De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 10

De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Nourse (tome 1p. 168-187).


LIVRE X.

Des loix, dans le rapport qu’elles ont avec la force offensive.


CHAPITRE PREMIER.

De la force offensive.


LA force offensive est réglée par le droit des gens, qui est la loi politique des nations considérées dans le rapport qu’elles ont les unes avec les autres.


CHAPITRE II.

De la guerre.


LA vie des états est comme celle des hommes. Ceux-ci ont droit de tuer, dans le cas de la défense naturelle ; ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation.

Dans le cas de la défense naturelle, j’ai droit de tuer, parce que ma vie est à moi, comme la vie de celui qui m’attaque est à lui : de même, un état fait la guerre, parce que la conservation est juste, comme toute autre conservation.

Entre les citoyens, le droit de la défense naturelle n’emporte point avec lui la nécessité de l’attaque. Au lieu d’attaquer, ils n’ont qu’à recourir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exercer le droit de cette défense, que dans les cas momentanés où l’on seroit perdu si l’on attendoit le secours des loix. Mais, entre les sociétés, le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer ; lorsqu’un peuple voit qu’une plus longue paix en mettroit un autre en état de le détruire ; & que l’attaque est, dans ce moment, le seul moyen d’empêcher cette destruction.

Il suit de-là que les petites sociétés ont plus souvent le droit de faire la guerre que les grandes ; parce qu’elles sont plus souvent dans le cas de craindre d’être détruites.

Le droit de la guerre dérive donc de la nécessité & du juste rigide. Si ceux qui dirigent la conscience, ou les conseils des princes, ne se tiennent pas là, tout est perdu : &, lorsqu’on le sondera sur des principes arbitraires de gloire, de bienséance, d’utilité, des flots de sang inonderont la terre.

Que l’on ne parle pas sur-tout de la gloire du prince : sa gloire seroit son orgueil ; c’est une passion, & non pas un droit légitime.

Il est vrai que la réputation de sa puissance pourroit augmenter les forces de son état ; mais la réputation de sa justice les augmenteroit tout de même.


CHAPITRE III.

Du droit de conquête.


DU droit de la guerre, dérive celui de conquête, qui en est la conséquence ; il en doit donc suivre l’esprit.

Lorsqu’un peuple est conquis, le droit que le conquérant a sur lui, suit quatre sortes de loix ; la loi de la nature, qui fait que tout tend à la conservation des especes ; la loi de la lumiere naturelle, qui veut que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît ; la loi qui forme les sociétés politiques, qui sont telles, que la nature n’en a point borné la durée ; enfin la loi tirée de la chose même. La conquête est une acquisition ; l’esprit d’acquisition porte avec lui l’esprit de conservation & d’usage, & non pas celui de destruction. Un état qui en a conquis un autre le traite d’une des quatre manieres suivantes : Il continue à le gouverner selon ses loix, & ne prend pour lui que l’exercice du gouvernement politique & civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique & civil ; ou il détruit la société, & la disperse dans d’autres ; ou enfin, il extermine tous les citoyens.

La premiere maniere est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd’hui ; la quatrieme est plus conforme au droit des gens des Romains : sur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs.

Les auteurs de notre droit public, fondés sur les histoires anciennes, étant sortis des cas rigides, sont tombés dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans l’arbitraire ; ils ont supposé, dans les conquérans, un droit, je ne sçais quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des conséquences terribles comme le principe ; & établir des maximes que les conquérans eux-mêmes, lorsqu’ils ont eu le moindre sens, n’ont jamais prises. Il est clair que, lorsque la conquête est faite, le conquérant n’a plus le droit de tuer ; puisqu’il n’est plus dans le cas de la défense naturelle, & de sa propre conservation.

Ce qui les a fait penser ainsi, c’est qu’ils ont cru que le conquérant avoit droit de détruire la société : d’où ils ont conclu qu’il avoit celui de détruire les hommes qui la composent ; ce qui est une conséquence faussement tirée d’un faux principe. Car, de ce que la société seroit anéantie, il ne s’ensuivroit pas que les hommes qui la forment dussent aussi être anéantis. La société est l’union des hommes, & non pas les hommes ; le citoyen peut périr, & l’homme rester.

Du droit de tuer dans la conquête, les politiques ont tiré le droit de réduire en servitude : mais la conséquence est aussi mal fondée que le principe.

On n’a droit de réduire en servitude, que lorsqu’elle est nécessaire pour la conservation de la conquête. L’objet de la conquête est la conservation : la servitude n’est jamais l’objet de la conquête ; mais il peut arriver qu’elle soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation.

Dans ce cas, il est contre la nature de la chose que cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclave puisse devenir sujet. L’esclavage, dans la conquête, est une chose d’accident. Lorsqu’après un certain espace de temps, toutes les parties de l’état conquérant se sont liées avec celles de l’état conquis, par des coutumes, des mariages, des loix, des associations, & une certaine conformité d’esprit, la servitude doit cesser : car les droits du conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choses là ne sont pas ; & qu’il y a un éloignement, entre les deux nations, tel que l’une ne peut pas prendre confiance en l’autre.

Ainsi, le conquérant, qui réduit le peuple en servitude, doit toujours se réserver des moyens (& ces moyens sont sans nombre) pour l’en faire sortir.

Je ne dis point ici des choses vagues. Nos peres, qui conquirent l’empire Romain, en agirent ainsi. Les loix qu’ils firent dans le feu, dans l’action, dans l’impétuosité, dans l’orgueil de la victoire, ils les adoucirent : leurs loix étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les Goths & les Lombards vouloient toujours que les Romains fussent le peuple vaincu ; les loix d'Euric, de Gondebaud & de Rotharis firent, du barbare & du Romain, des concitoyens[1].

Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta l’ingénuité & la propriété des biens. Louis le débonnaire les affranchit[2] : il ne fit rien de mieux dans tout son regne. Le temps & la servitude avoient adouci leurs mœurs ; ils lui furent toujours fideles.


CHAPITRE IV.

Quelques avantages du peuple conquis.


AU LIEU de tirer du droit de conquête des conséquences si fatales, les politiques auroient mieux fait de parler des avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple vaincu. Ils les auroient mieux sentis, si notre droit des gens étoit exactement suivi, & s’il étoit établi dans toute la terre.

Les états que l’on conquiert ne sont pas ordinairement dans la force de leur institution : la corruption s’y est introduite ; les loix y ont cessé d’être exécutées ; le gouvernement est devenu oppresseur. Qui peut douter qu’un état pareil ne gagnât, & ne tirât quelques avantages de la conquête même, si elle n’étoit pas destructrice ? Un gouvernement parvenu au point où il ne peut plus se réformer lui-même, que perdroit-il à être refondu ? Un conquérant qui entre chez un peuple où, par mille ruses & mille artifices, le riche s’est insensiblement pratiqué une infinité de moyens d’usurper ; où le malheureux qui gémit, voyant ce qu’il croyoit des abus devenir des loix, est dans l’oppression, & croit avoir tort de la sentir : un conquérant, dis-je, peut dérouter tout ; & la tyrannie sourde est la premiere chose qui souffre la violence.

On a vu, par exemple, des états, opprimés par les traitans, être soulagés par le conquérant qui n’avoit ni les engagemens, ni les besoins qu’avoit le prince légitime. Les abus se trouvoient corrigés, sans même que le conquérant les corrigeât.

Quelquefois la frugalité de la nation conquérante l’a mise en état de laisser aux vaincus le nécessaire, qui leur étoit ôté sous le prince légitime.

Une conquête peut détruire les préjugés nuisibles ; & mettre, si j’ose parler ainsi, une nation sous un meilleur génie.
Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas faire aux Mexicains ? Ils avoient à leur donner une religion douce ; ils leur apporterent une superstition furieuse. Ils auroient pu rendre libres les esclaves ; & ils rendirent esclaves les hommes libres. Ils pouvoient les éclairer sur l’abus des sacrifices humains ; au lieu de cela, ils les exterminerent. Je n’aurois jamais fini, si je voulois raconter tous les biens qu’ils ne firent pas, & tous les maux qu’ils firent.

C’est à un conquérant à réparer une partie des maux qu’il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête : un droit nécessaire, légitime, & malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense, pour s’acquitter envers la nature humaine.


CHAPITRE V.

GÉLON, roi de Syracuse


LE plus beau traité de paix dont l’histoire ait parlé, est, je crois, celui que Gélon fit avec les Carthaginois. Il voulut qu’ils abolissent la coutume d’immoler leurs enfans[3]. Chose admirable ! Après avoir défait trois cens mille Carthaginois, il exigeoit une condition qui n’étoit utile qu’à eux ; ou plutôt, il stipuloit pour le genre humain.

Les Bactriens faisoient manger leurs peres vieux à de grands chiens : Alexandre le leur défendit[4] ; & ce fut un triomphe qu’il remporta sur la superstition.


CHAPITRE VI.

D’une république qui conquiert.


IL est contre la nature de la chose, que, dans une constitution fédérative, un état confédéré conquiere sur l’autre, comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses[5]. Dans les républiques fédératives mixtes, où l’association est entre des petites républiques & des petites monarchies, cela choque moins.

Il est encore contre la nature de la chose, qu’une république démocratique conquiere des villes qui ne sçauroient entrer dans la sphere de la démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des privileges de la souveraineté, comme les Romains l’établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l’on fixera pour la démocratie.

Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté ; parce qu’elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu’elle enverra dans l’état conquis.

Dans quel danger n’eût pas été la république de Carthage, si Annibal avoit pris Rome ? Que n’eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui y causa tant de révolutions après sa défaite[6] ?

Hannon n’auroit jamais pu persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal, s’il n’avoit fait parler que sa jalousie. Ce sénat, qu’Aristote nous dit avoir été si sage (chose que la prospérité de cette république nous prouve si bien), ne pouvoit être déterminé que par des raisons sensées. Il auroit fallu être trop stupide pour ne pas voir qu’une armée, à trois cens lieues de-là, faisoit des pertes nécessaires, qui devoient être réparées.
Le parti d’Hannon vouloit qu’on livrât Annibal[7] aux Romains. On ne pouvoit, pour lors, craindre les Romains ; on craignoit donc Annibal.

On ne pouvoit croire, dit-on, les succès d’Annibal : mais comment en douter ? Les Carthaginois, répandus par toute la terre, ignoroient-ils ce qui se passoit en Italie ? C’est parce qu’ils ne l’ignoroient pas, qu’on ne vouloit pas envoyer de secours à Annibal.

Hannon devient plus ferme après Trebies, après Trasimenes, après Cannes : ce n’est point son incrédulité qui augmente, c’est sa crainte.


CHAPITRE VII.

Continuation du même sujet.


IL y a encore un inconvénient aux conquêtes faites par les démocraties. Leur gouvernement est toujours odieux aux états assujettis. Il est monarchique par la fiction : mais, dans la vérité, il est plus dur que le monarchique, comme l’expérience de tous les temps & de tous les pays l’a fait voir.

Les peuples conquis y sont dans un état triste ; ils ne jouissent ni des avantages de la république, ni de ceux de la monarchie.

Ce que j’ai dit de l’état populaire se peut appliquer à l’aristocratie.


CHAPITRE VIII.

Continuation du même sujet.


AINSI, quand une république tient quelque peuple sous sa dépendance, il faut qu’elle cherche à réparer les inconvéniens qui naissent de la nature de la chose, en lui donnant un bon droit politique & de bonnes loix civiles.

Une république d’Italie tenoit des insulaires sous son obéissance : mais son droit politique & civil, à leur égard, étoit vicieux. On se souvient de cet acte[8] d’amnistie, qui porte qu’on ne les condamneroit plus à des peines afflictives sur la conscience informée du gouverneur. On a vu souvent des peuples demander des privileges : ici le souverain accorde le droit de toutes les nations.


CHAPITRE IX.

D’une monarchie qui conquiert autour d’elle.


SI une monarchie peut agir long-temps avant que l’aggrandissement l’ait affoiblie, elle deviendra redoutable ; & sa force durera tout autant qu’elle sera pressée par les monarchies voisines.

Elle ne doit donc conquérir que pendant qu’elle reste

dans
dans les limites naturelles à son gouvernement. La prudence veut qu’elle s’arrête, sitôt qu’elle passe ces limites.

Il faut, dans cette sorte de conquête, laisser les choses comme on les a trouvées ; les mêmes tribunaux, les mêmes loix, les mêmes coutumes, les mêmes privileges. Rien ne doit être changé que l’armée & le nom du souverain.

Lorsque la monarchie a étendu les limites par la conquête de quelques provinces voisines, il faut qu’elle les traite avec une grande douceur.

Dans une monarchie qui a travaillé long-temps à conquérir, les provinces de son ancien domaine seront ordinairement très-foulées. Elles ont à souffrir les nouveaux abus & les anciens ; & souvent une vaste capitale, qui engloutit tout, les a dépeuplées. Or si, après avoir conquis autour de ce domaine, on traitoit les peuples vaincus comme on fait les anciens sujets, l’état seroit perdu : ce que les provinces conquises enverroient de tributs à la capitale ne leur reviendroit plus ; les frontieres seroient ruinées, & par conséquent plus foibles ; les peuples en seroient mal affectionnés ; la subsistance des armées, qui doivent y rester & agir, seroit plus précaire.

Tel est l’état nécessaire d’une monarchie conquérante ; un luxe affreux dans la capitale, la misere dans les provinces qui s’en éloignent, l’abondance aux extrémités. Il en est comme de notre planette : le feu est au centre ; la verdure à la surface ; une terre aride, froide & stérile, entre les deux.


CHAPITRE X.

D’une monarchie qui conquiert une autre monarchie.


QUELQUEFOIS une monarchie en conquiert une autre. Plus celle-ci sera petite, mieux on la contiendra par des forteresses ; plus elle sera grande, mieux on la conservera par des colonies.


CHAPITRE XI.

Des mœurs du peuple vaincu.


DANS ces conquêtes, il ne suffit pas de laisser à la nation vaincue ses loix : il est peut-être plus nécessaire, de lui laisser ses mœurs ; parce qu’un peuple connoît, aime & défend toujours plus ses mœurs que ses loix.

Les François ont été chassés neuf fois de l’Italie, à cause, disent les historiens[9], de leur insolence à l’égard des femmes & des filles. C’est trop, pour une nation, d’avoir à souffrir la fierté du vainqueur, & encore son incontinence, & encore son indiscrétion, sans doute plus fâcheuse, parce qu’elle multiplie à l’infini les outrages.


CHAPITRE XII.

D’une loi de Cyrus.


JE ne regarde pas comme une bonne loi celle que fit Cyrus, pour que les Lydiens ne pussent exercer que des professions viles, ou des professions infames. On va au plus pressé ; on songe aux révoltes, & non pas aux invasions. Mais les invasions viendront bientôt ; les deux peuples s’unissent, ils se corrompent tous les deux. J’aimerois mieux maintenir par les loix la rudesse du peuple vainqueur, qu’entretenir par elles la mollesse du peuple vaincu.

Aristodeme, tyran de Cumes[10], chercha à énerver le courage de la jeunesse. Il voulut que les garçons laissassent croître leurs cheveux, comme les filles ; qu’ils les ornassent de fleurs, & portassent des robes de différentes couleurs jusqu’aux talons ; que, lorsqu’ils alloient chez leurs maîtres de danse & de musique, des femmes leur portassent des parasols, des parfums & des éventails ; que, dans le bain, elles leur donnassent des peignes & des miroirs. Cette éducation duroit jusqu’à l’âge de vingt ans. Cela ne peut convenir qu’à un petit tyran, qui expose sa souveraineté pour défendre sa vie.


CHAPITRE XIII.

CHARLES XII.


CE prince, qui ne fit usage que de ses seules forces, détermina sa chûte, en formant des desseins qui ne pouvoient être exécutés que par une longue guerre ; ce que son royaume ne pouvoit soutenir.

Ce n’étoit pas un état qui fût dans la décadence ; qu’il entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les Moscovites se servirent de la guerre qu’il leur faisoit, comme d’une école. A chaque défaite, ils s’approchoient de la victoire ; &, perdant au-dehors, ils apprenoient à se défendre au-dedans.

Charles se croyoit le maître du monde dans les déserts de la Pologne, où il erroit, & dans lesquels la Suede étoit comme répandue ; pendant que son principal ennemi se fortifioit contre lui, le serroit, s’établissoit sur la mer Baltique, détruisoit ou prenoit la Livonie.

La Suede ressembloit à un fleuve, dont on coupoit les eaux dans sa source, pendant qu’on les détournoit dans son cours.

Ce ne fut point Pultova qui perdit Charles : s’il n’avoit pas été détruit dans ce lieu, il l’auroit été dans un autre. Les accidens de la fortune se réparent aisément : on ne peut pas parer à des événemens qui naissent continuellement de la nature des choses.

Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fortes contre lui que lui-même.

Il ne se régloit point sur la disposition actuelle des choses, mais sur un certain modele qu’il avoit pris : encore le suivit-il très-mal. Il n’étoit point Alexandre ; mais il auroit été le meilleur soldat d’Alexandre.

Le projet d’Alexandre ne réussit que parce qu’il étoit sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions qu’ils tirent de la Grece, les conquêtes d'Agésilas, & la retraite des dix mille, avoient fait connoître au juste la supériorité des Grecs dans leur maniere de combattre, & dans le genre de leurs armes ; & l’on sçavoit bien que les Perses étoient trop grands pour se corriger.

Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grece par des divisions : elle étoit alors réunie sous un chef, qui ne pouvoit avoir de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude, que de l’éblouir par la destruction de ses ennemis éternels, & par l’espérance de la conquête de l’Asie.

Un empire cultivé par la nation du monde la plus industrieuse, & qui travailloit les terres par principe de religion, fertile & abondant en toutes choses, donnoit à un ennemi toutes sortes de facilités pour y subsister.

On pouvoit juger, par l’orgueil de ces rois, toujours vainement mortifiés par leurs défaites, qu’ils précipiteroient leur chûte, en donnant toujours des batailles ; & que la flatterie ne permettroit jamais qu’ils pussent douter de leur grandeur.

Et non-seulement le projet étoit sage, mais il fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions mêmes, avoit, si j’ose me servir de ce terme, une saillie de raison qui le conduisoit ; & que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire, & qui avoient l’esprit plus gâté que lui, n’ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aise.


CHAPITRE XIV.

ALEXANDRE.


IL ne partit qu’après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étoient voisins, & achevé d’accabler les Grecs : il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise : il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens : il attaqua les provinces maritimes : il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n’être point séparé de sa flotte : il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre : il ne manqua point de subsistance. Et, s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.

Dans le commencement de son entreprise, c’est-à-dire, dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il mit peu de chose au hasard : quand la fortune le mit au-dessus des événemens, la témérité fut quelque-fois un de ses moyens. Lorsqu’avant son départ, il marche contre les Triballiens & les Illyriens, vous voyez une guerre[11] comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu’il est de retour dans la Grece[12], c’est comme malgré lui qu’il prend & détruit Thebes : campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix ; ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu’il s’agit de combattre[13] les forces maritimes des Perses, c’est plutôt Parménion qui a de l’audace ; c’est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, & de les réduire à abandonner eux mêmes leur marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit, par principe, attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer de son commerce & de sa marine ; Alexandre la détruisit. Il prit l’Égypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes, pendant qu’il assembloit des armées innombrables dans un autre univers.

Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit maître des colonies Grecques ; la bataille d’Issus lui donna Tyr & l’Égypte ; la bataille d’Arbelles lui donna toute la terre.

Après la bataille d’Issus, il laisse fuir Darius, & ne s’occupe qu’à affermir & à régler ses conquêtes : après la bataille d’Arbelles, il le suit de si près[14], qu’il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius, n’entre dans ses villes & dans ses provinces, que pour en sortir : les marches d'Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l’empire de l’univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grece, que le prix de la victoire.

C’est ainsi qu’il fit les conquêtes : voyons comment il les conserva.

Il résista à ceux qui vouloient qu’il traitât[15] les Grecs comme maîtres, & les Perses comme esclaves : il ne songea qu’à unir les deux nations, & à faire perdre les distinctions du peuple conquérant & du peuple vaincu : il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avoient servi à la faire : il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs ; c’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme & pour la mere de Darius, & qu’il montra tant de continence. Qu’est-ce que ce conquérant, qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? qu’est-ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône verse des larmes ? C’est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant puisse se vanter.

Rien n’affermit plus une conquête, que l’union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avoit vaincue ; il voulut que ceux de sa cour[16] en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs & les Bourguignons[17] permirent ces mariages : les Wisigoths les défendirent[18] en Espagne, & ensuite ils les permirent : les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favoriserent[19] : quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourroit se faire d’union par mariages entre les peuples des provinces.

Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies Grecques : il bâtit une infinité de villes ; & il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble & la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

Pour ne point épuiser la Grece & la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs[20] : il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu’ils lui fussent fideles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs ; il leur laissa encore leurs loix civiles, & souvent même les rois & les gouverneurs qu’il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens[21] à la tête des troupes, & les gens du pays à la tête du gouvernement ; aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particuliere (ce qui lui arriva quelquefois), que d’une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes, & tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens & des Egyptiens ; il les rétablit[22] : peu de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices. Il sembloit qu’il n’eût conquis, que pour être le monarque particulier de chaque nation, & le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout, pour tout détruire ; il voulut tout conquérir, pour tout conserver : &, quelque pays qu’il parcourût, ses premières idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité & la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie ; les seconds dans sa frugalité & son économie particulière[23] ; les troisièmes dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées ; elle s’ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison ? c’étoit un Macédonien : falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée ? il étoit Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions ; il brûla Persépolis, & tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir : de sorte qu’on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu ; de sorte qu’elles furent considérées plutôt comme des malheurs, que comme des choses qui lui fussent propres ; de sorte que la postérité trouve la beauté de son âme presque à côté de ses emportemens & de ses foiblesses ; de sorte qu’il fallut le plaindre, & qu’il n’étoit plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César. Quand César voulut imiter les rois d’Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d’Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de sa conquête.


CHAPITRE XV.

Nouveaux moyens de conserver la conquête.


LORSQU’UN monarque conquiert un grand état, il y a une pratique admirable, également propre à modérer le despotisme & à conserver la conquête : les conquérans de la Chine l’ont mise en usage.

Pour ne point désespérer le peuple vaincu, & ne point enorgueillir le vainqueur ; pour empêcher que le gouvernement ne devienne militaire, & pour contenir les deux peuples dans le devoir ; la famille Tartare, qui regne présentement à la Chine, a établi que chaque corps de troupes, dans les provinces, seroit composé de moitié Chinois & moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont aussi moitié Chinois, moitié Tartares. Cela produit plusieurs bons effets. 1°. Les deux nations se contiennent l’une l’autre. 2°. Elles gardent toutes les deux la puissance militaire & civile, & l’une n’est pas anéantie par l’autre. 3°. La nation conquérante peut se répandre par-tout, sans s’affoiblir & se perdre ; elle devient capable de résister aux guerres civiles & étrangeres. Institution si sensée, que c’est le défaut d’une pareille qui a perdu presque tous ceux qui ont conquis sur la terre.

CHAPITRE XVI.

D’un état despotique qui conquiert.


LORSQUE la conquête est immense, elle suppose le despotisme. Pour lors, l’armée répandue dans les provinces ne suffit pas. Il faut qu’il y ait toujours autour du prince un corps particuliérement affidé, toujours prêt à fondre sur la partie de l’empire qui pourroit s’ébranler. Cette milice doit contenir les autres, & faire trembler tous ceux à qui on a été obligé de laisser quelque autorité dans l’empire. Il y a autour de l’empereur de la Chine un gros corps de Tartares toujours prêt pour le besoin. Chez le Mogol, chez les Turcs, au Japon, il y a un corps à la solde du prince, indépendamment de ce qui est entretenu du revenu des terres. Ces forces particulieres tiennent en respect les générales.


CHAPITRE XVII.

Continuation du même sujet.


NOUS avons dit que les états que le monarque despotique conquiert, doivent être feudataires. Les historiens s’épuisent en éloges sur la générosité des conquérans qui ont rendu la couronne aux princes qu’ils avoient vaincus. Les Romains étoient donc bien généreux, qui faisoient par-tout des rois, pour avoir des instrumens de servitude[24]. Une action pareille est un acte nécessaire. Si le conquérant garde l’état conquis les gouverneurs qu’il enverra ne sçauront contenir les sujets, ni lui-même ses gouverneurs. Il sera obligé de dégarnir de troupes son ancien patrimoine, pour garantir le nouveau. Tous les malheurs des deux états seront communs ; la guerre civile de l’un sera la guerre civile de l’autre. Que si, au contraire, le conquérant rend le trône au prince légitime, il aura un allié nécessaire, qui, avec les forces qui lui seront propres, augmentera les siennes. Nous venons de voir Schah-Nadir conquérir les trésors du Mogol, & lui laisser l’Indoustan.


  1. Voyez le code des loix des barbares, & le liv. XXVIII, ci-dessous.
  2. Voyez l’auteur incertain de la vie de Louis le débonnaire, dans le recueil de Duchesne, tome II, page 296.
  3. Voyez le recueil de M. de Barbeyrac, art. 112.
  4. Strabon, liv. II.
  5. Pour le Tockembourg.
  6. Il étoit à la tête d’une faction.
  7. Hannon vouloit livrer Annibal aux Romains, comme Caton vouloit qu’on livrât César aux Gaulois.
  8. Du 18 octobre 1738, imprimé à Gênes, chez Franchelli. Vietiamo al nostro general-governatore in detta isola di condanare in avenire solamente ex informatà conscientià persona alcuna nazionale in pena afflittiva. Potrà ben si far arrestare ed incarcerare le persone che gli saranno sospette ; salvo di renderne poi à noi sollecitamente. Article VI.
  9. Parcourez l’histoire de l’univers, par M. Pufendorff.
  10. Denys d’Halicarnasse, liv. VII.
  11. Voyez Arrien, de exped, Alexand. lib. I.
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. Ibid. lib. III.
  15. C’étoit le conseil d’Aristote. Plutarque, œuvres morales : de la fortune d’Alexandre.
  16. Voyez Arrien, de exped. Alexand. lib. VII.
  17. Voyez la loi des Bourguignons, titre XII, art. 5.
  18. Voyez la loi des Wisigoths, liv. III, tit. V, §. 1, qui abroge la loi ancienne, qui avoit plus d’égards, y est-il dit, à la différence des nations, que des conditions.
  19. Voyez la loi des lombards, liv. II, tit. VII, §. 1 & 2.
  20. Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l’empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs ; ce qui donna à leur état de terribles secousses.
  21. Voyez Arrien, de exped. Alexand. lib. III. & autres.
  22. Ibid.
  23. Voyez Arrien, de exped. Alexand. lib. VII.
  24. Ut haberent instrumenta servitutis & reges.