De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 13

De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Nourse (tome 1p. 263-281).


LIVRE XIII.

Des rapports que la levée des tributs, & la grandeur des revenus publics, ont avec la liberté.


CHAPITRE PREMIER.

Des revenus de l’état.


LES REVENUS de l’état sont une portion que chaque citoyen donne de son bien, pour avoir la sûreté de l’autre, ou pour en jouir agréablement.

Pour bien fixer ces REVENUS, il faut avoir égard & aux nécessités de l’état, & aux nécessités des citoyens. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des besoins de l’état imaginaires.

Les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions & les foiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d’un projet extraordinaire, l’envie malade d’une vaine gloire, & une certaine impuissance d’esprit contre les fantaisies. Souvent ceux qui, avec un esprit inquiet, étoient sous le prince à la tête des affaires, ont pensé que les besoins de l’état étoient les besoins de leurs petites ames.

Il n’y a rien que la sagesse & la prudence doivent plus régler, que cette portion qu’on ôte, & cette portion qu’on laisse aux sujets.

Ce n’est point à ce que le peuple peut donner, qu’il faut mesurer les revenus publics ; mais à ce qu’il doit donner : &, si on les mesure à ce qu’il peut donner, il faut que ce soit du moins à ce qu’il peut toujours donner.


CHAPITRE II.

Que c’est mal raisonner, de dire que la grandeur des tributs soit bonne par elle-même.


ON a vu, dans de certaines monarchies, que de petits pays, exempts de tributs, étoient aussi misérables que les lieux qui, tout autour, en étoient accablés. La principale raison est, que le petit état entouré ne peut avoir d’industrie, d’arts, ni de manufactures ; parce qu’à cet égard il est gêné, de mille manieres, par le grand état dans lequel il est enclavé. Le grand état qui l’entoure a l’industrie, les manufactures & les arts ; & il fait des réglemens qui lui en procurent tous les avantages. Le petit état devient donc nécessairement pauvre, quelque peu d’impôts qu’on y leve.

On a pourtant conclu, de la pauvreté de ces petits pays, que, pour que le peuple fût industrieux, il falloit des charges pesantes. On auroit mieux fait d’en conclure qu’il n’en faut pas. Ce sont tous les misérables des environs qui se retirent dans ces lieux-là, pour ne rien faire : déja découragés par l’accablement du travail, ils font consister toute leur félicité dans leur paresse.

L’effet des richesses d’un pays, c’est de mettre de l’ambition dans tous les cœurs : l’effet de la pauvreté, est d’y faire naitre le désespoir. La premiere s’irrite par le travail ; l’autre se console par la paresse.

La nature est juste envers les hommes. Elle les récompense de leurs peines ; elle les rend laborieux, parce qu’à de plus grands travaux elle attache de plus grandes récompenses. Mais, si un pouvoir arbitraire ôte les récompenses de la nature, on reprend le dégoût pour le travail, & l’inaction paroît être le seul bien.


CHAPITRE III.

Des tributs, dans les pays où une partie du peuple est esclave de la glebe.


L’ESCLAVAGE de la glebe s’établit quelquefois après une conquête. Dans ce cas, l’esclave qui cultive doit être le colon-partiaire du maître. Il n’y a qu’une société de perte & de gain qui puisse réconcilier ceux qui sont destinés à travailler, avec ceux qui sont destinés à jouir.


CHAPITRE IV.

D’une république, en cas pareil.


LORSQU’UNE république a réduit une nation à cultiver les terres pour elle, on n’y doit point souffrir que le citoyen puisse augmenter le tribut de l’esclave. On ne le permettoit point à Lacédémone : on pensoit que les Elotes[1] cultiveroient mieux les terres, lorsqu’ils sçauroient que leur servitude n’augmenteroit pas ; on croyoit que les maîtres seroient meilleurs citoyens, lorsqu’ils ne desireroient que ce qu’ils avoient coutume d’avoir.


CHAPITRE V.

D’une monarchie, en cas pareil.


LORSQUE, dans une monarchie, la noblesse fait cultiver les terres à son profit par le peuple conquis, il faut encore que la redevance ne puisse augmenter[2]. De plus ; il est bon que le prince se contente de son domaine & du service militaire. Mais, s’il veut lever des tributs en argent sur les esclaves de sa noblesse, il faut que le seigneur soit garant[3] du tribut, qu’il le paie pour les esclaves, & le reprenne sur eux. Et, si l’on ne suit pas cette regle, le seigneur & ceux qui levent les revenus du prince vexeront l’esclave tour à tour, & le reprendront l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il périsse de misere, ou fuie dans les bois.


CHAPITRE VI.

D’un état despotique, en cas pareil.


CE que je viens de dire est encore plus indispensable dans l’état despotique. Le seigneur, qui peut à tous les instans être dépouillé de ses terres & de ses esclaves, n’est pas si porté à les conserver.

Pierre premier, voulant prendre la pratique d’Allemagne & lever ses tributs en argent, fit un réglement très-sage que l’on suit encore en Russie. Le gentilhomme leve la taxe sur les paysans, & la paie au czar. Si le nombre des paysans diminue, il paie tout de même ; si le nombre augmente, il ne paie pas davantage : il est donc intéressé à ne point vexer ses paysans. 055962


CHAPITRE VII.

Des tributs, dans les pays où l’esclavage de la glebe n’est point établi.


LORSQUE, dans un état, tous les particuliers sont citoyens, que chacun y possede par son domaine ce que le prince y possede par son empire, on peut mettre des impôts sur les personnes, sur les terres, ou sur les marchandises ; sur deux de ces choses, ou sur les trois ensemble.

Dans l’impôt de la personne, la proportion injuste seroit celle qui suivroit exactement la proportion des biens. On avoit divisé à Athenes[4] les citoyens en quatre classes. Ceux qui retiroient de leurs biens cinq cens mesures de fruits, liquides ou secs, payoient au public un talent ; ceux qui en retiroient trois cens mesures devoient un demi talent ; ceux qui avoient deux cens mesures payoient dix mines, ou la sixieme partie d’un talent ; ceux de la quatrieme classe ne donnoient rien. La taxe étoit juste, quoiqu’elle ne fût point proportionnelle : si elle ne suivoit pas la proportion des biens, elle suivoit la proportion des besoins. On jugea que chacun avoit un nécessaire physique égal ; que ce nécessaire physique ne devoit point être taxé ; que l’utile venoit ensuite, & qu’il devoit être taxé, mais moins que le superflu ; que la grandeur de la taxe fut le superflu empêchoit le superflu.

Dans la taxe sur, les terres, on fait des rôles ou l’on met les diverses classes des fonds. Mais il est très-difficile de connoître ces différences, & encore plus de trouver des gens qui ne soient point intéressés à les méconnoître. Il y a donc là deux sortes d’injustices ; l’injustice de l’homme, & l’injustice de la chose. Mais si, en général, la taxe n’est point excessive, si on laisse au peuple un nécessaire abondant, ces injustices particulieres ne seront rien. Que si, au contraire, on ne laisse au peuple que ce qu’il lui faut à la rigueur pour vivre, la moindre disproportion sera de la plus grande, conséquence.

Que quelques citoyens ne paient pas assez, le mal n’est pas grand ; leur aisance revient toujours au public : que quelques particuliers paient trop, leur ruine se tourne contre le public. Si l’état proportionne sa fortune à celle des particuliers, l’aisance des particuliers fera bientôt monter sa fortune. Tout dépend du moment. L’état commencera-t-il par appauvrir les sujets pour s’enrichir ? ou attendra-t-il que des sujets à leur aise l’enrichissent ? Aura-t-il le premier avantage ? ou le second ? Commencera-t-il par être riche ? ou finira-t-il par l’être ?

Les droits sur les marchandises sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu’on ne leur fait pas une demande formelle. Ils peuvent être si sagement ménagés, que le peuple ignorera presque qu’il les paie. Pour cela, il est d’une grande conséquence que ce soit celui qui vend la marchandise qui paie le droit. Il sçait bien qu’il ne paie pas pour lui ; & l’acheteur, qui dans le fond paie, le confond avec le prix. Quelques auteurs ont dit que Néron avoit ôté le droit du vingt-cinquieme des esclaves qui se vendoient[5] ; il n’avoit pourtant fait qu’ordonner que ce seroit le vendeur qui le paieroit, au lieu de l’acheteur : ce réglement, qui laissoit tout l’impôt, parut l’ôter.

Il y a deux royaumes en Europe où l’on a mis des impôts très-forts sur les boissons : dans l’un, le brasseur seul paie le droit ; dans l’autre, il est levé indifféremment sur tous les sujets qui consomment. Dans le premier, personne ne sent la rigueur de l’impôt ; dans le second, il est regardé comme onéreux : dans celui-là, le citoyen ne sent que la liberté qu’il a de ne pas payer ; dans celui-ci, il ne sent que la nécessité qui l’y oblige.

D’ailleurs, pour que le citoyens paie, il faut des recherches perpétuelles dans sa maison. Rien n’est plus contraire à la liberté ; & ceux qui établissent ces sortes d’impôts n’ont pas le bonheur d’avoir, à cet égard, rencontré la meilleure sorte d’administration.


CHAPITRE VIII.

Comment on conserve l’illusion.


POUR que le prix de la chose & le droit puissent se confondre dans la tête de celui qui paie, il faut qu’il y ait quelque rapport entre la marchandise & l’impôt ; & que, sur une denrée de peu de valeur, on ne mette pas un droit excessif. Il y a des pays où le droit excede de dix-sept fois la valeur de la marchandise. Pour lors, le prince ôte l’illusion à ses sujets : ils voient qu’ils sont conduits d’une maniere qui n’est pas raisonnable ; ce qui leur fait sentir leur servitude au dernier point.

D’ailleurs, pour que le prince puisse lever un droit si disproportionné à la valeur de la chose, il faut qu’il vende lui-même la marchandise, & que le peuple ne puisse l’aller acheter ailleurs ; ce qui est sujet à mille inconvéniens.

La fraude étant, dans ce cas, très-lucrative, la peine naturelle, celle que la raison demande, qui est la confiscation de la marchandise, devient incapable de l’arrêter ; d’autant plus que cette marchandise est, pour l’ordinaire, d’un prix très-vil. Il faut donc avoir recours à des peines extravagantes, & pareilles à celles que l’on inflige pour les plus grands crimes. Toute la proportion des peines est ôtée. Des gens qu’on ne sçauroit regarder comme des hommes méchans, sont punis comme des scélérats ; ce qui est la chose du monde la plus contraire à l’esprit du gouvernement modéré.
J’ajoute que, plus on met le peuple en occasion de frauder le traitant, plus on enrichit celui-ci, & on appauvrit celui-là. Pour arrêter la fraude, il faut donner au traitant des moyens de vexations extraordinaires, & tout est perdu.


CHAPITRE IX.

D’une mauvaise sorte d’impôt.


NOUS parlerons, en passant, d’un impôt établi, dans quelques états, sur les diverses clauses des contrats civils. Il faut, pour le défendre du traitant, de grandes connoissances, ces choses étant sujettes à des discussions subtiles. Pour lors, le traitant, interprête des, réglemens du prince, exerce un pouvoir arbitraire sur les fortunes. L’expérience a fait voir qu’un impôt sur le papier sur lequel le contrat doit s’écrire, vaudroit beaucoup mieux.


CHAPITRE X.

Que la grandeur des tributs dépend de la nature du gouvernement.


LES tributs doivent être très-légers dans le gouvernement despotique. Sans cela, qui est-ce qui voudroit prendre la peine d’y cultiver les terres ? & de plus, comment payer de gros tributs, dans un gouvernement qui ne supplée par rien à ce que le sujet a donné ?

Dans le pouvoir étonnant du prince, & l’étrange foiblesse du peuple, il faut qu’il ne puisse y avoir d’équivoques sur rien. Les tributs doivent être si faciles à percevoir, & si clairement établis, qu’ils ne puissent être augmentés ni diminués par ceux qui les levent. Une portion dans les fruits de la terre, une taxe par tête, un tribut de tant pour cent sur les marchandises, sont les seuls convenables.

Il est bon, dans le gouvernement despotique, que les marchands aient une sauve-garde personnelle, & que l’usage les fasse respecter : sans cela, ils seroient trop foibles dans les discussions qu’ils pourroient avoir avec les officiers du prince.


CHAPITRE XI.

Des peines fiscales.


C’EST une chose particuliere aux peines fiscales, que, contre la pratique générale, elles sont plus séveres en Europe qu’en Asie. En Europe, on confisque les marchandises, quelquefois même les vaisseaux & les voitures ; en Asie, on ne fait ni l’un ni l’autre. C’est qu’en Europe, le marchand a des juges qui peuvent le garantir de l’opposition ; en Asie, les juges despotiques seroient eux-mêmes les oppresseurs. Que feroit le marchand contre un bacha qui auroit résolu de confisquer les marchandises ?

C’est la vexation qui se surmonte elle-même, & se voit contrainte à une certaine douceur. En Turquie, on ne leve qu’un seul droit d’entrée ; après quoi, tout le pays est ouvert aux marchands. Les déclarations fausses n’emportent ni confiscation ni augmentation de droits. On n’ouvre[6] point, à la Chine, les balots des gens qui ne sont pas marchands. La fraude, chez le Mogol, n’est point punie par la confiscation, mais par le doublement du droit. Les princes[7] Tartares, qui habitent des villes dans l’Asie, ne levent presque rien sur les marchandises qui passent. Que si, au Japon, le crime de fraude dans le commerce est un crime capital, c’est qu’on a des raisons pour défendre toute communication avec les étrangers ; & que la fraude[8] y est plutôt une contravention aux loix faites pour la sûreté de l’état, qu’à des loix de commerce.


CHAPITRE XII.

Rapport à la grandeur des tributs avec la liberté.


REGLE GÉNÉRALE : on peut lever des tributs plus forts, à proportion de la liberté des sujets ; & l’on est forcé de les modérer, à mesure que la servitude augmente. Cela a toujours été, & cela sera toujours. C’est une regle tirée de la nature, qui ne varie point : on la trouve par tous les pays, en Angleterre, en Hollande, & dans tous les états où la liberté va se dégradant, jusqu’en Turquie. La Suisse semble y déroger, parce qu’on n’y paie point de tributs : mais on en sçait la raison particuliere, & même elle confirme ce que je dis. Dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers, & le pays est si peuplé, qu’un Suisse paie quatre fois plus à la nature, qu’un Turc ne paie au sultan.

Un peuple dominateur, tel qu’étoient les Athéniens & les Romains, peut s’affranchir de tout impôt, parce qu’il regne sur des nations sujettes. Il ne paie pas pour lors à proportion de sa liberté ; parce qu’à cet égard il n’est pas un peuple, mais un monarque.

Mais la regle générale reste toujours. Il y a, dans les états modérés, un dédommagement pour la pesanteur des tributs ; c’est la liberté. Il y a, dans les états[9] despotiques, un équivalent pour la liberté, c’est la modicité des tributs.

Dans de certaines monarchies en Europe, on voit des provinces[10] qui, par la nature de leur gouvernement politique, sont dans un meilleur état que les autres. On s’imagine toujours qu’elles ne paient pas assez ; parce que, par un effet de la bonté de leur gouvernement, elles pourroient payer davantage : & il vient toujours dans l’esprit de leur ôter ce gouvernement même qui produit ce bien qui se communique, qui se répand au loin, & dont il vaudroit bien mieux jouir.


CHAPITRE XIII.

Dans quels gouvernemens les tributs sont susceptibles d’augmentation.


ON peut augmenter les tributs dans la plupart des républiques ; parce que le citoyen, qui croit payer à lui-même, a la volonté de les payer, & en a ordinairement le pouvoir par l’effet de la nature du gouvernement.

Dans la monarchie, on peut augmenter les tributs ; parce que la modération du gouvernement y peut procurer des richesses : c’est comme la récompense du prince, à cause du respect qu’il a pour les loix.

Dans l’état despotique, on ne peut pas les augmenter, parce qu’on ne peut pas augmenter la servitude extrême.

CHAPITRE XIV.

Que la nature des tributs est relative au gouvernement.


L’IMPÔT par tête est plus naturel à la servitude ; l’impôt sur les marchandises est plus naturel à la liberté, parce qu’il se rapporte d’une maniere moins directe à la personne.

Il est naturel au gouvernement despotique, que le prince ne donne point d’argent à sa milice ou aux gens de la cour ; mais qu’il leur distribue des terres ; &, par conséquent, qu’on y leve peu de tributs. Que si le prince donne de l’argent, le tribut le plus naturel qu’il puisse lever est un tribut par tête. Ce tribut ne peut être que très-modique : car, comme on n’y peut pas faire diverses classes considérables, à cause des abus qui en résulteroient, vu l’injustice & la violence du gouvernement, il faut nécessairement se régler, sur le taux de ce que peuvent payer les plus misérables.

Le tribut naturel au gouvernement modéré, est l’impôt sur les marchandises. Cet impôt étant réellement payé par l’acheteur, quoique le marchand l’avance, est un prêt que le marchand a déja fait à l’acheteur : ainsi, il faut regarder le négociant, & comme le débiteur général de l’état, & comme le créancier de tous les particuliers. Il avance à l’état le droit que l’acheteur lui paiera quelque jour ; & il a payé, pour l’acheteur, le droit qu’il a payé pour la marchandise. On sent donc que plus le gouvernement est modéré, que plus l’esprit de liberté regne, que plus les fortunes ont de sûreté, plus il est facile au marchand d’avancer à l’état, & de prêter au particulier des droits considérables. En Angleterre, un marchand prête réellement à l’état cinquante ou soixante livres sterling à chaque tonneau de vin qu’il reçoit. Quel est le marchand qui oseroit faire une chose de cette espece dans un pays gouverné comme la Turquie ? & quand il l’oseroit faire, comment le pourroit-il, avec une fortune suspecte, incertaine, ruinée ?


CHAPITRE XV.

Abus de la liberté.


CES grands avantages de la liberté ont fait que l’on a abusé de la liberté même. Parce que le gouvernement modéré a produit d’admirables effets, on a quitté cette modération : parce qu’on a tiré de grands tributs, on en a voulu tirer d’excessifs : &, méconnoissant la main de la liberté qui faisoit ce présent, on s’est adressé à la servitude qui refuse tout.

La liberté a produit l’excès des tributs : mais l’effet de ces tributs excessifs est de produire, à leur tour, la servitude ; & l’effet de la servitude, de produire la diminution des tributs.

Les monarques de l’Asie ne font gueres d’édits que pour exempter, chaque année, de tributs quelque province de leur empire[11] : les manifestations de leur volonté sont des bienfaits. Mais, en Europe, les édits des princes affligent même avant qu’on les ait vus, parce qu’ils y parlent toujours de leurs besoins, & jamais des nôtres.

D’une impardonnable nonchalance que les ministres de ces pays-là tiennent du gouvernement & souvent du climat, les peuples tirent cet avantage, qu’ils ne sont point sans cesse accablés par de nouvelles demandes. Les dépenses n’y augmentent point, parce qu’on n’y fait point de projets nouveaux ; & si, par hazard, on y en fait, ce sont des projets dont on voit la fin, & non des projets commencés. Ceux qui gouvernent l’état ne le tourmentent pas, parce qu’ils ne se tourmentent pas sans cesse eux-mêmes. Mais, pour nous, il est impossible que nous ayions jamais de regle dans nos finances, parce que nous sçavons toujours que nous ferons quelque chose, & jamais ce que nous ferons.

On n’appelle plus, parmi nous, un grand ministre celui qui est le sage dispensateur des revenus publics ; mais celui qui est homme d’industrie, & qui trouve ce qu’on appelle des expédiens.


CHAPITRE XVI.

Des conquêtes des Mahométans.


CE furent ces tributs[12] excessifs qui donnerent lieu à cette étrange facilité que trouverent les Mahométans dans leurs conquêtes. Les peuples, au lieu de cette suite continuelle de vexations que l’avarice subtile des empereurs avoit imaginées, se virent soumis à un tribut simple, payé aisément, reçu de même ; plus heureux d’obéir à une nation barbare qu’à un gouvernement corrompu, dans lequel ils souffroient tous les inconvéniens d’une liberté qu’ils n’avoient plus, avec toutes les horreurs d’une servitude présente.


CHAPITRE XVII.

De l’augmentation des troupes.


UNE maladie nouvelle s’est répandue en Europe ; elle a saisi nos princes, & leur fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublemens, & elle devient nécessairement contagieuse : car, sitôt qu’un état augmente ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs ; de façon qu’on ne gagne rien par-là, que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourroit avoir, si ses peuples étoient en danger d’être exterminés ; & on nomme paix cet état[13] d’effort de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seroient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auroient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses & le commerce de tout l’univers ; & bientôt, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats, & nous serons comme des Tartares[14].

Les grands princes, non contens d’acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances ; c’est-à-dire, presque toujours à perdre leur argent.

La suite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des tributs : &, ce qui prévient tous les remedes à venir, on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capitale. Il n’est pas inoui de voir des états hypothéquer leurs fonds pendant la paix même ; & employer, pour se ruiner, des moyens qu’ils appellent extraordinaires, & qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine.


CHAPITRE XVIII.

De la remise des tributs.


LA maxime des grands empires d’orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devroit bien être portée dans les états monarchiques. Il y en a bien où elle est établie : mais elle accable plus que si elle n’y étoit pas ; parce que le prince n’en levant ni plus ni moins, tout l’état devient solidaire. Pour soulager un village qui paie mal, on charge un autre qui paie mieux ; on ne rétablit point le premier, on détruit le second. Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer de peur des exactions, & le danger de payer crainte des surcharges.

Un état bien gouverné doit mettre, pour le premier article de sa dépense, une somme réglée pour les cas fortuits. Il en est du public comme des particuliers, qui se ruinent lorsqu’ils dépensent exactement les revenus de leurs terres.

A l’égard de la solidité entre les habitans du même village, on a dit[15] qu’elle étoit raisonnable, parce qu’on pouvoit supposer un complot frauduleux de leur part : mais où a-t-on pris que, sur des suppositions, il faille établir une chose injuste par elle-même & ruineuse pour l’état ?


CHAPITRE XIX.

Qu’est-ce qui est plus convenable au prince & au peuple, de la ferme ou de la régie des tributs ?


LA régie est l’administration d’un bon pere de famille, qui leve lui-même, avec économie & avec ordre, ses revenus.

Par la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie, il épargne à l’état les profits immenses des fermiers, qui l’appauvrissent d’une infinité de manieres. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites qui l’affligent. Par la régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directement au prince, par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises loix qu’exige toujours de lui l’avarice importunes des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des réglemens funestes pour l’avenir.

Comme celui qui a l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le prince même : il n’est pas législateur, mais il le force à donner des loix.

J’avoue qu’il est quelquefois utile de commencer par donner à ferme un droit nouvellement établi. Il y a un art & des inventions pour prévenir les fraudes, que l’intérêt des fermiers leur suggere, & que les régisseurs n’auroient sçu imaginer : or, le systême de la levée étant une fois fait par le fermier, on peut avec succès établir la régie. En Angleterre, l’administration de l’accise & du revenu des postes, telle qu’elle est aujourd’hui, a été empruntée des fermiers.

Dans les républiques, les revenus de l’état sont presque toujours en régie. L’établissement contraire fut un grand vice du gouvernement de Rome[16]. Dans les états despotiques, où la régie est établie, les peuples sont infiniment plus heureux ; témoin la Perse & la Chine[17]. Les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme les ports de mer & les villes de commerce. L’histoire des monarchies est pleine des maux faits par les traitans.

Néron, indigné des vexations des publicains, forma le projet impossible & magnanime d’abolir tous les impôts. Il n’imagina point la régie : il fit[18] quatre ordonnances ; que les loix faites contre les publicains, qui avoient été jusques-là tenues secrettes, seroient publiées ; qu’ils ne pourroient plus exiger ce qu’ils avoient négligé de demander dans l’année ; qu’il y auroit un prêteur établi pour juger leurs prétentions sans formalité ; que les marchands ne paieroient rien pour les navires. Voilà les beaux jours de cet empereur.


CHAPITRE XX.

Des traitans.


TOUT est perdu, lorsque la profession lucrative des traitans parvient encore, par ses richesses, à être une profession honorée. Cela peut être bon dans les états despotiques, où souvent leur emploi est une partie des fonctions des gouverneurs eux-mêmes. Cela n’est pas bon dans la république ; & une chose pareille détruisit la république Romaine. Cela n’est pas meilleur dans la monarchie ; rien n’est plus contraire à l’esprit de ce gouvernement. Un dégoût saisit tous les autres états ; l’honneur y perd toute sa considération ; les moyens lents & naturels de se distinguer ne touchent plus ; & le gouvernement est frappé dans son principe.

On vit bien, dans les temps passés, des fortunes scandaleuses ; c’étoit une des calamités des guerres de cinquante ans : mais, pour lors, ces richesses furent regardées comme ridicules ; & nous les admirons.

Il y a un lot pour chaque profession. Le lot de ceux qui levent les tributs est les richesses ; & les récompenses de ces richesses, sont les richesses mêmes. La gloire & l’honneur sont pour cette noblesse qui ne connoît, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l’honneur & la gloire. Le respect & la considération sont pour ces ministres & ces magistrats qui, ne trouvant que le travail après le travail, veillent nuit & jour pour le bonheur de l’empire.


  1. Plutarque.
  2. C’est ce qui fit faire à Charlemagne ces belles institutions là-dessus. Voyez le livre cinquieme des capitulaires, article 303.
  3. Cela se pratique aussi en Allemagne.
  4. Pollux, liv. VIII, chap. X, art. 130.
  5. Vectizal quintæ & vicesimæ venalium mancipiorun remissum specie magis quàm vi ; quià cùm venditor pendere juberetur, in partem pretii emptoribus accrescebat. Tacite, annales, livre XIII.
  6. Du Halde, tome II, page 37.
  7. Histoire des Tattars, troisieme partie, pag. 290.
  8. Voulant avoir un commerce avec les étrangers, sans se communiquer avec eux, ils ont choisi deux nations ; la Hollandoise, pour le commerce de l’Europe ; & la Chinoise, pour celui de l’Asie : ils tiennent dans une espece de prison les facteurs & les matelots, & les gênent jusqu’à faire perdre patience.
  9. En Russie, les tributs sont médiocres : on les a augmentés depuis que le despotisme y est plus modéré. Voyez l’histoire des Tattars, deuxieme partie.
  10. Les pays d’états.
  11. C’est l’usage des empereurs de la Chine.
  12. Voyez, dans l’histoire, la grandeur, la bizarrerie, & même la folie de ces tributs. Anastase en imagina un pour respirer l’air : ut quisque pro haustu aëris penderet.
  13. Il est vrai que c’est cet état d’effort qui maintient principalement l’équilibre, parce qu’il erreinte les grandes puissances.
  14. Il ne faut, pour cela, que faire valoir la nouvelle invention des milices établies dans presque toute l’Europe, & les porter au même excès que l’on a fait les troupes réglées.
  15. Voyez le traité des finances des Romains, chap. II, imprimé à Paris, chez Briasson, 1740.
  16. César fut obligé d’ôter les publicains de la province d’Asie, & d’y établir une autre sorte d’administration, comme nous l’apprenons de Dion. Et Tacite nous dit que la Macédoine & l’Achaïe, provinces qu’Auguste avoit laissées au peuple Romain, & qui, par conséquent, étoient gouvernées sur l’ancien plan, obtinrent d’être du nombre de celles que l’empereur gouvernoit par ses officiers.
  17. Voyez Chardin, voyage de Perse, tome VI.
  18. Tacite, annales, l. XIII.