Histoire du prince Soly/II/04


CHAPITRE IV.


Du glorieux projet que forma la princesse Fêlée de vaincre les Soliniens, & par quel accident elle fut surprise ;


TANDIS que Prenany étoit dans cette triste occupation, sa perte causoit un chagrin extrême à la cour d’Amazonie. La princesse étoit rentrée au palais avec sa gouvernante ; & quand la nuit sur venue, sans que l’on vît paroître Prenany, la consternation fut générale. Fêlée surtout étoit désolée. Quoi ! disoit-elle, faut-il que le destin nous sépare, quand nous sommes près d’être unis pour jamais ? Ah ! misérable sarbacane, vous serez tous les malheurs de ma vie !

Le jour qui suivit cette funeste aventure, fut aussi triste qu’il devoir être rempli de joie ; les salles préparées pour les festins & pour les spectacles, les ares de triomphe élevés dans la ville, & qui devoîent embellir cet heureux hymen, étoient devenus autant de monumens qui renouveloient la douleur, en rappelant l’idée des plaisirs dont on s’étoit flatté, & qui s’étoient évanouis.

On fit chercher Prenany par tout le royaume, mais on ne se douta point qu’il fût chez la sœur de la reine parce qu’elle avoit paru lui pardonner sincèrement. Elle étoit même venue à la cour par politique, dans le dessein, disoit-elle, d’assister aux noces de la princesse & elle parut très-fâchée du malheur qui étoit arrivé. Ainsi, dans toutes les recherches que l’on fit, on ne pensa point que Prenany fût captif dans son palais.

Cependant la jeune Fêlée, pour détourner son esprit des chagrins que lui causoit la perte de son amant, résolut d’entreprendre quelque exploit considérable. Je fuis née priricesse, dit-elle un jour à sa gouvernante ; je suis destinée à régner sur un grand empire, & je ne me suis encore signalée par aucune entreprise. Le jeune Prenany a vu les pays éloignés ; il a surmonté les dangers d’un désert effroyable & où il étoit tout seul il s’est instruit des mœurs & des coutumes des Aziniens & a dansé pendant deux jours entiers avec Cabrioline ; il a reçu des blessures de la main de nos ennemis & enfin il nous a délivrées du redoutable roi Dondin. Mais moi, qu’ai-je entrepris qui me distingue ? j’ai vécu, dès mon enfance, dans une cour voluptueuse au milieu des jeux & dans le sein de la mollesse. Que je suis peu digne de lui ! Sans doute les dieux qui me séparent de ce jeune héros, témoignent qu’il faut que je mérite d’être à lui. Entreprenons donc quelque chose de considérable ; remportons une victoire signalée sur quelques-uns de nos ennemis ; mais choisissons les plus redoutables, pour faire mieux éclater notre courage. Armons un vaisseau, & allons attaquer les Soliniens. Triomphons de ces ennemis qui osent mépriser la lune. Notre victoire me rendra cette divinité propice, & me fera retrouver le jeune guerrier que nous avons perdu.

La sage gouvernante voulut en vain détourner la princesse de son dessein. Fêlée prit avec elle les guerrières les plus braves ; &, sans en avertir la reine, elle monta sur un vaisseau qui étoit au port, & arriva bientôt aux rivages de Solinie, accompagnée de sa gouvernante, qu’elle avoit enfin persuadée.

La princesse avoit laissé ordre d’avertir sa mère de son projet après qu’elle seroit partie. La reine parut d’abord inquiète de ce départ : mais des gens sages lui persuadèrent qu’elle ne devoit point s’alarmer ; qu’il étoit glorieux pour elle d’avoir donné la naissance à une héroïne dont la valeur surpasseroit celle des reines ses aîeules ; en sorte que la reine calma ses inquiétudes.

Quand on eut publié dans Amazonie que la princesse étoit partie pour la guerre, on fit des sacrifices dans tous les temples. Toute la Ville retentissoit des louanges de Fêlée, & des vœux que l’on faisoit pour sa victoire. Triomphez, disoit-on, jeune guerrière, des ennemis les plus redoutables ; vengez une déesse qui vous comble de ses bienfaits ; que les eaux qui vous conduisent à la victoire, s’apaisent devant Vous, & vous portent où tendent vos désirs ; que les ennemis que vous attaquez tombent sous vos coups, ou gémissent dans vos chaînes. L’encens fumoir de toutes parts, & les chiens même aboyoient à la lune, pour lui demander le retour de Félée.

Tandis que chacun marquoit ainsi son zèle pour la princesse, cette jeune guerrière avoir déjà débarqué ; & ayant fait déployer ses tentes, elle avoit placé son camp auprès de Solinie. En guerrière prudente, elle attendoit la nuit, pour surprendre les Soliniens ; mais ces peuples ayant aperçu les Amazones, avoient tenu conseil, pour prévenir le danger qui les menaçoit. Un espion leur avoit rapporté qu’il y avoit une jeune guerrière qui paroissoit commander les troupes ennemies. On résolut de se servir de ruse pour la vaincre & la prendre captive, au lieu d’employer le fer & de répandre du sang.

On choisit les plus belles femmes des Soliniens, qui se parèrent d’un air modeste, & en même temps des habits les plus superbes. Elles allèrent au camp de la princesse, chargées des plus beaux prèsens, & elles étoient accompagnées de femmes esclaves, qui portoient les liqueurs les plus précieuses dans des vases d’or ornés de pierreries. La jeune princesse les voyant s’approcher, fut aussi enchantée de leur modestie & de leur beauté, qu’elle sut touchée des présens qu’elles lui apportoient. Pourquoi, jeune héroine, dit une Solinienne en s’adressant à Fêlée, venir avec des guerrières aussi courageuses que celles qui vous suivent, pour soumettre les Soliniens ? Vos charmes seuls en ont triomphé. Recevez avec bonté l’hommage qu’ils vous rendent, & le tribut qu’ils s’engagent de payer à la plus aimable guerrière de l’univers.

La princesse répondit qu’elle n’avoir entrepris cette guerre que pour se signaler, & que c’étoit un exploit assez glorieux pour elle que d’avoir gagné l’estime de femmes aussi aimables qu’étoient celles qui lui présentoient le tribut de leurs peuples.

Quelques Amazones portèrent dans le vaisseau les présens que les Soliniens venoient d’offrir, & la princesse retint les dames de Solinie, pour les régaler. Elles ne pouvoient se lasser d’admirer les grâces & l’esprit de Félée. Le jeune cœur de cette princesse, accoutumé aux flatteries des Amazones, s’épanouissoit à ces louanges nouvelles. Mais pendant ce temps-là, les Soliniens, qui se couloient dans le camp, sans, qu’on s’en aperçût, crièrent : Aux armes ! Les dames de Solinie arrêtèrent la princesse alarmée ; les Amazones regagnèrent leur vaisseau, & partirent avec précipitation, en abandonnant la princesse, qui fut conduite, avec sa gouvernante, dans la citadelle de Solinie.

Ces fameuses guerrières, qui avoient suivi la princesse, revinrent heureusement à Amazonie, & chacun courut sur le rivage pour les recevoir. La reine, qui y vint elle-même, tira un heureux augure du murmure qu’elle entendit dans le vaisseau (comme si les femmes ne faisoient pas autant de bruit dans la tristesse que dans la joie). Les plus considérables guerrières descendirent sur le rivage ; elles offrirent à la reine les présens que l’on avoit faits à la princesse, comme un tribut que l’on rendoit à sa puissance. Les pierreries les plus brillantes éclatoient sur des vases d’or, & ne surpassoient point en beauté les précieuses étoffes dont on admiroit encore plus le travail que la richesse. Que j’embrasse donc, dit la reine, cette charmante héroïne ; que je voye celle qui a vaincu avec tant de gloire ! Ah ! dit une des Amazones, vous ne pouvez la voir ; elle est victorieuse, mais elle est demeurée avec les vaincus, aussi bien que sa gouvernante. À ces mots, le visage de la reine changea tout d’un coup. Au reste, ajouta l’Amazone, elle ne court aucun danger ; car elle est avec les plus aimables femmes du monde, & qui paroissent d’une douceur & d’une modestie charmantes.

Quoi ! dit la reine d’un air étonné, vous appelez cela une victoire ? Ah ! grande lune, ma fille est captive ! Et vous, lâches sujettes, dit-elle en s’adressant aux Amazones, vous avez abandonné votre maîtresse ! Ne falloir-il pas mourir cent fois, plutôt que de la laisser entre nos ennemis ? Vraiment, répondit une Amazone, s’il n’eût fallu que périr pour la dégager, nous n’aurions pas ménagé notre vie ; mais on ne nous auroit pas tuées, on nous auroit seulement emmenées avec elle. Ne vaut-il pas mieux qu’elle soit restée toute seule, & que nous soyons venues vous dire de ses nouvelles, & vous apporter le tribut qui lui a été offert ?

Pendant ce discours, la reine regardoit ces malheureuses guerrières avec des yeux pleins de fureur. Vous périrez toutes, dit-elle, si vous ne me ramenez la princesse. Partez, & que je ne vous revoye point sans elle : mais plutôt, ajouta la reine en se calmant un peu, allons nous-mêmes avec toutes nos forces pour la délivrer. Pourrois-je me fier à ces ames lâches qui m’ont trahie ?

La reine retourna au palais ; &, malgré sa tristesse, elle fit serrer avec soin les présens des Soliniens. Elle donna en même temps les ordres nécessaires pour équiper une flotte considérable, dans le dessein d’aller elle-même délivrer la princesse.