Histoire du prince Soly/II/06


CHAPITRE VI.


Qui vaut bien la descente d’Enée aux enfers. Comment Prenany arriva sur les bords de Solinie.


CEPENDANT le jeune Prenany avoit déjà fait les trois quarts du chemin, & voyoit déjà les rivages de Solinie, lorsqu’il s’éleva une tempête furieuse. Les vagues portoient le vaisseau jusigu’aux nues, & le replongeoient ensuite dans des abîmes épouvantables. Les mâts s’étoient rompus, & le gouvernail, qui s’étoit brisé, laissoic les matelots sans guide. Les correcteurs de Prenany vouloient qu’il décrivit cette tempête, mais la plume lui tomba des mains. Solocule, dit-il, est assez heureux de n’être pas ici ; quand il ignorera comment une tempête est faite, il n’y perdra pas beaucoup ; au reste, si j’en échappe, je m’en souviendrai ’ assez bien, sans l’écrire, pour lui en faire la description

Pendant ce discours, le vaisseau se brisa sur un écueil, & tout l’équipage sut submergé. Prenany seul nagea quelque temps, & ne trouva point d’autre asile contre les flots en fureur, que le rocher même qui avoit causé son naufrage.

La crainte le fit monter jusqu’au sommet de ce roc escarpé. Quand il y fut arrivé, il trouva un homme d’une taille médiocre, & dont l’habillement & la figure le surprirent. Il avoit pour chaussure des brodequins ornés de galons & de pierres fausses, qui paroissoient beaucoup trop grands pour lui, parce qu’apparemment il étoit beaucoup diminué depuis qu’il les avoit. Il portoit un haut de chausse à l’espagnole, & avoit pardessus un habit à la françoise, d’un drap brun, avec des boutons d’or, & doublé d’un taffetas bleu ; sa tête étoit ornée d’un turban, & son visage étoit transparent, aussi bien que ses mains ; ce qui faisoit juger que l’on voyoit le jour au travers du reste de son corps, lorsqu’il n’était pas habillé.

Prenany lui demanda d’abord s’il entendoit son langage. J’entends & je parle toutes les langues du monde, lui répondit l’inconnu ; je m’applique même à les perfectionner, & à inventer de nouveaux mots & de nouvelles phrases, pour embellir les pensées, & les mettre dans tout leur éclat.

Lejeune Prenany lui demanda ensuite si ce rocher étoit sa demeure ordinaire. Non, reprit l’inconnu, je n’ai nulle demeure assurée ; je me transporte en un moment dans tous les lieux de l’univers, je vois non seulement tout ce qui y arrive, mais encore tout ce qui peut y arriver. Lorsque je le veux, je mets sur pied un année d’un million d’hommes, & je les fais exterminer par un seul guerrier. Je fonde un grand empire, & je le détruis selon ma fantaisie. Je forme un roi avec toutes les vertus dignes de briller sur le trône, & quelques fois je fais un tyran capable d’inspirer l’horreur. Je fais quelquefois des princesses plus belles que toutes les créatures qui aient jamais existé, & je suis si fort le maître de leur personne & même de leurs sentimens, que je les fais aimer ou haïr, selon que je le désire. Vous-même, qui me parlez, vous êtes soumis à ma puissance ; c’est moi qui vous ai inspiré tout ce que vous avez pensé depuis que je vous ai fait naître ; c’est moi qui ai conduit toutes vos actions ; en un mot, vous me devez tout ce que vous êtes : ne m’avez-vous pas bien de l’obligation ?

Pas beaucoup, répondit Prenany. Je ne dirois pas à d’autres ce que je vais vous avouer ; car il ne faut se plaindre de ses défauts qu’à ceux qui nous les ont donnés, ou qui peuvent y remédier. Mais il me paroît que vous ne m’avez pas donné beaucoup d’esprit, & que vous n’avez pas mêlé un grand intérêt dans mes aventures.

Comment, ingrat, dit l’inconnu, je ne vous ai pas donné un génie supérieur ! Et en aviez-vous besoin ? Ne vous êtes-vous pas tiré à merveille de toutes les occasions où vous vous êtes rencontré ? Vous n’avez pas voyagé bien loin ; mais s1 vous aviez vu les autres héros à qui j’ai donné la naissance, vous les trouveriez aussi fades que vous. Les plus distingués n’ont que des pensées communes, & qu’ils répètent sans cesse ; qu’il faut préférer l’honneur à l’amour ; qu’il faut affronter le trépas d’un œil serein, & que c’est un bonheur de mourir pour la gloire ou pour sa maîtresse. Si je leur ai donné plus de courage qu’à vous, cela ne me coûte rien ; si vous m’eussiez dit cela, je vous aurois fait vaincre dix ou douze rois en bataille rangée, & plus encore, si vous eussiez voulu.

Je ne parle pas du courage, reprit le prince ; je me plains de l’esprit. Il y a de petits bourgeois qui pensent mieux que moi, & qui parlent beaucoup plus joliment.

Oh ! dit l’inconnu, si vous approfondissiez leurs pensées, vous n’y trouveriez rien du tout. Il est vrai que quand je veux, je leur sais dire une chose bien simple d’une manière si étendue & si fort embarrassée, qu’on leur trouve de l’esprit, parce qu’il a fallu en avoir pour deviner ce qu’ils ont voulu dire.

Écoutez, par exemple, un de ces héros ; il parle ainsi à une dame : « Ne voilà-t-il pas comme vous êtes ? On ne sait avec vous à quoi s’en tenir ; on est comme l’oiseau sur la branche ; on ne fait sur quel pied danser. L’amour, auprès de vous, rit toujours à bon compte du mal qu’il m’a fait ; ses regards n’ont pourtant rien d’insultant ; il prend un air qu’on ne sauroit trouver mauvais ; je vois que je sympatiserois avec lui. Le désir est à côté, qui me fait signe d’avancer ; il voudroit m’apprivoiser ; il semble qu’il y aille du sien, tant il s’empresse à m’appeler ; mais il faudroit que l’espérance le secondât ; elle est là comme une grande indolente, qui ne fait ni bon ni mauvais visage ; elle a un air d’indifférence qui désole ; son maintien ne dit pas le moindre petit mot : si elle ne finit, elle mettra l’embarras de la partie, la crainte paroîtra, & elle n’a qu’a dire une parole, qu’à prononcer une syllabe, qu’à faire un signe de tête, voilà l’espérance qui s’affoiblit ; elle tombe, elle s’évanouit, elle disparoît. Le désir a beau faire, tous ses gestes sont inutiles ; ils ne signifient plus rien ; c’est autant d’argent perdu ». Devine ?, dit l’inconnu, ce que cela signifie. Il faudroir, dit Prenany, que cela fût écrit, & avoir le livre à la main pour l’entendre ; mais avec un quart-d’heure d’application, je par le que j’en viendrois à bout.

Cela signifie, dit l’habitant du rocher : Je vous aime, mais je n’ose vous le dire. Cela est vrai, dit Prenany : Je sens de l’amour pour vous, mais votre air sévère m'intimide, & m’empêche de le déclarer.

Eh bien, continua l’inconnu (qui avoit encore un reste de ces expressions dans la cervelle), que votre raison entre dans son tribunal, qu’elle mette un moment devant soi son attention, la séance ne sera pas longue. L’impatience a beau être à la porte, elle n’aura pas le temps, de la surprendre. Dites moi, cela a-t-il plus d’effet que si l’on s’exprimoit tout simplement ?

Oui, sans doute, dit Prenany, cela est bien plus long & bien plus joli que tout ce que l’on peut dire au monde. Avec ce langage-là, on est trois heures à lire une aventure qui n’en aura duré que deux ; on a plus de plaisir par conséquent que si on l’avoir vue soi-même.

Je veux bien vous céder, dit l’inconnu ; puisque vous le voulez, je conviens que cela est ; plus spirituel ; mais vous n’étiez pas né pour ces sortes de phrases ; vous tenez un peu du cothurne dont je suis chaussé, & ce langage mignon, figuré, étendu, est fait pour ceux qui portent l’habit que vous me voyez.

Et comment appelez-vous ceux qui sont vêtus de cette manière, répliqua le prince. Cela s’appelle des bourgeois, dit l’habitant du roc : j’en ai engendré depuis peu qui sont les délices de tout le monde ; comme ils sont simples en eux mêmes, qu’il leur arrive des aventures fort communes, & qu’ils disent des choses très-ordinaires, s’ils n’étoient pas recherchés dans leurs expressions, s’ils n’embarrassoient pas un peu l’esprit, s’ils ne l’amusoient pas par le désir de les entendre, on les laisseroit là. Mais leurs discours sont autant de petites énigmes, dont le mot est familier à tout le monde, & qu’il y a seulement plaisir à deviner.

Il faut avouer, dit Prenany, que vous êtes homme extraordinaire, & je suis curieux d’apprendre qui vous êtes. Je veux bien contenter si votre curiosité, dit l’inconnu. Je suis le père des dieux & des demi-dieux ; je suis le frere de l’histoire, & cependant souvent je me marie avec elle, comme faisoit Jupiter avec sa sœur Junon ; presque tous ses enfans ont quelque chose de moi ; en un mot, je suis le génie des romans.

Ah, génie adorable ! reprit Prenany, je reconnois que je vous dois la vie, & que c’est à vous à décider de mon sort. C’est la vérité, dit le génie ; je puis vous faire dévorer tout à l’heure par un monstre qui sortira du lac ; je puis faire transporter ici votre princesse dans un char traîné par des dragons volans, & vous faire conduire tous deux dans une isle déserte. Si je me mets en colère, je puis vous faire tuer tout à l’heure d’un coup de poignard ; mais je vous aime, & peut-être serez-vous heureux avec Fêlée : c’est ce que je ne veux pas encore approfondir.

Vous me feriez pourtant grand plaisir, dit Prenany, de me dire précisément si j’épouserai ma princesse ou non, cela me feroit supporter avec plus de patience les malheurs auxquels je serai sans doute exposé. Il doit naturellement arriver que vous l’épouserez, dit le génie ; mais je suis un peu bizarre ; il se pourroit faire que vous ne la retrouvassiez jamais. Cela seroit pourtant triste, car elle est bien aimable, & vous arme plus que tout autre. Mais, reprit le prince, dites—moi seulement si elle m’aimera toujours. Vous en demandez trop, dit le génie ; je ne veux pas savoir moi-même ce qui arrivera. Il faut que je vous quitte, j’ai une grande tragédie à laquelle je veux donner la naissance : je vais me retirer dans ma grotte pour y travailler ; avec votre amour transi, je vous défends de venir me détourner. Quoi ! dit Prenany, vous êtes aussi le père des tragédies ? J’avois entendu dire qu’elles devoient le jour l’histoire, votre sœur. Cela. étoit vrai autrefois, dit le génie ; mais elle a eu tant d’enfans, qu’elle est devenue stérile. C’est de moi qu’elles naissent à présent ; & sans me vanter, elles sont bien plus belles que leurs sœurs aînées. Je leur donne l’air, les manières, & l’esprit que je veux ; je suis le maître de les faire au gré du spectateur. Si je prétends, par exemple, inspirer la pitié par une mort tragique, je fais nommer à une princesse, pendant la nuit, son frère par son propre nom. Est-ce vous, un tel ? Sur le champ un amant jaloux la poignarde. Si elle eût dit : mon frère, est ce vous ? comme cela se doit faire naturellement, parce qu’elle l’a appelé ainsi toute la journée, & qu’outre cela c’est la règle que, dans l’obscurité, on ne nomme pas les masques), on ne la tue point, & le spectateur est privé de la plus belle catastrophe du monde. Dms une autre, c’est un sauvage bazanné, & même un peu de couleur de maron, qui prend l’habit d’un des gardes du roi, lequel n’a jamais été fait pour lui. Il le quitte en effet dès qu’il a fait son coup, parce qu’une culotte ne peut aller à un homme que l’on a vu habillé de plumes. Cependant il entre sous ce déguisement jusques dans la chambre du prince, sans qu’aucun garde arrête un étranger ainsi accommodé, & le pauvre monarque reçoit un coup d’épée au travers du corps, sans avoir seulement le temps de se mettre en garde contre une figure aussi extraordinaire que celle qui tire l’épée contre lui. Cet incident, qui vient de mon imagination, produit les quatre plus beaux vers du monde ; & pour donner lieu à la belle & sage pensée qu’ils renferment, j’aurois inventé des choses bien plus bizarres encore. Quelquefois au contraire je veux sauver un bon empereur que l’on veut tuer dans son lit ; pour cela, j’y sais mettre un esclave condamné à la mort, qui se laisse conduire du cachot dans le lit de son prince, qui s’y laisse coucher, sans demander pourquoi l’on fait cet honneur à un misérable tel que lui, & qui y reste tranquillement, afin qu’on l’y tue. Sans cette imagination, auroit-on le plaisir de revoir l’empereur tout armé sortir du même appartement où on croit l’avoir tué, & venir montrer à ceux qui le vouloient assassiner, qu’ils ne sont que des dupes ?

Ce que vous m’expliquez là, dit Prenany, me paroît de fort bon sens. L’histoire est trop dure, & ne fléchit pas ainsi au gré du spectateur. Quand, par exemple, un empereur amoureux, mais féroce, coupe la tête à sa maîtresse, quoiqu’il l’adore, cela révolte tout le monde. Des gens disent : Mais c’est l’histoire qui le veut ainsi. Eh bien, que n’avoir-on recours à vous ? vous auriez tourné cela à merveille.

Je vous en réponds bien, dit le génie ; mais, ajoute-t-il, je ne songe pas que vous êtes ici à perdre votre temps. Vous voyez les eaux du lac, qui battent le pied du rocher où nous sommes, & vous apercevez de loin le rivage où vous vouliez aborder ; il faut vous y faire arriver. Et comment m’y transporterez vous ? dit le prince. J’ai envie, dit le génie, que vous y alliez à la nage. Ah ! je vous prie, dit Prenany, épargnez-moi cette corvée. Non, dit le génie, un héros inconnu, tel que vous êtes, qui est jeté seul sur les bords de la mer par une tempête, touche & intéresse le spectateur. C’est ainsi qu’Oreste arrive en Tauride ; le fils d’Idoménée, dans l’Isle de Crète ; Médus, dans l’Isle de Paros ; & bien d’autres guerriers, qui valent mieux que vous, font leur entrée de cette manière.

Prenany vouloit faire encore quelques instances pour fléchir le génie ; mais ce maître des héros & des dieux ne lui laissa pas le temps de parler, & lui donna un coup de coude qui le fit sauter dans le lac. Par bonheur, le jeune prince savoit parfaitement nager ; il prit son parti de bonne grâce, quand il se trouva dans l’eau, & tâcha de gagner le rivage de Solinie. Au bout de quelque temps, il vit la terre ; mais ses forces épuisées l’abandonnoient, & il auroit bientôt succombé, s’il ne se fût senti prendre par le bras, & tirer sur le rivage.

Dès que ses sens furent un peu calmés, il recommença à songer à ses malheurs. Que deviendrai-je, s’écria—t-il, dans cette terre étrangère ? À peine échappé de la fureur des ondes, je vais être la victime des habitans de ces rivages, ou la proie des animaux cruels qui habitent ces rochers & ces forêts. Si ces lieux sont déserts, je péris par la faim : je ne vois de toutes parts qu’une mort assurée.

À peine Prenany eut-il achevé ces paroles, qu’il entendit auprès de lui une voix, sans voir d’où elle pouvoit partir, qui lui dit : Pourquoi vous imaginer des périls où il n’y en a point ? Bien loin d’être maltraité dans les lieux où vous êtes, vous y recevrez tous les secours nécessaîres : n’a-ton pas commencé par vous tirer du lac, lorsque vous alliez y périr ? Ce lieu est l’asile des étrangers & chacun s’empressera à faire votre bonheur ; commencez par vous reposer, & par rétablir vos forces.

Aussi-tôt Prenany vit un feu s’allumer à côté de lui pour le sécher & quelques mets se placèrent de l’autre côté, pour appaiser la faim qui le pressoit.

Ah ! s’écria Prenany étonné quelle divinité habite ces rivages ? Qui que vous soyez, achevez de me protéger. Je ne suis point un dieu ni un génie, répondit la voix, je suis un mortel plus malheureux encore que vous : il est vrai que l’on ne me voit point mais si l’on pouvoit me prendre, je n’éviterais pas la mort, ou du moins une punition cruelle. Vous me surprenez, dit Prenany, les autres habitans de ces lieux sont-ils invisibles comme vous ? Je voyage pour un prince aveugle, à qui je dois rapporter tout ce que j’aurai vu ; si l’on ne voit ici personne, il auroit bien fait d’y venir lui-même, il auroit été aussi avancé que moi, Les autres habitans de ces lieux sont semblables aux autres hommes, reprit la voix, c’est par un événement particulier que je me cache quand je veux, & je n’ai même ce secret que depuis peu de jours. Montrez-vous donc, dit Prenany ; vous ne devez rien craindre de moi ; que j’aye le plaisir de connoître celui qui m’a sauvé la vie. Il faut examiner d’abord, dit la voix, si personne ne peut nous surprendre.

Aussi-tôt Prenany vit remuer les branches d’un arbre qui étoit auprès de lui, comme il quelqu’un montoit dessus, & entendit ensuite le même bruit que feroit un homme qui en seroit descendu. La voix lui dit à l’instant : J’ai bien regardé aux environs ; je ne risque rien de me montrer à vous. Prenany vit paroîtrc dans ce moment un maure de bonne mine, qui paroissoit avoir environ trente ans. Le nègre s’assit auprès du jeune prince, & tous deux commencèrent à manger de grand appétit.

Après le repas, Prenany demanda au nègre, qui il étoit, & par quelle merveille il se rendoit invisible quand il vouloir. L’homme noir contenta sa curiosité par le récit que l’on verra dans le chapitre suivant.