Histoire du prince Soly/I/12


CHAPITRE XII.


Comment Prenany apprit la situation de la princesse depuis son absence, & de quelle manière il quitta les Aziniens.


Il y avoit déjà six mois que le jeune prince étoit à Azinie ; & quoiqu’il fût toujours dans les fêtes & dans les plaisirs, il étoit sans cesse occupé de sa princesse : mais il ne pouvoit en avoir de nouvelles, parce qu’elle ignoroit de quel côté il avoit porté ses pas, & il ne pouvoit lui écrire, parce qu’on ne vendoit ni encre ni papier à Azinie.

Un jour que Prenany étoit sorti seul de la ville dès le grand matin, & qu’il avoit pris sa longue sarbacane pour s’amuser dans la campagne, il crut reconnoître un des pages de la princesse Fêlée. Il courut à lui avec précipitation. Est-ce toi, mon cher Agis ? lui dit-il en l’embrassant ; quel heureux hasard fait que je te rencontre en ces lieux ? Viens-tu par l’ordre de la princesse ? Dans qu’elle situation est elle ? Qu’est devenu Solocule ? Fêlée m’aime-t’elle toujours ? La sœur de la reine est-elle encore vivante ? Ne me pardonnera-t’on point à la cour ? Y puis-je retourner, ou suis-je condamné à un exil éternel ? Réponds-moi donc, mon cher Agis, tu me fais mourir d’impatience.

Je ne saurois, dit Agis, répondre à tant de questions à la fois. Reposons-nous ici, & avant qu’il soit deux petites heures, vous saurez tout ce que vous voulez apprendre.

Le lendemain que vous eûtes crevé si adroitement l’œil de Solocule (dit le jeune page après qu’ils se furent assis sur l’herbe), on vous chercha encore vainement dans la forêt : on y alluma des feux pour vous enfumer, si vous étiez encore sur quelque arbre. Mais je savois bien que toutes ces peines étoient inutiles ; car la gouvernante de la princesse, qui, sans me vanter, me veut du bien, & qui compte m’épouser quand ma fortune sera faite, m’avoit instruit de votre fuite.

Les chirurgiens les plus experts guérirent parfaitement l’œil de Solocule, à l’exception qu’il n’en voyoit point du tout. Depuis cette accident, ce jeune prince ne pouvant plus s’appliquer à la chasse, ni aux jeux d’adresse, s’adonna aux sciences, & sa mère lui fit apprendre à jouer de la vielle, comme d’un instrument qui lui convenoit le mieux du monde.

Il s’y appliquoit si vivement, qu’il parvint, en moins de quatre mois, à en jouer à merveille. Comme il étoit toujours amoureux de la princesse, il se faisoit conduire chez elle, & la faisoit danser en lui jouant toutes sortes d’airs, ce qui la réjouissoit si fort, qu’elle faisoit au prince mille amitiés.

La gouvernante, qui est entièrement dans vos intérêts, appréhenda cette nouvelle passion ; elle n’osoit la combattre ouvertement, parce qu’elle savoit qu’il entre beaucoup de contradiction dans les désirs des filles. Voici le moyen qu’elle trouva pour empêcher le progrès de cette inclination dangereuse. Un jour que Solocule venoit, à son ordinaire, rendre visite à la princesse, elle lui dit que Fêlée seroit charmée s’il lui jouoit quelques concerto. Le prince en joua deux ou trois. La princesse n’osoit pas lui dire de cesser, de peur de manquer à la politesse ; elle bâilloit sans que le prince s’en aperçut ; elle frappoit du pied d’impatience, il croyoit qu’elle battoit la mesure ; enfin elle s’évanouit tout à fait, & depuis ce temps là elle n’a plus voulu entendre parler de la vielle, ni de celui qui en jouoit.

Solocule s’en est consolé, en disant qu’elle étoit de mauvais goût de ne pas aimer le concerto sur un instrument si plein d’harmonie, & s’est retiré dans un château de la princesse sa mère, où il ne s’est appliqué qu’avec plus d’ardeur à y exceller.

Mais à peine ce rival a-t-il été banni, qu’il s’en est présenté un bien plus redoutable pour vous.

Quelques-uns de mes camarades & moi, nous promenant un jour à une demi-lieue d’Amazonie, trouvâmes trois petits hommes qui paroissoient avoir environ quarante ans. Ils étoient tous trois boîteux de la jambe gauche, & portoient sur le dos une bosse qui leur montoit jusqu’au milieu de la tête. Nous nous approchâmes d’eux pour en rire à notre aise, & nous commençames la conversations par leur donner quelques croquignoles. Il y en eut deux à qui le jeu déplut, & qui s’enfuirent en boitant. Nous nous souciâmes pas beaucoup de les poursuivre ; mais le troisième tourna la chose en raillerie, & nous dit d’un air gai, que nous lui paroissions de bonne humeur, & qu’il vouloit bien venir avec nous.

Nous consentîmes à souffrir de sa compagnie, & nous l’emmenâmes au palais, dans le dessein d’en faire rire la reine & la princesse ; & en effet, nous l’introduisîmes au souper dès le soir même.

Quand il fut dans la salle, il tira de sa poche un petit manteau en taffetas jaune, qu’il mit sur la bosse, & une couronne qu’il mit sur sa tête, & dit d’un ton grave, en s’adressant à la reine : Madame, vos pages m’ont insulté ; mais je leur pardonne, parce qu’ils ignoroient mon rang. Je suis le roi Dondin, dont l’empire est à cinquante lieues d’ici, du côté du midi. Sur le bruit qui est venu jusqu’à moi des graces de la princesse Fêlée, je suis devenu amoureux d’elle. La vue de cette princesse confirme dans mon esprit l’opinion que j’en avois conçue, & augmente dans mon cœur l’amour que sa réputation y avoit fait naître. Je viens vous la demander en mariage.

Ce n’est point mal parler pour un bossu, dit la reine. Eh ! il est boiteux, ma mère, dit la princesse. Je ne m’étonne pas qu’il ait tant d’esprit. Dès que les dames de la cour virent que la reine vouloit se divertir aux dépens de l’étranger, chacune le fit pirouetter dans la salle. Ah dit le petit homme outré de colère, je jure que je me vengerai. J’ai cinquante mille homme qui ne sont pas éloignés, & je mettrai tout à feu & à sang, ou j’épouserai la princesse.

Eh bien, dit la reine d’un air tranquille, en attendant que vous troupes soient prêtes, allez souper à l’office, mes pages auront soin de vous. A ces mots, nous emmenâmes le petit monarque, en lui donnant quelques coups de poing pour nous amuser ; mais il ne voulut point souper avec nous. Il remit fort proprement son manteau & sa couronne dans sa poche, & se sauva de la ville.

On rit pendant quelque temps, à la cour, de cette aventure ; mais au bout de huit jours, les vivres commencèrent à renchérir considérablement, & les paysans qui venoient aux marchés, disoient qu’ils trouvoient toutes les terres ravagées à dix lieues à la ronde. Il étoit sur-tout impossible de trouver un seul petit pois dans les campagnes, & on se souvint que Fêlée avoit marqué une grande passion pour ce mets en présence du roi Dondin. Cela fit juger aux plus sages que c’étoit lui qui se vengeoit.

Quelques jours après, les conjectures se changèent en certitude, & nous vîmes arriver au pied de nos remparts une armée nombreuse de soldats, tous semblables aux trois étrangers que nous avions trouvés.

La crainte fut générale par toute la ville, qui manquoit de vivres, parce qu’on n’avoit point prévu cette guerre. Les repas ne pouvoient plus être qu’à cinq services chez la reine, & à trois ou quatre chez les particuliers ; on ne pouvoit plus aller montrer ses équipages dans les promenades qui sont hors de la ville ; on étoit obligé de se contenter du bal & des spectacles. Cependant la princesse ne vouloit point entendre parler de la paix à condition d’épouser Dondin : ainsi, on résolut de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Nos guerrières ont fait plusieurs sorties sur les ennemis ; mais quoique les Dondiniens leur allassent tout au plus à la hanche, elles ont toujours été repoussées avec perte. Dans cette désolation générale, Fêlée étoit au désespoir de ne point avoir de vos nouvelles ; elle a fait déguiser trois de ses pages, ainsi que moi, & nous a envoyés de différens côtés pour vous chercher. Je vous dépeignois à tous ceux que je rencontrois, & leur demandois s’ils ne vous avoient point vu. Il n’y a qu’une jeune paysanne qui me dit hier qu’elle vous connoissoit ; que je n’avois qu’à aller toujours du côté de l’occident, & que je vous trouverois. Je ne puis exprimer la joie que je ressens de ce qu’elle ne m’a point trompé. Venez délivrer la princesse, & vous venger d’un rival aussi redoutable que Dondin.

Prenany avoit écouté tranquillement le récit d’Agis ; mais comme chacun est ému de différens objets, une seule circonstance le frappa. Quoi ! dit-il, Fêlée ne peut manger de petits pois, elle qui les aime à la folie ? Tu me dis là une chose qui me chagrine plus que tout le reste. C’est la vérité, dit le page, & la saison s’en passera sans qu’elle ait eu la satisfaction d’en avoir. Je veux lui en porter, dit le prince (il savoit l’effet que produit sur le cœur d’une femme une petite fantaisie satisfaite), nous en acheterons au premier village, & je trouverai bien moyen de les lui faire tenir, malgré tous les Dondiniens du monde. Allons, partons dès ce moment, ajouta le prince, & courons mériter ma grace & la princesse, en délivrant Amazonie.

Cependant, dit Agis, n’avez-vous pas quelques adieux à faire dans la ville que vous quittez ? Ma foi non, dit le prince, cela nous retarderoit. Mais, reprit le page, cela ne sera pas trop poli. Bon, répondit Prenany, ce sont des gens qui font gloire de ne rien savoir ; il faut leur laisser le plaisir d’ignorer ce que je serai devenu. A ces mots, le prince se leva, & se mit en marche avec Agis

En chemin, il demanda au page s’il y avoit bien loin du lieu où ils étoient, à Amazonie, & s’il ne falloit point passer par un désert impraticable. Il y a au plus trente lieues d’ici à la ville, répondit Agis, & si vous avez passé par un désert, vous avez pris le mauvais chemin. La route que j’ai suivie en venant ici, est charmante ; on y trouve des bois, des fontaines, & quelques villages où l’on peut se reposer.

J’en suis charmé, dit Prenany ; cela me faisoit de la peine de traverser ce détestable désert par où je suis venu. Ils arrivèrent peu de temps après dans le village, où ils se reposèrent, & le prince acheta un demi boisseau de pois verts, qu’il mit dans ses poches.