Arômes du terroir/Texte entier

Imprimerie Beauregard (p. Couv-75).

JULES TREMBLAY

Arômes du Terroir

(Exemplaire numéroté)


OTTAWA
IMPRIMERIE BEAUREGARD
1918


Droits réservés par Jules Tremblay
Mars 1918




Du même auteur


1911 - Des mots, des vers ; Montréal, Beauchemin.

1913 - Le français en Ontario ; Montréal, Arthur Nault.

1913 - Une opinion sur la littérature canadienne française ; Ottawa, Beauregard.

1915 - La sépulture d’Etienne Brûlé ; Ottawa, Société Royale du Canada.

1917 - Du Crépuscule aux Aubes ; Ottawa, Beauregard.

1917 - Les Ferments ; Ottawa, Beauregard.

JULES TREMBLAY

Arômes du Terroir

(Exemplaire numéroté)


OTTAWA
IMPRIMERIE BEAUREGARD
1918

Tirage à part de deux cents exemplaires numérotés
et paraphés par l’auteur.


No 143


Retenu par M ...............

À TITRE DE PRÉFACE



Mon cher lecteur,


En toute saison ma lyre s’amuse. Elle chante à son gré. Si la romance qu’elle jette au plein air ne t’est pas inconnue, c’est la faute de notre planète, trop vieille, et de trop longtemps peuplée. Dire du neuf n’est guère possible, quand tout le monde écrit depuis une quarantaine de siècles. Seulement, je tiens ceci pour principe : les idées germent dans les cerveaux faits pour les concevoir, et leur destinée est d’être exprimées selon le tempérament de leur générateur, du moins si elles sont honnêtes. Je ne vois pas pourquoi l’on se tairait parce que tout a été dit. Homère répétait ses prédécesseurs ; ses successeurs l’ont pillé. La vie est une imitation constante, plus ou moins longue, plus ou moins heureuse. « Ma fonction est d’être blanc, » s’écrie Pierrot, et il ne croit pas criminel d’imiter la neige, soit-elle de l’Himalaya ou simplement de nos Rocheuses. Ce n’est pas là un grand mérite, diras-tu. Peu importe, si telle est la fonction de Pierrot. Ainsi, comme des milliers d’autres depuis 1763, je crois utile de maintenir et de propager la langue française, la nôtre, au Canada. Je la perpétue et je la répands selon mes moyens, par le livre. Que tous fassent autant dans leur sphère propre, et il n’y aura pas lieu, de craindre l’influence mauvaise des règlements xvii présents et futurs.

Mes « Aromes du Terroir » débutent par une ballade au langage ancestral, sans pour cela m’obliger à célébrer dans chaque vers le parler qui nous vint de France. Cependant, deux pièces exceptées, ma plaquette chante l’idée française. La « Lyre Villageoise » contient des choses vues et vécues dans un hameau des Cantons de l’Est, mais un hameau bien français. Ce sont là des souvenirs de trente ans — le ruisseau est vide aujourd’hui, les rives du lac sont déboisées, il n’est plus temps de confier au serpent l’accompagnement du chant d’église, et enfin la ceinture fléchée de nos pères, joyau d’art domestique dont le secret s’est perdu, se voit surtout dans les musées. Mais où sont les neiges !… Les « Vannages » forment un mélange. Si tu es puriste, ô lecteur ! ne me blâme pas sévèrement d’avoir publié « Chauvinisme, » une galéjade rimée, car ces huitains au rire vantard signifient : « Ma patrie à moi, c’est le Canada, et la patrie est toujours plus belle que le pays voisin ! » N’ai-je pas droit de le dire, même en riant ? N’ai-je pas droit aussi de combattre l’exode des campagnes vers la Ville ? D’autres ont traité ce sujet, je le sais, mais j’ai ma façon à moi de le comprendre et de le traiter.

Je n’aime pas rester coi. Je sais peut-être trop bien quels rejetons l’Oisiveté produit. Puis le besoin de parler est inné chez nous, Français par l’origine, et si des embrumés insulaires nous reprochent nos bavardages, ils ignorent que l’abondance de parole est un signe de la franchise gauloise. Juge alors à quel point le besoin d’écrire est endémique dans l’ambiance d’un ancien journaliste. Je pourrais reprendre l’encrier de fiel et asperger quelqu’une de nos riches floraisons d’abus, mais cela ne changerait rien à l’ordre des choses, et j’en serais pour mes frais de fatigue et de bile. J’écris donc, mais en vers. Je chante au lieu de crier — j’ai du moins le souci de le tenter. Si mon effort est vain, la Prosodie ne s’en porte pas plus mal.

L’inspiration ne se commande pas. Parfois ma lyre s’éloigne du Terroir, mais je ne la querelle pas et ne la force pas à revenir au clocher, dans le guéret ou bien à la charrue, car alors la tâche imposée la rendrait revêche et assombrirait sa beauté de déesse. Libre dans les nuages ou dans les bois, dans les germes du sol ou dans les moissons, elle va où elle veut. Je tâche de la suivre. S’il faut de l’émotion absolument vraie, jusqu’aux larmes, pour l’atteindre, je puis dire sans rougir que j’ai failli la toucher en écrivant la double ballade dédiée au maréchal Joffre. Tous les Canadiens de sang français le comprendront. Cette ballade appartient aux Aromes du Terroir, parce qu’elle est un hommage de la France d’Amérique au sauveur de la France d’Europe, héros entré vivant dans la légende sacrée.

Puisses-tu trouver dans mes vers un souvenir des heures oubliées, et recueillir, assis au coin de ton feu, « réconfort et soulas. » Puisses-tu me pardonner beaucoup, parce que j’aime beaucoup ma province natale, Québec, malgré les dénigreurs, et peut-être bien à cause d’eux.

JULES TREMBLAY.

STROPHES LIMINAIRES



BALLADE À NOTRE LANGUE


Pour te chanter, ô Muse des Bois-francs,
Avec la foi des naïves images,
Je cueillerai dans la Geste des Francs
Le feuillet d’or où les poètes mages
À la plus belle apportent leurs hommages.
Une bergère au front miraculeux
A retrouvé la grâce souveraine,
Dans un jardin de la vieille Lorraine,
Et son martyre a crié vers les Cieux :
Langue française, entre toutes sois Reine !



Comme jadis une vierge au cœur franc,
Tu vois, ô Muse, en France grand dommage,
Et tu sens battre une guerre en son flanc.
Anéantis dans l’affreux écimage,
Ses bois n’ont plus ni parfum ni ramage.
Donne soutien aux armes de ses preux,
Afin qu’un jour la rage souterraine
N’atteigne pas la Ville riveraine
Et laisse en paix dire aux peuples heureux :
Langue française, entre toutes sois Reine !


Réveille-nous de nos rêves souffrants,
Nés dans les deuils qui frappent les fermages.
Ils survivront, les fils que tu nous prends !
Comme un reflet de l’étoile des Mages,
Leur souvenir jaillira des chaumages
Avec l’éclat du Verbe généreux,
Qui donne au Monde une beauté sereine,
En répandant sur la sanglante arène
L’adieu touchant des soldats glorieux :
Langue française, entre toutes sois Reine !


ENVOI


Gloire à toi, Muse ! Au fond des bois ombreux,
Comme un feuillage issu de forte graine
Que rien ne brise et que rien ne refrène,
Monte toujours ton chant victorieux :
Langue française, entre toutes sois Reine !


I

LA LYRE VILLAGEOISE


Le ruisseau


Ce n’était qu’un ruisseau paisible et sans orgueil.
Une source muette en fit naître les ondes,
Sans livrer le secret de ses fraîcheurs profondes
Au bois mystérieux qui lui donnait accueil.

D’où venait-il ? l’azur, seul, savait son histoire.
À travers le fouillis des galets trébuchants,
L’humble ruisseau coulait pour féconder les champs,
Sans se parer des bruits qui proclament la gloire.


Les saints du Paradis l’avaient abandonné
Au sort des mortes eaux qu’un venin désanime,
Et son cours sinueux demeurait anonyme,
Comme un héros obscur à l’oubli destiné.

Mais, quand même, il voulut donner à sa Patrie
Un peu plus que son âme en un suprême effort,
Et sapant une brèche à travers le bois mort,
Fit tourner en tombant l’aube d’une scierie.

Il dévala par bonds au delà du seuil noir,
Et franchit en courant le déversoir rapide,
Afin d’aller porter son breuvage sapide
Aux troupeaux altérés qui meuglaient dans le soir.

Il cacha dans le sol un peu de sa richesse,
Et, goutte à goutte, mit sa vertu dans les puits,
Afin que le semeur écrasé devant l’huis
Pût tromper la fatigue en buvant la caresse.

Il se précipita sur le val enflammé,
Et jeta son écume au fort de l’incendie,
Pour qu’un enfant n’eût pas le geste qui mendie
Et l’accent douloureux d’un regard affamé.


Poursuivant son chemin dans l’aride platière
Où le sable et la roche étouffaient les ferments,
Il posa son limon sur les affleurements,
Pour réveiller la vie au sein de la matière.

Ayant rempli sa tâche et fini son parcours,
Il disparut au confluent d’une rivière ;
Mais c’est elle qui prit l’allure haute et fière
Pour lui voler le prix de son œuvre d’amour.

Janvier 1918.

Le lac


Simple goutte d’azur tombée au sein des fleurs,
Le lac arrondissait l’orbe de son rivage
Autour du frais taillis de son bosquet sauvage,
Où venaient pérorer tous les oiseaux hâbleurs.

Le granit se perdait sous les roses rustiques.
Une zone viride et vive de bluet
Marquait le rendez-vous où la flore affluait,
Pour chanter en parfums ses sublimes cantiques.


Véronèse aurait peint dans ses fonds lumineux
Le vert ensoleillé qui dominait la plaine ;
Diaz eût reconnu la claire marjolaine
Dans la montée abrupte aux talus floconneux.

C’est là que se vidait aux heures libertaires
L’école du village, oublieuse des lois,
L’écho s’embellissait de francs rires gaulois
Au scandale émouvant des voix autoritaires.

Les eaux, profondément, recelaient la vigueur
Des corps souples et sains nageant en contrebande,
Et puisant en baignade une grasse prébende
De gaîté, pour tromper d’imminentes rigueurs.

Des lutins habitaient les cavernes lacustres,
Attentifs à punir les grèves d’écoliers,
Et nouaient et tordaient en humides colliers
Les maigres oripeaux des bruyants petits rustres.

Ah ! le bon lac ! Il aimait trop les doux enfants
Pour tuer leur sourire, et jamais ses naïades
N’avaient, sous le filet des lâches embuscades,
Fermé de petits yeux dans les joncs étouffants.


Les rêves du jeune âge et les songes de fées
Voyaient entre deux eaux les ondines s’enfuir,
Les lutins s’effacer, les follets enfouir
Dans les antres tout noirs leurs macabres trophées.

Pauvre lac aujourd’hui dépouillé d’horizons,
Comme les cœurs flétris tu demeures sans joie !
Ta grève de rochers tristement se déploie
Autour d’une eau stagnante où grouillent des poisons.

La ville a mis sur toi la lourdeur d’un suaire,
Où tes oiseaux parlaient la langue du vrai Dieu.
Et la Mode a chassé dans un poignant adieu
Les desservants ailés de ton doux sanctuaire.

Janvier 1918.

La vieille église


Au sommet le plus haut, elle est dans la clarté.
Son clocher monte droit vers le ciel qui l’attire.
Symbole de l’Amour et de la Foi martyre,
La Croix se tient debout devant l’Éternité.

La campagne voulut élever sa prière
Avec l’ascension des neumes du plain-chant,
Et dressa sur les murs l’humble pierre des champs,
Pour témoigner à Dieu la croyance ouvrière.


La nef est embrumée, et l’odeur se répand
Des vœux que tout le jour laissent monter les cierges
Pieusement brûlés par les sereines vierges,
Dont le cantique pur ennoblit le serpent.

Dans les bancs noirs, rangés en scrupuleuse ligne,
L’usure du prie-dieu parle de piété
Plus que les paroissiens aux feuillets tachetés,
Où sont les oraisons que l’image souligne.

La Table-Sainte creuse, aux endroits où les vieux
Sont venus en pleurant prendre le viatique,
Pour tromper leur faiblesse en un repas mystique
Et gravir sans terreur la route des adieux.

Et les surplis froncés cachant la soutanelle
Portent le souvenir des générations
Qui font la force et la grandeur des nations,
En conservant la foi des choses éternelles.

Le vieux curé n’est plus, qui pour les miséreux
Saintement dépouillait les jeûnes de sa table.
En songeant qu’un Enfant naquit dans une étable
Pour que les dénûments fussent moins rigoureux.


Le Temple survivra dans sa vieillesse auguste
À tous ceux que la mort atteindra de sa main,
Car, dans l’âme, la foi n’a pas de lendemain
Et marque de son sceau l’éternité du Juste.

Janvier 1918.

La ceinture fléchée


Au bruit du vieux rouet, Jeanne rêvait d’amour.
Elle rêvait seulette et pleurait dans son âme.
Jeannot avait juré de la prendre pour femme,
Mais l’ingrat s’enfuyait loin d’elle tout le jour.

Or, Jeannette pleurait d’attendre dans le rêve.
Afin de s’attacher un trop volage ami,
Attendit qu’au hameau chacun fût endormi,
Et pria la Madone en sa peine griève :


— « Ô Mère, donnez-moi quelque gage inconnu
Qui rappelle à mon Jean ses troublantes promesses ;
Je vous ferai chanter une ou deux grandes-messes,
Si demain l’infidèle est enfin revenu ! »

Alors, une auréole épandit dans la chambre
Une ardente lumière, et Jeannette trouva,
Sur le métier muet qu’une larme entrava,
Tous les trésors du bleu, du carmin, et de l’ambre.

Le soleil lui donna son prisme fulgurant,
Les frais pigments du sol remplirent leur palette ;
Puis, une bonne fée apporta la cueillette
Des chères fleurs des bois, qu’elle prit en courant.

La Vierge offrit son voile au tissu de nuage,
Et l’Agneau du Bon Dieu sa légère toison ;
Un thomise évida son fil en floraison,
Pendant que des vapeurs y pendaient un mirage.

Le rouet de lui-même entonna son ronron ;
Le métier bourdonna, comme aux heures anciennes,
Le chant obscur et doux des voix laurentiennes.
Et la fine poussière irisa les torons.


L’écheveau s’anima, précipita la roue,
Brûla les doigts de Jeanne et poussa le fuseau ;
Et le fil, bigarrant les mailles du réseau,
Sema les contours purs dans l’ordonnance floue.

La mèche s’allongea comme un flot des couleurs,
Et les pleurs de Jeannette, en perles de rosée,
Firent des ronds vermeils sur la laine croisée,
Gemmes opalescents qui buvaient les douleurs.

Pour consoler une âme, ô lice empanachée,
Tu fis naître un chef-d’œuvre inimitable ailleurs,
Car le Rêve et l’Amour furent les émailleurs
Qui mirent à leur feu la Ceinture Fléchée !

La trame éblouissante illumina la nuit,
Et Jeannot, tout ému de la lueur étrange,
Vit dans l’apothéose une flamme de frange
Nimbant le front aimé qui se penchait vers lui.

Son désir inconstant rentra par la fenêtre,
Et le tendre baiser qui fleura les cils d’or,
Comme un philtre divin, s’épanouit encor
Au front des fiancés dont l’âme vient de naître.


Car Jeannette et Jeannot vivent dans tous les cœurs,
Et la chaîne qu’au Ciel une vierge a ravie,
Retient l’homme à genoux durant toute la vie
Près des anges courbés sur les berceaux vainqueurs.

Muse des temps heureux, tu restes sans gardienne !
On commence toujours sans jamais achever.
La ceinture d’antan, qui nous porte à rêver
Des paisibles vertus de l’âme canadienne.

Mais cette âme, aujourd’hui, méprise le vieux temps
Où Jeannette priait naïvement la Vierge ;
Un remous étranger lentement la submerge,
Et rit des saintes fleurs qui doraient nos printemps.

La Ceinture Fléchée a fui notre demeure,
Avec l’illusion qui berçait nos mamans.
Souvenirs disparus des ancêtres aimants,
Vous préparez le glas de notre dernière heure !

Janvier 1918.

Moue printanière


La dernière neige nous glace
Après le faux soleil de l’Ours.
L’hiver en tapinois relace
L’hermine sur le vert velours.

L’herbe s’était remise à croître
Dans l’aire humide du terreau,
Et le bourgeon poussait son goître
Au nez du monde passereau.


Pendant au moins une semaine,
Le sol, sous la chaleur molli,
Avait repris son rire amène
Depuis novembre démoli.

Étourneaux, geais, merles et grives,
Venus avec leurs violons,
Symphonisaient sur les solives
Qui font niche dans les moellons.

La libellule damoiselle,
Reprenant son air sauvageon,
Du ramier condamnait le zèle
À battre l’aile de pigeon.

Arrivant en bruit de rafale,
Toute la famille Moineau
Dans l’humus se gorgeait la fale,
Qui rondoyait comme un tonneau.

Ça et là de jeunes boutures,
Craintives de voir l’astre en feu,
Se terraient le long des clôtures
En attendant le couvre-feu.


Acharnés autour d’une mare,
Un essaim de grouillants marmots
Que l’éclaboussement chamarre,
Faisaient de la houe et des mots.

Des croassements de corneille
Rauquaient dans le limpide azur,
Pendant que les nids en corbeille
Se moquaient d’elle, sur le mur.

Puis on vit Jean et sa Jeannette
Qui se regardaient sans parler,
Lui rougissant, elle inquiète,
Et craignant de capituler.

Toute la vie allait renaître !
Lorsque venu d’En-Haut, tout noir,
Apparut le norroi, ce traître,
Entraînant son gel et son soir.

Et l’herbe tut toute glacée,
Le bourgeon mourut de douleur,
La terre eut sa robe froissée
Et les oiseaux eurent souleur.

Les nids turent leurs mélodies,
Voyant sous le ciel inclément
Des perspectives enlaidies
Surgir à fond de firmament.

Jeannette et Jean, le cœur en peine,
S’enfuirent du bois parfumé,
Pour couvrir d’un gilet de laine
Leurs cœurs transis d’avoir aimé.

Profitons bien des heures brèves
Qui se réchauffent de soleil,
De baisers, de serments, de rêves,
Dans un merveilleux appareil.

La bourrasque monte trop vite
Sur nos ébauches de bonheur,
Et nos illusions en fuite
Ne laissent que du vide au cœur !

Avril 1916.


II

VANNAGES


Sparks Street


La foule des badauds passe, le regard terne.
Toujours la même rue où le flegme lanterne,
S’étire, et se déroule autour des mêmes points,
Dans un ondulement de hanches et de poings !
On dirait un ruban taché d’ocres en poudre,
De céruse épandu qu’on oublia de moudre,
De cobalt et de vermillon mêlés de noir.
Sur le gris du pavé, le long ruban fait voir

Ses ressauts éclatants qui vont en sens inverse.
À tous les carrefours un autre flot déverse
D’autres badauds en queue au sein du flottement.
C’est là que la Misère en toilette qui ment
Vient cacher les douleurs et la faim qu’elle endure.
Les rires se font brefs, et la parole est dure.
Les gestes préparés s’envolent à foison
Vers les beautés d’antan qui teignent leur toison.
Bonjours précis et secs sortis des voix cassantes,
Arrêts devant la montre, œillades aux passantes,
Tout est étudié, tout est convention.
C’est l’heure où les bureaux font leur procession
Sur le trottoir usé qui double la grand’rue.
Bureaucrates courbés à la mine bourrue,
Petites dactylos revenant au foyer
En quête d’un faux oncle apte à les giboyer.
Ronds-de-cuirs élagant les dettes ambulantes,
Tous ont des voluptés inquiètes et lentes.
Le parasite cherche un pactole amical
Qui le tienne à l’abri du créancier chacal.
Fillettes et guenons prennent des airs de reines,
Dans leurs corsets guindés qui leur servent de rênes.
Les séniles vieillards courent les cotillons,
En l’ajustant leurs fracs par gestes tâtillons ;

Les yeux blancs de désir et la charpente frêle,
Ils suivent ardemment la glu des formes grêles.
Tous paraissent lassés et bayent sans repos,
En saluant des inconnus à tout propos,
Pour se rendre importants, et concentrer l’envie
Des autres qui, comme eux, mènent la même vie.
Puis s’en va la cohue, après cinq ou six tours,
Pour revenir demain, après, et puis toujours,
Comme les papillons viennent à la lanterne.
La foule des badauds passe, le regard terne.

Juin 1916.

Moineau franc


Évidemment pour honorer la France la province d’Ontario limite à une heure par jour « l’usage » du français dans les écoles anciennes, et l’interdit dans les écoles nouvelles.
De par le Règlement XVII


Moineau, pour chanter
Le cœur plus à l’aise
Ta chanson française,
Fais réglementer
Bémol et dièze.

Car si Toronto
L’entend plus qu’une heure,
Il se peut qu’il meure
De ton concerto
En gamme majeure.


Si, malgré l’édit,
Tu franchis la zone,
Toute face jaune,
Depuis l’interdit,
S’allonge d’une aune.

Un cadi crochu,
Belle âme d’ilote
Que Berlin pilote,
T’adjuge fichu
Dans ta voix biglotte.

Mais tu ris des lois
Et chantes sans elles,
Car les méchants zèles,
Pas plus que les rois,
Ne feraient tes ailes.

14 juillet 1917.

Chauvinisme


Pourquoi chercher dans le Vieux-Monde
Des trésors de prime beauté,
Quand notre jeune sol s’émonde
Du trop-plein dont il est doté ?
Pour vanter leurs cimes fameuses,
Les Grecs célébrèrent l’Ida,
Faute d’avoir vu nos Rocheuses
— Nous avons mieux au Canada.


L’Europe nous parle de fleuves ?
Mais, ses fantaisistes ruisseaux
Sécheraient sous les pierres neuves
De nos plus modestes ponceaux !
Une vague d’eaux laurentiennes
Inonderait ces lits, oui-da,
Avec leurs rives anciennes
— Nous avons mieux au Canada.

Qui nous parle des Thermopyles
Et de leur fabuleux assaut ?
Dans les fastes que tu compiles,
Histoire, burine : « Long-Sault ! »
Si, parmi les guerrières chères,
Les Germains eurent Velléda,
Sachons qu’en passant à Verchères,
Nous avons mieux au Canada.

Cherchez dans toutes les patries,
Vous ne verrez rien d’aussi grand
Que la splendeur de nos prairies,
Où le terroir, sans cesse, rend
Les soins qu’on lui donne, en largesses.
Au Midi, ce serait dada
Que faire valoir ces richesses
— Nous avons mieux au Canada.


Au pays qui produit la vigne,
Vous ignorez le « caribou » ;
Et pour vos pêcheurs à la ligne
Notre gougeon serait tabou :
Un poisson blanc du Saint-Maurice
Nourrirait dix ans le Borda.
(Sans que cette gloire périsse,
Nous avons mieux au Canada.)

Jadis, l’Espagne eut caravelles,
Nefs, galions et découvreurs,
Pour livrer des terres nouvelles
À l’appétit d’accapareurs,
D’alguazils et d’autres rosses.
Sans envier cette armada,
Dans le ministère des drosses,
Nous avons mieux au Canada.

Vous évoquez souvent le charme
Des belles des autres pays,
Mais les peuples, de Londres à Parme,
En resteraient tout ébahis
S’ils connaissaient cet œil de flamme
Que pour nous seuls Dieu dérida :
Même au royaume de la femme,
Nous avons mieux au Canada.


Ah ! chez nous, mère, sœur, épouse,
La femme dérobe du Ciel
Tous les divins trésors des Douze,
Et son baiser au goût de miel
Rendrait fou le plus grand stoïque
Qui sur terre vagabonda…
Même en galéjade héroïque,
Nous avons mieux au Canada.

Octobre 1913.

1661


Comme un rameau jauni qui flotte au fil de l’eau,
Silencieusement vers la traite prochaine
Les Ouendats quittent la rive otouachaine
Avec leur canotille étrange de bouleau.

Le mouvement rythmé des torses nus s’enchaîne,
Et les avirons clairs forment un long doubleau,
Qui verse dans le lac un rayonnant rouleau
D’innombrables paillons, que la brise déchaîne.


Trente jours Ils iront. Les portages ardus,
Que hantent le chablis et les rochers perdus,
Ne désarmeront pas la constance huronne.

L’itinéraire long que la forêt couronne
Cache mainte embuscade aux replis du terrain,
Mais les tribus ont foi dans le Lys souverain.

Juin 1911.

Per francos


À Monsieur Étienne Lamy, de l’Académie française.


Quand Dieu voulut rouvrir ses chemins de la terre
Aux hommes qui cherchaient le Royaume promis,
Il choisit Tolbiac. Les Germains raffermis
Repoussaient la francisque et domptaient le hastaire.

Clovis pria le Ciel. Dès lors ses ennemis
Faiblirent dans l’effroi du glorieux mystère.
Triomphateur vaincu, le Gaulois réfractaire
Devant les fonts rémois vaillamment se soumit.


Des siècles de grandeur ont répété ce geste.
Les millénaires vont, mais le miracle reste
Qui relève la Croix et resserre nos rangs.

Des berges de la Seine aux rives laurentiennes,
La même voix redit les hymnes anciennes :
Les volontés du Christ survivent par les Francs !

Juin 1912.

Au Maréchal Joffre


DOUBLE BALLADE faite pour les élèves des Capucins d’Ottawa, qui désiraient offrir leurs hommages au généralissime des armées françaises, nouvellement créé maréchal par la République (1916).


Payé serez, sans delay ny arrest :
Vous n’y perdrez, seulement que l’attente.
LA REQUÊTE.

Ou plus que Job soit en griefve souffrance …
Qui mal vouldroit au royaume de France !
CONTRE LES MEDISANS DE LA FRANCE.

Françoys Villon


Si ton pays, que le Barbare enflamme,
Tient hardiment contre l’envahisseur,
Pour châtier la violence infâme
Et consoler l’angoisse du penseur,
C’est toi qui fus son plus grand défenseur !
Reconnaissant nos fières origines
Dans l’altitude où, brave, tu chemines,
Notre vieux sang gaulois s’éveille en nous ;
Car tes Poilus font nos terres cousines
Pour protéger la France de partout !


Puisque c’est toi que l’Univers acclame
Dans les vivats qu’il accorde au vainqueur,
Entends nos vœux : ils nous viennent de l’âme
Et montent haut pour atteindre ton cœur.
Tu refoulas les hordes du Traqueur
Qui harcelait les libertés divines.
Il tombera le jour que tu devines,
L’ardent joueur dont tu tiens le va-tout ;
Car les Poilus sortent de leurs ravines
Pour protéger la France de partout !

L’Humanité prend ton nom pour dictame
Contre un César qui fut violateur.
Le Droit martyr, sur son gibet, réclame
Le glaive pur d’un régénérateur
Pour rétablir l’ordre du Créateur
Et maîtriser les guerres assassines.
Demain déjà la paix que tu dessines
Remontera toutes les croix debout ;
Car tes Poilus découvrent leurs poitrines
Pour protéger la France de partout !


Une Alliance éloquemment proclame
La foi des preux en un libérateur,
Et regardant flotter ton oriflamme
Dans l’idéale et sublime hauteur
Où plane ton génie inspirateur,
Ta race altière arrache les épines,
De son front lourd, au milieu des ruines :
Dans l’avenir la souffrance l’absout ;
Car tes Poilus balayent les fascines
Pour protéger la France de partout !

La Kultur dit : « Pas de quartier ! la femme,
L’enfant, l’aïeul, fauchés dans la douleur,
Affirmeront par la force du drame
Notre vertu, qui fait notre valeur ! »
Ô Maréchal ! il est pour toute fleur
Une bonté qui de là-haut s’incline
Sur chaque lys et sur chaque racine,
Pour mettre cesse à ce hideux bagoût ;
Car tes Poilus arment la carabine
Pour protéger la France de partout !

ENVOI

JOFFRE, tu vois, notre Muse déclame.
Elle voulait te dire le bonheur
De ces enfants qui poursuivent ta trame
Dans le couvent de nos Frères Mineurs ;
Elle s’arrête. Or le carillonneur
Prîra pour toi, quand sonneront Matines,
Disant à Dieu qu’il garde tes courtines
Et fasse fuir l’Allemand jusqu’au bout ;
Car tes Poilus saignent des chevrotines
Pour protéger la France de partout !

Décembre 1916.


III

LA MOISSON DES GUÉRETS


La Moisson des Guérets


C’est un simple village épanoui dans l’herbe.
Pour fleurir, il n’a pas les flancs d’un mont superbe,
Ni, pour se rafraîchir, la perle des embruns,
Que le soleil irise au seuil des cataractes,
Ou que la brise épand en brumes inexactes,
Sur le talus précipité des schistes bruns ;
L’air salin ne vient pas dire ses aventures,
Aux villageois lassés des terriennes toitures,
Et rêvant de pays inconnus et lointains,
Où le corps se flétrit et l’âme se referme,
Pour avoir renié les amours de la ferme,
Vers des rivages incertains.

Il n’a pas de torrents, pas de glaciers farouches,
Pour rompre les chemins sous l’essieu des barouches,
Ni, pour être célèbre, un lyrique vallon
Où vient, le front nimbé, soupirer un poète,
Qui cherche le silence et la rime inquiète,
En livrant aux zéphyrs sa tête d’Absalon ;
Son luth ne chante pas les fastes de l’Histoire,
Mais il se réjouit dans la fougue aratoire
Qui dresse, tous les ans, des moyettes de blé
Sur les chaumes tordus par le trésor des gerbes ;
Il fait sa poésie avec l’or des proverbes,
Quand le grenier vieux est rempli.

Il n’a jamais connu l’immensité des fleuves
Qui portent bruyamment les humaines épreuves,
Des paradis perdus aux enfers retrouvés ;
Mais son calme ruisseau s’égare dans la plaine,
Et pose les ferments dont sa langueur est pleine,
Sur les champs qu’il arrose et qu’il a rénovés ;
Dans son unique rue où tient tout son royaume,
Il sait tous les bonheurs que le printemps embaume,
Avec le coloris des flores sur le vert,
Des plumages sur l’aile, et des feux sur les ondes ;
Il sait tous les berceaux où sont les têtes blondes
Qui viennent consoler l’hiver.

Il n’a pas écouté les bruits ferroviaires,
Qui transpercent les monts et sautent les rivières,
Unissent les confins des vastes continents,
Et, portant le fracas de leurs locomotives
De la ville de proie aux campagnes actives,
Arrachent au labour les vœux incontinents
— Car c’est là le malheur des vanités aveugles,
Qui fuient vers la Cité quand la ferraille meugle
Sur les lisses d’acier et les cantilivers :
Elles cherchent la joie et les amours faciles
Dans les salons troublés des riches domiciles,
Dont les murs bornent l’univers.

Il ignore le temple où les femmes parées
Étalent un orgueil d’idoles adorées,
Et montrent leurs doigts blancs, fléchis par le fardeau
Lourd des gemmes sertis en bagues de platine,
En faisant remuer leurs lèvres par routine,
Pour tromper saintement l’œil terne du bedeau ;
Mais le village prie en son humble chapelle,
Et songe au Paradis, que sa croyance appelle
Et demande à genoux devant l’Enfant-Jésus,
Car les cœurs sont naïfs, et sincères les âmes,
Tant l’effroi du péché que punissent les flammes
Laisse les vains désirs confus.

Il est demeuré franc comme ses vieux érables,
Et, comme eux, ses vertus profondément durables
Refusent de plier sous l’effort des autans.
Le premier bûcheron qui dans la poudrerie
Brava l’étouffement des neiges en furie,
Pour offrir un domaine aux graves habitants ;
Celui qui, le premier, au rythme de la hache,
Ouvrit dans la forêt au frémissant panache
Une trouée à la lumière et l’horizon,
Celui-là reste grand de sa grandeur obscure,
Car il souffla la vie à la chose qui dure,
Dans les poutres de sa maison.

Ce rouge toit de pruche est comme une semence
Jetée en un moment d’héroïque démence,
Dans une solitude où les persistants noirs
Dressent leurs croix de deuil sur la blancheur des neiges,
Où la maigreur des loups fait d’avides cortèges
Aux fauves andouillers surpris à l’abreuvoir ;
Mais la neige se fond sous la lumière ardente,
Et le sombre décor, fait pour l’Enfer du Dante,
S’illumine des feux du soleil printanier :
La plante croit, la fleur embaume, et la verdure,
Brisant le froid suaire avec la terre dure,
Livre l’humus au pionnier.

La clairière grandit et pousse sa trouée
Dans la forêt que l’acier franc a secouée ;
D’autres soles, au flanc large et laborieux,
Évidant au soleil la poix du conifère,
Font naître du hameau la sereine atmosphère ;
Et la prière prend son vol mystérieux,
Monte des toits bleuis par les bûches nouvelles,
Qui prédisent dans l’âtre un essaim de javelles
Comblant la tasserie et poudrant le moulin,
Pendant que les colons ployés devant la flamme,
Dévotieusement offrent à Dieu leur âme,
Effluve du soir opalin.

La Muse des bois-francs éloquemment exhume,
Autour des ais de cèdre et des billes en grume,
Le trésor enfoui par le colon rêveur
Dans le secret des nuits et de l’effort tenace ;
Elle a vaincu des ans la cruelle menace,
Et terrassé l’oubli dans la foi du Sauveur,
Et la maison carrée, asile des ancêtres
Dardant sur l’avenir l’œil clair de ses fenêtres,
Se rouvre pleinement aux fils déracinés
Qui pleurent aujourd’hui leur mère nourricière,
Et cherchent à laver la glu populacière
Qui les retient emprisonnés.

Elle dit que le peuple oublieux se décime
En mesurant son cœur à l’axe d’un décime,
En jaugeant à poids d’or le prix de sa fierté.
Qui sombre d’égoïsme et de lâchetés mornes ;
En quittant les hameaux étagés sur les mornes.
Et délaissant les champs de sa nativité,
Pour aller mendier aux traîtrises urbaines,
La dégénérescence et les torves aubaines,
Que lui jette un faubourg en salaire brutal,
Avec les toits sans feu dans les ruelles closes,
Avec la faim, le vice et ses tuberculoses,
 Qui gémissent dans l’hôpital.

Et pourtant, le village aux émotions saintes

Donne aux cœurs plus de joie, aux âmes moins de feintes,

Pour payer les sueurs qui fécondent le sol.
L’apostolat du blé n’a pas d’indifférence
Pour la peine vouée à la bonne souffrance.
La tâche dédaignée est comme un vitriol,
Et brûle jusqu’au fond la fibre du courage,
Quand la honte du soc maudit le labourage,
Et reproche à la main une callosité
Noire comme un sillon, et comme lui profonde,
Qui porte la naissance et l’avenir du Monde
 En sa sereine austérité.


Village simple, et bon, où se lèvent les têtes
Vers Celui qui créa les blés et les poètes,
Le Dieu de tous les temps et de toutes les fois,
Qui parle avec amour aux humbles, qui l’écoutent,
En un langage clair que les fourbes redoutent,
Car il inspire au cœur plus d’actes que de lois.
C’est ce Dieu qui conserve une âme à la Patrie,
Aux heures où les deuils l’ont rudement meurtrie,
Et c’est Lui qui demande aux glèbes de combler
Les vides que la guerre a creusés dans la race,
Afin que l’avenir reconnaisse la trace
 Des forts que rien n’a pu troubler.

Le village a donné sa part à la mitraille,
Et demande sans peur à la meute qui raille
D’où venaient les héros qui reprirent Vimy,
Dans l’érèbe insensé des tortures chimiques
Qu’un monstrueux engin des clameurs dynamiques
Versait, comme un torrent sans cesse revomi
Par tous les noirs volcans qui martèlent la Terre,
Sur les enfants des bois luttant dans les cratères.
Combien ont étouffé le râle de l’échec,
Et remis l’arme au bras pour avancer quand même
En défiant debout leur épouvante blême,
 Pour la gloire du vieux Québec !


Le paysan s’acharne au viol de la Victoire,
Et son œuvre soutient la foule expiatoire
Qui pour la Liberté donne son jeune sang ;
Et ceux qui sont tombés sous l’horrible avalanche
Des obus et des gaz que la rage déclenche,
Par terre et par les airs, meurent en bénissant
Le souvenir consolateur d’un vieux village,
Pour que les fils du sol, brisant le vasselage,
Redressent sur la vie un front moins soucieux,
Pour que leurs yeux n’aient plus, sur les fermes inertes,
Le spectacle émouvant des campagnes désertes,
 Et des ruines devant eux.

Les révolutions naissent dans les campagnes.
L’idée altière fuit quand même hors des bagnes
Que les vieux préjugés imposent au labeur.
L’Ave Caesar n’est plus, qui bouscule les foules
Dans la mêlée ardente où l’humanité croule.
Les ferments qui germaient dans la chaude vapeur
S’échappent du sol noir dont ils brisent l’écorce,
Et poussent librement leur richesse et leur force
Dans l’azur et la brise où vont les vols d’oiseaux ;
L’atome qui dormait dans la féconde vase
Grandit dans les rameaux des chênes en extase,
 Et vit dans les frêles roseaux.


Il est temps que la Bêche élague la Couronne,
Et frappe sans merci la horde fanfaronne
Des courtisans improductifs et vicieux ;
L’ouvrier des blés mûrs et l’artisan des villes
Gardent libre leur cœur, si leurs mains sont serviles,
Et ne comprennent pas qu’un roi capricieux
Puisse aux hommes nier le droit sacré de vivre,
Quand la fausse grandeur de son orgueil l’enivre ;
Ils songent que la vie appartient à Dieu seul,
Et savent que le glaive aux mains des chefs d’empire
Vient des rages d’enfer et de la Haine pire,
Qui remet Jésus au linceul.

Il est temps que la Mort halte sa chevauchée,
Pour glaner les froments de la plaine fauchée.
Le travailleur a droit de s’attacher au sol,
Où sont nés ses aïeux, où grandit sa famille,
Et quiconque osera toucher une ramille,
Aux arbres de son champ, ou promener le vol
Des décrets inhumains dans la paix des chaumières,
Aura le sort affreux d’être maudit des mères,
Dont les vœux vont tout droit au cœur sanglant du Christ,
Mort pour elles, et mort pour ceux que la souffrance
A jetés à genoux dans un cri d’espérance
Vers le Fils de l’Homme proscrit.


Quand la ville mourrait, quand toutes ses usines
Effriteraient leurs murs aux sueurs assassines
Sur d’informes débris par la flamme lavés ;
Quand ses riches manoirs crouleraient en ruine
Sans rien laisser au poissement de la bruine
Qu’un peu de leur poussière embuant les pavés ;
Quand le palais-théâtre et ses lambris à fresque
Tomberait dans l’égoût qui le déborde presque ;
Quand le temple, trouant l’azur silencieux
De ses accents d’airain qui parlent dans les cloches,
Verrait dans son vaisseau la mousse sur les roches,
 Le blé pousserait vers les cieux.

Mais le village reste et règne sur le Monde,
Son sceptre est le froment que le soleil inonde,
Sa couronne est de fleurs, et son glaive est un soc,
Il donne avec la paix l’amour créé pour l’homme,
Les grandes libertés dont la joie est la somme,
Il impose à la source une assise de roc,
Et veut qu’elle lui verse, en écoulant ses perles
Dans le bois abritant les pinsons et les merles,
Sa fraîcheur pour les nids, ses ondes pour le pré ;
Il est plus près du Ciel, ayant la foi naïve,
Et ses vœux vont plus haut, lorsque la nuit pensive
 Éteint l’horizon empourpré.


Tout l’avenir tient dans la glèbe avec la vie.
La puissance du Ciel par le crime ravie,
Condamne l’homme impur à courber son front lourd
Sur le sol indocile et fait pour l’esclavage :
« Terre, tu gagneras ton pain et ton breuvage :
Le calme de tes nuits viendra du faix des jours ! »
Ô sereine pensée ! Ô paix égalitaire !
Ô sublime repos ! Tous les bruits vont se taire,
Après que la prière aura fermé les yeux
Dans le village simple où la sainte fatigue
Cache au regard ému, comme l’Enfant Prodigue,
 La Ville qui pleure vers Dieu.

TABLE DES MATIÈRES


pages

STROPHES LIMINAIRES 
 

I — LA LYRE VILLAGEOISE 
 
 21
  
 25

II — VANNAGES 
 
 43
 47
 49
  
 53
 55

III — LA MOISSON DES GUÉRETS 
 

Achevé d’imprimer
le vingt-cinq mars mil neuf cent dix-huit,
Imprimerie Beauregard,
222, Avenue Guigues, 222
Ottawa.