Arômes du terroir/La ceinture fléchée

Imprimerie Beauregard (p. 33-36).

La ceinture fléchée


Au bruit du vieux rouet, Jeanne rêvait d’amour.
Elle rêvait seulette et pleurait dans son âme.
Jeannot avait juré de la prendre pour femme,
Mais l’ingrat s’enfuyait loin d’elle tout le jour.

Or, Jeannette pleurait d’attendre dans le rêve.
Afin de s’attacher un trop volage ami,
Attendit qu’au hameau chacun fût endormi,
Et pria la Madone en sa peine griève :


— « Ô Mère, donnez-moi quelque gage inconnu
Qui rappelle à mon Jean ses troublantes promesses ;
Je vous ferai chanter une ou deux grandes-messes,
Si demain l’infidèle est enfin revenu ! »

Alors, une auréole épandit dans la chambre
Une ardente lumière, et Jeannette trouva,
Sur le métier muet qu’une larme entrava,
Tous les trésors du bleu, du carmin, et de l’ambre.

Le soleil lui donna son prisme fulgurant,
Les frais pigments du sol remplirent leur palette ;
Puis, une bonne fée apporta la cueillette
Des chères fleurs des bois, qu’elle prit en courant.

La Vierge offrit son voile au tissu de nuage,
Et l’Agneau du Bon Dieu sa légère toison ;
Un thomise évida son fil en floraison,
Pendant que des vapeurs y pendaient un mirage.

Le rouet de lui-même entonna son ronron ;
Le métier bourdonna, comme aux heures anciennes,
Le chant obscur et doux des voix laurentiennes.
Et la fine poussière irisa les torons.


L’écheveau s’anima, précipita la roue,
Brûla les doigts de Jeanne et poussa le fuseau ;
Et le fil, bigarrant les mailles du réseau,
Sema les contours purs dans l’ordonnance floue.

La mèche s’allongea comme un flot des couleurs,
Et les pleurs de Jeannette, en perles de rosée,
Firent des ronds vermeils sur la laine croisée,
Gemmes opalescents qui buvaient les douleurs.

Pour consoler une âme, ô lice empanachée,
Tu fis naître un chef-d’œuvre inimitable ailleurs,
Car le Rêve et l’Amour furent les émailleurs
Qui mirent à leur feu la Ceinture Fléchée !

La trame éblouissante illumina la nuit,
Et Jeannot, tout ému de la lueur étrange,
Vit dans l’apothéose une flamme de frange
Nimbant le front aimé qui se penchait vers lui.

Son désir inconstant rentra par la fenêtre,
Et le tendre baiser qui fleura les cils d’or,
Comme un philtre divin, s’épanouit encor
Au front des fiancés dont l’âme vient de naître.


Car Jeannette et Jeannot vivent dans tous les cœurs,
Et la chaîne qu’au Ciel une vierge a ravie,
Retient l’homme à genoux durant toute la vie
Près des anges courbés sur les berceaux vainqueurs.

Muse des temps heureux, tu restes sans gardienne !
On commence toujours sans jamais achever.
La ceinture d’antan, qui nous porte à rêver
Des paisibles vertus de l’âme canadienne.

Mais cette âme, aujourd’hui, méprise le vieux temps
Où Jeannette priait naïvement la Vierge ;
Un remous étranger lentement la submerge,
Et rit des saintes fleurs qui doraient nos printemps.

La Ceinture Fléchée a fui notre demeure,
Avec l’illusion qui berçait nos mamans.
Souvenirs disparus des ancêtres aimants,
Vous préparez le glas de notre dernière heure !

Janvier 1918.