De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 9

De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Nourse (tome 1p. 159-167).


LIVRE IX.

Des loix, dans le rapport qu’elles ont avec la force défensive.


CHAPITRE PREMIER.

Comment les républiques pourvoient à leur sûreté.


SI une république est petite, elle est détruite par une force étrangere : si elle est grande, elle se détruit par un vice intérieur.

Ce double inconvénient infecte également les démocraties & les aristocraties, soit qu’elles soient bonnes, soit qu’elles soient mauvaises. Le mal est dans la chose même : il n’y a aucune forme qui puisse y remédier.

Ainsi il y a grande apparence que les hommes auroient été à la fin obligés de vivre toujours sous le gouvernement d’un seul, s’ils n’avoient imaginé une maniere de constitution qui a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain, & la force extérieure du monarchique. Je parle de la république fédérative.

Cette forme de gouvernement est une convention, par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un état plus grand qu’ils veulent former. C’est une société de sociétés, qui en sont une nouvelle, qui peut s’aggrandir par de nouveaux associés qui se sont unis.

Ce furent ces associations qui firent fleurir si long-tems le corps de la Grece. Par elles, les Romains attaquerent l’univers ; &, par elles seules, l’univers se défendit contre eux : &, quand Rome fut parvenue au comble de sa grandeur, ce fut par des associations derriere le Danube & le Rhin, associations que la frayeur avoit fait faire, que les barbares purent lui résister.

C’est par-là que la Hollande[1], l’Allemagne, les ligues Suisses, sont regardées en Europe comme des républiques éternelles.

Les associations des villes étoient autrefois plus nécessaires qu’elles ne le sont aujourd’hui. Une cité sans puissance couroit de plus grands périls. La conquête lui faisoit perdre, non-seulement la puissance exécutrice & la législative, comme aujourd’hui ; mais encore tout ce qu’il y a de propriété parmi les hommes[2].

Cette sorte de république, capable de résister à la force extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur, sans que l’intérieur se corrompe. La forme de cette société prévient tous les inconvéniens.

Celui qui voudroit usurper ne pourroit gueres être également accrédité dans tous les états confédérés. S’il se rendoit trop puissant dans l’un, il allarmeroit tous les autres : s’il subjuguoit une partie, celle qui seroit libre encore pourroit lui résister avec des forces indépendantes de celles qu’il auroit usurpées, & l’accabler avant qu’il eût achevé de s’établir.

S’il arrive quelque sédition chez un des membres confédérés, les autres peuvent l’appaiser. Si quelques abus s’introduisent quelque part, ils sont corrigés par les parties saines. Cet état peut périr d’un côté, sans périr de l’autre ; la confédération peut être dissoute, & les confédérés rester souverains.

Composé de petites républiques, il jouit de la bonté du gouvernement intérieur de chacune ; &, à l’égard du dehors, il y a, par la force de l’association, tous les avantages des grandes monarchies.


CHAPITRE II.

Que la constitution fédérative doit être composée d’états de même nature, sur-tout d’états républicains.


LES Cananéens furent détruits, parce que c’étoient de petites monarchies, qui ne s’étoient pas confédérées, & qui ne se défendirent pas en commun. C’est que la nature des petites monarchies n’est pas la confédération.

La république fédérative d’Allemagne est composée de villes libres, & de petits états soumis à des princes. L’expérience fait voir qu’elle est plus imparfaite que celle de Hollande & de Suisse.

L’esprit de la monarchie est la guerre & l’aggrandissement : l’esprit de la république est la paix & la modération. Ces deux sortes de gouvernemens ne peuvent, que d’une maniere forcée, subsister dans une république fédérative.

Aussi voyons-nous, dans l’histoire Romaine, que, lorsque les Véiens eurent choisi un roi, toutes les petites républiques de Toscane les abandonnerent. Tout fut perdu en Grece, lorsque les rois de Macédoine obtinrent une place parmi les amphictions.

La république fédérative d’Allemagne, composée de princes & de villes libres, subsiste ; parce qu’elle a un chef, qui est, en quelque façon, le magistrat de l’union ; &, en quelque façon, le monarque.


CHAPITRE III.

Autres choses requises dans la république fédérative.


DANS la république de Hollande, une province ne peut faire une alliance sans le consentement des autres, Cette loi est très-bonne, & même nécessaire, dans la république fédérative. Elle manque dans la constitution Germanique, où elle préviendroit les malheurs qui y peuvent arriver à tous les membres, par l’imprudence, l’ambition, ou l’avarice d’un seul. Une république qui s’est unie par une confédération politique, s’est donnée entiere, & n’a plus rien à donner.

Il est difficile que les états qui s’associent soient de même grandeur, & aient une puissance égale. La république des Lyciens[3] étoit une association de vingt-trois villes : les grandes avoient trois voix dans le conseil commun ; les médiocres, deux ; les petites, une. La république de Hollande est composée de sept provinces, grandes ou petites, qui ont chacune une voix.

Les villes de Lycie[4] payoient les charges selon la proportion des suffrages. Les provinces de Hollande ne peuvent suivre cette proportion ; il faut qu’elles suivent celle de leur puissance.

En Lycie[5], les juges & les magistrats des villes étoient élus par le conseil commun, & selon la proportion que nous avons dite. Dans la république de Hollande, ils ne sont point élus par le conseil commun, & chaque ville nomme ses magistrats. S’il falloit donner un modele d’une belle république fédérative, je prendrois la république de Lycie.



CHAPITRE IV.

Comment les états despotiques pourvoient à leur sûreté.

COMME les républiques pourvoient à leur sûreté en s’unissant, les états despotiques le font en se séparant, & en se tenant, pour ainsi dire, seuls. Ils sacrifient une partie du pays, ravagent les frontieres & les rendent désertes ; le corps de l’empire devient inaccessible.

Il est reçu en géométrie que, plus les corps ont d’étendue, plus leur circonférence est relativement petite. Cette pratique, de dévaster les frontieres, est donc plus tolérable dans les grands états que dans les médiocres.

Cet état fait, contre lui-même, tout le mal que pourroit faire un cruel ennemi, mais un ennemi qu’on ne pourroit arrêter.

L’état despotique se conserve par une autre sorte de séparation, qui se fait en mettant les provinces éloignées entre les mains d’un prince qui en soit feudataire. Le Mogol, la Perse, les empereurs de la Chine ont leurs feudataires ; & les Turcs se sont très-bien trouvés d’avoir mis, entre leurs ennemis & eux, les Tartares, les Moldaves, les Valaques & autrefois les Transilvains.


CHAPITRE V.

Comment la monarchie pourvoit à sa sûreté.


LA monarchie ne se détruit pas elle-même, comme l’état despotique : mais un état d’une grandeur médiocre pourroit être d’abord envahi. Elle a donc des places fortes qui défendent ses frontieres, & des armées pour défendre ses places fortes. Le plus petit terrein s’y dispute avec art, avec courage, avec opiniâtreté. Les états despotiques sont entre eux des invasions ; il n’y a que les monarchies qui fassent la guerre.

Les places fortes appartiennent aux monarchies ; les états despotiques craignent d’en avoir. Ils n’osent les confier à personne ; car personne n’y aime l’état & le prince.



CHAPITRE VI.

De la force défensive des états, en général.


POUR qu’un état soit dans sa force, il faut que sa grandeur soit telle, qu’il y ait un rapport de la vitesse avec laquelle on peut exécuter contre lui quelque entreprise, & la promptitude qu’il peut employer pour la rendre vaine. Comme celui qui attaque peut d’abord paroitre par-tout, il faut que celui qui défend puisse se montrer par-tout aussi ; &, par conséquent, que l’étendue de l’état soit médiocre, afin qu’elle soit proportionnée au degré de vitesse que la nature a donné aux hommes pour se transporter d’un lieu à un autre.

La France & l’Espagne sont précisément de la grandeur requise. Les forces se communiquent si bien, qu’elles se portent d’abord là où l’on veut ; les armées s’y joignent, & passent rapidement d’une frontiere à l’autre ; & l’on n’y craint aucune des choses qui ont besoin d’un certain temps pour être exécutées.

En France, par un bonheur admirable, la capitale se trouve plus près des différentes frontieres, justement à proportion de leur foiblesse ; & le prince y voit mieux chaque partie de son pays, à mesure qu’elle est plus exposée.

Mais, lorsqu’un vaste état, tel que la Perse, est attaqué, il faut plusieurs mois pour que les troupes dispersées puissent s’assembler ; & on ne force pas leur marche pendant tant de temps, comme on fait pendant quinze jours. Si l’armée qui est sur la frontiere est battue, elle est sûrement dispersée, parce que ses retraites ne sont pas prochaines : l’armée victorieuse, qui ne trouve pas de résistance, s’avance à grandes journées, paroît devant la capitale, & en forme le siege, lorsqu’à peine les gouneurs des provinces peuvent être avertis d’envoyer du secours. Ceux qui jugent la révolution prochaine la hâtent, en n’obéissant pas. Car des gens, fideles uniquement parce que la punition est proche ne le sont plus dès qu’elle est éloignée ; ils travaillent à leurs intérêts particuliers. L’empire se dissout, la capitale est prise, & le conquérant dispute les provinces avec les gouverneurs.

La vraie puissance d’un prince ne consiste pas tant dans la facilité qu’il y a à conquerir, que dans la difficulté qu’il y a à l’attaquer ; &, si j’ose parler ainsi, dans l’immutabilité de sa condition. Mais l’aggrandissement des états leur fait montrer de nouveaux côtés par où on peut les prendre.

Ainsi, comme les monarques doivent avoir de la sagesse pour augmenter leur puissance, ils ne doivent pas avoir moins de prudence afin de la borner. En faisant cesser les inconvéniens cle la petitesse, il faut qu’ils aient toujours l’œil sur les inconvéniens de la grandeur.


CHAPITRE VII.

Réflexions.


LES ennemis d’un grand prince qui a si long-temps regné l’ont mille fois accusé, plutôt, je crois, sur leurs craintes que sur leurs raisons, d’avoir formé & conduit le projet de la monarchie universelle. S’il y avoit réussi, rien n’auroit été plus fatal à l’Europe, à ses anciens sujets, à lui, à sa famille. Le ciel, qui connoît les vrais avantages, l’a mieux servi par des défaites, qu’il n’auroit fait par des victoires. Au lieu de le rendre le seul roi de l’Europe, il le favorisa plus, en le rendant le plus puissant de tous.

Sa nation, qui, dans les pays étrangers, n’est jamais touchée que de ce qu’elle a quitté ; qui, en partant de chez elle, regarde la gloire comme le souverain bien, &, dans les pays eloignés, comme un obstacle à son retour ; qui indispose par ses bonnes qualites mêmes, parce qu’elle paroît y joindre du mépris ; qui peut supporter les blessures, les périls & les fatigues, & non pas la perte de ses plaisirs ; qui n’aime rien tant que sa gaieté, & se console de la perte d’une bataille lorsqu’elle a chanté le général, n’auroit jamais été, jusqu’au bout d’une entreprise qui ne peut manquer dans un pays sans manquer dans tous les autres, ni manquer un moment sans manquer pour toujours.


CHAPITRE VIII.

Cas où la force defensive d’un état est inférieure à sa force offensive.


C’ÉTOIT le mot du sire de Coucy au roi Charles V, que les Anglois ne sont jamais si foibles, ni si aisés à vaincre que chez eux. « C’est ce qu’on disoit des Romains ; c’est ce qu’éprouverent les Carthaginois ; c’est ce qui arrivera à toute puissance qui a envoyé au loin, des armées, pour réunir, par la force de la discipline & du pouvoir militaire, ceux qui sont divisés chez eux par les intérêts politiques ou civils. L’état se trouve foible, à cause du mal qui reste toujours ; & il a été encore affoibli par le remede.

La maxime du sire de Coucy est une exception à la regle générale, qui veut qu’on n’entreprenne point de guerres lointaines. Et cette exception confirme bien la regle, puisqu’elle n’a lieu que contre ceux qui ont eux-mêmes violé la regle.


CHAPITRE IX.

De la force relative des etats.


TOUTE grandeur, toute force, toute puissance est relative. Il faut bien prendre garde qu’en cherchant à augmenter la grandeur réelle, on ne diminue la grandeur relative.

Vers le milieu du regne de Louis XIV, la France fut au plus haut point de sa grandeur relative. L’Allemagne n’avoit point encore les grands monarques qu’elle a eus depuis. L’Italie étoit dans le même cas. L’Ecosse & l’Angleterre ne formoient point un corps de monarchie. L’Arragon n’en formoit pas un avec la Castille ; les parties séparées de l’Espagne en étoient affoiblies, & l’affoiblissoient. La Moscovie n’étoit pas plus connue en Europe que la Crimée.


CHAPITRE X.

De la foiblesse des états voisins.


LORSQU’ON a pour voisin un état qui est dans sa décadence, on doit bien se garder de hâter sa ruine ; parce qu’on est, à cet égard, dans la situation la plus heureuse où l’on puisse être ; n’y ayant rien de si commode pour un prince, que d’être auprès d’un autre qui reçoit pour lui tous les coups & tous les outrages de la fortune. Et il est rare que, par la conquête d’un pareil état, on augmente autant en puissance réelle, qu’on a perdu en puillance relative.


  1. Elle est formée par environ cinquante républiques, toutes différentes les unes des autres. État des Provinces-Unies, par M. Janisson.
  2. Liberté civile, biens, femmes, enfans, temples & sépultures même.
  3. Strabon, liv. XIV.
  4. Ibid.
  5. Strabon, liv. XIV.