Histoire du prince Soly/I/9


CHAPITRE IX.


Histoire de Savantivane.


L’empire dans lequel j’ai pris naissance, dit le vieillard, est d’une fort grande étendue, & très-peuplé. La ville capitale de ce royaume, où je compte que nous arriverons aujourd’hui, s’appelle Azinie. La langue que l’on y parle n’est pas la même que la vôtre ; ainsi vous n’entendrez rien d’abord aux discours de nos citoyens.

Mais dit Prenany, comment ferai-je donc ? Je m’ennuierai à mourir. Est-ce là cette félicité dont vous me flattiez ? Cela ne fait rien au bonheur de la vie, reprit le vieillard d’un air tranquille ; il y a mille gens qui n’entendent pas ce qu’on leur dit, quoiqu’on s’exprime en leur langue, & qui n’en sont pas pour cela moins satisfaits : d’ailleurs je vous expliquerai le soir en particulier ce que l’on vous aura dit pendant la journée ; & de ne rien n’entendre à ce que l’on vous dira, c’est ce qui vous sera un mérite auprès de mes compatriotes.

L’ignorance est une des plus belles qualités de nos peuples, & il suffit de savoir quelque chose, pour être suspect à l’état, & exposé au plus honteux supplice.

Cette loi générale de ne rien savoir a été introduite par un de nos plus illustres monarques, qui régnoit il y a environ cent ans ou mille ans. On ne sait pas bien au juste cette époque ; tout ce que l’on a pu retenir est que ce roi aimoit fort à disputer. Étant un jour entré en contestation avec un de ses courtisans sur un point d’histoire, il soutint que l’on ne pouvoit connoître cette science, sans savoir parfaitement la physique. Toute la cour se prit à rire ; on eut beau lui protester que ce n’étoit pas de lui que l’on se moquoit, il conçut dans ce moment une telle haîne contre la science & les savans, qu’il fit abattre sur le champ tous les colléges, brûler tous les livres, & détruire toutes les inscriptions qui étoient dans son royaume. Il fit élever, au milieu de la place publique, un grand âne de cuivre rouge sur un piédestal. C’est ce grand âne qui a donné le nom d’Azinie à la capitale, & qui depuis a été révéré comme la divinité tutélaire de l’empire.

Depuis la mort de ce roi, ses successeurs, & nos peuples, à leur exemple, se sont infiniment perfectionnés dans l’ignorance. Mais mon père, qui étoit demeuré veuf de bonne heure, n’ayant de son mariage que deux fils, dont j’étois l’aîné, nous destina, pour notre malheur, à être savans, malgré toutes les lois qui s’opposoient à son projet.

Il me nomma Savantivane, et appela mon frère Doctis, pour marquer l’envie qu’il avoit de nous faire exceller en science & en doctrine.

Pour donner lui-même les premiers élémens des belles connoissances, il apprit à lire & à écrire d’un savant qui demeuroit caché dans la ville ; & lorsque nous fûmes en âge de voyager, il nous envoya dans les pays étrangers, pour nous instruire dans les écoles qui y étoient établies. Dans le cours de nos études, nous passâmes quelque temps à Amazonie. C’est dans cette occasion que j’ai appris votre langage.

Mais mon frère, pour son malheur, réussit beaucoup mieux que moi ; il apprit à entendre facilement deux langues que l’on ne parloit plus depuis deux mille ans. Il savoit, à cent ans ou deux cents ans près, le temps auquel s’étoit donné une bataille à cinq ou six mille lieues de nous ; il savoit alléguer des raisons pour & contre sur des choses que personne ne peut savoir au juste. En un mot, il auroit passé pour un oracle dans un pays dix fois plus éclairé que le nôtre.

Mon père, quelque temps avant de mourir, le maria avec une femme jeune & aimable, & lui donna la meilleure partie de ses biens. Pour moi, il ne voulut jamais me donner d’établissement, parce qu’il me regardoit comme l’aîné & le chef de sa famille.

Si mon père eût prévu les malheurs dans lesquels la femme de Doctis nous a plongés, il se seroit sans doute bien gardé de faire entrer un pareil monstre dans notre maison. Cette femme, orgueilleuse d’être descendue de parens qui s’étoient distingués dans l’état par leur profonde ignorance, traitoit mon frère avec le dernier mépris ; quelquefois elle amenoit les plus aimables de ses compagnes, qui, par leurs railleries, le détournoient de l’étude ; quelquefois elle faisoit des papillottes avec ses écrits ; souvent elle répandoit son encre jusqu’à la dernière goutte. Mais voyant que ses efforts étoient inutiles, cette mégère eut la cruauté de dénoncer mon frère aux magistrats, comme un savant coupable de la plus haute expérience.

Par malheur pour mon frère, il avoit ramassé de toutes parts les événemens les plus considérables des siècles passés ; il avoit copié des pièces de plusieurs auteurs, qu’il avoit arrangées au hasard, sans trop observer l’ordre des temps ni des lieux ; il avoit cousu à cela des dissertations légères sur les différens arts & sur leur origine, & avoit donné le nom de livre à toutes ces pièces rapportées. Quoiqu’il protestât à chaque page qu’il ne savoit rien de la matière dont il alloit parler, les juges, auxquels sa perfide femme le dénonça, lui firent son procès, & il fut condamné à la mort.

Que cet arrêt me paroît injuste ! dit Prenany en interrompant le vieillard. Si la chose est comme vous le dites, on fit mourir votre frère bien légèrement ; mais vous le flattez peut-être, & sans doute il avoit mêlé à ces écrits des réflexions qui marquoient un profond génie, & qui montroient qu’il avoit beaucoup médité sur le cœur humain.

Point du tout, reprit Savantivane ; les réflexions qui se trouvoient de temps en temps dans son ouvrage, n’étoient que des lieux communs usés, sur la sagesse, le désintéressement, & la constance dans les adversités ; & cependant, un jour que l’on célébroit une fête solennelle (pardonnez aux soupirs que m’arrache encore le souvenir d’un malheur si funeste), mon pauvre frère fut pendu à la queue du grand âne de cuivre rouge.

Pour moi, continua le vieillard après avoir gardé quelques momens le silence, je fus accusé d’être son complice ; mais comme l’on ne trouva point de preuves de mon crime, on se contenta de m’exiler dans le désert où vous m’avez trouvé ; il me fut défendu de revenir, sous peine d’éprouver le même sort que mon frère, à moins que ne n’eusse oublié tout ce que je pouvois savoir, & que je n’amenasse avec moi, pour remplacer le frère que l’on m’avoit ôté, un homme de l’ignorance duquel on pût être content.

J’ai demeuré environ trois ans dans mon exil, ne vivant que de racines, & j’aurois couru le risque d’y périr enfin, si je n’eusse pas eu le bonheur de vous rencontrer. Votre physionomie heureuse, & la situation où je vous ai trouvé, m’a donné de vous les plus hautes espérances, & le récit que vous m’avez fait de vos aventures, joint aux réponses que vous avez faites aux questions que je vous ai proposées, m’a confirmé dans mon opinion. Je vais vous présenter à nos citoyens comme un présent digne de faire ma paix avec eux.

Mais, dit Prenany avec une espèce de crainte, il me paroît que je m’expose en vous suivant à Azinie ; je ne suis pas si ignorant que vous le dites : je sais, par exemple, jouer à la paume à merveille. Cette science-là ne vous fera point de mauvaise affaire, reprit le vieillard. Je sais, dit Prenany, nager comme un poisson, &, comme vous l’avez entendu, grimper à un arbre mieux qu’un chat. Vous ne courrez encore aucun risque pour cela, répondit Savantivane. Enfin, dit le prince, je sais viser si droit avec la sarbacane, que j’ai crevé l’œil de mon rival. Je sais danser toutes les contredanses nouvelles, & même chanter assez bien pour m’amuser tout seul pendant une matinée. Croyez-moi, dit Savantivane, malgré cela, vous n’avez rien à craindre, & toutes ces belles connoissances n’empêcheront pas que vous ne parveniez aux premières dignités de l’empire.

En achevant ces discours, ils aperçurent la ville, que l’on ne voyoit que lorsque l’on étoit près d’y entrer, parce qu’elle étoit dans un fond. À cet aspect, ils reprirent un nouveau courage, & y arrivèrent bientôt.