent ordinairement dans les rues.

Savantivane demanda à un jeune Azinien qu’il aborda, pourquoi il ne voyoit pas autant de monde qu’à l’ordinaire. Vraiment, répondit le jeune homme, presque tous nos citoyens sont à la place publique, pour voir l’exécution d’un misérable savant que l’on a rencontré ; il doit être pendu, à l’heure que je vous parle, à la queue du grand âne.

Ces parole renouvelèrent bien désagréablement, dans le cœur de Savantivane, le souvenir du malheureux Doctis ; mais il se garda bien d’en rien faire paroître, de peur de se rendre suspect ; il dit au contraire à l’Azinien, avec une joie affectée : Racontez-moi, je vous prie, quel est le crime de cet homme, afin que nous en rions ensemble.

Je ne sais pas trop de quoi on l’accuse, répondit le jeune Azinien ; j’ai seulement entendu dire qu’il copioit les écrits que nos citoyens font faire quand ils ont quelque procès entre eux, qu’il mettoit à la fin les sentences que l’on avoit rendues, & qu’il envoyoit tout cela dans les autres villes de l’empire. On a eu peur que cela ne rendit les juges de province assez habiles pour décider les affaires semblables, quand il s’en trouveroit de tout à fait pareilles, & on lui a fait son procès à cause de cela. À ces mots, l’Azinien quitta le prince & son conducteur.

Savantivane répéta à Prenany ce qu’il venoit d’apprendre, & se déchaîna vivement contre la cruauté de ses concitoyens, de faire périr un homme pour si peu de chose. Quand ils eurent marché quelques pas, il trouvèrent une foule de peuple qui revenoit de la place publique. Un d’entre eux, que Savantivane interrogea, lui dit que le coupable avoit eu sa grace. Le roi, dit cet homme, s’est fait lire quelques pages des écrits de l’accusé, & n’ayant rien trouvé qui méritât la mort, a ordonné qu’on le renvoyât.

Savantivane & Prenany se réjouirent de cette nouvelle, & s’étant un peu avancés, ils trouvèrent les juges qui s’en retournoient en bon ordre. Savantivane se présenta à eux, & adressant la parole à celui qui paroissoit le plus considérable : J’ose, dit-il, revenir en cette ville, après avoir satistait au jugement que vous aviez rendu contre moi ; depuis le temps que j’ai vécu dans le désert où vous m’aviez exilé, j’ai si parfaitement oublié tout ce que je pouvois savoir, que je ne sais pas si je retrouverai ma porte. Je suis à présent très digne de demeurer parmi vous.

Cela est excellent, répondit gravement le juge. Mais dites-moi, continua-t-il en parlant au greffier, n’y avoit-il pas une autre condition que cet homme devoit accomplir en revenant de son bannissement. Je ne m’en souviens pas bien, dit le greffier, mais je crois qu’il y avoit quelque chose. J’étois condamné, reprit Savantivane, à vous amener, pour remplacer mon frère, un homme excellent en ignorance : le voilà, dit-il en présentant le jeune prince qui n’entendoit rien à tout ce discours, & je puis vous vanter ce jeune homme pour le meilleur sujet que vous puissiez connoître ; il n’a jamais lu dans aucun livre sérieux ; il ignore son véritable nom ; il ne connoît ni son père ni sa mère, & ne sait pas dans quel pays il est né ; il n’a nulle connoissance du chemin par où il est venu ici, ni de combien cette ville est éloignée de celle d’où il est parti ; enfin il ne sait pas notre langue, & ainsi il n’entendra pas un mot de ce qu’on lui voudra dire.

À ces derniers mots, tous les jeunes sénateurs sautèrent au cou de Prenany ; chacun lui témoigna la plus sincère amitié & la plus parfaite estime, & le plus apparent des jeunes sénateurs fit monter dans son char Savantivane & Prenany, pour les mener à son palais.

Le vieillard pria secretement le jeune prince de ne lui point parler Amazonien lorsqu’ils seroient en compagnie, ou de ne pas trouver mauvais s’il faisoit semblant de ne l’entendre pas. S’il paroissoit, lui dit-il, que je susse encore la langue d’Amazonie, cela seroit capable encore de me faire retourner dans le désert que nous quittons.

Lorsque l’on fut arrivé au palais du jeune sénateur Azinien, il s’y assembla nombreuse compagnie, & le souper, que l’on servit peu de temps après, fit voir à Prenany qu’il n’y avoit que les cuisiniers de savans impunément dans ce pays-là. Comme le prince n’entendoit rien à la conversation, il s’occupoit à réparer la diète qu’il avoit faite pendant trois jours, & buvoit fréquemment pour s’amuser. Il y avoit à table trois jeunes beautés que quelques jeunes seigneurs Aziniens avoient amenées, qui paroissoient de l’humeur la plus enjouée & la plus vive. Une d’elle surpassoit les autres en gaîté ; elle avoit les yeux vifs, les cheveux & les sourcils noirs comme du geai, & le visage peint à l’amazonnienne ; ce qui lui donnoit un petit air effronté dont tout le monde étoit charmé.

Elle avoit remarqué que Prenany parloit Amazonien ; elle savoit aussi cette langue en perfection ; elle lui fit signe de ne pas témoigner qu’il l’entendoit, pour donner plus de plaisir à la compagnie, & chanta plusieurs airs amazoniens, avec des roulemens admirables, qui charmèrent tous les conviés, parce qu’ils n’entendoient rien aux paroles. Prenany chanta aussi quelques airs tendres ; & comme il les avoit faits lui-même, sa passion lui fit prononcer le nom de Félée, dont l’idée le suivoit par-tout ; il n’y eut que Savantivane qui savoit déjà son amour, & la jeune brune, qui l’entendirent ; les autres admirèrent les chansons, sans y rien comprendre.

Pour rendre cette fête complète, on fit venir au dessert des instrumens qui jouèrent plusieurs airs d’un ancien musicien, qui n’étoient pas bien étendus, & qui n’alloient pas trop vîte ; & après que l’on eut ainsi diverti le prince & son conducteur, on chercha la maison de Savantivane, & chacun s’alla coucher.


CHAPITRE XI.


Qui paroîtra peut-être aussi ennuyeux que les choses dont on y parle.


Les jours suivans, les plus considérables seigneurs d’Azinie vinrent chez Savantivane visiter le jeune étranger. Le vieillard, qui sembloit avoir abjuré la science, obtint, par le crédit de Prenany, la confiscation des biens de son frère ; il se trouva, par ce moyen, en état de faire un figure brillante, & de fournir à Prenany de quoi paroître avec éclat. Le prince & Savantivane donnèrent à leur tour des fêtes aux principaux de la ville : on engageoit tous les jours le prince dans des parties de bal, où il faisoit admirer sa légèreté & sa grace : on le conduisoit à l’opéra, où la musique le divertissoit assez ; mais il n’entendoit rien aux paroles.

Étant un jour en particulier avec Savantivane, il lui expliqua combien cela le fâchoit. Je vois, lui dit-il, des acteurs qui se parlent tendrement en chantant, & qui parlent souvent en même temps, comme s’ils pensoient précisément la même chose ; ils se prennent ensuite par la main, & s’asseyent régulièrement cinq fois dans chaque pièce, à l’un des côtés du théâtre, pour voir danser. J’en vois d’autres qui s’avancent, tandis que les danseurs reprennent haleine, & qui disent des choses que l’on applaudit quelquefois. Cela me fait juger que vos poèmes sont tout à fait intéressans ; j’ai bien du regret de ne pouvoir en profiter.

Ah ! dit Savantivane, si vous ne comprenez rien aux paroles de nos poèmes lyriques, vous n’y perdrez pas beaucoup. Quoique ce soient les principaux ignorans d’entre nous qui y travaillent, & qu’ils ne les composent qu’en s’amusant, c’est la chose du monde la plus fade. Quand on en sait un, on les sait tous, c’est presque toujours le même plan & toujours les mêmes pensées. Vous verrez dans cet ouvrage une jeune princesse amoureuse d’un jeune guerrier, une magicienne est amoureuse du jeune homme ; & quelquefois, pour rendre la chose plus touchante, un enchanteur aime la princesse. Les deux jeunes amans sont tourmentés pendant cinq actes par ceux qui les aiment ainsi malgré eux, & s’unissent à la fin malgré leurs efforts, ou quelquefois se tuent. C’est ce que l’on connoît par le poignard que la jeune princesse porte à son côté dans le cinquième acte.

À l’égard de ceux qui chantent deux ensembles, s’ils s’expriment vivement, ils disent qu’il faut se venger ; qu’il faut suivre la fureur & la rage ; que le désespoir est une chose charmante pour eux : s’ils chantent tendrement, il se disent qu’il faut s’aimer, que rien n’est si doux que l’amour ; il prient ce dieu de lancer sur eux ses traits, d’allumer ses plus belles flammes, & de resserrer leurs chaînes.

Mais, dit Prenany, les acteurs qui viennent au bord du théâtre, tandis que l’on laisse respirer les danseurs ? Je vais vous expliquer tout ce qu’ils disent, reprit Savantivane. Si vous voyez un berger, c’est toujours qu’il faut aimer, que l’amour est charmant, & que ses conquêtes sont autant de fêtes pour les bergers ; s’il paroît un guerrier ou une guerrière, ce qu’ils chantent signifie qu’il faut mêler les myrthes aux lauriers, que l’amour est une espèce de guerre, qu’il faut être un peu téméraire, & triompher de la résistance d’une beauté. Lorsque vous voyez des matelots, il disent qu’en amour il ne faut pas craindre l’orage, qu’un sort charmant les attend au port, & que, malgré la crainte du naufrage, il faut s’embarquer avec l’amour. Enfin, si vous voyez des démons, ils crient qu’il faut suivre la fureur & la rage ; & les ombres heureuses, habillées de blanc, chantent doucement que l’amour règne jusqu’aux enfers, & que son flambeau les éclaire jusques dans le séjour ténébreux. Je ne vous parle point du sommeil, qui persuade qu’il faut dormir ; on comprend tout d’un coup sa pensée. On ne met ordinairement sur le théâtre que ces cinq ou six sortes de personnages : ainsi, par leur habit & le ton qu’ils prendront, vous entendrez tout ce qu’ils voudront dire.

Je suis au fait à présent, dit Prenany, & j’entends vos opéra à merveille. Mais je vous dirai que je ne trouve pas votre musique assez frappante ; ce sont toujours les mêmes tons qui se suivent, & vous airs n’ont point cette vivacité ni cette variété qui règnent dans ceux d’Amazonie. Nos concerts vont d’une telle rapidité, & montent si haut, qu’ils vous emportent hors de vous-mêmes ; & quelquefois ils descendent si bas, qu’ils vous effrayent. On donne quelquefois cinquante coups d’archet dans une mesure, & l’on tombe gravement d’un fa dieze sur un la bémol. Cela fait dresser d’horreur les cheveux à la tête. On joint à cela un accompagnement qui répète en bas ce que l’on a entendu sur les tons hauts, cela fait que tout le monde chante ; & quelquefois, au milieu d’un air, on entend subitement un violon qui fait le même effet que si l’on marchoit par hasard sur la queue d’un chat. Vous m’avouerez de bonne foi que cela vaut mieux que toute votre musique.

Oh ! répondit Savantivane, un homme assez savant pour inventer de pareils accords seroit écartelé dans cet empire.

Mais, dit Prenany, vous avez ici une comédie, pourquoi n’y avons-nous pas été, puisque l’on entend vos poèmes sans savoir votre langue ? cela m’auroit diverti.

Ah ! dit Savantivane, vous n’entendriez rien à nos tragédies. Les acteurs récitent les vers presque toujours sur le même ton ; en sorte que, par leur voix, on ne sauroit entendre la différence des sentimens qu’ils expriment. Je les comprendrois par leurs gestes, répondit le prince. C’est là, répondit le vieillard, où vous vous tromperiez presque toujours ; leurs gestes ne répondent point à la passion qu’il faut faire sentir. Ils étendent les bras, remuent leur chapeau, ou le tiennent sur le poing, comme on fait un oiseau de proie, sans que cela signifie rien ; ils avancent le corps, & font trembler leurs jarets, lorsqu’ils sont épouvantés, ou en colère, où transportés d’amour. La haîne, la frayeur, le désespoir, l’amour violent, tous cela s’exprime de la même manière.

Vous ne me parlez là, dit Prenany, que des acteurs ; je suis sûr que les actrices ont plus de goût : le beau sexe est naturellement sensible, & marque bien mieux la passion qu’il ressent.

Vous auriez raison, reprit Santivane, si nos actrices étoient capables de concevoir ce qu’elles récitent ; mais la plupart n’en entendent rien. On connoît seulement si elles sont affligées, par un grand mouchoir qu’elles prennent au lieu de leur éventail ; & alors elles font une grimace qui n’est point amusante. Il n’y en a qu’une, entre elles, qui varie ses intonations. Elle en prend de graves, quand elle veut exprimer la colère ; de douces, quand elle veut inspirer la tendresse. Ses yeux & son visage marquent la joie ou la tristesse : on connoît si elle menace ou si elle s’apaise ; & lorsqu’elle feint quelque passion, son visage montre au spectateur que ce qu’elle dit même n’est qu’une feinte.

Voilà une grand actrice, dit Prenany : aussi répliqua le vieux Savantivane, chacun s’est d’abord déchaîné contre elle, & ce n’est que par un hasard étonnant qu’elle a été reçue.

Prenany se seroit informé des autres spectacles d’Azinie ; mais Savantivane lui avoit dit d’abord, que quand il entendroit parfaitement la langue, ils ne valoient pas trop la peine d’être vus.


CHAPITRE XII.


Comment Prenany apprit la situation de la princesse depuis son absence, & de quelle manière il quitta les Aziniens.


Il y avoit déjà six mois que le jeune prince étoit à Azinie ; & quoiqu’il fût toujours dans les fêtes & dans les plaisirs, il étoit sans cesse occupé de sa princesse : mais il ne pouvoit en avoir de nouvelles, parce qu’elle ignoroit de quel côté il avoit porté ses pas, & il ne pouvoit lui écrire, parce qu’on ne vendoit ni encre ni papier à Azinie.

Un jour que Prenany étoit sorti seul de la ville dès le grand matin, & qu’il avoit pris sa longue sarbacane pour s’amuser dans la campagne, il crut reconnoître un des pages de la princesse Fêlée. Il courut à lui avec précipitation. Est-ce toi, mon cher Agis ? lui dit-il en l’embrassant ; quel heureux hasard fait que je te rencontre en ces lieux ? Viens-tu par l’ordre de la princesse ? Dans qu’elle situation est elle ? Qu’est devenu Solocule ? Fêlée m’aime-t’elle toujours ? La sœur de la reine est-elle encore vivante ? Ne me pardonnera-t’on point à la cour ? Y puis-je retourner, ou suis-je condamné à un exil éternel ? Réponds-moi donc, mon cher Agis, tu me fais mourir d’impatience.

Je ne saurois, dit Agis, répondre à tant de questions à la fois. Reposons-nous ici, & avant qu’il soit deux petites heures, vous saurez tout ce que vous voulez apprendre.

Le lendemain que vous eûtes crevé si adroitement l’œil de Solocule (dit le jeune page après qu’ils se furent assis sur l’herbe), on vous chercha encore vainement dans la forêt : on y alluma des feux pour vous enfumer, si vous étiez encore sur quelque arbre. Mais je savois bien que toutes ces peines étoient inutiles ; car la gouvernante de la princesse, qui, sans me vanter, me veut du bien, & qui compte m’épouser quand ma fortune sera faite, m’avoit instruit de votre fuite.

Les chirurgiens les plus experts guérirent parfaitement l’œil de Solocule, à l’exception qu’il n’en voyoit point du tout. Depuis cette accident, ce jeune prince ne pouvant plus s’appliquer à la chasse, ni aux jeux d’adresse, s’adonna aux sciences, & sa mère lui fit apprendre à jouer de la vielle, comme d’un instrument qui lui convenoit le mieux du monde.

Il s’y appliquoit si vivement, qu’il parvint, en moins de quatre mois, à en jouer à merveille. Comme il étoit toujours amoureux de la princesse, il se faisoit conduire chez elle, & la faisoit danser en lui jouant toutes sortes d’airs, ce qui la réjouissoit si fort, qu’elle faisoit au prince mille amitiés.

La gouvernante, qui est entièrement dans vos intérêts, appréhenda cette nouvelle passion ; elle n’osoit la combattre ouvertement, parce qu’elle savoit qu’il entre beaucoup de contradiction dans les désirs des filles. Voici le moyen qu’elle trouva pour empêcher le progrès de cette inclination dangereuse. Un jour que Solocule venoit, à son ordinaire, rendre visite à la princesse, elle lui dit que Fêlée seroit charmée s’il lui jouoit quelques concerto. Le prince en joua deux ou trois. La princesse n’osoit pas lui dire de cesser, de peur de manquer à la politesse ; elle bâilloit sans que le prince s’en aperçut ; elle frappoit du pied d’impatience, il croyoit qu’elle battoit la mesure ; enfin elle s’évanouit tout à fait, & depuis ce temps là elle n’a plus voulu entendre parler de la vielle, ni de celui qui en jouoit.

Solocule s’en est consolé, en disant qu’elle étoit de mauvais goût de ne pas aimer le concerto sur un instrument si plein d’harmonie, & s’est retiré dans un château de la princesse sa mère, où il ne s’est appliqué qu’avec plus d’ardeur à y exceller.

Mais à peine ce rival a-t-il été banni, qu’il s’en est présenté un bien plus redoutable pour vous.

Quelques-uns de mes camarades & moi, nous promenant un jour à une demi-lieue d’Amazonie, trouvâmes trois petits hommes qui paroissoient avoir environ quarante ans. Ils étoient tous trois boîteux de la jambe gauche, & portoient sur le dos une bosse qui leur montoit jusqu’au milieu de la tête. Nous nous approchâmes d’eux pour en rire à notre aise, & nous commençames la conversations par leur donner quelques croquignoles. Il y en eut deux à qui le jeu déplut, & qui s’enfuirent en boitant. Nous nous souciâmes pas beaucoup de les poursuivre ; mais le troisième tourna la chose en raillerie, & nous dit d’un air gai, que nous lui paroissions de bonne humeur, & qu’il vouloit bien venir avec nous.

Nous consentîmes à souffrir de sa compagnie, & nous l’emmenâmes au palais, dans le dessein d’en faire rire la reine & la princesse ; & en effet, nous l’introduisîmes au souper dès le soir même.

Quand il fut dans la salle, il tira de sa poche un petit manteau en taffetas jaune, qu’il mit sur la bosse, & une couronne qu’il mit sur sa tête, & dit d’un ton grave, en s’adressant à la reine : Madame, vos pages m’ont insulté ; mais je leur pardonne, parce qu’ils ignoroient mon rang. Je suis le roi Dondin, dont l’empire est à cinquante lieues d’ici, du côté du midi. Sur le bruit qui est venu jusqu’à moi des graces de la princesse Fêlée, je suis devenu amoureux d’elle. La vue de cette princesse confirme dans mon esprit l’opinion que j’en avois conçue, & augmente dans mon cœur l’amour que sa réputation y avoit fait naître. Je viens vous la demander en mariage.

Ce n’est point mal parler pour un bossu, dit la reine. Eh ! il est boiteux, ma mère, dit la princesse. Je ne m’étonne pas qu’il ait tant d’esprit. Dès que les dames de la cour virent que la reine vouloit se divertir aux dépens de l’étranger, chacune le fit pirouetter dans la salle. Ah dit le petit homme outré de colère, je jure que je me vengerai. J’ai cinquante mille homme qui ne sont pas éloignés, & je mettrai tout à feu & à sang, ou j’épouserai la princesse.

Eh bien, dit la reine d’un air tranquille, en attendant que vous troupes soient prêtes, allez souper à l’office, mes pages auront soin de vous. A ces mots, nous emmenâmes le petit monarque, en lui donnant quelques coups de poing pour nous amuser ; mais il ne voulut point souper avec nous. Il remit fort proprement son manteau & sa couronne dans sa poche, & se sauva de la ville.

On rit pendant quelque temps, à la cour, de cette aventure ; mais au bout de huit jours, les vivres commencèrent à renchérir considérablement, & les paysans qui venoient aux marchés, disoient qu’ils trouvoient toutes les terres ravagées à dix lieues à la ronde. Il étoit sur-tout impossible de trouver un seul petit pois dans les campagnes, & on se souvint que Fêlée avoit marqué une grande passion pour ce mets en présence du roi Dondin. Cela fit juger aux plus sages que c’étoit lui qui se vengeoit.

Quelques jours après, les conjectures se changèent en certitude, & nous vîmes arriver au pied de nos remparts une armée nombreuse de soldats, tous semblables aux trois étrangers que nous avions trouvés.

La crainte fut générale par toute la ville, qui manquoit de vivres, parce qu’on n’avoit point prévu cette guerre. Les repas ne pouvoient plus être qu’à cinq services chez la reine, & à trois ou quatre chez les particuliers ; on ne pouvoit plus aller montrer ses équipages dans les promenades qui sont hors de la ville ; on étoit obligé de se contenter du bal & des spectacles. Cependant la princesse ne vouloit point entendre parler de la paix à condition d’épouser Dondin : ainsi, on résolut de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Nos guerrières ont fait plusieurs sorties sur les ennemis ; mais quoique les Dondiniens leur allassent tout au plus à la hanche, elles ont toujours été repoussées avec perte. Dans cette désolation générale, Fêlée étoit au désespoir de ne point avoir de vos nouvelles ; elle a fait déguiser trois de ses pages, ainsi que moi, & nous a envoyés de différens côtés pour vous chercher. Je vous dépeignois à tous ceux que je rencontrois, & leur demandois s’ils ne vous avoient point vu. Il n’y a qu’une jeune paysanne qui me dit hier qu’elle vous connoissoit ; que je n’avois qu’à aller toujours du côté de l’occident, & que je vous trouverois. Je ne puis exprimer la joie que je ressens de ce qu’elle ne m’a point trompé. Venez délivrer la princesse, & vous venger d’un rival aussi redoutable que Dondin.

Prenany avoit écouté tranquillement le récit d’Agis ; mais comme chacun est ému de différens objets, une seule circonstance le frappa. Quoi ! dit-il, Fêlée ne peut manger de petits pois, elle qui les aime à la folie ? Tu me dis là une chose qui me chagrine plus que tout le reste. C’est la vérité, dit le page, & la saison s’en passera sans qu’elle ait eu la satisfaction d’en avoir. Je veux lui en porter, dit le prince (il savoit l’effet que produit sur le cœur d’une femme une petite fantaisie satisfaite), nous en acheterons au premier village, & je trouverai bien moyen de les lui faire tenir, malgré tous les Dondiniens du monde. Allons, partons dès ce moment, ajouta le prince, & courons mériter ma grace & la princesse, en délivrant Amazonie.

Cependant, dit Agis, n’avez-vous pas quelques adieux à faire dans la ville que vous quittez ? Ma foi non, dit le prince, cela nous retarderoit. Mais, reprit le page, cela ne sera pas trop poli. Bon, répondit Prenany, ce sont des gens qui font gloire de ne rien savoir ; il faut leur laisser le plaisir d’ignorer ce que je serai devenu. A ces mots, le prince se leva, & se mit en marche avec Agis

En chemin, il demanda au page s’il y avoit bien loin du lieu où ils étoient, à Amazonie, & s’il ne falloit point passer par un désert impraticable. Il y a au plus trente lieues d’ici à la ville, répondit Agis, & si vous avez passé par un désert, vous avez pris le mauvais chemin. La route que j’ai suivie en venant ici, est charmante ; on y trouve des bois, des fontaines, & quelques villages où l’on peut se reposer.

J’en suis charmé, dit Prenany ; cela me faisoit de la peine de traverser ce détestable désert par où je suis venu. Ils arrivèrent peu de temps après dans le village, où ils se reposèrent, & le prince acheta un demi boisseau de pois verts, qu’il mit dans ses poches.


CHAPITRE XIII.


De la rencontre que fit Prenany en retournant à Amazonie.


À peine Prenany & Agis eurent-ils perdu de vue le village où ils s’étoient reposés, qu’ils entrèrent dans un grand bois, dont les arbres garantissoient du soleil le plus ardent. Les herbes, à l’abri de ces épais feuillages, conservoient toute leur fraîcheur, & les fleurs champêtres méloient leur émail à cette tendre verdure. Lee silence qui régnoit dans ce beau séjour, n’étoit interrompu que par le doux frémissement des feuilles que les zéphyrs agitoient, & par le chant de mille oiseaux animés par le printemps.

Quelle différence il y a, dit Prenany enchanté, entre ces ombrages charmans & les ro- chers affreux que j’ai trouvés en quittant Amazonie ! que les chemins qui conduisent vers l’objet que l’on aime, sont remplis d’attraits, & que ceux qui en éloignent sont tristes !

Nos voyageurs ayant marché quelque temps, entendirent le murmure d’un ruisseau qui les attira. Ils trouvèrent une eau plus claire que le cristal, qui formoit, en tombant d’un rocher, le bruit qu’ils avoient entendu. Ils virent un jeune homme habillé légèrement, qui dormoit étendu sur l’herbe ; il avoit à côté de lui un tambourin, & tenoit une flûte dans la main gauche. A quelques pas de lui dormoit assi une jeune fille charmante ; ses cheveux blonds étoient ornés de fleurs & de pierreries, sa robe légère marquoit une taille déliée, & laissoit voir tout ce qu’on pouvoit montrer d’une gorge naissante, & plus blanche que la neige ; sa jupe, qui s’étoit relevée par hasard, laissoit paroître à moitié une jambe délicate & parfaitement bien chauffée, & elle avoit sous sa main une jarretière, qu’elle avoit apparemment ôtée lorsqu’elle avoit voulu s’endormir.

Le prince & son compagnon demeurèrent charmés de ce spectacle. Prenany s’approcha doucement de la nymphe ; il tira la jarretière de dessous sa main, sans qu’elle sentît, & la baisa avant de la laisser considérer à Agis. Il oublia sans doute pour ce moment sa chère Fêlée ; & voilà comme sont faits tous les amans ; quelque épris qu’ils soient d’une maîtresse, l’objet présent les séduit d’abord. Il ne croient pas être infidèles pour cela, & pensent que, sans cette légereté, il faudroit renoncer au monde. Mais s’ils y faisoient réflexion, ils sentiroient que cela n’est point pardonnable, & que quand on a fait un choix, il ne faut plus regarder qui que ce soit dans l’univers.

Le jeune page n’étoit pas moins ému que le prince à la vue de cette jeune personne. On ne sauroit deviner quel étoit son dessein, & ce qu’il auroit prétendu faire ; mais il souhaitoit de tout son cœur que le jeune homme qui dormoit à quelque distance d’eux, n’y eût pas été. Son cœur lui conseilloit d’éveilller la nymphe, mais il craignoit de la perdre, si elle les apercevoit. Il falloit donc se contenter de la regarder, & c’est ce qu’il faisoit avec des yeux pleins de feu, lorsque Prenany & lui entendirent rire derrière eux & battre des mains. Ils tournèrent aussitôt la tête, & virent un satyre qui les effraya si fort, qu’ils firent un cri. Ne vous étonnez point, leur dit le faune d’un air railleur ; je regarde cette nymphe aussi bien que vous, cela ne diminue point votre part.

Au bruit que fit cette conversation, la nymphe & le jeune homme s’éveillèrent. La nymphe chercha d’abord sa jarretière, & voyant Prenany qui la tenoit, elle s’approcha de lui galamment, la prit de sa main avec une grace charmante, la remit adroitement, tandis que Prenany & le jeune page se baissoient pour lui aider, & fit signe au jeune homme qui l’accompagnoit de jouer.

Il n’eut pas plutôt commencé, qu’elle se mit à danser avec toute la légereté & toute la grace imaginables. Prenany & son compagnon ne purent s’empêcher de sauter aussi en la voyant, & trois satyres, qui se joignirent au premier qui avoit paru, achevèrent de faire un ballet charmant.

Cette danse avoit déjà recommencé trois fois, & la nymphe alloit encore faire signe au tambourin de continuer, lorsque le prince lui dit, tout essoufflé : Votre danse est divine en vérité ; mais il est fatigant de vous voir, si l’on est obligé de danser en même temps que vous. Il faut pourtant qu’il y ait un charme inconnu qui y contraigne ; car je ne puis m’en empêcher. Donnez-nous quelque relâche, je vous prie ; vous devez avoir besoin de vous reposer, aussi bien que nous.

Je le veux bien, répondit gracieusement la nymphe, mais c’est seulement pour vous faire plaisir ; car, à mon égard, j’aime si fort la danse, & j’y suis si accoutumée, que je ne puis me passer. Cependant, dit-elle en changeant de discours, je sens que j’ai appétit ; vous mangerez bien aussi un morceau. Allons, dit-elle aux satyres d’un ton de maîtresse, apportez nous ici des rafraîchissemens.

Les satyres disparurent aussi-tôt, & revienrent un moment après, avec des plats chargés des viandes les plus délicates, les pâtisseries les plus exquises, & les plus beaux fruits : ils apportèrent aussi des flacons remplis de vins différens & de diverses liqueurs ; & après qu’ils eurent étendu un tapis sur l’herbe, la nymphe se mit entre Prenany & le jeune page : le joueur de flûte & les satyres se placèrent vis-à-vis d’eux.


CHAPITRE XIV.


Qui étoit la nymphe que Prenany avoit rencontrée, & de la nouvelle manière de voyager qu’elle lui enseigna.


Pendant le repas, la jeune nymphe donna l’essor à tous ses charmes, & fit briller son esprit en plusieurs langues différentes ; elle parla Azinien au jeune prince, qui commençoit à entendre ce langage, & elle rioit de ce que les autres, qui ne l’avoient jamais appris, n’y comprenoient rien, comme si c’eût été la plus belle chose du monde. Elle versoit du vin & des liqueurs au jeune Prenany & à Agis, & tâchoit, par son exemple, d’exciter tout le monde à la joie. Elle chanta les chansons les plus vives & les plus gaies, & fit voir que si elle dansoit à merveille, elle s’acquittoit aussi bien du reste, lorsqu’il le falloit.

Prenany & le jeune page étoient enchantés. Pour le joueur de flûte, il ne disoit mot, non plus que les satyres, qui se contentoient de regarder la nymphe avec des yeux ardens, & que le vin & les liqueurs enflammoient encore.

Après que l’on eut passé un temps considérable dans ces plaisirs, la nymphe prit soudain un petit air triste, qui fit évanouir toute la joie. Elle se frotta un peu le front avec le bout des doigts, & dit aux satyres, avec un souris languissant : Je me sens un violent mal de tête ; je vous prie, laissez-moi un peu tranquille. Pour vous, dit-elle au prince & à son compagnon, demeurez ; j’ai affaire de vous. Les satyres, sans répliquer, se retirèrent, en faisant chacun une grande révérence avec leur pied de bouc.

Dès qu’ils furent partis, la nymphe reprit toute sa gaîté. Le jeune Prenany en fut surpris. Quoi, lui dit-il, je craignois pour vous une migraine violente. Bon, dit la nymphe, ne voyez-vous pas que ces vieux bouquins m’ennuyoient. On les souffre tant qu’ils sont nécessaires ; dès qu’ils ne sont plus bons à rien, on les congédie.

Outre cela, ajouta la nymphe, j’ai bien des secrets à vous révéler. C’est pour vous seul que je suis dans ces lieux ; j’ai connu votre amour pour Fêlée dans un des premiers repas que vous donna un jeune magistrat d’Azinie, vous pouvez vous souvenir d’une jeune brune qui chantoit alors avec vous. Je ne vous aurois pas assurément reconnue, dit Prenany ; vous aviez ce jour-là les cheveux extrêmement noirs ; aujourd’hui vous êtes d’un blond argenté le plus beau du monde. C’étoit pourtant moi-même, reprit la nymphe, & c’est l’agrément des cheveux blonds de pouvoir être déguisés ; les brunes n’ont point ce privilége.

Lorsque j’eus donc appris votre passion, continua la nymphe, j’ai voulu connoître votre maîtresse, & l’ai trouvée si digne de vous, que j’ai résolu de vous réunir. Tandis que je formois ce projet, j’ai su que vous aviez un rival dans le roi Dondin, & qu’il tenoit votre princesse assiégée. La témérité de ce petit monarque m’a révoltée. Je veux délivrer votre princesse, & renvoyer Dondin dans son royaume.

Cela vous sera facile, dit Agis avec précipitation ; vous n’avez qu’à vous offir aux yeux de Dondin, il sera si charmé de vous, qu’il abandonnera la princesse, & la cédera à Prenany.

Vous raisonnez comme un page, dit la nymphe d’un air de pitié ; vous ne songez pas que vous me mettez au-dessus de Fêlée, & que vous l’offensez aussi bien que son amant.

Agis rougit de la mauvaise réception que fit la nymphe à son discours galant. Lorsque j’ai vu, reprit-elle, que Fêlée vous faisoit chercher, j’ai enseigné à ce jeune homme l’endroit où vous étiez… Quoi, dit Agis en l’interrompant, vous êtes cette jeune villageoise que je trouvai hier au soir ? Eh ! taisez-vous, dit la nymphe en haussant les épaules ; je m’étois métamorphosée en paysanne, je ne l’étois pas pour cela : j’ai bien d’autres secrets que vous ignorez, & je fais bien d’autres changemens.

Vous ne douterez pas de mon pouvoir, dit-elle au prince, quand vous saurez que je suis la fée Cabrioline, la plus vive & la plus adroite de toutes les fées qui aient jamais paru. Je sais changer tous les métaux en or, le cristal & le verre en diamans & en rubis ; je rajeunis un vieillard ; je rends un jeune homme plus caduc que son aïeul, & cela sans emprunter le secours de la magie, mais par la force d’un génie supérieur qui m’anime.

Que ces talens sont adorables, dit Prenany, & que je vous ai d’obligation de les vouloir employez pour moi ! Mais je meurs d’impatience de revoir ma princesse ; que faut-il que je fasse pour obtenir ce bonheur ?

Il faut que nous partions tout à l’heure, dit Cabrioline ; mon joueur de flûte va nous exciter, par la vivacité de son tambourin, & tout en dansant, nous arriverons à Amazonie : nous n’avons que pour cinq heures de chemin. Je ne vous dis pas les moyens que j’emploiereai pour vous défaire de Dondin, mais croyez que vous serez content.

Ah ! dit Agis, qui craignoit la fée, parce qu’elle l’avoit repris deux fois, pardonnez-moi la liberté que je prends, si je vous fais remarquer que nous allons nous fatiguer si fort, que nous n’en pourrons plus. Quoique nous ayons fait un bon repas, une danse de cinq heures, dont vous nous menacez, nous donnera une faim effroyable, & l’on ne trouve pas toujours des satyres en son chemin.

Eh bien, dit la fée, si vous êtes si délicat, prenez les massepains qui sont dans cette corbeille, & les emportez. Nous autres fées dansantes,




avec un biscuit & deux verres de vin, nous dansons l’espace de quinze lieues.

En achevant ces paroles, elle se leva, tandis qu’Agis exécutoit son conseil ; elle fit signe de la main au joueur de flûte, qui commença une provençale, & chacun, en battant l’entrechat, prit le chemin d’Amazonie.

Il avoient voyagé de cette sorte pendant quatre heures, & avoient fait plus de vingt lieues, lorsque le jeune page, tout hors d’haleine, se laissa tomber sur l’herbe, & s’écria qu’il n’en pouvoit plus. Le tambourin cessa un moment de jouer, & la fée, aussi bien que le Prince s’arrêtèrent.

Ah ! dit Agis d’un ton lamentable, n’allons pas plus loin, je vous prie, je suis prêt à mourir de lassitude : je vois que Prenany ne peut plus se soutenir sur ses jambes, & votre joueur de flûte lui-même est tout en eau.

Il est vrai, dit le Prince, qu’il y a long-temps que nous sautons : j’ai grande envie de rejoindre la princesse ; mais il vaut mieux arriver plus tard, que de nous livrer au ennemis, quand nous n’en pourrons plus. Vous êtes en vérité plus faibles que les femmes, dit en riant Cabrioline ; c’est un jeu pour nous de danser depuis cinq heures jusqu’à neuf, & nous nous reposons après cela à courir dans la promenade. Mais puisque vous voulez vous arrêter, nous sommes tout proche du château d’un de mes amis ; je ne crois pas qu’il y soit, mais cela n’empêchera pas que nous n’y soyons bien reçus.

Allons-y, dit Prenany ; je ne crois pas que nous soyons loin d’Amazonie ; & quand nous nous serons un peu tranquillisés, nous y serons bientôt.

Amazonie, dit la fée, est tout au plus à quatre lieues d’ici, & nous y serions dans une petite demie-heure, si vous vouliez. Non, non dit Prenany, ce n’est pas tant à cause que ne suis las que je désire de me reposer, que parce que j’ai des pois verts dans mes poches, pour donner à la princesse, & que de sauter si long-temps, cela pourroit les flétrir. Dès que cela est ainsi, dit la fée, il faut aller au château. C’est bien dit, répondit le page, demain nous ferons une bonne journée, & cela sera dans la règle : on danse tout au plus quatre fois par semaine de la force ont nous avons dansé aujourd’hui ; s’il falloit recommencer tous les jours, il n’y a personne qui pût y résister.

Aussi-tôt la fée alloit faire signe au jeune homme de recommencer à jouer ; mais le page l’arrêtant par le bras : Ah marchons, dit-il, de grace, à l’ordinaire jusqu’à la maison de votre ami. Supposez pour un moment que ce soit là la promenade à laquelle vous vous reposez, après avoir dansé toute l’après-dînée.

La fée y ayant consenti, le jeune homme mit sa flûte dans sa poche, tourna son tambour derrière ses épaules ; & nos voyageurs, s’étant un peu détournés du chemin qu’ils suivoient, arrivèrent bientôt à un château magnifique.


CHAPITRE XV.


Choses intéressantes qui se passèrent au château où la nymphe conduisit Prenany, & dans lesquelles il n’eut que peu de part.


Quand ils furent dans la cour, il se présenta quelques domestiques qui connoissoient la fée, & qui vinrent au devant d’elle. Je sais, leur dit Cabrioline, que votre maître n’est pas ici ; mais cela n’empêchera pas que nous ne nous y reposions cette nuit : ouvrez-nous les appartemens, & faites-nous apprêter à souper.

Nos voyageurs furent introduits dans un grand salon, où les meubles les plus précieux & les bijoux les plus rares éclatoient de toutes parts : ils se mirent chacun sur un grand canapé : pour l’infatigable fée, elle s’amusoit devant une glace de quatre-vingt-seize pouces, à répéter un nouveau pas qu’elle avoit inventé en chemin.

La nuit ne tarda pas à venir : on alluma tous les lustres, & la lumière fit paroître dans tout leur éclat les peintures les plus rares & les dorures les plus recherchées dont le plafond étoit orné. Le souper, que l’on servit presque aussi-tôt, fit cesser tout-à-fait la danse de Cabrioline, & l’on se mit à table. Prenany, tout occupé du plaisir que l’on ressent quand on approche de l’objet qu’on aime, ne mangeaoit presque pas ; pour le page, il faisoit à merveille honneur à la fête ; le joueur de flûte buvoit comme quatre ; & Cabrioline ne faisoit que ronger de petits os, de peur de se gâter la taille.

La charmant fée auroit animé le dessert encore plus qu’elle n’avoit fait le repas du matin, si Prenany n’avoit pas demandé la permission de se retirer. La fée le congédia gracieusement jusqu’au lendemain, & on le conduisit à un appartement magnifique, où il se mit au lit, & s’endormit en pensant à sa princesse.

Pour Agis, il étoit, malgré sa lassitude, charmé des attraits de Cabrioline ; elle recevoit mieux ce qu’il disoit, qu’elle n’avoit fait le matin. Un dessert illuminé est un temps bien favorable auprès d’une belle. L’éclat des bougies éveille le plaisir qui ne va jamais sans la liberté ; tout s’anime, tout rit dans ces momens vifs. Il est impossible qu’un bel objet prenne alors son sérieux contre un homme aimable qu’elle a vu toute la journée ; les moindres saillies sont spirituelles, & tous les gestes sont galans. La fée ayant secoué au nez d’Agis son verre nouvellement rincé, il lui lança, avec le bout des doigts qu’il trempa dans le sien, quelques gouttes de vin de champagne, & lui essuya la gorge, moitié avec la main, moitié avec sa serviette, tandis qu’elle s’essuyoit le visage. S’étant avisée de le chatouiller pour le punir, il voulut avoir sa revanche, & leurs visages s’étant approchés à force de rire, la fée ne fit pas semblant d’en rien sentir.

Sans le joueur de flûte, qui étoit toujours assis au bout de la table sans dire mot, le jeune page imaginoit des malices bien plus jolies ; mais enfin il falut se séparer jusqu’au lendemain. Le page se retira dans la chambre où on le conduisit, & la fée dans l’appartement qu’elle occupoit ordinairement dans le château.

Agis fut quelque temps occupé des attraits de Cabrioline ; mais enfin le sommeil l’emporta sur l’amour, & il s’endormit. S’étant éveillé d’assez bonne heure le lendemain, il résolut de la chercher, & de connoître jusqu’à quel point il pourroit lui être agréable. La vivacité de la jeune fée, sa bonne humeur, les petites libertés qu’elle lui avoit permises la veille à la fin du repas, le remplissoient d’espérance. Plein de ces idées charmantes, il s’habilla promptement, & sortit de sa chambre, dans le dessein de visiter tous les appartemens du château.

Dans la première chambre qu’il rencontra, il trouva le joueur de tambourin, couché tout habillé sur un lit de repos, & qui ronfloit de toute sa force : il se garda bien de l’éveiller. Maudit fifre ! dit-il en lui-même, puisses-tu dormir toute la journée, & nous laisser marcher à notre aise ! S’il n’eût pas eu peur de fâcher Cabrioline, il lui auroit dérobé sa flûte qui sortoit de sa poche ; mais il n’en fit rien, parce qu’il ne savoit pas comment elle prendroit la chose.

Ayant quitté doucement le flûteur, il entra dans un appartement composé d’une enfilade de plusieurs chambres. Les rideaux des fenêtres n’étoient qu’à moitié fermés, & n’ôtoient que ce que le jour a de trop éblouissant. Son cœur fut agité à cette vuë. Ah ! dit-il en lui-même avec une douce émotion, c’est ici sans doute l’appartement de la fée : je vais revoir cet objet aimable, mais je vais peut-être m’attirer sa colère. Il s’avança pourtant en faisant le moins de bruit qu’il lui fut possible, & se trouva dans une chambre toute dorée, mais qu’il ne s’amusa pas à considérer : il vit dans un lit d’été des plus riches & des plus galans, la charmante fée endormie.

Les rideaux du lit étoient suspendus en l’air avec des cordons d’or & de soie, & la courte-pointe légère qui couvroit la fée, avoit pris une forme dont Agis étoit enchanté. Il considéra quelque temps ce charmant spectacle ; mais comme il étoit seul, il se hasarda de toucher la fée, dont l’épaule nue paroissoit hors du lit.

Cabrioline se réveilla à motié, & ses bras, qu’elle étendit en se retournant, laissèrent voir la gorge charmante qu’Agis avoit si fort admirée la veille. Il marchoit sur la pointe du pied, incertain s’il devoit se retirer, lorsque la fée demanda d’une voix foible qui étoit dans sa chambre ? Le jeune Page trembla, ne sachant quel accueil elle alloit lui faire ; mais il se rassura bientôt, quand la fée, soulevant sa tête sur son bras, lui dit avec un souris gracieux : quoi ! c’est vous, Agis ? Vous êtes levé de bon matin, pour un homme aussi fatigué que vous me la parûtes hier.

Charmante fée, dit Agis, ne me faites plus la guerre : ce que vous me dites hier, pendant la journée, m’a fait toutes les peines du monde ; mon seul désir est de vous plaire, & rien ne me chagrinera plus que de n’y pas réussir. Ah ! dit la fée d’un air riant, je ne voulois que badiner : toutes les femmes n’ont-elle pas leurs petits caprices ? Mais si je vous ai fâché, faisons la paix, ajouta-t-elle en lui tendant la main. Quelle condition voulez-vous y mettre ? Si je vous demandois, dit Agis en s’approchant, la permission de baiser cette belle main que vous me présentez ?… Vous l’avez tant baisée hier, dit la fée ; je ne vous la refusois pas davantage aujourd’hui. Si j’étois plus téméraire, dit Agis, & que votre belle bouche… N’achevez pas, dit la fée, cela ne se permet jamais ; cependant, comme vous êtes jeune, on pourroit vous le pardonner. Il faudra donc que vous me pardonniez, dit Agis en l’embrassant avec transport. Mais, dit la fée en lui prenant le bras, votre main sur ma gorge n’est pas de notre marché : voyons, asseyez-vous sur mon lit, & soyez sage ; je veux savoir un peu qu’elle est votre conduite : vous êtes jeune, vous êtes beau comme l’amour ; je parie que quelque vieille de la cour d’Amazonie est amoureuse de vous. Vous avez deviné, dit Agis en s’asseyant près de la fée : la gouvernante de Fêlée est amoureuse de moi ; elle me fait mille caresses, me prend tout l’argent que je puis avoir, pour me le ménager, & m’assure que quelque jour… Ah ! vous êtes trop charmant, mon cher Agis, dit la fée en éclatant de rire ; ne parlons plus de cet amour-là : je vois, sans que vous l’en disiez davantage, que c’est là votre première inclination. C’est la vérité, dit le page : comme je n’ai jamais vu qu’elle, elle est la première que j’aye aimée. Vous avez le cœur naturellement tendre, dit la fée ; je vous en estime davantage. Mais regardez-moi, ajouta-t-elle, n’aimeriez-vous pas mieux une jeune personne, vive, enjouée, qui me ressemblât, par exemple ? Ah ! répondit Agis en prenant les mains de la fée ; une personne qui vous ressembleroit me seroit plus chère que ma vie, je serois tout pour elle ; & si j’espérois d’en être aimé, rien ne seroit comparable à mon bonheur. Mais prenez garde, dit la fée en montrant à Agis une de ses jambes à moitié découverte, vous ne vous apercevez pas que vous glissez de dessus mon lit, & que vous emportez toute la couverture avec vous. Pardonnez-moi, charmante nymphe, dit Agis ; auprès de vous, on ne se connoît plus ; pour expier ma faute, il faut que je baise ce petit pied qui danse si bien. Mais, en vérité, vous n’êtes pas sage, dit la fée : je me fâcherai, si vous n’y prenez garde. Puisque vous êtes levé, dit-elle en changeant de discours, voyez donc la pendule quelle heure il est. Il est près de neuf heures, dit Agis après y avoir regardé. Ah ! dit Cabrioline d’un air languissant, c’étoit bien la peine de m’éveiller si-tôt pour des folies ! On n’entre jamais dans mon appartement qu’à midi ; vous m’obligerez de me lever, quoique j’aye encore envie de dormir. Allons, retirez vous, dit elle faiblement, que je sonne, afin qu’on vienne m’habiller. Pourquoi vous lever plutôt qu’à l’ordinaire ? dit Agis ; vous n’avez qu’à vous rendormir ; je me tiendrai dans votre appartement, sans faire de bruit, & j’aiderai ensuite à votre toilette. Oh ! dit la Fée, si vous restez, il faudra que vous sortiez avant que l’on entre ici. Je sortirai quand vous voudrez, dit le page. Vous avez donc envie de me voir dormir, reprit la fée ; je suis presque curieuse d’éprouver si vous serez tranquille. Mais cet appartement est ouvert ; si quelqu’un venoit par hasard, que diroit-on de vous trouver auprès de moi ? Allons, il faut que vous vous en alliez. Eh bien, dit Agis avec vivacité, je m’en vais fermer la porte, personne ne pourra nous surprendre. Tirez donc la clef, sans faire de bruit, dit la fée, que l’on ne s’aperçoive pas que vous êtes entré ici. Agis, plein de joie, alloit à la porte pour la fermer, lorsque le joueur de flûte entra, toujours avec son tambour & son fifre.

Les bras en tombèrent de dépit au pauvre Agis. La fée demanda, d’un air qui marquoit qu’elle n’étoit pas trop contente, ce qu’il vouloit. Prenany demande son compagnon, dit le flûteur d’une voix rauque & d’une air bête, & qui le parut encore plus qu’il ne l’étoit à Agis ; il a quelque chose à lui dire, & m’a envoyé ici, tandis qu’il va d’un autre côté pour tâcher de le retrouver. Et savez-vous ce qu’il lui veut ? dit Cabrioline d’un air impatient. Il demande, reprit le tambourin, qu’il vienne avec lui dans les jardins, pour vous cueillir un bouquet. Eh ! morbleu, dit le page, n’étiez-vous pas assez de deux pour cela ? Croyez-moi, mon cher, allez choisir des fleurs avec lui ; la fée ne veut que des roses, mais qu’elles aient toutes les feuilles en nombre impair. Ayez soin de les bien compter, & vous les lui apporterez ensuite.

Le joueur de flûte alloit partir ; la joie & l’espérance renaissoit dans le cœur du jeune page, quand Prenany se présenta à son tour. Pardonnez-moi, dit-il, chamante fée, si j’entre sans permission ; il y a une heure que je cherche Agis : j’ai prié ce jeune homme de l’avertir, & il ne vient point me rejoindre. Eh bien, dit la fée en riant, le voilà enfin trouvé ; vous devez être hors d’inquiétude. En disant ces mots, elle tira le cordon de la sonnette si fort, qu’elle pensa tout rompre : deux femmes de la maison entrèrent, la fée congédia les trois jeune gens, & leur promit qu’elle iroit les rejoindre dans le parterre, dès qu’elle seroit habillée.

Quand ils furent dans les jardins, Prenany, qui voyoit l’air triste du jeune page, & qu’il haussoit de temps en temps les épaules, lui demanda ce qui pouvoit causer son chagrin. Ah ! dit Agis d’un air brusque, ne parlons pas toujours de la même chose. Mais, dit Prenany, c’est la première fois… Eh bien, changeons de discours, dit Agis en l’interrompant, & cueillons donc un bouquet pour la fée, puisque cela est si pressé.

Le dépit d’Agis se dissipa pourtant, par le plaisir qu’il goûtoit en songant que la fée ne le haïssoit point : la vue des beaux lieux où il étoit, lui rendit bientôt toute sa gaîté. Prenany n’étoit pas moins enchanté que lui de la beauté & de la grandeur des jardin où ils étoient. Le parterre seul pouvoit occuper tout un jour : la variété & l’assortiment des fleurs étoient incroyables ; des orangers aussi blancs que la neige répandoient une odeur délicieuse ; les statues du marbre le plus rare sembloient des personnes vivantes, que l’art magique avoit rendues immobiles : enfin les eaux, qui paroissoient sous mille formes différentes, mêloient un continuel murmure au chant d’un nombre infini d’oiseaux de couleurs si belles & si variées, qu’il sembloit que les fleurs se mirassent dans leurs plumes.

Quand Prenany & son compagnon eurent cueilli des fleurs en se promenant, ils virent paroître la fée sur le perron du palais. Elle étoit encore plus éclatante que la veille ; un corps étroit lui marquoit la taille, & elle avoit une jupe de couleur de rose garnie de réseau vert & argent, dont les festons étoit attachés avec des boutons d’émeuraudes entourées de carats ; elle avoit ajouté des diamans à sa coiffure, & l’avoit ornée d’une guirlande de fleurs qui badinoit sur son sein ; sa chaussure repondoit à son ajustement, & n’ôtoit rien à la finesse du plus joli pied du monde.

Quand elle parut, le joueur de flûte s’éloigna sans rien dire, ce qui fit grand plaisir à Agis qui ne pouvoit le souffrir. Prenany & le jeune page s’avancèrent au-devant de la fée, & lui présentèrent chacun un bouquet ; elle les prit d’un air obligeant. Elle sentit celui d’Agis ; il crut même remarquer qu’elle le baisa ; & les ayant joints ensemble, elle les attacha à son côté, pour finir son ajustement.

Prenany, impatient de délivrer sa princesse, demanda s’ils alloient bientôt partir. Nous n’avons pas besoin de nous presser, dit la fée ; nous n’aurions que pour une demi-heure de chemin, si nous le faisions à pied ; nous n’en aurons que pour deux heures dans le char du maître de ce palais. Nous n’irons donc pas comme hier ? dit le page avec vivacité. Non dit la fée, & c’est une bonne nouvelle que j’ai à vous annoncer. Le maître de ces lieux a ici des équipages dont je puis disposer : nous partirons tard, & il suffira d’arriver au camp des ennemis quand le jour finira. J’en suis ravi, dit Agis en sautant ; voilà la dernière cabriole que je ferai de la journée. Prenany marqua aussi une grande joie de cette nouvelle, parce que cela devoit empêcher que le présent qu’il portoit à Fêlée ne fût si fort cahoté.

Lorsque la fée & ses compagnons furent rentrés au palais, on servit un dîner beaucoup plus superbe que n’avoit été le souper de la veille, qui n’avoit pas été prévu. On passa la meilleure partie du jour dans les plaisirs les plus vifs ; jusques-là que l’on joua un médiateur avec la couleur favorite, les as noirs, le petit chien, ma mie-margot, & les autres ornemens de ce jeu, sans oublier la queue. La fée gagna plus de trois cent fiches, dont Agis perdoit la plus grande partie ; mais la fée refusa galamment de prendre son argent, & lui conseilla de la garder pour la gouvernante de la princesse.


CHAPITRE XVI.


Arrivée de la nymphe & de Prenany au camp du roi Dondin, & où l’on voit que les gueux sont aussi contens que les riches.


Lorsque le soleil eut perdu un peu de son ardeur, la compagnie monta dans une calêche, & sur le soir elle arriva au camp du roi Dondin.

Les sentinelles avancées demandèrent le qui vive. La fée repondit qu’elle souhaitoit voir le roi Dondin, & répresenta que les étrangers qui étoient avec elle, étant en si petit nombre & désarmés, ne devoient donner aucune crainte. On conduisit la fée & sa suite à la tente du monarque ; mais il fallut qu’il fît les premiers pas, malgré sa dignité, & qu’il en sortît ; car elle étoit si basse qu’il n’y avoit que les Dondiniens qui y pussent entrer.

La fée lui fit un compliment sur sa valeur & sur le motif de la guerre qu’il avoit entreprise. Les autres monarques, lui dit elle, donnent des batailles, assiègent des villes pour satisfaire leur orgueil ou leur cruauté ; ces monstres inhumains, dignes d’être étouffés dès le berceau, font l’horreur de la terre, & les foudres les plus redoutables que les dieux irrité font tomber sur les humains. Mais pour vous, grand roi, vous faites la gloire de votre siècle, & vous êtes pour les mortels le plus cher présent des cieux. Vous n’entreprenez que la conquête d’un cœur, & du cœur d’une princesse adorable. L’amour seul arme votre bras, ce dieu seul anime votre courage : que votre motif est noble, & que votre projet est galant ! c’est pour admirer des exploits entrepris dans une vue aussi belle, que nous venons dans ce camp du plus fameux guerrier de l’univers, dans l’espérance que sa bonté pour nous égalera la grandeur de ses actions.

Le roi parut flatté de ce compliment, que la fée prononça sans rire, quoiqu’elle en eût grande envie. Le monarque proposa aux étrangers de souper à sa table, & ils acceptèrent cet honneur avec grand respect. Je ne vous ferai pas, dit le roi, fort grande chère ; mais vous savez que, dans un camp, les traiteurs sont très-rares : au reste, comme on dit, à la guerre comme à la guerre, le vin ne nous manquera pas, & nous nous mettrons de bonne humeur.

Aussi-tôt on éleva, par ordre de Dondin, une tente plus haute que les autres, & le roi y étant entré avec ses principaux seigneurs, la fée y introduisit Prenany & le jeune page, & le joueur de flûte, qui suivoit toujours. On servit le souper, qui consistoit en un gros dindon. C’est là mon mets favori, dit Dondin ; on dit même que nous aimons cette viande de père en fils, & que c’est de là que nous tirons notre nom. On apporta des cruches pleines de vin, & le roi s’étant mis au haut bout de la table, fit placer la fée à côté de lui, & le reste de la compagnie s’assit chacun selon sa fantaisie.

Vous voyez, dit le roi, que je vous tiens parole, & que nous ne ferons pas grande chère ; mais vous m’avez surpris, & je n’ai pas eu le temps de faire des cérémonies : nous nous récompenserons sur le dessert. La fée & ses compagnons, qui sortoient d’un grand dîner ; assurèrent le roi, que ce qu’il leur présentoit, étoit suffisant ; & le joueur de flûte, qui voyoit de quoi boire, ne s’embarrassoit pas du reste.

Pendant le repas, le roi Dondin vanta fort la vie heureuse qu’il menoit, & prit à témoin ses courtisans, pour savoir s’ils n’avoient pas tous sujet de se louer de leur sort. Je ne suis pas riche, dit-il, ni mes sujets non plus ; mais nous sommes contens de nous-mêmes : que nous faut-il d’avantage ? Fêlée a le plus grand tort du monde de refuser ma main & ma couronne. En prenant bien notre systême, elle seroit la plus heureuse princesse du monde.

Elle n’a pas raison, dit Prenany ; avec un homme aimable, les richesses sont inutiles.

Oh ! vous voulez dire, reprit Dondin, que je ne suis pas beau ; mais l’agrément du corps ne consiste que dans l’imagination. D’être fait d’une façon ou d’une autre, cela n’est-il pas tout-à-fait indifférent ? Les bossus ne sont point à la mode dans de certains pays, les gens droits & grands ne sont point de mise dans le nôtre : de savoir si nous avons raison ou non, c’est ce que personne ne peut décider, parce qu’il sera intéressé dans la dispute, étant infailliblement droit ou tortu. Si Fêlée m’épousoit, elle auroit un petit prince bossu : je suis sûr qu’elle l’aimeroit à la folie, & qu’elle le trouveroit le plus joli du monde. Pourquoi ne veut-elle pas se donner ce plaisir là ?

Ce discours impatientoit si fort Prenany, qu’il n’osa répondre, de peur de dire au roi quelque brusquerie.

Je suis de votre avis, dit Cabrioline ; si tout le monde étoit ce que quelques gens appellent beau, il n’y auroit point de variété. On ne juge des choses que par comparaison ; sans la laideur, il n’y auroit point de beauté. Les humains forment un grand tableau, & les ombres, dans une perspective, sont aussi estimables & aussi difficiles à ménager, que les jours & les couleurs éclatantes.

La pensée est juste, dit Agis, & le roi, qui fait ombre du tableau que nous représentons ici, est aussi beau en son genre que cette nymphe qui en fait le coloris le plus vif.

Cela est vrai, dit le roi, & ce que l’on appelle un bel homme, qui se croiroit au dessus d’un autre par cette raison, seroit aussi ridicule que le rouge se croyoit au dessus du noir.

Mais, dit Cabrioline, j’ai peine à être de votre avis sur la richesse. L’opulence fournit occasion de rendre service aux autres ; elle fait naître une confiance qui fait briller l’esprit ; elle donne même un air de santé qui réjouit tout le monde.

Je trouve, dit le roi, la richesse assez inutile : si nous ne rendons point de services aux autres, en récompense nous n’avons d’obligation à personne ; pour ce qui est de la confiance que donne la richesse, nous sommes aussi fiers que les autres, quoique nous ne soyons pas riches ; à l’égard de la santé, c’est un préjugé ; avec du vin de mon pays, & un repas tel que celui-ci, je dors aussi bien que si j’avois soupé comme une amazone.

Le bonheur, dit Agis, n’est pas quand on dort. Un empereur endormi n’est pas différent d’un misérable qui dort aussi ; mais c’est quand on est éveillé, & que l’on boit, que l’on sent la différence.

Parbleu, dit le roi, qui pensa se fâcher, mon vin est excellent, même quand on est éveillé : demandez à ce galant qui est assis au bout de la table. (Il parloit du flûteur, qu’il voyoit boire à coups redoublés.) N’est-il pas vrai qu’il est bon ? Ah ! dit Agis, au lieu du musicien qui ne répondoit point, il auroit trouvé hier au soir bien meilleur encore ; aujourd’hui il est malade ; il n’a pas fait son exercice ordinaire.

Tout ce que je puis vous dire, reprit Dondin, c’est que nous nous trouvons aimables ; nous nous estimons nous mêmes, & cela nous suffit.

Il ne s’agit pas de s’estimer soi même, dit Agis qui vouloit disputer, cela n’est pas difficile ; il faut savoir si les autres s’en moquent. Je trouve, dit la fée, que le roi a raison ; que sert-il de charmer les autres, & de plaire à des gens que nous ne connoissons point ? Chacun n’est-il pas à soi-même son meilleur ami ? Et quand on plaît à ses amis, ne doit-on pas être content ? Voilà ma pensée dans tous son jour, dit le roi. Puisque cela est ainsi, dit le page, buvons donc, pour faire plaisir à nos bons amis.

Pendant cette conversation, le dindon ne laissa pas de disparoître. Allons, dit le roi, que l’on change de service. On exécuta aisément son ordre, & le dessert qui suivit le premier plat, étoit aussi bien entendu que le reste ; il consistoit en un grand fromage & un panier de noix. Le jeune page tira de sa poche les masse-pains qu’il avoit pris en quittant les satyres, & en fit présent au monarque ; ils étoient un peu broyés ; mais on connut au visage du roi, que ce présent lui faisoit plaisir : il les mangea presque tous, en disant, par un reste de fierté, que cela n’étoit pas fort excellent, & qu’il s’en seroit très bien passé.

Mais malgré les amusemens que la fée faisoit naître à chaque moment par les discours & ses chansons, le petit monarque laissoit tomber sa tête sur son estomac, à force d’avoir envie de dormir. Cabrioline, qui avoit dessein de passer la nuit à table, lui en fit la guerre. Quoi ! lui dit-elle, un guerrier, & un guerrier amant, doit-il connoître le sommeil ? Songez que les actions des rois ne peuvent être cachées ; & si la princesse sait que vous ayez dormi si près d’elle, sa froideur pour vous sera bien fondée. Allons, dit-elle en prenant son verre, à la santé de la princesse Fêlée. Chacun fit raison à Cabrioline, & on recommença à se mettre en joie.

Tandis que tout le monde étoit animé, Prenany, toujours occupé de la princesse, quitta la table sous quelque prétexte, & alla au pied du rempart, où il se mit à souffler de toute sa force, avec sa sarbacane, les pois verts qu’il avoit apportés. Il en tomba quelques-uns dans le fossé, mais il en parvint plus de deux litrons dans la ville. Il avoit presque vidé toutes ses poches, & il n’y en avoit plus qu’une où il en restoit quelques-une, lorsque l’aurore commença à paroître. Prenany, craignant d’être découvert s’il demeuroit plus long-temps, alla rejoindre le roi, & se remit à table, sans que l’on s’aperçut de rien.

Dès que je jour parut, les Amazones allèrent visiter le rempart, pour voir si les ennemis n’avoient pas fait quelque entreprise pendant la nuit, & trouvèrent tous les petits pois qui étoient semés. On courut sur le champ annoncer cette nouvelle à Fêlée, qui vint elle-même voir cet événement extraordinaire : on les ramassa l’un après l’autre ; & après les avoir bien lavés, on en fit un plat pour le dîner de la princesse.

Personne ne pouvoit deviner d’où ces pois étoient venus : les uns attribuoient ce présent à quelque prodige ; les autres croyoient que c’étoit une galanterie du roi Dondin ; d’autres disoient qu’il ne faisoit ce présent à la princesse, que pour lui donner plus de regret quand elle s’en trouveroit privée, après en avoir eu une fois. Mais Fêlée fut la seule qui devina juste. Ah ! dit-elle à sa gouvernante, je vois des petits pois, Prenany sait que je les aime, Prenany est certainement dans ces lieux.


CHAPITRE XVII.


Manière de vaincre les ennemis sans les battre. La nymphe quitte Prenany après sa victoire.


Cependant le soleil ayant répandu sa lumière jusques dans la tente où le roi Dondin étoit encore à table, il se leva à moitié endormi, & dit à la fée, qu’il vouloit absolument s’aller coucher. J’y consens, dit Cabrioline ; mais je vous demande une grace, c’est d’entendre un moment un joueur de flûte excellent que j’ai avec moi, & de me voir danser un tambourin ; dès que cela sera fini, nous irons nous reposer. On ne peut rien vous refuser, dit le monarque ; mais songez que je suis très-délicat. Aussi-tôt la fée fit signe de la main au jeune homme, qui commença à faire résonner son tambour & son fiffre.

Dès qu’Agis vit le signe que faisoit la fée, & que ce maudit tambourin alloit commencer, il sortit de la tente avec précipitation, & se sauva jusqu’à la ville, où les sentinelles l’ayant reconnu, le laissèrent entrer.

Cependant Cabrioline ayant d’abord dansé seule un menuet, dont le roi fut enchanté, commença, sans se reposer, une provençale très-vive avec Prenany, qu’elle prit par la main. Cela anima le roi boiteux ; il se mit aussi-tôt à sauter malgré lui, tous ses courtisans l’imitèrent ; enfin, avant qu’il se fût passé un quart-d’heure, toute l’armée étoit en branle, & les capitaines & les soldats dansoient comme des perdus, sans savoir pourquoi. Les amazones, voyant ce spectacle de dessus les remparts, étoient dans un étonnement extrême ; mais Agis, qui survint en se bouchant les oreilles, de peur d’entendre ce malheureux fifre, leur donna une grande joie, en leur expliquant la vertu de la flûte, qui faisoit danser le roi & son armée. J’ai, leur dit-il, dansé quatre heures de la sorte, & nous avons fait plus de vingt lieues pendant ce temps-là. J’en ai pensé crever, quoi-que j’aye de bonnes jambes. Comptez que si le monarque boiteux ne meurt pas de lassitude, il sera si malade, qu’il n’aura plus envie de nous attaquer.

L’événement singulier de cette danse, où cinquante mille bossus sautoient tous ensemble, s’étant répandu dans Amazonie, le peuple accourut en foule sur les remparts, & on s’aperçut avec plaisir que l’armée s’éloignoit de la ville. En effet, tous les Dondiniens étant boîteux du côté gauche, partoient toujours de ce pied-là, qui se trouvant plus court que l’autre, les entraînoit, malgré eux, du côté de leur pays.

Les Amazones les eurent bientôt perdus de vue, & Cabrioline, que le roi ne pouvoit quitter, menoit l’armée si grand train, qu’en moins de sept heures, ils avoient fait plus de trente lieues. Le chemin étoit semé de soldats moins robustes que leurs camarades, qui étoient tombés presque morts de lassitude. Prenany, qui avoit pris une leçon deux jours auparavant, & que la joie transportoit, en songeant qu’il délivroit sa princesse, étoit presque aussi infatigable que la fée ; mais enfin Dondin, n’en pouvant plus, tomba à terre de faiblesse. Ah ! charmante nymphe, dit-il d’une voix mourante, cessons cet exercice, je vous prie, malgré ma complaisance, je ne saurois vous suivre plus loin, & je serai malade plus de six semaine d’en avoir tant fait. Je croyois vous faire plaisir, dit la fée en faisant cesser le flûteur. Fêlée aime les bons danseurs à la folie : je voulois vous apprendre une science qu’elle chérit ; mais vous n’êtes pas digne d’elle, puisque vous n’avez pas de goût pour cet art charmant. Ne revenez jamais à Amazonie, ajouta-t-elle d’un air fier, ou bien comptez que je vous ferai danser.

Le roi vit bien que la nymphe se moquoit de lui, mais il n’eut pas la force de lui répondre, encore moins de la faire arrêter. Ainsi, Cabrioline, Prenany, & le joueur de flûte sortirent sans obstacle d’entre ces misérables bossus, & retournèrent du côté d’Amazonie.

Quand ils furent un peu éloignés, ils se reposèrent sur l’herbe à l’ombre d’un petit bois qui se trouva dans leur chemin. Prenany remercia la fée avec les expressions les plus vives, du service qu’elle lui avoit rendu. Je suis naturellement bienfaisante, dit la fée, & je m’intéresse sur-tout pour les jeunes amans. Je vous ai mis en état de fléchir la colère de la reine d’Amazonie. C’est par vous que sa capitale est délivrée d’un siége dangereux ; elle ne pourra vous refuser le prix d’un si grand service. Mais je ne puis en faire davantage pour vous ; il faut que je vous quitte, mon cher Prenany. Quoi ! vous voulez m’abandonner, dit le prince, avant que je sois à Amazonie : Que deviendrai-je seul & sans votre secours ? Vous n’avez rien à redouter ici, dit Cabrioline ; quand vous rencontreriez quelques restes des troupes de Dondin, personne ne vous connoît pour ennemi de ce monarque. Depuis que vous êtes sorti d’Amazonie, vous avez changé d’habit, & presque de langage ; ainsi, vous ne courez aucun danger. Pour moi, une affaire indispensable m’appelle en d’autres lieux. Adieu, mon cher Prenany ; je puis vous assurer d’un sort heureux avec Fêlée, & vous ne devez pas désespérer de me revoir encore. En disant ces mots, elle présenta la main au jeune prince, qui la baisa tendrement. Cabrioline prit ensuit la baguette dont le joueur de flûte battoit son tambour, & lui en ayant donné un petit coup sur l’épaule, elle disparut avec lui.


CHAPITRE XVIII.


Du malheur que causa à Prenany son défaut d’attention, & comment il se trouva dans le pays des Vieilles.


Prenany resta seul, & quoiqu’il fût un peu fatigué de sa victoire, mille pensées agréables se présentoient à son esprit : il se figuroit la joie qu’auroit Fêlée de le revoir ; il se flattoit d’être bien reçu de la reine, & qu’elle ne pourroit lui refuser le prix qu’il lui demanderoit. Au milieu de ces charmantes idées, le sommeil s’empara de ses sens.

Mais à son réveil, il fut effrayé de se trouver entre dix ou douze Dondiniens, assis en rond sur l’herbe, qui mangeoient un pâté. Il se rassura néanmoins, en songeant que s’ils avoient voulu lui faire du mal, ils n’auroient pas attendu son réveil. En effet, celui qui paroissoit le plus considérable d’entre eux, dit à Prenany, d’un air familier : Eh bien, notre ami, avez-vous fait de beaux songes pendant votre sommeil ? Nous vous attendions toujours en buvant : voulez-vous prendre votre part de notre repas ? Prenany, qui ne manquoit point d’appétit, accepta l’offre du boiteux, & s’approcha de la compagnie. Comme il mangeaoit avec vivacité, un des Dondiniens lui dit en riant : Vertuchou ! comme vous avalez ; il semble que vous ayez dansé comme nous, tant vous êtes affamé. Prenany parut ignorer ce qu’il vouloit dire, & là-dessus on lui conta l’aventure de la danse, qu’il savoit aussi bien qu’eux. Il parut en colère contre la fée, & dit que si le roi vouloit retourner en Amazonie pour se venger, il s’offroit à l’accompagner. Il y reviendra tout seul, s’il veut y retourner, dit le principal de la troupe ; pour moi, si on m’y retrouve jamais, je consens de danser le reste de ma vie.

Après qu’on eut entièrement achevé les provisions des Dondiniens, & vidé une outre pleine de vin qu’ils avoient apportée, chacune se leva pour continuer sa route. On demanda à Prenany de quel côté il portoit ses pas ; il dit qu’il prétendoit aller du côté d’Amazonie ; les boiteux dirent qu’ils retournoient dans leur pays. Ainsi, il se disoient adieu, & alloient se séparer bons amis, quand, par malheur, Prenany, en tirant son mouchoir, fit sortir quelques pois, qu’il avoit laissés dans sa poche, en quittant les remparts d’Amazonie.

Aussi-tôt le capitaine des bossus lui demanda, d’un air brusque, ce que cela signifioit. Prenany rougit & se troubla ; son embarras le perdit. Dondin avoit défendu, dit le capitaine, qu’on portât des petits pois à Amazonie ; il faut que vous soyez d’intelligence avec nos ennemis. Allons, dit-il à ses soldats, conduisons ce jeune homme à notre roi. Tous les bossus sautèrent aussi-tôt sur le pauvre Prenany, qui faisoit tous ses efforts pour se débarrasser de leurs mains. Il donnoit à droite & à gauche avec sa longue sarbacane, & seroit venu à bout de dissiper ces avortons, si l’un d’eux ne l’eût blessé par derrière avec sa pique. Prenany tomba sans connoissance & baigné dans son sang, & les bossus, fiers de leur victoire, continuèrent leur route pour arriver à Dondinie.

L’infortuné Prenany auroit infailliblement perdu la vie, si le hasard n’eût conduit dans cet endroit quelques paysans charitables, qui le portèrent dans un hameau qui n’étoit pas éloigné. Le jeune prince, en revenant de sa foiblesse, se trouva dans un petit lit au milieu de six vieilles femmes, dont la plus jeune avoit au moins soixante ans.

Ah ! dit-il, d’une voix faible, dites-moi, je vous prie, mes bonnes mères, qui m’a transporté ici, & apprenez-moi dans quels lieux je suis. Ne vous inquiétez point, mon fils, dit une des vieilles en lui passant la main sous le menton ; vous êtes ici en sûreté, & rien ne vous manquera. Nous avons pansé votre blessure, qui n’est pas dangereuse, & avant qu’il soit trois mois, vous serez en état de marcher. Comment trois mois ! dit Prenany, j’aimerois autant mourir. Oh ! cela n’ira pas là, dit une autre vieille ; je sais ce que c’est que les blessures, & ma mère même savoit la recette d’un onguent qui guérissoit une coupure en moins de huit ou dix jours. Oh ! j’ai raison, reprit la première vieille, & je sais, par expérience, qu’une pareille plaie est long-temps à guérir. J’ai vu le fils d’une de mes intimes amies, que vous avez aussi connue, dit-elle à une de ses compagnes ; nous avons tant joué à la madame ensemble dans notre enfance, à telles enseignes qu’elle avoit marié sa fille à un jeune homme dont le père avoit un bien considérable, mais qui ne donna pas à son fils ce qu’il lui avoit promis en mariage. C’est ce qui fit que ce jeune homme se dérangea furieusement, & sa femme, de son côté, fit beaucoup parler d’elle ; ce qui montra ce que peut le mauvais exemple ; car étant fille, c’étoit la personne du monde la plus vertueuse ; mais il se peut que le monde eût tort de l’accuser de coquetterie ; car bien souvent on aime gloser sur la conduite d’autrui, & l’on dit toujours plutôt le mal que le bien, & cela par envie, ce qui est pourtant très-condamnable : mais le monde est ainsi fait, & ne changera pas si-tôt. C’est donc pour vous dire que le jeune homme dont je vous parlois fut blessé par un de ses amis, je ne me souviens plus dans quelle rencontre ; car les jeunes gens sont si écervelés, qu’il leur arrive toujours quelque accident : on a beau leur représenter….. Ah, grands dieux ! dit Prenany, je serai mort ou guéri avant que vous ayez fini votre histoire. Eh bien, dit la vieille, puisque vous êtes si impatient, ce jeune homme fut cinq semaines sans pouvoir sortir. Cela ne prouve point que je serai trois mois, dit le prince : mais, ajouta-t-il, n’y auroit-il pas moyen de me transporter chez un chirurgien ? J’ai peur de vous incommoder. Oh ! vous ne nous faites aucune peine, dit la vieille ; soyez seulement tranquille, & tout ira bien ; nous vous tiendrons compagnie, & vous n’aurez pas besoin de parler. Accroupie, dit-elle en montrant une de ses compagnes, sait toutes sortes d’histoires qu’elle vous racontera, & Grifonante, ajouta-t-elle en montrant une autre vieille, a eu, dans son temps, la plus belle voix du monde, & vous chantera toutes sortes de chansons.

La nuit vint pendant ces discours ; les vieilles allumèrent de la chandelle ; quelques-unes se mirent à jouer, & pensèrent s’arracher le peu qui leur restoit de cheveux, dans une querelle qui arriva sur un coup. Accroupie s’endormit, en repassant les histoires qu’elle savoit ; & Grifonante, pour amuser le prince, lui chanta quelques chansons sur l’entrée d’un ambassadeur, qui s’étoit faite il y avoit plus de cinquante ans.

Accroupie s’éveilla à une nouvelle querelle qu’eurent les vieilles pour le payement de leur perte ; & ayant entendu la fin des chansons de Grifonante, elle vouloit conter au prince les aventures de cet ambassadeur, qu’elle disoit avoir vu à la cour ; mais la conversation fut interrompue par l’arrivée d’une jeune esclave noire, qui servoit les vieilles.

La jeune moresse dressa une table, qu’elle couvrit d’une nappe & de six couverts, avec autant de grands gobelets à l’antique ; elle servit ensuite un souper assez abondant. Les femmes se mirent chacune à leur place ; mais Accroupie, au lieu de s’asseoir sur sa chaise, prit un peu trop à côté, & tomba sur le croupion.

La jeune esclave courut derrière elle, pour la relever pardessous les bras ; mais la vieille en colère lui donna un coup de coude dans l’estomac, qui la fit reculer cinq ou six pas. Vous êtes une mal-adroite, dit la furieuse Accroupie ; vous ne mettez jamais ma chaise à sa place. Je sais bien d’où cela vient, ajouta-t-elle en pleurant ; j’ai promis quelque chose, après ma mort, à cette misérable fille ; elle voudroit déjà me voir bien loin : voilà ce que c’est que de faire du bien aux ingrats.

La vieille cependant vint à bout de se relever, & s’étant mise à table, elle ne cessa de gronder qu’elle n’eût chapitré toutes les vieilles qui vouloient excuser le moresse.

Sur la fin du repas, elles se mirent en belle humeur, & le vin leur ayant donné dans la tête, elles parloient toutes ensemble, & contoient chacune une histoire différente.

Accroupie, qui parloit des attraits de sa jeunesse, se fâcha de ce qu’on ne l’écoutoit pas ; elle voulut montrer à Prenany combien elle avoit eu la gorge belle étant jeune, & en seroit venue à bout, si elle n’eût été surprise par une toux violente, qui pensa la faire crever sur le champ. Ses amies se levèrent pour la secourir ; elle tenoit son gobelet plein de vin, qu’elle ne vouloit pas remettre sur la table, quoique ses compagnes lui criassent de le faire ; elle en répandit la moitié sur l’une d’elles, qui lui arracha le gobelet de colère, & lui jeta le reste au visage.

La furieuse vieille, ne pouvant parler, voulut donner un coup de poing à celle qui l’avoit insultée ; mais l’autre, en se reculant, renversa la table, & la chandelle, qui tomba, fut éteinte. La jeune moresse l’ayant ramassée, souffla dessus, & la ralluma. Chacune s’alla coucher, en disant qu’on le lui payeroit le lendemain ; & la jeune esclave, par l’ordre des vieilles, demeura auprès de Prenany, pour le veiller pendant la nuit.

Fin de la première partie.





SECONDE PARTIE



CHAPITRE PREMIER.


Comment Prenany fut guéri de sa blessure, de quelle manière il quitta les vieilles, & revint à Amazonie.


Q U A N D Prenany se trouva seul avec la jeune esclave, il auroit ri de bon cœur du caractère de ces femmes, s’il n’eût pas été si accablé de sa foiblesse. Voilà, lui dit il, une des belles sociétés que j’aye vues de ma vie ; c’est grand dommage qu’elle soit sur le point d’être détruite : demain sans doute ces vieilles vont se séparer. Point du tout, répondit l’esclave ; elles, se querellent ainsi presque tous les jours, & sont le lendemain meilleures amies que jamais. Je les en aime davantage, dit Prenany ; si elles ont de la bile en récompense on peut dire qu’elles n’ont point de fiel. Mais instruirez-moi, continua-t-il, quelle est cette engeance de femelles ? Y en a-t-il beaucoup de semblables dans ce canton ? Tout ce hameau en est peuplé, répondit la moresse, & elles ont des do- marnes considérables aux environs. Celles qui viennent habiter ces lieux, ont gardé le célibat, ou sont demeurées veuves sans enfans : elles attirent auprès d’elles leurs neveux ou leurs autres parens, & leur promettent de leur laisser tout leur bien après leur mort ; & jusques-là elles les font travailler à cultiver leurs terres, & exigent d’eux toutes sortes de complaisances. Mais depuis six mois que je demeure parmi elles, j’ai vu souvent arriver qu’en mourant elles laissent ce qu’elles ont à leurs vieilles compagnes, pour qu’elles soient encore servies par ceux qui attendoient leur succession ; & ainsi ces pauvres paiens, après bien des travaux & de l’ennui, se trouvent avoir perdu leur temps & leur peine.

Ils sont bien dupes, dit Prenany ; pour moi, je les abandonnerois bien vite. C’est ce que ces jeunes gens sont quelquefois, reprit l’esclave ; mais dans le grand nombre elles en trouvent toujours assez pour les servir ; & lorsqu’on passé quelque temps avec elles, on a de la peine à les quitter, parce qu’on s’imagine toujours qu’il n’y a plus que peu de temps à attendre pour être riche. Pour moi, ajouta la négresse, elles me promettent de m’enrjchir après leur mort ; &, en revanche, elles me font enrager pendant leur vie ; mais si je savois où porter mes pas en les quittant, elles ne me trouveroient pas ici demain matin.

Si je n’étois pas blessé, dit Prenany, }e vous offrirois un asile à Amazonie, qui n’est pas éloignée d’ici. J’allois dans cette ville, lorsque j’ai été attaqué en chemin, & réduit dans l’état où me voyez. S’il n’y a que votre blessure qui vous retienne, dit la moresse, je vais dans l’instant vous rendre aussi vigoureux & aussi sain que vous étiez avant de l’avoir reçue ; mais promettez-moi que nous partirons tout à l’heure, & que vous ne m’abandonnerez point.

Prenany ne pouvoit croire que l’esclave eût le pouvoir de le guérir si promptement ; il n’hésita point cependant à lui jurer qu’il ne la quitteroit pas, & qu’il ne demandoit pas mieux que d’abandonner pour toujours ces misérables vieilles. Aussi-tôt la jeune esclave tira de son sein une petite pierre noire, qu’elle donna à Prenany, & lui dit de la mettre dans sa blessure. Le jeune prince exécuta l’ordre de l’esclave, & sentit aussi-tôt un frémissement inconnu, qui se répandit dans ses veines ; sa blessure fut refermée, & sa main, qu’il y porta, ne trouva plus aucune douleur : enfin la force lui revint entièrement. Dans le transport de joie qui l’agita, il ne put s’empêcher d’embrasser la jeune esclave, en lui rendant le trésor qu’elle lui avoit confié. Je vous dois la vie, lui dit-il ; comptez sur une éternelle reconnoissance ; Ne faites point de bruit, dit l’esclave ; je vais voir il nos vieilles sont endormies : habillez-vous pendant ce temps-là, & partons.

Dès que la jeune esclave fut sortie, Prenany sauta du lit, & s’habilla si fort à la hâte, qu’il mit ses bas à l’envers. Il eut pourtant la présence d’esprit de retourner ses poches, & d’ôter tous ces malheureux petits pois qui avoient pensé causer sa perte. Il y a bien des gens qui, comme lui, songent aux accidens après qu’ils sont arrivés. Il rencontra, en sortant de sa chambre la jeune esclave, qui lui dit que les vieilles ronflaient de toutes leurs forces : ils passèrent sans faire de bruit, & se mirent en chemin.

Quand ils furent un peu éloignés, & que Prenany ne craignit plus ces détestables vieilles, il renouvela ses remerciemens à la jeune moresse ; il lui conta son histoire, & l’instruisit de son amour pour la princesse Fêlée, auprès de qui il lui promit de la placer. Il lui demanda ensuite quel étoit son nom, & de qui elle tenoit cette pierre inestimable dont elle s’étoit servie pour e guérir.

Ne me demandez point lui dit l’esclave, l’histoire de mes malheurs ; elle n’auroit pas pour vous assez de charmes pour balancer la douleur que je ressentirois en vous racontant mes infortunes. Qu’il vous suffise de savoir que mon nom est Zaïde. Mon destin a été d’être esclave dès mon enfance : j’ai perdu, par un malheur funeste, un amant de même nation que moi, qui m’aimoit, & que j’adorais. Le désespoir que je ressentis de cette perte me fit détester la vie à tel point, que j’empruntai le secours du fer pour la terminer. Mes vœux alloient être remplis ; je m’étois percé le sein, & je n’avois plus de connoissance, quand une fée(dois-je dire bienfaisante ou cruelle ?)me rappela des portes du trépas en me mettant cette même pierre dans la bouche. Elle m’en fit présent, & n’assura que le temps me rejoindroit à mon amant. Depuis un an qu’elle m’a fait cette promesse, le maître que je servois m’a donné la liberté : j’ai cherché pendant quelque temps cet esclave, qui ne sortira jamais de mon cœur, mais tous mes soins ont été inutiles : enfin, ne trouvant point d’autre asile, je me suis retirée chez les femmes que nous quittons, où il semble que le ciel m’ait placée pour vous sauver la vie.

Prenany tâcha de consoler la moresse, en lui rappelant la promesse que la fée lui avoit faîte qu’elle seroit un jour réunie à son amant. J’ai éprouvé, dit-il, quel est le pouvoir des fées, & si j’avois eu un peu plus d’attention, je serois à présent à Amazonie. Mais je ne me repens plus de ma faute, puisqu’elle est cause que je vous ai tirée d’entre ces misérables vieilles, dont nous pouvons rire à présent que nous sommes sortis d’entre leurs mains.

Le Prince & la jeune esclave se reposèrent dans une cabane qu’ils trouvèrent sur le chemin, & dans laquelle ils furent reçus par un pauvre pêcheur qui l’habitait. Prenany, que les accidens qu’il avoient essayés avoient rendu prudent, ne vouloir pas y entrer. Mais il semble que le destin prenne plaisir à tromper les humains : le maître de la cabane les reçut le mieux qu’il lui fut possible ; il leur donna à coucher, & il ne leur arriva rien d’extraordinaire.

Ils se remirent en marche le lendemain, après que Prenany eut généreusement reconnu les soins de son hôte, & arrivèrent aux deux tiers du jour à Amazonie.

Prenany, qui avoit encore son habit à l’asinienne, entra dans cette ville sans être reconnu. Il n’osa se présenter d’abord à la Reine, sans savoir quels étoient ses sentimens à son égard. Ainsi, il entra avec Zaïde dans les jardins du palais, espérant d’y trouver Agis, ou la gouvernante de la princesse, qui l’instruisissent du sort qu’il devoit attendre. Dans ce dessein il se cacha dans le détour d’un petit bois, où la princesse venoit quelquefois rêver, & Zaïde s’assit quelques pas de lui.


CHAPITRE II.


Comment Prenany fut reçu par la princesse & par la reine. Projet de son mariage avec Fêlée.


Après, tant de travaux soufferts & tant de périls surmontés qui auroient lassé le courage du héros le plus aguerri, le jeune prince se voyoit enfin dans les lieux qui renfermèrent l’objet de sa tendresse, & s’y croyoit à l’abri des orages. Rien ne provoque mieux au sommeil que la fatigue du corps, jointe au repos de l’esprit. Ainsi Prenany ne fut pas longtemps au pied de l’arbre oh il s’étoit couché sans goûter les charmes d’un agréable sommeil.

Fêlée vint par hasard se promener auprès du bocage où il étoit avec la moresse : elle étoit seule, & sa gouvernante s’étoit arrêtée à quelque distance d’elle avec Agis, dont elle étoit toujours charmée. La princesse, qui badinoit avec son petit épagneul, le vit courir devant elle & l’entendit aboyer ; elle voulut le suivre, & détourna dans l’allée où Prenany étoit avec Zaïde.

La jeune morelle entendant quelqu'un, se leva avec précipitation, & fit si grande frayeur à Fêlée, qu’elle recula quelques pas & tomba évanouie entre les bras de Prenany, qu’elle n’avoit point aperçu. Il se réveilla aussi-tôt ; mais quelle fut sa surprise & en même temps sa joie, de retrouver sa princesse ! Son évanouissement ne l’inquiétoit pas, parce qu’il savoit qu’elle y étoit fort sujette ; il lui fit respirer l’odeur d’un flacon qu’il avoit dans sa poche, & Fêlée revint aisément. Mais elle pensa retomber en foiblesse, quand elle vit son cher Prenany. Est-ce vous, lui dit-elle tout étonnée, & êtes-vous au nombre des vivans ? J’ai vu à l’instant auprès de vous une divinité infernale qui me fait juger que vous n’êtes plus en vie.

Je suis vivant, reprit le prince, & je suis toujours fidèle celle qui vous a fait peur est une créature humaine, & à qui je dois la vie. Elle est à la vérité d’une couleur différente de la vôtre ; mais c’est la mode dans de certains pays d’avoir de semblables personnes à sa suite. Il y a des femmes qui sont folles de ces figures-là. Puisque c’est la mode, dit Fêlée, je la trouverai charmante ; faites la venir, je n’en aurai plus de peur. Prenany appela aussi-tôt Zaïde, qui s’étoit éloignée en voyant la frayeur de la princesse ; elle s’approcha, & se jeta aux pieds de Fêlée.

Dans ce moment survint la gouvernante avec Agis ; ils embrassèrent Prenany avec toute la joie possible. Quand ils eurent satisfait leurs premiers transports, Agis demanda tout bas à Prenany, si cette personne noire n’étoit point Cabrioline qui s’étoit déguisée pour venir à la cour. Prenany lui répondit que ce n’étoit point elle, & raconta à la compagnie comment la fée l’avoir quitté, où il avoit rencontré la jeune personne qu’ils voyoient, & le service qu’elle lui avoit rendu. Chacun baisa de bon cœur le visage noir de la moresse, & la princesse elle-même l’embrassa, après avoir bien regardé si les autres ne s’étoient point barbouillés à sa peau.

Félêe, pour jouir de l’entretien du tendre amant qu’elle retrouvoit, voulut se promener dans une allée du bocage où ils étoient. Ces deux jeunes amans ne pouvoient exprimer la joie qu’ils sentoient de se revoir ; il n’y avoit pas jusqu’au petit chien de la princesse, qui pensa faire casser le nez à Prenany deux ou trois fois, en se fourrant entre ses jambes pour le caresser.

Après que Prenany eut remercié la princesse de la manière tendre avec laquelle elle le recevoit, il s’informa dans quelles dispositions étoit la reine à son égard. Je tremble dit-il, d’apprendre ses sentimens. Oh vraiment, dit Fêlée d’un air de confiance, vous n’avez plus rien à craindre ; elle a pris une si forte haîne contre le roi Dondin, que quand elle a appris que c’étoit vous qui le faisiez danser, elle a témoigné qu’elle vous aimoit à la folie. Mais, ajouta Prenany, que pense la sœur de la reine ? On lui a fait entendre raison, reprit Fêlée, & je vais vous conter comme tout cela s’est passé.

Quand vous fûtes parti, dit la princesse, sans que l’on sût que nous vous eussions fait échapper, je ne cessois de pleurer. La reine me demandoit la cause de mes larmes tantôt je lui disois qu’un de mes serins s’étoit envolé ; d’autres fois, que j’avois perdu quelqu’un de mes bijoux ; quelquefois que mon petit épagneul étoit malade. Mais à la fin la reine me dit : Je vois bien, princesse que vous pleurez la perte de Prenany ; mais il faut prendre votre parti, car il ne reviendra plus. Je me mis alors à verser tant de larmes, que je pensai étouffer la reine s’attendrit, & pleura aussi. Peu de temps après, Dondin est venu nous assiéger. Je dis alors à la reine : Eh bien, Madame, si vous m’aviez mariée à Prenany, ce vilain roi ne voudroit pas m’épouser. Cela est vrai, dit la reine ; s’il étoit ici, je vous le donnerois. Aussi—tôt j’ai fait déguiser quatre de mes pages, que j’ai envoyés pour vous chercher. Vous savez qu’Agis vous a trouvé, & que vous avez fait retourner Dondin dans son royaume. Tandis que tout le peuple regardoit de dessus les remparts la danse des boiteux, Agis dit à la reine, que ce n’étoit qu’à vous que nous devions notre délivrance. Aussi-tôt je lui demandai votre grâce ; mais Acariasta, qui étoit présente, se mit en colère, & pria la reine de vous punir. Nous fîmes tous nos efforts pour l’appaiser, & pour l’engager à consentir que vous revinssiez à la cour. Il n’y aura, lui dis-je, qu’à n’en point parler à Solocule ; comme il ne le verra pas, il n’en saura rien. Cela persuada la princesse, qui consentit à votre retour.

la reine me dit ensuite en particulier : Je vois bien que vous aimez Prenany. Cela est vrai, lui répondis-je, je l’aime de tout mon cœur. Mais, ajouta la reine, saurez-vous faire la maîtresse, & l’obliger en tout à faire votre volonté, Oh ! pour cela oui, dis-je aussitôt : s’il me contredit en quelque chose, ou s’il ne prévient pas même mes fantaisies, je pleurerai, ou je crierai si sort, que tout le monde prendra mon parti ; enfin je ferai comme vous faites avec le roi. Dès que cela est ainsi, répondit la reine, aussi-tôt qu’il fera de retour, je vous marierai avec lui. Depuis ce temps-là, j’étois dans une impatience mortelle de vous revoir.

Prenany ne trouva point étrange que Fêlée ne lui parlât point des plaisirs que Solocule lui avoit procurés avec sa vielle ; il savoit bien qu’il ne faut pas tout dire aux amans mais il fut frappé du dessein qu’elle témoignoit avoir d’imiter la reine sa mère. Quoi dit il, quand je ferai votre mari, vous comptez donc me faire enrager ? Ah ! répondit Fêlée, vous vous alarmez mal à propos ; je vous aime & je vous aimerai toujours ; mais ne falloit-il pas dire cela à la reine afin qu’elle me mariât bientôt ? Prenany fut plus charmé que jamais de l’esprit de Fêlée. Et en effet, on reconnoissoit dans tout ce qu’elle avoit raconté au prince, les traits de cette politique sage & éclairée dont il n’y a que les grands génies qui soient capables.

Le soir étant venu, la princesse, avec sa suite, revint au palais, dans le dessein de présenter à la reine Prenany & la jeune moresse, dont elle étoit enchantée, à cause de la nouveauté. La reine étoit occupée, avec les dames de sa cour, à un ouvrage de broderie, où chacune tâchoit de se surpasser. Acariasta étoit de l’assemblée, & travaillois avec la reine.

Cette princesse, dont il faut dépeindre le caractère, avoit alors près de cinquante ans ; elle avoit l’humeur fière, & ne la dissimuloit point ; ses regards les plus affables auroient passé pour orgueilleux dans une autre personne. Elle étoit d’une taille avantageuse, & se croyoit belle, parce qu’une peau d’une blancheur extrême enveloppoit un embonpoint extraordinaire. Elle auroit eu de l’esprit, si elle eût su comprendre ce qu’on lui disoit ; mais sa fierté l’empêchoit d’entendre juste, parce qu’elle appréhendoit toujours qu’on ne lui voulût manquer de respect ; & cette crainte bannissoit toute autre attention.

Lorsque Fêlée entra, tout le monde se leva par respect, à l’exception de la reine & d’Acariasta. Prenany fut reçu avec toutes les marques de la plus grande joie ; la reine lui commanda de s’asseoir, & s’informa de ses aventures, qu’elle trouva très-intéressantes. Tout le monde admira sur-tout la vertu de cette pierre merveilleuse que la jeune moresse avoit en sa possession.

Acariasta, qui dissimuloit la haine qu’elle portoit à Prenany, lui fit un compliment forcé sur son heureux retour : mais comme elle enrageoit au fond du cœur, son impatience fit qu’elle se piqua vivement le doigt avec son aiguille. Elle pressa aussi-tôt la blessure, il en sortit une grosse goutte de sang, & elle témoigna ressentir une grande douleur.

Prenany s’avisa de lui conseiller d’essayer sur le champ la vertu de la pierre noire : la jeune esclave la lui présenta aussi-tôt, & Acariasta la mit dans sa bouche.

Mais il arriva un grand accident en cette occasion. Acariasta étoit malheureuse, & il lui arrivoit toujours, aussi bien qu’à son fils, des choses qui n’arrivent à personne. Quelque lecteur croira d’abord qu’elle avala la pierre, & qu’elle fut perdue, ou qu’elle n’avoir point la vertu de guérir les piqûres d’aiguille, mais ce n’est point cela.

Acariasta avoit sous chaque jarret une fontaine de beauté, pour entretenir la fraîcheur de son teint. La pierre ne sur pas discerner les blessures faites exprès, d’avec celles qui étoient arrivées par accident. Le doigt de la princesse fut à la vérité guéri sur le champ, mais les autres ouvertures furent aussi refermées en même temps, malgré tous les obstacles que l’art y avoir mis. Acariasta, qui s’aperçut de cet effet étrange, dès qu’elle eut rendu la pierre, en eut un chagrin qui lui fit lever les yeux au plafond, en faisant la grimace, & elle sut obligée d’entendre l’éloge de cette pierre, sans pouvoir marquer son dépit ; car elle n’avoit garde de révéler le mauvais tour qu’elle lui avoit joué. Cependant cette princesse en fut quitte pour souffrir le lendemain que son médecin, par une nouvelle opération, remît les choses en leur premier état.

Cette fâcheuse aventure aigrit encore la haine d’Acariasta contre Prenany. Elle la dissimula pourtant en personne de cour, & applaudit au dessein de la reine, qui proposa sur le champ le mariage de la princesse avec lui.

On appela les prêtres de la lune, pour consulter, dès le soir même, cette grande divinité adorée à Amazonie. On se servit, pour la considérer, de lunettes les plus excellentes que le roi eût inventées ; & enfin, après un sérieux examen, les prêtresses déclarèrent que cet hymen seroit agréable à la déesse, mais qu’elle ne vouloit pas qu’il s’accomplît tandis qu’elle fuyoit de dessus leur hémisphère : qu’ainsi, il falloit différer d’une huitaine, après laquelle elle devoit recommencer un nouveau cours.


CHAPITRE III.


Par quel malheur Prenany fut enlevé la veille de ses noces, & de la peine singulière à laquelle il fut condanmé par la mère de Solocule.


Les plus pompeux apprêts occupèrent toute la cour pendant ce temps, qui paroitroit un siècle à l’amoureux Prenany. Ces deux jeunes amans ne se quittoient plus, & commençoient à n’avoir plus rien à se dire ; leurs tendres sentimens, presque épuisés, appeloient des plaisirs plus sensibles, & plus ils voyoient approcher le doux moment qui devoit amener ces plaisirs, plus ils sentoient redoubler leur impatience.

MaÎsle jour qui devoir précéder cet hymen si désiré, Prenany se promenant avec la princesse & sa gouvernante, vit passer auprès de lui un homme inconnu, qui tenoit sa chère sarbacane. (Il venoit de l’oublier sur l’herbe, où il s’était assis avec Fëlée.) Prenany alla à lui pour la reprendre ; mais l’homme, en s’éloignant, prit un pois qu’il lui souffla au visage, & se mit à s’enfuir. Prenany en colère le poursuivit ; l’autre lui souffloit des pois dès qu’il s’arrêtoit. Enfin Prenany ayant suivi cet homme fort loin de la ville, fut saisi par quatre Amazones masquées. On le fit monter dans un char, & après lui avoir bandé les yeux, on le conduisit dans un château qui lui étoit inconnu.

Quand il fut dans les appartements, on lui ôta le bandeau qu’il avoit sur les yeux, & bientôt après il vit entrer la sœur de la reine. Il trembla à cet aspect, & se jeta à ses genoux, pour lui demander graçe. Levez-vous, dit Acariasta d’une voix fière : enfin vous êtes en ma puissance, & je puis me venger de l’outrage que vous avez fait à mon fils ; mais votre mort ne répareroit point la perte qu’il a faite, & ne lui rendroit point la vue. Je vous condamne donc à voir pour lui ; vous le suivrez sans cesse, & lui direz, sans qu’il le demande, quels sont les objets qui se présenteront. Il y aura toujours deux personnes préposées pour vous punir, si vous le trompez.

Aussi-tôt on conduisit le pauvre Prenany dans l’appartement de Solocule, qui se mettoit à table pour souper : on fit asseoir Prenany à côté de lui, & on l’avertit de tourner toujours la tête du côté vers lequel Solocule tourneroit la sienne. Prenany commença par lui nommer tous ceux qui étoient dans la salle, & à chaque mets que l’on servoit, Prenany les nommait.

Voilà, disoit-il, des pigeons romains ; voilà des cailles ; voilà des perdrix. Quand le prince demandoit à boire, & qu’on lui en servoit : voilà, disoit Prenany, un verre avec de l’eau à moitié ; on vous verse du vin ; votre verre est sur la soucoupe ; voilà qu’on le remporte ; le page qui vous a servi boit avec le gouleau de la bouteille, en le reportant sur le bufet. Quand il y manquoit, deux hommes qui étoient à ses côtés, lui donnoient des coups de baguette sur les doigts.

Au dessert, Solocule demanda à Prenany des nouvelles de Fêlée, & si elle avoit toujours la gorge aussi belle qu’elle l’avoit six mois auparavant. Je ne vois point ici la princesse, répondit Prenany. Mais vous l’avez vue, reprit le prince ; vous pouvez me dire si elle est toujours aussi charmante. Je ne suis obligé de vous dire que ce que je vois, repartit Prenany, & non pas ce que je sais : ainsi, avec votre permission, je ne vous en apprendrai rien que quand je la verrai ici.

Après le souper, Solocule s’alla coucher. Prenany, qui l’accompagnoit, fut encore obligé de lui faire la description de tout ce qui étoit dans sa chambre ; il lui expliquoit jusqu’aux moindres mouvemens de ceux qui le déshabilloient. Mais tandis que Solocule, prêt à entrer dans son lit, tournoit le dos à une table de marbre sur laquelle étoient des confitures ; Prenany en prit, & les mangea. Un des correcteurs qu’il avoit, dit tout haut, en lui donnant des coups de baguette : Prenany mange les confitures, & n’en dit rien. Prenany lui donna aussi-tôt un coup de pied, qui le jeta à la renverse, en lui disant : Vous êtes un impertinent ; le prince auroit eu deux yeux, qu’il n’en auroit rien vu, car il tournoit le dos, & je ne suis obligé de lui dire que ce qu’il pourroit voir. Solocule s’étant retourné à ce bruit : voilà, dit Prenany, un homme par terre, le voilà qui se relève, voilà qu’il vient à moi pour me battre ; mais vous allez voir qu’il sera rossé comme il faut, s’il est assez hardi pour me toucher. Allons, dit Solocule en se mettant dans son lit, soufflez la bougie, que je ne voye plus rien. Prenany éteignit aussi tôt la lumière, en disant : Vous ne voyez plus goutte, ni moi non plus, & s’en alla souper avec les pages, & se coucher.


CHAPITRE IV.


Du glorieux projet que forma la princesse Fêlée de vaincre les Soliniens, & par quel accident elle fut surprise ;


TANDIS que Prenany étoit dans cette triste occupation, sa perte causoit un chagrin extrême à la cour d’Amazonie. La princesse étoit rentrée au palais avec sa gouvernante ; & quand la nuit sur venue, sans que l’on vît paroître Prenany, la consternation fut générale. Fêlée surtout étoit désolée. Quoi ! disoit-elle, faut-il que le destin nous sépare, quand nous sommes près d’être unis pour jamais ? Ah ! misérable sarbacane, vous serez tous les malheurs de ma vie !

Le jour qui suivit cette funeste aventure, fut aussi triste qu’il devoir être rempli de joie ; les salles préparées pour les festins & pour les spectacles, les ares de triomphe élevés dans la ville, & qui devoîent embellir cet heureux hymen, étoient devenus autant de monumens qui renouveloient la douleur, en rappelant l’idée des plaisirs dont on s’étoit flatté, & qui s’étoient évanouis.

On fit chercher Prenany par tout le royaume, mais on ne se douta point qu’il fût chez la sœur de la reine parce qu’elle avoit paru lui pardonner sincèrement. Elle étoit même venue à la cour par politique, dans le dessein, disoit-elle, d’assister aux noces de la princesse & elle parut très-fâchée du malheur qui étoit arrivé. Ainsi, dans toutes les recherches que l’on fit, on ne pensa point que Prenany fût captif dans son palais.

Cependant la jeune Fêlée, pour détourner son esprit des chagrins que lui causoit la perte de son amant, résolut d’entreprendre quelque exploit considérable. Je fuis née priricesse, dit-elle un jour à sa gouvernante ; je suis destinée à régner sur un grand empire, & je ne me suis encore signalée par aucune entreprise. Le jeune Prenany a vu les pays éloignés ; il a surmonté les dangers d’un désert effroyable & où il étoit tout seul il s’est instruit des mœurs & des coutumes des Aziniens & a dansé pendant deux jours entiers avec Cabrioline ; il a reçu des blessures de la main de nos ennemis & enfin il nous a délivrées du redoutable roi Dondin. Mais moi, qu’ai-je entrepris qui me distingue ? j’ai vécu, dès mon enfance, dans une cour voluptueuse au milieu des jeux & dans le sein de la mollesse. Que je suis peu digne de lui ! Sans doute les dieux qui me séparent de ce jeune héros, témoignent qu’il faut que je mérite d’être à lui. Entreprenons donc quelque chose de considérable ; remportons une victoire signalée sur quelques-uns de nos ennemis ; mais choisissons les plus redoutables, pour faire mieux éclater notre courage. Armons un vaisseau, & allons attaquer les Soliniens. Triomphons de ces ennemis qui osent mépriser la lune. Notre victoire me rendra cette divinité propice, & me fera retrouver le jeune guerrier que nous avons perdu.

La sage gouvernante voulut en vain détourner la princesse de son dessein. Fêlée prit avec elle les guerrières les plus braves ; &, sans en avertir la reine, elle monta sur un vaisseau qui étoit au port, & arriva bientôt aux rivages de Solinie, accompagnée de sa gouvernante, qu’elle avoit enfin persuadée.

La princesse avoit laissé ordre d’avertir sa mère de son projet après qu’elle seroit partie. La reine parut d’abord inquiète de ce départ : mais des gens sages lui persuadèrent qu’elle ne devoit point s’alarmer ; qu’il étoit glorieux pour elle d’avoir donné la naissance à une héroïne dont la valeur surpasseroit celle des reines ses aîeules ; en sorte que la reine calma ses inquiétudes.

Quand on eut publié dans Amazonie que la princesse étoit partie pour la guerre, on fit des sacrifices dans tous les temples. Toute la Ville retentissoit des louanges de Fêlée, & des vœux que l’on faisoit pour sa victoire. Triomphez, disoit-on, jeune guerrière, des ennemis les plus redoutables ; vengez une déesse qui vous comble de ses bienfaits ; que les eaux qui vous conduisent à la victoire, s’apaisent devant Vous, & vous portent où tendent vos désirs ; que les ennemis que vous attaquez tombent sous vos coups, ou gémissent dans vos chaînes. L’encens fumoir de toutes parts, & les chiens même aboyoient à la lune, pour lui demander le retour de Félée.

Tandis que chacun marquoit ainsi son zèle pour la princesse, cette jeune guerrière avoir déjà débarqué ; & ayant fait déployer ses tentes, elle avoit placé son camp auprès de Solinie. En guerrière prudente, elle attendoit la nuit, pour surprendre les Soliniens ; mais ces peuples ayant aperçu les Amazones, avoient tenu conseil, pour prévenir le danger qui les menaçoit. Un espion leur avoit rapporté qu’il y avoit une jeune guerrière qui paroissoit commander les troupes ennemies. On résolut de se servir de ruse pour la vaincre & la prendre captive, au lieu d’employer le fer & de répandre du sang.

On choisit les plus belles femmes des Soliniens, qui se parèrent d’un air modeste, & en même temps des habits les plus superbes. Elles allèrent au camp de la princesse, chargées des plus beaux prèsens, & elles étoient accompagnées de femmes esclaves, qui portoient les liqueurs les plus précieuses dans des vases d’or ornés de pierreries. La jeune princesse les voyant s’approcher, fut aussi enchantée de leur modestie & de leur beauté, qu’elle sut touchée des présens qu’elles lui apportoient. Pourquoi, jeune héroine, dit une Solinienne en s’adressant à Fêlée, venir avec des guerrières aussi courageuses que celles qui vous suivent, pour soumettre les Soliniens ? Vos charmes seuls en ont triomphé. Recevez avec bonté l’hommage qu’ils vous rendent, & le tribut qu’ils s’engagent de payer à la plus aimable guerrière de l’univers.

La princesse répondit qu’elle n’avoir entrepris cette guerre que pour se signaler, & que c’étoit un exploit assez glorieux pour elle que d’avoir gagné l’estime de femmes aussi aimables qu’étoient celles qui lui présentoient le tribut de leurs peuples.

Quelques Amazones portèrent dans le vaisseau les présens que les Soliniens venoient d’offrir, & la princesse retint les dames de Solinie, pour les régaler. Elles ne pouvoient se lasser d’admirer les grâces & l’esprit de Félée. Le jeune cœur de cette princesse, accoutumé aux flatteries des Amazones, s’épanouissoit à ces louanges nouvelles. Mais pendant ce temps-là, les Soliniens, qui se couloient dans le camp, sans, qu’on s’en aperçût, crièrent : Aux armes ! Les dames de Solinie arrêtèrent la princesse alarmée ; les Amazones regagnèrent leur vaisseau, & partirent avec précipitation, en abandonnant la princesse, qui fut conduite, avec sa gouvernante, dans la citadelle de Solinie.

Ces fameuses guerrières, qui avoient suivi la princesse, revinrent heureusement à Amazonie, & chacun courut sur le rivage pour les recevoir. La reine, qui y vint elle-même, tira un heureux augure du murmure qu’elle entendit dans le vaisseau (comme si les femmes ne faisoient pas autant de bruit dans la tristesse que dans la joie). Les plus considérables guerrières descendirent sur le rivage ; elles offrirent à la reine les présens que l’on avoit faits à la princesse, comme un tribut que l’on rendoit à sa puissance. Les pierreries les plus brillantes éclatoient sur des vases d’or, & ne surpassoient point en beauté les précieuses étoffes dont on admiroit encore plus le travail que la richesse. Que j’embrasse donc, dit la reine, cette charmante héroïne ; que je voye celle qui a vaincu avec tant de gloire ! Ah ! dit une des Amazones, vous ne pouvez la voir ; elle est victorieuse, mais elle est demeurée avec les vaincus, aussi bien que sa gouvernante. À ces mots, le visage de la reine changea tout d’un coup. Au reste, ajouta l’Amazone, elle ne court aucun danger ; car elle est avec les plus aimables femmes du monde, & qui paroissent d’une douceur & d’une modestie charmantes.

Quoi ! dit la reine d’un air étonné, vous appelez cela une victoire ? Ah ! grande lune, ma fille est captive ! Et vous, lâches sujettes, dit-elle en s’adressant aux Amazones, vous avez abandonné votre maîtresse ! Ne falloir-il pas mourir cent fois, plutôt que de la laisser entre nos ennemis ? Vraiment, répondit une Amazone, s’il n’eût fallu que périr pour la dégager, nous n’aurions pas ménagé notre vie ; mais on ne nous auroit pas tuées, on nous auroit seulement emmenées avec elle. Ne vaut-il pas mieux qu’elle soit restée toute seule, & que nous soyons venues vous dire de ses nouvelles, & vous apporter le tribut qui lui a été offert ?

Pendant ce discours, la reine regardoit ces malheureuses guerrières avec des yeux pleins de fureur. Vous périrez toutes, dit-elle, si vous ne me ramenez la princesse. Partez, & que je ne vous revoye point sans elle : mais plutôt, ajouta la reine en se calmant un peu, allons nous-mêmes avec toutes nos forces pour la délivrer. Pourrois-je me fier à ces ames lâches qui m’ont trahie ?

La reine retourna au palais ; &, malgré sa tristesse, elle fit serrer avec soin les présens des Soliniens. Elle donna en même temps les ordres nécessaires pour équiper une flotte considérable, dans le dessein d’aller elle-même délivrer la princesse.


CHAPITRE V.


De quelle manïêre Acariasta voulut faire voir le monde à Solocule, quoiqu’il fût aveugle, & du quiproquo qu’elle fit.


TANDIS que cette funeste aventure occupoit tous les esprits à Amazonie, la mère de Solocule étoit enfermée avec son fils dans son château. La reine étoit si occupée des préparatifs de la guerre, qu’elle ne songez pas à la faire avertir de la perte de Fêlée. Acariasta se livroit tout entière aux douceurs de la vengeance, & au plaisir de voir l’embarras du jeune Prenany.

Il y avoit près d’un mois qu’il suivoît tou- ours le prince Solocule, qui se sentoit presque consolé de n’avoir plus l’oeil qu’il avoit eu en propriété, en ayant deux d’emprunt dont il se servoit. Rien ne paroissoit devant lui qu’il ne le connût, comme s’il l’avoit vu lui-même. Sa vielle l’amusoit infiniment ; & quand Prenany lui chantoit un air en le solfiant, il jouoit sur la musique ; il excelloit aussi au trictrac ; Prenany lui nommoit les dez, lui disoit combien il gagnoit de points, & quelle case il falloit faire : avec cela, il plaçait ses dames à merveille.

Mais comme personne n’est borné dans ses désirs, il vint un jour un regret à Solocule, ce fut de ne pouvoir voyager. Je sais, dit-il à la princesse sa mere, tout ce qui est dans ce palais & dans ces jardins ; je connois tous les objets qui s’y présentent, & tout ce que l’on y apporte, mais je n’ai nulle connaissance des pays étrangers : je voudrois y aller, & Plenany m’expliqueront ce qui y est. Acariasta tâche de lui faire comprendre les dangers d’une pareille entreprise ; mais il insista si fort, & parut si triste de ce que la princesse ne vouloir pas qu’il satisfît son envie, qu’elle fut prête à lui accorder sa demande.

Une des confidences d’Acariasta, qui avoit élevé Solocule, trouva un moyen pour satisfaire ce prince sans danger. Quand vous iriez vous-même courir le monde (lui dit-elle un jour qu’il pressoit sa mère de consentir à son départ) cela seroit absolument inutile. Envoyez. y Prenany tout seul, il verra tout aussi bien que si vous étiez avec lui ; & quand il reviendra, il vous en rendra un compte si exact, que ce sera comme si vous y aviez été vous-même. Un homme ne seroit-il pas charmé d’envoyer ses yeux dans un pays qu’il voudrait voir, & de pouvoir demeurer tranquille chez lui, sans exposer sa personne aux fatigues du voyage, ni aux périls que l’on peut courir ?

Le prince goûta très-fort ce raisonnement, & il fut résolu que Prenany voyageroit pour lui, accompagné des deux hommes qui le corrigeroient, pour lui faire écrire exactement ce qu’il verroit. Mais, dit Prenany, je ne serai obligé de vous rapporter que ce que j’aurai vu, & non pas ce que j’aurai appris ; car je ne vous ai pas rendu sourd : je ne suis pas obligé d’entendre pour vous. J’y consens, dit Solocule ; il y a mille gens qui ne font que voir dans leurs voyages, & qui ne laissent pas d’être très contens.

Cependant on demanda à Solocule par quel pays il vouloir commencer ses voyages. Je n’ai, dit-il, jamais vu Solinie ; c’est un pays très-beau, à ce que l’on dit ; je serais curieux de le connoître. Vous n’y pensez pas, dit Acariasta ; voulez-vous vous livrer entre les mains de ces barbares, avec qui nous sommes en guerre depuis l’origine de cet empire ? Si j’y allois moi-même, répondit Solocule, j’y courrois risque de la vie. Les Soliniens, je le sais, sont nos mortels ennemis ; mais je ne cours aucun danger d’y envoyer mes yeux ; si l’on tue celui qui les porte, j’en serai quitte pour en prendre d’autres : je ne risque rien de commencer parce pays-là.

La mère de Solocule se rendit à cette réponse & fit monter Prenany dès le lendemain sur un vaisseau qu’elle avoit au bord du lac. Solocule le suivoit, & Prenany lui expliquoit encore tout ce qui se présentoit. Enfin le vaisseau partit, tandis que Prenany crioit encore au prince : On tire la rame, on hausse la grande voile ; nous sommes à cent pas du bord. Jusqu’à ce que Solocule ne l’entendant plus, les deux correcteurs firent prendre la plume à Prenany pour écrire tout ce qu’il voyoit.

Quelques jours après que Prenany fut parti, la mère de Solocule voyant son fils fort content de son voyage, & qui croyoit voir sur le lac & dans les lieux où Prenany étoit, les plus belles choses du monde, le quitta pour aller à la cour.

Elle fut dans une surprise extrême, en arrivant, de voir les préparatifs que la reine faisoit faire pour son expédition. Quand la reine l’eut instruite de la captivité de Fêlée chez les Soliniens, Acariastct ne put s’empêcher de s’écrier : Ah, que je viens de faire une grande sottise ! Et quelle est-elle, je vous prie, dit la reine d’un air obligeant ? Apprenez, dit la princesse, que j’avois en ma puissance le jeune Prenany, que vous cherchiez : je le punissais du crime qu’il a commis d’ôter la vue à mon fils ; je me vengeois de ce qu’il étoit son rival, & je viens de l’envoyer à Solinie où est sa traîtresse. Vous croyez n’avoir fait qu’une sottise (pardonnez-moi ce mot, dit la reine, c’est l’expression dont vous vous servez), & vous en avez fait deux. Et quelle est l’autre ? dit Acariasta. Sachez, dit la seine, que Prenany est le fils du roi des Soliniens ; il y a seize ans que nos guerrières se sont exposées au dernier péril, pour l’enlever, & vous le leur rendez. Oh ! pour celui-là, dit la sœur de la reine, il ne doit pas être compté. Que ne m’instruisiez-vous qui étoit Prenany ? Et qui pouvoir prévoir, dit la reine, que vous feriez enlever ce jeune homme, & que vous l’enverriez dans un pays où vous ne connoissez personne ? Il n’y a là que du mal-entendu, répondit Acariasta, & c’est ce qui fait le dénouement des plus belles tragédies. Voilà un beau raisonnement, dit la reine en haussant les épaules ; vous voulez que l’histoire de votre vie soit aussi ridicule que les poëmes d’à-présent ? Enfin, dit Acariasta d’un air impatient, c’est une chose faite ; la première fois que cela arrivera, je ne tomberai plus dans une faute pareille. La reine ne goûta point toutes ces raisons (qui ne laissoient pourtant pas d’être bonnes), & quitta sa sœur avec dépit, de peur d’en venir à une querelle véritable.


CHAPITRE VI.


Qui vaut bien la descente d’Enée aux enfers. Comment Prenany arriva sur les bords de Solinie.


CEPENDANT le jeune Prenany avoit déjà fait les trois quarts du chemin, & voyoit déjà les rivages de Solinie, lorsqu’il s’éleva une tempête furieuse. Les vagues portoient le vaisseau jusigu’aux nues, & le replongeoient ensuite dans des abîmes épouvantables. Les mâts s’étoient rompus, & le gouvernail, qui s’étoit brisé, laissoic les matelots sans guide. Les correcteurs de Prenany vouloient qu’il décrivit cette tempête, mais la plume lui tomba des mains. Solocule, dit-il, est assez heureux de n’être pas ici ; quand il ignorera comment une tempête est faite, il n’y perdra pas beaucoup ; au reste, si j’en échappe, je m’en souviendrai ’ assez bien, sans l’écrire, pour lui en faire la description

Pendant ce discours, le vaisseau se brisa sur un écueil, & tout l’équipage sut submergé. Prenany seul nagea quelque temps, & ne trouva point d’autre asile contre les flots en fureur, que le rocher même qui avoit causé son naufrage.

La crainte le fit monter jusqu’au sommet de ce roc escarpé. Quand il y fut arrivé, il trouva un homme d’une taille médiocre, & dont l’habillement & la figure le surprirent. Il avoit pour chaussure des brodequins ornés de galons & de pierres fausses, qui paroissoient beaucoup trop grands pour lui, parce qu’apparemment il étoit beaucoup diminué depuis qu’il les avoit. Il portoit un haut de chausse à l’espagnole, & avoit pardessus un habit à la françoise, d’un drap brun, avec des boutons d’or, & doublé d’un taffetas bleu ; sa tête étoit ornée d’un turban, & son visage étoit transparent, aussi bien que ses mains ; ce qui faisoit juger que l’on voyoit le jour au travers du reste de son corps, lorsqu’il n’était pas habillé.

Prenany lui demanda d’abord s’il entendoit son langage. J’entends & je parle toutes les langues du monde, lui répondit l’inconnu ; je m’applique même à les perfectionner, & à inventer de nouveaux mots & de nouvelles phrases, pour embellir les pensées, & les mettre dans tout leur éclat.

Lejeune Prenany lui demanda ensuite si ce rocher étoit sa demeure ordinaire. Non, reprit l’inconnu, je n’ai nulle demeure assurée ; je me transporte en un moment dans tous les lieux de l’univers, je vois non seulement tout ce qui y arrive, mais encore tout ce qui peut y arriver. Lorsque je le veux, je mets sur pied un année d’un million d’hommes, & je les fais exterminer par un seul guerrier. Je fonde un grand empire, & je le détruis selon ma fantaisie. Je forme un roi avec toutes les vertus dignes de briller sur le trône, & quelques fois je fais un tyran capable d’inspirer l’horreur. Je fais quelquefois des princesses plus belles que toutes les créatures qui aient jamais existé, & je suis si fort le maître de leur personne & même de leurs sentimens, que je les fais aimer ou haïr, selon que je le désire. Vous-même, qui me parlez, vous êtes soumis à ma puissance ; c’est moi qui vous ai inspiré tout ce que vous avez pensé depuis que je vous ai fait naître ; c’est moi qui ai conduit toutes vos actions ; en un mot, vous me devez tout ce que vous êtes : ne m’avez-vous pas bien de l’obligation ?

Pas beaucoup, répondit Prenany. Je ne dirois pas à d’autres ce que je vais vous avouer ; car il ne faut se plaindre de ses défauts qu’à ceux qui nous les ont donnés, ou qui peuvent y remédier. Mais il me paroît que vous ne m’avez pas donné beaucoup d’esprit, & que vous n’avez pas mêlé un grand intérêt dans mes aventures.

Comment, ingrat, dit l’inconnu, je ne vous ai pas donné un génie supérieur ! Et en aviez-vous besoin ? Ne vous êtes-vous pas tiré à merveille de toutes les occasions où vous vous êtes rencontré ? Vous n’avez pas voyagé bien loin ; mais s1 vous aviez vu les autres héros à qui j’ai donné la naissance, vous les trouveriez aussi fades que vous. Les plus distingués n’ont que des pensées communes, & qu’ils répètent sans cesse ; qu’il faut préférer l’honneur à l’amour ; qu’il faut affronter le trépas d’un œil serein, & que c’est un bonheur de mourir pour la gloire ou pour sa maîtresse. Si je leur ai donné plus de courage qu’à vous, cela ne me coûte rien ; si vous m’eussiez dit cela, je vous aurois fait vaincre dix ou douze rois en bataille rangée, & plus encore, si vous eussiez voulu.

Je ne parle pas du courage, reprit le prince ; je me plains de l’esprit. Il y a de petits bourgeois qui pensent mieux que moi, & qui parlent beaucoup plus joliment.

Oh ! dit l’inconnu, si vous approfondissiez leurs pensées, vous n’y trouveriez rien du tout. Il est vrai que quand je veux, je leur sais dire une chose bien simple d’une manière si étendue & si fort embarrassée, qu’on leur trouve de l’esprit, parce qu’il a fallu en avoir pour deviner ce qu’ils ont voulu dire.

Écoutez, par exemple, un de ces héros ; il parle ainsi à une dame : « Ne voilà-t-il pas comme vous êtes ? On ne sait avec vous à quoi s’en tenir ; on est comme l’oiseau sur la branche ; on ne fait sur quel pied danser. L’amour, auprès de vous, rit toujours à bon compte du mal qu’il m’a fait ; ses regards n’ont pourtant rien d’insultant ; il prend un air qu’on ne sauroit trouver mauvais ; je vois que je sympatiserois avec lui. Le désir est à côté, qui me fait signe d’avancer ; il voudroit m’apprivoiser ; il semble qu’il y aille du sien, tant il s’empresse à m’appeler ; mais il faudroit que l’espérance le secondât ; elle est là comme une grande indolente, qui ne fait ni bon ni mauvais visage ; elle a un air d’indifférence qui désole ; son maintien ne dit pas le moindre petit mot : si elle ne finit, elle mettra l’embarras de la partie, la crainte paroîtra, & elle n’a qu’a dire une parole, qu’à prononcer une syllabe, qu’à faire un signe de tête, voilà l’espérance qui s’affoiblit ; elle tombe, elle s’évanouit, elle disparoît. Le désir a beau faire, tous ses gestes sont inutiles ; ils ne signifient plus rien ; c’est autant d’argent perdu ». Devine ?, dit l’inconnu, ce que cela signifie. Il faudroir, dit Prenany, que cela fût écrit, & avoir le livre à la main pour l’entendre ; mais avec un quart-d’heure d’application, je par le que j’en viendrois à bout.

Cela signifie, dit l’habitant du rocher : Je vous aime, mais je n’ose vous le dire. Cela est vrai, dit Prenany : Je sens de l’amour pour vous, mais votre air sévère m'intimide, & m’empêche de le déclarer.

Eh bien, continua l’inconnu (qui avoit encore un reste de ces expressions dans la cervelle), que votre raison entre dans son tribunal, qu’elle mette un moment devant soi son attention, la séance ne sera pas longue. L’impatience a beau être à la porte, elle n’aura pas le temps, de la surprendre. Dites moi, cela a-t-il plus d’effet que si l’on s’exprimoit tout simplement ?

Oui, sans doute, dit Prenany, cela est bien plus long & bien plus joli que tout ce que l’on peut dire au monde. Avec ce langage-là, on est trois heures à lire une aventure qui n’en aura duré que deux ; on a plus de plaisir par conséquent que si on l’avoir vue soi-même.

Je veux bien vous céder, dit l’inconnu ; puisque vous le voulez, je conviens que cela est ; plus spirituel ; mais vous n’étiez pas né pour ces sortes de phrases ; vous tenez un peu du cothurne dont je suis chaussé, & ce langage mignon, figuré, étendu, est fait pour ceux qui portent l’habit que vous me voyez.

Et comment appelez-vous ceux qui sont vêtus de cette manière, répliqua le prince. Cela s’appelle des bourgeois, dit l’habitant du roc : j’en ai engendré depuis peu qui sont les délices de tout le monde ; comme ils sont simples en eux mêmes, qu’il leur arrive des aventures fort communes, & qu’ils disent des choses très-ordinaires, s’ils n’étoient pas recherchés dans leurs expressions, s’ils n’embarrassoient pas un peu l’esprit, s’ils ne l’amusoient pas par le désir de les entendre, on les laisseroit là. Mais leurs discours sont autant de petites énigmes, dont le mot est familier à tout le monde, & qu’il y a seulement plaisir à deviner.

Il faut avouer, dit Prenany, que vous êtes homme extraordinaire, & je suis curieux d’apprendre qui vous êtes. Je veux bien contenter si votre curiosité, dit l’inconnu. Je suis le père des dieux & des demi-dieux ; je suis le frere de l’histoire, & cependant souvent je me marie avec elle, comme faisoit Jupiter avec sa sœur Junon ; presque tous ses enfans ont quelque chose de moi ; en un mot, je suis le génie des romans.

Ah, génie adorable ! reprit Prenany, je reconnois que je vous dois la vie, & que c’est à vous à décider de mon sort. C’est la vérité, dit le génie ; je puis vous faire dévorer tout à l’heure par un monstre qui sortira du lac ; je puis faire transporter ici votre princesse dans un char traîné par des dragons volans, & vous faire conduire tous deux dans une isle déserte. Si je me mets en colère, je puis vous faire tuer tout à l’heure d’un coup de poignard ; mais je vous aime, & peut-être serez-vous heureux avec Fêlée : c’est ce que je ne veux pas encore approfondir.

Vous me feriez pourtant grand plaisir, dit Prenany, de me dire précisément si j’épouserai ma princesse ou non, cela me feroit supporter avec plus de patience les malheurs auxquels je serai sans doute exposé. Il doit naturellement arriver que vous l’épouserez, dit le génie ; mais je suis un peu bizarre ; il se pourroit faire que vous ne la retrouvassiez jamais. Cela seroit pourtant triste, car elle est bien aimable, & vous arme plus que tout autre. Mais, reprit le prince, dites—moi seulement si elle m’aimera toujours. Vous en demandez trop, dit le génie ; je ne veux pas savoir moi-même ce qui arrivera. Il faut que je vous quitte, j’ai une grande tragédie à laquelle je veux donner la naissance : je vais me retirer dans ma grotte pour y travailler ; avec votre amour transi, je vous défends de venir me détourner. Quoi ! dit Prenany, vous êtes aussi le père des tragédies ? J’avois entendu dire qu’elles devoient le jour l’histoire, votre sœur. Cela. étoit vrai autrefois, dit le génie ; mais elle a eu tant d’enfans, qu’elle est devenue stérile. C’est de moi qu’elles naissent à présent ; & sans me vanter, elles sont bien plus belles que leurs sœurs aînées. Je leur donne l’air, les manières, & l’esprit que je veux ; je suis le maître de les faire au gré du spectateur. Si je prétends, par exemple, inspirer la pitié par une mort tragique, je fais nommer à une princesse, pendant la nuit, son frère par son propre nom. Est-ce vous, un tel ? Sur le champ un amant jaloux la poignarde. Si elle eût dit : mon frère, est ce vous ? comme cela se doit faire naturellement, parce qu’elle l’a appelé ainsi toute la journée, & qu’outre cela c’est la règle que, dans l’obscurité, on ne nomme pas les masques), on ne la tue point, & le spectateur est privé de la plus belle catastrophe du monde. Dms une autre, c’est un sauvage bazanné, & même un peu de couleur de maron, qui prend l’habit d’un des gardes du roi, lequel n’a jamais été fait pour lui. Il le quitte en effet dès qu’il a fait son coup, parce qu’une culotte ne peut aller à un homme que l’on a vu habillé de plumes. Cependant il entre sous ce déguisement jusques dans la chambre du prince, sans qu’aucun garde arrête un étranger ainsi accommodé, & le pauvre monarque reçoit un coup d’épée au travers du corps, sans avoir seulement le temps de se mettre en garde contre une figure aussi extraordinaire que celle qui tire l’épée contre lui. Cet incident, qui vient de mon imagination, produit les quatre plus beaux vers du monde ; & pour donner lieu à la belle & sage pensée qu’ils renferment, j’aurois inventé des choses bien plus bizarres encore. Quelquefois au contraire je veux sauver un bon empereur que l’on veut tuer dans son lit ; pour cela, j’y sais mettre un esclave condamné à la mort, qui se laisse conduire du cachot dans le lit de son prince, qui s’y laisse coucher, sans demander pourquoi l’on fait cet honneur à un misérable tel que lui, & qui y reste tranquillement, afin qu’on l’y tue. Sans cette imagination, auroit-on le plaisir de revoir l’empereur tout armé sortir du même appartement où on croit l’avoir tué, & venir montrer à ceux qui le vouloient assassiner, qu’ils ne sont que des dupes ?

Ce que vous m’expliquez là, dit Prenany, me paroît de fort bon sens. L’histoire est trop dure, & ne fléchit pas ainsi au gré du spectateur. Quand, par exemple, un empereur amoureux, mais féroce, coupe la tête à sa maîtresse, quoiqu’il l’adore, cela révolte tout le monde. Des gens disent : Mais c’est l’histoire qui le veut ainsi. Eh bien, que n’avoir-on recours à vous ? vous auriez tourné cela à merveille.

Je vous en réponds bien, dit le génie ; mais, ajoute-t-il, je ne songe pas que vous êtes ici à perdre votre temps. Vous voyez les eaux du lac, qui battent le pied du rocher où nous sommes, & vous apercevez de loin le rivage où vous vouliez aborder ; il faut vous y faire arriver. Et comment m’y transporterez vous ? dit le prince. J’ai envie, dit le génie, que vous y alliez à la nage. Ah ! je vous prie, dit Prenany, épargnez-moi cette corvée. Non, dit le génie, un héros inconnu, tel que vous êtes, qui est jeté seul sur les bords de la mer par une tempête, touche & intéresse le spectateur. C’est ainsi qu’Oreste arrive en Tauride ; le fils d’Idoménée, dans l’Isle de Crète ; Médus, dans l’Isle de Paros ; & bien d’autres guerriers, qui valent mieux que vous, font leur entrée de cette manière.

Prenany vouloit faire encore quelques instances pour fléchir le génie ; mais ce maître des héros & des dieux ne lui laissa pas le temps de parler, & lui donna un coup de coude qui le fit sauter dans le lac. Par bonheur, le jeune prince savoit parfaitement nager ; il prit son parti de bonne grâce, quand il se trouva dans l’eau, & tâcha de gagner le rivage de Solinie. Au bout de quelque temps, il vit la terre ; mais ses forces épuisées l’abandonnoient, & il auroit bientôt succombé, s’il ne se fût senti prendre par le bras, & tirer sur le rivage.

Dès que ses sens furent un peu calmés, il recommença à songer à ses malheurs. Que deviendrai-je, s’écria—t-il, dans cette terre étrangère ? À peine échappé de la fureur des ondes, je vais être la victime des habitans de ces rivages, ou la proie des animaux cruels qui habitent ces rochers & ces forêts. Si ces lieux sont déserts, je péris par la faim : je ne vois de toutes parts qu’une mort assurée.

À peine Prenany eut-il achevé ces paroles, qu’il entendit auprès de lui une voix, sans voir d’où elle pouvoit partir, qui lui dit : Pourquoi vous imaginer des périls où il n’y en a point ? Bien loin d’être maltraité dans les lieux où vous êtes, vous y recevrez tous les secours nécessaîres : n’a-ton pas commencé par vous tirer du lac, lorsque vous alliez y périr ? Ce lieu est l’asile des étrangers & chacun s’empressera à faire votre bonheur ; commencez par vous reposer, & par rétablir vos forces.

Aussi-tôt Prenany vit un feu s’allumer à côté de lui pour le sécher & quelques mets se placèrent de l’autre côté, pour appaiser la faim qui le pressoit.

Ah ! s’écria Prenany étonné quelle divinité habite ces rivages ? Qui que vous soyez, achevez de me protéger. Je ne suis point un dieu ni un génie, répondit la voix, je suis un mortel plus malheureux encore que vous : il est vrai que l’on ne me voit point mais si l’on pouvoit me prendre, je n’éviterais pas la mort, ou du moins une punition cruelle. Vous me surprenez, dit Prenany, les autres habitans de ces lieux sont-ils invisibles comme vous ? Je voyage pour un prince aveugle, à qui je dois rapporter tout ce que j’aurai vu ; si l’on ne voit ici personne, il auroit bien fait d’y venir lui-même, il auroit été aussi avancé que moi, Les autres habitans de ces lieux sont semblables aux autres hommes, reprit la voix, c’est par un événement particulier que je me cache quand je veux, & je n’ai même ce secret que depuis peu de jours. Montrez-vous donc, dit Prenany ; vous ne devez rien craindre de moi ; que j’aye le plaisir de connoître celui qui m’a sauvé la vie. Il faut examiner d’abord, dit la voix, si personne ne peut nous surprendre.

Aussi-tôt Prenany vit remuer les branches d’un arbre qui étoit auprès de lui, comme il quelqu’un montoit dessus, & entendit ensuite le même bruit que feroit un homme qui en seroit descendu. La voix lui dit à l’instant : J’ai bien regardé aux environs ; je ne risque rien de me montrer à vous. Prenany vit paroîtrc dans ce moment un maure de bonne mine, qui paroissoit avoir environ trente ans. Le nègre s’assit auprès du jeune prince, & tous deux commencèrent à manger de grand appétit.

Après le repas, Prenany demanda au nègre, qui il étoit, & par quelle merveille il se rendoit invisible quand il vouloir. L’homme noir contenta sa curiosité par le récit que l’on verra dans le chapitre suivant.


CHAPITRE VII.


Histoire de l’esclave noir.


JE me nomme Bengib, dit le more, & j’ai pris naissance dans une île de la grande mer, située à l’orient de l’Amérique, & qui n’en est pas éloignée. Je suis l’aîné de trois frères à qui la nature n’avoit pas donné la même force de corps, ni la même vivacité d’esprit que j’ai eue en partage ; mais ces dons, au lieu de me profiter, ne servoient qu’à faire tomber tout le travail sur moi, tandis que mes parens épargnoient mes frères. Ainsi, la nature, en me donnant des qualités préférables à celles des autres, n’avoit travaillé qu’à me rendre plus malheureux.

Cependant soit par fermeté d’ame soit par légèreté d’esprit, je ne me suis jamais révolté contre l’injustice de ma destinée, & j’ai toujours regardé sans dépit les malheurs qui me sont arrivés.

Lorsque mes parens furent trop affoiblis par l’âge pour que mon travail seul pût fournir à leurs besoins & à ceux de mes frères ils résolurent de me vendre pour avoir tout d’un coup de quoi subsister le reste de leur vie. Il vint dans notre île quelques Arrouaques (ce sont des peuples qui habitent sur les bords de ce lac du côté de l’orient). Mon père leur proposa de m’échanger contre quelques marchandises ; le marché fut conclu entre eux, sans que j’en susse rien & je me trouvai, dans le temps que j’y pensois le moins, avec les fers aux pieds, entre les mains de mes nouveaux maîtres.

La nature arracha quelques larmes des yeux de ma mère, quand elle me vit emmener par des gens inconnus mais mon père lui montra les marchandises qu’il avoit reçues en échange de moi ; cela la consola. Va, me dit-elle, mon cher fils, tes maîtres me paroissent des gens humains, tu n’auras pas plus de peine avec eux que tu en avois parmi nous. Je ne lui fis aucun reproche, non plus qu’à mon père sur son peu d’humanité ; je leur dis au contraire, en riant que je souhaitois que mes frères devinrent plus robustes, & de meilleure défaite encore que moi, afin qu’ils en tirassent plus de profit, & je souhaitai à mes frères qu’ils ne fussent jamais bons à rien afin de rester tranquilles & sans travail.

Nous nous embarquâmes pour gagner l’Amérique & pendant le voyage j’appliquai tous mes soins à me faire aimer de mon nouveau maître. Mon caractère lui plut, & il m’assura que je ne serois point malheureux. Quand nous fumes arrivés, il me conduisit à son habitation, que je trouvai des plus riches. Il avoit une femme âgée d’environ quarante ans, qui paroissoit douce & bonne maîtresse. On me donna pour occupation le soin de labourer le jardin & de cultiver les fleurs. Je passois des jours tranquilles, & mon bonheur auroit duré longtemps, st l’amour ne fût venu le traverser.

Notre patrone avoit une jeune esclave de même pays que moi, & qu’elle chérissoit extrêmement. Cette jeune moresse s’appeloit Zaïde. (Prenany fit répéter ce nom à l’esclave, qui lui demanda avec vivacité s’il avoit connu cette malheureuse fille ; car, ajouta l’esclave, sans doute elle ne vit plus, & je l’ai perdue pour jamais. Prenany, curieux d’entendre le reste de l’histoire de l’esclave, ne voulut point lui dire qu’il connoissoit une jeune personne de ce nom, & le pria d’achever.)

Zaïde, continua l’esclave, conçut pour moi l’amitié la plus tendre. Les sentimens de cette aimable fille étoient bien au dessus de son état & de sa naissance ; rien n’égaloit sa douceur & sa générosité : son défaut étoit trop de délicatesse dans son amour ; elle en troubloit quelquefois les douceurs par ses soupçons & par sa jalousie ; mais ces défauts sont bien pardonnables dans une maîtresse.

Un jour sa jalousie voulut m’éprouver : elle me fit rendre une lettre qui paroissoit venir de notre patrone, par laquelle on me donnoit un rendez-vous pour le soir dans un endroit écarté des jardins. Lorsque j’eus reçu ce billet, j’y fis si peu d’attention, que je m’appliquai, pendant toute la journée, à mon travail ordinaire, & le soir je rentrai avec les autres esclaves, sans me souvenir même du rendez-vous.

Le lendemain, en revoyant notre patrone, cette lettre me revint à la mémoire. Je craignis sa colère, pour avoir manqué aux ordres que je croyois venir d’elle ; mais je me rassurai, quand je la vis aussi tranquille qu’à l’ordinaire. Lorsque je l’eus quittée, Zaïde m’embrassa avec transport : Que je vous aime, me dit-elle, mon cher Bengib ! Vous n’avez point été au rendez-vous que l’on vous avoir donné ; mais sachez que la lettre qui vous a été rendue, étoit supposée, & qu’au lieu de notre maîtresse, vous n’auriez rencontré que moi, prête à punir votre infidélité.

Cette épreuve augmenta encore notre amour, Zaïde, persuadée que rien ne pouvoir ébranler ma fidélité, ne cherchait qu’à me donner de nouvelles marques de sa tendresse ; elle me consoloit, avec des graces charmantes, des malheurs qui suivent toujours la servitude, & ; les disgraces qui m’arrivaient étoient trop récompensées par les larmes de cette aimable fille. De mon côté, je n’avois d’autre objet que celui de lui plaire. Cette aventure me prouvoit son amour : on ne cherche pas à s’éclaircir de la fidélité d’un homme qui ne nous est pas cher. Ainsi, cette épreuve à laquelle elle avoit voulu mettre ma tendresse, me rendoit assuré de la sienne.

Nous vivions donc dans l’union la plus parfaite, & l’état dans lequel nous étions lui donnoit encore de nouvelles forces. Les gens heureux ne goûtent point si parfaitement les voluptés du véritable amour, que ceux qui sont dans l’infortune ; ils sont distraits par d’autres idées & par d’autres plaisirs. Mais ceux qui n’ont que leur cœur pour toute ressource, connoissent bien mieux le plaisir de ces mouvemens tendres qui l’occupent ; l’objet qui les aime est le seul bien qui leur reste ; ils ne sont attirés que par lui, & s’y livrent entièrement : la tristesse même attendrit l’ame, & la rend plus propre à goûter les charmes d’une passion si douce.

Dans le temps que je jouissois de cette félicité, Zaïde de m’aborda un jour que je travaillois dans les jardins elle me parut agitée de divers mouvemens ; quelquefois elle paroissoit ensevelie dans une rêverie profonde, & bientôt après la joie triomphent de sa tristesse. Je m’informai de la cause de l’état où je la voyois. Elle me dit enfin : Il faut, mon cher Bengib, que je vous instruise d’une chose qui nous intéresse plus que tout ce qui peut jamais nous arriver. Apprenez que le maître des esclaves est votre rival ; il m’a déclaré sa passion, & m’a sollicitée déjà plusieurs fois de répondre à sa tendresse. Il m’a dit qu’il n’ignoroit pas que je vous aimois, & m’a assuré que votre mort étoit certaine, si je persistois à le rebuter. J’ai formé le dessein de flatter son amour ; il y va de vos jours de ne pas aigrir sa colèrè, mais j’ai conçu en même temps l’espérance de profiter de sa passion pour nous procurer la liberté. Je lui ai avoué que vous m’aimiez & je lui ai même fait sentir que vous ne m’étiez pas indifférent. Je lui ai fait envisager que, tant que vous seriez près de moi, mon cœur ne pourroit se détacher de vous ; mais je l’ai assuré en même temps que votre mort lui attireroit toute ma haine & qu’il ne la vaincroit jamais, Le moyen que je lui ai proposé est de vous procurer la liberté par-là, lui ai-je dit, vous vous affurez mon cœur ; je serai extrêmement sensible au bonheur que vous aurez procuré à cet esclave malheureux, & vous devez en espérer de ma part une vive reconnoissence : d’un autre côté, vous serez assuré que je ne le reverrai plus ainsi, vous serez délivré d’un rival que j’aime malgré moi, & que l’absence & votre générosité me feront bientôt oublier.

Le maître des esclaves s’est laisse persuader ajouta Zaïde ; il doit laisser ouverte, pendant cette nuit, la porte des jardins qui donne du côté des montagnes ; mais mon dessein n’est pas que vous partiez seul ; dès que la nuit sera venue, je me trouverai à cette porte & nous sortirons ensemble d’esclavage. L’amour nous conduira dans des lieux plus fortunés, où nous jouirons sans crainte de ses douceurs.

Je fus charmé, continua Bengib, de la proposition de Zaïde ; aucun pressentiment ne m’annonça le malheur qui devoit nous arriver. Je témoignai à cette charmante fille toute la reconnoissance possible de ses soins, & j’attendis la nuit avec impatience,

Lorsque le jour finit, je me laissai enfermer dans les jardins ; & quand la nuit fut plus obscure, je cherchai la porte que Zaïde m’avoit indiquée : je la trouvai ouverte comme elle me l’avoit promis ; mais je ne trouvai point cette chère esclave. Je l’attendis fort longtemps ; je la cherchai vainement dans les jardins ; je sortls pour voir si elle ne m’avoit pas prévenu, & je l’appelai plusieurs fois ; je rentrai pour la rechercher encore, mais toutes mes peines furent vaines.

J’étois agité pendant ce temps-là de mille transports différens : la liberté se présentoit devant moi avec tous ses charmes, & me tentoit vivement. Il ne tient qu’à moi, disois-je, de quitter mes fers, rien ne me retient plus dans ces lieux & si j’y demeure ma mort est presque certaine. Mais, quoi ! ajoutai-je, pourrois-je abandonner Zaïde ? pourrois-je me résoudre à ne la revoir jamais ? sortirai-je de ce séjour, sans savoir ce qu’elle va devenir ? Dans quelle tristesse ne sera-t-elle pas plongée quand elle verra que je l’abandonner La laisserai-je au pouvoir d’un rival, qui, sans doute, profitera du juste dépit que mon ingratitude aura fait naître ? Mais peut-être, ajoutois-je, Zaïde elle-même m’est infidèle ? Elle ne cherche qu’à se débarrasser d’un amant qui l’importune ; elle ne facilite ma fuite que pour demeurer auprès de mon rival. Toutes ces idées différentes qui se succédoient l’une à l’autre, me faisoient éprouver le plus cruel supplice.

L’aurore qui parut, me trouva dans cette agitation. Je sortis des jardins, dans le dessein d’attendre Zaïde, & de revenir la chercher encore, si-elle ne venoit point. Je marchai quelque temps ; & quand le jour parut tout-à-sait, je me retirai dans une grotte que je trouvai entre les montagnes.

Lorsque je commençois à m’y reposer, je vis paroitre une jeune nymphe qui sortit du fond de l’antre où j’étois. Je fus étonné de cette vue. Ne craignez rien, me dit-elle ; je suis une fée puissante qui règne sous cette longue chaîne de montagnes, dont une partie du lac de Parime est environnée. Sans moi, vous péririez ; les gens de votre ancien maître vous suivent, & vous ramèneroient chez lui pour vous faire mourir. Le maître des esclaves a fait arrêter Zaïde, qui vouloit vous suivre. Il a découvert qu’elle vouloit le tromper ; il veut se venger, en vous immolant à ses yeux : mais j’ai résolu de prendre votre défense ; ainsi, vous n’avez rien à redouter.

Après avoir achevé ces paroles, la fée me fit retirer dans une caverne obscure, d’où je voyois ce qui se passoit, sans pouvoir être aperçu, à cause de l’obscurité qui m’environnait. Je vis aussi-tôt arriver plusieurs domestiques de mon ancien maître, conduits par le chef des esclaves, & qui tenoient au milieu d’eux ma chère Zaïde. Ils parurent étonnés à l’aspect de la fée.

Téméraires, leur dit-elle, arrêtez, & ne suivez pas plus loin un mortel à qui je veux donner un asile.

Ne plaise au ciel, répondit le maître des esclaves, que nous résistions à vos ordres ; quoique cet esclave soit coupable, nous le respectons, dès que vous vous déclarez son appui. En achevant ces mots, il se préparoit à se retirer ; mais la jeune Zaïde, ne me voyant point paroître, me chercha quelque temps des yeux, & se mit ensuite à répandre un torrent de larmes. Je t’ai donc perdu pour jamais, s’écria-t-elle, ô mon cher Bengib ! & je t’ai perdu par ma faute ! Si je m’étois contentée du bonheur dont nous jouissions ; si j’avois su mieux cacher ma tendresse, nous serions encore unis. Je ne te reverrai donc plus, & je suis moi-même la cause de ta perte & de mes regrets.

Ne vous accusez point vous-même de vos malheurs, répondit la fée, il est un destin suprême auquel les mortels ne peuvent résister ; les actions qui leur paroissent les plus indifférente ; servent à remplir ses desseins éternels ; c’est lui qui vous force de procurer à Bengib la liberté, pour qu’il puisse servir aux plus grands événemens.

Puisque Bengib doit vivre heureux, dit Zaïde, puisqu’il doit jouir d’un destin illustre, je sens diminuer ma peine ; mais dès que je suis séparée de lui pour toujours, il n’y a plus rien qui me fasse chérir la vie. Il faut mourir quand je te perds, mon cher Bengib ! sois le témoin de ma mort, si tu me vois encore ; elle me paraîtra moins affreuse, si mon dernier soupir peut te marquer ma fidélité. A. ces mots, elle se frappa d’un poignard qu’elle avoit caché sous sa robe, & tomba à la renverse. Jugez de ma situation à ce triste spectacle ; l’amour, la pitié, la reconnoissance touchèrent en ce moment mon cœur de leurs mouvemens les plus vifs & les plus tendres. Je voulus sortir de l’endroit où j’étais, pour secourir ma chère maîtresse, pour l’embrasser encore, & mourir avec elle ; mais la fée me retint, & m’en empêcha. Les gens de mon anciens maître relevèrent l’infortunée Zaïde, & l’emportèrent mourante.

Dès qu’ils surent partis, mes pleurs coulèrent en abondance ; je me répandis en plaintes & en reproches contre la fée. Vous pouviez, lui dis—je, empêcher la mort de cette malheureuse fille : quand on souffre qu’un malheur arrive, & que l’on peut le prévenir, ou en est presque coupable. Je ne veux plus de vos funestes secours, laissez-moi suivre ma généreuse maîtresse ; je ne veux plus d’une liberté qui me coûte la vie de celle que j’adore.

Consolez-vous, me dit la fée, le destin sauvera peut-être les jours de cette esclave infortunée, & vous rejoindra dans un temps plus heureux. Elle me donna aussi tôt une liqueur qu’elle m’assura devoir calmer tous mes chagrins. Dès que j’en eus pris quelques gouttes, je m’assoupis, & à mon réveil, je me trouvai dans un palais magnifique, où les richesses les plus brillantes éclatoient de toutes parts. C’est ici ma demeure, dit la fée, tu n’as plus rien à craindre de ton ancien maître, un long intervalle te sépare de lui.


CHAPITRE VIII.


Suite de l’histoire de l’esclave noir.


J’AVOls demeuré quelque temps dans ce palais, continua l’esclave, sans que les plaisirs qui régnoient dans ce beau séjour, pussent me consoler de la perte que j’avois faite, quand un matin, à mon réveil, la fée m’ordonna de la suivre. Elle me conduisit par un souterrain assez long, au bout duquel je revis la lumière. Nous trouvâmes, dans le lieu où nous sommes présentement, un vieillard ayant les cheveux roux & crépus, qui vint avec un grand respect au-- devant de la fée. Approchez, Abdumnella, lui dit elle ; voilà votre esclave ; vous n’avez qu’à l’emmener avec vous. Le vieillard ne lui répondit rien ; il me prit avec douceur par la main, pour me conduire avec lui.

Je me trouvai très-étonné de cette aventure, & je ne pus m’empêcher de dire à la fée : Il n’étoit pas nécessaire de m’ôter des mains de mon premier maître, pour m’en donner un autre ; l’esclavage où j’étois n’étoit pas plus rude que celui dans lequel vous me faites rentrer. Ne t’alarme point, me répondit la nymphe, & suis ta destinée ; il n’est pas en ton pouvoir d’y résister ; aussi-tôt elle rentra dans le souterrein, & le rocher se referma de lui-même.

Le vieillard me conduisit dans une grande ville qui n’est pas éloignée d’ici, & qu’il me dit se nommer Solinie. Il me dit qu’il étoit grand—prêtre du soleil, qui est la seule divinité adorée par les habitans de ces rivages. Il me promit de me traiter avec douceur, & de me regarder moins comme un esclave, que comme un homme destiné, suivant ce que lui avoit dit la fée, à remplir les projets les plus importans.

En effet, j’ai demeuré près d’un an chez Abdamnella dans des occupations assez douces. J’ai appris, pendant ce temps, que le roi qui gouvernoint ces peuples, avoit perdu, depuis plusieurs années son fils unique à l’âge de deux ans. Ce jeune prince fut enlevé, sans que l’on ait jamais pu découvrir les auteurs de ce crime, qui met fin à la maison royale.

Le roi des Soliniens est mort depuis deux mois, sans laisser aucun héritier de sa couronne. Pendant que le trône est ainsi vacant, le sénat & les prêtres du soleil ont pris l’administration du gouvernement, jusqu’à ce qu’on élise un roi ou que le ciel leur ait renvoyé l’héritier légitime du sceptre.

La perte du jeune prince des Soliniens a donné lieu à un usage parmi ces peuples, c’est de recevoir avec de grands honneurs tous les jeunes gens qui arrivent dans ces lieux. Comme ils espèrent tous les jours voir revenir leur prince, ils traitent le mieux qui leur est possible les étrangers qui abordent sur ces rivages.

Mais si les Soliniens ont tous les égards possibles pour les hommes, ils ont au contraire une haine mortelle pour les femmes qu’ils croyent avoir causé la perte de leur jeune prince, Celles qui ont le malheur d’arriver dans ces lieux sont immolées au soleil, lorsqu’il finit son cours. Nos prêtres croyent se rendre par-là ce dieu plus favorable & l’engager à leur donner de plus grands biens pendant le nouveau cours qu’ils le prient de recommencer.

Il y a quelques jours qu’une troupe de femmes parut sur ce rivage ; nos peuples les surprirent, en leur offrant les plus riches présens, & ont emmené captives deux d’entre elles. Demain, qui est le dernier jour de l’année, elles doivent être sacrifiées au coucher du soleil.

Depuis que ces malheureuses victimes sont au pouvoir des Soliniens, mon maître Abdumnella m’a paru plongé dans une tristesse affreuse. Enfin il y a deux jours qu’il me prit en particulier J’ai pitié me dit-il, de la plus jeune des deux victimes que l’on doit immoler. En me disant ces mots il me présenta une bague avec un billet cacheté : Porte cela, me dit-il, à la jeune personne que l’on garde au fort ; lorsque tu viendras de ma part, les portes de la prison te seront ouvertes ; je marque à la jeune captive l’usage qu’elle doit faire de cet anneau. Mais ajouta Abdumnella, garde-toi de le mettre à ton doigt. Il me donna en même-temps cette lettre & cette bague fatale & je pris la route du fort où la jeune prisonnière étoit gardée.

Je trouvai en chemin une vieille femme qui m’aborda d’un air obligeant. Je vous souhaite, me dit-elle, toutes sortes de prospérités ; j’ai de grands secrets à vous révéler ; entrez un moment dans ma maison, elle n’est qu’à deux pas d’ici ; je vous entretiendrai de choses qui vous intéressent infiniment. Je m’excusai sur ce que j’avois une commission pressée de la part de mon maître. Je sais, me dit la vieille, quel est l’ordre qu’il vous a donné ; mais vous pouvez différer de quelques momens à l’exécuter, & vous ne refuserez pas de me suivre, quand vous saurez que j’ai à vous entretenir de la part de la fée des montagnes, qui vous a donné à Abdumnella.

Je me laissai engager par ces paroles, & je suivis la vieille femme. Elle me conduisit dans un appartement assez propre ; elle fit apporter de quoi déjeuner, & me raconta, pendant le repas, des choses si particulières, qu’il sembloit qu’elle m’eût toujours suivi. Je sus surpris de ses discours, & lui demandai avec transport des nouvelles de Zaïde. Qu’est devenue, lui dis je, cette malheureuse fille ? Est-elle morte du coup qu’elle s’est donné, ou puis-je espérer de la revoir encore ? Si vous voulez être éclairci de son sort, me répliqua la vieille, vous n’en avez qu’un seul moyen, mais qui vous sera bien facile ; mettez à votre doigt la bague qu’Abdumnella vous a donnée, & vous serez bientôt instruit du destin de Zaïde.

Quoique j’eusse un violent désir de savoir ce que ma chère maîtresse étoit devenue, je n’osai obéir à la vieille. Mon maître, lui dis-je, m’a expressément défendu de mettre à mon doigt cet anneau. Eh bien, prêtez-le moi, dit cette femme, & donnez-moi votre main ; vous serez instruit du sort de Zaïde, sans désobéir à votre maître. J’eus la facilité, continua Bengib, de suivre le conseil de la vieille ; mais dès qu’elle m’eut mis au doigt cette bague fatale, elle se leva, en faisant un grand éclat de rite, & dit : J’ai plus d’esprit que la fée des montagnes ; quand la jeune captive seroit sortie du sort, que seroit-elle devenue ? Allez, me dit-elle, suivez votre fortune ; elle vous conduira bien.

Pendant qu’elle disoit ces paroles, son visage changea entièrement, ses rides disparurent, enfin cette vieille devint une jeune personne charmante. Elle me quitta aussi-tôt, en me disant d’un air ironique : Adieu, Bengib, ne vous fiez pas aux vieilles ; elles sont aussi trompeuses que les jeunes.

Dès qu’elle sut partie, je cherchai la lettre que mon maître m’avoir donnée, & ne la trouvai point. Je vis bien que la traîtresse me l’avoit prise ; je sortis de cette maison, agité d’un cruel remords, & au désespoir d’avoir été trompé ; mais ma douleur augmenta encore, quand je voulus ôter cette funeste bague ; tous les efforts que je fis pour la tirer furent inutiles.

Jugez de ma situation dans cette malheureuse conjoncture. J’avois compris par les discours de mon maître que cet anneau étoit un moyen de délivrer la jeune captive qui devoit être immolée dans peu de temps. Je voyois qu’elle alloit périr, & que j’étois la cause de son trépas ; je n’osois retourner chez Abdumnella après avoir si mal obéi à ses ordres. Enfin dans mon désespoir, je résolus de me faire couper le doigt, pour dégager cet anneau funeste, & le porter à la jeune prisonnière.

Dans cette résolution j’entrai chez le premier chirurgien que je trouvai & étant passé dans une salle derrière sa boutique : Il faudroit, lui dis je faire une opération qui vous sera facile, c’est de me couper le doigt où vous voyez cette bague. Le chirurgien voulut me faire quelques remontrances. Ces discours lui dis-je, sont inutiles ; j’ai pensé à tout ce que vous pouviez me dire faites ce que je désire de vous.

Le chirurgien, avant de me satisfaire, voulut essayer d’ôter cet anneau de mon doigt ; & pour cet effet, il tourna avec violence la pierre de la bague en dedans de ma main. La douleur me fit retirer le bras, & pousser un cri, aussi-tôt je vis cet homme étonné, qui sembloit me chercher des yeux ; il sortit en même temps de la salle où nous étions, & entra dans sa boutique, où pluseurs personnes étoient assemblées. L’avez-vous vu fuir, leur dit-il en riant, cet homme qui veut que l’on lui coupe un doigt & qui se sauve si vite au moindre mal qu’un éclair n’est pas plus prompt à disparoître ? Chacun l’assura que j’avois couru si légèrement que personne ne m’avoit aperçu.

J’avois pourtant suivi le maître dans sa boutique, & je voyois ceux qui rioient de mon aventure, sans qu’il parût qu’ils m’aperçussent. Je jugeai que cette bague rendoit invisible lorsque la pierre étoit en dessous. Je sortis dans cette idée, & reconnus qu’en effet je n’étois vu de personne.

Depuis que cette aventure m’est arrivée, je n’ai pas osé retourner chez Abdumnella. Je vis de ce que je prends dans la ville sans être aperçu ; enfin je venois aujourd’hui au pied de ces rochers implorer le secours de la fée qui m’a donné au grand-prêtre & lui demander quels sont les grands événemens auxquels elle m’a dit que j’étois destiné.

L’esclave finit de cette sorte son récit, & Prenany n’eut pas lieu de s’imaginer que la jeune captive qui devoit être immolée le lendemain, fût la princesse Fêlée ; il ne croyoit pas possible que Solocule l’eût envoyé à Solinie tandis que si la princesse y seroit : outre cela, il n’avoit point entendu parler, dans le palais d’Acariasta, que la princesse eût quitté la cour de sa mère. Ainsi, il ne prit d’intérêt au malheur de la jeune prisonnière qu’autant que l’on en prend naturellement pour une inconnue.

Après que Bengib eut achevé son histoire, le prince lui dit que la vieille femme qu’il avoit trouvée ne l’avoit pas trompé. Je puis, dit-il, vous instruire de l’état auquel est votre chère Zaïde ; elle n’est pas morte & elle vous aime toujours tendrement ; elle est auprès de la reine des Amazones, dont elle est chérie. Je viens de cette cour, ou j’ai été élevé & où j’ai laissé ce que j’ai de plus cher au monde. J’espère y retourner, & je ferai tous mes efforts pour revoir au plutôt l’objet que j’aime. Nous quitterons ensemble ces lieux, & il ne sera pas difficile de nous réunir à votre maîtresse.

Bengib fut transporté de joie à ces paroles, Je suis trop payé, dit-il au prince, du secours que je vous ai donné. Quoi ! Zaïde est vivante, & m’est fidèle ; comment puis-je m’acquitter envers vous de cette nouvelle charmante ? Après que l’esclave eut témoigné à Prenany sa joie & sa reconnaissance, il l’engagea à venir à Solinie. Je vous suivrai, dit-il, sans être vu, par le moyen de ma bague, & dès que vous paraîtrez, chacun s’empressera à vous bien recevoir ; mais gardez-vous, continua l’esclave, de dire que vous venez d’Amazonie ; la haine que l’on porte aux Amazones pourroit vous mettre en danger.


CHAPITRE IX.


L’esclave conduit Prenany à Solinie. De quelle manière il fut reçu, & du conseil qui se tint à son sujet.


PRENANY se leva aussi-tôt pour se mettre en chemin ; & Bengib, après s’être rendu invisible en tournant sa bague, le guida vers Solinie. Ils y arrivèrent bientôt ; & quand ils entrèrent dans cette ville, le prince s’entretenoit encore avec l’esclave, qu’on ne voyoit point.

Les jeunes gens croyent tout facile, & Prenany parloit tout haut à Bengib de son projet, comme d’une chose où il le croyoit sûr de réussir. Je gagnerai, disoit-il, l’amitié des principaux de cet empire ; je demanderai un vaisseau, sans dire dans quel pays je veux aller, de peur d’exciter la défiance, & nous irons dans les lieux où nous devons retrouver notre maîtresse.

Quelques habitans s’arrêtèrent pour considérer Prenany, & le prirent pour un fou, croyant qu’il parloit tout seul. L’esclave le pria tout bas de ne plus rien dire, de peur de le faire découvrir.

Quand ils furent un peu avancés, île trouvèrent un homme grave, qui envisagea Prenany avec attention, & lui dit ensuite, en l’abordât si civilement : Je crois reconnoître, à votre air & à vos habits, que vous êtes étranger ; dites-moi, je vous prie, si je ne me suis point trompé. Prenany lui répondit qu’en effet il étoit un malheureux qui s’étoit sauvé seul du naufrage, & qu’il n’avoir nulle connoissance dans ces lieux. Soyez en assurance, dit le vieillard, vous ne manquerez ici de rien ; acceptez ma maison, c’est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire.

Prenany ne refusa pas cette offre, & le vieillard, qui étoit un des premiers sénateurs de Solinie, le conduisit à sa maison. Bengib dit tout bas au prince, qu’il n’osoit entrer avec lui, de peur de rester enfermé dans quelque chambre ; mais il lui promit de l’attendre à la porte le lendemain, lorsqu’il sortiront.

Le sénateur conduisit Prenany dans une salle, où il le laissa se reposer, & le quitta, en lui promettant qu’il le rejoindroit bientôt. Le vieillard courut avec empressement chez quelques-uns des sénateurs de ses meilleurs amis, pour leur faire part de la découverte qu’il venoit de faire. Il étoit si charmé du bonheur qu’il avoit eu, qu’il les amena chez lui, pour leur donner à souper avec le jeune étranger.

Pendant le repas, on demanda à Prenany quel étoit le lieu de sa naissance. Il se souvint du conseil de Bengib, & se garda bien de dire qu’il venoit d’Amazonie. Il répondit qu’il avoir été élevé chez les Aziniens, & qu’il ignoroit qui étoient ses parens. C’est lui, s’écria aussitôt le vieux sénateur d’un air de contentement ; voyez si je n’avois pas raison. Il ne faut pas, dit un des convives, précipiter son jugement dans une affaire de cette importance ; nous sommes ravis de la rencontre que vous avez faite ; il faudra demain examiner mûrement la chose. Mais remarquez, dit l’un, qu’il ressemble au défunt roi. Oh ! pour cela, dit un autre, c’est à la reine défunte ; je me souviens de l’avoir vue ; c’est son vivant portrait. le ne vous dirai pas, ajouta un troisième, auquel des deux il ressemble, mais il a un air de famille qui frappe.

Prenany ne savait que dire, & ne comprenoit rien à tous ces discours. La nuit vint finir son embarras ; le soleil ne paroissant plus, on quitta la table, & on conduisit le prince dans une chambre, où il se coucha sans chandelle, à la mode du pays.

Le lendemain, le vieux sénateur, avant de sortir, enferma Prenany à double tour dans la chambre où il avoit couché, & sortit pour aller au conseil. Sur le rapport qui avoit été fait par ceux qui avoient soupé la veille avec l’étranger, tous les prêtres du soleil & tous les sénateurs s’y trouvèrent. Le vieux sénateur, en arrivant, montra, d’un air satisfait, la clef de la chambre où Prenany étoit enfermé. J’ai, dit-il, sous cette clef le trésor de cet empire ; le jeune étranger que j’ai reçu chez moi est le prince Soly, ou je ne suis pas sénateur. Demandez à ceux qui l’ont vu, s’il n’a pas un air de famille auquel on le connaît d’abord. Il ressemble parfaitement au roi ou à la reine : je vous dis que c’est lui sûrement.

Nous avons, dit un prêtre du soleil, un moyen sûr de le connostre. Ne vous souvient-il plus de la marque qu’il a sur sa personne, & dont la description est faite dans nos annales. Nous n’avons qu’à l’examiner, & nous connoîtrons aisément si vous ne vous êtes point trompé.

Chacun approuva cet avis ; on fit apporter les registres publics, & on examina avec attention la description qui y étoit faire de la tulipe que le prince devoit avoir à la fesse. Mais l’embarras fut d’aller regarder en cet endroit. Ce n’étoit pas un compliment à faire à un homme, que de lui demander à voir une chose pareille ; d’un autre côté, chacun trouvoit qu’il étoit contre les droits de l’hospitalité d’user de violence pour découvrir le derrière d’un étranger. En lui demandant, dit quelqu’un de l’assemblée, s’il porte cette glorieuse marque, ajoutera-t-on foi à ce qu’il en dira lui-même ? D’ailleurs il pourra nous répondre qu’il n’a jamais eu la curiosité d’y regarder.

Que votre embarras cesse, dit gravement un des sénateurs ; j’imagine un moyen de connoître ce signe respectable. Oui, ajouta-t-il après un moment de réflexion, je promets de vous faire voir le derrière de ce jeune étranger, comme on voit le soleil en plein midi. Doucement, dit un des prêtres, pesez un peu vos paroles, & prenez garde vos comparaisons. Passons, dit le sénateur, c’est son zèle pour l’état qui m’emporte. Oui, je m’engage à vous le faire voir comme… comme vous voudrez. Allons tous dîner chez un traiteur, & que ce jeune homme soit invité à ce repas ; nous proposerons pour l’après-dîner une partie de chasse dans la plaine ; je lui ferai met. tre au dessert dans son verre d’une poudre dont je connois la vertu. Si, pendant la promenade, il n’offre point à vos regards le ciel où brille ce figue favorable, je consens à payer le repas tout seul.

Chacun applaudit à cette invention ; mais les prêtres du soleil refusèrent d’assister à cette fête. Il ne convient pas, dit l’un d’eux avec un air d’autorité, que nos yeux, destinés à regarder le dieu brillant que nous adorons, & qui n’osent envisager la lune, s’occupent à faire une pareille découverte. Nous nous en reposons sur les sénateurs destinés à veiller aux intérêts temporels des peuples. Parbleu ! dit un des sénateurs, vous êtes devenus bien délicats. N’est ce Pas un de vos prédécesseurs qui a fait cette remarque si utile à la patrie ? Sans lui, aurions-nous jamais su comment le derrière du prince étoit fait ? Il peut avoir manqué, répondit le prêtre du soleil, mais son action a été heureuse, & une faute n’en est plus une, si-tôt qu’elle réussit. A notre égard, nous pourrions être trompés dans notre attente, gardons-nous de commettre une irrégularité sans aucun fruit.

Nous avons, dit un autre prêtre, une raison encore qui nous dispense d’assister à cette observation : c’est ce soir que l’on doit immoler les deux captives qui font dans ces lieux ; tandis que tous ferons occupés au sacrifice faîtes cette découverte heureuse nous prierons le ioîeiî de vous être propice, & de vous prêter sa plus vive îumièe. À ces mots, l’assemblée se sépara les prêtres allèrent tout préparer pour leur sacrifice, les sénateurs pour leur dîner.


CHAPITRE X.


De quelle façon Prenany fut reconnu pour roi de Solinie.


Les sénateurs en sortant du conseil achetèrent à frais communs chez un fameux Apoticaire, la poudre laxative destinée pour le prince, & l’on prit bien garde qu’il ne se fît point de quiproquo. On alla ensuite tirer Prenany de la chambre où il étoit enfermé on le conduisit avec grand respect dans l’endroit où l’on devoit dîner & Bengib qui l’attendoit depuis long-temps le suivit sans être vu de personne.

Avant que de se mettre à table on proposa à Prenany la partie de chasse que l’on avoit projeté de faire dans la plaine : il l’accepta volontiers. Chacun des sénateurs envoya aussi-tôt chercher son habit de campagne, & emprunter un arc & des flèches à ses amis. Le dîner fut très-sérieux, parce que chacun étoit entièrement occupé de la grande affaire qui intéressoit si fort tout l’empire. Prenany s’ennuyoit beaucoup, malgré les honneurs que l’on lui rendait. Les respects satisfont la vanité, mais ne divertissent point : il auroit mieux aimé être encore à Azinie qu’avec ces graves personnages. Cependant tout se termina au gré des convives ; & à la dernière rasade que l’on but à la santé du jeune étranger, ou lui donna en même temps de quoi le purger, s’il eût été malade.

Dès que l’on sut sorti de table, les sénateurs, à pied avec Prenany, gagnèrent la plaine. Le jeune prince étoit étonné de l’habillement & de la manière de chasser de ses compagnons. Ils avoient chacun un habit de couleur brune, pour montrer qu’ils conservoient leur gravité jusques dans leurs plaisirs ; des cheveux majestueusement répandus leur offusquoient le visage, enfin leur figure auroit été capable de faire enfuir tout le gibier du monde, & ils étoient tous attroupés autour de lui, sans songer à tenir leurs flèches prêtes.

Prenany leur en dit son sentiment, & les assura que s’ils continuoient à marcher ainsi, certainement ils ne prendroient rien. Oh ! dit un des sénateurs, homme très-subtil, si nous trouvons ce que nous cherchons, nous aurons faitune assez bonne chasse. Prenany n’entendoit pas ce qu’il vouloir dire, & ne s’en souciant guère, il avançoit toujours avec eux.

Chacun des chasseurs considéroit avec attention le visage du jeune étranger, pour connoître si la poudre alloit bientôt opérer. On vit avec joie qu’il fit une petite grimace, en disant : Je voudrois bien qu’il y eût ici quelque arbre ou quelque buisson. Pourquoi cela ? dit quelqu’un qui vouloit savoir si la mine qu’avoit faite le prince n’étoit pas trompeuse. Pour peu de chose, dit le prince. Cependant sa colique s’étant un peu passée, il continua son chemin ; mais peu de temps après, une tranchée plus forte l’obligea de s’arrêter. Je vous prie, dit-il, de m’excuser ; allez toujours devant, je vous rejoindrai. Ne vous gênez point, lui répondirent les chasseurs, nous vous attendrons. Sans plus long compliment, Prenany jeta son arc à terre, & se prépara à soulager le mal qui le pressoir. Avant qu’il eût eu le temps de se baisser, deux des sénateurs les plus recommandables passèrent derrière lui, sans faire semblant de rien, jetèrent un coup-d’œil sur ce qu’il leur montroit, & ce que Brunel, avant lui, avoir montré à la reine Marphise. Ils reconnurent cette tulipe désirée, & s’écrièrent aussi-tôt de toutes leurs forces : C’est lui-même ; revenez, sénateurs, & rendez—lui vos premiers hommages. Aussi-tôt tous les chasseurs s’étant retournés, coururent se jeter aux pieds du prince étonné. Vous êtes notre roi, lui dirent-ils, protégez vos fidèles sujets, & ceux qui vous ont rendu leurs premiers respects. O jour heureux ! qui nous rend une tête si chère. Venez au palais de vos aïeux prendre la couronne & le sceptre que vous donne votre naissance. Le jeune prince sur si surpris de cet événement imprévu, que sa colique se passa : on dit même qu’il en fut constipé pendant plus de vingt-quatre heures. Les sénateurs expliquèrent à Prenany la manière dont ils s’étoient assurés qu’il étoit le fils de leur roi, & la ruse qu’ils avoient employée pour le découvrir. Le prince approuva leur prudence, loua leur esprit, & les assura qu’il remettroit entre les mains de gens d’une capacité aussi profonde la meilleure partie du gouvernement.


CHAPITRE XI.


Comment le nouveau roi retrouva sa chère princesse Fêlée.


LE nouveau roi & son sénat étoient près de retourner à Solinie, lorsqu’ils virent paroître les prêtres du soleil, qui marchoient vers la montagne où se devoit faire le sacrifice des deux captives. Ils étoient au nombre de quarante avec leurs cheveux accommodés par les perruquiers les plus habiles à les hérisser ; ils avoient chacun un habit de moire jaune & argent ; au milieu d’eux étoit un char bleu & or attelé de huit chevaux plus blancs que la neige. Dans ce char étoient les deux femmes destinées au sacrifice couvertes d’un grand voile de gaze d’or.

Tandis que ce cortège s’avançoit lentement, le roi s’informe plus particulièrement quelles étoient les victimes & parut attendri de leur sort. Vous ne devez pas, dit un des sénateurs, les plaindre jusqu’à présent ; on leur a procuré dans leur prison toutes les commodités & tous les agrémens possibles ; ce n’est que l’attente du trépas qui en fait toute l’horreur & elles ne savent pas encore qu’elles doivent mourir. On leur fait croire que l’on les conduit sur une montagne peu éloignée d’ici pour une cérémonie après laquelle on doit leur donner la liberté, & on leur donne la mort sans qu’elles s’y attendent. Il n’importe, dit le prince, je veux leur parler c’est bien la moindre chose, puisque je suis roi, que je voye les filles que l’on tue dans mon royaume.

Aussi-tôt le prince s’approcha du chariot. Les sénateurs instruisirent les prêtres que l’étranger étoit véritablement leur roi. Ils se jetèrent tous à ses genoux, & se préparoient à lui faire une belle harangue mais le prince, poussé par un secret pressentiment, ne les écouta pas & leva avec précipitation le voile qui couvroit les victimes.

Quels furent les mouvemens de son cœur quand il reconnut sa chère Fêlée ! Ah, dieux ! s’écria t-il, ma chère princesse dans quels périls je vous retrouve ! Que je suis heureux de vous conserver une vie qui m’est plus chère que la mienne ! Un jour plus tard, je vous perdois pour jamais, & vous étiez immolée au soleil.

À la vue du prince, Fêlée s’étoit évanouie à son ordinaire. Quoi ! dit la gouvernante on alloit nous immoler ? Oui vraiment, dit le prince ; mais je suis roi, & je l’empêcherai bien. Aussitôt la gouvenante, en poussant sa jeune maîtresse, avec le coude : Revenez donc à vous, lui dit-elle. Savez-vous où l’on nous conduisoit ? On alloit nous tuer ; mais Prenany est le roi de cet empire & nous sauvera la vie.

Fêlée revint à cette agitation & tournant tendrement les yeux vers le prince : Que je suis heureuse ! lui dit-elle ; en apprenant que j’allois perdre la vie, je retrouve celui qui doit en faire tout le bonheur. Que les périls sont charmans, quand on ne les connoît que par une issue aussi agréable ! Le roi ordonna aux prêtres de ne plus songer à faire ce sacrifice. Le grand prêtre Abdumnella assura le monarque que c’étoit malgré lui que l’on faisoit cette cérémonie ; & pour lui rendre compte de ses sentimens, il lui parla de cette manière.

Peu de temps après la mort du roi votre père, nous entendîmes sa voix dans le temple pendant une nuit fort obscure. Mon fils n’est point mort, nous dit-il ; je n’ai point trouvé son ombre aux enfers ; ainsi vous devez espérer de ravoir ce prince : mais il faut fléchir le soleil afin qu’il vous le rende. S’il vient des femmes sur ce rivage, immolez en deux à ce dieu sur la montagne qui lui est consacrée ; mais prenez une jeune & une vieille, afin qu’il ait de quoi choisir.

Le lendemain que cette voix se fut sait entendre, il aborda dans ces lieux une troupe de femmes armées. Nos citoyens ont employé l’artifice pour se saisir des deux victimes destinées au soleil ; nous les avons choisies, suivant l’ordre que le roi nous avoit donné… Vous avez fort mal rencontré, dit la gouvernante en interrompant brusquement le grand-prêtre : la princesse est jeune, à la vérité, mais apprenez que je ne suis point vieille, & qu’il ne faut point donner aux gens cette qualité, pour les immoler. Laissez achever le grand-prêtre, dit le roi ; c’est parce que vous êtes encore jeune que le soleil n’a point voulu que vous fussiez sa victime : vous pouvez vous vanter à présent de n’être point vieille au gré du soleil.

Nous prîmes donc ces deux victimes, continua le grand—prêtre, & elles furent destinées à la mort, lorsque le grand dieu qui nous éclaire termineroit son cours : mais il y a quelques jours que je vis entrer dans ma chambre, pendant l’obscurité & tandis que j’étois dans mon lit, une jeune personne dont je ne pus distinguer les traits ; elle me donna une bague mystérieuse, & me dit de la faire tenir à la jeune captive qu’on destinoit au sacrifice. Qu’elle sorte, me dit l’inconnue, & qu’elle évité la mort qui lui est préparée. En tournant la pierre de cette bague en dedans de sa main personne ne pourra la voir mais ne mets pas cet anneau à ton doigt, il n’en pourroit plus sortir.

Je pris cette bague, continua Abdumnella ; je la serrai soigneusement sous mon chevet, & la jeune personne qui me l’avoit donnée disparut. Mais apparemment qu’elle laissa la porte de ma chambre entr’ouverte & qu’il vint quelque vent coulis ; le lendemain je me trouvai avec un petit rhume qui m’empêcha d’aller porter moi-même cette bague à la jeune prisonnière. Je lui écrivis un billet, par lequel je lui marquois l’usage qu’elle devoit en faire & je lui envoyai cette lettre avec l’anneau par un de mes esclaves. Depuis ce temps je n’ai pas revu ce domestique & je n’ai pu savoir ce qu’il étoit devenu. Cependant, par un bonheur inespéré, tout a réussi au gré de mes désirs, & cette jeune héroïne dont nous ignorions le rang & la naissance a été heureusement préservée du trépas.

Le jeune roi loua fort la prudence du grand-prêtre de ne point sortir quand il étoit enrhumé, & la princesse le félicita sur ce que son indisposition avoit cessé. En fût-il crevé, dit moitié haut la gouvernante, il garde la chambre quand il faut nous secourir & se porte bien quand il s’agit de nous conduire sur cette funeste montagne où nous devions périr.

On entendit alors la voix de Bengib, qui avoit toujours suivi le prince sans être vu. Puisque cette affaire a si bien tourné dit-il, il faut me pardonner la faute que j’ai faite de mettre à mon doigt cette bague, Sans cela, le roi que vous venez de reconnoître auroit péri dans les eaux du lac ; c’est moi qui l’en ai tiré. Le roi confirma aux prêtres & aux sénateurs la vérité de ce que disoit l’esclave, & Abdumnella l’ayant assuré qu’il lui pardonnoit, il alloit se montrer, lorsque l’on vit sortir d’entre les rochers qui terminoient la plaine, une nombreuse armée d’Amazones qui s’avançoient. C’étoit la reine d’Amazonie dont la flotte avoit pris terre entre ces montagnes, qui venoit à la tête de ses meilleures troupes délivrer la princesse Fêlée. À cette vue les prêtres & les sénateurs laissèrent là le char & les vidimes &, sans s’embarrasser de leur nouveau roi, s’enfuirent de toute leur force vers la ville en criant qu’ils alloient chercher du secours.


CHAPITRE XII.


Comment la reine d'Amazonie rejoignit sa fille & son futur gendre.


Le jeune roi fut très-étonné de se voir ainsi abandonné de ses nouveaux sujets ; il ne savoit quel traitement il alloit éprouver de la part de la reine. Il avoit lieu de penser que c’étoit elle qui l’avoit fait conduire au château d’Acariasta pour servir le ressentiment de cette princesse ; mais il se résolut à périr plutôt mille fois, que de quitter sa chère Fêlée,

Bengib, qui ne s’étoit point encore montré, lui dit de n’avoir aucune inquiétude & qu’il lui livreroit bientôt la reine. En effet, il courut à elle, sans qu’elle pût le voir & lui ôta son arc & son carquois. La reine fut très-étonnée de se sentir désarmer sans voir personne. Bengib la prit sous le bras, pour la conduire vers le char où étoit le jeune roi & la princesse. La reine s’étant écriée à cette violence, ses guerrières vinrent à elles. Mais Bengib lançoit contre les Amazones les flèches même de la reine, & en blessa plusieurs sans qu’elles pussent connoître d’où partoient ces traits. Mettez bas les armes, leur cria-t-il, & ne suivez plus votre reine, ou vous allez toutes périr. Ces paroles qu’elles entendirent sans savoir qui les prononçoit achevèrent d’étonner les guerrières & elles s’arrêtèrent. Mais une flèche décochée, par hasard. dans ce désordre, atteignit Bengib, quoiqu’il fût invisible, & le blessa assez dangereusement. Sa blessure n’empêcha pas qu’il n’emmenât la reine jusqu’au char où étoit le jeune roi, & qu’il ne la forçât d’y monter. Le prince fut sensiblement touché de la blessure de l’esclave & le fit monter sur le devant du chariot, tandis que la reine embrassoit sa fille avec des larmes de joie. On lui dit en deux mots quel étoit le destin de Prenany ; elle répondit qu’elle en étoit instruite depuis long-temps & qu’elle confirmeroit au peuple de Solinie que le prince étoit vraiment fils de leur roi.

On se prépara aussi-tôt à prendre le chemin de la ville. Le roi pria la reine d’Amazonie de faire rester en cet endroit ses troupes qui s’étoient approchées. De l’humeur dit-il dont me paroissent mes sujets, ils ne m’ouvriront jamais les portes, s’ils voient tant de monde ; il faut attendre que nous les ayons rassurés, La reine ordonna donc à ses Amazones de placer leur camp dans la plaine ; il n’y eut que le jeune Agis, qui, voyant sa chère gouvernante demanda permission de suivre la reine. Après l’avoir obtenue, ce fut lui qui conduisit le char vers Solinie.

La compagnie arriva au pied des remparts, lorsque le soleil baissoit pour se coucher. On ouvrit les portes au roi & à sa suite ; & le peuple, que les sénateurs & les prêtres avoient instruit qu’ils avoient retrouvé leur monarque, suivit le char jusqu’au palais avec des acclamations de joie. Les sénateurs se présentèrent, & assurèrent le roi que s’il n’eût pas été si tard, plus de vingt mille hommes seroient allés à son secours mais que l’on comptoit se mettre en campagne le lendemain de grand matin, s’il ne fût pas revenu. Le roi les remercier de leur zèle & de leur diligence, & les envoya se reposer de leurs fatigues.


CHAPITRE XIII.


le nouveau roi étant dans son palais, revoit la fée Cabrioline.


LE nouveau roi trouva un palais fort antique, mais dont la grandeur & la richesse le charmèrent. Les principaux officiers de la couronne vinrent lui présenter leurs hommages. Un des premiers soins du prince fut de faire porter Ben- gib dans un appartement, & de recommander que son en eût un soin particulier.

Quand le roi fut dans les appartemens, il s’informa quels étoient les plaisirs que les rois prenoient dans cet empire. La reine & la princesse applaudirent à cette question. Le grand trésorier répondit que l’occupation du défunt roi étoit la lecture & la promenade pendant la journée ; & si vous voulez savoir, ajouta-t-il, quel étoit son plaisir quand il ne voyoit plus le soleil, il faut entrer dans l’appartement du trésor.

Il conduisit aussi-tôt le prince & sa suite dans un appartement magnifique où étoient de grands coffres remplis de pieces d’or. Le plaisir de votre auguste père, reprit le trésorier, étoit de compter ces richesses, lorsque la nuit étoit venue ; il se plaisoit à remuer ces pièces d’un endroit à un autre, & à les ranger à tâtons, Cet amusement est allez bizarre dit la princerie ; il faudra l’enseigner à Solocule qui ne voit goutte : pour moi, j’aime mieux voir ce que produit l’or, que l’or en lui-même. Laissez-moi faire, ma princesse, lui dit tout bas le roi, nous ferons produire à celui-ci des objets agréables.

Voilà bien des richesses, dit la reine d’Amazonie ; mais n’y en avoit-il pas encore davantage ? ; & n’en a-t-on pas enlevé après la mort du roi ? Je puis vous assurer, répondit le grand trésorier, qu’on n’a rien pris. Lorsque le roi est mort, il étoit veuf ; si sa femme lui eût survécu, peut-être ne trouveroit-on rien aujourd’hui. Mais quoique nous ignorassions que Sa Majesté dût revenir, on n’a rien emporté. Vous êtes d’une grande probité, dit le jeune monarque ; il y a bien des héritiers qui écrivent qu’ils vont venir promptement, & qui trouvent les coffres vides quand ils arrivent.

Après cette conversation, on pressa le roi de venir se mettre à table avant que le jour finît. Mais la princesse étoit curieuse, & voulut voir les jardins avant le souper. Le roi, qui n’avoir d’autre volonté que la sienne, la suivit, accompagné de toute sa cour. Il faisoit la plus belle soirée du monde ; le soleil, qui se couchoit, laissoit répandre aux fleurs toute leur odeur, & les oiseaux, qui finissoient leurs concerts de cette journée, les rendoient plus vifs & plus touchans.

Tous les objets qui se présentoient étoient charmans en eux-mêmes ; mais ils paroissoient encore plus beaux à des cœurs contens. La reine des Amazones avoit retrouvé sa chère fille, après un danger effroyable. La princesse & son amant se voyoient réunis pour toujours ; la gouvernante de Fêlée étoit auprès de son fidèle Agis, Ainsi chacun goûtoit le plus parfait plaisir. Il n’y avoit que les officiers du roi accoutumés à souper à cinq heures, qui s’ennuyoient un peu. Le grand rôtisseur de l’empire accourut tout en nage dire au roi que les viandes se séchoient trop, & le grand-maître du palais fit observer à la compagnie qu’il falloit absolument souper pendant qu’il restoit encore du jour, parce qu’ils seroient obligés de manger à tâtons, la loi défendant de se servir d’autre lumière que de celle du soleil. Ce discours détermina la compagnie à rentrer.

Mais quand on fut près du perron le roi & Agis aperçurent la charmante Cabrioline, Le roi courut à elle, tandis qu’Agis expliquoit la reine & à la princesse qui elle étoit. La fée s’avança d’un air théâtral dont les princesses furent enchantées. Elle étoit ce jour-là habillée plus galamment que jamais & sa beauté avoit encore un nouvel éclat. Il n’y eut que la gouvernante qui la vit avec chagrin. Agis lui avoit quelquefois parlé avec feu de la jeune fée. L’amour est pénétrant & toujours suivi de soupçons ; elle expliqua tendrement sa crainte à son amant. Agis assura cette amante que la fée auroit tous les attraits du monde qu’elle ne le toucherait point, à cause d’un malheureux joueur de flûte qui la suivoit toujours, & qui le fatiguoit trop.

Quand toute la cour fut rentrée au palais, l’obscurité étoit presque venue entièrement. Mais Cabrioline tira un petit sifflet de sa poche ; au premier coup qu’elle en donna, tous les appartemens se trouvèrent illuminés.

Ce coup de sifflet causa au jeune page un frémissement dont la fée s’aperçut. Ne craignez rien, lui dit-elle en riant, le tambourin n’est pas ici. J’en suis ravi pour la compagnie, dit Agis ; il n’est bon que pour les Dondiniens. Cet homme-là, dit Fêlée, n’est pas des amis d’Agis, il m’a pourtant rendu un si grand service, que je ne puis me dispenser de vous demander de ses nouvelles. Je gagerois, dit Agis, qu’il est mort de lassitude au pied de quelque buisson ; il ne pouvoir pas résister long-temps au métier qu’il faisait. Il ne m’a point quitté, dit Cabrioline, & il ne tient qu’à moi de le faire paroître tout à l’heure. Mais comme nous devons aujourd’hui faire autre chose que voyager ou faire fuir les ennemis, j’ai amené une symphonîe plus douce, & dont vous serez content.


CHAPITRE XIV.


Du repas & du bal dont Cabrioline régala toute la cour.


TOUTE la cour passa dans un grand salon, où l’on trouva une table de trente-six couverts, servie des mets les plus délicieux, ordonnés par la fée. Elle pria le roi de faire mettre à table Agis & la gouvernante, & les officiers les plus distingués. Le roi le leur ayant ordonné, il se trouva encore plusieurs places vides. Il demanda aux plus considérables de l’empire d’envoyer chercher leurs femmes & leurs filles & l’assemblée se trouva complète.

Mais les Soliniens par un reste de préjugé, n’osoient presque ouvrir les yeux. La fée s’en étant aperçue, leur en fit des reproches, & leur demanda s’ils avoient quelque peine à imiter leur roi. Il est le maître, dit le plus âgé de ces officiers ; mais nous sommes soumis aux lois. Ils ont raison dit le prince ; mais dans un moment personne n’aura plus d’inquiétude, Je fais une loi qui fera demain publiée dans tout mon empire. Je veux que l’on adore le soleil pendant le jour, & la lune pendant la nuit.

Tous les courtisans applaudirent à une pensée si sage & les scrupules étant cessés, la joie qui accompagnoit toujours l’aimable fée se répandit sur toute la compagnie. La jeune Fêlée parut charmante, même aux dames, c’est beaucoup dire ; ses yeux brilloient d’un feu vif & tendre ; sa bouche charmante sourioit le plus agréablement du monde : mais comme les prêtres du soleil l’avoient désarmée avant de la conduire au sacrifice, elle paroissoit un peu pâle. Cabrioline, qui s’en aperçut, s’approcha d’elle, lui tint un moment sa serviette devant le visage, & lui ayant un peu frotté les joues avec le bout des doigts, sema les plus belles roses sur son teint de lys. Dès que la fée eut fini cet enchantement, l’admiration éclata de toutes parts, & ranima encore le plaisir.

Lorsque l’on fut au dessert, on fut surpris de voir entrer Bengib, parfaitement guéri de sa blessure. Il vint se jeter aux genoux du roi, & lui montra une pierre qu’il tenoit dans sa main. Seigneur lui dit-il, n’est-ce pas là la pierre merveilleuse qui vous a guéri ? Elle a fait le même effet sur moi, mais elle m’a été donnée par un autre que Zaïde. Sans doute ma chère Zaïde est morte & un autre possède le trésor qui lui appartenoit. Non non, dit la reine d’Amazonie qui prit la parole, Zaïde m’a suivie dans ces lieux, & je reconnois cette pierre pour être à elle. Ordonnez donc que je la voye, répliqua le more, & ne souffrez pas, je vous en conjure, que je languisse plus long-temps.

Le roi demanda aussi-tôt celui qui avoit guéri l’esclave : il vint, & dit qu’il avoit trouvé aux portes du palais une jeune moresse fort alarmée ; qu’elle l’avoir prié, en pleurant, de mettre cette pierre qu’elle lui consfoit, dans la bouche de celui qui avoit été blessé auprès du roi. J’ai, dit-il, exécuté sa commission, sans savoir la vertu de ce précieux trésor.

Bengib courut aussi-tôt aux portes du palais, & rentra un moment après, tenant sa chère Zaïde par la main. Elle raconta qu’ayant appris des Amazones que la reine avoit laissées hors de la ville, qu’un esclave noir avoit reçu un coup de flèche, elle avoit eu un secret pressentiment que cet esclave étoit son cher Bengib. J’ai, dit-elle, guéri d’abord les blessures des Amazones, & j’ai trouvé moyen d’entrer dans la ville ; mais ayant été refusée aux portes du palais, j’ai confié cette pierre à un des officiers du roi, dans l’espérance que je sauverois mon amant. Chacun prit part à la tendresse & au bonheur de ces deux personnes. Le roi sur-tout & la princesse leur promirent de les rendre heureux.

Lorsque l’on quitta la table, on entendit une symphonie douce dans une salle voisine du lieu où l’on étoit. Voilà, dit Agis, une musique qui me plaît, & non pas ce détestable tambourin. Je vous félicite de ce goût, dit la fée : on voit, ajouta-t-elle en regardant la gouvernante, que dans vos amours & dans vos plaisirs vous cherchez la tranquillité. Agis n’osa répondre à cette raillerie, qui n’augmenta pas l’amitié que la gouvernante avoit pour Cabrioline.

On trouva dans la salle où étoit le bal une nombreuse assemblée des plus jeunes dames de Solinie ; elles avoient vu grande lumière au palais ; elles s’étoient levées tout doucement d’auprès de leurs maris, & étoient venues voir quelle étoit cette nouveauté ; elles avoient pris leurs plus beaux ornemens, & paroissoient charmantes, quoiqu’elles se fussent habillées sans chandelle (tant il est vrai que les femmes viennent à bout de réussir à tout ce qu’elles entreprennent). Plusieurs jeunes gens s’étoient masqués, & les avoient suivies ; en sorte que l’assemblée étoit des plus brillantes & des plus nombreuses. Mais les bourgeoises de Solinie, qui savaient vivre, avoient laissé les premières places vides pour le roi & toute sa cour.

Le roi ouvrit le bal avec la princesse, & après que l’on eut dansé plusieurs ménuets, on en vint aux contredanses. Cabrioline en enseigna de nouvelles, qui charmèrent tout le monde, parce que c’étoit toujours les mêmes figures, & qu’il n’y avoir que les airs qui fussent différens. Les dames de Solinie, qui n’avoient jamais vu un pareil spectacle, étoient enchantées, L’amour, qui seul anime les plaisirs, triomphoit dans cette assemblée, & se plaisoit à confondre les scrupules des charmantes Soliniennes.

Le bal avoit déjà duré cinq heures, sans que personne s’en ennuyât ; car la reine d’Amazonie ronfloit dans un coin, & la gouvernante de la princesse dormoit dans un autre, quoiqu’elle fût auprès d’Agis. Mais le jeune page, qui n’aimoit pas la danse, se lassa à la fin ; & pour la faire cesser, il sortir un moment, & revint dire d’un air empressé, que les maris étoient dans une des cours, & qu’ils vouloient absolument entrer. Aussi-tôt toutes les dames, en prenant chacune un jeune homme sous le bras, se sauvèrent comme des oiseaux effarouchés, & rentrèrent chez elles. Elles furent fort contentes de trouver leurs époux endormis, & que le page les eût trompées.

Le roi pensa se mettre en colère, quand il sut qu’Agis n’avoir pas dit vrai ; mais la reine d’Amazonie, qui se réveilla, prit le parti du page, & remontra au roi que les sénateurs viendroient le prendre à la pointe du jour, & qu’il avoit besoin de repos aussi bien que la princesse, Allons, mon fils lui dit-elle allons nous coucher. Le roi fut si enchanté de cette expression qu’il lui baisa la main, & demanda à la fée de faire cesser les violons. Toute la peine que Cabrioline imposa à Agis, fut de danser la dernière entrée avec elle. Il fallut bien obéir ; mais au milieu de la danse il se sauva dans une chambre, dont il eut soin de bien fermer la porte, & tout le monde se retira.


CHAPITRE XV.


Le jeune monarque retrouve à la cour le vieux Savantivane.


LE lendemain, au lever de l’aurore, les prêtres du soleil ouvrirent les fenêtres du temple & le parèrent des ornemens dessinés aux plus grandes fêtes ; ils allèrent ensuite au palais avec les sénateurs, pour accompagner le roi au temple, & le couronner en présence de tout le peuple. On éveilla le jeune monarque & quoique la princesse fût un peu fatiguée du bal, elle fut habillée la première. Cabrioline avoit présidé à sa toilette ; ainsi. il ne manquoit rien à son ajustement. La reine d’Amazonie fit un peu attendre parce qu’on ne lui avoit pas encore apporté son premier bouillon. La fée & le roi lui demandèrent pardon d’avoir oublié cette cérémonie.

Quand le roi fut dans le vestibule du palais, il se présenta une jeune Solinienne, charmante, qui vint se jeter à ses pieds fort alarmée. Ses pleurs l’empêchèrent d’abord de parler. Le roi la releva poliment, & lui demanda ce qu’elle désiroit, & quel étoit le sujet de ses larmes. Protégez-moi, dit-elle, seigneur, contre un mari barbare qui me poursuit & qui, veut me punir d’être venue cette nuit au bal dans ce palais. Quand je fuis rentrée, je m’attendois à le trouver endormi comme les autres citoyens mais je l’ai trouvé éveillé, & lisant à la lumière d’une bougie. Il m’a accablé des plus violens reproches & m’a fait de si terribles menaces, que je crains pour ma vie même.

Le roi alloit assurer cette aimable femme qu’il la défendroit lorsqu’on vit entrer ce mari furieux. Mais quelle fut la surprise du roi, quand il reconnut dans ce mari jaloux le vieux Savantivane, qui l’avoit conduit à Azinie & quel fut l’étonnement de Savantivane quand il vit que celui qu’il avoit reçu chez lui, étoit le roi des Soliniens !

Dans cette situation, ce fut le roi qui parla le premier. Approchez-vous, dit-il en riant venez mon cher Savantivane, que je vous embrasse. Quoi ! vous ferez-vous toujours de mauvaises affaires dans tous les lieux que vous habiterez ? Vous savez que, dans votre patrie, vous avez pensé servir d’ornement à la queue du grand âne, pour trop aimer les sciences : ici vous allumez de la bougie, contre toutes les lois, pour épier votre femme. Si vous eussiez imité les autres Soliniens, vous ne vous seriez aperçu de rien, & vous seriez tranquille comme eux. Mais veux bien vous pardonner, à condition que vous pardonnerez à cette aimable femme que vous la remercierez en ma présence, de la grâce que je vous accorde ; que vous ne parlerez point de cette aventure à vos voisins, & que vous m’instruirez par quelle conjoncture vous êtes devenu un de mes sujets.

Seigneur, répondit Savantivane, dès que vous me rendez témoignage que mon épouse n’a fait que venir au bal dans ce palais, je lui pardonne volontiers & je la remercie d’avoir été cause que j’ai reconnu pour mon roi, plutôt que je n’aurois fait, un prince tel que vous. Je vous proteste que, si les Soliniens savent jamais ce que leurs femmes & la mienne ont fait cette nuit, ce ne sera point de moi qu’ils l’apprendront. À l’égard de l’aventure qui m’a conduit ici vous saurez qu’aussi-tôt votre départ d’Azinie, on vous chercha par-tout, & je fis moi-même tous les efforts imaginables pour vous trouver ; mais n’en pouvant venir à bout, on dit que je savois où vous étiez, & que je feignois de l’ignorer. Je vis que l’on vouloit me chercher querelle sur ce que j’avois laisse échapper l’ignorant que j’avois amené à la place de mon frère Doctis. Dans la crainte d’un sort funeste, je ramassai mes trésors & je m’embarquai sur un vaisseau qui m’a conduit dans cette ville, que je ne connoissois point. Un vieux Solinien, à qui je contai mon histoire & à qui je montrai mes richesses, me proposa sa fille en mariage : c’est cette jeune femme que j’ai épousée il y a quinze jours. Tant que j’ai dormi toute la nuit, & que je n’ai vu goutte, j’ai été content de sa conduite ; mais cette nuit m’étant éveillé, je ne l’ai plus trouvée dans mon appartement. J’ai vu par ma fenêtre, une grande lumière au palais ; j’ai cru qu’il m’étoit permis d’allumer une vieille bougie que j’avois apportée d’Azinie & d’étudier en l’attendant. C’est la seule faute que j’aye faite car si je me fusse rendormi tranquillement il n’auroit été question de rien, & elle m’auroit fait accroire ce qu’elle auroit voulu. Mais puisque vous me pardonnez ma faute, & qu’elle veut bien recevoir mes remerciemens de la grâce qu’elle me procure, il n’y faut plus penser.

Agis, qui étoit survenu pendant cet entretien, admira cette aventure, & dit au roi : Voilà, seigneur, la chose du monde la plus heureuse. Tous nos amis sont rassemblés ; vous retrouvez votre empire & votre princesse ; Bengib se réunit à Zaïde ; j’ai rencontré ma fidèle gouvernante, & votre ancien hôte d’Azinie est ici par hasard. Dans toutes nos aventures, il n’y a eu qu’un œil de perdu ; c’est le pauvre prince Solocule qui sera la victime de tout ceci. Son œil est recouvré, dit Cabrioline, & même au double. Chacun demanda à la fée comment cela s’étoit fait, & d’où elle savoit cette nouvelle. Apprenez, dit-elle, qu’après avoir quitté le prince, en sortant de vaincre les Dondiniens, je me transportai au château où nous avions passé la nuit deux jours auparavant ; j’y restai quelques jours, & allai ensuite à Amazonie, pour savoir si le prince avoit épousé la princesse Fêlée. Je sus, par mes intelligences, qu’il étoit au palais de la sœur de la reine. Je m’y fis conduire aussi-tôt, & j’y appris qu’il étoit parti, par ordre de Solocule, pour venir en ces lieux. Je vis ce prince privé de la vue, qui me joua quelques airs de vielle : cela me fit plaisir. Je dansai même devant lui, & j’eus pitié du regret qu’il me témoigna de ne me point voir. J’ai, entre autres secrets, celui d’éclaircir la vue ; je m’en servis en faveur de ce prince ; depuis ce temps-là il voit plus clair qu’un lynx. Il m’a tant marqué de reconnoissance, qu’il a dansé tout un jour avec moi. Il avoit même préparé un grand spectacle où je devois briller ; mais, sans avertir personne je le quittai & j’étois déjà sur ce rivage, qu’on me cherchoit dans les appartemens (car nous autres fées dansantes traversons la mer, comme un autre passe une rivière). Quand je suis venue en ces lieux, continua la fée en adressant la parole au roi, vous n’y étiez pas encore arrivé. C’est moi qui me suis déguisée en vieille & qui ai engagé Bengib à mettre son doigt la bague mystérieuse qui rend invisible afin qu’il vînt sur le rivage où vous deviez aborder. Vous savez de quelle manière il vous a sauvé des flots, & ce qui s’est passé depuis. Avouez que j’ai bien conduit toute cette affaire.

Toute la compagnie avoua que rien n’étoit mieux entendu, & prit part au bonheur de Solocule.


CHAPITRE XVI.


Couronnement du roi ; son mariage avec Fêlée ; conclusion de cette histoire.


TANDIS qu’il se passoit des choses si intéressantes dans le palais, les prêtres attendoient le roi pour le conduire au temple, & commençoient à s’impatienter : enfin le roi sortit, & les trouva dans la cour qui regardoient le soleil, pour voir s’il seroit serein pendant un jour si célèbre. Le roi avec la reine d’Amazonie, la princesse & la fée montèrent dans un char qui les attendoit. Le roi ordonna en sortant qu’on ouvrît les portes de la ville, & qu’on laissât entrer les Amazones, qu’il vouloit que l’on regardât désormais comme amies. Cet ordre ne plut pas trop aux vieux bourgeois de Solinie ; mais la curiosité de voir de nouvelles femmes, fit voler les jeunes gens vers les remparts, & ils eurent bientôt exécuté les commandemens du prince.

Quand on fut arrivé au temple on fit placer le nouveau roi sur un trône élevé mais avant de le couronner, on lui dit que la coutume étoit de faire un discours au peuple. Cette proposition embarrassa très-fort le jeune monarque. Si vous m’aviez, dit-il, prévenu de la veille, j’en aurois acheté un tout fait que je vous débiterons. Il y a bien des gens plus habiles que moi, qui ne font pas autrement ; pour à présent, cela m’est impossible. Mais faut-il ajouta le prince, que le discours soit long ? Il doit durer environ trois quarts d’heure, répondit le grand-prêtre. Trois quarts d’heure, s’écria le roi ; c’est de quoi faire mourir l’orateur & les auditeurs. Point du tout, dit un des prêtres ; nous aimons les harangues à la folie ; c’est un plaisir qui ne coûte rien. Mais, reprit le roi, ne peut-on pas faire faire ce discours par un autre ? J’ai peu de mémoire, & je n’ai jamais exercé mes poumons qu’à une chose qui ne fait point partie de l’éloquence (il vouloit dire à souffler des pois dans sa sarbacane) ; je voudrois qu’un autre haranguât pour moi.

Cela se peut, dit un des sénateurs ; pourvu que nous entendions un beau discours pendant près d’une heure, nous ferons contens. Aussi-tôt Savantivane qui avoit des discours tout prêts sur toutes sortes de sujets, demanda permission au roi d’entretenir la compagnie. Je vous en prie instamment, répondit aussi-tôt le prince ; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir. Dans le moment Savantivane étant monté sur les marches du trône, loua les vertus du défunt roi, dont il n’avoit jamais entendu parler, exagéra le bonheur des Soliniens de voir son trône rempli par un prince aussi parfait qu’étoit le jeune roi, quoiqu’il ne l’eût connu qu’à Azinie ; & il employa le dernier quart d’heure à les assurer du sort le plus heureux sous son règne, sans savoir ce qui devoit arriver.

La harangue de Savantivane fut généralement applaudie ; mais on ne la rapportera point, parce qu’elle fit bâiller la princesse. Quand ce discours fut fini, on mit la couronne sur la tête du jeune roi, & on lui présenta le sceptre : aussitôt chacun se prosterna, & le temple retentit des cris de joie des Soliniens & des Amazones, qui étoient entrés en grand nombre.

Le roi fit cesser le tumulte, pour proposer deux choses importantes ; la première étoit la loi qu’il avoit imaginée la veille d’adorer le soleil pendant le jour & la lune pendant la nuit. Cette proposition pensa causer une sédition. Les anciens s’élevèrent contre cette nouveauté, & se jetèrent aux pieds du roi les larmes aux yeux pour lui demander de ne les pas obliger à cette loi nouvelle. Mais les courtisans qui avoient été du repas de la veille, les jeunes gens qui avoient été au bal, & sur-tout les femmes, crioient au contraire que cette loi étoit très-sage.

Le roi étoit d’une extrême bonté ; il dit aux anciens avec douceur qu’ils voyoient bien eux-mêmes qu’il n’étoit plus le maître ; & qu’il falloit observer cette loi, puisque tout le monde le vouloit.

La seconde proposition du jeune monarque fut d’épouser à l’instant la princesse & de la faire déclarer reine de Solinie. Il croyoit ne trouver aucune contradiction à un si beau dessein ; mais les prêtres & les sénateurs, piqués, à ce que l’on croit, de la première loi que le roi avoit établie, s’y opposèrent de toutes leurs forces, & déclarèrent que cela étoit absolument impossible. Et quelle est dit le roi irrité, la cause de cette impossibilité ? Elle est bien grands & bien juste, dit le grand —prêtre d’un air éloquent ; &, depuis la fondation de notre monarchie, aucun de vos augustes ancêtres n’a manqué à un usage qui, par son observation, est devenu une loi fondamentale de cet empire. Mais quel est cet usage ? dit le roi qui perdoit patience. Sire, répondit le grand-prêtre e il est fondé sur la majesté de nos rois & sur le rang des princesses à qui ils veulent s’allier. Mais, s’écria Agis, qui auroit volontiers battu le grand-prêtre, quand il seroit fondé sur le soleil, qui te brûle la cervelle, quel est cet usage qui sait une loi ?

Le grand prêtre rêva un moment, & dit ensuite : Il est, Sire, d’envoyer des ambassadeurs chercher la princesse à qui le roi veut s’allier ; & ainsi, il vous est impossible d’épouser cette princesse, que vous trouvez comme par hasard dans votre empire.

Les prêtres & les sénateurs, qui s’imaginoient que le grand-prêtre avoit trouvé un bon moyen pour lâcher un peu le nouveau législateur, huèrent le pauvre Abdumnella de n’avoir inventé que cette difficulté, & le roi & sa suite éclatèrent de rire de son air embarrassé.

Pendant ces discours, Cabrioline, dans un coin du temple, s’amusoit comme une franche petite coquette qu’elle étoit, à causer avec de jeunes Soliniens qu’elle avoit trouvés au bal la nuit précédente. Quand elle entendit les ris que l’on faisoit, elle s’approcha, & ayant appris ce qui les causoit, elle dit aux prêtres & aux sénateurs : Graves personnages, écoutez-moi. Je loue votre zèle pour la majesté royale, j’approuve votre amour pour les anciens usages. Lorsque vos rois voudront épouser des princesses étrangères, envoyez-les chercher par les ministres les plus distingués ; mais vous ne devez pas craindre aujourd’hui de manquer ni à la dignité de l’empire, ni à vos coutumes. Apprenez que c’est moi qui ai conduit ici la princesse & sachez que Cabrioline vaut bien un ambassadeur. Cela est vrai, dit Agis, quoiqu’il y ait bien des gens qui en doutent. Au reste, ajouta la fée si mes raisons ne vous persuadent pas, je sais le moyen de vous faire obéir. Je vais appeler mon joueur de flûte ; demandez à Agis si je vous ferai danser. Ah de grâce, Messieurs, dit le page, mariez au plutôt le roi, par pitié pour moi & pour vous-mêmes ; ne vous exposez pas à voir votre temple détruit, & votre ville démolie de fond en comble, à force de sauter.

Le grand-prêtre feignit de se rendre plutôt à la raison de Cabrioline qu’à la crainte, & la jeune Fêlée fut unie pour jamais à son cher prince.

Dès qu’Abdumnella eut achevé la cérémonie, on entendit un bruit souterrain, qui fit trembler tout le monde. Le roi sur-tout & la jeune reine furent consternés par la crainte que quelque nouveau malheur ne vînt troubler leur union. Mais on se rassura, quand on vit sortir du fond du temple une nymphe que le grand prêtre & Bengib reconnurent pour la fée des montagnes.

Rassurez-vous dit-elle au roi, je n’emploie pas mon pouvoir à causer des malheurs. Je viens vous annoncer le destin qui vous est réservé ; vos jours seront désormais fortunés & tranquilles. Pendant le cours d’un règne long & florissant vous réunirez sous votre puissance l’empire des Soliniens de celui des Amazones. Mais comme il n’est rien qui ne change dans la nature, cet empire si puissant sera détruit quelque jour ; & de ces villes célèbres il n’en restera non plus de traces que du fameux Illion dans la Phrigie. Cette nation si glorieuse ne sera pourtant pas anéantie ; vos descendans, dignes héritiers de vos vertus, régneront sur les bords d’un fleuve fameux, dont les eaux augmentent la grande mer qui nous environne. On trouvera parmi eux des avares & des prudes dignes de l’illustre Solinie ; on y verra briller de fières héroïnes dignes descendantes des Amazones. Savantivane, malgré son grand âge, aura une postérité nombreuse, qui s’établira dans les mêmes climats, & dont la vertu bien loin d’être opprimée comme dans l’ingrate Azinie, sera l’objet de la vénération de tous les humains. Que rien désormais ne vous alarme, cette brillante destinée est le fruit de mes soins & de ma puissance.

Après ce discours, la fée frappa la terre avec le pied le temple trembla une seconde fois & la nymphe disparut.

On croit sa prédiction vraie parce qu’en effet on ne voit plus aucun vestige de ces fameuses villes sur les bords du lac de Parime. Il ne reste aujourd’hui qu’un fleuve, appelé la rivière des Amazones ; mais il est difficile de deviner dans quels lieux les descendans de ces peuples habitent aujourd’hui, & quel est le fleuve sur les bords duquel la fée prédit qu’ils devoient demeurer.


Fin de l’histoire du prince Soly.







Fin de la Table du prince Soly.