De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 28

De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Nourse (tome 2p. 162-248).


Livre XXVIII

De l’origine & des révolutions des loix civiles chez les François.


In nova fert animus mutatas dicere formas
Corpora
..........

Ovide, Métam.

CHAPITRE PREMIER.

Du différent caractere des loix des peuples Germains.


LES Francs étant sortis de leur pays, ils firent rédiger, par les sages de leur nation, les loix saliques[1]. La tribu des Francs Ripuaires s’étant jointe, sous Clovis[2], à celle des Francs Saliens, elle conserva ses usages ; & Théodoric[3], roi d’Austrasie, les fit mettre par écrit. Il recueillit de même les usages des Bavarois & des Allemands[4] qui dépendoient de son royaume. Car la Germanie étant affoiblie par la sortie de tant de peuples, les Francs, après avoir conquis devant eux, avoient fait un pas en arriere, et porté leur domination dans les forêts de leurs peres. Il y a apparence que le code des Thuringiens fut donné par le même Théodoric[5], puisque les Thuringiens étoient aussi ses sujets. Les Frisons ayant été soumis par Charles-Martel et Pépin, leur loi n’est pas antérieure à ces princes. Charlemagne, qui, le premier, dompta les Saxons, leur donna la loi que nous avons. Il n’y a qu’à lire ces deux derniers codes pour voir qu’ils sortent des mains des vainqueurs. Les Wisigoths, les Bourguignons et les Lombards ayant fondé des royaumes, firent écrire leurs lois, non pas pour faire suivre leurs usages aux peuples vaincus, mais pour les suivre eux-mêmes.

Il y a dans les lois saliques et ripuaires, dans celles des Allemands, des Bavarois, des Thuringiens et des Frisons, une simplicité admirable : on y trouve une rudesse originale et un esprit qui n’avoit point été affaibli par un autre esprit. Elles changèrent peu, parce que ces peuples, si on en excepte les Francs, restèrent dans la Germanie. Les Francs même y fondèrent une grande partie de leur empire : ainsi leurs lois furent toutes germaines. Il n’en fut pas de même des lois des Wisigoths, des Lombards et des Bourguignons ; elles perdirent beaucoup de leur caractère, parce que ces peuples, qui se fixèrent dans leurs nouvelles demeures, perdirent beaucoup du leur.

Le royaume des Bourguignons ne subsista pas assez longtemps pour que les lois du peuple vainqueur pussent recevoir de grands changements. Gondebaud et Sigismond, qui recueillirent leurs usages, furent presque les derniers de leurs rois. Les lois des Lombards reçurent plutôt des additions que des changements. Celles de Rotharis furent suivies de celles de Grimoald, de Luitprand, de Rachis, d’Aistulphe ; mais elles ne prirent point de nouvelle forme. Il n’en fut pas de même des lois des Wisigoths  ; leurs rois les refondirent, et les firent refondre par le clergé.

Les rois de la première race ôterent bien aux loix saliques & ripuaires ce qui ne pouvoit absolument s’accorder avec le christianisme : mais ils en laisserent tout le fonds[6]. C’est ce qu’on ne peut pas dire des loix des Wisigoths.

Les loix des Bourguignons, & sur-tout celles des Wisigoths, admirent les peines corporelles. Les loix saliques & ripuaires ne les reçurent pas[7] ; elles conserverent mieux leur caractere.

Les Bourguignons & les Wisigoths, dont les provinces étoient très-exposées, chercherent à se concilier les anciens habitans, & à leur donner des loix civiles les plus impartiales[8] : mais les rois Francs, sûrs de leur puissance, n’eurent pas ces égards[9].

Les Saxons, qui vivoient sous l’empire des Francs, eurent une humeur indomptable, & s’obstinerent à se révolter. On trouve, dans leurs loix[10], des duretés du vainqueur, qu’on ne voit point dans les autres codes des loix des Barbares.

On y voit l’esprit des loix des Germains dans les peines pécuniaires, & celui du vainqueur dans les peines afflictives.

Les crimes qu’ils font dans leur pays sont punis corporellement ; & on ne suit l’esprit des loix Germaniques que dans la punition de ceux qu’ils commettent hors de leur territoire.

On y déclare que, pour leurs crimes, ils n’auront jamais de paix ; & on leur refuse l’asyle des églises mêmes.

Les évêques eurent une autorité immense à la cour des rois Wisigoths ; les affaires les plus importantes étoient décidées dans les conciles. Nous devons au code des Wisigoths toutes les maximes, tous les principes, & toutes les vues de l’inquisition d’aujourd’hui ; & les moines n’ont fait que copier, contre les Juifs, des lois faites autrefois par les évêques.

Du reste, les loix de Gondebaud, pour les Bourguignons, paroissent assez judicieuses ; celles de Rotharis & des autres princes Lombards le sont encore plus. Mais les loix des Wisigoths, celles de Recessuinde, de Chaindasuinde & d’Egiga, sont puériles, gauches, idiotes ; elles n’atteignent point le but ; pleines de rhétorique, & vuides de sens, frivoles dans le fond, & gigantesques dans le style.


CHAPITRE II.

Que les loix des Barbares furent toutes personnelles.


Cest un caractere particulier de ces loix des Barbares, qu’elles ne furent point attachées à un certain territoire : le Franc étoit jugé par la loi des Francs ; l’Allemand par la loi des Allemands ; le Bourguignon par la loi des Bourguignons ; le Romain, par la loi Romaine : &, bien loin qu’on songeât, dans ces temps-là, à rendre uniformes les loix des peuples conquérans, on ne pensa pas même à se faire législateur du peuple vaincu.

Je trouve l’origine de cela dans les mœurs des peuples Germains. Ces nations étoient partagées par des marais, des lacs & des forêts : on voit même, dans César[11], qu’elles aimoient à se séparer. La frayeur qu’elles eurent des Romains fit qu’elles se réunirent : chaque homme, dans ces nations mêlées, dut être jugé par les usages & les coutumes de sa propre nation. Tous ces peuples, dans leur particulier, étoient libres & indépendans ; &, quand ils furent mêlés, l’indépendance resta encore : la patrie étoit commune, & la république particuliere ; le territoire étoit le même, & les nations diverses. L’esprit des loix personnelles étoit donc chez ces peuples avant qu’ils partissent de chez eux, &t ils le porterent dans leurs conquêtes.

On trouve cet usage établi dans les formules de Marculfe[12], dans les codes des loix des Barbares, sur-tout dans la loi des Ripuaires[13], dans les décrets des rois de la premiere race[14], d’où dériverent les capitulaires que l’on fit là-dessus dans la seconde[15]. Les enfans suivoient la loi de leur pere[16], les femmes celle de leur mari[17], les veuves revenoient à leur loi[18], les affranchis avoient celle de leur patron[19]. Ce n’est pas tout : chacun pouvoit prendre la loi qu’il vouloit ; la constitution de Lothaire I exigea que ce choix fût rendu public[20].


CHAPITRE III.

Différence capitale entre les loix saliques & les loix des Wisigoths & des Bourguignons


Jai dit[21] que la loi des Bourguignons & celle des Wisigoths étoient impartiales : mais la loi salique ne le fut pas : elle établit entre les Francs et les Romains les distinctions les plus affligeantes. Quand on avoit tué un Franc, un barbare, ou un homme qui vivoit sous la loi salique, on payoit à ses parents une composition de deux cents sols ; on n’en payoit qu’une de cent, lorsqu’on avoit tué un Romain possesseur  ; et seulement une de quarante-cinq, quand on avoit tué un Romain tributaire : la composition pour le meurtre d’un Franc, vassal du roi, étoit de six cents sols ; et celle du meurtre d’un Romain convive du roi n’étoit que de trois cents. Elle mettoit donc une cruelle différence entre le seigneur franc et le seigneur romain, et entre le Franc et le Romain qui étoient d’une condition médiocre.

Ce n’est pas tout : si l’on assembloit du monde pour assaillir un Franc dans sa maison, et qu’on le tuât, la loi salique ordonnoit une composition de six cents sols ; mais si on avoit assailli un Romain ou un affranchi on ne payoit que la moitié de la composition. Par la même loi, si un Romain enchaînoit un Franc, il devoit trente sols de composition ; mais si un Franc enchaînoit un Romain, il n’en devoit qu’une de quinze. Un Franc dépouillé par un Romain, avoit soixante-deux sols et demi de composition ; et un Romain dépouillé par un Franc, n’en recevoit qu’une de trente. Tout cela devoit être accablant pour les Romains.

Cependant un auteur célèbre forme un système de l’Établissement des Francs dans les Gaules, sur la présupposition qu’ils étoient les meilleurs amis des Romains. Les Francs étoient donc les meilleurs amis des Romains, eux qui leur firent, eux qui en reçurent des maux effroyables  ? Les Francs étoient amis des Romains, eux qui, après les avoir assujettis par leurs armes, les opprimèrent de sang-froid par leurs lois ? Ils étoient amis des Romains comme les Tartares qui conquirent la Chine étoient amis des Chinois.

Si quelques évêques catholiques ont voulu se servir des Francs pour détruire des rois ariens, s’ensuit-il qu’ils oient désiré de vivre sous des peuples barbares ? En peut-on conclure que les Francs eussent des égards particuliers pour les Romains ? J’en tirerais bien d’autres conséquences : plus les Francs furent sûrs des Romains, moins ils les ménagèrent.

Mais l’abbé Dubos a puisé dans de mauvaises sources pour un historien, dans les poètes et les orateurs : ce n’est point sur des ouvrages d’ostentation qu’il faut fonder des systèmes.

Chapitre IV

Comment le droit romain se perdit dans le pays du domaine des Francs, et se conserva dans le pays du domaine des Goths et des Bourguignons


Les choses que j’ai dites donneront du jour à d’autres, qui ont été jusqu’ici pleines d’obscurité.

Le pays qu’on appelle aujourd’hui la France fut gouverné, dans la première race, par la loi romaine ou le code Théodosien, et par les diverses lois des barbares qui y habitoient.

Dans le pays du domaine des Francs, la loi salique étoit établie pour les Francs, et le code Théodosien pour les Romains. Dans celui du domaine des Wisigoths, une compilation du code Théodosien, faite par l’ordre d’Alaric, régla les différends des Romains ; les coutumes de la nation, qu’Euric fit rédiger par écrit, décidèrent ceux des Wisigoths. Mais pourquoi les lois saliques acquirent-elles une autorité presque générale dans les pays des Francs ? Et pourquoi le droit romain s’y perdit-il peu à peu, pendant que dans le domaine des Wisigoths le droit romain s’étendit, et eut une autorité générale ?

Je dis que le droit romain perdit son usage chez les Francs, à cause des grands avantages qu’il y avoit à être Franc, barbare, ou homme vivant sous la loi salique  : tout le monde fut porté à quitter le droit romain pour vivre sous la loi salique. Il fut seulement retenu par les ecclésiastiques parce qu’ils n’eurent point d’intérêt à changer. Les différences des conditions et des rangs ne consistoient que dans la grandeur des compositions, comme je le ferai voir ailleurs. Or, des lois particulières leur donnèrent des compositions aussi favorables que celles qu’avoient les Francs : ils gardèrent donc le droit romain. Ils n’en recevoient aucun préjudice ; et il leur convenoit d’ailleurs, parce qu’il étoit l’ouvrage des empereurs chrétiens.

D’un autre côté, dans le patrimoine des Wisigoths, la loi wisigothe ne donnant aucun avantage civil aux Wisigoths sur les Romains, les Romains n’eurent aucune raison de cesser de vivre sous leur loi pour vivre sous une autre : ils gardèrent donc leurs lois, et ne prirent point celles des Wisigoths.

Ceci se confirme à mesure qu’on va plus avant. La loi de Gondebaud fut très impartiale, et ne fut pas plus favorable aux Bourguignons qu’aux Romains. Il paraît, par le prologue de cette loi, qu’elle fut faite pour les Bourguignons, et qu’elle fut faite encore pour régler les affaires qui pourroient naître entre les Romains et les Bourguignons ; et, dans ce dernier cas, le tribunal fut mi-parti. Cela étoit nécessaire pour des raisons particulières, tirées de l’arrangement politique de ces temps-là. Le droit romain subsista dans la Bourgogne, pour régler les différends que les Romains pourroient avoir entre eux. Ceux-ci n’eurent point de raison pour quitter leur loi, comme ils en eurent dans le pays des Francs ; d’autant mieux que la loi salique n’étoit point établie en Bourgogne, comme il paraît par la fameuse lettre qu’Agobard écrivit à Louis le Débonnaire.

Agobard demandoit à ce prince d’établir la loi salique dans la Bourgogne : elle n’y étoit donc pas établie. Ainsi le droit romain subsista, et subsiste encore dans tant de provinces qui dépendoient autrefois de ce royaume.

Le droit romain et la loi gothe se maintinrent de même dans le pays de l’établissement des Goths : la loi salique n’y fut jamais reçue. Quand Pépin et Charles Martel en chassèrent les Sarrazins, les villes et les provinces qui se soumirent à ces princes demandèrent à conserver leurs lois, et l’obtinrent : ce qui, malgré l’usage de ces temps-là où toutes les lois étoient personnelles, fit bientôt regarder le droit romain comme une loi réelle et territoriale dans ces pays.

Cela se prouve par l’édit de Charles le Chauve, donné à Pistes l’an 864, qui distingue les pays dans lesquels on jugeoit par le droit romain, d’avec ceux où l’on n’y jugeoit pas.

L’édit de Pistes prouve deux choses : l’une, qu’il y avoit des pays où l’on jugeoit selon la loi romaine, et qu’il y en avoit où l’on ne jugeoit point selon cette loi ; l’autre, que ces pays où l’on jugeoit par la loi romaine étoient précisément ceux où on la suit encore aujourd’hui, comme il paraît par ce même édit. Ainsi la distinction des pays de la France coutumière, et de la France régie par le droit écrit, étoit déjà établie du temps de l’édit de Pistes.

J’ai dit que, dans les commencements de la monarchie, toutes les lois étoient personnelles : ainsi, quand l’édit de Pistes distingue les pays du droit romain d’avec ceux qui ne l’étoient pas, cela signifie que, dans les pays qui n’étoient point pays de droit romain, tant de gens avoient choisi de vivre sous quelqu’une des lois des peuples barbares, qu’il n’y avoit presque plus personne dans ces contrées qui choisît de vivre sous la loi romaine ; et que, dans les pays de la loi romaine, il y avoit peu de gens qui eussent choisi de vivre sous les lois des peuples barbares.

Je sais bien que je dis ici des choses nouvelles ; mais si elles sont vraies, elles sont très anciennes. Qu’importe, après tout, que ce soit moi, les Valois, ou les Bignon qui les aient dites ?


Chapitre V

Continuation du même sujet


La loi de Gondebaud subsista longtemps chez les Bourguignons, concurremment avec la loi romaine ; elle y étoit encore en usage du temps de Louis le Débonnaire ; la lettre d’Agobard ne laisse aucun doute là-dessus. De même, quoique l’édit de Pistes appelle le pays qui avoit été occupé par les Wisigoths, le pays de la loi romaine, la loi des Wisigoths y subsistoit toujours ; ce qui se prouve par le synode de Troyes, tenu sous Louis le Bègue l’an 878, c’est-à-dire quatorze ans après l’édit de Pistes.

Dans la suite, les lois gothes et bourguignonnes périrent dans leur pays même, par les causes générales qui firent partout disparaître les lois personnelles des peuples barbares.

Chapitre VI

Comment le droit romain se conserva dans le domaine des Lombards


Tout se plie à mes principes. La loi des Lombards étoit impartiale, et les Romains n’eurent aucun intérêt à quitter la leur pour la prendre. Le motif qui engagea les Romains sous les Francs à choisir la loi salique, n’eut point de lieu en Italie ; le droit romain s’y maintint avec la loi des Lombards.

Il arriva même que celle-ci céda au droit romain ; elle cessa d’être la loi de la nation dominante ; et, quoiqu’elle continuât d’être celle de la principale noblesse, la plupart des villes s’érigèrent en républiques, et cette noblesse tomba, ou fut exterminée. Les citoyens des nouvelles républiques ne furent point portés à prendre une loi qui établissoit l’usage du combat judiciaire, et dont les institutions tenoient beaucoup aux coutumes et aux usages de la chevalerie. Le clergé, dès lors si puissant en Italie, vivant presque tout sous la loi romaine, le nombre de ceux qui suivoient la loi des Lombards dut toujours diminuer.

D’ailleurs, la loi des Lombards n’avoit point cette majesté du droit romain, qui rappeloit à l’Italie l’idée de sa domination sur toute la terre ; elle n’en avoit pas l’étendue. La loi des Lombards et la loi romaine ne pouvoient plus servir qu’à suppléer aux statuts des villes qui s’étoient érigées en républiques ; or qui pouvoit mieux y suppléer, ou la loi des Lombards, qui ne statuoit que sur quelques cas, ou la loi romaine, qui les embrassoit tous ?

Chapitre VII.

Comment le droit romain se perdit en Espagne


Les choses allèrent autrement en Espagne. La loi des Wisigoths triompha, et le droit romain s’y perdit. Chaindasuinde et Récessuinde proscrivirent les lois romaines, et ne permirent pas même de les citer dans les tribunaux. Récessuinde fut encore l’auteur de la loi qui ôtoit la prohibition des mariages entre les Goths et les Romains. Il est clair que ces deux lois avoient le même esprit : ce roi vouloit enlever les principales causes de séparation qui étoient entre les Goths et les Romains. Or on pensoit que rien ne les séparoit plus que la défense de contracter entre eux des mariages, et la permission de vivre sous des lois diverses.

Mais, quoique les rois des Wisigoths eussent proscrit le droit romain, il subsista toujours dans les domaines qu’ils possédoient dans la Gaule méridionale. Ces pays, éloignés du centre de la monarchie, vivoient dans une grande indépendance. On voit par l’Histoire de Vamba, qui monta sur le trône en 672, que les naturels du pays avoient pris le dessus  : ainsi la loi romaine y avoit plus d’autorité, et la loi gothe y en avoit moins. Les lois espagnoles ne convenoient ni à leurs manières ni à leur situation actuelle : peut-être même que le peuple s’obstina à la loi romaine, parce qu’il y attacha l’idée de sa liberté. Il y a plus : les lois de Chaindasuinde et de Récessuinde contenoient des dispositions effroyables contre les Juifs ; mais ces Juifs étoient puissants dans la Gaule méridionale. L’auteur de l’Histoire du roi Vamba appelle ces provinces le prostibule des Juifs. Lorsque les Sarrasins vinrent dans ces provinces, ils y avoient été appelés : or qui put les y avoir appelés, que les Juifs ou les Romains ? Les Goths furent les premiers opprimés, parce qu’ils étoient la nation dominante. On voit dans Procope que, dans leurs calamités, ils se retiroient de la Gaule Narbonnaise en Espagne. Sans doute que, dans ce malheur-ci, ils se réfugièrent dans les contrées de l’Espagne qui se défendoient encore ; et le nombre de ceux qui, dans la Gaule méridionale, vivoient sous la loi des Wisigoths, en fut beaucoup diminué.


Chapitre VIII.

Faux capitulaire


Ce malheureux compilateur Benoît Lévite n’alla-t-il pas transformer cette loi wisigothe qui défendoit l’usage du droit romain, en un capitulaire qu’on attribua depuis à Charlemagne ? Il fit de cette loi particulière une loi générale, comme s’il avoit voulu exterminer le droit romain par tout l’univers.

Chapitre IX.

Comment les codes des lois des Barbares et les Capitulaires se perdirent


Les lois saliques, ripuaires, bourguignonnes et wisigothes cessèrent peu à peu d’être en usage chez les Français : voici comment.

Les fiefs étant devenus héréditaires, et les arrière-fiefs s’étant étendus, il s’introduisit beaucoup d’usages auxquels ces lois n’étoient plus applicables. On en retint bien l’esprit, qui étoit de régler la plupart des affaires par des amendes. Mais, les valeurs ayant sans doute changé, les amendes changèrent aussi ; et l’on voit beaucoup de chartres où les seigneurs fixoient les amendes qui devoient être payées dans leurs petits tribunaux. Ainsi l’on suivit l’esprit de la loi, sans suivre la loi même.

D’ailleurs, la France se trouvant divisée en une infinité de petites seigneuries, qui reconnaissoient plutôt une dépendance féodale qu’une dépendance politique, il étoit bien difficile qu’une seule loi pût être autorisée. En effet, on n’auroit pas pu la faire observer. L’usage n’étoit guère plus qu’on envoyât des officiers extraordinaires dans les provinces, qui eussent l’œil sur l’administration de la justice et sur les affaires politiques. Il paraît même, par les chartres, que, lorsque de nouveaux fiefs s’établissoient, les rois se privoient du droit de les y envoyer. Ainsi, lorsque tout à peu près fut devenu fief, ces officiers ne purent plus être employés ; il n’y eut plus de loi commune, parce que personne ne pouvoit faire observer la loi commune.

Les lois saliques, bourguignonnes et wisigothes furent donc extrêmement négligées à la fin de la seconde race ; et, au commencement de la troisième, on n’en entendit presque plus parler.


Sous les deux premières races, on assembla souvent la nation, c’est-à-dire les seigneurs et les évêques : il n’étoit point encore question des communes. On chercha dans ces assemblées à régler le clergé, qui étoit un corps qui se formoit, pour ainsi dire, sous les conquérants, et qui établissoit ses prérogatives. Les lois faites dans ces assemblées sont ce que nous appelons les capitulaires. Il arriva quatre choses : les lois des fiefs s’établirent, et une grande partie des biens de l’Église fut gouvernée par les lois des fiefs ; les ecclésiastiques se séparèrent davantage, et négligèrent des lois de réforme où ils n’avoient pas été les seuls réformateurs ; on recueillit les canons des conciles et les décrétales des papes ; et le clergé reçut ces lois, comme venant d’une source plus pure. Depuis l’érection des grands fiefs, les rois n’eurent plus, comme j’ai dit, des envoyés dans les provinces pour faire observer des lois émanées d’eux : ainsi, sous la troisième race, on n’entendit plus parler de capitulaires.

Chapitre X.

Continuation du même sujet


On ajouta plusieurs capitulaires à la loi des Lombards, aux lois saliques, à la loi des Bavarois. On en a cherché la raison ; il faut la prendre dans la chose même. Les capitulaires étoient de plusieurs espèces. Les uns avoient du rapport au gouvernement politique, d’autres au gouvernement économique, la plupart au gouvernement ecclésiastique, quelques-uns au gouvernement civil. Ceux de cette dernière espèce furent ajoutés à la loi civile, c’est-à-dire aux lois personnelles de chaque nation : c’est pour cela qu’il est dit dans les capitulaires qu’on n’y a rien stipulé contre la loi romaine. En effet, ceux qui regardoient le gouvernement économique, ecclésiastique ou politique n’avoient point de rapport avec cette loi ; et ceux qui regardoient le gouvernement civil n’en eurent qu’aux lois des peuples barbares, que l’on expliquoit, corrigeoit, augmentoit et diminuoit. Mais ces capitulaires, ajoutés aux lois personnelles, firent, je crois, négliger le corps même des capitulaires. Dans des temps d’ignorance, l’abrégé d’un ouvrage fait souvent tomber l’ouvrage même.


Chapitre XI.

Autres causes de la chute des codes des lois des Barbares, du droit romain, et des Capitulaires


Lorsque les nations germaines conquirent l’empire romain, elles y trouvèrent l’usage de l’écriture ; et, à l’imitation des Romains, elles rédigèrent leurs usages par écrit, et en firent des codes. Les règnes malheureux qui suivirent celui de Charlemagne, les invasions des Normands, les guerres intestines replongèrent les nations victorieuses dans les ténèbres dont elles étoient sorties ; on ne sut plus lire ni écrire. Cela fit oublier en France et en Allemagne les lois barbares écrites, le droit romain et les capitulaires. L’usage de l’écriture se conserva mieux en Italie, où régnoient les papes et les empereurs grecs, et où il y avoit des villes florissantes, et presque le seul commerce qui se fît pour lors. Ce voisinage de l’Italie fit que le droit romain se conserva mieux dans les contrées de la Gaule autrefois soumises aux Goths et aux Bourguignons ; d’autant plus que ce droit y étoit une loi territoriale et une espèce de privilège. Il y a apparence que c’est l’ignorance de l’écriture qui fit tomber en Espagne les lois wisigothes. Et, par la chute de tant de lois, il se forma partout des coutumes.

Les lois personnelles tombèrent. Les compositions et ce que l’on appeloit freda se réglèrent plus par la coutume que par le texte de ces lois. Ainsi, comme dans l’établissement de la monarchie, on avoit passé des usages des Germains à des lois écrites ; on revint, quelques siècles après, des lois écrites à des usages non écrits.

Chapitre XII.

Des coutumes locales ; révolution des lois des peuples barbares et du droit romain


On voit, par plusieurs monuments, qu’il y avoit déjà des coutumes locales dans la première et la seconde race. On y parle de la coutume du lieu, de l’usage ancien, de la coutume, des lois et des coutumes. Des auteurs ont cru que ce qu’on nommoit des coutumes étoient les lois des peuples barbares, et que ce que l’on appeloit la loi étoit le droit romain. Je prouve que cela ne peut être. Le roi Pépin ordonna que partout où il n’y auroit point de loi, on suivroit la coutume ; mais que la coutume ne seroit pas préférée à la loi. Or, dire que le droit romain eut la préférence sur les codes des lois des barbares, c’est renverser tous les monuments anciens, et surtout ces codes des lois des barbares qui disent perpétuellement le contraire.

Bien loin que les lois des peuples barbares fussent ces coutumes, ce furent ces lois mêmes qui, comme lois personnelles, les introduisirent. La loi salique, par exemple, étoit une loi personnelle ; mais, dans des lieux généralement ou presque généralement habités par des Francs saliens, la loi salique, toute personnelle qu’elle étoit, devenoit, par rapport à ces Francs saliens, une loi territoriale ; et elle n’étoit personnelle que pour les Francs qui habitoient ailleurs. Or, si dans un lieu où la loi salique étoit territoriale, il étoit arrivé que plusieurs Bourguignons, Allemands, ou Romains même, eussent eu souvent des affaires, elles auroient été décidées par les lois de ces peuples ; et un grand nombre de jugements, conformes à quelques-unes de ces lois, auroit dû introduire dans le pays de nouveaux usages. Et cela explique bien la constitution de Pépin. Il étoit naturel que ces usages pussent affecter les Francs mêmes du lieu, dans les cas qui n’étoient point décidés par la loi salique ; mais il ne l’étoit pas qu’ils pussent prévaloir sur la loi salique.

Ainsi il y avoit dans chaque lieu une loi dominante, et des usages reçus qui servoient de supplément à la loi dominante, lorsqu’ils ne la choquoient pas.

Il pouvoit même arriver qu’ils servissent de supplément à une loi qui n’étoit point territoriale ; et, pour suivre le même exemple si, dans un lieu où la loi salique étoit territoriale, un Bourguignon étoit jugé par la loi des Bourguignons, et que le cas ne se trouvât pas dans le texte de cette loi, il ne faut pas douter que l’on ne jugeât suivant la coutume du lieu.

Du temps du roi Pépin, les coutumes qui s’étoient formées avoient moins de force que les lois ; mais bientôt les coutumes détruisirent les lois : et, comme les nouveaux règlements sont toujours des remèdes qui indiquent un mal présent, on peut croire que, du temps de Pépin, on commençoit déjà à préférer les coutumes aux lois.

Ce que j’ai dit explique comment le droit romain commença, dès les premiers temps, à devenir une loi territoriale, comme on le voit dans l’édit de Pistes ; et comment la loi gothe ne laissa pas d’y être encore en usage, comme il paraît par le synode de Troyes dont j’ai parlé. La loi romaine étoit devenue la loi personnelle générale, et la loi gothe la loi personnelle particulière ; et par conséquent la loi romaine étoit la loi territoriale. Mais comment l’ignorance fit-elle tomber partout les lois personnelles des peuples barbares, tandis que le droit romain subsista, comme loi territoriale, dans les provinces wisigothes et bourguignonnes ? Je réponds que la loi romaine même eut à peu près le sort des autres lois personnelles : sans cela, nous aurions encore le code Théodosien dans les provinces où la loi romaine étoit loi territoriale, au lieu que nous y avons les lois de Justinien. Il ne resta presque à ces provinces que le nom de pays de droit romain ou de droit écrit, que cet amour que les peuples ont pour leur loi, surtout quand ils la regardent comme un privilège, et quelques dispositions du droit romain retenues pour lors dans la mémoire des hommes. Mais c’en fut assez pour produire cet effet que, quand la compilation de Justinien parut, elle fut reçue dans les provinces du domaine des Goths et des Bourguignons comme loi écrite, au lieu que, dans l’ancien domaine des Francs, elle ne le fut que comme raison écrite.


Chapitre XIII.

Différence de la loi salique ou des Francs saliens d’avec celle des Francs ripuaires et des autres peuples barbares


La loi salique n’admettoit point l’usage des preuves négatives, c’est-à-dire que, par la loi salique, celui qui faisoit une demande ou une accusation devoit la prouver, et qu’il ne suffisoit pas à l’accusé de la nier : ce qui est conforme aux lois de presque toutes les nations du monde.

La loi des Francs ripuaires avoit tout un autre esprit  ; elle se contentoit des preuves négatives ; et celui contre qui on formoit une demande ou une accusation, pouvoit, dans la plupart des cas, se justifier, en jurant, avec certain nombre de témoins, qu’il n’avoit point fait ce qu’on lui imputoit. Le nombre des témoins qui devoient jurer augmentoit selon l’importance de la chose ; il alloit quelquefois à soixante-douze. Les lois des Allemands, des Bavarois, des Thuringiens, celles des Frisons, des Saxons, des Lombards et des Bourguignons, furent faites sur le même plan que celles des Ripuaires.


J’ai dit que la loi salique n’admettoit point les preuves négatives. Il y avoit pourtant un cas où elle les admettoit  ; mais, dans ce cas elle ne les admettoit point seules et sans le concours des preuves positives. Le demandeur faisoit ouïr ses témoins pour établir sa demande  ; le défendeur faisoit ouïr les siens pour se justifier ; et le juge cherchoit la vérité dans les uns et dans les autres témoignages. Cette pratique étoit bien différente de celle des lois ripuaires et des autres lois barbares, où un accusé se justifioit en jurant qu’il n’étoit point coupable, et en faisant jurer ses parents qu’il avoit dit la vérité. Ces lois ne pouvoient convenir qu’à un peuple qui avoit de la simplicité et une certaine candeur naturelle. Il fallut même que les législateurs en prévinssent l’abus, comme on le va voir tout à l’heure.

Chapitre XIV.

Autre différence


La loi salique ne permettoit point la preuve par le combat singulier ; la loi des Ripuaires, et presque toutes celles des peuples barbares, la recevoient. Il me paroit que la loi du combat étoit une suite naturelle, et le remède de la loi qui établissoit les preuves négatives. Quand on faisoit une demande, et qu’on voyoit qu’elle alloit être injustement éludée par un serment, que restoit-il à un guerrier qui se voyoit sur le point d’être confondu, qu’à demander raison du tort qu’on lui faisoit, et de l’offre même du parjure  ? La loi salique, qui n’admettoit point l’usage des preuves négatives, n’avoit pas besoin de la preuve par le combat, et ne la recevoit pas ; mais la loi des Ripuaires et celle des autres peuples barbares qui admettoient l’usage des preuves négatives, furent forcées d’établir la preuve par le combat.

Je prie qu’on lise les deux fameuses dispositions de Gondebaud roi de Bourgogne, sur cette matière ; on verra qu’elles sont tirées de la nature de la chose. Il falloit, selon le langage des lois des barbares, ôter le serment des mains d’un homme qui en vouloit abuser.

Chez les Lombards, la loi de Rotharis admit des cas où elle vouloit que celui qui s’étoit défendu par un serment, ne pût plus être fatigué par un combat. Cet usage s’étendit  : nous verrons dans la suite quels maux il en résulta, et comment il fallut revenir à l’ancienne pratique.

Chapitre XV.

Réflexion


Je ne dis pas que, dans les changements qui furent faits au code des lois des barbares, dans les dispositions qui y furent ajoutées, et dans le corps des capitulaires, on ne puisse trouver quelque texte où, dans le fait, la preuve du combat ne soit pas une suite de la preuve négative. Des circonstances particulières ont pu, dans le cours de plusieurs siècles, faire établir de certaines lois particulières. Je parle de l’esprit général des lois des Germains, de leur nature et de leur origine ; je parle des anciens usages de ces peuples, indiqués ou établis par ces lois : et il n’est ici question que de cela.

Chapitre XVI.

De la preuve par l’eau bouillante établie par la loi salique


La loi salique admettoit l’usage de la preuve par l’eau bouillante ; et comme cette épreuve étoit fort cruelle, la loi prenoit un tempérament pour en adoucir la rigueur. Elle permettoit à celui qui avoit été ajourné pour venir faire la preuve par l’eau bouillante, de racheter sa main, du consentement de sa partie. L’accusateur, moyennant une certaine somme que la loi fixoit, pouvoit se contenter du serment de quelques témoins, qui déclaroient que l’accusé n’avoit pas commis le crime : et c’étoit un cas particulier de la loi salique, dans lequel elle admettoit la preuve négative.

Cette preuve étoit une chose de convention, que la loi souffroit, mais qu’elle n’ordonnoit pas. La loi donnoit un certain dédommagement à l’accusateur qui vouloit permettre que l’accusé se défendît par une preuve négative : il étoit libre à l’accusateur de s’en rapporter au serment de l’accusé, comme il lui étoit libre de remettre le tort ou l’injure.

La loi donnoit un tempérament, pour qu’avant le jugement, les parties, l’une dans la crainte d’une épreuve terrible, l’autre à la vue d’un petit dédommagement présent, terminassent leurs différends, et finissent leurs haines. On sent bien que cette preuve négative une fois consommée, il n’en falloit plus d’autre, et qu’ainsi la pratique du combat ne pouvoit être une suite de cette disposition particulière de la loi salique.

Chapitre XVII.

Manière de penser de nos pères


On sera étonné de voir que nos pères fissent ainsi dépendre l’honneur, la fortune et la vie des citoyens, de choses qui étoient moins du ressort de la raison que du hasard, qu’ils employassent sans cesse des preuves qui ne prouvoient point, et qui n’étoient liées ni avec l’innocence, ni avec le crime.

Les Germains, qui n’avoient jamais été subjugués, jouissoient d’une indépendance extrême. Les familles se faisoient la guerre pour des meurtres, des vols, des injures. On modifia cette coutume, en mettant ces guerres sous des règles ; elles se firent par ordre et sous les yeux du magistrat  ; ce qui étoit préférable à une licence générale de se nuire.

Comme aujourd’hui les Turcs, dans leurs guerres civiles, regardent la première victoire comme un jugement de Dieu qui décide ; ainsi, les peuples germains dans leurs affaires particulières, prenoient l’événement du combat pour un arrêt de la Providence, toujours attentive à punir le criminel ou l’usurpateur.

Tacite dit que, chez les Germains, lorsqu’une nation vouloit entrer en guerre avec une autre, elle cherchoit à faire quelque prisonnier qui pût combattre avec un des siens ; et qu’on jugeoit par l’événement de ce combat, du succès de la guerre. Des peuples qui croyoient que le combat singulier régleroit les affaires publiques, pouvoient bien penser qu’il pourroit encore régler les différends des particuliers.

Gondebaud, roi de Bourgogne, fut de tous les rois celui qui autorisa le plus l’usage du combat. Ce prince rend raison de sa loi dans sa loi même : « C’est, dit-il, afin que nos sujets ne fassent plus de serment sur des faits obscurs, et ne se parjurent point sur des faits certains. » Ainsi, tandis que les ecclésiastiques déclaroient impie la loi qui permettoit le combat, la loi des Bourguignons regardoit comme sacrilège celle qui établissoit le serment.

La preuve par le combat singulier avoit quelque raison fondée sur l’expérience. Dans une nation uniquement guerrière, la poltronnerie suppose d’autres vices ; elle prouve qu’on a résisté à l’éducation qu’on a reçue, et que l’on n’a pas été sensible à l’honneur, ni conduit par les principes qui ont gouverné les autres hommes ; elle fait voir qu’on ne craint point leur mépris, et qu’on ne fait point de cas de leur estime : pour peu qu’on soit bien né, on n’y manquera pas ordinairement de l’adresse qui doit s’allier avec la force, ni de la force qui doit concourir avec le courage ; parce que, faisant cas de l’honneur, on se sera toute sa vie exercé à des choses sans lesquelles on ne peut l’obtenir. De plus, dans une nation guerrière, où la force, le courage et la prouesse sont en honneur, les crimes véritablement odieux sont ceux qui naissent de la fourberie, de la finesse et de la ruse, c’est-à-dire de la poltronnerie.

Quant à la preuve par le feu, après que l’accusé avoit mis la main sur un fer chaud, ou dans l’eau bouillante, on enveloppoit la main dans un sac que l’on cachetoit : si, trois jours après, il ne paraissoit pas de marque de brûlure, on étoit déclaré innocent. Qui ne voit que, chez un peuple exercé à manier des armes, la peau rude et calleuse ne devoit pas recevoir assez l’impression du fer chaud ou de l’eau bouillante, pour qu’il y parût trois jours après ? Et, s’il y paraissoit, c’étoit une marque que celui qui faisoit l’épreuve étoit un efféminé. Nos paysans, avec leurs mains calleuses, manient le fer chaud comme ils veulent. Et, quant aux femmes, les mains de celles qui travailloient pouvoient résister au fer chaud. Les dames ne manquoient point de champions pour les défendre  ; et, dans une nation où il n’y avoit point de luxe, il n’y avoit guère d’état moyen.

Par la loi des Thuringiens, une femme accusée d’adultère n’étoit condamnée à l’épreuve par l’eau bouillante, que lorsqu’il ne se présentoit point de champion pour elle ; et la loi des Ripuaires n’admet cette épreuve que lorsqu’on ne trouve pas de témoins pour se justifier. Mais une femme qu’aucun de ses parents ne voulait défendre, un homme qui ne pouvoit alléguer aucun témoignage de sa probité, étoient par cela même déjà convaincus.


Je dis donc que, dans les circonstances des temps où la preuve par le combat et la preuve par le fer chaud et l’eau bouillante furent en usage, il y eut un tel accord de ces lois avec les mœurs, que ces lois produisirent moins d’injustices qu’elles ne furent injustes ; que les effets furent plus innocents que les causes ; qu’elles choquèrent plus l’équité qu’elles n’en violèrent les droits ; qu’elles furent plus déraisonnables que tyranniques.


Chapitre XVIII.

Comment la preuve par le combat s’étendit


On pour-roit conclure de la lettre d’Agobard à Louis le Débonnaire, que la preuve par le combat n’étoit point en usage chez les Francs, puisque après avoir remontré à ce prince les abus de la loi de Gondebaud, il demande qu’on juge en Bourgogne les affaires par la loi des Francs. Mais, comme on sait d’ailleurs que, dans ce temps-là, le combat judiciaire étoit en usage en France, on a été dans l’embarras. Cela s’explique par ce que j’ai dit : la loi des Francs saliens n’admettoit point cette preuve, et celle des Francs ripuaires la recevoit. Mais, malgré les clameurs des ecclésiastiques, l’usage du combat judiciaire s’étendit tous les jours en France ; et je vais prouver tout à l’heure que ce furent eux-mêmes qui y donnèrent lieu en grande partie.

C’est la loi des Lombards qui nous fournit cette preuve. « Il s’étoit introduit depuis longtemps une détestable coutume (est-il dit dans le préambule de la constitution d’Othon II) ; c’est que, si la chartre de quelque héritage étoit attaquée de faux, celui qui la présentoit faisoit serment sur les Évangiles qu’elle étoit vraie ; et, sans aucun jugement préalable, il se rendoit propriétaire de l’héritage : ainsi les parjures étoient sûrs d’acquérir. » Lorsque l’empereur Othon 1er se fit couronner à Rome, le pape Jean XII tenant un concile, tous les seigneurs d’Italie s’écrièrent qu’il falloit que l’empereur fît une loi pour corriger cet indigne abus. Le pape et l’empereur jugèrent qu’il falloit renvoyer l’affaire au concile qui devoit se tenir peu de temps après à Ravenne. Là, les seigneurs firent les mêmes demandes, et redoublèrent leurs cris ; mais, sous prétexte de l’absence de quelques personnes, on renvoya encore une fois cette affaire. Lorsque Othon II, et Conrad roi de Bourgogne arrivèrent en Italie, ils eurent à Vérone un colloque avec les seigneurs d’Italie  ; et, sur leurs instances réitérées, l’empereur, du consentement de tous, fit une loi qui portoit que, quand il y auroit quelque contestation sur des héritages, et qu’une des parties voudroit se servir d’une chartre, et que l’autre soutiendroit qu’elle étoit fausse, l’affaire se décideroit par le combat ; que la même règle s’observeroit lorsqu’il s’agiroit de matières de fief ; que les églises seroient sujettes à la même loi, et qu’elles combattroient par leurs champions. On voit que la noblesse demanda la preuve par le combat, à cause de l’inconvénient de la preuve introduite dans les églises ; que, malgré les cris de cette noblesse, malgré l’abus qui crioit lui-même, et malgré l’autorité d’Othon, qui arriva en Italie pour parler et agir en maître, le clergé tint ferme dans deux conciles ; que le concours de la noblesse et des princes ayant forcé les ecclésiastiques à céder, l’usage du combat judiciaire dut être regardé comme un privilège de la noblesse, comme un rempart contre l’injustice, et une assurance de sa propriété ; et que, dès ce moment, cette pratique dut s’étendre. Et cela se fit dans un temps où les empereurs étoient grands, et les papes petits ; dans un temps où les Othons vinrent rétablir en Italie la dignité de l’empire.

Je ferai une réflexion qui confirmera ce que j’ai dit ci-dessus, que l’établissement des preuves négatives entraînoit après lui la jurisprudence du combat. L’abus dont on se plaignoit devant les Othons, étoit qu’un homme à qui on objectoit que sa chartre étoit fausse, se défendoit par une preuve négative, en déclarant sur les Évangiles qu’elle ne l’étoit pas. Que fit-on pour corriger l’abus d’une loi qui avoit été tronquée ? On rétablit l’usage du combat.

Je me suis pressé de parler de la constitution d’Othon II, afin de donner une idée claire des démêlés de ces temps-là entre le clergé et les laïques. Il y avoit eu auparavant une constitution de Lothaire 1er, qui, sur les mêmes plaintes et les mêmes démêlés, voulant assurer la propriété des biens, avoit ordonné que le notaire jureroit que sa chartre n’étoit pas fausse ; et que, s’il étoit mort, on feroit jurer les témoins qui l’avoient signée ; mais le mal restoit toujours, il fallut en venir au remède dont je viens de parler.

Je trouve qu’avant ce temps-là, dans des assemblées générales tenues par Charlemagne, la nation lui représenta que dans l’état des choses, il étoit très difficile que l’accusateur ou l’accusé ne se parjurassent, et qu’il valoit mieux rétablir le combat judiciaire ; ce qu’il fit.

L’usage du combat judiciaire s’étendit chez les Bourguignons, et celui du serment y fut borné. Théodoric, roi d’Italie, abolit le combat singulier chez les Ostrogoths  : les lois de Chaindasuinde et de Recessuinde semblent en avoir voulu ôter jusqu’à l’idée. Mais ces lois furent si peu reçues dans la Narbonnaise, que le combat y étoit regardé comme une prérogative des Goths.

Les Lombards, qui conquirent l’Italie après la destruction des Ostrogoths par les Grecs, y rapportèrent l’usage du combat ; mais leurs premières lois le restreignirent. Charlemagne, Louis le Débonnaire, les Othons, firent diverses constitutions générales, qu’on trouve insérées dans les lois des Lombards, et ajoutées aux lois saliques, qui étendirent le duel, d’abord dans les affaires criminelles, et ensuite dans les civiles. On ne savoit comment faire. La preuve négative par le serment avoit des inconvénients ; celle par le combat en avoit aussi : on changeoit suivant qu’on étoit plus frappé des uns ou des autres.

D’un côté, les ecclésiastiques se plaisoient à voir que, dans toutes les affaires séculières, on recourût aux églises et aux autels  ; et, de l’autre, une noblesse fière aimoit à soutenir ses droits par son épée.

Je ne dis point que ce fût le clergé qui eût introduit l’usage dont la noblesse se plaignoit. Cette coutume dérivoit de l’esprit des lois des barbares, et de l’établissement des preuves négatives. Mais une pratique qui pouvoit procurer l’impunité à tant de criminels, ayant fait penser qu’il falloit se servir de la sainteté des églises pour étonner les coupables et faire pâlir les parjures, les ecclésiastiques soutinrent cet usage et la pratique à laquelle il étoit joint ; car d’ailleurs ils étoient opposés aux preuves négatives. Nous voyons dans Beaumanoir que ces preuves ne furent jamais admises dans les tribunaux ecclésiastiques ; ce qui contribua sans doute beaucoup à les faire tomber, et à affaiblir la disposition des codes des lois des barbares à cet égard.

Ceci fera encore bien sentir la liaison entre l’usage des preuves négatives et celui du combat judiciaire dont j’ai tant parlé. Les tribunaux laïques les admirent l’un et l’autre, et les tribunaux clercs les rejetèrent tous deux.

Dans le choix de la preuve par le combat, la nation suivoit son génie guerrier ; car pendant qu’on établissoit le combat comme un jugement de Dieu, on abolissoit les preuves par la croix, l’eau froide et l’eau bouillante, qu’on avoit regardées aussi comme des jugements de Dieu.

Charlemagne ordonna que, s’il survenoit quelque différend entre ses enfants, il fût terminé par le jugement de la croix. Louis le Débonnaire borna ce jugement aux affaires ecclésiastiques ; son fils Lothaire l’abolit dans tous les cas ; il abolit de même la preuve par l’eau froide.

Je ne dis pas que, dans un temps où il y avoit si peu d’usages universellement reçus, ces preuves n’aient été reproduites dans quelques églises, d’autant plus qu’une chartre de Philippe Auguste en fait mention ; mais je dis qu’elles furent de peu d’usage. Beaumanoir, qui vivoit du temps de saint Louis, et un peu après, faisant l’énumération des différents genres de preuves, parle de celle du combat judiciaire, et point du tout de celles-là.


Chapitre XIX.

Nouvelle raison de l’oubli des lois saliques, des lois romaines et des Capitulaires


J’ai déjà dit les raisons qui avoient fait perdre aux lois saliques, aux lois romaines et aux capitulaires, leur autorité ; j’ajouterai que la grande extension de la preuve par le combat en fut la principale cause.

Les lois saliques, qui n’admettoient point cet usage, devinrent en quelque façon inutiles, et tombèrent : les lois romaines, qui ne l’admettoient pas non plus, périrent de même. On ne songea plus qu’à former la loi du combat judiciaire, et à en faire une bonne jurisprudence. Les dispositions des capitulaires ne devinrent pas moins inutiles. Ainsi tant de lois perdirent leur autorité, sans qu’on puisse citer le moment où elles l’ont perdue ; elles furent oubliées, sans qu’on en trouve d’autres qui aient pris leur place.

Une nation pareille n’avoit pas besoin de lois écrites, et ses lois écrites pouvoient bien aisément tomber dans l’oubli.

Y avoit-il quelque discussion entre deux parties ? On ordonnoit le combat. Pour cela, il ne falloit pas beaucoup de suffisance.

Toutes les actions civiles et criminelles se réduisent en faits. C’est sur ces faits que l’on combattoit ; et ce n’étoit pas seulement le fond de l’affaire qui se jugeoit par le combat, mais encore les incidents et les interlocutoires comme le dit Beaumanoir, qui en donne des exemples.

Je trouve qu’au commencement de la troisième race la jurisprudence étoit toute en procédés ; tout fut gouverné par le point d’honneur. Si l’on n’avoit pas obéi au juge, il poursuivoit son offense. À Bourges, si le prévôt avoit mandé quelqu’un, et qu’il ne fût pas venu : « Je t’ai envoyé chercher, disoit-il ; tu as dédaigné de venir ; fais-moi raison de ce mépris » ; et l’on combattoit. Louis le Gros réforma cette coutume.

Le combat judiciaire étoit en usage à Orléans dans toutes les demandes de dettes. Louis le Jeune déclara que cette coutume n’auroit lieu que lorsque la demande excéderoit cinq sols. Cette ordonnance étoit une loi locale ; car, du temps de saint Louis, il suffisoit que la valeur fût de plus de douze deniers. Beaumanoir avoit ouï dire à un seigneur de loi qu’il y avoit autrefois en France cette mauvaise coutume, qu’on pouvoit louer pendant un certain temps un champion pour combattre dans ses affaires. Il falloit que l’usage du combat judiciaire eût, pour lors, une prodigieuse extension.


Chapitre XX.

Origine du point d’honneur

On trouve des énigmes dans les codes des lois des barbares. La loi des Frisons ne donne qu’un demi-sol de composition à celui qui a reçu des coups de bâton  ; et il n’y a si petite blessure pour laquelle elle n’en donne davantage. Par la loi salique, si un ingénu donnoit trois coups de bâton à un ingénu, il payoit trois sols ; s’il avoit fait couler le sang, il étoit puni comme s’il avoit blessé avec le fer, et il payoit quinze sols : la peine se mesuroit par la grandeur des blessures. La loi des Lombards établit différentes compositions pour un coup, pour deux, pour trois, pour quatre. Aujourd’hui un coup en vaut cent mille.

La constitution de Charlemagne, insérée dans la loi des Lombards, veut que ceux à qui elle permet le duel combattent avec le bâton. Peut-être que ce fut un ménagement pour le clergé ; peut-être que, comme on étendoit l’usage des combats, on voulut les rendre moins sanguinaires. Le capitulaire de Louis le Débonnaire donne le choix de combattre avec le bâton ou avec les armes. Dans la suite il n’y eut que les serfs qui combattissent avec le bâton.

Déjà je vois naître et se former les articles particuliers de notre point d’honneur. L’accusateur commençoit par déclarer devant le juge qu’un tel avoit commis une telle action ; et celui-ci répondoit qu’il en avoit menti  ; sur cela, le juge ordonnoit le duel. La maxime s’établit que, lorsqu’on avoit reçu un démenti, il falloit se battre.

Quand un homme avoit déclaré qu’il combattroit, il ne pouvoit plus s’en départir ; et s’il le faisoit, il étoit condamné à une peine. De là suivit cette règle que, quand un homme s’étoit engagé par sa parole, l’honneur ne lui permettoit plus de la rétracter.

Les gentilshommes se battoient entre eux à cheval et avec leurs armes  ; et les vilains se battoient à pied et avec le bâton. De là il suivit que le bâton étoit l’instrument des outrages, parce qu’un homme qui en avoit été battu, avoit été traité comme un vilain.

Il n’y avoit que les vilains qui combattissent à visage découvert  ; ainsi il n’y avoit qu’eux qui pussent recevoir des coups sur la face. Un soufflet devint une injure qui devoit être lavée par le sang, parce qu’un homme qui l’avoit reçu avoit été traité comme un vilain.

Les peuples germains n’étoient pas moins sensibles que nous au point d’honneur ; ils l’étoient même plus. Ainsi les parents les plus éloignés prenoient une part très vive aux injures ; et tous leurs codes sont fondés là-dessus. La loi des Lombards veut que celui qui, accompagné de ses gens, va battre un homme qui n’est point sur ses gardes, afin de le couvrir de honte et de ridicule, paie la moitié de la composition qu’il auroit due s’il l’avoit tué  ; et que si, par le même motif, il le lie, il paie les trois quarts de la même composition.

Disons donc que nos pères étoient extrêmement sensibles aux affronts ; mais que les affronts d’une espèce particulière, de recevoir des coups d’un certain instrument sur une certaine partie du corps, et donnés d’une certaine manière, ne leur étoient pas encore connus. Tout cela étoit compris dans l’affront d’être battu ; et, dans ce cas, la grandeur des excès faisoit la grandeur des outrages.


Chapitre XXI.

Nouvelle réflexion sur le point d’honneur chez les Germains


« C’étoit chez les Germains, dit Tacite une grande infamie d’avoir abandonné son bouclier dans le combat ; et plusieurs, après ce malheur, s’étoient donné la mort. » Aussi l’ancienne loi salique donne-t-elle quinze sols de composition à celui à qui on avoit dit par injure qu’il avoit abandonné son bouclier.

Charlemagne, corrigeant la loi salique, n’établit dans ce cas que trois sols de composition. On ne peut pas soupçonner ce prince d’avoir voulu affaiblir la discipline militaire : il est clair que ce changement vint de celui des armes ; et c’est à ce changement des armes que l’on doit l’origine de bien des usages.

Chapitre XXII.

Des mœurs relatives aux combats


Notre liaison avec les femmes est fondée sur le bonheur attaché au plaisir des sens, sur le charme d’aimer et d’être aimé, et encore sur le désir de leur plaire, parce que ce sont des juges très éclairés sur une partie des choses qui constituent le mérite personnel. Ce désir général de plaire produit la galanterie, qui n’est point J’amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de l’amour.

Selon les circonstances différentes dans chaque nation et dans chaque siècle, l’amour se porte plus vers une de ces trois choses que vers les deux autres. Or je dis que, dans le temps de nos combats, ce fut l’esprit de galanterie qui dut prendre des forces.

Je trouve, dans la loi des Lombards, que, si un des champions avoit sur lui des herbes propres aux enchantements, le juge les lui faisoit ôter, et le faisoit jurer qu’il n’en avoit plus. Cette loi ne pouvoit être fondée que sur l’opinion commune ; c’est la peur, qu’on a dit avoir inventé tant de choses, qui fit imaginer ces sortes de prestiges. Comme, dans les combats particuliers, les champions étoient armés de toutes pièces, et qu’avec des armes pesantes, offensives et défensives, celles d’une certaine trempe et d’une certaine force donnoient des avantages infinis, l’opinion des armes enchantées de quelques combattants dut tourner la tête à bien des gens.

De là naquit le système merveilleux de la chevalerie. Tous les esprits s’ouvrirent à ces idées. On vit, dans les romans, des paladins, des négromants, des fées, des chevaux ailés ou intelligents, des hommes invisibles ou invulnérables, des magiciens qui s’intéressoient à la naissance ou à l’éducation des grands personnages, des palais enchantés et désenchantés ; dans notre monde, un monde nouveau ; et le cours ordinaire de la nature laissé seulement pour les hommes vulgaires.

Des paladins, toujours armés dans une partie du monde pleine de châteaux, de forteresses et de brigands, trouvoient de l’honneur à punir l’injustice et à défendre la faiblesse. De là encore, dans nos romans, la galanterie fondée sur l’idée de l’amour, jointe à celle de force et de protection.

Ainsi naquit la galanterie, lorsqu’on imagina des hommes extraordinaires, qui, voyant la vertu jointe à la beauté et à la faiblesse, furent portés à s’exposer pour elle dans les dangers, et à lui plaire dans les actions ordinaires de la vie.

Nos romans de chevalerie flattèrent ce désir de plaire, et donnèrent à une partie de l’Europe cet esprit de galanterie que l’on peut dire avoir été peu connu par les anciens.

Le luxe prodigieux de cette immense ville de Rome flatta l’idée des plaisirs des sens. Une certaine idée de tranquillité dans les campagnes de la Grèce fit décrire les sentiments de l’amour.

L’idée des paladins, protecteurs de la vertu et de la beauté des femmes, conduisit à celle de la galanterie.

Cet esprit se perpétua par l’usage des tournois, qui, unissant ensemble les droits de la valeur et de l’amour, donnèrent encore à la galanterie une grande importance.


Chapitre XXIII.

De la jurisprudence du combat judiciaire


On aura peut-être de la curiosité à voir cet usage monstrueux du combat judiciaire réduit en principes, et à trouver le corps d’une jurisprudence si singulière. Les hommes, dans le fond raisonnables, mettent sous des règles leurs préjugés mêmes. Rien n’étoit plus contraire au bon sens que le combat judiciaire ; mais, ce point une fois posé, l’exécution s’en fit avec une certaine prudence.

Pour se mettre bien au fait de la jurisprudence de ces temps-là, il faut lire avec attention les règlements de saint Louis, qui fit de si grands changements dans l’ordre judiciaire. Desfontaines étoit contemporain de ce prince ; Beaumanoir écrivoit après lui  ; les autres ont vécu depuis lui. il faut donc chercher l’ancienne pratique dans les corrections qu’on en a faites.


Chapitre XXIV.

Règles établies dans le combat judiciaire


Lorsqu’il y avoit plusieurs accusateurs il falloit qu’ils s’accordassent pour que l’affaire fût poursuivie par un seul ; et s’ils ne pouvoient convenir, celui devant qui se faisoit le plaid nommoit un d’entre eux qui poursuivoit la querelle.

Quand un gentilhomme appeloit un vilain, il devoit se présenter à pied, et avec l’écu et le bâton ; et, s’il venoit à cheval, et avec les armes d’un gentilhomme, on lui ôtoit son cheval et ses armes ; il restoit en chemise, et étoit obligé de combattre en cet état contre le vilain.

Avant le combat, la justice faisoit publier trois bans. Par l’un, il étoit ordonné aux parents des parties de se retirer ; par l’autre, on avertissoit le peuple de garder le silence ; par le troisième, il étoit défendu de donner du secours à une des parties, sous de grosses peines, et même celle de mort, si, par ce secours, un des combattants avoit été vaincu.

Les gens de justice gardoient le parc  ; et dans le cas où une des parties auroit parlé de paix, ils avoient grande attention à l’état où elles se trouvoient toutes les deux dans ce moment, pour qu’elles fussent remises dans la même situation, si la paix ne se faisoit pas.

Quand les gages étoient reçus pour crime ou pour faux jugement, la paix ne pouvoit se faire sans le consentement du seigneur ; et, quand une des parties avoit été vaincue, il ne pouvoit plus y avoir de paix que de l’aveu du comte  ; ce qui avoit du rapport à nos lettres de grâce.

Mais si le crime étoit capital, et que le seigneur, corrompu par des présents, consentît à la paix, il payoit une amende de soixante livres, et le droit qu’il avoit de faire punir le malfaiteur, étoit dévolu au comte.

Il y avoit bien des gens qui n’étoient en état d’offrir le combat, ni de le recevoir. On permettoit, en connaissance de cause, de prendre un champion ; et pour qu’il eût le plus grand intérêt à défendre sa partie, il avoit le poing coupé s’il étoit vaincu.

Quand on a fait dans le siècle passé des lois capitales contre les duels, peut-être auroit-il suffi d’ôter à un guerrier sa qualité de guerrier par la perte de la main, n’y ayant rien ordinairement de plus triste pour les hommes que de survivre à la perte de leur caractère.

Lorsque, dans un crime capital, le combat se faisoit par champions, on mettoit les parties dans un lieu d’où elles ne pouvoient voir la bataille : chacune d’elles étoit ceinte de la corde qui devoit servir a son supplice, si son champion étoit vaincu.

Celui qui succomboit dans le combat ne perdoit pas toujours la chose contestée. Si, par exemple, l’on combattoit sur un interlocutoire, l’on ne perdoit que l’interlocutoire.


Chapitre XXV.

Des bornes que l’on mettoit à l’usage du combat judiciaire


Quand les gages de bataille avoient été reçus sur une affaire civile de peu d’importance, le seigneur obligeoit les parties à les retirer.

Si un fait étoit notoire  ; par exemple, si un homme avoit été assassiné en plein marché, on n’ordonnoit ni la preuve par témoins ni la preuve par le combat ; le juge prononçoit sur la publicité.

Quand, dans la cour du seigneur, on avoit souvent jugé de la même manière, et qu’ainsi l’usage étoit connu, le seigneur refusoit le combat aux parties, afin que les coutumes ne fussent pas changées par les divers événements des combats.

On ne pouvoit demander le combat que pour soi, ou pour quelqu’un de son lignage, ou pour son seigneur-lige.

Quand un accusé avoit été absous, un autre parent ne pouvoit demander le combat ; autrement les affaires n’auroient point eu de fin.

Si celui dont les parents vouloient venger la mort venoit à reparaître, il n’étoit plus question du combat : il en étoit de même si, par une absence notoire, le fait se trouvoit impossible.

Si un homme qui avoit été tué avoit, avant de mourir, disculpé celui qui étoit accusé, et qu’il eût nommé un autre, on ne procédoit point au combat ; mais s’il n’avoit nommé personne, on ne regardoit sa déclaration que comme un pardon de sa mort : on continuoit les poursuites ; et même, entre gentilshommes, on pouvoit faire la guerre.

Quand il y avoit une guerre, et qu’un des parents donnoit ou recevoit les gages de bataille, le droit de la guerre cessoit ; on pensoit que les parties vouloient suivre le cours ordinaire de la justice ; et celle qui auroit continué la guerre auroit été condamnée à réparer les dommages.

Ainsi la pratique du combat judiciaire avoit cet avantage, qu’elle pouvoit changer une querelle générale en une querelle particulière, rendre la force aux tribunaux, et remettre dans l’état civil ceux qui n’étoient plus gouvernés que par le droit des gens.

Comme il y a une infinité de choses sages qui sont menées d’une manière très folle, il y a aussi des folies qui sont conduites d’une manière très sage.

Quand un homme appelé pour un crime montroit visiblement que c’étoit l’appelant même qui l’avoit commis, il n’y avoit plus de gages de bataille ; car il n’y a point de coupable qui n’eût préféré un combat douteux à une punition certaine.

Il n’y avoit point de combat dans les affaires qui se décidoient par des arbitres ou par les cours ecclésiastiques  ; il n’y en avoit pas non plus lorsqu’il s’agissoit du douaire des femmes.

Femme, dit Beaumanoir, ne se puet combattre. Si une femme appeloit quelqu’un sans nommer son champion, on ne recevoit point les gages de bataille. Il falloit encore qu’une femme fût autorisée par son baron, c’est-à-dire son mari, pour appeler ; mais sans cette autorité elle pouvoit être appelée.

Si l’appelant ou l’appelé avoient moins de quinze ans, il n’y avoit point de combat. On pouvoit pourtant l’ordonner dans les affaires de pupilles, lorsque le tuteur ou celui qui avoit la baillie, vouloit courir les risques de cette procédure.


Il me semble que voici les cas où il étoit permis au serf de combattre. Il combattoit contre un autre serf ; il combattoit contre une personne franche, et même contre un gentilhomme, s’il étoit appelé ; mais s’il l’appeloit, celui-ci pouvoit refuser le combat ; et même le seigneur du serf étoit en droit de le retirer de la cour. Le serf pouvoit, par une chartre du seigneur, ou par usage, combattre contre toutes personnes franches ; et l’Église prétendoit ce même droit pour ses serfs, comme une marque de respect pour elle.


Chapitre XXVI.

Du combat judiciaire entre une des parties et un des témoins


BEAUMANOIR dit qu’un homme qui voyoit qu’un témoin alloit déposer contre lui pouvoit éluder le second, en disant aux juges que sa partie produisoit un témoin faux et calomniateur  ; et, si le témoin vouloit soutenir la querelle, il donnoit les gages de bataille. Il n’étoit plus question de l’enquête : car, si le témoin étoit vaincu, il étoit décidé que la partie avoit produit un faux témoin, et elle perdoit son procès.

Il ne falloit pas laisser jurer le second témoin ; car il auroit prononcé son témoignage, et l’affaire auroit été finie par la déposition des deux témoins. Mais en arrêtant le second, la déposition du premier devenoit inutile.

Le second témoin étant ainsi rejeté, la partie n’en pouvoit faire ouïr d’autres, et elle perdoit son procès ; mais, dans le cas où il n’y avoit point de gages de bataille, on pouvoit produire d’autres témoins.

Beaumanoir dit que le témoin pouvoit dire à sa partie avant de déposer : « Je ne me bée pas à combattre pour votre querelle, ne à entrer en plet au mien ; mais se vous me voulez défendre, volontiers dirai ma vérité. » La partie se trouvoit obligée à combattre pour le témoin ; et, si elle étoit vaincue, elle ne perdoit point le corps. mais le témoin étoit rejeté.

Je crois que ceci étoit une modification de l’ancienne coutume ; et ce qui me le fait penser, c’est que cet usage d’appeler les témoins se trouve établi dans la loi des Bavarois et dans celle des Bourguignons, sans aucune restriction.

J’ai déjà parlé de la constitution de Gondebaud, contre laquelle Agobard et saint Avit se récrièrent tant. « Quand l’accusé, dit ce prince, présente des témoins pour jurer qu’il n’a pas commis le crime, l’accusateur pourra appeler au combat un des témoins ; car il est juste que celui qui a offert de jurer, et qui a déclaré qu’il savoit la vérité, ne fasse point de difficulté de combattre pour la soutenir. » Ce roi ne laissoit aux témoins aucun subterfuge pour éviter le combat.


Chapitre XXVII.

Du combat judiciaire entre une partie et un des pairs du seigneur. Appel de faux jugement


La nature de la décision par le combat étant de terminer l’affaire pour toujours, et n’étant point compatible avec un nouveau jugement et de nouvelles poursuites, l’appel, tel qu’il est établi par les lois romaines et par les lois canoniques, c’est-à-dire à un tribunal supérieur, pour faire réformer le jugement d’un autre, étoit inconnu en France.

Une nation guerrière, uniquement gouvernée par le point d’honneur, ne connaissoit pas cette forme de procéder ; et, suivant toujours le même esprit, elle prenoit contre les juges les voies qu’elle auroit pu employer contre les parties.

L’appel, chez cette nation, étoit un défi à un combat par armes, qui devoit se terminer par le sang ; et non pas cette invitation à une querelle de plume qu’on ne connut qu’après.

Aussi saint Louis dit-il, dans ses Établissements, que l’appel contient félonie et iniquité. Aussi Beaumanoir nous dit-il que, si un homme vouloit se plaindre de quelque attentat commis contre lui par son seigneur, il devoit lui dénoncer qu’il abandonnoit son fief ; après quoi il l’appeloit devant son seigneur suzerain, et offroit les gages de bataille. De même, le seigneur renonçoit à l’hommage, s’il appeloit son homme devant le comte.

Appeler son seigneur de faux jugement, c’étoit dire que son jugement avoit été faussement et méchamment rendu : or, avancer de telles paroles contre son seigneur, c’étoit commettre une espèce de crime de félonie.

Ainsi, au lieu d’appeler pour faux jugement le seigneur qui établissoit et régloit le tribunal, on appeloit les pairs qui formoient le tribunal même ; on évitoit par là le crime de félonie ; on n’insultoit que ses pairs, à qui on pouvoit toujours faire raison de l’insulte.

On s’exposoit beaucoup en faussant le jugement des pairs. Si l’on attendoit que le jugement fût fait et prononcé, on étoit obligé de les combattre tous, lorsqu’ils offroient de faire le jugement bon. Si l’on appeloit avant que tous les juges eussent donné leur avis, il falloit combattre tous ceux qui étoient convenus du même avis. Pour éviter ce danger, on supplioit le seigneur d’ordonner que chaque pair dît tout haut son avis ; et, lorsque le premier avoit prononcé, et que le second alloit en faire de même, on lui disoit qu’il étoit faux, méchant et calomniateur ; et ce n’étoit plus que contre lui qu’on devoit se battre.

Desfontaines vouloit qu’avant de fausser, on laissât prononcer trois juges ; et il ne dit point qu’il fallût les combattre tous trois, et encore moins qu’il y eût des cas où il fallût combattre tous ceux qui s’étoient déclarés pour leur avis. Ces différences viennent de ce que, dans ces temps-là, il n’y avoit guère d’usages qui fussent précisément les mêmes. Beaumanoir rendoit compte de ce qui se passoit dans le comté de Clermont, Desfontaines de ce qui se pratiquoit en Vermandois.

Lorsqu’un des pairs ou homme de fief avoit déclaré qu’il soutiendroit le jugement, le juge faisoit donner les gages de bataille, et de plus prenoit sûreté de l’appelant qu’il soutiendroit son appel. Mais le pair qui étoit appelé ne donnoit point de sûretés, parce qu’il étoit homme du seigneur, et devoit défendre l’appel, ou payer au seigneur une amende de soixante livres.

Si celui qui appeloit ne prouvoit pas que le jugement fût mauvais, il payoit au seigneur une amende de soixante livres, la même amende au pair qu’il avoit appelé, autant à chacun de ceux qui avoient ouvertement consenti au jugement.

Quand un homme violemment soupçonné d’un crime qui méritoit la mort, avoit été pris et condamné, il ne pouvoit appeler de faux jugement  : car il auroit toujours appelé, ou pour prolonger sa vie, ou pour faire la paix.

Si quelqu’un disoit que le jugement étoit faux et mauvais, et n’offroit pas de le faire tel, c’est-à-dire de combattre, il étoit condamné à dix sols d’amende s’il étoit gentilhomme, et à cinq sols s’il étoit serf, pour les vilaines paroles qu’il avoit dites.

Les juges ou pairs qui avoient été vaincus ne devoient perdre ni la vie ni les membres ; mais celui qui les appeloit étoit puni de mort, lorsque l’affaire étoit capitale.

Cette manière d’appeler les hommes de fief pour faux jugement étoit pour éviter d’appeler le seigneur même. Mais si le seigneur n’avoit point de pair, ou n’en avoit pas assez, il pouvoit, à ses frais emprunter des pairs de son seigneur suzerain  ; mais ces pairs n’étoient point obligés de juger, s’ils ne le vouloient ; ils pouvoient déclarer qu’ils n’étoient venus que pour donner leur conseil ; et, dans ce cas particulier, le seigneur jugeant et prononçant lui-même le jugement, si on appeloit contre lui de faux jugement, c’étoit à lui à soutenir l’appel.

Si le seigneur étoit si pauvre qu’il ne fût pas en état de prendre des pairs de son seigneur suzerain, ou qu’il négligeât de lui en demander, ou que celui-ci refusât de lui en donner, le seigneur ne pouvant pas juger seul, et personne n’étant obligé de plaider devant un tribunal où l’on ne peut faire jugement, l’affaire étoit portée à la cour du seigneur suzerain.

Je crois que ceci fut une des grandes causes de la séparation de la justice d’avec le fief, d’où s’est formée la règle des jurisconsultes français : Autre chose est le fief, autre chose est la justice. Car y ayant une infinité d’hommes de fief qui n’avoient point d’hommes sous eux, ils ne furent point en état de tenir leur cour ; toutes les affaires furent portées à la cour de leur seigneur suzerain ; ils perdirent le droit de justice, parce qu’ils n’eurent ni le pouvoir ni la volonté de le réclamer.

Tous les juges qui avoient été du jugement devoient être présents quand on le rendoit, afin qu’ils pussent ensuivre et dire oïl à celui qui, voulant fausser, leur demandoit s’ils ensuivoient ; car, dit Desfontaines, « c’est une affaire de courtoisie et de loyauté, et il n’y a point là de fuite ni de remise ». Je crois que c’est de cette manière de penser qu’est venu l’usage que l’on suit encore aujourd’hui en Angleterre, que tous les jurés soient de même avis pour condamner à mort.

Il falloit donc se déclarer pour l’avis de la plus grande partie ; et, s’il y avoit partage, on prononçoit, en cas de crime, pour l’accusé ; en cas de dettes, pour le débiteur ; en cas d’héritages, pour le défendeur.

Un pair, dit Desfontaines, ne pouvoit pas dire qu’il ne jugeroit pas s’ils n’étoient que quatre, ou s’ils n’y étoient tous, ou si les plus sages n’y étoient ; c’est comme s’il avoit dit, dans la mêlée, qu’il ne secourroit pas son seigneur, parce qu’il n’avoit auprès de lui qu’une partie de ses hommes. Mais c’étoit au seigneur à faire honneur à sa cour, et à prendre ses plus vaillants hommes et les plus sages. Je cite ceci pour faire sentir le devoir des vassaux, combattre et juger ; et ce devoir étoit même tel, que juger c’étoit combattre.

Un seigneur qui plaidoit à sa cour contre son vassal, et qui y étoit condamné, pouvoit appeler un de ses hommes de faux jugement. Mais, à cause du respect que celui-ci devoit à son seigneur pour la foi donnée, et la bienveillance que le seigneur devoit à son vassal pour la foi reçue, on faisoit une distinction : ou le seigneur disoit en général que le jugement étoit faux et mauvais  ; ou il imputoit à son homme des prévarications personnelles. Dans le premier cas, il offensoit sa propre cour, et en quelque façon lui-même, et il ne pouvoit y avoir de gages de bataille ; il y en avoit dans le second, parce qu’il attaquoit l’honneur de son vassal ; et celui des deux qui étoit vaincu perdoit la vie et les biens, pour maintenir la paix publique.

Cette distinction, nécessaire dans ce cas particulier, fut étendue. Beaumanoir dit que, lorsque celui qui appeloit de faux jugement, attaquoit un des hommes par des imputations personnelles, il y avoit bataille ; mais que, s’il n’attaquoit que le jugement, il étoit libre à celui des pairs qui étoit appelé de faire juger l’affaire par bataille ou par droit. Mais, comme l’esprit qui régnoit du temps de Beaumanoir étoit de restreindre l’usage du combat judiciaire, et que cette liberté donnée au pair appelé, de défendre par le combat le jugement, ou non, est également contraire aux idées de l’honneur établi dans ces temps-là, et à l’engagement où l’on étoit envers son seigneur de défendre sa cour, je crois que cette distinction de Beaumanoir étoit une jurisprudence nouvelle chez les Français.

Je ne dis pas que tous les appels de faux jugement se décidassent par bataille ; il en étoit de cet appel comme de tous les autres. On se souvient des exceptions dont j’ai parlé au chapitre XXV. Ici, c’étoit au tribunal suzerain à voir s’il falloit ôter, ou non, les gages de bataille.

On ne pouvoit point fausser les jugements rendus dans la cour du roi ; car le roi n’ayant personne qui lui fût égal, il n’y avoit personne qui pût l’appeler ; et le roi n’ayant point de supérieur, il n’y avoit personne qui pût appeler de sa cour.

Cette loi fondamentale, nécessaire comme loi politique, diminuoit encore, comme loi civile, les abus de la pratique judiciaire de ces temps-là. Quand un seigneur craignoit qu’on ne faussât sa cour, ou voyoit qu’on se présentoit pour la fausser, s’il étoit du bien de la justice qu’on ne la faussât pas, il pouvoit demander des hommes de la cour du roi, dont on ne pouvoit fausser le jugement ; et le roi Philippe, dit Desfontaines, envoya tout son conseil pour juger une affaire dans la cour de l’abbé de Corbie.

Mais, si le seigneur ne pouvoit avoir des juges du roi, il pouvoit mettre sa cour dans celle du roi, s’il relevoit nuement de lui ; et, s’il y avoit des seigneurs intermédiaires, il s’adressoit à son seigneur suzerain, allant de seigneur en seigneur jusqu’au roi.

Ainsi, quoiqu’on n’eût pas dans ces temps-là la pratique ni l’idée même des appels d’aujourd’hui, on avoit recours au roi, qui étoit toujours la source d’où tous les fleuves partoient, et la mer où ils revenoient.

Chapitre XXVIII.

De l’appel de défaute de droit


On appeloit de défaute de droit quand, dans la cour d’un seigneur, on différoit, on évitoit, ou l’on refusoit de rendre la justice aux parties.

Dans la seconde race, quoique le comte eût plusieurs officiers sous lui, la personne de ceux-ci étoit subordonnée, mais la juridiction ne l’étoit pas. Ces officiers, dans leurs plaids, assises ou placites jugeoient en dernier ressort comme le comte même. Toute la différence étoit dans le partage de la juridiction : par exemple, le comte pouvoit condamner à mort, juger de la liberté et de la restitution des biens, et le centenier ne le pouvoit pas.

Par la même raison, il y avoit des causes majeures qui étoient réservées au roi  ; c’étoient celles qui intéressoient directement l’ordre politique. Telles étoient les discussions qui étoient entre les évêques, les abbés, les comtes et autres grands, que les rois jugeoient avec les grands vassaux.

Ce qu’ont dit quelques auteurs, qu’on appeloit du comte à l’envoyé du roi, ou missus dominicus, n’est pas fondé. Le comte et le missus avoient une juridiction égale et indépendante l’une de l’autre  ; toute la différence étoit que le missus tenoit ses placites quatre mois de l’année, et le comte les huit autres.

Si quelqu’un condamné dans une assise, y demandoit qu’on le rejugeât, et succomboit encore, il payoit une amende de quinze sols, ou recevoit quinze coups de la main des juges qui avoient décidé l’affaire.

Lorsque les comtes ou les envoyés du roi ne se sentoient pas assez de force pour réduire les grands à la raison, ils leur faisoient donner caution qu’ils se présenteroient devant le tribunal du roi  : c’étoit pour juger l’affaire, et non pour la rejuger. Je trouve dans le capitulaire de Metz l’appel de faux jugement à la cour du roi établi, et toutes autres sortes d’appels proscrits et punis.

Si l’on n’acquiesçoit pas au jugement des échevins, et qu’on ne réclamât pas, on étoit mis en prison jusqu’à ce qu’on eût acquiescé ; et si l’on réclamoit, on étoit conduit sous une sûre garde devant le roi, et l’affaire se discutoit à sa cour.

Il ne pouvoit guère être question de l’appel de défaute de droit. Car, bien loin que, dans ces temps-là, on eût coutume de se plaindre que les comtes et autres gens qui avoient droit de tenir des assises, ne fussent pas exacts à tenir leur cour, on se plaignoit au contraire qu’ils l’étoient trop  ; et tout est plein d’ordonnances qui défendent aux comtes et autres officiers de justice quelconques, de tenir plus de trois assises par an. Il falloit moins corriger leur négligence, qu’arrêter leur activité.

Mais lorsqu’un nombre innombrable de petites seigneuries se formèrent, que différents degrés de vasselage furent établis, la négligence de certains vassaux à tenir leur cour donna naissance à ces sortes d’appels  ; d’autant plus qu’il en revenoit au seigneur suzerain des amendes considérables.

L’usage du combat judiciaire s’étendant de plus en plus, il y eut des lieux, des cas, des temps, où il fut difficile d’assembler des pairs, et où par conséquent on négligea de rendre la justice. L’appel de défaute de droit s’introduisit ; et ces sortes d’appels ont été souvent des points remarquables de notre histoire, parce que la plupart des guerres de ces temps-là avoient pour motif la violation du droit politique, comme nos guerres d’aujourd’hui ont ordinairement pour cause, ou pour prétexte, celle du droit des gens.

Beaumanoir dit que, dans le cas de défaute de droit, il n’y avoit jamais de bataille : en voici les raisons. On ne pouvoit pas appeler au combat le seigneur lui-même, à cause du respect dû à sa personne : on ne pouvoit pas appeler les pairs du seigneur, parce que la chose étoit claire, et qu’il n’y avoit qu’à compter les jours des ajournements ou des autres délais : il n’y avoit point de jugement, et on ne faussoit que sur un jugement. Enfin le délit des pairs offensoit le seigneur comme la partie ; et il étoit contre l’ordre qu’il y eût un combat entre le seigneur et ses pairs.

Mais comme devant le tribunal suzerain on prouvoit la défaute par témoins, on pouvoit appeler au combat les témoins  ; et par là on n’offensoit ni le seigneur ni son tribunal.

1° Dans les cas où la défaute venoit de la part des hommes ou pairs du seigneur qui avoient différé de rendre la justice, ou évité de faire le jugement après les délais passés, c’étoient les pairs du seigneur qu’on appeloit de défaute de droit devant le suzerain ; et, s’ils succomboient, ils payoient une amende à leur seigneur. Celui-ci ne pouvoit porter aucun secours à ses hommes ; au contraire, il saisissoit leur fief, jusqu’à ce qu’ils eussent payé chacun une amende de soixante livres.

2° Lorsque la défaute venoit de la part du seigneur, ce qui arrivoit lorsqu’il n’y avoit pas assez d’hommes à sa cour pour faire le jugement, ou lorsqu’il n’avoit pas assemblé ses hommes, ou mis quelqu’un à sa place pour les assembler, on demandoit la défaute devant le seigneur suzerain ; mais, à cause du respect dû au seigneur, on faisoit ajourner la partie, et non pas le seigneur.

Le seigneur demandoit sa cour Il devant le tribunal suzerain ; et s’il gagnoit la défaute, on lui renvoyoit l’affaire, et on lui payoit une amende de soixante livres  ; mais, si la défaute étoit prouvée, la peine contre lui étoit de perdre le jugement de la chose contestée ; le fond étoit jugé dans le tribunal suzerain  ; en effet, on n’avoit demandé la défaute que pour cela.

3° Si l’on plaidoit à la cour de son seigneur contre lui, ce qui n’avoit lieu que pour les affaires qui concernoient le fief ; après avoir laissé passer tous les délais, on sommoit le seigneur même devant bonnes gens, et on le faisoit sommer par le souverain, dont on devoit avoir permission. On n’ajournoit point par pairs, parce que les pairs ne pouvoient ajourner leur seigneur ; mais ils pouvoient ajourner pour leur seigneur.

Quelquefois l’appel de défaute de droit étoit suivi d’un appel de faux jugement, lorsque le seigneur, malgré la défaute, avoit fait rendre le jugement.

Le vassal qui appeloit à tort son seigneur de défaute de droit étoit condamné à lui payer une amende à sa volonté.

Les Gantois avoient appelé de défaute de droit le comte de Flandre devant le roi, sur ce qu’il avoit différé de leur faire rendre jugement en sa cour. Il se trouva qu’il avoit pris encore moins de délais que n’en donnoit la coutume du pays. Les Gantois lui furent renvoyés ; il fit saisir de leurs biens jusqu’à la valeur de soixante mille livres. Ils revinrent à la cour du roi, pour que cette amende fût modérée : il fut décidé que le comte pouvoit prendre cette amende, et même plus, s’il vouloit. Beaumanoir avoit assisté à ces jugements.

4° Dans les affaires que le seigneur pouvoit avoir contre le vassal pour raison du corps ou de l’honneur de celui-ci, ou des biens qui n’étoient pas du fief, il n’étoit point question d’appel de défaute de droit, puisqu’on ne jugeoit point à la cour du seigneur, mais à la cour de celui de qui il tenoit ; les hommes, dit Desfontaines, n’ayant pas droit de faire jugement sur le corps de leur seigneur.

J’ai travaillé à donner une idée claire de ces choses qui, dans les auteurs de ces temps-là, sont si confuses et si obscures, qu’en vérité les tirer du chaos où elles sont, c’est les découvrir.

Chapitre XXIX.

Époque du règne de Saint Louis


Saint Louis abolit le combat judiciaire dans les tribunaux de ses domaines, comme il paraît par l’ordonnance qu’il fit là-dessus et par les Établissements.

Mais il ne l’ôta point dans les cours de ses barons, excepté dans le cas d’appel de faux jugement.

On ne pouvoit fausser la cour de son seigneur sans demander le combat judiciaire contre les juges qui avoient prononcé le jugement. Mais saint Louis introduisit l’usage de fausser sans combattre  : changement qui fut une espèce de révolution.

Il déclara qu’on ne pour-roit point fausser les jugements rendus dans les seigneuries de ses domaines, parce que c’étoit un crime de félonie. Effectivement, si c’étoit une espèce de crime de félonie contre le seigneur, à plus forte raison en étoit-ce un contre le roi. Mais il voulut que l’on pût demander amendement des jugements rendus dans ses cours ; non pas parce qu’ils étoient faussement ou méchamment rendus, mais parce qu’ils faisoient quelque préjudice. Il voulut au contraire, qu’on fût contraint de fausser les jugements des cours des barons, si l’on vouloit s’en plaindre.

On ne pouvoit point, suivant les Établissements, fausser les cours du domaine du roi, comme on vient de le dire. Il falloit demander amendement devant le même tribunal ; et, en cas que le bailli ne voulût pas faire l’amendement requis, le roi permettoit de faire appel à sa cour  ; ou plutôt, en interprétant les Établissements par eux-mêmes, de lui présenter une requête ou supplication.

À l’égard des cours des seigneurs, saint Louis, en permettant de les fausser, voulut que l’affaire fût portée au tribunal du roi ou du seigneur suzerain, non pas pour y être décidée par le combat, mais par témoins, suivant une forme de procéder dont il donna des règles.

Ainsi, soit qu’on pût fausser, comme dans les cours des seigneurs, soit qu’on ne le pût pas, comme dans les cours de ses domaines, il établit qu’on pourroit appeler sans courir le hasard d’un combat.

Desfontaines nous rapporte les deux premiers exemples qu’il ait vus, où l’on ait ainsi procédé sans combat judiciaire. l’un, dans une affaire jugée à la cour de Saint-Quentin, qui étoit du domaine du roi ; et l’autre, dans la cour de Ponthieu, où le comte, qui étoit présent, opposa l’ancienne jurisprudence ; mais ces deux affaires furent jugées par droit.

On demandera peut-être pourquoi saint Louis ordonna pour les cours de ses barons une manière de procéder différente de celle qu’il établissoit dans les tribunaux de ses domaines : en voici la raison. Saint Louis, statuant pour les cours de ses domaines, ne fut point gêné dans ses vues ; mais il eut des ménagements à garder avec les seigneurs qui jouissoient de cette ancienne prérogative, que les affaires n’étoient jamais tirées de leurs cours, à moins qu’on ne s’exposât au danger de les fausser. Saint Louis maintint cet usage de fausser ; mais il voulut qu’on pût fausser sans combattre : c’est-à-dire que, pour que le changement se fit moins sentir, il ôta la chose, et laissa subsister les ter-mes.

Ceci ne fut pas universellement reçu dans les cours des seigneurs. Beaumanoir dit que, de son temps, il y avoit deux manières de juger : l’une suivant l’Établissement-le-roi, et l’autre suivant la pratique ancienne ; que les seigneurs avoient droit de suivre l’une ou l’autre de ces pratiques ; mais que quand, dans une affaire, on en avoit choisi une, on ne pouvoit plus revenir à l’autre. Il ajoute que le comte de Clermont suivoit la nouvelle pratique tandis que ses vassaux se tenoient à l’ancienne ; mais qu’il pourroit, quand il voudroit, rétablir l’ancienne, sans quoi il auroit moins d’autorité que ses vassaux.

Il faut savoir que la France étoit pour lors divisée en pays du domaine du roi, et en ce qu’on appeloit pays des barons, ou en baronnies ; et, pour me servir des termes des Établissements de saint Louis, en pays de l’obéissance-le-roi, et en pays hors l’obéissance-le-roi. Quand les rois faisoient des ordonnances pour les pays de leurs domaines, ils n’employoient que leur seule autorité ; mais, quand ils en faisoient qui regardoient aussi les pays de leurs barons, elles étoient faites de concert avec eux, ou scellées ou souscrites d’eux  ; sans cela, les barons les recevoient, ou ne les recevoient pas, suivant qu’elles leur paraissoient convenir ou non au bien de leurs seigneuries. Les arrière-vassaux étoient dans les mêmes termes avec les grands vassaux. Or les Établissements ne furent pas donnés du consentement des seigneurs, quoiqu’ils statuassent sur des choses qui étoient pour eux d’une grande importance : ainsi ils ne furent reçus que par ceux qui crurent qu’il leur étoit avantageux de les recevoir. Robert, fils de saint Louis, les admit dans sa comté de Clermont ; et ses vassaux ne crurent pas qu’il leur convînt de les faire pratiquer chez eux.


Chapitre XXX.

Observation sur les appels



On conçoit que des appels, qui étoient des provocations à un combat, devoient se faire sur-le-champ. « S’il se part de court sans appeler, dit Beaumanoir, il perd son appel, et tient le jugement pour bon. » Ceci subsista, même après qu’on eut restreint l’usage du combat judiciaire.

Chapitre XXXI.

Continuation du même sujet


Le vilain ne pouvoit pas fausser la cour de son seigneur : nous l’apprenons de Desfontaines  ; et cela est confirmé par les Établissements. « Aussi, dit encore Desfontaines, n’y a-t-il entre toi seigneur et ton vilain autre juge fors Dieu. »

C’étoit l’usage du combat judiciaire qui avoit exclu les vilains de pouvoir fausser la cour de leur seigneur ; et cela est si vrai, que les vilains qui, par chartre ou par usage avoient droit de combattre, avoient aussi droit de fausser la cour de leur seigneur, quand même les hommes qui avoient jugé, auroient été chevaliers  ; et Desfontaines donne des expédients pour que ce scandale du vilain qui, en faussant le jugement, combattroit contre un chevalier, n’arrivât pas.

La pratique des combats judiciaires commençant à s’abolir, et l’usage des nouveaux appels à s’introduire, on pensa qu’il étoit déraisonnable que les personnes franches eussent un remède contre l’injustice de la cour de leurs seigneurs, et que les vilains ne l’eussent pas ; et le parlement reçut leurs appels comme ceux des personnes franches.


Chapitre XXXII.

Continuation du même sujet

Lorsqu’on faussoit la cour de son seigneur, il venoit en personne devant le seigneur suzerain, pour défendre le jugement de sa cour. De même, dans le cas d’appel de défaute de droit, la partie ajournée devant le seigneur suzerain menoit son seigneur avec elle, afin que si la défaute n’étoit pas prouvée, il pût ravoir sa cour.

Dans la suite, ce qui n’étoit que deux cas particuliers étant devenu général pour toutes les affaires, par l’introduction de toutes sortes d’appels, il parut extraordinaire que le seigneur fût obligé de passer sa vie dans d’autres tribunaux que les siens, et pour d’autres affaires que les siennes. Philippe de Valois ordonna que les baillis seuls seroient ajournés. Et, quand l’usage des appels devint encore plus fréquent, ce fut aux parties à défendre à l’appel ; le fait du juge devint le fait de la partie.

J’ai dit que, dans l’appel de défaute de droit, le seigneur ne perdoit que le droit de faire juger l’affaire en sa cour. Mais, si le seigneur étoit attaqué lui-même comme partie, ce qui devint très fréquent, il payoit au roi, ou au seigneur suzerain devant qui on avoit appelé, une amende de soixante livres. De là vint cet usage, lorsque les appels furent universellement reçus, de faire payer l’amende au seigneur lorsqu’on réformoit la sentence de son juge : usage qui subsista longtemps, qui fut confirmé par l’ordonnance de Roussillon, et que son absurdité a fait périr.

Chapitre XXXIII.

Continuation du même sujet


Dans la pratique du combat judiciaire, le fausseur qui avoit appelé un des juges, pouvoit perdre par le combat son procès, et ne pouvoit pas le gagner. En effet, la partie qui avoit un jugement pour elle, n’en devoit pas être privée par le fait d’autrui. Il falloit donc que le fausseur qui avoit vaincu, combattît encore contre la partie, non pas pour savoir si le jugement étoit bon ou mauvais ; il ne s’agissoit plus de ce jugement puisque le combat l’avoit anéanti ; mais pour décider si la demande étoit légitime ou non ; et c’est sur ce nouveau point que l’on combattoit. De là doit être venue notre manière de prononcer les arrêts : La cour met l’appel au néant ; la cour met l’appel et ce dont a été appelé au néant. En effet, quand celui qui avoit appelé de faux jugements étoit vaincu, l’appel étoit anéanti ; quand il avoit vaincu, le jugement étoit anéanti, et l’appel même : il falloit procéder à un nouveau jugement.

Cela est si vrai que, lorsque l’affaire se jugeoit par enquêtes, cette manière de prononcer n’avoit pas lieu. M. de La Roche-Flavin nous dit que la chambre des enquêtes ne pouvoit user de cette forme dans les premiers temps de sa création.

Chapitre XXXIV.

Comment la procédure devint secrète


Les duels avoient introduit une forme de procédure publique ; l’attaque et la défense étoient également connues. « Les témoins, dit Beaumanoir, doivent dire leur témoignage devant tous. »

Le commentateur de Boutillier dit avoir appris d’anciens praticiens, et de quelques vieux procès écrits à la main, qu’anciennement, en France, les procès criminels se faisoient publiquement, et en une forme non guère différente des jugements publics des Romains. Ceci étoit lié avec l’ignorance de l’écriture, commune dans ces temps-là. L’usage de l’écriture arrête les idées, et peut faire établir le secret ; mais, quand on n’a point cet usage, il n’y a que la publicité de la procédure qui puisse fixer ces mêmes idées.

Et, comme il pouvoit y avoir de l’incertitude sur ce qui avoit été jugé par hommes, ou plaidé devant hommes, on pouvoit en rappeler la mémoire toutes les fois qu’on tenoit la cour, par ce qui s’appeloit la procédure par record  ; et, dans ce cas, il n’étoit pas permis d’appeler les témoins au combat ; car les affaires n’auroient jamais eu de fin.

Dans la suite, il s’introduisit une forme de procéder secrète. Tout étoit public : tout devint caché, les interrogatoires, les informations, le récolement, la confrontation, les conclusions de la partie publique ; et c’est l’usage d’aujourd’hui. La première forme de procéder convenoit au gouvernement d’alors, comme la nouvelle étoit propre au gouvernement qui fut établi depuis.

Le commentateur de Boutillier fixe à l’ordonnance de 1539 l’époque de ce changement. Je crois qu’il se fit peu à peu, et qu’il passa de seigneurie en seigneurie, à mesure que les seigneurs renoncèrent à l’ancienne pratique de juger, et que celle tirée des Établissements de saint Louis vint à se perfectionner. En effet, Beaumanoir dit que ce n’étoit que dans les cas où l’on pouvoit donner des gages de bataille, qu’on entendoit publiquement les témoins ; dans les autres, on les oyoit en secret, et on rédigeoit leurs dépositions par écrit. Les procédures devinrent donc secrètes, lorsqu’il n’y eut plus de gages de bataille.


Chapitre XXXV.

Des dépens

Anciennement en France, il n’y avoit point de condamnation de dépens en cour laie. La partie qui succomboit étoit assez punie par des condamnations d’amende envers le seigneur et ses pairs. La manière de procéder par le combat judiciaire faisoit que, dans les crimes, la partie qui succomboit, et qui perdoit la vie et les biens, étoit punie autant qu’elle pouvoit l’être ; et, dans les autres cas du combat judiciaire, il y avoit des amendes quelquefois fixes, quelquefois dépendantes de la volonté du seigneur, qui faisoient assez craindre les événements des procès. Il en étoit de même dans les affaires qui ne se décidoient que par le combat. Comme c’étoit le seigneur qui avoit les profits principaux, c’étoit lui aussi qui faisoit les principales dépenses, soit pour assembler ses pairs, soit pour les mettre en état de procéder au jugement. D’ailleurs, les affaires finissant sur le lieu même, et toujours presque sur-le-champ, et sans ce nombre infini d’écritures qu’on vit depuis, il n’étoit pas nécessaire de donner des dépens aux parties.

C’est l’usage des appels qui doit naturellement introduire celui de donner des dépens. Aussi Desfontaines dit-il que, lorsqu’on appeloit par loi écrite, c’est-à-dire quand on suivoit les nouvelles lois de saint Louis, on donnoit des dépens ; mais que, dans l’usage ordinaire, qui ne permettoit point d’appeler sans fausser, il n’y en avoit point ; on n’obtenoit qu’une amende, et la possession d’an et jour de la chose contestée, si l’affaire étoit renvoyée au seigneur.

Mais, lorsque de nouvelles facilités d’appeler augmentèrent le nombre des appels  ; que, par le fréquent usage de ces appels d’un tribunal à un autre, les parties furent sans cesse transportées hors du lieu de leur séjour ; quand l’art nouveau de la procédure multiplia et éternisa les procès ; lorsque la science d’éluder les demandes les plus justes se fut raffinée ; quand un plaideur sut fuir, uniquement pour se faire suivre ; lorsque la demande fut ruineuse, et la défense tranquille ; que les raisons se perdirent dans des volumes de paroles et d’écrits ; que tout fut plein de suppôts de justice qui ne devoient point rendre la justice ; que la mauvaise foi trouva des conseils, là où elle ne trouva pas des appuis ; il fallut bien arrêter les plaideurs par la crainte des dépens. Ils durent les payer pour la décision, et pour les moyens qu’ils avoient employés pour l’éluder. Charles le Bel fit là-dessus une ordonnance générale.

Chapitre XXXVI.

De la partie publique


Comme, par les lois saliques et ripuaires, et par les autres lois des peuples barbares, les peines des crimes étoient pécuniaires, il n’y avoit point pour lors, comme aujourd’hui parmi nous, de partie publique qui fût chargée de la poursuite des crimes. En effet, tout se réduisoit en réparations de dommages ; toute poursuite étoit, en quelque façon, civile, et chaque particulier pouvoit la faire. D’un autre côté, le droit romain avoit des for-mes populaires pour la poursuite des crimes, qui ne pouvoient s’accorder avec le ministère d’une partie publique.

L’usage des combats judiciaires ne répugnoit pas moins à cette idée ; car, qui auroit voulu être la partie publique, et se faire champion de tous contre tous ?

Je trouve, dans un recueil de formules que M. Muratori a insérées dans les lois des Lombards, qu’il y avoit dans la seconde race, un avoué de la partie publique. Mais si on lit le recueil entier de ces formules, on verra qu’il y avoit une différence totale entre ces officiers, et ce que nous appelons aujourd’hui la partie publique, nos procureurs généraux, nos procureurs du roi ou des seigneurs. Les premiers étoient plutôt les agents du public pour la manutention politique et domestique, que pour la manutention civile. En effet, on ne voit point dans ces formules qu’ils fussent chargés de la poursuite des crimes et des affaires qui concernoient les mineurs, les églises, ou l’état des personnes.

J’ai dit que l’établissement d’une partie publique répugnoit à l’usage du combat judiciaire. Je trouve pourtant dans une de ces formules un avoué de la partie publique qui a la liberté de combattre. M. Muratori l’a mise à la suite de la constitution d’Henri 1er pour laquelle elle a été faite. Il est dit dans cette constitution que « si quelqu’un tue son père, son frère, son neveu, ou quelque autre de ses parents, il perdra leur succession, qui passera aux autres parents, et que la sienne propre appartiendra au fisc ». Or c’est pour la poursuite de cette succession dévolue au fisc que l’avoué de la partie publique, qui en soutenoit les droits, avoit la liberté de combattre : ce cas rentroit dans la règle générale.

Nous voyons dans ces formules l’avoué de la partie publique agir contre celui qui avoit pris un voleur, et ne l’avoit pas mené au comte  ; contre celui qui avoit fait un soulèvement ou une assemblée contre le comte  ; contre celui qui avoit sauvé la vie à un homme que le comte lui avoit donné pour le faire mourir  ; contre l’avoué des églises à qui le comte avoit ordonné de lui présenter un voleur, et qui n’avoit point obéi ; contre celui qui avoit révélé le secret du roi aux étrangers  ; contre celui qui, à main armée, avoit poursuivi l’envoyé de l’empereur  ; contre celui qui avoit méprisé les lettres de l’empereur, et il étoit poursuivi par l’avoué de l’empereur, ou par l’empereur lui-même ; contre celui qui n’avoit pas voulu recevoir la monnaie du prince  ; enfin, cet avoué demandoit les choses que la loi adjugeoit au fisc.

Mais, dans la poursuite des crimes, on ne voit point d’avoué de la partie publique ; même quand on emploie les duels  ; même quand il s’agit d’incendie  ; même lorsque le juge est tué sur son tribunal  ; même lorsqu’il s’agit de l’état des personnes, de la liberté et de la servitude.

Ces formules sont faites, non seulement pour les lois des Lombards, mais pour les capitulaires ajoutés : ainsi il ne faut pas douter que, sur cette matière, elles ne nous donnent la pratique de la seconde race.

Il est clair que ces avoués de la partie publique durent s’éteindre avec la seconde race, comme les envoyés du roi dans les provinces ; par la raison qu’il n’y eut plus de loi générale, ni de fisc général ; et par la raison qu’il n’y eut plus de comte dans les provinces pour tenir les plaids ; et par conséquent plus de ces sortes d’officiers dont la principale fonction étoit de maintenir l’autorité du comte.

L’usage des combats, devenu plus fréquent dans la troisième race, ne permit pas d’établir une partie publique. Aussi Boutillier, dans sa Somme rurale, parlant des officiers de justice, ne cite-t-il que les baillis, hommes féodaux et sergents. Voyez les Établissements, et Beaumanoir, sur la manière dont on faisoit les poursuites dans ces temps-là.

Je trouve dans les lois de Jacques Il, roi de Majorque, une création à l’emploi de procureur du roi, avec les fonctions qu’ont aujourd’hui les nôtres. Il est visible qu’ils ne vinrent qu’après que la forme judiciaire eut changé parmi nous.

Chapitre XXXVII.

Comment les établissements de Saint Louis tombèrent dans l’oubli


Ce fut le destin des établissements qu’ils naquirent, vieillirent et moururent en très peu de temps.

Je ferai là-dessus quelques réflexions. Le code que nous avons sous le nom d’Établissements de saint Louis n’a jamais été fait pour servir de loi à tout le royaume, quoique cela soit dit dans la préface de ce code. Cette compilation est un code général qui statue sur toutes les affaires civiles, les dispositions des biens par testament ou entre vifs, les dots et les avantages des femmes, les profits et les prérogatives des fiefs, les affaires de police, etc. Or, dans un temps où chaque ville, bourg ou village avoit sa coutume, donner un corps général de lois civiles, c’étoit vouloir renverser dans un moment toutes les lois particulières sous lesquelles on vivoit dans chaque lieu du royaume. Faire une coutume générale de toutes les coutumes particulières seroit une chose inconsidérée, même dans ce temps-ci, où les princes ne trouvent partout que de l’obéissance. Car, s’il est vrai qu’il ne faut pas changer lorsque les inconvénients égalent les avantages, encore moins le faut-il lorsque les avantages sont petits, et les inconvénients immenses. Or, si l’on fait attention à l’état où étoit pour lors le royaume, où chacun s’enivroit de l’idée de sa souveraineté et de sa puissance, on voit bien qu’entreprendre de changer partout les lois et les usages reçus, c’étoit une chose qui ne pouvoit venir dans l’esprit de ceux qui gouvernoient.

Ce que je viens de dire prouve encore que ce code des Établissements ne fut pas confirmé en parlement par les barons et gens de loi du royaume, comme il est dit dans un manuscrit de l’hôtel de ville d’Amiens, cité par M. Ducange. On voit, dans les autres manuscrits, que ce code fut donné par saint Louis en l’année 1270, avant qu’il partît pour Tunis. Ce fait n’est pas plus vrai ; car saint Louis est parti en 1269, comme l’a remarqué M. Ducange ; d’où il conclut que ce code auroit été publié en son absence. Mais je dis que cela ne peut pas être. Comment saint Louis auroit-il pris le temps de son absence pour faire une chose qui auroit été une semence de troubles, et qui eût pu produire, non pas des changements, mais des révolutions ? Une pareille entreprise avoit besoin, plus qu’une autre, d’être suivie de près, et n’étoit point l’ouvrage d’une régence faible, et même composée de seigneurs qui avoient intérêt que la chose ne réussît pas. C’étoit Matthieu, abbé de Saint-Denis, Simon de Clermont, comte de Nesle ; et, en cas de mort, Philippe, évêque d’Évreux ; et Jean, comte de Ponthieu. On a vu ci-dessus, que le comte de Ponthieu s’opposa dans sa seigneurie à l’exécution d’un nouvel ordre judiciaire.

Je dis, en troisième lieu, qu’il y a grande apparence que le code que nous avons est une chose différente des établissements de saint Louis sur l’ordre judiciaire. Ce code cite les établissements : il est donc un ouvrage sur les établissements, et non pas les établissements. De plus, Beaumanoir, qui parle souvent des établissements de saint Louis, ne cite que des établissements particuliers de ce prince, et non pas cette compilation des établissements. Desfontaines, qui écrivoit sous ce prince, nous parle des deux premières fois que l’on exécuta ses établissements sur l’ordre judiciaire, comme d’une chose reculée. Les établissements de saint Louis étoient donc antérieurs à la compilation dont je parle, qui, à la rigueur, et en adoptant les prologues erronés mis par quelques ignorants à la tête de cet ouvrage, n’auroit paru que la dernière année de la vie de saint Louis, ou même après la mort de ce prince.

Chapitre XXXVIII.

Continuation du même sujet


Qu’est-ce donc que cette compilation que nous avons sous le nom d’Établissements de saint Louis ? Qu’est-ce que ce code obscur, confus et ambigu, où l’on mêle sans cesse la jurisprudence française avec la loi romaine ; où l’on parle comme un législateur, et où l’on voit un jurisconsulte ; où l’on trouve un corps entier de jurisprudence sur tous les cas, sur tous les points du droit civil ? Il faut se transporter dans ces temps-là.

Saint Louis, voyant les abus de la jurisprudence de son temps, chercha à en dégoûter les peuples : il fit plusieurs règlements pour les tribunaux de ses domaines, et pour ceux de ses barons ; et il eut un tel succès, que Beaumanoir, qui écrivoit très peu de temps après la mort de ce prince, nous dit que la manière de juger établie par saint Louis étoit pratiquée dans un grand nombre de cours des seigneurs.

Ainsi ce prince remplit son objet, quoique ses règlements pour les tribunaux des seigneurs n’eussent pas été faits pour être une loi générale du royaume, mais comme un exemple que chacun pourroit suivre, et que chacun même auroit intérêt de suivre. Il ôta le mal, en faisant sentir le meilleur. Quand on vit dans ses tribunaux, quand on vit dans ceux des seigneurs, une manière de procéder plus naturelle, plus raisonnable, plus conforme à la morale, à la religion, à la tranquillité publique, à la sûreté de la personne et des biens, on la prit, et on abandonna l’autre.

Inviter, quand il ne faut pas contraindre ; conduire, quand il ne faut pas commander, c’est l’habileté suprême. La raison a un empire naturel ; elle a même un empire tyrannique : on lui résiste, mais cette résistance est son triomphe ; encore un peu de temps, et l’on sera forcé de revenir à elle.

Saint Louis, pour dégoûter de la jurisprudence française, fit traduire les livres du droit romain, afin qu’ils fussent connus des hommes de loi de ces temps-là. Desfontaines, qui est le premier auteur de pratique que nous ayons, fit un grand usage de ces lois romaines : son ouvrage est, en quelque façon, un résultat de l’ancienne jurisprudence française, des lois ou établissements de saint Louis, et de la loi romaine. Beaumanoir fit peu d’usage de la loi romaine ; mais il concilia l’ancienne jurisprudence française avec les règlements de saint Louis.

C’est dans l’esprit de ces deux ouvrages, et surtout de celui de Desfontaines, que quelque bailli, je crois, fit l’ouvrage de jurisprudence que nous appelons les Établissements. Il est dit, dans le titre de cet ouvrage, qu’il est fait selon l’usage de Paris et d’Orléans, et de cour de baronnie ; et, dans le prologue, qu’il y est traité des usages de tout le royaume, et d’Anjou, et de cour de baronnie. Il est visible que cet ouvrage fut fait pour Paris, Orléans et Anjou, comme les ouvrages de Beaumanoir et de Desfontaines furent faits pour les comtés de Clermont et de Vermandois : et, comme il paraît par Beaumanoir que plusieurs lois de saint Louis avoient pénétré dans les cours de baronnie, le compilateur a eu quelque raison de dire que son ouvrage regardoit aussi les cours de baronnie.

Il est clair que celui qui fit cet ouvrage compila les coutumes du pays avec les lois et les établissements de saint Louis. Cet ouvrage est très précieux, parce qu’il contient les anciennes coutumes d’Anjou et les établissements de saint Louis, tels qu’ils étoient alors pratiqués, et enfin ce qu’on y pratiquoit de l’ancienne jurisprudence française.

La différence de cet ouvrage d’avec ceux de Desfontaines et de Beaumanoir, c’est qu’on y parle en termes de commandement, comme les législateurs ; et cela pouvoit être ainsi, parce qu’il étoit une compilation de coutumes écrites et de lois.

Il y avoit un vice intérieur dans cette compilation : elle formoit un code amphibie, où l’on avoit mêlé la jurisprudence française avec la loi romaine ; on rapprochoit des choses qui n’avoient jamais de rapport, et qui souvent étoient contradictoires.


Je sais bien que les tribunaux français des hommes ou des pairs, les jugements sans appel à un autre tribunal, la manière de prononcer par ces mots : je condamne ou j’absous, avoient de la conformité avec les jugements populaires des Romains. Mais on fit peu d’usage de cette ancienne jurisprudence ; on se servit plutôt de celle qui fut introduite depuis par les empereurs, qu’on employa partout dans cette compilation, pour régler, limiter, corriger étendre la jurisprudence française.


Chapitre XXXIX.

Continuation du même sujet


Les formes judiciaires introduites par saint Louis cessèrent d’être en usage. Ce prince avoit eu moins en vue la chose même, c’est-à-dire la meilleure manière de juger, que la meilleure manière de suppléer à l’ancienne pratique de juger. Le premier objet étoit de dégoûter de l’ancienne jurisprudence, et le second d’en former une nouvelle. Mais les inconvénients de celle-ci ayant paru, on en vit bientôt succéder une autre.

Ainsi les lois de saint Louis changèrent moins la jurisprudence française, qu’elles ne donnèrent des moyens pour la changer : elles ouvrirent de nouveaux tribunaux, ou plutôt des voies pour y arriver ; et, quand on put par-venir aisément à celui qui avoit une autorité générale, les jugements, qui auparavant ne faisoient que les usages d’une seigneurie particulière, formèrent une jurisprudence universelle. On étoit parvenu, par la force des établissements, à avoir des décisions générales, qui manquoient entièrement dans le royaume ; quand le bâtiment fut construit, on laissa tomber l’échafaud.

Ainsi les lois que fit saint Louis eurent des effets qu’on n’auroit pas dû attendre du chef-d’œuvre de la législation. Il faut quelquefois bien des siècles pour préparer les changements ; les événements mûrissent, et voilà les révolutions.

Le parlement jugea en dernier ressort de presque toutes les affaires du royaume. Auparavant il ne jugeoit que de celles qui étoient entre les ducs, comtes, barons, évêques, abbés, ou entre le roi et ses vassaux, plutôt dans le rapport qu’elles avoient avec l’ordre politique, qu’avec l’ordre civil. Dans la suite, on fut obligé de le rendre sédentaire, et de le tenir toujours assemblé ; et enfin, on en créa plusieurs, pour qu’ils pussent suffire à toutes les affaires.

À peine le parlement fut-il un corps fixe, qu’on commença à compiler ses arrêts. Jean de Monluc, sous le règne de Philippe le Bel, fit le recueil qu’on appelle aujourd’hui les registres Olim.

Chapitre XL.

Comment on prit les formes judiciaires des décrétales


Mais d’où vient qu’en abandonnant les formes judiciaires établies, on prit celles du droit canonique plutôt que celles du droit romain ? C’est qu’on avoit toujours devant les yeux les tribunaux clercs, qui suivoient les formes du droit canonique, et que l’on ne connaissoit aucun tribunal qui suivît celles du droit romain. De plus, les bornes de la juridiction ecclésiastique et de la séculière étoient, dans ces temps-là, très peu connues : il y avoit des gens qui plaidoient indifféremment dans les deux cours  ; il y avoit des matières pour lesquelles on plaidoit de même. Il semble que la juridiction laie ne se fût gardé, privativement à l’autre, que le jugement des matières féodales, et des crimes commis par les laïques dans les cas qui ne choquoient pas la religion . Car si, pour raison des conventions et des contrats, il falloit aller à la justice laie, les parties pouvoient volontairement procéder devant les tribunaux clercs, qui, n’étant pas en droit d’obliger la justice laie à faire exécuter la sentence, contraignoient d’y obéir par voie d’excommunication. Dans ces circonstances, lorsque, dans les tribunaux laïques, on voulut changer de pratique, on prit celle des clercs, parce qu’on la savoit ; et on ne prit pas celle du droit romain, parce qu’on ne la savoit point : car, en fait de pratique, on ne soit que ce que l’on pratique.


Chapitre XLI.

Flux et reflux de la juridiction ecclésiastique et de la juridiction laie


La puissance civile étant entre les mains d’une infinité de seigneurs, il avoit été aisé à la juridiction ecclésiastique de se donner tous les jours plus d’étendue : mais, comme la juridiction ecclésiastique énerva la juridiction des seigneurs, et contribua par là à donner des forces à la juridiction royale, la juridiction royale restreignit peu à peu la juridiction ecclésiastique, et celle-ci recula devant la première. Le parlement, qui avoit pris dans sa forme de procéder tout ce qu’il y avoit de bon et d’utile dans celle des tribunaux des clercs, ne vit bientôt plus que ses abus ; et la juridiction royale se fortifiant tous les jours, elle fut toujours plus en état de corriger ces mêmes abus. En effet, ils étoient intolérables ; et, sans en faire l’énumération, je renverrai à Beaumanoir, à Boutillier, aux ordonnances de nos rois. Je ne parlerai que de ceux qui intéressoient plus directement la fortune publique. Nous connaissons ces abus par les arrêts qui les réformèrent. L’épaisse ignorance les avoit introduits ; une espèce de clarté parut, et ils ne furent plus. On peut juger, par le silence du clergé, qu’il alla lui-même au-devant de la correction ; ce qui, vu la nature de l’esprit humain, mérite des louanges. Tout homme qui mouroit sans donner une partie de ses biens à l’église, ce qui s’appeloit mourir déconfés, étoit privé de la communion et de la sépulture. Si l’on mouroit sans faire de testament, il falloit que les parents obtinssent de l’évêque qu’il nommât, concurremment avec eux, des arbitres, pour fixer ce que le défunt auroit dû donner en cas qu’il eût fait un testament. On ne pouvoit pas coucher ensemble la première nuit des noces, ni même les deux suivantes, sans en avoir acheté la permission ; c’étoit bien ces trois nuits-là qu’il falloit choisir, car, pour les autres on n’auroit pas donné beaucoup d’argent. Le parlement corrigea tout cela. On trouve, dans le Glossaire du droit français de Ragueau l’arrêt qu’il rendit contre l’évêque d’Amiens.

Je reviens au commencement de mon chapitre. Lorsque, dans un siècle, ou dans un gouvernement, on voit les divers corps de l’État chercher à augmenter leur autorité, et à prendre les uns sur les autres de certains avantages, on se tromperoit souvent si l’on regardoit leurs entreprises comme une marque certaine de leur corruption. Par un malheur attaché à la condition humaine, les grands hommes modérés sont rares ; et, comme il est toujours plus aisé de suivre sa force que de l’arrêter, peut-être, dans la classe des gens supérieurs, est-il plus facile de trouver des gens extrêmement vertueux, que des hommes extrêmement sages.

L’âme goûte tant de délices à dominer les autres âmes ; ceux mêmes qui aiment le bien s’aiment si fort eux-mêmes, qu’il n’y a personne qui ne soit assez malheureux pour avoir encore à se défier de ses bonnes intentions : et, en vérité, nos actions tiennent à tant de choses, qu’il est mille fois plus aisé de faire le bien, que de le bien faire.

Chapitre XLII.

Renaissance du droit romain et ce qui en résulta. Changements dans les tribunaux


Le Digeste de Justinien ayant été retrouvé vers l’an 1137, le droit romain sembla prendre une seconde naissance. On établit des écoles en Italie, où on l’enseignoit : on avoit déjà le Code Justinien et les Novelles. J’ai déjà dit que ce droit y prit une telle faveur, qu’il fit éclipser la loi des Lombards.

Des docteurs italiens portèrent le droit de Justinien en France, où l’on n’avoit connu que le Code Théodosien, parce que ce ne fut qu’après l’établissement des barbares dans les Gaules, que les lois de Justinien furent faites. Ce droit reçut quelques oppositions ; mais il se maintint, malgré les excommunications des papes, qui protégeoient leurs canons. Saint Louis chercha à l’accréditer, par les traductions qu’il fit faire des ouvrages de Justinien, que nous avons encore manuscrites dans nos bibliothèques ; et j’ai déjà dit qu’on en fit un grand usage dans les Établissements. Philippe le Bel fit enseigner les lois de Justinien, seulement comme raison écrite, dans les pays de la France qui se gouvernoient par les coutumes ; et elles furent adoptées comme loi, dans les pays où le droit romain étoit la loi.

J’ai dit ci-dessus que la manière de procéder par le combat judiciaire demandoit, dans ceux qui jugeoient, très peu de suffisance ; on décidoit les affaires dans chaque lieu, selon l’usage de chaque lieu, et suivant quelques coutumes simples, qui se recevoient par tradition. Il y avoit, du temps de Beaumanoir, deux différentes manières de rendre la justice : dans des lieux, on jugeoit par pairs ; dans d’autres, on jugeoit par baillis. Quand on suivoit la première forme, les pairs jugeoient selon l’usage de leur juridiction  ; dans la seconde, c’étoient des prud’hommes ou vieillards qui indiquoient au bailli le même usage. Tout ceci ne demandoit aucunes lettres, aucune capacité, aucune étude. Mais, lorsque le code obscur des Établissements et d’autres ouvrages de jurisprudence parurent ; lorsque le droit romain fut traduit ; lorsqu’il commença à être enseigné dans les écoles ; lorsqu’un certain art de la procédure et qu’un certain art de la jurisprudence commencèrent à se former ; lorsqu’on vit naître des praticiens et des jurisconsultes, les pairs et les prud’hommes ne furent plus en état de juger ; les pairs commencèrent à se retirer des tribunaux du seigneur ; les seigneurs furent peu portés à les assembler : d’autant mieux que les jugements, au lieu d’être une action éclatante, agréable à la noblesse, intéressante pour les gens de guerre, n’étoient plus qu’une pratique qu’ils ne savoient, ni ne vouloient savoir. La pratique de juger par pairs devint moins en usage  ; celle de juger par baillis s’étendit. Les baillis ne jugeoient pas  : ils faisoient l’instruction, et prononçoient le jugement des prud’hommes ; mais les prud’hommes n’étant plus en état de juger, les baillis jugèrent eux-mêmes.

Cela se fit d’autant plus aisément qu’on avoit devant les yeux la pratique des juges d’église : le droit canonique et le nouveau droit civil concoururent également à abolir les pairs.

Ainsi se perdit l’usage, constamment observé dans la monarchie, qu’un juge ne jugeoit jamais seul, comme on le voit par les lois saliques, les capitulaires, et par les premiers écrivains de pratique de la troisième race. L’abus contraire, qui n’a lieu que dans les justices locales, a été modéré, et en quelque façon corrigé, par l’introduction en plusieurs lieux d’un lieutenant du juge, que celui-ci consulte, et qui représente les anciens prud’hommes ; par l’obligation où est le juge de prendre deux gradués dans les cas qui peuvent mériter une peine afflictive ; et enfin il est devenu nul par l’extrême facilité des appels.

Chapitre XLIII.

Continuation du même sujet


Ainsi ce ne fut point une loi qui défendit aux seigneurs de tenir eux-mêmes leur cour ; ce ne fut point une loi qui abolit les fonctions que leurs pairs y avoient ; il n’y eut point de loi qui ordonnât de créer des baillis ; ce ne fut point par une loi qu’ils eurent le droit de juger. Tout cela se fit peu à peu, et par la force de la chose. La connaissance du droit romain, des arrêts des cours, des corps de coutumes nouvellement écrites, demandoit une étude dont les nobles et le peuple sans lettres n’étoient point capables.

La seule ordonnance que nous ayons sur cette matière, est celle qui obligea les seigneurs de choisir leurs baillis dans l’ordre des laïques. C’est mal à propos qu’on l’a regardée comme la loi de leur création ; mais elle ne dit que ce qu’elle dit. De plus, elle fixe ce qu’elle prescrit par les raisons qu’elle en donne : « C’est afin, est-il dit, que les baillis puissent être punis de leurs prévarications, qu’il faut qu’ils soient pris dans l’ordre des laïques. » On sait les privilèges des ecclésiastiques dans ces temps-là.

Il ne faut pas croire que les droits dont les seigneurs jouissoient autrefois, et dont ils ne jouissent plus aujourd’hui, leur oient été ôtés comme des usurpations : plusieurs de ces droits ont été perdus par négligence ; et d’autres ont été abandonnés, parce que divers changements s’étant introduits dans le cours de plusieurs siècles, ils ne pouvoient subsister avec ces changements.

Chapitre XLIV.

De la preuve par témoins


Les juges, qui n’avoient d’autres règles que les usages, s’en enquéroient ordinairement par témoins, dans chaque question qui se présentoit.

Le combat judiciaire devenant moins en usage, on fit les enquêtes par écrit. Mais une preuve vocale mise par écrit n’est jamais qu’une preuve vocale ; cela ne faisoit qu’augmenter les frais de la procédure. On fit des règlements qui rendirent la plupart de ces enquêtes inutiles  ; on établit des registres publics, dans lesquels la plupart des faits se trouvoient prouvés : la noblesse, l’âge, la légitimité, le mariage. L’écriture est un témoin qui est difficilement corrompu. On fit rédiger par écrit les coutumes. Tout cela étoit bien raisonnable : il est plus aisé d’aller chercher dans les registres de baptême si Pierre est fils de Paul, que d’aller prouver ce fait par une longue enquête. Quand, dans un pays, il y a un très grand nombre d’usages, il est plus aisé de les écrire tous dans un code que d’obliger les particuliers à prouver chaque usage. Enfin, on fit la fameuse ordonnance qui défendit de recevoir la preuve par témoins pour une dette au-dessus de cent livres, à moins qu’il n’y eût un commencement de preuve par écrit.

Chapitre XLV.

Des coutumes de France


La France étoit régie, comme j’ai dit, par des coutumes non écrites ; et les usages particuliers de chaque seigneurie formoient le droit civil. Chaque seigneurie avoit son droit civil, comme le dit Beaumanoir  ; et un droit si particulier, que cet auteur, qu’on doit regarder comme la lumière de ce temps-là, et une grande lumière, dit qu’il ne croit pas que dans tout le royaume il y eût deux seigneuries qui fussent gouvernées de tout point par la même loi.

Cette prodigieuse diversité avoit une première origine, et elle en avoit une seconde. Pour la première, on peut se souvenir de ce que j’ai dit ci-dessus au chapitre des coutumes locales  ; et, quant à la seconde, on la trouve dans les divers événements des combats judiciaires ; des cas continuellement fortuits devant introduire naturellement de nouveaux usages.

Ces coutumes-là étoient conservées dans la mémoire des vieillards ; mais il se forma peu à peu des lois ou des coutumes écrites.

1˚ Dans le commencement de la troisième race, les rois donnèrent des chartres particulières, et en donnèrent même de générales, de la manière dont je l’ai expliqué ci-dessus : tels sont les établissements de Philippe Auguste, et ceux que fit saint Louis. De même, les grands vassaux, de concert avec les seigneurs qui tenoient d’eux, donnèrent, dans les assises de leurs duchés ou comtés, de certaines chartres ou établissements, selon les circonstances : telles furent l’assise de Geoffroi, comte de Bretagne, sur le partage des nobles ; les coutumes de Normandie, accordées par le duc Raoul ; les coutumes de Champagne, données par le roi Thibaut, les lois de Simon, comte de Montfort, et autres. Cela produisit quelques lois écrites, et même plus générales que celles que l’on avoit.

2˚ Dans le commencement de la troisième race, presque tout le bas peuple étoit serf. Plusieurs raisons obligèrent les rois et les seigneurs de les affranchir.

Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, leur donnèrent des biens ; il fallut leur donner des lois civiles pour régler la disposition de ces biens. Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, se privèrent de leurs biens ; il fallut donc régler les droits que les seigneurs se réservoient pour l’équivalent de leur bien. L’une et l’autre de ces choses furent réglées par les chartres d’affranchissement ; ces chartres formèrent une partie de nos coutumes, et cette partie se trouva rédigée par écrit.

3˚ Sous le règne de saint Louis et les suivants, des praticiens habiles, tels que Desfontaines, Beaumanoir, et autres, rédigèrent par écrit les coutumes de leurs bailliages. Leur objet étoit plutôt de donner une pratique judiciaire, que les usages de leur temps sur la disposition des biens. Mais tout s’y trouve ; et, quoique ces auteurs particuliers n’eussent d’autorité que par la vérité et la publicité des choses qu’ils disoient, on ne peut douter qu’elles n’oient beaucoup servi à la renaissance de notre droit français. Tel étoit, dans ces temps-là, notre droit coutumier écrit.

Voici la grande époque. Charles VII et ses successeurs firent rédiger par écrit, dans tout le royaume, les diverses coutumes locales, et prescrivirent des formalités qui devoient être observées à leur rédaction. Or, comme cette rédaction se fit par provinces, et que, de chaque seigneurie, on venoit déposer dans l’assemblée générale de la province les usages écrits ou non écrits de chaque lieu, on chercha à rendre les coutumes plus générales, autant que cela se put faire sans blesser les intérêts des particuliers qui furent réservés. Ainsi nos coutumes prirent trois caractères : elles furent écrites, elles furent plus générales, elles reçurent le sceau de l’autorité royale.

Plusieurs de ces coutumes ayant été de nouveau rédigées, on y fit plusieurs changements, soit en ôtant tout ce qui ne pouvoit compatir avec la jurisprudence actuelle, soit en ajoutant plusieurs choses tirées de cette jurisprudence.

Quoique le droit coutumier soit regardé parmi nous comme contenant une espèce d’opposition avec le droit romain, de sorte que ces deux droits divisent les territoires, il est pourtant vrai que plusieurs dispositions du droit romain sont entrées dans nos coutumes, surtout lorsqu’on en fit de nouvelles rédactions, dans des temps qui ne sont pas fort éloignés des nôtres, où ce droit étoit l’objet des connaissances de tous ceux qui se destinoient aux emplois civils ; dans des temps où l’on ne faisoit pas gloire d’ignorer ce que l’on doit savoir, et de savoir ce que l’on doit ignorer ; où la facilité de l’esprit servoit plus à apprendre sa profession qu’à la faire ; et où les amusements continuels n’étoient pas même l’attribut des femmes.

Il auroit fallu que je m’étendisse davantage à la fin de ce livre ; et qu’entrant dans de plus grands détails, j’eusse suivi tous les changements insensibles qui, depuis l’ouverture des appels, ont formé le grand corps de notre jurisprudence française. Mais j’aurais mis un grand ouvrage dans un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Égypte, jeta un coup d’œil sur les Pyramides, et s’en retourna.


  1. Voyez le prologue de la loi salique. M. de Leibnitz dit, dans son traité de l’origine des Francs, que cette loi fut faite avant le regne de Clovis : mais elle ne put l’être avant que les Francs fussent sortis de la Germanie : ils n’entendoient pas pour lors la langue Lat.
  2. Voyez Grégoire de Tours.
  3. Voyez le prologue de la loi des Bavarois, & celui de la loi salique.
  4. Ibid.
  5. Lex Angliorum Werinorum, hoc est, Thuringorum.
  6. Voyez le prologue de la loi des Bavarois.
  7. On en trouve seulement quelques-unes dans le décret de Childebert.
  8. Voyez le prologue du code des Bourguignons, & le code même ; sur-tout le tit. 12, §. 5 ; & le tit. 38. Voyez aussi Gregoire de Tours, liv. II, chapire xxxiii ; & le code des Wisigoths.
  9. Voyez, ci-dessous, le chap. iii.
  10. Voyez le chap. ii. %. 8 & 9 ; & le chap. iv, §. 2 & 7.
  11. De bello Gallico, liv. VI.
  12. Liv. I, form. 8.
  13. Chap. xxxi.
  14. Celui de Clotaire, de l’an 560, dans l’édition des capitulaires de Baluze, tome I, art. 4 ; ibid. in fine.
  15. Capitulaires ajoutés à la loi des Lombards, liv. I, tit. 25, chap. lxxi ; liv. II, tit. 41, chap. vii ; & tit. 56, chap. i & ii.
  16. Ibid. liv. II, tit. 5.
  17. Ibid. liv. II, tit. 7, chap. i.
  18. Ibid. chap. ii.
  19. Ibid. liv. II, tit. 35, chap. ii.
  20. Dans la loi des Lombards, liv. II, tit. 57.
  21. Au chap. i de ce livre.