Échalote continue/Texte entier

Louis-Michaud, Éditeur (p. 9-TdM).




À M. Joseph Ferran

qui, pour s’être amusé au récit

des premières aventures

d’ÉCHALOTE,

sera peut-être indulgent

à celles-ci.








ÉCHALOTE CONTINUE…[1]

★★★

PREMIÈRE PARTIE

I

Les Leçons mal apprises.


Quand on prend de la distinction, on n’en saurait trop prendre. Mme Victor, ex-Mominette et toujours Échalote, était résolue à ne plus se commettre dans la fréquentation de toutes les mômes Tirelire, Lolo-l’Apache et Nini-la-Moche qui avaient été les compagnes de ses années d’aventures et de tâtonnement. En cela elle sui- vait une fois de plus, non seulement les conseils de M. Plusch et ceux de M. Dutal, mais encore l’exemple d’une nouvelle amie, Mlle Friquette des Paillons, femme de joie forte en gueule mais bonne fille.

Cette Friquette des Paillons habitait le Montmartre de la cocotterie un peu calée, c’est-à-dire qu’après avoir fait ses premières armes boulevard de Clichy elle était descendue de quelques mètres vers le centre et logeait rue Notre-Dame-de-Lorette, la bien nommée.
De son entresol elle pouvait guetter le taxi qui lui amènerait la fortune ou l’amour.
De son entresol elle pouvait suivre le criminel défilé des autobus et guetter le taxi qui, selon les heures, lui amènerait la fortune ou l’amour.

Échalote l’aimait et même, volontiers, l’imitait. Elle se plaisait dans sa compagnie et se sentait grandir en sa propre estime lorsque le sénateur qui assurait le luxe de Friquette s’informait de sa santé et des affaires de son époux.

— Victor, mon bon monsieur, mais il vole à la gloire ! Le voilà qui vient de se commander un aéro sur nos économies.

Puis elle ajoutait :

— À condition qu’il ne se casse pas la trompette à sa première expérience, c’est la fortune assurée.

Chez Friquette, Échalote avait fait la connaissance d’un être femelle bizarre, une certaine Véronique Sirop, plus connue à Montmartre sous le pseudonyme de la Grande Bringue, et qui cumulait les fonctions de femme de lettres et celles d’institutrice pour demi-mondaines.

— Vous êtes veuve ? divorcée ? laissé-pour-compte ? — avait demandé Échalote à Véronique Sirop après leur présentation.

— Mettons laissé-pour-compte, — avait répondu l’institutrice.

— Pauvre vieux, va, — avait soupiré Échalote, — t’as pas su y faire.

Par contre, elle, Échalote, savait supérieurement « y faire ». On ne comptait plus ses succès, non point au concert, où sa respectabilité de femme mariée n’eût pas été à sa place, mais dans les salons de toutes ces dames de la galanterie. Le seul obstacle à son apothéose définitive était, selon M. Plusch, son ignorance crasse.

— Toi aussi, peuh, peuh, — lui préconisait-il parfois, — tu devrais prendre des leçons de la Grande Sirop. Sait-on jamais avec qui tu auras à correspondre, et, en supposant que tu séduises un jour un prince Kectumoffres, juge de ta déprédation si, pour faire la petite fille, tu lui écris papa avec trois h.

Échalote n’était pas pour le travail perdu.

— Qu’il vienne d’abord, le prince que tu dis, — rétorquait-elle judicieusement, — s’il n’a pas de l’eau de mer dans les calots, il verra si ma frimousse sans instruction ne vaut pas les tronches des Sirop avec du poil autour.

— Du poil ? du poil ?

— Bien sûr, elle est barbue comme un vieux sapeur, ta femme de lettres.

M. Plusch réfléchit un instant.

— En ce cas, — déclara-t-il, elle n’arrivera à rien.

— Et pourquoi ? — fit Échalote.

— Pourquoi, demandes-tu ? Sache donc, mignonne, et c’est là une constatation dont l’honneur revient à moi seul, sache donc que la moustache va, chez les femmes, en raison inverse de leur aptitude à la rosserie, que telle madame à la lèvre nette comme la plante de mes pieds est moins indulgente à son prochain que sa voisine à la bouche estompée d’un duvet discret. Quant à la vraie femme à barbe c’est la pâte, la bonne pâte, sévère pour elle-même, faible pour les autres et si honnête que ce serait la honte de la canaille que de ne pas profiter de sa confiance et de ses sentiments. Une femme à barbe, ma belle, peuh, peuh, c’est un peu un homme, et tu vois ce qu’un homme peut donner quand il tombe entre les griffes d’une Friquette des Paillons ou d’une Échalote.

Mme Victor s’emballa :

— Non, mais si tu crois que je vais chialer sur les girafes comme ta Sirop et les navets comme vous tous !

— Personne ne te prie de chialer ; on te demande simplement, puisque tu dois utiliser la société à ton service de petit grippe-sou, de mettre des formes à ton mépris et, vivant des navets comme tu le reconnais, de ne pas nous écraser sous le pilon de ta méchanceté.

— Suffit, — siffla Échalote, — dis à ta Bringue de se présenter chez moi. Si Victor n’y voit pas d’inconvénients, j’écouterai ses balivernes. Naturellement c’est toi qui t’entendras pour le prix.

— Je ne comptais pas sur ton goujon, — fit M. Plusch, résigné à tout, sauf à accorder son estime à l’homme qui, par la force de la loi, pouvait s’offrir Échalote à toute heure.

— En attendant, ce n’est pas ce goujon-là qui
Friquette des Paillons.
frira dans ta poêle, espèce de vieux cornichon, — riposta la subtile amoureuse.

— Heureusement pour mon urticaire. Pour le moment, rentre donc dans mon bocal, puisque cornichon je suis, j’ai deux mots à te dire sur la manière dont tu serres ton corset.

De ces entretiens et de l’autorité de Victor résulta la décision qu’Échalote compléterait son instruction non point chez elle, où le petit mari n’aimait pas être embêté, mais chez Friquette des Paillons, laquelle se déclarait enchantée de partager une corvée dont sa mémoire, exercée uniquement jusqu’ici à ne pas confondre les adresses et les rendez-vous, tirait à peu près le profit qu’une truite sauce verte eût tiré d’une conférence à la Sorbonne.

Au surplus, ces deux empanachées, l’une mariée à son ex-greluchon, l’autre entretenue par la trois cent quatrième partie du Sénat, nourrissaient le plus solide mépris pour la femme de lettres.

— Ça fait sa mousse et son crosson, — susurrait Échalote, — et c’est pas même fichu de s’embaucher dans une fabrique de macaroni pour faire les trous. Ah ! nos amants l’ont eue l’idée de derrière la boussole, pour nous faire donner des leçons de francemuche ! Comme si qu’on avait besoin d’orthographe pour leur en boucher des ouvertures à tous.

Partant de ces dispositions, on devine ce qu’était la tâche de la pauvre institutrice et la qualité des fruits de son enseignement.

Le plus souvent elle tombait en pleine manille. Plutôt que de lui passer un cahier on préférait lui demander de faire un quatrième au jeu. Sous peine de perdre sa situation elle devait s’exécuter, et ce n’était pas son plus mince dégoût que d’avoir parfois, comme associé, un de ces pommadés à voix traînarde qui se croient d’autant mieux chez eux qu’ils sont chez les autres.

Dans ces milieux l’heure de la « brème » coïncide avec celle du barbillon. La femme de ménage, en apportant le moka, n’oublie pas d’étaler Pallas et sa suite. Elle sait, pour s’être spécialisée dans le nettoyage des appartements d’amour, combien l’on est heureux, entre la grasse matinée et le harnachement des fins d’après-midi, de lézarder à son aise dans la pénombre des stores ou la tiédeur des salamandres. La bataille aux enchères terminée, on se livre au fer du coiffeur, lequel est, en général, à Montmartre, un jeune maladroit assez roublard pour s’être choisi, comme champ d’expériences, les forêts capillaires de ces dames de la Butte. Il sait, le petit merlan, qu’aucun autre quartier ne lui fournira en telle abondance les têtes à friser. Pour l’instant il prend de quinze à vingt sous pour une séance, mais quand il aura roussi toutes les tignasses de sa nombreuse clientèle, sa main sera faite, et il n’aura qu’à s’installer dans une autre région.

— Surtout, andulez-moi bien, — soupirent ses inconscientes victimes.

— Oui, princesse.

« L’andulation », ainsi qu’elles prononcent toutes, est un de leurs intenses soucis. Comment être élégantes avec des mèches en baguettes de tambour ? Et que dirait le financier, fier de la bestiole de luxe qu’est sa maîtresse, si, autour du visage mutin, ne bouillonnaient pas les vagues et les chichis ?

L’ami de cœur assiste, si ça l’amuse, aux exploits du coiffeur. Il a le droit d’y donner son avis et peut encore, tout en présentant les épingles et les peignes, discuter des événements du jour avec l’opérateur. L’opérée se laisse rôtir à la double chaleur du fer et des doctrines, puis congédie les parleurs quand approche le moment des visites sérieuses.

Mlle Sirop, stoïque, remarquait ce défilé, et le soir, dans son petit logement du haut de la Butte, tout là-bas, dans l’antique et délabré château des Brouillards, tentait d’épancher ses nausées sur du papier blanc.

Elle essayait de s’expliquer M. Plusch, cet éternel Mimile qui, trompé et content malgré tout, savourait encore son Échalote à la sauce outrageusement poivrée de l’adultère. Deux années de mariage de sa maîtresse n’avaient pas altéré une
La grande Bringue.
affection résolue à tous les partages. Convié au pique-nique qu’était le petit corps satiné et dodu de la piquante Mme Victor, il s’amusait pour son argent. Les meubles abandonnés au gigolo légitime, un petit morceau du gâteau concédé à M. Dutal, il lui restait la part du lion, autrement dit le rôle de confident, de conseilleur. Jamais Échalote ne prenait une décision sans avoir quémandé ses lumières et il lui plaisait, de son rez-de-chaussée de la rue Clémence, de diriger l’existence de sa maîtresse et celle de tous les individus qui, plus ou moins affolés par la fameuse odeur de menthe sauvage, grouillaient, tels des asticots, autour de l’ex-marchande de pommes.

La Grande Bringue voulait approfondir cette mentalité de vieux rigolo et comprendre, si possible, la confiance béate d’un Dutal, le cynisme d’un Victor et toutes les loufoqueries de ces Embêtés du Dimanche qui continuaient à épater Montmartre.

Mais à peine commençait-elle à griffonner ses souvenirs que l’orchestre du Moulin de la Galette, comme une décharge électrique, venait troubler sa pénible inspiration.

La Butte palpitait de sa fièvre nocturne et les microbes qui la peuplent gesticulaient en tous sens. Souteneurs et gigolettes se retrouvaient après les péripéties de la journée, et leur joie d’être réunis se traduisait par des cris, des sifflets, des couplets de café-concert, des trémoussements de vers de vase.

Les baies du Moulin de la Galette, ouvertes sur Paris, laissaient tonitruer et s’épandre une gaîté de forçats libérés, et c’était la revanche des dames soumises par métier à l’amour, et qui, après les heures d’esclavage, veulent hurler leur liberté.

La Grande Bringue, chaste par tempérament, s’exaspérait parfois de cet enfer près de son silence. Elle avait en elle des embryons de romans dont son cerveau ne pouvait accoucher. Elle eût souhaité écrire des idylles charmantes où des gens du monde eussent étalé leurs sentiments raffinés. Or, le cadre qu’elle s’était choisi ne répondait pas aux accessoires dont elle avait besoin pour l’évolution de ses personnages. Elle eût voulu surprendre des flirts de smokings et d’épaules nues, et elle n’enregistrait que les conversations burlesques ou obscènes de faubouriens pourris par le besoin d’argent.

Alors elle songeait que, tandis que sa virginité récalcitrante rancissait dans d’inutiles psychologies, des jambes « ayant toute honte bue » tricotaient en cadence pour la plus grande gloire de la danse, de la polissonnerie et de l’élasticité françaises.

II

Le Fakir.


La vie domestique d’Échalote n’avait pas sensiblement changé depuis que l’écharpe d’un magistrat avait légalisé ses accordailles. Nous savons comment elle employait ses journées pour le plus grand bénéfice du ménage et le repos de Victor. L’ordinaire de la maison était confortable et l’argent ne manquait pas. Cependant, Échalote n’était pas heureuse. Vivre de la prostitution est assurément une profession comme une autre, et plus appréciable, n’en doutons pas, que celle de mère gigogne. Mais il y a un hic. Le hic, c’est le béguin. Qu’est-ce que le béguin ? pourraient demander les ignorants du mécanisme des sens. Répondons vite : beaucoup moins qu’une passion, un peu moins qu’un caprice, mais quelque chose qui vous bouleverse et vous crispe et vous martyrise. En trois mots : le tord-boyaux de la gent amoureuse, le gingembre qui anime la cavale fourbue, le coup de trident qui fait rugir le fauve.

Donc, Échalote souffrait. Elle raffolait d’un fakir, et ne se fait pas aimer d’un fakir qui veut.

Elle l’avait connu à la foire de Montmartre, où il tenait boutique et, pour dix sous, prédisait aux gogos de stupéfiantes choses. Qu’avait-il annoncé à Échalote ? Elle ne s’en souvenait pas. Il lui avait pris la main pour y lire, et, tout de suite, elle s’était senti envahir par un frisson voluptueux qui lui avait mouillé les paupières et séché les lèvres. C’était la première fois qu’un tel symptôme se manifestait en elle. D’habitude, il lui fallait la patience de Victor pour le même résultat.


…Qu’elle chevauchât sur les vaches à cornes d’or ou les très gros cochons
Elle était sortie de la baraque mal remise de cette émotion, et tout le long de la fête, qu’elle chevauchât sur les vaches à cornes d’or ou les très gros cochons, qu’elle montât dans les balançoires ou glissât sur le tobogan, l’impression avait duré.

— Eh quoi ! — monologuait-elle, — il ne me manque plus maintenant que de faire comme les femmes du monde et de tomber à la renverse parce qu’on me chatouille un brin.

Le fakir, à vrai dire, ne l’avait pas chatouillée. À peine avait-il serré sa main boudinée de chanoine ; à peine avait-il, pour étudier le mont de Mars et les rascettes, promené un doigt d’ambre sur l’épiderme de la consultante.

Mais voilà : le fakir, comme beaucoup d’autres individus, avait des yeux ; seulement il y a z’yeux et z’yeux, — n’est-ce pas, Échalote ? — comme il y a fagots et fagots. Ceux du fakir étaient noirs comme le plus fin cirage, allongés en oreilles de lapin, velourés comme la patte caressante du chat, et assurément plus scintillants qu’une crotte de chien dans une lanterne. Ah ! ce regard ! Il n’avait fait qu’un tour dans les veines d’Échalote. Entré par les pupilles, il avait sautillé au cœur, puis aux doigts de pieds, et était remonté dans la paume que maintenait le séducteur. Une semaine après cette consultation, Échalote avait encore le fakir dans la main. Elle sentait ses ongles qui avaient suivi les lignes en grilles, elle conservait sa chaleur tropicale et l’empreinte de ses phalanges.

Ah ! tenir cet homme, rien qu’un moment dans ses bras de naine.

— Quand je devrais en dévisser mon billard, j’aurai ce coco-là ! — confiait-elle à Friquette des Paillons.

Il lui paraissait, en effet, que se donner à ce troublant personnage serait un peu mourir. Que ferait-il d’elle ? de son corps menu ? Était-il satyre, vampire ?

— Tout, tout, il doit être tout, — se disait-elle.

Et, pour la première fois de sa vie, elle n’avait pas peur. Qu’est le supplice sous une caresse ? Qu’est l’assassinat dans un baiser ? Sinon la réalisation du rêve impossible, le spasme béni qui vous porte au ciel et vous y laisse ?

Elle en était à ces réflexions quand Mlle Sirop se présenta chez elle.

— Eh bien, mon colon, vous l’avez, le flair, pour venir me barber avec une grammaire, en ce moment-ci ! — s’écria Échalote.

L’institutrice ayant reçu, de Friquette des Paillons, un pneumatique lui annonçant que, pour cause de « casuel supplémentaire », son élève garderait le lit, avait cru de son devoir de ne point faire subir à Mme Victor le jeûne de science dont se privait l’éclectique Friquette. Confuse, elle allait se retirer, quand Échalote lui saisit le coude :

— Au fait, restez. Vous allez peut-être me rendre un service.

— Lequel ?

— Boutez vos reins sur cette chaise et écoutez-moi : vous savez écrire une babillarde, s’pas, vous qui torchez des livres ? Alors, accouchez-en d’une pour un zèbre que j’aime.

— L’adresse de son écurie ? — questionna Véronique, qui, résignée à tout, ne demandait qu’à gagner son argent.

— Tourte, c’est pas un animal, c’est un homme en chair et en os comme vous et moi, et qui est bath comme il n’y a pas plus, et que j’ai dans la peau comme si j’en étais farcie.

— Que faut-il lui raconter ?

— Minute ! Je vais vous le souffler.

Et Échalote dicta à Mlle Sirop la lettre suivante :

« Monsieur et fakir,

« Je vous ai vu sous votre toile, il y aura demain huit jours. Vous m’avez dit mon avenir en me tenant la main, et je vous ai donné dix ronds. En échange vous m’avez rendue toquée, oui, toquée de vous. Je veux vous voir. Dites-moi <nowiki/ où. Si c’est au bi du bout du monde, j’irai tout de même. Je vous adore à en claquer.

Votre gosse que vous connaîtrez bientôt.

Échalote,
poste restante, rue Fontaine ».

— Maintenant que je comprends le sens de votre épître, on pourrait la recommencer, — proposa Mlle Sirop.

— Penses-tu, chochotte, pour que tu y mettes des bourdes. Va, ma grande bique, lorsque tu con naîtras les gonzes, tu sauras qu’on ne les attrape pas avec des histoires de brigands. Quand on veut des fioritures, on court chez toi ; quand on veut du bonheur, on vient chez moi. Tu verras si le fakir ne s’amène pas.

Deux jours plus tard il était là. Non point chez Mme Victor, mais devant la grille du château des Brouillards. Échalote, avec le prétexte d’aller prendre sa leçon chez son institutrice, lui avait donné rendez-vous chez Mlle Sirop.

Par amitié pour M. Plusch, la Grande Bringue était indignée de ce procédé.

— Non, je vous assure, ma petite, on ne fait pas de ces farces-là.

— Ta bouche, eh, pou !

— Madame Échalote, je vous prie : primo, de pas me tutoyer ; secundo, de prendre la porte ; tertio, d’aller retrouver votre individu au dehors.

Mme Victor se radoucit :

— Allons, ne vous fâchez pas, vous verrez que je ne suis pas balouffe quand on me connaît. Laissez entrer mon fakir, on ne fera pas de mal propretés chez vous, je vous en fiche mon pouce à téter. Comprenez que si j’allais le rejoindre sur le trottoir, il pourrait me prendre pour une fille.

— Vous me promettez d’être correcte ?

— Je le jure.

Et, selon son habitude, Échalote cracha à terre, puis passa vigoureusement la semelle sur son incongruité. Après quoi, ouvrant la fenêtre, elle se hâta d’agiter le signal convenu par correspondance, et qui était un petit drapeau tricolore de la dimension des étendards pour chevaux de fiacre lors des 14 Juillet.

Le fakir pénétra. C’était une sorte de grand serpent vêtu d’un complet à damiers. Bien que ses talons, nimbés de la stupide rondelle de caoutchouc, désespoir de la cordonnerie moderne, lui donnassent la marche ouatée des rats d’hôtels, il
Ce qu’il reste du château des Brouillards en 1910.
n’intimida pas Véronique. Par contre, Échalote resta pétrifiée.

Le silence et la gêne glaçaient l’atmosphère. Mlle Sirop qui, cependant, n’avait aucune aptitude pour le rôle d’entremetteuse, crut aimable d’intervenir.

— Ainsi donc, monsieur, vous êtes fakir ?

Le serpent s’inclina.

— Mon Dieu, oui, madame, pour vous servir.

— Oh ! moi, vous savez…

Elle n’osait traduire son sentiment exact, qui eût révolté Échalote. Ce fakir lui donnait l’impression d’un arracheur de dents ou d’un marchand de pâte à rasoir. Elle se demandait pourquoi une personne dessalée comme Mme Victor s’enflammait au contact d’une peau de réglisse. Le goût des femmes se limite comme l’emplacement d’un pénitencier. Tout phénomène présenté, tout flibustier à figure de lynx, tout rasta à crinière en tête de loup les subjugue et les mate. Dans Victor, Échalote n’aimait, en somme, qu’un homme du modèle courant. Comment, après tant et tant d’expériences, se laissait-elle ensorceler avec la naïveté d’une pensionnaire ou d’une vieille roumie ? Véroc nique n’y comprenait goutte. En attendant, il lui fallait entretenir la conversation.

— Après votre beau pays au soleil généreux, le nôtre doit vous paraître fade ?

Le fakir eut un sourire rectificatif.

— Hum ! hum ! pas tous les jours, — zézaya-t-il, tandis que le bout de sa chaussure jaune explorait vers le petit quarante de Mlle Sirop.

— Pardon, — s’exclama la Grande Bringue, — mais vous vous méprenez. Votre amoureuse, la voici.

Et elle désignait Échalote, toujours médusée.

— Allons, gentille madame, secouez un peu votre torpeur. Je ne sais plus que dire à monsieur et c’est votre tour de prendre la parole.

Échalote fit un effort surhumain pour retrouver sa langue. Que prononcer ? Quelles paroles lapidaires ? Quoi d’assez tapé pour en imposer à son béguin ?

— Y a-t-il longtemps que vous êtes fakir ? — bafouilla-t-elle.

— Deux ans tout au plus.

— Et avant que faisiez-vous ?

— J’étais employé aux Pompes funèbres.

— Vous dites ?

— J’ai dit.

Les avant-bras de Mme Victor et ceux de Mlle Sirop en claquèrent sur leurs cuisses. Em ployé aux Pompes funèbres, un fakir ? Non, c’était impossible, elles avaient mal entendu.

— De quel patelin êtes-vous donc ? — questionna Échalote sur un ton déjà plus ferme.

Le fakir, comme toute réponse, fredonna :

À Paris, près de Pantin,
Je naquis un beau matin
De décembre…

— Ah ! ça, est-ce que vous avez entrepris de vous payer ma cafetière ? — siffla Échalote devenue serpent à son tour.

— Plaignez-moi, jeune déesse, votre cafetière serait trop chère pour mon gniasse, mon gniasse pâteux.

— Oh ! c’est trop fort, — hurlait l’amoureuse, — mais il se moque de moi à présent ! Employé aux Pompes funèbres ! Employé aux Pompes funèbres !

— C’est très honorable, — riposta Véronique, qui eût donné gros pour détourner l’orage grondant. — Seulement, pourquoi en êtes-vous parti ?

— Si on vous le demande… Et puis, non, je vais vous le confier : je n’avais pas une âme de rond-de-cuir, moi. Penses donc, ma mère était cocotte, grande cocotte, et mon papa était triangle.

— Triangle ?

— Oui, triangle dans les cafés-concerts. Alors, s’pas, arriver tous les matins à l’heure, c’était pas mon affaire, et puis, pour comble de guigne, on m’avait mis dans le service des cercueils.

— Eh bien ça, ça ne m’étonne pas, — lança Échalote, en tapant vigoureusement des poings dans le vide. — T’as la vraie gueule de croque-mort à mettre derrière la boîte à dominos.

— Pardon, madame, je n’avais rien à voir avec les cadavres.

— Et avec l’empeigne de mes flacons, penses-tu avoir quelque chose à voir ? — tempêta Échalote, en désignant son pied brandi en signe de châtiment.

— À voir, à voir, à voir, — fredonna à nouveau le simili-fakir.

Mais Échalote vociférait :

— Qu’il sorte ! qu’il sorte ! ou je fais un malheur !

Le malheur était là, près d’elle, sous la forme d’une botte de poireaux dont la Grande Bringue pensait se régaler dans son potage du soir.

— Zut ! v’là mon rafraîchissement compromis ! — s’écria Mlle Sirop, trop tard, hélas, pour le rattraper.

Échalote, à grands coups de légumes, chassait le fakir et, dans le jardin du château des Brouillards, la rue Girardon et la descente de la Galette, ce fut la course effrénée d’un serpent en complet à damiers et d’une Échalote furibonde, l’une fouettant l’autre des vestiges échevelés d’une superbe botte de poireaux.

III

Promenade sentimentale.

Si tu veux, faisons un rêve,
Montons sur deux poulets froids.
Tu me lèves, je te lève,
Ah ! fuyons le lit de bois !

Échalote qui, grâce à la Grande Bringue, commençait à entretenir des relations avec les classiques, fredonnait cet air, tandis que M. Dutal, le cœur épanoui et l’âme aux anges, prenait, à la gare de Lyon, les billets qui les conduiraient, lui et sa maîtresse, vers la forêt de Fontainebleau, dans le village de Brolles, où le Tout-Montmartre se donne rendez-vous pour les saints, les ponts et les jours nationaux à fêter.

Mme Victor était libre durant les vingt-huit jours que le petit mari, en citoyen soumis, devait à l’État. Parti à Commercy, il n’avait point oublié de lui envoyer des madeleines sur lesquelles la pauvre chérie avait pleuré en sœur. Sans son époux, elle s’ennuyait, assurait-elle, autant qu’un rat crevé derrière un tiroir. De plus, l’appartement de l’impasse Blanche-Neige lui semblait le Sahara. Elle y avait peur, si peur qu’elle eût invité n’importe qui à y dormir près d’elle.

Et puis les nuits sont longues pour une femme qui se couche sans fatigue et n’est pas entraînée à attendre le sommeil sur ses seules réflexions.

— Oh ! ce n’est pas que je sois vicieuse, — disait-elle, — mais un camarade de lit est un objet qui m’est nécessaire tout comme une boule aux pieds quand il fait froid.

M. Plusch, guéri à jamais de la tentation de dé coucher, avait décliné une offre qui, malgré tout, l’honorait.

— Viens chez moi, c’est plus simple, peuh, peuh, et j’ai encore quelques-unes de ces chemises à concombres dans lesquelles tu te trouvais à l’aise.

— T’en as de bonnes ! — avait répliqué Échalote. — Penses-tu que je tienne à déshonorer Victor dans le quartier ? Que je ramène un ami, passe encore, mais me vois-tu rentrant le matin avec mon chignon dans la main et mon corset dans du papier ?

Cette logique ne déconcertait pas le président des Embêtés du Dimanche. Lui aussi ne tenait guère à être ridicule, et, après tous les scandales nés des débordements d’Échalote, il se souciait de garder le beau rôle en recevant ses visites sans les lui rendre.

M. Dutal s’était trouvé là pour profiter de l’aubaine. Il s’en félicitait. Toutefois, comme il n’avait rien de ces individus qui saisissent une occasion sans en lâcher les cordons de leur bourse, il avait proposé à Échalote d’aller promener son court veuvage emmi la campagne boisée et reposante.

On était en avril. L’air était tiède, les frondaisons parfumées, l’herbe des prés tentante comme un matelas frais cardé et la Seine, tout près du chemin de fer, déroulait son large ruban d’argent semé, de ci de là, de barques de pêcheurs. Pour une fois le printemps était favorable aux ébats amoureux, aux fiançailles de plein air.

Échalote, cas fréquent chez les enfants des faubourgs, ignorait la fièvre des voyages, la douceur des étapes, le repos en plein vent et l’étendue des deux. Certes, elle avait roulé sur bien des choses et sur voie ferrée plusieurs fois, mais c’était sur celle de Ceinture, et, partie de Marcadet, qu’elle allât à gauche ou à droite, elle était invariablement revenue à Marcadet.

Avec M. Plusch, qui avait, certains après-midi, l’âme tendre d’un joueur de pipeau, elle était allée jusqu’au Point-du-Jour par les bateaux-mouches. En compagnie de Victor, elle avait connu le roulis des chars à bancs, attelés à la piteuse Daumont, qui vous conduisent aux hippodromes d’Auteuil, de Vincennes et de Saint-Ouen.

Pour plaire à quelques céladons désireux de cacher leurs dernières polissonneries, elle avait accepté de déjeuner dans les guinguettes de la haute Butte où l’on mange, sous des tonnelles, des ratatouilles de cheval et des civets de chat. C’était tout.

Adhémar Dutal, prodigue tel le héros de la parabole évangélique, offrait cette fois un plaisir inédit. Il parlait de griserie sylvestre et elle pourrait prendre part à la communion exclusive aux poètes.

Tous les Viens avec moi pour fêter le printemps ; Manon, voici le soleil ; Le Printemps chante dans les buissons ; Ah ! le beau temps, Mademoise-el-le, Le Ciel a son habit d’été, Voulez-vous accepter ma be-el-le, Un Joli p’tit lapin sauté ? tous les chefs-d’œuvre de la romance, tous les refrains qui, depuis tant d’années, entraînent les grisettes à l’amour et à l’infanticide, se déroulaient mélodiquement de sa mémoire dans son gosier.

Quant à Adhémar, il vivait, dans le cahotement du wagon, ses plus suaves minutes. Son Échalote était près de lui, calée par la hanche rebondie d’une dame mûre. L’extase allait durer. Tout à l’heure la nature leur souhaiterait la bienvenue et ils voleraient comme des sylphes vers les oiseaux des futaies.

Descendus à Bois-le-Roi, ils tombèrent en pleine bande de rapins, d’apprentis chansonniers et de vaudevillistes montmartrois venus se mettre au vert pour quelques heures.

— Échalote ! C’est Échalote ! Vive l’Échalote ! — hurlèrent des voix.

En un clin d’œil les nouveaux venus furent cerclés dans une ronde folâtre.

Entrez dans la danse,
Voyez comme on danse.
Saluez, dansez,
Embrassez celle que vous aimerez.

Vingt bouches, comme un essaim d’abeilles, vinrent se poser sur les joues roses d’Échalote et humer l’odeur de menthe sauvage désormais célèbre.

M. Dutal faisait ce qu’on nomme une tête. Pour une idée de repos, de silence et d’amour, c’était une idée !

— Échalote, Échalote, — murmurait-il, — je t’en supplie…

— De quoi ? On ne peut plus rigoler peut-être ? Mais, à peine ces mots prononcés, elle s’immobilisa, hypnotisée par la vue d’un jeune quadrupède tacheté de roux qu’une gamine rentrait à l’étable.

— Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ? — questionna-t-elle.

— Un veau, parbleu, — répondit Adhémar.

— Un veau ? Ah ! ça, est-ce que tu te fiches de ma citrouille ? Je les connais les veaux, j’en ai vu au Jardin d’Acclimatation, ça vit dans une cascade et on leur donne des poissons à bouffer.

Mme Victor connaissait le veau marin.

Cette déclaration dérida Adhémar. Il goûtait toujours le charme de l’ignorance et se plaisait à retrouver dans Échalote mariée la candeur du jeune âge.

Comme les camarades trouble-fête s’apprêtaient à commencer un cours d’histoire naturelle aussi inutile qu’impromptu, M. Dutal les supplia de n’en rien faire. La petite avait bien le temps de devenir pédante et sa valeur s’amoindrirait par l’instruction. Certes, ce n’est pas lui qui eût soldé les cachets de la Grande Bringue ! Depuis qu’elle exerçait auprès d’Échalote, il n’était pas heureux. Pourtant, en ce jour, il lui votait des louanges, puisqu’il fallait reconnaître la vanité de sa science et de son enseignement.

Enrôlé dans la bruyante compagnie, M. Dutal dut la subir jusqu’à l’heure du dernier train, les sympathiques touristes, ainsi qu’ils l’avaient annoncé, n’étant que de passage.

On commença par rôdailler le long de la Seine, puis on joua à colin-maillard dans la forêt et à saute-mouton sur les routes. M. Dutal, résigné, se laissait bander les yeux, monter sur le dos et, ces exercices terminés, portait l’étole, le petit sac et l’ombrelle d’Échalote.

Pour continuer de rire avant de se séparer, on décida de dîner ensemble.

Chez Mme Bigarreau, l’hôtesse habituelle des Montmartrois, le musicien Cyrille de Varloppe, une des gloires incontestées de la Butte, qui se faisait remarquer par son pantalon de velours safran et sa cravate aubergine, régla un menu champêtre. Soupe à l’oignon, omelette aux oignons, biquet à la vinaigrette, fromage de chèvre et tarte aux salsifis. Comme boisson, du cidre et, comme liqueur, du ratafia.

Les artistes n’ayant pas eu la courtoisie de consulter le palais d’Adhémar, celui-ci s’accommoda d’une ordonnance de repas qu’eût repoussé tout spécialiste dans les régimes alimentaires. D’ordinaire il était délicat et se nourrissait avec prudence. Mais ce soir il avait faim, d’une de ces faims exacerbées par le grand air et le bonheur. Sans vouloir savoir ce qu’il mangeait, il dévora. Saturé d’oignons, il tapa sur les œufs ; bourré de biquet, il ne renâcla pas sur le fromage de la mère-chèvre. Cependant, à la tarte aux salsifis, il n’était pas dans son assiette. Avec une couche de sucre cristallisé il en engloutit tout de même quelques tranches.

Soudain, un malaise le fit se cramponner à la table, tandis qu’un hoquet de mauvais présage agitait sa pomme d’Adam.

— Justes dieux ! qu’avez-vous ? — lui demanda son voisin, jeune éphèbe chevelu et compatissant.

— Je me sens devenir vert, — répondit Adhémar.

Ces paroles étaient de trop. Une minute plus tard il s’élançait dans le jardin de Mme Bigarreau et restituait aux plates-bandes de l’hôtesse le trop aromatisé dîner champêtre.

Cependant Échalote continuait à s’amuser des propos rabelaisiens de Cyrille de Varloppe, qui en était à une histoire de moine gaillard et de frêle nonnain dont le dénouement s’annonçait palpitant.

— Échalote, Échalote, — observa un convive, — tu devrais aller prendre des nouvelles de ton amant.

— T’as raison, — répondit l’interpellée, — si jamais il était clamsé faudrait l’expédier à sa famille.

Et elle quitta sa chaise en fredonnant :

C’est votr’fils que j’vous ramène,
il est dans un drôl’d’état.

Dehors, M. Dutal ne se sentait plus vert, mais jaune coing. Adossé au poulailler, de la main gauche il soutenait son estomac en capilotade, alors que la droite, abandonnée, paraissait insensible aux bienveillants coups de langue du caniche de la maison.


— Eh bien quoi, ma pauvre vieille branche, ça ne va toujours pas ? (P- 50).
— Eh bien quoi, ma pauvre vieille branche ! — gloussa gentiment Échalote, — ça ne va toujours pas ?

— Oh ! mon adorée, ce que je souffre !

— Pas possible !

— C’est comme si l’on m’arrachait le plus profond des entrailles.

— Vraiment ! Mais alors, faut demander un plumard à Mme Bigarreau. Saperlipopette, que je suis embêtée de vous voir en cet état ! Cette journée de rigolade finit en bien vilaine eau de boudin. Au moins vous allez me promettre de monter vous pieuter, on vous fera de la tisane bien chaude, et demain, ni vu ni connu j’t’embrouille, vous gigoterez comme une anguille.

Malgré ses douleurs M. Dutal demeurait gentilhomme.

— Ma chère petite aimée, quelle mauvaise nuit je vais te faire passer !

— Ta ! ta ! ta ! ne vous bilez pas pour moi. Mes copains s’apprêtent pour leur train, je vais leur dire de m’emmener.

— Comment ! — fit M. Dutal, plus blessé de ces mots que de son indisposition, — tu vas me laisser seul ici ?

— Que voulez-vous, mon Adhémar, — objecta Échalote, — le bon Dieu m’est témoin que je vous suis attachée comme la puce aux poils des chiens, mais, hélas ! c’est une affaire de tempérament, s’ pas, les malades, moi, ça me dégoûte.

IV

Histoire d’occultisme.


De son aventure avec le fakir, Échalote avait conservé malgré tout la curiosité des sciences occultes.

La faute en revenait à la Grande Bringue qui, témoin de la déception amoureuse de Mme Victor, avait cru de son devoir d’institutrice de mettre les choses au point.

— Qu’il soit employé aux Pompes funèbres ou fakir des Indes, qu’importe ! Votre béguin n’en avait pas moins en lui ce fluide magnétique qui ne choisit pas ses locataires et se trouve, à son aise chez le garçon charcutier aussi bien que chez un membre de l’Institut, chez l’Iroquois comme chez le Mohican. Il y a quelques années, je me suis, moi aussi, adressée à un devin célèbre. Au début de ma carrière de femme, de professeur et de poète, j’étais dominée par le besoin de scruter ou de faire scruter mon avenir. Il me fallait donc le secours d’un médium…

— De quoi ?

— D’un intermédiaire entre les esprits et nous.

— Alors ?

— Jusqu’à cinquante ans, me révéla le mage, vous n’aurez pas beaucoup d’argent, après, vous n’en aurez plus du tout.

— C’est gondolant, — remarqua Échalote.

Mme Sirop devint sentencieuse :

— Je ne trouve pas ça gondolant, moi. N’empêche que je préfère être fixée. Si, après avoir lutté pendant mes années de courage, de présence d’esprit et de santé, je me sens anéantie…

— Vous vous établirez cocotte, peut-être.

— Non, je ne mange pas de cette brioche-là. Je me marierai, voilà tout, et comme je serai toujours sage…

Échalote éclata d’un rire de nègre.

— Mais, ma vieille, votre sagesse vous empêchera de trouver un épouseur. En voilà une garantie pour un zigue de se dire que pas un moineau n’a voulu de votre amour !

— Pardon ! je n’aurai pas eu d’amour. Et puis, tous les hommes ne sont pas comme M. Victor ; il y en a qui veulent faire seuls leur chemin… et un citoyen intègre n’a pas de situation assise avant quarante ans.

— Chez qui ? Dutal, par exemple, est encore dans la fleur de l’âge idiot, et cependant…

— Je ne parle pas des fils à papa.

— Quand même. Voyons, tournez sept fois votre langue dans la bouche de votre voisin avant de blaguer, comme dit Mimile ; a-t-on besoin d’une situation assise pour se coucher ? Vous vous exprimez comme un citron et vous raisonnez comme un tambour, ma pauvre Bringue… En attendant, on jaspine pour des dattes. Je reprends le fil. Est-ce que votre fakir, qui vous a prédit un avenir si gondolant, vous a parlé de votre passé ?

— Oui, pour formuler de stupéfiantes vérités.

— Et avant, il ne vous connaissait pas ?

— Il ne m’avait jamais vue.


Échalote resta songeuse.
Échalote resta songeuse. Ce n’était pas la première fois qu’on lui parlait de ces êtres diaboliques qui lisent dans l’avenir comme d’autres dans leur journal du matin. Au commencement, elle n’y croyait guère, mais certaines camarades ayant, peu après les révélations des prophètes, contrôle, soit à leur profit, soit à leur détriment, les prédictions de ces messieurs du surnaturel, elle en avait conclu qu’il est des voyeurs différents de ceux à qui elle avait été présentée jusqu’ici. Aussi bien en avait-elle assez d’aller consulter les cartomanciennes qui ne sortent pas de l’amoureux blond, de la mégère brune, du facteur et de l’homme de la campagne. Une fois, on lui avait annoncé que M. Plusch allait mourir, et comme, à cette époque, il n’avait pas fini de payer les billets souscrits pour l’acquisition de son mobilier, son sang, déclarait-elle, n’en avait fait qu’un tour et une boule « historique » lui en était montée dans le gosier. Or, non seulement M. Plusch avait eu le temps de faire face à ses échéances, mais il ne s’était jamais si bien porté que depuis ce jour-là.

Lors de son lancement sur l’océan de la galanterie, on lui avait conseillé, par le marc de café, de se méfier d’un jaloux, lequel deviendrait son mari et pourrait bien, si elle n’y prenait garde, lui faire passer, après le goût du résidu de petit noir, celui du pain. Sottise encore ! Victor était un agneau qui la laissait tondre ses grands frères les moutons et demeurait tranquille dans sa bonne pelure.

Non, elle n’était plus assez naïve pour s’intéresser aux montages de coup et croire aux farceurs occupés à vous faire prendre des vessies pour des lampions. Mais la Grande Bringue ne lui préconisait pas les mages de foires banlieusardes ni ces sorcières de faubourgs qui, avec certaines pseudo-manucures, composent la vieille garde de la galanterie, celle qui se rend à domicile par tous les temps et ne meurt que sous les autobus.

— J’ignore la foi qu’il convient d’accorder à votre rond-de-cuir transformé en fakir, — répétait Mlle Sirop — mais je vous certifie qu’il existe par le monde des hommes doués d’une fantastique double vue.

— Oui, — répondait Échalote, — vous devez avoir raison. Et puis, faut pas se fier aux femmes. Victor, qui est calé, m’a déjà mis la puce à l’oreille. « Ne porte pas ton argent, m’a-t-il dit, chez toutes ces roublardes, ces sorcières des fesses et des cubes qui, avec leurs ragots imbéciles, te feraient brouiller avec tes amis. Si un jour tu veux avoir une idée de l’oculiste, assiste à une expérience sérieuse. Il y a, paraît-il, rue Victor-Massé, un petit bistrot qui n’a l’air de rien, mais où il s’en passe d’époilantes dans l’arrière-boutique. »

— Vraiment ? — fit la Grande Bringue, furieusement excitée.

— Dame ! à ce que raconte Victor.

Un temps de réflexion se fit, durant lequel Véronique Sirop soupesa ses responsabilités d’éducatrice. Hélas ! sans avoir croqué la pomme, elle était fille d’Ève et la curiosité l’asticotait.

— Voulez-vous que je me renseigne sur cet établissement ? Si les séances n’y sont pas privées, nous pourrions nous y rendre ensemble.

— Ça colle.

Quelques jours plus tard, guidées par le chaud de vins dans une obscurité profonde, les deux femmes prenaient place sur des chaises boiteuses et assistaient, les dents grinçantes et l’estomac serré, à l’apparition d’un fantôme de haute taille.

C’était Jean Bart.

— Qui qu’c’est qu’ça, Jobard ? — murmura Échalote à l’oreille de Mlle Sirop.

— Un marin célèbre… Mais, chut, ne bougez pas.

Obéissant, parce que militaire, le fantôme, d’abord immobile dans son cadre de drap noir, s’anima sur l’ordre des spirites et fit avancer sa fluidité vers les spectateurs.

C’était l’instant des émotions fortes. Les nerfs se tendaient, les jambes étaient flageolantes et bien des estomacs risquaient, par leur rétrécissement, de compromettre leurs digestions.

Jean Bart n’était plus ce chef d’escadre sans gêne qui crachait sa « carotte » pour répondre aux questions du roi. Son spectre, d’une distinction impressionnante, ne paraissait nullement disposé à se laisser manquer de respect.

Soudain, un « haïe ! » de douleur fendit l’atmosphère de mystère et de mort.

— Silence ! — hululèrent les assistants.

— Mais, nom de nom, on vient de me pincer le mollet ! — vociféra Échalote.

— De grâce, taisez-vous, — supplia Mlle Sirop, — c’est sans doute une manifestation de l’esprit. Ne dites rien, vous pourriez déchaîner des catastrophes.

— Suffit ! Je ne piperai plus, seulement votre Jobard est un cochon.

La séance continua sans autre incident. On attendait de l’illustre corsaire des manifestations étourdissantes. Elles ne vinrent pas et l’on en fut déçu. En somme, Jean Bart ne se montra pas plus malin dans son apparition que Napoléon, Victor Hugo ou Jeanne d’Arc. Il ne fit pas un geste d’audace, il n’eut pas un de ces mouvements capables de traduire son opinion sur notre actuelle marine.

Après qu’on l’eut remercié de sa visite, il disparut. Le patron rétablit alors la lumière ; un peu trop vite toutefois, car Échalote qui, selon sa promesse, n’avait plus protesté, constata que les attouchements du soi-disant esprit étaient un piège. La main supposée irréelle, qui depuis une heure se manifestait sur ses jambes, était toujours à la même place et bien vivante.

Pourtant, elle ne fit pas d’esclandre. Nouvelle venue dans ce milieu, elle ignorait s’il ne lui serait pas possible d’y exercer sa petite industrie. Suivant une forte parole de M. Plusch, elle se répéta qu’un bon chien vaut mieux que deux qui tuent les rats et échangea avec la main indiscrète un au revoir sans rancune.

V

Un Duel.


Ce n’est pas qu’Échalote fût bavarde, mais il était des minutes où elle ne pouvait se dispenser de rompre les chiens. Le temps qu’elle accordait à M. Dutal lui semblant particulièrement fadasse, elle éprouvait le besoin de se donner elle-même un peu de distraction et, de ce fait, coupait court aux conseils du pontifiant Adhémar pour s’adjuger la compensation d’un monologue de son cru. Or, ne pouvant aborder les sujets de la pure philosophie ni les controverses économiques et sociales, à force de bavarder pour ne rien dire elle en arrivait aux paroles imprudentes. C’est ainsi qu’elle avait abordé le récit de sa soirée chez les spirites et n’avait su taire le détail de la main, non de Jean Bart, mais du voisin.

Exempte d’amour pour cet amant incandescent, il ne lui déplaisait pas d’exciter sa jalousie. Le spectacle de la douleur chez ceux qui les adorent est un amusement cher aux petites femmes volages. Échalote ne manquait pas de se l’offrir à chaque occasion et, qu’il s’agit de Victor, de M. Plusch ou de quelque comparse, elle s’ingéniait à étaler devant la sensibilité de M. Dutal la friperie de sa petite âme ensorcelée et gredine.

— Alors tu t’es laissé manquer de respect durant toute cette séance sans infliger au malotru la gifle méritée par son inconvenance ? — s’écria le candide, l’indicible Adhémar. — C’est bien, c’est très bien. Puisque tu es une créature sans fierté et sans énergie, puisque, d’autre part, tu possèdes un mari qui a du sang de navet dans les veines, je sais ce qu’il me reste à faire.

Échalote était dans ses petits souliers. Sait-on jamais à quelles extrémités peuvent recourir les incorrigibles jaloux ?

— Quoi encore ? Quel hanneton vous pique la cocarde ? Et puis, vous savez, je n’aime pas qu’on insulte Victor.

— C’est entendu, tu préfères te laisser insulter. Mais moi, tu entends, moi qui suis ton amant, il ne me plaît pas de te voir prendre pour une femme facile. Je sais, te dis-je, ce qu’il me reste à faire. Ce soir nous irons ensemble chez tes immondes revenants, et tu me désigneras le tripoteur de mollets.

— Tu parles !

— Je parle, en effet, et mieux encore que tu ne le supposes. Tu m’as joué, l’autre jour à Brolles, chez la mère Bigarreau, un de ces tours appelés communément pieds de cochon. Or, je commence à me fatiguer d’être grotesque. Si tu ne me montres pas ton satyre de la rue Victor-Massé tu pourras chercher qui tu voudras pour te payer ton terme. Moi, je ne marche plus. Les pieds que tu vois là, — ajouta-t-il en lui désignant ses souliers, — ces pieds-là, ma belle, sont en dentelle.

Et, très maître de lui, M. Dutal fredonna :

Je suis faibl’des jamb’s et des tibias !
Non ! non ! non ! non ! non ! Je n’marche pas ?

Cette attitude fit réfléchir Échalote. Elle n’était pas assez bête pour prétendre retenir éternellement M. Dutal par les moyens rosses. Son amour, à force d’être bafoué, molesté, risquait de s’évanouir un beau jour et pour tout de bon.

« Pas de ça, Lisette, — songea-t-elle. — Après tout, qu’est-ce que je risque ? Je ne connais pas le type de l’autre soir, et il n’y a peut-être rien à en tirer. D’ailleurs si j’ai fait sur lui une impression forte, l’engueulade de Dutal l’émoustillera. »

Combien en avait-elle enregistré de ces tromperies découvertes qui, après des pleurs et des grincements de dents, se terminent par une recrudescence de tendresse et font élever la petite amie coupable au rang de maîtresse légitime ! Confiante en sa psychologie, le soir même elle guidait Adhémar chez le marchand de vins et d’esprits.

L’homme incriminé s’y trouvait, placide, devant un whisky-soda.

— Tenez, le voilà, — bougonna Échalote. — Et maintenant je m’en débarbouille les abatis.

Blême, les narines pincées, la voix rauque, M. Dutal s’adressa à l’inconnu :

— Ainsi c’est vous, monsieur, qui vous autorisez à pincer les femmes ? C’est vous qui, profitant de l’obscurité d’une séance d’occultisme, vous êtes permis de manquer de respect à ma maîtresse ?

— Mais, monsieur…

— Il n’y a pas de « mais monsieur », mon amie n’a pas hésité à vous reconnaître. Dans ces conditions je me vois obligé, ou de vous distribuer des claques si vous êtes un lâche, ou de vous proposer une rencontre les armes à la main, s’il vous reste un peu de chevalerie au cœur.

Et, campé dans une pose à la don César de Bazan, Adhémar attendit la réponse de l’interpellé.

— Monsieur, — fit celui-ci en se soulevant légèrement de la banquette rivée à la cloison, — je ne vous conseille pas de tomber sur moi à bras raccourcis car, champion de boxe et élève de Pons, j’aurais tôt fait de vous rentrer la langue à coups de poing. Mais, je suis en effet, chevalier. Donc il me plaît de me rencontrer avec vous, à la condition toutefois que le duel ait lieu sur-le-champ, c’est-à-dire ici même. Choisissez deux de ces messieurs, j’en désignerai deux autres.

— Soit.

Impatient de châtier le goujat qui avait posé les doigts sur la suave Échalote, Adhémar s’adressa aux deux plus proches consommateurs. L’un avait une barbe de fleuve, l’autre, une imposante calvitie. Les témoins de l’adversaire furent le plongeur de l’établissement et une sorte de nain apoplectique habillé d’un costume écossais qui, dans la journée, distribuait des prospectus.

Quant au pinceur de mollets, l’on sut enfin qu’il se nommait Évariste Gourliche et exerçait la profession de souffleur intérimaire au théâtre des Grandes-Carrières.

Pour se donner une contenance durant le conciliabule du quatuor d’honneur, et aussi pour permettre à Échalote d’adoucir son angoisse, M. Dutal commanda des laits chauds, tandis que le souffleur et frôleur Gourliche reprenait avec impudence sa pipe nauséabonde et son whisky-soda.

Après un petit quart d’heure de délibération, les témoins, étant tombés d’accord, communiquèrent leur décision : le duel serait au siphon, les yeux bandés et aurait lieu dans l’arrière-salle.

Adhémar essaya de protester :

— Au siphon… les yeux bandés… Je ne puis accepter ces conditions.

Mais l’homme chauve le prit de haut :

— Qu’est-ce à dire ? Préféreriez-vous, par hasard, la broche à rôtir, le pain de quatre livres ou la queue de billard ?

« Ou je rêve, — se dit Adhémar, — ou je deviens maboul. Tout de même je veux en avoir le cœur net. »

— Allons ! — s’écria-t-il, — qu’on en finisse. Apprêtez les siphons.

Les assistants, parmi lesquels se trémoussait Échalote, n’eussent pas donné leur place pour un empire.

On passa dans la salle aux esprits et, après la formalité du bandeau sur les yeux, le directeur du combat, remettant à Adhémar un siphon vide et à Gourliche un siphon plein, prononça le sacramentel : « Allez, messieurs. »

Bzz ! Bzz ! — chantait et postillonnait l’arme du souffleur.

Frr ! Frr ! — ronchonnait et râlait celle de M. Dutal.

Par prudence les assistants avaient ouvert leurs parapluies.

Gaiement, le nez en l’air, un coin d’œil libre, le souffleur aspergeait son adversaire, lequel, le bandeau consciencieusement noué, se ruait sur les chaises, les murs, les tables et donnait à sec du siphon sur tout ce qui l’entourait.

— Halte ! — commanda enfin l’homme barbu. Mais, avant de rendre la liberté aux yeux des combattants et afin de ne pas laisser deviner à Dutal l’étendue de leur mystification, les témoins s’emparèrent prestement des siphons et les portèrent à la panoplie spiritueuse des bouteilles et canettes.

— Eh bien, mon petit Adhémar, ça s’est bien passé, — vint susurrer Échalote à son amant détrempé.

M. Dutal la fixa d’un regard peuplé de soleils, de fusées, de tourbillons, de spirales, de toutes les figures du plus panaché kaléidoscope.

— Je ne sais plus où j’en suis, — soupira-t-il. — J’ai peur, j’ai très peur d’avoir été ridicule.

Il lui semblait ne plus posséder sa lucidité habituelle et, pour la première fois, il redouta le cabanon.

Cependant, très solennellement, les témoins rédigeaient le procès-verbal de la rencontre.

— Mais, — remarqua le plongeur, — ces messieurs ne se sont pas réconciliés. C’est-y pas le moment de se serrer les mains ?

All right ! comme disent les Espagnols, — sanctionna Échalote.

Tandis que Dutal, résigné à tout, tendait la dextre au souffleur, on vit le nain écossais faire un saut vers la cuisine et en revenir comme une flèche pour glisser dans la paume de Gourliche un objet blanc.

L’effusion eut lieu. Mais soudain Adhémar poussa un rugissement de dégoût et, ressaisissant sa main emprisonnée dans celle de l’adversaire, la brandit, suante d’une matière collante et jaune. Le nain, pour la réconciliation, n’avait rien trouvé de plus humoristique que d’utiliser un œuf frais.

— Ma mère ! Ma mère ! — se mit à hurler Dutal. — Ma mère ! Ma mère ! Pourquoi m’avez-vous mis au monde ?

Et, sans même prendre son chapeau ni s’essuyer la main, le malheureux se sauva, complètement fou.

VI

Stations sur la Butte.


Ça y était ! Victor venait décidément de prendre une résolution qui le sortirait de son aquarium et le lancerait dans les airs. Il était l’homme du progrès. Quand la bicyclette était en vogue, il avait cru pouvoir gagner sa vie en pédalant ; quand l’automobile fut à son avènement, il postula pour piloter une marque de voiture, et, quand le pari mutuel tolérait le pari privé, il s’employa chez un bookmaker.

Or, affligé d’un de ces poils dans la main qui eût pu lui servir de canne, il ne fit que passer dans ces différentes situations. Les jambes trop faibles pour les matchs de bicyclette, la tête trop fragile pour la trépidation de l’auto, les doigts trop disjoints pour conserver la bonne galette du public des courses et la remettre à son patron, il aurait prolongé sa période de chômage et de flemme si un camarade ne s’était offert à l’initier aux voluptés de l’aviation. Ce camarade avait traité avec l’inventeur d’un quadriplan. Or, non seulement l’inventeur était toqué, mais l’appareil était ridicule, et l’ami de Victor, qui avait déjà volé sur des boîtes à biscuits et des garde-manger, ne tenait pas à prendre son essor au milieu d’une pile de draps.

Et il avait pensé au mari d’Échalote, le sachant fanfaron et casse-cou.

Dans le milieu échalotiste, cette proposition avait été acclamée. Friquette des Paillons posait à la sportswoman, la Grande Bringue se passionnait pour toutes les questions scientifiques, et Échalote, toujours en quête d’une aventure qui pourrait mettre son nom et sa petite personne en avant, se voyait déjà l’épouse d’un aviateur célèbre, et, songeant aux fêtes si justement organisées en l’honneur des vainqueurs de l’air, se réjouissait à l’idée de participer aux banquets offerts à son époux et soupesait la conversion en objets mobiliers du montant des prix.

Dans le groupe Plusch et consorts, l’emballement, bien que d’un autre ordre, n’était pas moindre. On entrevoyait la possibilité d’un accident et le refuge, dans les bras protecteurs des Embêtés du Dimanche, d’une mignonne veuve impénitente.

Les premières leçons de Victor eurent lieu sur le champ de casseroles crevées et de tessons de bouteilles du maquis montmartrois. Les riverains de la rue Caulaincourt, les jours exempts de vent, suivaient avec curiosité les évolutions de cette machine bizarre, ni oiseau ni ballon, qui, durant une tonitruante pétarade, avançait sur ses roues, teufteufait, tremblotait, ne s’élevait pas, retournait à son point de départ, recommençait son tapage d’enfer, refilait vers la plaine aux détritus, pétaradait toujours et ne s’envolait jamais.

Le succès était mince, mais on avait l’avenir devant soi. En attendant, après chaque expérience on arrosait ses efforts de quelque tournée de picolo, et, quand la température était douce et quand Échalote et Friquette étaient libres, on ne résistait pas au plaisir de terminer la journée en ce lieu de délices, où les cabanes de chiffonniers voisinaient, il y a une année encore, avec les bouchons à tonnelles. Depuis, des immeubles majestueux, dont les vitraux se rehaussent de la sempiternelle cigogne qui picore un brin d’herbe, ont chassé la plupart des hôtes coutumiers, mais les ébats ailés de Victor étaient de la belle époque des locataires miteux.

Parmi les bouchons, il était un établissement particulièrement pittoresque. Manège à vélos pendant le jour, il se transformait le soir en une sorte de guinguette où, moyennant la consommation d’un bock ou d’un sirop, chacun pouvait y chanter ou y déclamer la sienne. Tous les artistes amateurs de la Butte, les ténors qui, le jour, sont barbouilleurs, les soprani qui sont couturières, les comédiens, les tragédiennes, qui sont ouvriers ou arpètes, s’y donnaient rendez-vous.

Il plaisait à Friquette des Paillons, à Victor et à Échalote, de se mêler à ces réunions. Ils y retrouvaient des amis de jadis, et certains, au courant de l’ascension artistique et mondaine de Mme Victor, intercédaient auprès d’elle pour qu’elle condescendît à les faire profiter de sa voix de fausset et de ses gestes de poupée mécanique. Elle ne s’y refusait pas : les dispensateurs d’émotions précieuses sont charitables aux profanes. Et, sur l’instable tréteau qui fascinait l’assemblée, on put admirer plus d’une fois l’Échalote des grands soirs, l’ex-gommeuse aux bras de naine, qui savait, d’un mouvement canaille, exhiber ses jarretières à flots roses.

Il arrivait souvent, dans ce music-hall champêtre, des incidents regrettables. Telle Rachel de banlieue, qui venait de hurler son rôle, regagnait sa place pour faire à son mari la scène supplémentaire nécessitée par la tenue de ce citoyen et d’une spectatrice durant les occupations théâtrales de la légitime. Tel Frédérick Lemaître, vu le nombre des bouteilles ingurgitées dans un acte de cabaret, rejoignait le public en titubant et menaçait de son couteau ceux qui le rembarraient. Telle brunisseuse, pour avoir trop payé de sa personne dans une valse d’amour à la Paulette Darty, piquait une crise d’épilepsie à la ritournelle finale.


Le Cabaret des Assassins.
Ces intermèdes parvenaient à indisposer Victor qui, pour changer d’air et de voisinage, proposait une station dans quelque estaminet moins populeux. Le trio se hissait alors, par les rues Girardon et de l’Abreuvoir, jusqu’au Cabaret des Assassins, sorte de maisonnette mystérieuse protégée par une barrière rustique. Après une descente de trois marches, on accédait à une salle sombre et enfumée, où des pochades, des moulages et des affiches tapissaient les murs, tandis qu’un immense Christ de torchis, ruisselant de vermillon, semblait pleurer ses divines souffrances sur le parterre des buveurs. Dans un angle, une vaste cheminée de plâtre sertissant des têtes de mort gagnait le plafond. Des souris blanches y vivaient en famille, et, insouciantes des bruits environnants, trottinaient sur les crânes, rentraient dans les orbites et ressortaient par les mâchoires édentées. Au plafond, dans une cage de bois, un corbeau taciturne somnolait sur une patte, insensible à la fumée qui envahissait son perchoir.


Le tenancier, qui s’habillait comme un Lapon. (P. 80).
Le tenancier, qui ressemblait à Verlaine et s’habillait comme un Lapon, allait d’une table à l’autre, une guitare sous le bras et à chaque invite s’asseyait, faisait vibrer les cordes de son instrument et entonnait, d’une voix en demi-teinte, quelque chanson du vieux temps.

Il y avait de tout dans cette auberge, des apaches et des filles, des poètes et des esthètes. Des amants mélancoliques et purotains s’y dondaient rendez-vous et de vieux bohèmes y séjournaient, falots et silencieux. Dans la pénombre on distinguait parfois le pâle faciès de Jehan Rictus ou le feutre de Bruant. Le cadre était en harmonie avec la détresse de l’amour, du crime, de l’art incompris, avec le besoin de silence des âmes compliquées et vaincues. C’était le dernier endroit de la Butte ayant gardé une couleur locale et qui, tout en évoquant une beuverie de Rembrandt, permettait aux excursionnistes de croire à leur initiation montmartroise.

Échalote elle-même se sentait pleine de respect en pénétrant dans cet antre et, quand un client galant se risquait à lui demander une chansonnette, elle se récusait, comprenant inconsciemment que les refrains de café-concert seraient un blasphème après les ballades de Charles d’Orléans et les stances de Ronsard.

La Grande Bringue était une des habituées du lieu. Bas bleu raté, romancière qui ne pouvait placer ses élucubrations, elle trouvait aux Assassins la compensation à ses dégoûts d’institutrice spécialisée et le baume bienfaisant à son âme emplie de leurres et d’idées fausses. Par ce même principe, elle avait, jusqu’ici, jugé la présence de Victor néfaste à son recueillement. Volontiers elle eût placardé à la porte une interdiction d’entrer à quiconque n’avait pas donné ses preuves de supériorité intellectuelle. Et, logique avec son déraisonnement, elle serrait la main du dernier des bandits.

Cependant elle commençait à ne plus réserver au mari d’Échalote ses boniments aigres-doux et sa figure la plus revêche. Le vol lui faisait oublier la natation, et devant un aéroplane et son pilote elle s’inclinait.

Il était d’ailleurs convenu qu’elle aurait à mettre en vers le premier succès de l’aviateur. Ne doutant pas des applaudissements qu’obtiendrait cette ode, dont les pieds, déjà, s’agitaient dans sa cervelle, elle ne perdait pas l’occasion de stimuler l’ardeur de l’apprenti oiseau.

Si bien que, en attendant la célébrité, les hymnes de gloire, les arcs de triomphe, l’apothéose du courage et le couronnement de Victor, tous les amis d’Échalote, comme les héros de la rengaine, étaient gais et contents.

VII

Où l’on voit M. Plusch trouver, bien malgré lui,
un adversaire de sa pointure.


M. Plusch répétait souvent :

— Il y a deux façons de faire la noce : pour s’amuser ou pour le principe.

Après avoir, durant tant d’années, pratiqué la première manière, il expérimentait de plus en plus la seconde.

Bien qu’Échalote fût pour lui une distraction de tout premier ordre, il n’était pas homme à se contenter d’une maîtresse mariée alors que les journées sont longues et que les femmes adultères ont des devoirs. Et encore, s’il n’y avait eu que les seules journées qui, pour un véritable Montmartrois, se réduisent aux après-midi ! Mais il y avait les soirées, ces diablesses de soirées durant lesquelles s’allument un peu partout les girandoles électriques, et les nuits, ces satanées nuits, où l’on ne peut guère songer à aller dormir tandis que tout papillonne, flirte et gigote autour de vous.

Il avait essayé de faire partager ses craintes à Échalote :

— Ma cocotte, crois-moi, t’as tort. Je ne suis plus d’un âge où l’on reste chez soi en songeant à la femme aimée. Bien que très près, nous le savons, de la période heureuse de l’impuissance, peuh, peuh, je ne peux me décider à ne jamais dormir que dans les bras de l’orfèvre, d’abord parce que ce dieu du sommeil est muet comme une carpe, ensuite parce que je viens de faire changer les tentures de mon appartement et que, vivant désormais dans un cadre vert bronze, la présence d’une femme rousse s’impose. J’aime l’harmonie des couleurs et te tromperai à la première occasion, n’en doute pas.

— Crois-tu, mon coco, que l’occasion aura ma frimousse, mes ripatons, mes mains microscopiques et mon odeur de menthe sauvage ? — objectait Échalote.

Mais M. Plusch, redevenu philosophe, ripostait :

— Qu’importent les ripatons, pourvu qu’on ait l’ivresse ! À partir de maintenant je fréquenterai chez Aspasie.

Échalote ne se démontait pas pour des paroles :

— Ça doit encore être quelque chose de propre cette rombière-là ! D’abord si elle était chic je la connaîtrais. Dans ces conditions, mon coco, je serais idiote de me ronger les sangs de jalousie.

Et, très digne, elle laissa son protecteur se livrer à ce qu’elle croyait être un commerce vénal sans importance.

Faire la noce pour le principe n’est pas à la portée des tempéraments nonchalants. Il faut errer de cafés en cafés, prendre un bock ici, un cherry là, avaler des sandwiches vers minuit, inviter des voisines de table à partager une pomme frite, payer des olives à l’une et des cacaouètes à l’autre. Certes, si M. Plusch eût possédé la fortune vigoureusement croquée par ses dents de vingt ans, il eût corsé les accessoires, eût offert des écrevisses, du champagne et du foie gras. On ne peut être et avoir été, disent les moralistes. En fait de cabarets, il devait se contenter le plus souvent des marchands de vins de la rue Lepic : L’Escargot sympathique, Le Rendez-vous des Aristos, et d’un établissement de la rue des Abbesses, La Kasbah, où les patrons débonnaires autorisaient le décorticage des crevettes et des bigorneaux apportés dans un cornet de papier, et vous servaient soit un tord-boyau de derrière les fagots, soit un petit bleu qui vous fichait la colique avec plus de rapidité que la magnésie anglaise.

M. Plusch désignait ces orgies sous le nom de ribouldingues à la flan. Toutefois, elles le satisfaisaient les semaines de dèche, et il lui arrivait de rencontrer chez ces bistrots des individus, mâles ou femelles, qui n’étaient point piqués des vers.

Une nuit, à la Kasbah, il fit, d’une façon assez singulière, la connaissance d’une odalisque encore jeunette. Cette petite s’était égarée là, entraînée par un amoureux de rencontre et sans se douter que le propriétaire de l’endroit passait, avec plus ou moins de raison, pour diriger une entreprise de traite des blanches.

Sur un signe du chevalier cicérone, ledit propriétaire vint lui-même prendre la commande de la nouvelle venue et, après lui avoir fait servir
Adrienne.
l’assiettée de saucisson et le cidre doux demandés, s’assit devant elle et l’honora d’un interrogatoire sur sa naissance, sa santé et sa liberté.

M. Plusch suivait ce manège, le comprenant et le déplorant. Amateur de femmes, il n’en était pas moins l’ennemi du commerce illicite de leurs charmes et n’admettait le plaisir qu’avec une partenaire consentante et avertie. Or, il devinait l’inconnue ignorante des mystères d’une société intermédiaire et, au risque de s’attirer une sale histoire avec les habitués de la maison, il ne put résister au besoin de tenter, si possible, le repêchage d’une vertu peut-être périmée mais point morte.

Don Quichotte chauve et ventru il se dirigea vers le groupe des négociateurs et, à brûle-pourpoint, usa d’un stratagème qui pouvait être bon.

— Pardon, mademoiselle, — fit-il en s’adressant à la jeune personne, — mais je suis agent de la Sûreté et chargé par votre famille de vous ramener dans son giron, peuh, peuh. Il ne vous sera fait aucun mal, mais si vous voulez bien me suivre…

L’effet immédiat fut de disperser les comparses. L’un alla se blottir derrière son comptoir et l’autre prit rapidement la porte.

— Comment vous appelez-vous ? — glissa M. Plusch à l’oreille de l’odalisque de Montmartre.

— Adrienne.

— Eh bien, Adrienne, remettez votre manteau et sortons. Il y a le plus grand danger pour vous à séjourner ici, peuh, peuh.

Dehors, la soupeuse sollicita des explications :

— Enfin, monsieur, j’en suis comme une tomate. J’ai été élevée par l’Assistance. Est-ce que, par hasard, vous connaîtriez ma daronne ?

— Hélas ! non, ma pauvre enfant, mais en cette circonstance, je suis une mère pour vous.

Et il mit Adrienne au courant du péril qui la menaçait.

Elle lui fut reconnaissante à la manière des demoiselles de son monde, c’est-à-dire qu’elle ne jugea pas les remerciements oraux suffisants et trouva naturel de lui payer en espèces caressantes un service hautement moral.

Le lendemain matin, souriante mais fatiguée, elle pria son sauveur de lui laisser goûter une matinée d’autant plus grasse que M. Plusch, plein de prévenances, avait déposé à son chevet quelques réconfortantes victuailles.
Mange, dors, lui conseilla-t-il.

— Mange, dors, — lui conseilla-t-il, — et pardonne-moi d’être obligé de te laisser seule pendant une heure ou deux. J’ai un important rendez-vous d’affaires qui me retiendra jusqu’à midi. Quand tu seras reposée, peuh, peuh, lève-toi, fais ta toilette tranquillement et viens me retrouver au restaurant Robinet, rue Lepic, où je t’invite à croûter.

Il partit après un baiser presque patriarcal, vaqua à ses occupations et, à l’heure déjeunatoire, commanda au restaurant indiqué un repas modeste mais réconfortant. À sa grande stupéfaction, Adrienne n’y parut point.

« Elle aura repiqué un chien, — se dit-il. — À son âge, on roupille du sommeil du juste. »

Toujours correct, il ne crut pas de son devoir de s’être empli l’estomac sans s’inquiéter de celui de sa camarade, et, après avoir enveloppé dans du papier à lettres un morceau de bifteck, un gâteau et quelques fruits, regagna son home.

Le lit était vide, la chambre, la cuisine-lavatory ne contenaient aucun des vêtements de la visiteuse nocturne. Indulgent, il supposa qu’elle n’avait pas compris le rendez-vous et attendait peut-être chez un autre traiteur l’arrivée de son gros ami.

Soudain, il aperçut sur un oreiller, un papier griffonné au crayon. Il le cueillit et lut :

« Pardonnez-moi, monsieur la Pudeur, de me la briser en douce. Moi aussi j’ai un rendez-vous d’affaires. Comme je n’ai pu vous attendre pour le règlement de mon déplacement de cette nuit, je me paie moi-même. J’ai remarqué que vous aviez le même pied que l’homme qui me sert de famille. Ne cherchez pas vos croquenaux, je me les adjuge. »

M. Plusch, autant que le lui permettait son abdomen, fit un bond jusqu’à l’armoire où s’alignaient ses chaussures à tous usages, depuis les brodequins américains jusqu’aux souliers vernis. La planche, réservée à l’élégance de ses pieds, était nette de tout chef-d’œuvre de cordonnerie.

— Coquine ! coquine ! — s’écria-t-il. — Ah ! elle me le paiera.

Aucun vol n’eût pu le désespérer à ce point. Les chaussures étaient son luxe, et il avait l’habitude de s’en acheter de nouvelles paires chaque fois qu’un bénéfice tombait dans son gousset.

— Ça m’apprendra à faire le bien, — monologuait-il dans son désarroi. — Comme si je n’avais pas assez d’Échalote pour me tirer des carottes et me mettre sur la paille, peuh, peuh ! Mais je retrouverai mes chaussures, foi de président des Embêtés du Dimanche ! Quand je devrais arpenter le monde, je les retrouverai !

À partir de ce jour, il sacrifia quotidiennement trois ou quatre heures à une promenade pédestre. Son but n’était ni de humer l’atmosphère poussiéreuse de Montmartre, ni de faire une gymnastique rationnelle pour le plus grand bien de son obésité ou de ses rhumatismes. Il ne regardait pas les devantures des boutiques, ni les frimousses des passantes, ni les mines plus ou moins patibulaires des flâneurs à casquettes ; ses yeux, ses bons yeux d’homme confiant et naïf, se fixaient sur les pieds des gens et une phrase roulait dans sa tête, une phrase qu’il déclamerait à l’individu aux pieds de qui flamboiraient son poulain russe ou ses vernis :

— Monsieur, je n’ai pas l’habitude de mettre la police dans mes affaires, peuh, peuh. Déchaussez-vous et nous serons quittes.

VIII

Deux piliers de Montmartre se rencontrent
pour se confier leurs derniers déboires amoureux.


Tandis qu’Échalote prenait du galon dans la bourgeoisie, les Embêtés du Dimanche et leurs amis continuaient à ébouriffer Montmartre de leurs bonnes fortunes, et alors que M. Plusch faisait, avec Adrienne, une expérience désastreuse pour sa garde-robe, ou plutôt sa garde-chaussures, M. Pochade, l’homme au Supplice Indien, trouvait, en la personne de Friquette des Paillons, une joyeuse victime décidée à lui servir de champ d’expériences.

Friquette, tout Montmartre le savait, avait un chien, un jeune bull aux oreilles nerveuses et au museau aplati, qui répondait au nom de Casimir. Elle avait aussi un amant, autrefois de cœur, maintenant d’habitude, qui avait été beau selon l’esthétique des Montmartroises et qui avait vu s’avachir ses biceps, se faner son teint et s’envoler ses cheveux à la suite d’un mal sur lequel nous n’insisterons pas.


Casimir.
Cet accident étant survenu à une époque où Friquette de son côté, et lui du sien, abusaient de l’adultère, aucun d’eux n’avait eu le droit d’accuser l’autre et ils s’étaient soignés de compagnie. Mais si Friquette avait gaillardement subi la période des piqûres, il n’en était pas de même de l’amant qui demeurait flétri et très visiblement avarié.

À l’encontre d’Échalote, Friquette avait de la sensibilité. Il lui parut juste de détourner du budget assuré par son sénateur, la part nécessaire à l’entretien de son gigolo. Celui-ci avait d’ailleurs la charge du bull, que le père conscrit ne voulait, sous aucun prétexte, trouver chez sa maîtresse, vu que ce chien et lui sympathisaient à la manière des belles-mères et des gendres.

Quand on demandait à Friquette la raison qui lui faisait garder Casimir, elle répondait qu’il était une distraction pour son amant, et lorsqu’on s’étonnait qu’elle eût un amant si peu présentable, elle expliquait qu’elle le gardait parce qu’il était bon pour Casimir.

La compréhension de ce cœur eût attendri les requins eux-mêmes. On comprendra alors le scrupule qui arrêtait l’Homme au Supplice Indien dans son ardeur. Ce féroce et sexagénaire amoureux, que redoutaient, non seulement les vierges d’hier mais aussi les dignitaires de la vieille garde, était une fois de plus d’une douceur de pigeonneau.

Une parole avait suffi pour le faire tout petit garçon devant une volonté de femme, une parole où était enclose la plus admirable des religions, celle du souvenir, le plus respectable des sentiments, celui de la piété filiale.

Au cours d’une visite à Friquette, M. Pochade avait exploré, d’un œil de lynx, les coins et les recoins de l’appartement. Cette curiosité était touchante : l’Homme au Supplice Indien cherchait un vide à combler. Trop pratique pour se ruiner en envois de fleurs, il en était toujours pour les cadeaux de première nécessité. Or, l’intérieur de Friquette était confortable avec quelques fautes de goût. Le lit, pour ne citer que cet instrument de travail, d’un second Empire à rendre jalouses toutes les auberges de chefs-lieux de canton, faisait tache dans un ameublement plutôt art nouveau. L’idée généreuse lui vint de réparer une telle erreur de style.

— Que diriez-vous, ma chère enfant, si demain, à la place de cet infect pieu, vous trouviez un beau lit de cuivre, à tubes carrés, par exemple ?

— Hé là ! Hé là ! — l’arrêta Friquette, — ce lit est celui où mourut ma pauvre maman et on me passerait plutôt sur le corps que d’y toucher.

Exquise révolte et douloureuse pensée ! Nous avons connu la petite Montmartroise qui ne se séparait jamais de la médaille de Sainte-Hélène de son arrière grand-père, laquelle, suspendue à un ruban rose, se balançait entre ses seins menus.

Friquette était de la même école. Elle avait le culte
Bébelle.
de ses morts et ne croyait rien souiller en associant le respect du passé aux vices du présent. De pareilles considérations déconcertent certains tempéraments et troublent les esprits faibles. Pour être l’Homme au Supplice Indien, M. Pochade n’en était pas moins impressionnable. Nous savons que, jusqu’ici, aucune Européenne ne lui avait paru de complexion assez robuste pour expérimenter son système de volupté. Devant le lit où un des auteurs de Friquette avait rendu son âme à Dieu, il sentit se refroidir son enthousiasme et se figer ses gestes. Il exagéra par la parole le malaise de ses sensations et, très courtoisement, sut esquiver le plumard second Empire.

Comme, quelques jours plus tard, il racontait cette aventure à notre vieil ami M. Lapaire, ex-amant de la duchesse d’Ersigny, celui-ci tint, en retour, à lui confier les dernières péripéties de son existence amoureuse.

— Ah ! mon cher Indien à la manque, si vous saviez la tuile qui vient de me tomber au coin de la trompette ! Figurez-vous que je fais la connaissance, il y a une quinzaine, à la Galette, d’une môme tout plein gironde. Je l’invite à prendre un verre, je la questionne sur son état-civil et j’apprends qu’elle se nomme Isabelle, et se surnomme Bébelle, qu’elle a dix-sept berges, qu’elle exerce la profession de couturière, qu’elle est vaccinée avec succès, mais qu’elle ignore la natation. «  Et toi, comment qu’tu t’appelles ? me demanda l’enfant : — Oscar du Moulin… »

— Vous dites ? — fit M. Pochade.

— Oscar du Moulin. C’est mon pseudonyme depuis vingt ans que je ne manque pas une réunion de la Galette. Avouez que je le mérite. Je continue. Or donc, Bébelle commence à me faire comprendre que je suis à son goût. Ce qu’elle cherche, c’est moins un amant que le moyen de semer sa famille. Le résultat est le même pour moi. Cependant je reste inquiet devant certaines révoltes de la môme quand je parais m’intéresser à sa vie privée. Enfin, on s’entend pour rentrer chez moi, et la nuit jette son voile sur ce que la pudeur défend de préciser. Le lendemain matin, après le chocolat du Planteur, je dis à Bébelle : « Ma gosse, je ne veux pas nuire à ta respectabilité, il faut retourner à ton turbin. Voilà mon petit cadeau… À la revoyure ! » Elle me quitte, triste, très triste… Une heure après on carillonne à ma porte. J’ouvre et je vois Bébelle le nez dans un mouchoir plein de sang et un œil au beurre noir. Je pense immédiatement qu’elle a reçu une tripotée d’un jaloux quelconque. Ouat ! c’était bien autre chose… Elle m’explique que ce jaloux est son papa, lequel a l’habitude, chaque soir avant de se coucher, d’aller dire à sa fifille un bonsoir peu ordinaire de la part d’un paternel. « Ah ! ah ! ah ! que je m’écrie, c’est donc là ce secret plein d’horreur que tu ne voulais pas m’avouer ? Ton père est satyre ! — Hélas, soupira le malheureux rejeton, voilà trois ans que je suis sa victime, mais c’est fini, je ne

Le haut Montmartre.
peux plus. — Bien parlé ! lui répliquai-je, quoique tu aies pu te ressaisir un peu plus tôt. N’importe ! ton saligaud de daron va savoir ce qu’il en coûte d’avoir contre soi Oscar du Moulin. Passe devant et conduis-moi chez cette brute. — Oh ! c’est facile de le reconnaître, expliqua Bébelle, il est commissionnaire et ne quitte guère sa boîte place Dancourt. » Nous voilà partis, la petite toute tremblante, moi résolu à me payer sur la peau de la bête. « Tiens, r’luque-le ! » s’écria Bébelle, en me désignant le monstre qui, assis sur sa boîte, fumait tranquillement sa pipe. » Je serre, dans la poche de mon falzar, le vingt-deux à ressort qui ne me quitte jamais, et je m’avance : « C’est bien vous le père de Bébelle ?… Oui… Eh bien, moi,
Et je montre mon vingt-deux à ressort.
je suis son amant et je viens vous saigner comme un cochon ». Et je montre mon vingt-deux. Ah ! mon cher, si vous aviez vu l’effet produit par mes paroles ! Le vieux me regarde, lorgne sa fille et ftt ! le voilà qui se déguise en cerf par la rue Chappe. Allez donc courir après quand on a nos âges et qu’il ne vous coule plus du vif-argent dans les veines ! « Oh ! va, ça suffit, m’assura Bébelle, il a trop le taf de la rousse pour me relancer maintenant… Car, je peux bien te le dire, il n’en est pas à son coup d’essai. J’avais deux frangines, une qui était typote, l’autre qui allait en journées pour coudre, eh bien, elles ont dû décaniller à cause de ce vieux dégoûtant. Personne n’a plus eu de leurs nouvelles. Peut-être bien qu’elles ont mal tourné… C’est pas tout ça, mais qu’est-ce que je vais devenir à mon tour ?… Voilà que n’ai plus de domicile. » Je n’aime pas les demi-sauvetages : « Qu’à cela ne tienne, je te recueille, annonçai-je à la pauvre créature. » Et je la pris chez moi. Pendant huit jours ça alla. La seconde semaine ça commença à ne plus marcher que sur des roulettes carrées. Bébelle avait mal ici, là, et surtout à la mâchoire où des chicots la tourmentaient. Moi, toujours bonne poire, je lui offre le dentiste. Elle y va et v’ian ! elle tombe sur un jeune zigomard qui ne s’occupa pas que de sa bouche. Tant et si bien qu’un beau jour la gosse ne rentre plus et se colle avec son peu scrupuleux opérateur… Et me voilà veuf une fois de plus, et pas encore dégoûté des femmes. J’en ai pourtant connu de tous les calibres, j’ai fréquenté les bouges, les fortifications et les ateliers. J’ai cru faire de la charité et du bonheur. J’ai joué au père noble et à l’amant prodigue et toujours, toujours un marloupiau est venu me supplanter dans le cœur de ces coquines. C’est à ne pas y croire, mais plus elles nous en font porter, plus on veut recommencer de nouvelles expériences.

— Que voulez-vous, — soupira M. Pochade, résigné, — on se fait vieux.

— Et puis après, qu’est-ce que ça signifierait si les bougresses avait pour deux sous de jugeote. Ne sommes-nous pas nobles, généreux, courtois, et de tout repos ?

M. Pochade dodelinait de la tête :

— Oui, voilà, c’est ce repos-là qui les embête… Voyez où en est Plusch avec Échalote… Allons, allons, mon brave Lapaire, faut nous faire une raison. Nous avons été jeunes, nous avons été beaux, on nous a aimés peut-être, vivons désormais de nos souvenirs.

— Merci bien ! — riposta le dénommé Oscar du Moulin, — j’ai encore dix années d’automne avant le gâtisme de l’hiver, et l’été de la Saint-Martin n’a pas été créé pour les manchots ! Pleurez, vous les hommes qui voulez absoudre l’ingratitude de vos compagnes et faire pénitence à leur place, moi j’agis encore… Après nous la fin du monde !

— Avec nous, devriez-vous dire, — marmotta M. Pochade qui, décidément, n’était pas d’humeur à partager les idées impurement « j’m’enfichistes » de M. Lapaire.

Cependant il s’en fut à l’apéritif de Tabarin où il savait pouvoir offrir quelques consommations de choix aux danseuses disponibles.

IX

Où l’on voit M. Dutal, qui n’était que maboul, devenir tout à fait louftingue.


Un vent de folie soufflait sur la Butte. Le plus atteint était incontestablement ce malheureux Adhémar Dutal qui, depuis le duel au siphon, donnait les plus grandes inquiétudes à sa famille. Ne l’avait-on pas vu étreindre sa vieille nourrice, promue aux fonctions de bonne à tout faire, en l’appelant Échalote ; serrer les mains de son père après avoir soupiré : « Mon pauvre Plusch, ce que nous le sommes, tout de même ! » et foncer sur l’écaillère qui ouvrait des portugaises au bas de sa maison en hurlant de toute la force de ses poumons : « À bas les poissons ! Hou ! Hou ! »

On ne se toque pas impunément d’une Échalote. Le relent d’une telle femme vous monte vite au cerveau et Mme Victor, avec un peu de psychologie, eût pu constater que toucher à son corps correspondait au contact de la machine électrique. L’appareil ne bronche pas, mais les expérimentateurs sont foudroyés.

Un poète de Montmartre, le plus solide et le plus clairvoyant des poètes, n’avait-il pas un jour frémi de la pointe des cheveux à celle des orteils simplement parce que, pour le faire taire alors qu’il se laissait aller à une dissertation philosophique sur le vice triomphant, Échalote lui avait mis un doigt sur la bouche en prononçant ces paroles lapidaires : « Ta bouche, bébé, t’auras une frite ! » Il avait pâli, il avait verdi, lui le poète qui se croyait guéri des faiblesses masculines et pré tendait ne frissonner qu’à bon escient.

La veille, au cabaret du Soleil Blond, une femme du monde lui avait fait des avances sous la forme d’un poulet parfumé à l’opopanax, où il était écrit qu’on l’attendrait à la sortie pour le conduire en un cabinet où miroitait la galantine à la gelée et le brocart d’un divan. Artaxercès lui-même n’eût pas séduit ce prince du verbe, et voilà qu’un doigt, un seul doigt posé sur ses lèvres troublait sa quiétude et ses opinions cuirassées.


Une muse locale et son bien-aimé.
— Sacrée gonzesse, — murmura le poète, — si je te tenais dans mon pucier, je te prie de croire que je te dirais deux mots.

Comme on était chez Robinet et que M. Plusch et la Grande Bringue s’y livraient à leur pâture quotidienne, il lui en scanda plus de deux :

— Arrière, moderne courtisane ! Vade retro, Messaline ! Apollon ne joue pas de la flûte avec l’index de son prochain. Remettez votre doigt dans vos narines et laissez-moi parler.

Mais, après ce bel acte d’énergie, sa parole fut difficile et sa langue empâtée. Échalote, une fois de plus, avait mis le désarroi dans un organisme.

« La femme qui trouble malicieusement l’âme d’un vidangeur et qui ne se livre pas, aussitôt après, à ce vidangeur, sera jugée par un tribunal de prostituées et d’homicides » dit Léon Bloy.


Un couple d’esthètes.
Échalote, qui ne troublait que les esprits élevés, les malins comme M. Plusch, les moralistes comme Dutal, avait le droit de se réserver. Elle le faisait, en effet, et de plus en plus pour Victor, lequel, après avoir enfin volé du tas de tessons de bouteilles du maquis de la rue Caulaincourt au trottoir de la place Constantin-Pecqueur, ne doutait plus de ses dispositions aviatrices.

Le poète s’en consolait à sa manière auprès des muses locales, car il est encore à Montmartre, malgré le commerce des amantes professionnelles, quelques esthètes aux cheveux plats pour qui le bonheur tient dans un baiser.

Celles-ci, certes, n’eussent pu chérir aucun des Embêtés du Dimanche, ni même le nébuleux Adhémar. La muse aime l’amour et les biceps ne lui font pas peur. Laissant aux salariées de la tendresse les minauderies, les réticences, les maux de ventre et les syncopes, elle s’enflamme pour un sonnet et ne s’éteint pas d’elle-même. L’homme qui allume son cœur s’y brûlera à son gré, car le feu du caprice, comme celui du sarment, flambe vite et chauffe dru.

Échalote méprisait les poètes et les muses. Le café-concert lui avait enseigné l’art de la calembredaine, et qui ne la faisait pas « rigoler » était indigne d’elle. Pour lui plaire M. Dutal avait, un soir d’épanchement, consenti à rimer contre la Grande Bringue, laquelle, à force de chapitrer Échalote, se faisait prendre en grippe :

Ô amour d’une muse ! Amour que nul n’oublie !
Poire réconfortante et qu’un clan s’approprie !
Rien qu’en sollicitant pour le droit d’y goûter,
Chacun a son pépin et tous l’ont en entier.

Or, Adhémar, en se livrant à cette piteuse parodie, tapait faux. L’honneur de la Grande Bringue, comme le veau d’or, était toujours debout, et personne sur la Butte n’avait encore obtenu le droit d’explorer l’intimité de l’incompris bas bleu.

Il était écrit que tout tournerait au détriment de ce Lovelace à la manque, de cet Othello à l’eau de Seltz. Mais on ne joue pas au croquet avec son cœur sans risquer de s’asséner une bonne fois l’irrémédiable coup de maillet. Adhémar avait trop abusé de ce viscère qui, meurtri, vidé, trituré, inconsistant, venait, par un phénomène anatomique, de lui monter au cerveau.

Depuis quelque temps sa famille guettait et redoutait la catastrophe. Elle se produisit lors d’un banquet offert à M. Dutal père à propos de l’éclosion d’un poireau à sa boutonnière. C’était justice : depuis trente ans ce contribuable fabriquait des engrais chimiques et le sol républicain lui devait beaucoup.

Par bienséance on avait placé l’héritier de la gloire et de la fortune près d’une douairière tombée dans la panade. Cette dame, qui mangeait péniblement, parlait peu. Par contre, elle savait écouter et suivait avec attention les débats ouverts entre deux convives au sujet d’une récente affaire mi-criminelle, mi-amoureuse. Comme la dame, après la plaidoirie profane d’un convive, opinait des papillotes : «  Hein ! ça t’émoustille cette histoire, vieille passionnée ! » lui souffla Adhémar, après l’avoir gratifiée d’un formidable coup de genou ! La dame menaça de s’évanouir et, pour ne pas troubler davantage la petite fête, on fit sortir le malappris. La roche Tarpéienne est près du Capitole. Des sommets de la fierté filiale Adhémar tomba dans la misère du cabanon.

La nouvelle de ce malheur se répandit assez vite dans Montmartre. Pour évaluer son désastre, Échalote expédia Victor aux renseignements. L’aviateur en revint les larmes aux yeux. Il avait eu la confirmation, chez les fournisseurs de la famille Dutal, de la tuile qui leur tombait. Pourtant il restait un espoir : Adhémar n’était pas interné et on le douchait à domicile.

L’avenir s’annonçait mal. C’était l’époque des étrennes. Victor avait à en recevoir. Pour comble de guigne, M. Plusch, qui venait de se remonter en chaussures, était désargenté.

— Échalote, ma gosse, va falloir changer ton fusil d’épaule, — décréta Victor, une nuit, dans le tête-à-tête de l’oreiller.

— J’y pense et j’en ai le taf.

— Bah ! un clou chasse l’autre ! Un amant de perdu, dix de retrouvés !

— Les temps sont durs…

— Chut… Écoute… — fit Victor. — On joue du violon dans la rue.

Une cacophonie étrange montait jusqu’à eux. La Berceuse de Jocelyn, coupée de matchiche et d’airs d’Offenbach, rompait le silence de l’impasse Blanche-Neige. Des coups d’archet aigres tentaient des pizzicati, des arpèges échevelés, des notes tremblées sur la chanterelle. Soudain une voix accompagna l’instrument :

La môme Échalote, ohé !
Viens à ta fenêtre.
C’est l’amour qu’est à tes pieds,
Montre ta frimoussettre.
Je t’aime, tu le sais bien ;
Oh ! descends, ma blonde.
En dehors de ton joli sein,
C’est la fin du monde.

— Qu’est-ce qui vient goualer à cette heure ? — bougonna Victor. — Va donc z’yeuter.

Échalote, très flattée de cette aubade, était déjà hors du lit. Soulevant les rideaux elle inspecta la rue.

— Non ! non ! c’est impossible, je rêve ! — s’écria-t-elle.

— Quoi qui n’y a ?

— Vite, vite, viens voir, c’est lui, le louftingue, tout nu, qui grince du jambonneau.

Il n’y avait pas à en douter. C’était bien M. Dutal qui, vêtu d’espadrilles, d’un collier de marrons, d’un chapeau haut de forme, et sans la moindre feuille de vigne, jouait et chantait, en l’honneur de sa belle, un pot-pourri de sa composition.

Comment était-il là ? Par quel stratagème s’était-il enfui de la maison paternelle où on le soignait ? Mystère et acrobatie.

— C’est pas tout ça, — déclara Échalote, — il va attraper la crève et on m’accusera de zigouiller mes amants. Les gens sont si bêtes ! J’ai déjà une assez sale réputation depuis que le père Plusch a pleuré dans tous les gilets de la rue Lepic. Si celui-là continue à me faire de la réclame, où irons-nous ? Grouille-toi, passe tes frusques et va lui porter un pardessus. Il faudra aussi le reconduire chez lui. Parole ! il commence à me faire de la peine. Et puis le daron sera content de nos bontés. Tiens, v’là le portemornifle, prends un sapin, faut bien faire les choses.

Quand Victor fut habillé, sa femme lui planta un baiser sur l’œil.

— Va vite, mon titi, et pardonne-moi de t’infliger ce coup de rasoir. C’est pas ma faute, je suis sensible, et puis, ne le perdons pas de vue… il a peut-être fait son testament.

Après quoi, tranquille comme toute petite personne qui vient d’accomplir un devoir, elle se reglissa dans les draps tièdes et s’endormit, l’esprit à l’aise.

X

Le Midi s’en mêle.


Minuit ! C’est la sortie de tous les Moulins. Une vague humaine déferle de celui de la Galette, ramasse au passage les flâneurs de la rue Lepic, entraîne les oiselles nocturnes de la place Blanche, raccroche à son choix les promeneuses désenchantées et bredouilles des music-halls, échoue aux terrasses des cafés ou s’engouffre dans les tavernes.

Montmartre palpite de sa fièvre spéciale. Les artistes, qui ne comptent plus guère pour lui, sont couchés, mais la galanterie s’éveille et darde sur la foule ses regards prometteurs. Ici, là, à droite, à gauche, en haut, en bas, les enseignes électriques invitent le passant. La population intermédiaire entre la cocotte et le désœuvré multiplie ses efforts, veille aux canapés et aux fourneaux.

Aujourd’hui, la nuit s’annonce pluvieuse. L’orage gronde, on ne flânera pas dans les rues et les relations de trottoir prendront vite le chemin des salles lumineuses. Déjà les tables vides sont rares. Les consommatrices encore veuves sont renvoyées d’une chaise à l’autre dès qu’un client fait irruption. Les gérants agitent leurs serviettes, les garçons se désarticulent, chacun est aux ordres du nouveau venu et malmène l’habituée qui n’est ni bien nippée ni belle.

Échalote, à l’école de M. Plusch, avait acquis l’art du discernement. Aussi ne nourrissait-elle aucun penchant pour les restaurants de nuit et ne consentait-elle à leur porter son écot qu’à la dernière extrémité. La démence d’Adhémar Dutal avait entraîné cette obligation. Victor n’était plus dans l’âge où l’on jeûne et la bohème ne lui avait jamais souri. Échalote, ayant assumé l’entretien de la maison et de son chef, avait à cœur de se débrouiller. Toutefois, dans sa jugeote de gosse ficelle, elle redoutait l’aventure rapide entre une petite femme à la côte et un homme pressé.

Un ou deux louis, puis l’oubli du partenaire, n’étaient pas ce qu’il lui fallait. Par contre, elle avait observé combien les soupeuses accompagnées prennent de l’importance pour leurs voisins. Il s’agissait donc de se réserver un chaperon et M. Plusch, dans son incommensurable bonté, ne refuserait pas de laisser une, ou même deux amies, s’asseoir à sa table, quitte à ne rien espérer en échange de leur pâture. Quand on a résolu d’aimer des Échalotes, il faut accepter de gaieté de cœur leurs incorrections.

Flanquée de Friquette des Paillons, Mme Victor s’amena vers une heure du matin au Siroco, restaurant d’entresol où tout individu de taille moyenne risque de taper du chapeau au plafond, mais où il est de mode d’aller applaudir quelques danseuses cosmopolites remarquables par l’ex-fraîcheur, de leurs costumes, un cake-walkeur nègre et un hidalgo au pantalon collant qui tourbillonne et chahute. Les deux copines savaient y retrouver le président des Embêtés du Dimanche qui, depuis quelque temps, écœuré de tout, des hommes, des femmes et de lui-même, s’y livrait quotidiennement à une noce un peu plus relevée que ses ribouldingues à la flan, puisqu’il n’hésitait pas à échanger la forte somme de trente sous contre une tasse de chocolat et un verre d’eau.

— Pousse ta bidoche et fais-nous une place, gros mimi, — ordonna Échalote sur un ton et avec un geste d’impératrice romaine.

— Avec plaisir, — répondit M. Plusch, — seulement vous serez plutôt mal à l’aise. La banquette est envahie par une bande d’Iroquois qui parlent gascon et ont l’air de s’embêter à mille francs par tête.

— Une bande de quoi ? — questionna l’exquise Friquette.

Mais déjà, à l’idée que ces gens étaient des étrangers (l’explication de M. Plusch ne l’éclairait point), Échalote les avait gratifiés d’un regard en coulisse.

La joie régnante était relative, les esclaves de la danse s’agitaient sans ardeur, les musiciens jouaient sans âme, les clients étaient silencieux, le chanteur aurait donné cher pour en avoir fini. Là aussi on s’amusait par principe et sans foi. Un seul soupeur, qui avait juré d’en prendre pour son argent, compromettait son alliance d’or dans une série d’ailes de pigeons et de sauts de carpe qui le projetaient du tapis sur les tables.

— Hein, si son épouse venait faire un tour par ici, — supposa M. Plusch, — croyez-vous que nous en aurions pour notre argent ?

— Les femmes légitimes me laissent indifférente, — déclara Friquette.

Mme Victor se froissa d’une telle opinion.

— Dis donc, tu oublies à qui tu parles, — lança-t-elle à son amie. — Je ne me suis pas mariée à la mairie de Fouilly-les-Pincettes, moi !

Elles se pignochèrent un peu pour la galerie.

Les Iroquois désignés par M. Plusch restaient sévères. Venus peut-être pour s’initier à la grande vie, ils paraissaient déçus.

— Tu danses une mouillette avec moi ? — proposa Échalote à Mlle des Paillons.

— Si tu veux.


Friquette et Échalote s’entendaient à merveille pour scander, par d’habiles mouvements de croupe, les mesures de l’orchestre.
C’était un moyen d’attirer l’attention des spectateurs. Friquette et Échalote s’entendaient à merveille pour scander, par d’habiles mouvements de croupe, les mesures de l’orchestre.

L’absence momentanée de ces dames autorisa un des Iroquois à adresser la parole à M. Plusch.

— Pardon, monsieur, mais sommes-nous vraiment dans un des endroits les plus folichons de la capitale ?

— On le dit.

— C’est bizarre.

— À mon tour, pardon, — fit M. Plusch, — êtes-vous venus à Montmartre uniquement pour vous y divertir ?

— Que non pas, — répondit l’inconnu ? — nous faisons un voyage d’études dans Paris.

Puis, histoire de compléter ses renseignements et en manière de présentation, il ajouta modestement :

— Nous sommes des savants de Béziers.

M. Plusch esquissa un sourire que son interlocuteur ne comprit pas.

— Ça vous étonne ?

Le président des Embêtés du Dimanche donna ses raisons.

— Ce qui m’étonne, ce n’est pas la qualité, peuh, peuh, c’est la quantité.

On était sur le chemin du bavardage, et M. Plusch n’était pas fâché de se trouver une dis traction. Il renseigna les Biterrois, leur donna des tuyaux, leur dit le nom des femmes.

— Et ces deux jolies personnes que vous accompagnez sont vos amies ? — hasarda un des Méridionaux.

— Mon Dieu, elles seront aussi les vôtres si vous vous en donnez la peine, — répliqua M. Plusch.

— La brune se nomme Friquette des Paillons, la blonde est Échalote.

— Échalote ? cette Montmartroise aussi célèbre que le mouton à six pattes ou l’homme à la peau extensible de chez Barnum ?

— Peut-être… mais me direz-vous comment la réputation d’Échalote a pu s’étendre jusqu’à Béziers ?

— C’est bien simple. Une conférence fut faite un soir, dans notre ville, sur l’esprit de Mont martre. Le conférencier était un gentilhomme de grande allure : le chevalier de Flibust-Pélago… Il nous cita, comme modèle du genre, une certaine Échalote…

— C’est bien la même — fit M. Plusch, qui ne s’étonna pas d’apprendre que le vieux Flibust-Pélago utilisait, au cours de ses voyages d’affaires, les potins du restaurant Robinet.

— Alors, — conclut le Languedocien, — nous n’aurons pas perdu notre temps. Il nous est très agréable, croyez-le, de voir de près ce petit phénomène.

— Hélas ! — avoua M. Plusch, — nous sommes quelques-uns sur la Butte à l’avoir vue d’un peu trop près, peuh, peuh. C’est le jeu de qui perd gagne.

— Oh ! moi, vous savez, — expliqua l’enfant du soleil, — je parle platoniquement. Les passions de ma jeunesse m’ont guéri à tout jamais du mal d’aimer. J’ai eu, moi aussi, mon Échalote, seulement elle sentait l’ail, car elle était de Marseille. Ah ! monsieur, ce qu’elle m’en a fait porter !

À cet instant, les deux amies réapparurent, rouges et essouflées. Pour que chacun ait un échantillon de leur souplesse, elles s’étaient agitées comme des épileptiques.

Un des Biterrois, le plus replet mais aussi le plus muet, crut le moment venu d’intervenir.

— Tu me fais transpirer, avec ton mépris des femmes. Tout homme a la maîtresse qu’il mérite. Personne ne t’obligeait à confier ton cœur à une andouille. Fallait faire comme moi, chérir les Parisiennes. Avec les créatures spirituelles, il y a toujours une ressource.

M. Plusch commençait à se divertir. Il voyait mûrir la poire, la bonne poire qui serait, aux mains d’une quelconque petite bonne femme, le fruit d’or et de folie. Son instinct lui disait qu’Échalote serait là pour la cueillir. Cette pensée ne le troublait guère. Tant de choses vues et souffertes avaient tanné sa sensibilité, et le mauvais état de ses finances ne l’autorisait pas à faire figure de protecteur. Aussi suivait-il sans douleur le manège de son infidèle maîtresse et ne s’étonna-t-il pas de la carte extraite mystérieusement d’un portefeuille et glissée, avec non moins de précaution, dans la main de Mme Victor.

Sous le prétexte d’aller faire un raccord à leur maquillage, ce que Friquette des Paillons désignait par l’expression charmante de « se sucrer la gaufre », les deux amies s’échappèrent pour quelques minutes vers le lavabo.

— Bouge pas et tais ta gueule, — murmura Échalote, — j’ai fait un chopin. Attends un peu qu’on voit qui qu’c’est.

Sur le bristol, en large anglaise fioriturée, s’étalait ce nom sonore :

NARCISSE MASESPATAT-QUANTÉBIST
Propriétaire-Archéologue
Béziers.

Au crayon, l’adresse parisienne avait été ajoutée :

Hôtel des Corbières, rue…… no … Propriétaire-Archéologue

— Y a du bon ! — déclara Échalote. — Je lui écrirai demain.

XI

Où l’on voit que pour être archéologue
on n’en est pas moins homme.


Malgré la quarantaine, le phylloxéra dans ses propriétés, un mariage déplorable et un embonpoint excessif, M. Masespatat-Quantébist avait conservé les illusions de sa jeunesse. Il en avait encore gardé la foi naïve et n’eût, pour un empire, contrecarré les idées de sa femme, laquelle ne se fût pas mise à table un vendredi pour y manger gras. Seulement, M. Masespatat-Quantébist étant gourmand et elle-même ne renâclant pas sur un beau morceau, la cuisinière avait l’ordre de choisir, dans le programme maigre, les plats les plus consistants. Aussi mangeait-on dans cette maison, les jours de jeûne, de succulents canards sauvages ou de fines sarcelles. Ce n’est pas de la viande, dit l’Église, et il s’en fallait de l’épaisseur d’une soie que la maritorne ne leur servît quelque copieux jambon ou quelque lard magistralement fumé, le fermier de M. Masespatat-Quantébist lui ayant assuré qu’après avoir jeté son cochon à la rivière il avait acquis la certitude que cet animal, nageant comme les poissons, pouvait leur être assimilé.

En conséquence, le confortable régnait dans cette demeure de Béziers, dont la manie archéologique du propriétaire avait fait un musée gallo-romain. Des crânes trouvés en labourant ses vignes, des stèles plus ou moins effritées recueillies sur les garrigues, des tronçons de glaives ou d’outils découverts au hasard des fouilles, M. Masespatat-Quantébist s’était composé une collection, à son avis fort rare, mais qu’aucun musée ne lui jalousait.

Au surplus, c’était un homme heureux de peu, qui s’habillait de gros souliers, d’un pantalon de hussard, d’une vareuse et se coiffait de petits chapeaux mous, dits frivoles.

Pour un seul coup de canif dans le contrat, il avait goûté au fiel du désaccord conjugal. En échange des quelques soirées de volupté passées en ville, Mme Masespatat-Quantébist lui avait réservé plusieurs années de scènes, de grincements de dents, d’assiettes cassées de colère et de mépris latent. Encore, si son mari l’avait trompée avec une femme de son monde, une dame de la bourgeoisie de Béziers, elle lui eût peut-être accordé le bénéfice des circonstances atténuantes. Mais non, il avait été se salir dans les bras d’une chanteuse ambulante, il
M. Masespatat-Quantébist.
avait été compromettre le nom des Masespatat-Quantébist dans une intrigue de soldat ivre.

— Poupoule, tu as tort de t’emporter ainsi, — avait protesté le Biterrois. — J’ai fauté, je l’avoue. Mais, crois bien que, même sans la découverte du pot aux roses, je ne me serais pas embourbé. Tu as su que j’avais emmené cette personne dîner au restaurant. Eh bien, je t’assure que rien que ce repas m’a dégoûté d’elle. Comprends-tu que je n’ai pu l’empêcher de mettre son assiette sur ses genoux et de tutoyer les garçons ! Tout homme peut avoir une minute d’erreur, mais, franchement, un savant comme moi ne se commet pas longtemps dans une telle aventure.

Le fait est que son parti était bien pris de ne plus s’adresser aux horizontales du Languedoc. Il rêvait de la seule, de l’unique capitale, de ses plaisirs et de ses petites femmes. Après avoir, par une conduite exemplaire, rattrapé l’estime de son épouse, il comptait bien faire un saut vers la Ville-Lumière et y chauffer son cœur aux feux des prunelles parisiennes.

Quand l’occasion se présenta d’aller en délégation se retremper dans de plus nombreux vestiges du passé que ceux de sa propre collection, on devine qu’il n’hésita pas. Les savants de Béziers se doivent à leur gloire, et Mme Masespatat-Quantébist eut à s’incliner devant les nécessités de l’érudition.

En vérité, ces savants étaient tous de pauvres maris soucieux de ne pas troubler la quiétude de leurs compagnes mais désireux de s’amuser un brin. Après la visite aux musées, après le dépôt, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, d’un rapport sur leurs travaux, on conçoit que les Biterrois ne tenaient guère à se coucher comme les poules. Pour être archéologue on n’en est pas moins homme et il est rationnel de passer des civilisations mortes aux civilisations vivantes. Si Lucrèce, Messaline et Poppée ne sont pas dans une amphore, nos Cléos, Oteros et Lianes ne sont pas dans une bouteille. Après s’être documenté sur les premières il est juste de se tuyauter sur les secondes.

Nos Biterrois sollicitèrent des lettres d’introduction auprès de nos reines de la galanterie. Hélas, ils avaient fui le Languedoc à l’époque où le soleil tape le plus dur, et Paris, lui aussi, était déserté par la société chic. Force leur fut donc, faute de ne pouvoir excursionner dans le quartier Marbeuf et la Plaine-Monceau, de se rabattre sur Montmartre.

C’est ainsi que, par les minuits tropicaux, ils prirent part aux bains de vapeur des restaurants de musique et de danses.

On a vu le résultat de leur initiation rapide aux mœurs de ces établissements. Tandis que les uns s’hypnotisaient sur les pantalons roses des odalisques, que les autres philosophaient, M. Masespatat-Quantébist ne perdait pas son temps et glissait une adresse à Échalote.

Une adresse jetée à ces petites bonnes femmes n’est jamais perdue. Deux jours plus tard l’archéologue recevait la prière de se trouver au square d’Anvers entre chien et loup, c’est-à-dire à l’heure où les amoureux pullulent au point de laisser inaperçu tout nouveau rendez-vous.

M. Masespatat-Quantébist, qui avait acheté un bouquet de réséda pour se donner une contenance, était ému. L’amour est éternellement candide chez celui qui ne pratique l’adultère que tous les dix ans. Quand Échalote parut, son soupirant bafouilla :

— C’est vous… Petite Persillade, c’est vous !

— Si lou plaît ?

— Oh ! pardon… Je voulais dire Échalote.

C’était bien là sa veine, il commençait par une gaffe ! Décidément sa femme avait raison de lui répéter que l’abus du tabac fait perdre la mémoire des noms propres. A-t-on idée de confondre Échalote avec Persillade ?

Il restait aphone, foudroyé par sa bêtise. Son bouquet au bout des bras, il contemplait Mme Victor.

— Eh bien, quoi, — fit celle-ci, — pourquoi me regardez-vous ainsi avec des yeux en boules de loto ? Je ne suis pas un train.

Il ne comprit pas la délicate allusion, mais il entendit la voix, une voix fraîche, avec un rien d’accent des faubourgs et qui le changeait de tous les organes de Languedociennes.

— Oh ! comme vous parlez bien ! — soupira-t-il. — Comme vous prononcez pointu ! Comme vous pincez agréablement la voyelle !

— Vous trouvez ?

— Je trouve.

— Eh bien, trouvez donc aussi un banc pour poser mes gîtes à la noix.

C’était difficile, la municipalité parisienne n’ayant jamais fait le recensement de ces parties d’individus à la recherche, les soirs d’été, d’un reposoir.

— Au fait, j’y pense, — s’écria soudain Échalote, — j’ai une copine qui loge rue Turgot, sa clef est chez la lourdière. On sera mieux pour causer. Ici ça sent les autobus.

« Déjà ! déjà ! — songeait M. Masespatat-Quantébist, — comme elle va vite en besogne ! Entre quatre murs je ne saurai jamais lui parler. »

Il n’osa pas davantage soulever d’objections à la proposition de son flirt. C’eût été si bon, pourtant, de se promener au clair de lune ou encore de héler un fiacre et d’aller vers la fraîcheur du Bois ! Et puis il lui aurait plu de prolonger la connaissance, d’apprendre à aimer cette enfant, de jouer un tout petit instant au fiancé.


En attendant, ses résédas à la main, il emboîtait le pas à sa conquête.
En attendant, ses résédas à la main, il emboîtait le pas à sa conquête.

« Tiens, — observait-il, — elle marche comme les pintades. C’est la faute à ces sacrés talons Louis XV. Pourvu qu’elle n’ait pas de varices ! » Il se trouva enfin, après avoir gravi une paire d’étages, dans un appartement tendu d’andrinople et de calendriers.

Échalote le débarrassa de ses résédas, de son chapeau frivole et le fit asseoir. Après quoi, prenant place sur les genoux du Biterrois, elle reprit la conversation :

— Est-on à son aise ici ? Au fond j’ai horreur des balades dans les squares. C’est mal porté.

— Quel âge avez-vous, ma mignonne ? — questionna M. Masespatat-Quantébist.

— Passé vingt et un ans.

Elle en paraissait toujours douze.

« Et il est des gens, — songea encore le Biterrois, — pour prétendre que les plaisirs flétrissent la beauté. »

Mais il ne parlait qu’à de longs intervalles.

— Vous êtes bien raplapla, — remarqua Échalote.

— Je suis un Méridional silencieux.

Dieu qu’il était mal à l’aise ! Il devinait pourquoi la mâtine l’avait entraîné dans ce logement et l’audace lui manquait pour étaler sa clairvoyance. Allons ! un peu de courage, que diable ! Vous compromettez le Midi, monsieur l’archéologue !

— Hum ! hum !

— Quoi ?

— Ma chérie…

— Après ?

— Si nous procédions à notre nuit de noces ?

Échalote éclata d’un rire de grelot. Pour un type, elle pouvait se vanter d’avoir rencontré un type. De mémoire de femme facile c’était la première fois qu’on lui parlait ainsi. Ah ! si Victor avait entendu la proposition ! Victor qui, au sortir de leur cérémonie nuptiale, lui demanda si, histoire de ne pas faire comme les autres jours, on serait sages.

— Dans mon pays, — reprit M. Masespatat-Quantébist, — il est d’usage de porter aux jeunes mariés, dès qu’ils sont couchés, une panade solidement poivrée et un verre de pippermint. Ce sont les garçons d’honneur qui surveillent ce repas.

— Zut ! on est brillant dans votre patelin !

— Tranquillisez-vous, petite, ce n’est qu’une coutume. Les savants de Béziers même n’en ont point besoin.

Et, comme Échalote avait l’air d’en douter, il le lui prouva.

XII

Ventre à table, verre en main.


M. Masespatat-Quantébist n’était pas de ces hommes vils chez qui la possession tue l’amour. À peine eut-il considéré Échalote comme un peu sienne que le souci le domina de lui rendre de légers services. Ce qu’il savait de la vie amoureuse en partie triple de cette petite ne le rebutait pas, au contraire. Appelé à rejoindre très vite sa province, il était ravi de ne pas savoir sa maîtresse citadine à la disposition du premier impertinent. Il est des hommes chez qui l’idée du partage ne prend pas les proportions d’une catastrophe, mais plutôt d’une garantie. Dans l’impossibilité où l’on est de veiller au bonheur d’une femme chère, la certitude que des gens dévoués à sa cause vous suppléent est rassurante.


Clients de Cacardasse.
Le voyage des savants de Béziers touchait à sa fin. Après avoir été reçue par quelques compatriotes lancés et brillamment arrivés dans la politique, la délégation n’avait pour séjourner à Paris aucune de ces raisons qui clouent le bec aux épouses acariâtres.

De plus, le temps des élections approchait et M. Masespatat-Quantébist, qui était un électeur influent, ne se fût pas pardonné de manquer à la veillée des urnes en faveur du sommeil parfumé d’Héliogabale.

Après les champagnes français, les vins allemands et les mélanges américains, il se devait aux « velours » et aux « panachés » des cafetiers de Béziers et aussi aux éternelles parties de jaquet-matador, qui sont encore ce qu’il y a de mieux entre bourgeois et prolétaires pour supprimer les distances et éviter les discussions.


Autres clients.
Toutefois, cet homme remarquable, ce citoyen, cet archéologue, ne voulait pas quitter Paris sans clôturer la joie qu’il y avait prise par une fête intime et bien réglée. Ayant appris à apprécier M. Plusch, sachant ce que ses millions croqués représentaient de soupers fins et d’orgies intelligentes, il se fia à lui pour organiser un dîner d’adieux dans une taverne correcte et avec des convives triés sur le volet.

Justement, M. Plusch venait de faire vendre pour la cinquième fois le café Cocardasse, et le nouveau propriétaire, qui n’ignorait pas la commission versée par son prédécesseur, se déclarait prêt à y ajouter la sienne si le président des Embêtés du Dimanche consentait à manœuvrer habilement auprès de ses nombreuses relations. Il s’agissait d’enlever aux maisons similaires la fine fleur de leur clientèle. Déjà on avait dit aux demi-mondaines huppées qu’elles auraient « l’œil » pour leur consommation personnelle, en échange des additions réglées par leurs amis galetteux.

Ces dames avaient répondu à l’invite, et, pour leur en témoigner sa reconnaissance, le patron n’avait rien trouvé de plus malin que de jouer au gentleman vis-à-vis d’elles et de les honorer d’une cour flatteuse. D’autre part, le gérant, qui était joli garçon, avait su plaire à quelques-unes. Si bien que, lorsque les élégantes Montmartroises avaient à leur dévotion un client sérieux, elles se gardaient de le conduire à Cocardasse, dans la crainte louable que les assiduités de leurs compagnons exaspérassent la jalousie des amoureux restaurateurs.

M. Plusch jugeait donc utile et juste de conduire les Bitterrois en cet établissement, d’autant que le menu, élaboré par sa science du bien-manger, serait succulent, et que, prévenues par lui, les plus exquises noctambules seraient présentes.

Friquette des Paillons fut de la partie, et Échalote eut le privilège de la place d’honneur. Quant à M. Narcisse Masespatat-Quantébist, placé vis-à-vis de son amante, il ne savait où donner de la tête pour répondre aux louanges dont il était l’objet, des mains pour servir ses voisines et des pieds pour faire comprendre à Échalote qu’il ne l’oubliait point.

Le bruit s’étant répandu sur la Butte qu’un généreux provincial régalait son prochain, un flot d’affamés prit d’assaut les tables de Cocardasse. Les nababs sont rares aujourd’hui, et il est doux pour les petites femmes de pouvoir se reposer sans perdre complètement son temps. Qui peut leur prédire le matin qu’elles souperont le soir ? Et pourtant elles ne renâclent pas sur le chemin à parcourir durant leur chasse au galant. Ne trouve-t-on personne place Blanche ? Vite on descend, par la Chaussée-d’Antin, faire un tour aux boulevards. N’y a-t-il rien d’intéressant aux boulevards ? On aiguise ses jambes vers le carrefour Châteaudun. Le carrefour Châteaudun est-il celui des pannés ? Allons, un peu de courage, on grimpe la rue Notre-Dame-de-Lorette et, prenant par la rue Henri-Monnier, on se transporte place Pigalle. D’une boîte dans l’autre, d’un sous-sol à un premier étage, on fait acte de présence dans toutes les salles, on étudie toutes les physionomies, on essaie de deviner si le soupeur solitaire pleure son célibat ou s’il n’est qu’un misogyne de bon appétit. Et des individus prétendent que le métier de marchande de sourires est un métier de paresse ! Et d’autres assurent que les filles ne s’y livrent que par fainéantise !

— Au respect que je vous dois, — disait un jour Échalote à la Grande Bringue, — j’aimerais mieux graillonner les fourneaux que de trotter comme ces imbéciles.

Échalote avait raison, Échalote avait d’ailleurs toujours raison quand il lui plaisait de développer ses vues sur la vocation de courtisane. Si elle avait quitté le commerce des pommes, où elle trouvait son profit, c’était apparemment parce qu’elle se jugeait apte au péché mignon de l’amour. Alors, elle pouvait dire leur fait à ses collègues, elle pouvait vilipender à sa manière les ratées et les laiderons qui n’ont d’espoir que dans la rencontre d’un aveugle au cœur chaud.

Certes, elle pouvait parler, elle qui ne s’adressait qu’aux êtres supérieurs, elle qui avait triomphé du scepticisme de M. Plusch, de la lucidité de Dutal, du caractère légèrement barbare de Victor, et qui, aujourd’hui, affolait l’archéologie et le Languedoc.


La place Blanche.
Au fromage, M. Bouci, le roi des Terrassiers, ayant levé son verre à la gloire du Midi, et l’Homme au Supplice Indien ayant vidé le sien en faveur de l’art et des baisers, Échalote voulut y aller à son tour d’une petite allocution.

— Mesdames, messieurs, je porte un kiosque…

Un rire général lui coupa le sifflet, et, comme le vacarme menaçait de durer, M. Masespatat-Quantébist, saisissant son frivole accroché à une patère, en redressa les bords, en creusa le fond, puis, ajustant ce fond sur son crâne, donna l’impression, les bords du chapeau montés en éventail, d’être coiffé d’une toque de juge. Pour compléter l’illusion, il glissa un côté de son mouchoir dans son faux col et, les mains élevées vers les ampoules électriques, rendit cette sentence :

— Quand on est bête et qu’on ne le sait pas, c’est qu’on n’est pas malin. Ah çà ! à quelle école avez-vous donc été pour rire d’un lapsus ? À l’école de M. Butor, sans doute. Il a fait de vous des ânes, oui, messieurs, des ânes !… et pas même des ânes savants !

Parce que M. Masespatat-Quantébist avait un verre dans le nez, et aussi parce qu’il était riche, les convives ne se formalisèrent pas de son jugement.

XIII

Location de plume.


En prenant congé d’Échalote, M. Masespatat-Quantébist lui avait posé cette encourageante question :

— Et maintenant, mignonne, formule un vœu, dis-moi ce que je pourrais bien t’offrir pour te rendre parfaitement heureuse.

Il l’avait déjà gratifiée de quelques bijoux, de deux costumes et d’une coquette collection de billets bleus. Qui aime bien, récompense bien.

— Vrai ? — s’écria Échalote, — si je vous dis mon envie, vous me la paierez ?

— Sans aucun doute.

Elle réfléchit un instant avant de lâcher le grand mot.

— Voilà : je voudrais faire un roman.

M. Masespatat-Quantébist, ayant laissé toute liberté au désir d’Échalote, s’attendait, certes, à quelque chose d’original. La jeune personne dépassait ses espérances.

— Un roman, diable ! Mais c’est quelque chose ! Et c’est même quelque chose de fort encourageant, car cela signifie, ma chérie, que tu tiens à occuper tes loisirs. Seulement, je n’entrevois pas le service à te rendre. Peut-être as-tu pensé à ma collaboration ? Dans ce cas, je me récuse. L’imagination n’est pas le fort des archéologues, qui ont plus besoin de documents que de chimères.

— Oh ! — répondit Échalote, — je n’ai pas besoin de vous.

— Et de qui donc as-tu besoin ? — interrogea M. Masespatat-Quantébist, qui ne fit pas une minute l’injure à Échalote de la croire disposée à s’atteler à une table pour y noircir du papier.

— La Grande Bringue me torchera un livre un peu suifé. S’pas, j’ai qu’à lui raconter ma vie.

De très bonne foi, toute femme croit avoir vécu un roman et ne doute pas que ce roman puisse passionner l’univers. Échalote ne faillissait pas à la règle. Comme l’époque est aux Mémoires, au Journal de la petite Chose, aux Cahiers du jeune Machin, elle ne doutait pas du succès qu’obtiendraient, au près des masses, ses confessions amoureuses. Le concert ne lui ayant pas réussi, elle tenait à tâter d’une autre profession. Rien ne l’empêchait de se jeter dans les lettres, puis que ce métier a ses nègres et qu’avec un peu d’argent on se réserve une notoriété d’autant plus rapide que le procédé est plus enfantin.

Mais Échalote ne sondait pas à ce point l’honorabilité des professions. Elle voyait le monde au bout de son nez en pied de marmite et ne s’expliquait pas les raisons qui lui feraient refuser une aubaine si cette aubaine était capable de claironner son nom. De plus, M. Dutal, statisticien au temps de sa lucidité, lui avait autrefois annoncé que la France comptait plus de cinq mille femmes de lettres. Rien ne s’opposait donc à ce qu’elle se mêlât à une phalange encombrée où tous les talents ne sont pas obligatoirement supérieurs à celui de Mme de Sévigné ou égaux à celui de George Sand.

Dès lors, la marotte avait germé, poussé, et, en l’avouant à Véronique Sirop, elle s’attendait à ce que la pauvre fille s’offrît pour hâter son éclosion.

— Je veux être célèbre, — lui avait déclaré Échalote. — Et puis, il y a assez longtemps qu’un tas de zigoteaux me cavalent sur la pastèque. On a l’air de m’aimer, de me dorloter ; au fond, on est jaloux de moi. Allez, j’en ai vu des choses et des gens, et j’en sais des histoires, et j’en connais des mensonges ! Alors, s’pas, ça me vengerait des mufles et des fourneaux.

La Grande Bringue, pour qui l’existence était une perpétuelle course à la pièce de cent sous, approuva l’idée de son élève. Pour sa part, elle ne demandait que le paiement de ses deux termes en retard chez son propriétaire, plus le pain et le tabac nécessaires à sa subsistance et à son inspiration durant l’enfantement du produit échalotesque.

— Avec trois cents francs, vous en verrez la farce, — dit-elle à l’ambitieuse Mme Victor.

C’était une paille, et M. Masespatat-Quantébist était de taille à l’avaler. Il regagna Béziers après avoir fait le nécessaire auprès de l’officier ministériel qui troublait le repos de Mlle Sirop et après avoir assuré à l’entrepreneuse de romans, tant que durerait le travail, une mensualité de bonne à tout faire.

Victor s’élevant dans les airs à la hauteur des poulaillers, Échalote se livrant à l’art d’écrire, il n’en fallait pas davantage pour que ce couple sympathique devînt le sujet des conversations de la haute Butte.

Les artistes les moins timorés sollicitèrent d’être reçus impasse Blanche-Neige ; d’autres trouvèrent plus pratique d’attirer le ménage chez eux comme attraction.

La renommée n’a pas cent bouches pour ne point bavarder un peu partout. Bientôt les particuliers ne furent plus seuls à s’arracher les deux phénomènes. Une société venait de se fonder, qui, sous le nom de l’Erato, avait la mission de faciliter les rapports courtois entre gloires et étoiles montmartroises. Chaque dimanche, dans la salle en cloche à melons du restaurant du Roc Helvétique, on se réunissait devant un tréteau où se jouaient les dernières conceptions des affiliés, depuis le solo pour trombone du blackboulé au prix de Rome, jusqu’aux cinq actes en vers du poète hirsute, avec intermèdes de chansonnettes, de conférences et de prestidigitation. La soirée se terminait sur une sauterie familiale coupée de bocks et de grenadines. C’était correct et réconfortant.


Une gerbe de pétunias lui fut remise par la personne la plus innocente de l’assemblée.
L’Erato ne se fût pas tenue au courant du mouvement artistique si elle avait omis de s’assurer l’adhésion de Mme Échalote et de son mari volant. On poussa même la délicatesse jusqu’à recevoir la pimpante autoresse en séance solennelle, tous membres présents, et une gerbe de pétunias lui fut remise par la personne la plus innocente de l’assemblée, en l’occasion une blanchisseuse de quatorze ans, timide et grasse, qui ne sortait qu’accompagnée de madame sa mère et disait le monologue avec pétulance.

Par des sautillements comparables à ceux de la puce dans la poudre de pyrèthre. Échalote témoigna sa félicité.

— Avais-je pas raison, — glissa-t-elle à Victor, — de vouloir te conduire dans les salons ? Tu vois si les gens distingués ont de belles manières ! Ça te change un peu de Nini la Moche, de la môme Tirelire et de toutes les rombières de la place Blanche.

— Oh ! — murmura Victor, — pour ce que j’en faisais !

— Possible, mais on se compromet tout de même.

À partir de cette cérémonie, Échalote prit à cœur de parfaire son éducation intellectuelle. Elle se montra dans les grands théâtres. « En plus que ça vous forme les idées, on peut avoir un voisin de fauteuil qui s’embête, s’pas ? » Elle acheta aussi des livres. Une romancière qui se respecte doit connaître quelques-uns des chefs-d’œuvre pondus avant les siens.

Elle put dès lors se permettre certaines critiques sur les préférences du public, et, en regard du jugement des grands bourgeois, elle osa donner l’opinion de la petite basse-cour. C’est ainsi qu’elle revint désappointée d’une représentation de Carmen.

— La musique n’est pas trop mal, — concéda-t-elle, — mais l’histoire est d’un vulgaire !

Pour les lectures, elle tomba d’abord sur la Dame aux camélias. Après en avoir parcouru les dernières pages, elle y trouva de l’intérêt. Elle lut alors les pages du milieu. L’intérêt augmentant, elle dévora le début du livre.

— C’est rudement beau ! — s’écria-t-elle. — Seulement, cette Marguerite Gautier qui dit à son gigolo : « Songez donc : je suis une femme à qui il faut soixante mille francs par an », est une purée. Je connais, moi, des gonzesses du quartier Monceau qui dépensent deux fois plus.

Comme elle faisait le plus souvent ses réflexions à Cocardasse, où M. Plusch consommait mélancoliquement de nombreux cassis à l’eau de Seltz, les Embêtés du Dimanche finissaient par s’exaspérer de l’ascension de cette mauviette.

— Eh ! retourne donc vendre tes pommes, — ronchonnait l’Homme au Supplice Indien, — ça vaudra mieux que de nous assommer de ton imbécile prétention.

— Tu ne seras jamais qu’un bas bleu en rupture de jarretelles, — assurait le Roi des Terrassiers.

Mais M. Plusch, plus sage, leur coupait la parole :

— Laissez-la faire, elle est sur le point de devenir célèbre, à la manière de la Merelli. Victor se chargera de sa publicité. Nous n’avons pas fini de rire. Et puis, quand elle aura amusé la galerie et que ses seins en mandarine seront ridés, nous la verrons tenir une échoppe à journaux ou un chalet de nécessité. Voyons, voyons, mes amis, êtes-vous nés d’hier et ne savez-vous pas que tout arrive ?

— Tout, oui, tout, — tempêta Échalote, — sauf le cresson sur ton caillou, espèce de vieux dur à cuire. Et puis, tenez, je vous ai assez z’yeutés. Bonsoir, la compagnie ! Mon livre va paraître, et vous allez voir ce que vous prenez !

— Tiens, en attendant, prends donc ça ! — fit M. Plusch en lançant à son idole une claque sonore.

Échalote ne broncha pas. Déjà l’orgueil d’être plus qu’une femme ordinaire lui donnait de l’endurance. Elle emporta sa gifle et se jura de l’utiliser.

XIV

Autre histoire d’occultisme.


Le roman d’Échalote était en pleine gestation quand une catastrophe imprévue et irréparable vint perturber l’horizon azur et rose de son auteur responsable. Au moment où allait flamboyer l’astre de gloire du plus aguichant des plus aguichants bas bleus une éclipse survint. Le destin des femmes tient dans les doigts d’un dieu malin et les créatures sages se munissent, sous l’averse des faveurs, du parapluie de la prévoyance. Certaines, trop accoutumées aux privilèges pour être prudentes, sont particulièrement guettées par le plaisantin de l’Olympe.

Plaignons-les et plaignons Échalote qui, depuis huit jours, était veuve.

Cela s’était fait en un tour d’aile. Son mari bienaimé, le jeune et complaisant Victor, au lieu de prendre son essor vers les nues, s’était, au cours d’une malheureuse expérience, abattu sur les vieux murs à contreforts de l’ancienne abbaye de Montmartre.
On avait ramassé Victor plat comme une limande et les ouïes décollées.
On l’avait ramassé plat comme une limande et les ouïes décollées. C’était horrible, et Échalote eût pu en mourir à son tour si des consolateurs n’avaient eu pitié d’elle.

— Courage ! Soyez forte ! — lui répétait la Grande Bringue, — le ciel vous devra une compensation. Songez à la réclame que ça va vous faire pour le lancement de votre livre.

— Hélas ! — pleurait l’inconsolable épouse, — il ne sera pas là pour le lire.

— Oui, mais vous trouverez un éditeur à l’œil et vous gagnerez de l’argent.

— Que m’importe la fortune : je n’aurai plus mon Titi pour la partager.

La Grande Bringue, qui était arriviste dans le sang, sans pour cela être jamais arrivée, trouvait cette sensiblerie ridicule. Ah ! si elle avait eu un mari, si ce mari était mort de façon à apitoyer les masses, si le récit de ses derniers instants avait rempli les journaux, quelle notoriété elle en eût tirée pour elle-même ! Elle essayait de convaincre Échalote qui, en cette occasion, faisait preuve de crétinisme et rompait un peu trop brusquement avec ses habitudes d’esbrouffe.

Occupée de sa toilette de deuil, des condoléances reçues de toutes parts, des dépêches pleuvant de Béziers, la petite n’était plus à son intrigue romanesque. Victor avait cassé son appareil au moment où l’héroïne du livre se livrait à un laïus sur la faillite de la prostitution. Comment Véronique Sirop, vierge acharnée, le terminerait-elle ? Il lui fallait les confidences d’Échalote, ses impressions et ses dégoûts toujours éloquemment traduits en cette langue gauloise qui, héritière du latin, comme lui brave l’honnêteté.

— Plus tard, plus tard, — répondait Mme Victor. — Aujourd’hui, je ne pense qu’à revivre avec mon cher grand écrasé. Laissez-moi souffrir à mon aise.

Les êtres, même les plus dissipés, ont des ressources de délicatesse. C’est ainsi qu’Échalote se dégoûta tout à coup au milieu de ses souvenirs d’amours fugitives et vénales et qu’elle décida, dans un bel élan de réparation, de changer leur cadre et par cela leur aspect.

Elle eût pu vendre son mobilier et se constituer
La rue Saint-Vincent.
ensuite une installation en harmonie avec son état d’âme. La crainte seule d’être estampée par un amateur d’occasion gêna ce fier projet. Elle était économe et, à l’école de M. Plusch, savait l’âpreté des fervents de la brocante.

On avait conduit Victor en ce vieillot cimetière de Montmartre qui, perché sur la Butte, laisse ses croix de pierre dominer Paris. Les voisins de l’aviateur étaient, pour la plupart, d’ex-personnages célèbres entre le boulevard de Clichy et le Sacré-Cœur ; d’autres avaient connu les honneurs et la gloire. Échalote jugeait Victor à sa place parmi ces squelettes notoires et, pour jouir elle-même du monument que sa piété conjugale faisait ériger sur les restes de l’apprenti oiseau, elle transporta ses lares en pitchpin et palissandre dans un immeuble de la rue Saint-Vincent dont les fenêtres plongeaient sur le champ mortuaire.

— Ainsi, je serai avec lui la nuit et le jour et nous nous parlerons, soupirait-elle.

Les décès triomphent des haines, et pour cause. M. Plusch pardonnait à Victor depuis qu’il était sous la terre. D’autre part, le désespoir d’Échalote lui était une heureuse surprise. Parce qu’il croyait cette petite dans l’incapacité absolue de pleurer pour une chose sérieuse, il extrayait sa réhabilitation de ses sanglots actuels.

— Si tu as peur dans ton nouvel appartement, — proposa-t-il à la veuve, — ne crains pas de me le dire. Je me ferai installer un lit près du tien, et je te protégerai.

— Merci, mon gros Loulou, — répondit Échalote, — mais tu n’es plus assez jeune pour changer tes habitudes, et puis l’ombre de mon Titi veillera sur moi.

Malgré des évocations illusoires, il lui restait une vague croyance dans les esprits. La Grande Bringue lui avait tant raconté d’histoires d’au delà qu’elle avait fini par se laisser persuader. Elle supposait son déménagement propice à sa continuelle communion matrimoniale et comptait sur certain guéridon qui, jusqu’ici, lui avait servi de table de nuit, pour aider aux conversations alphabétiques.

Au crépuscule, après avoir grillé à sa fenêtre quelques cigarettes de consolation, après avoir adressé à la tombe de Victor un au-revoir ému, elle s’attelait à son guéridon. Parfois le meuble était rebelle au bavardage ; lors de certaines expériences il était incongru. La loquacité des tables tournantes n’est pas invariablement le résultat d’une éducation raffinée. Les spirites ont enregistré des conversations singulières durant lesquelles de très notoires âmes révélaient leur éternelle muflerie. Des morts courts et précis abondaient dans leurs réponses et ces incorrections atténuaient, chez Échalote, l’angoisse surnaturelle de l’exercice.

Cependant, un soir d’orage, tandis que des éclairs déchiraient le ciel, que le tonnerre roulait et grondait, que les maisons semblaient trembler d’épouvante, elle fut prise à son tour d’un trac immense.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mais c’est la fin du monde, — murmurait-elle, non sans avoir la chair de poule.

Or, une fin du monde qui vous surprendrait entre votre table et votre armoire à glace serait affreuse. Il convient, dans ces moments rares, de se serrer les coudes, de se tenir les mains et d’attendre stoïquement.

Sur son palier logeait un célibataire rencontré plusieurs fois déjà dans l’escalier et qui, toujours armé d’un alpenstock, paraissait ne craindre ni les hommes ni les éléments.

Elle osa aller frapper à sa porte et lui confier son effroi. Le locataire accueillit avec grâce la femme et la chair de poule.

— Voulez-vous rester un moment ici ? J’ai du café.

— J’en ai aussi, — répliqua Échalote, — venez plutôt chez moi.

Il accepta. L’orage dura la nuit entière et Échalote ne commença à se rassurer qu’au petit jour. Son voisin était aimable et avait la manière, la bonne manière qui rend braves les oiselles affolées.

Vers neuf heures du matin un vigoureux coup de sonnette arracha les deux nouveaux amis à leur confiance.

— Ne nous troublons pas, — fit Échalote, — c’est sans doute la boulangère.

Mais s’étant levée quelques instants après, elle trouva, glissée sous sa porte, une carte cornée, la carte de M. Masespatat-Quantébist. Quelques mots y avaient été griffonnés au crayon : « Impossible, mon cher trésor, de vivre plus longtemps loin de toi te sachant malheureuse. Je suis à Paris pour quelques jours. Viens déjeuner chez Raff, où je serai à midi. »


M. Masespatat-Quantébist, sans oser davantage, baisa le gant de Suède qui lui était présenté.
Elle fut au rendez-vous, drapée dans son affliction et son crêpe.

— Pardonnez-moi de ne pas vous avoir ouvert ce matin, — gémit-elle en serrant les phalanges du Biterrois, — mais j’étais en communication avec mon pauvre mari, et vous m’auriez arrachée de l’astral.

Les cœurs généreux respectent les religions et les douleurs. M. Masespatat-Quantébist essuya une larme qui perlait au coin de sa paupière et, sans oser davantage, baisa le gant de suède qui lui était présenté.

XV

Comme quoi il ne faut pas toujours prendre à la lettre
les maximes des grands moralistes.


Je t’assure, — dit un jour Friquette des Paillons à Échalote, — que tu as tort de ne pas avoir un chien. Ces bêtes-là, ma chère, sont intelligentes comme personne. Pour toi qui vis seule et tout là-haut, un clebs vaudrait un sergent de ville. Fais-toi donc payer un bull dans le genre du mien : ça ne lâche pas son morceau quand ça mord, ou un danois truffé qui vous étrangle un homme comme un radis.

La perspective d’avoir un ami à quatre pattes plut assez à Échalote qui, immédiatement, se reposa sur M. Masespatat-Quantébist pour cette nouvelle acquisition. Le Biterrois s’en fut, à l’instant même, chez un notable commerçant de la rue d’Amsterdam dont la boutique se divise en compartiments grillagés. Aux cages supérieures sont les oiseaux rares destinés à séduire toutes les Jenny l’ouvrière tournées à la cocotte ; aux cages basses sont les cabots d’espèces en cours dans le quartier, depuis le loulou de Poméranie jusqu’à l’essuie-plume dit papillon.

M. Masespatat-Quantébist jeta son dévolu sur un fox encore à la mamelle mais qui promettait de faire un animal vigoureux. Tape à l’œil et la queue cicatrisée, on pouvait l’offrir.

À la vue de cet enfant, Échalote sentit s’épanouir son cœur de mère manquée.

— Comment l’appellerons-nous ? — s’écria-t-elle. — Parmi les cadors j’ai connu des Trompette, des Pif, des Paf, des Marquis, des Poupoule… Si on le baptisait Lolotte ?… Lolotte, le fils à Échalote, c’est trouvé, s’pas ?

— C’est trouvé, — approuva M. Masespatat-Quantébist ; — seulement, ton chien n’étant pas une chienne, ce nom…

— Qu’est-ce que ça peut bien nous fiche ! — lança Échalote.

— Rien du tout, — bafouilla le Biterrois en manière d’excuse pour son inutile objection.

On fit les honneurs de l’appartement à Lolotte et, afin qu’il se sentît tout à fait chez lui, on lui confectionna une niche dans un carton à chapeau.

— Comme ce sera amusant ! Il est si petit, — déclara Échalote, — que je pourrai l’emmener avec moi partout.

Dès l’instant où Lolotte eut la bonne fortune de tomber entre les mains de la veuve Victor, l’existence fut pour lui un tourbillon de fêtes. Le matin, à la brasserie, il déjeunait de choucroute et de pickles ; l’après-midi, dissimulé dans une des poches de M. Masespatat-Quantébist, on le trimballait du rayon de la parfumerie des Galeries Farfouillettes à celui des chapeaux du Panier Fleuri, après quoi on le hissait dans un fiacre à moins qu’on l’engouffrât dans le métro. Il arrivait encore que Lolotte fît son boulevard à l’heure opaline et goûtât, emmi les estaminets, à l’absinthe, tueuse de vers. Enfin il dînait dans les restaurants chics, allait de temps en temps au concert et soupait, ces nuits-là, en d’étranges abbayes.

Au bout de trois semaines de ce régime, Lolotte claqua. Un soir, en rentrant chez elle, Échalote n’extirpa qu’un cadavre du sac à main où, quelques heures plus tôt, elle avait délicatement enfoui un animal encore d’attaque.

— Deux deuils dans la même année, c’est excessif, — gémit-elle.

Après quoi, au courant du protocole des funérailles, elle ordonna à son méridional protecteur de se « dégrouiller » pour l’enterrement.

— Je veux qu’il ait un tombeau au cimetière des chiens, et en bonne place, autrement je sens que j’aurais quelque chose à me reprocher… Et puis, commandez un joli petit cercueil avec ses initiales.

À Saint-Ouen où, par l’influente intervention de plusieurs éminentes journalistes à l’âme sensible, les bêtes bien-aimées ont droit aux sépultures luxueuses et perpétuelles, M. Masespatat-Quantébist ne discuta pas avec le conservateur funéraire. On lui colla un terrain dans la travée principale et l’obligation, vu cette place d’honneur, de se fendre d’un mausolée important. Il signa des feuilles timbrées et n’eut qu’à verser la bagatelle de quinze louis comme provision pour les travaux.

Le lendemain, toujours drapée dans son voile de veuve, qui était d’un bel effet en l’occasion, Échalote descendait d’une auto-taxi devant le cimetière des chiens. M. Masespatat-Quantébist l’accompagnait et portait une boîte à chaussures où la dépouille de Lolotte était étendue en attendant une plus pieuse enveloppe.

La cérémonie eut lieu. On coucha Lolotte dans un minuscule cercueil de pitchpin rehaussé d’un blason fantaisiste où s’enlaçaient les initiales L.-E., puis on le descendit dans une fosse à sa pointure. M. Masespatat-Quantébist fut digne, mais Échalote tourna à la fontaine.

— Ça me rappelle la fin de mon pauvre Victor, — reniflait-elle. — Ah ! c’que nous sommes peu de chose tout de même !

Et elle se laissa aller immédiatement à une oraison funèbre qui comprenait et son chien et son mari.

Les veuves consolées n’hésitent pas à instruire le remplaçant des mérites de son prédécesseur. Ce procédé a cours dans les meilleurs ménages. Le nouvel élu, certain de s’être réservé une femme rare et fidèle, avale toutes les couleuvres, le sourire aux lèvres. Peut-être songe-t-il qu’après sa mort de pareils éloges pleuvront ; de toute manière il se couperait vivant en petits morceaux pour les mériter. M. Masespatat-Quantébist débitait à Échalote une gamme de condoléances où Victor et Lolotte se cédaient un pas chromatique. Rien n’atténuait l’actuel désespoir de l’affligée.

— Allons toujours chez le sculpteur commander le monument, — proposa le Biterrois.

Échalote, après un dernier baiser à la fosse du fox de son cœur, le suivit vers un atelier proche où un homme en blouse blanche, prévenu par l’administration, attendait leur visite. L’artiste leur montra ses différents modèles : blocs de pierre avec médaillon du mort, chiens en marbre de toutes dimensions et exécutés d’après photographies, corbeilles de granit où se place la reproduction du cher crevé.

Lolotte n’ayant vécu que ce que vivent les roses, Échalote n’avait eu le temps de le faire immortaliser par l’objectif et le collodion. On convint donc de remplacer l’impossible effigie par un roc où grimperait le lierre, emblème s’il en fut de la fidélité canine, et sur lequel se planterait un cabot de stuc de la taille et de la forme qu’aurait pu atteindre Lolotte s’il lui avait plu de se laisser vieillir dans les poches de pardessus et les sacs à main. [Image à reprendre]

— On pourrait mettre une épitaphe, — décida M. Masespatat-Quantébist. — J’ai songé à une pensée, de Chamfort, je crois : Plus on connaît les hommes, plus on aime les animaux.

— Elle est bonne, — répondit le statuaire, — seulement un caniche, dont la tombe avoisine la vôtre, la possède déjà.

— C’est bien embêtant, — fit le Biterrois.

— Attendez ! Attendez ! — reprit l’artiste, désireux de contenter jusqu’au bout ses généreux clients. — Il existe une maxime de Pascal un peu différente de tournure, mais qui signifie exactement la même chose.

— Pascal est une garantie, — pontifia l’enfant des Corbières, — une phrase de Pascal vaut assurément mieux que tout un discours de M. Tartempion. Allez-y pour la pensée de l’auteur des Provinciales.

— À quand la pose du monument de mon pauvre Lolotte ? — questionna Mme Victor en quittant l’atelier du sculpteur pour clebs.

— Dans huit jours vous pourrez le contempler.

Cette semaine fut longue pour l’âme meurtrie d’Échalote et aussi pour celle de M. Masespatat-Quantébist qui, en parfait amant, eût cru offenser son amoureuse et illégitime moitié en ne partageant pas toutes ses douleurs et même en ne les corsant pas à son pénible avantage.

Les huit jours passés, les amants se dirigèrent vers Saint-Ouen et son animal cimetière. Le cœur serré ils pénétrèrent dans la singulière nécropole où tant de vieilles maboules ont abandonné la dépouille mortelle de leur kakatoès, de leur roquet asthmatique ou de leur chat coupé.

De très loin ils aperçurent la tombe de Lolotte qui, neuve et blanche, scintillait dans le soleil banlieusard. Ils approchèrent, la poitrine haletante, les yeux ravis, et ils allaient formuler leur admiration pour l’œuvre, quand leur regard tomba sur cette inscription profondément gravée :

Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien. Pascal.

— C’est trop fort ! — vociféra Échalote. — Cet artiste à la mie de pain s’est foutu de moi !

Et, comme M. Masespatat-Quantébist restait rêveur devant ces lignes d’un philosophe à qui il ne convient point d’attribuer des attentions malsaines :

— C’est votre faute, à vous aussi, — reprit l’irascible Montmartroise, — vous étiez là à faire une figure de sole frite en postillonnant : « Pascal est une garantie ». Elle est chouette votre garantie et je vous en fais mes compliments… Allons, quoi, vous n’allez pas rester longtemps dans la position d’un rhinocéros qui flaire un chou à la crème !… Je commence à avoir honte d’être ici, et quand on me reverra sur la tombe de Lolotte on pourra dire que les escargots ont des ailes.

Ce disant elle s’en fut, tel le postillon lancé par une langue sûre.

XVI

L’écurie Échalote.


Quiconque, par un piètre cadeau à sa maîtresse, a encouru le blâme, voire les injures de la dite maîtresse, doit, dans les vingt-quatre heures qui suivront, réparer par une nouvelle générosité la gaffe commise.

Quiconque a offert une somme d’argent insuffisante et, par cela même, froissé l’amour-propre de sa compagne, aura à lui remettre sa fortune intégrale sous peine de passer pour un mufle ou un poisson.

Quiconque n’a déshonoré que son nom devra entreprendre de salir celui de ses proches et faire en sorte que toute sa famille goûte à la boue qu’il lui plut de butiner parmi la poudre et le carmin de l’amante adorée.

Quiconque a mal formulé son amour, peut, par un suicide public, augmenter le tableau cynégétique où toute femme de joie qui mérite ce nom s’amuse à aligner les dindons saignés et les pigeons plumés vifs.

Tel est le catéchisme du parfait gentilhomme s’il tient à prouver ce que peuvent les chevaliers de la galanterie française.

Le midi bouillonnait dans les artères de M. Masespatat-Quantébist. En remontant très haut dans sa généalogie ce bourgeois avait fait la connaissance de lurons solides. Des Masespatat avaient porté la rapière et s’en étaient servis ; des Quantébist avaient défrayé la chronique du temps par leur audace amoureuse et la manière dont ils savaient batailler et mourir pour une Languedocienne de belle mine.

Lui-même, Narcisse, troisième de ce prénom dans l’auguste lignée, sentait sur son front d’archéologue le zéphyr d’une courtoisie ancestrale, et dans sa poitrine la bravoure des preux.

Combien de fois, devant une dame, n’avait-il pas agité son chapeau frivole selon le rite des mousquetaires, et combien d’autres fois, au sortir d’un rendez-vous libertin, n’avait-il pas drapé son macfarlane comme la cape de d’Artagnan ?

Un tel héros, inutilisé en un siècle de concorde, se devait d’étaler ses qualités sur les derniers terrains de la fanfaronnade. L’amour était son pré d’honneur et, seul ou à plusieurs, il voulait y ferrailler.

Le monument à Lolotte avait blessé son amour-propre. La faute n’en revenait qu’à lui, mais un homme de courage ne se dérobe pas aux conséquences de ses impairs. Il devait donc réparer la gaffe commise.

— Je t’ai fait don d’un chien qui te fut une cause de douleur, — dit-il un jour à Échalote, — je t’offrirai un animal plus majestueux qui rétablira ta joie…

Quel animal ? Il eût été embarrassé de le préciser, mais quelle que fût sa race et son pelage, il le voulait d’une valeur commerciale supérieure à un fox-terrier.

Quelques jours plus tard, alors qu’Échalote, désireuse de rester dans l’astral, ne tenait pas à accompagner le Biterrois dans sa promenade, celui-ci se rendit à Auteuil où se courait un modeste prix à réclamer. Deux mille francs, disaient les programmes. La bête qui le gagna se nommait l’Haricot.

L’Haricot était alezan avec trois balzanes. Trois : cheval de roi. M. Masespat-Quantébist eut la belle idée de l’acheter pour sa reine.

Le soir il revenait triomphant chez Échalote.

— Ma petite chérie devinera-t-elle la surprise que je viens de lui faire ?… Non ?… Je viens de lui acheter l’Haricot.

La bouche d’Échalote s’ouvrit en O majuscule.

— L’Haricot ?…

— Oui, l’Haricot, un cheval méconnu, mais qui aura sa revanche grâce à toi. Nous allons le mettre à l’entraînement et je crois bien, mon adorée, que tu triompheras aux courses.

Aux courses ! Échalote avait-elle bien entendu ?

— Quoi ! je serai propriétaire d’un cheval, d’un vrai cheval en viande, et il galopera, et je pourrai gagner le Grand Prix ?

— Ou un petit prix, mais qu’importe la grandeur si la bête est au poteau.

Ainsi un canasson vivait qui allait se présenter à Échalote pour lui montrer la route du grand chic ? Elle se souvenait de l’aspect des hippodromes alors que son mari en arpentait les pelouses, son carnet à la main, pour prendre des paris. De quel respect entourait-on les propriétaires d’écuries, et quelle auréole nimbait les rares personnes qui se permettaient le luxe de faire
L’Haricot.
courir ! Elle vivait dans un rêve, mieux, dans un Éden. Ah ! ce M. Masespatat-Quantébist avait vraiment le souci des convenances !

— Demain je te présenterai ton nouvel animal, — lui dit le Biterrois — et j’espère que vous serez fiers l’un de l’autre.

La connaissance se fit dans une écurie provisoire où M. Masespatat-Quantébist avait fait conduire son fringant cadeau. Échalote tint à distance, car elle craignait les coups de sabot, un beau discours à l’animal. Elle l’exhorta à bien se conduire, à être victorieux chaque fois qu’il en aurait l’occasion.

— Si tu me rapportes beaucoup d’argent, je te donnerai beaucoup de sucre. Tu entends, L’Haricot.

Le cheval jugea sans doute inutile de répondre et continua à saliver son foin.

En attendant que L’Haricot fût soumis à l’entraînement et aux formalités des réceptions sportives, Échalote fréquenta les hippodromes pour se mettre en forme, elle aussi. Elle avait besoin de prendre le ton de ces réunions, de voir comment la belle société y évoluait. Elle se commanda des toilettes trotteuses et un peu mâles, s’habilla de blanc pour arborer un deuil estival et se paya une lorgnette de marine.

On put la voir ainsi, toute une semaine, juchée soit sur les chaises de Chantilly, soit sur celles d’Enghien, du Tremblay et de Longchamps, suivre, à travers les lentilles grossissantes, la lutte des jockeys et de leurs montures.

En attendant la célébrité de son écurie, sa petite personne ne passait pas inaperçue. Sans la connaître encore on se la montrait, tant son maintien était cocasse et sa marche agitée. Elle trottinait du padock aux guichets avec des trémoussements de poule excitée, semblait-il, par l’étui de sa lorgnette qui, maintenu en bandoulière, lui tapotait le bas des fesses.

Enfin le grand jour des débuts de L’Haricot, sous les couleurs solférino et jaune paille de sa propriétaire, arriva. La bête était nerveuse sous les éperons de Jipatket, un apprenti qui promettait. Au signal du départ, Échalote sentit son cœur lui échapper pour rejoindre le lot de canassons.

Une trombe passa… L’Haricot y figurait, en bonne posture. Échalote se cramponna au bras de M. Masespatat-Quantébist. Elle n’osait plus suivre la course et la lorgnette pesait à son bras tremblant.

Soudain des cris de foule :

— Cristi, quelle bûche !

— Il y en a quatre par terre à la haie !

— Soupirail se relève !

— Souris-Blanche dérobe !

— L’Haricot ne bouge plus !

— L’Haricot ! — s’écria Échalote, — L’Haricot… je le prévoyais !

Un vertige, une faiblesse et elle s’affala sur la poitrine du Biterrois.

Cependant des inconnus étaient partis aux nouvelles. Ils les apportèrent mauvaises. L’Haricot avait fait panache et était tombé, une jambe brisée. Jipatket était sauf.

— Deux mille francs de fichu ! — fit Échalote en reprenant ses sens et en s’adressant à M. Masespatat-Quantébist. — Décidément, mon cher, vous avez la main malheureuse pour les bêtes. La prochaine fois que vous m’achèterez une ménagerie, je vous conseille de vous en tenir aux cochons de pain d’épices.

Et comme le malheureux amant se cherchait des excuses :

— C’est insensé,… je n’y comprends rien,… on m’a jeté un sort…

— N’insistez pas — reprit Échalote, — sans quoi j’arriverais à croire ce que je ne fais que supposer : Il y a des gens qui tuent les mouches à quinze pas, vous, vous asphyxiez de plus loin les bidets et les clebs. C’est un record.

XVII

Éclipse de veine.


Un malheur n’arrive jamais seul. Le roman d’Échalote, lancé sous le titre Crêtes de poules et Plumes de coqs, fut un four noir. La Grande Bringue était une ganache qui, incapable d’entrer dans la peau d’un rôle qu’elle n’avait jamais joué, avait prêté à son héroïne des instincts et des sentiments de vraie femme de lettres. Si bien qu’Échalote, tout en observant les imparfaits du subjonctif, y servait des tranches de vie ou anémiques ou coriaces. Il y avait des revendications et des rancœurs, mais rien de ces coups de nerfs qui révèlent la femme intrépide au jeu de l’amour et de la rosserie. Et puis, le lancement de ce chef-d’œuvre trop attendu n’était pas venu à son heure. Les morts vont vite, mais l’oubli les dépasse : le cadavre de Victor n’était plus au goût du jour quand Échalote put l’exploiter.

— Je suis maudite, — conclut-elle, — rien ne me réussit.

Elle ne croyait pas si bien dire.
La rue de l’Abreuvoir.

M. Masespatat-Quantébist qui, de Béziers, assurait sa matérielle, commit l’imprudence de parler à tort et à travers de sa liaison parisienne. Les propos tenus au café servent ensuite à tuer les minutes grises des intimités familiales. Un Biterrois, pour poser à la vertu vis-à-vis de sa compagne, clabauda sur l’infidélité conjugale de son ami Masespatat. La dame était pour les principes, à commencer par celui d’ouvrir les yeux à ses amies, et Mme Masespatat-Quantébist servit à cette opération.

Il est des épouses qui, trompées, sont philosophes et indulgentes. D’autres, au contraire, tournent à la furie. L’amour n’a rien à voir avec ces manifestations de douceur ou d’amour-propre, il peut ne pas être ici et exister là. Mme Masespatat-Quantébist était une de ces personnes à qui « on ne la fait pas » et qui redoutent le ridicule. Jamais elle n’eût songé à mettre ce mot au service de ses bibis de chapeaux, de ses costumes écos sais et de sa coiffure à dents. Par contre, elle le réservait à la situation de femme trompée. Donc, il lui plut de faire sentir à son mari ce qu’il en coûtait de la confondre avec les idiotes qui ignorent ou les imbéciles qui se résignent. L’histoire de la chanteuse ambulante, quoique vieille de plusieurs années, était d’hier. Elle sut la rappeler au volage et, après une scène caractéristique, s’empara une bonne fois des clefs du coffre-fort. En même temps, elle revêtait le pantalon de l’autorité et annonçait à la domesticité que le seul maître à l’avenir serait Elle.

— Et puis, si tu n’es pas content, — ajouta-t-elle en fusillant visuellement son mari, — nous divorcerons.

M. Masespatat-Quantébist avait vingt années de criailleries et de mauvaise humeur sur la tête. On ne rompt pas avec de telles habitudes. Il garda sa chaîne, se brisa le cœur et n’écrivit plus à Échalote. Pendant quelques semaines, celle-ci s’en étonna. Au bout d’un mois, elle réclama ses appointements. Ce fut Mme Masespatat-Quantébist qui lui répondit. Quand une épouse de ce caractère se mêle des affaires sentimentales de son conjoint, les amantes n’ont qu’à remiser leurs menaces.

Depuis son veuvage, Échalote se laissait vivre. Plongée dans l’astral, dans les bras d’un voisin, sur la poitrine ou dans la correspondance de M. Masespatat-Quantébist, déjeunant avec Friquette des Paillons, passant ses après-midi littéraires avec la Grande Bringue, dînant avec M. Plusch, se laissant en traîner à quelques dominos avec les Embêtés du Dimanche, elle trouvait l’existence agréable.

L’étiquette de veuve est, en somme, une des moins galvaudées. Elle s’en rendait compte tous les jours. Les hommes n’avaient plus, en la croisant dans la rue, ces attitudes louches, ces regards polissons qui finissent par irriter les promeneuses les plus entraînées aux aventures. On la saluait avec respect, on l’abordait avec courtoisie et, au cimetière même, certains veufs à consoler l’avaient gratifiée d’hommages encore larmoyants mais prometteurs.

Crêtes de poulet et Plumes de coqs fut le premier chardon sur sa route fleurie. Le lâchage du savant de Béziers fut le bouquet d’épines. Elle n’avait pas à compter sur M. Plusch qui faisait déjà un bel effort monétaire en lui offrant son repas du soir ; M. Dutal était toujours dans la maison de santé où sa folie, dégénérée en tendre manie, apitoyait le personnel. Restaient les veufs du vieux cimetière dont l’intervention ne serait possible qu’après un stage de soupirs en commun et de conversation émue.

— Tout ça ne vaut pas tripette, — se déclara Échalote.

Puis, dans un accès d’énergie, qui faisait le plus grand honneur à son tempérament jusqu’ici plus combattu que combatif, elle décida :

— Je vais me remettre au concert.

Pendant quelques jours, elle courut les agences, se refit gratuitement un répertoire chez les éditeurs de chansons, nasilla les airs qu’un pianiste résigné lui serinait au clavier, retourna au magasin de la Royale Confiance, perquisitionna les armoires de M. Schameusse, y acheta une robe mi-clair de lune mi-rayons de soleil et attendit un engagement.

Le talent ne lui était pas poussé, mais, cette fois, elle avait des prétentions.

— Vous comprenez, — expliquait-elle à Larquet, le directeur de l’agence du même nom, — je ne peux plus me permettre de faire de l’art pour l’art. Il me faut boustifailler. Allons, mon gros, donnez-moi un moyen de vivre.

— J’ai quelque chose d’épatant, — fit Larquet, — deux cents balles par soirée. On me demande une petite femme pour faire le Cercle de la Mort en Indo-Chine.

— Non, mon vieux, — répondit Échalote, qui tenait à sa peau, sachant ce qu’elle en pouvait tirer ; — le Cercle de la Mort comme moyen de vivre ne me va pas. Cherchez autre chose.

— Voulez-vous suivre une troupe de caf’-conc’ qui part au Canada.

— Fait froid dans ce patelin-là.

— Bête, vous n’êtes pas plus tôt débarquée que tout le monde se précipite pour vous offrir des fourrures.

— Oui, — répliqua Échalote, — mais ce n’est pas tout que de se nipper, il faut aussi se caler les joues… Je gagnerai ?

— Pas besef : quatre cents par mois… mais je n’envisage pas le casuel.

— Je l’espère, sans quoi ça ne vaudrait pas la peine de se décarcasser le ciboulot pour apprendre à parler russe.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh ben, quoi, le Canada, c’est donc pas dans le pays des Machinchouetkoff ? La oùsqu’on porte des manteaux en poil de caviar ?

— Pas précisément.

— Alors, où qu’c’est ?

— De l’autre côté de l’Atlantique. Huit jours de mer… une paille, quoi !

— Flûte, alors ! je vais réfléchir.

Elle alla consulter M. Plusch, lequel, entre ses parties de jacquet, restait l’éternel arbitre des

mentalités montmartroises et le directeur de l’élastique conscience d’Échalote en particulier.

— Faut y aller, — déclara le président des Embêtés du Dimanche. — Les voyages ne forment pas la jeunesse seulement, ils aident, préparent et fixent la fortune. Si tu ne fais pas la gourde, je ne te donne pas un mois pour captiver un millionnaire quelconque. Va, ma cocotte, et plus tard, quand tu seras riche, peuh, peuh, souviens-toi de ton vieux Mimi, qui te donna de si bons conseils et, s’il en est réduit à échouer aux Incurables ou dans une autre maison de retraite, ne manque pas de lui envoyer tous les huit jours son paquet de tabac. Va, va, que les vagues te soient imperceptibles, que les passagers te trouvent belle, que l’Amérique acclame tes jambes aux chevilles un peu ouvrières et tes bras d’enfant. Va, ma chérie, va, mon amour, ton vieux Mimi te donne sa bénédiction et la manière de s’en servir.

Ainsi parla M. Plusch, qui était un sage et prévoyait les événements.

DEUXIÈME PARTIE

I

Première journée de pleine mer.


La lorraine quittait le bassin du Havre, — laissant à leurs mouchoirs agités les terriens tassés sur les quais, le chapeau en bataille, les cheveux au vent. D’autres mouchoirs, ceux des passagers, rentraient dans les poches, et chacun prenait possession de la ville flottante où, pendant près d’une semaine, on vivrait à la manière des insectes qui s’engouffrent pour manger et dormir et remontent muser au grand air.

Échalote et la troupe dont elle faisait partie discutaient à l’arrière sur le pont des secondes, car déjà des vexations intervenaient. Dans les cabines réservées aux femmes, c’était à qui n’aurait pas les couchettes supérieures, à qui s’autoriserait à envahir la place restreinte, à utiliser les trop rares patères et la meilleure part de lavabo.

— C’est bien assez, — soupirait Échalote, — de n’avoir eu personne pour m’accompagner jusqu’au navire. S’il faut encore que ces putoises me cherchent des poux dans la tête !

Le fait est qu’elle avait à se défendre. Sous le prétexte qu’elle était la plus petite, on l’eût volontiers casée dans le filet, là-haut, à côté des ceintures de sauvetage. Mais les quatre dames que l’impresario lui avait données comme compagnes ne la connaissaient pas encore. Échalote n’était pas femme à se laisser marcher sur les cors aux pieds.

Elle s’était emparée du divan-couchette voisin du hublot et, bon gré mal gré, ne le lâchait pas.

— C’est un peu rageant, tout de même, — fit une jeune première de quatre-vingts kilos.

— Avec mes varices et mes genoux qui craquent, voilà qu’il me faut monter à l’échelle pour me pieuter.

— Fallait arriver la première, — répliqua Échalote, — et ne pas perdre une heure à bécoter votre pigeon à cravate arc-en-ciel. Moi, c’est mes boyaux qui craquent. J’peux pas les hisser.

Elle était de mauvaise humeur. L’idée de coucher six ou sept nuits de suite en la compagnie d’individus de son sexe la dégoûtait.

— Quand je pense qu’on va être obligées de se laver les unes devant les autres, de se montrer ses jambes et le reste, je trouve ça immoral, — déclarait-elle au chanteur patriotique de la troupe. — Si c’était permis, je préférerais m’installer avec vous.

— Moi aussi, — répondait l’artiste, — car si vous voyiez les cocos que l’on m’a infligés !

Quand on pense que j’ai le pétomane dans ma canfouine !

Échalote voulut rire, mais, à cet instant, un coup de tangage la fit trébucher.

— Zut ! — ronchonna-t-elle, — si ça remue déjà !

Ils étaient partis par une brise très rassurante, mais au large la mer moutonnait et l’on pouvait prédire quelques bons quarts d’heure pour ceux qui aimaient la balançoire.

— Ça ne fait rien, — monologuait Échalote, — faut tout de même être abandonnée du bon Dieu, pour aller ainsi sur l’eau et laisser là-bas ses frangines, ses aminches et le cadavre de son mari. Pauvre Titi, — larmoyait-elle en songeant au goujon malheureusement mué en aviateur, — si tu voyais ta Titite !

Elle n’avait jamais montré de grandes dispositions pour les déplacements. Les vraies Parigotes sont ainsi.

Où irait-on pour être mieux qu’aux Buttes-Chaumont, où verdissent les vallons et s’argente le lac serpentin ? Quel coin de Suisse vaut ces collines reliées par un pont où l’on danse, tel celui d’Avignon ; ces coquets ruisseaux qui cascadent dans des grottes moussues, ces allées aux arbres géants, fleuris le soir par les globes électriques ? Sans compter qu’il y a des chevaux de bois, des gaufres et, certains jours, de la musique. Voit-on cela partout ? Et Échalote le trouvera-t-elle en Amérique ?

— Tu admireras les chutes du Niagara, — lui avait annoncé M. Plusch.

Ah ! ouat ! Elle en avait assez des chutes, depuis celle de Victor. Elle n’avait qu’à se mettre devant une glace pour contempler celle de ses reins, qui les valait toutes. Non, décidément, il fallait ne plus avoir de foin au râtelier pour aller chercher fortune beaucoup plus loin que le Chat-Noir, chez les chats sauvages du Nouveau-Monde, qui ont la peau cuivrée et des lunettes à branches d’or.

Mais voilà que, régulièrement, le roulis agite les orangeades sur les tables du bar où Échalote, invitée par un passager, a accepté « de prendre quelque chose ».

— Ça se gâte, — annonce le barman, tout en versant du lait pour un egg-nog. — Ce soir, il y aura peu d’amateurs pour le dîner.

— Nom d’une clarinette en zinc ! qu’est-ce qui nous secoue comme ça ? — s’écria Échalote. — On a l’impression d’être assis sur un distributeur de claques.

Le galant passager la renseigne :

— Ce sont les hélices, chère madame… En secondes, nous sommes sur les hélices.

— Quelle purée ! — conclut Échalote.

Et, immédiatement, elle pense aux millionnaires qu’elle ne rencontrera pas dans cette classe, aux milliardaires qui, on le lui a dit, font des pokers à relance illimitée dans le bar chic de l’avant.

— Bien la peine de risquer de boire dans la grande tasse pour ne pas même pouvoir faire ses affaires !

Toutefois, elle garde ses réflexions pour elle seule, n’étant pas de celles qui révèlent illico aux étrangers leur état d’âme. Du moins elle se croit ainsi, car le deuil, qu’elle a égayé pourtant d’un col d’Irlande, lui donne l’air respectable.

— Jusqu’au dîner, — propose le monsieur aimable, qui se dit voyageur de commerce, — nous pourrions faire un tour dans l’entrepont. On y aperçoit les cuisines, et c’est vraiment d’un curieux agencement. Et puis, on jettera un coup d’œil dans les troisièmes : il y a là un millier d’émigrants, Italiens pour la plupart, qui font peine à voir.

— Merci pour la distraction, — répond Échalote. — Je sens que, si je remue, ça y est de mon frichti de ce matin.

— Un bon conseil, — insiste le monsieur, — ne restez pas enfermée. On lutte plus longtemps au grand air.

Elle consent à suivre cet avis. Quel avis d’ailleurs, ne suivrait-elle pas ? Elle n’a plus d’énergie ; ses jambes sont en coton et son estomac en marmelade. Le monsieur, lui, est très gaillard, et ça l’exaspère. Il assure même que l’atmosphère iodée de l’Océan excite l’appétit et les sens.

— Ignorez-vous donc que certaines demoiselles faciles, oh ! très faciles ! ont établi leur quartier général sur les paquebots ? Ici, la traversée est un peu brève, mais dans les voyages vers l’Amérique du Sud, et vice versa, on peut réaliser de sérieux bénéfices.

Il sourit, allumé par son propre récit. Échalote ne participe pas à cette gaieté. Ballottée d’une manche à air à un cabestan, elle se décide à se cramponner au support d’une embarcation et à n’en plus bouger.

— Et ça ne fait que commencer, — sanglote-t-elle. — Je n’ai pourtant tué ni père ni mère pour être condamnée à ce supplice.

À l’heure du dîner, avec un peu de rouge aux joues et aux lèvres, elle crut pouvoir se mettre à table. Illusion ! Le potage qu’elle essaie de porter à sa bouche tombe sur son corsage. Elle tente de gober une huître, geste vain.

Et ce roulis et ce tangage qui redoublent ! Et ces sacrées hélices qui ne s’arrêtent pas ! Elle est affolée au point de faire des propositions dignes d’un Rockfeller :

— Je donnerai bien deux sous pour que l’on stoppe un moment !

— C’est un prix, — fait l’impresario. — Dommage que les éléments ne soient pas corruptibles.

Le monsieur voyageur de commerce, qui s’est placé près d’elle, mange comme un ogre et boit comme un trou.

— C’est un principe, — déclare-t-il. — Si le mal de mer me prend, je n’ai pas d’efforts à faire.

Ah ! la poésie des excursions et l’imprévu des grands voyages !

Échalote se décide à quitter la salle, si mal nommée pour elle : à manger. Elle regagne le pont, s’empare d’une chaise longue et s’immobilise. Son cœur n’est plus un cœur, sa tête n’est plus une tête… où sont ses mains, ses jambes ?… Elle ne les sent pas…

Elle sommeille un peu, pas longtemps, car une voix près d’elle l’arrache à son repos. C’est encore le monsieur à l’orangeade. Il a bien dîné, il est d’aplomb, il fume un gros cigare, il a besoin de plaisanter.

— Dites-moi, petite madame, si ça vous ennuie trop d’aller retrouver vos camarades de cabine, j’ai une couchette libre dans la mienne…

Elle comprend soudain où il veut en venir. Sur l’eau, sur terre, ils sont toujours les mêmes. Mais elle s’est tracé une ligne de conduite dont elle aime autant lui faire part. Elle se ressaisit et scande, pour être mieux comprise :

— En quittant le sol de France, j’ai pris une résolution : celle de ne jamais coucher avec un homme, sinon pour une forte somme. Je vous en préviens.

Il se le tint pour dit et n’en parla plus.

II

La pension Bichette.


Montréal ! La troupe n’est qu’au début de ses péripéties. Sept jours d’océan avec variations de nausées et de diète obligatoire, les avenues de New-York arpentées d’un pied qui n’a plus l’habitude du plancher des vaches, douze heures de car par petites banquettes jumelles, ne sont rien auprès d’une arrivée en terre promise enchanteresse et, en réalité, décevante.

Il fait gris, il fait triste, il fait froid. Les quais de la gare sont déserts. Est-ce donc là cette réception dont parla Larquet, le traiteur d’étoiles ? Où sont les richards chargés de zibelines pour les épaules fragiles et de banknotes pour les porte-monnaie mendigots ?

Mais on voit s’avancer un monsieur rasé, suivi d’un autre individu à menton bleu. Ils se présentent à l’imprésario, qu’ils devinent. Le mieux nippé prend la parole :

— C’est bien vous, n’est-ce pas, qui amenez les nouveaux engagements de l’Excelsior ?… Je suis le directeur, et voici votre régisseur.

On fait l’appel, on se serre la main, on aide ces dames à descendre leurs bagages, à secouer la poussière de leurs vêtements, à reprendre contact, une fois encore, avec le sol immobile.

— C’est pas tout ça, — fait la chanteuse à voix, — où va-t-on se loger ?

Le régisseur, qui est un homme pratique, s’est décarcassé pour eux, et rue Sainte-Catherine, dans le quartier français, il s’est entendu avec un boarding-house fort bien coté dans le monde des artistes de passage.

On y court, à pattes, car les voitures sont rares et les trolleys bondés. La tenancière les attend. C’est une matrone brune et obèse, qui ne porte ni corset ni bottines. Elle a le sourire, le bon sourire de l’hôtelière amie des clients. Elle s’appelle Bichette et n’en rougit pas. Au surplus, elle croit utile, pour établir la sympathie, de raconter son histoire. Elle est Napolitaine, a, elle aussi, fait Bichette. autrefois du café-concert. L’amour l’a conduite au Canada, et le même amour l’y a laissée avec assez d’économies pour monter une pension de famille. Quelle pension ! Quelle famille !
Bichette.

— Ben, quoi ! On ne va pas poireauter dans ce vestibule jusqu’à la saint Glinglin ! — lance Échalote, qui a toujours du roulis dans les jambes et du tangage dans la cervelle.

— Qué ! Que ! Par la Madone, voilà une miniature qui aura du succès ici, — prédit Bichette en désignant la veuve Victor. — Dans l’Amérique, on aime les petites femmes roulées en chipolatas.

Que viennent faire les chipolatas, appliquées à la grâce menue et potelée de notre Montmartroise ? On questionne Bichette qui, au lieu de répondre, prend le chemin de l’escalier.

— Suivez-moi, mes bijoux, je vais vous montrer vos chambrettes.

C’est assez coquet. Meubles de hêtre évoquant les forêts septentrionales, rideaux de mousseline où des oiseaux brodés picorent, rocking chair capable de vous rendre le mal de mer, fenêtres à guillotine, portes amputées de leurs impostes.

— Pourquoi ces trous, là-haut ? On n’est pas chez soi, — objecte le ténor patriotique.

— Rapport à la chaleur du poêle d’en bas, pour qu’elle pénètre, — explique Bichette, qui tient aussitôt à les initier au confortable de son établissement. — Ici, — continue-t-elle en poussant une porte plus mystérieuse, — la salle de bains… À côté de la baignoire, vous avez les nécessités.

— Et si je me baigne pendant qu’un autre a la colique ? — remarque Echalote.

— Qu’est-ce que ça peut faire, mon petit pigeon doré : c’est une pension de famille.

Tandis qu’elle continue d’énumérer les ressources de la maison, qu’elle leur donne ses prix, — vingt-cinq dollars par semaine, nourriture, service et chambre, — un éphèbe, balai à la main et plumeau sous le bras, s’échappe de la cuisine.

— Henri ! Henri ! — lui crie Bichette, — viens, donc que je montre ton museau à mes nouveaux pensionnaires.

L’éphèbe s’avance, un peu timide, la démarche embarrassée par les ustensiles.


Regardez si c’est mignon, fait Bichette.
— Regardez si c’est mignon, — fait Bichette en lui prenant le menton entre le pouce et l’index. — Je l’ai rencontré un jour, sur le port du Saint-Laurent. Ça se fatiguait à décharger des bateaux. On s’est plu… J’ai pas voulu qu’il continue à user sa santé à tous les vents… « Comment que tu t’appelles ? que je lui ai dit. — Henri, qu’il m’a répondu. — Veux-tu que je te prenne à mon service ? que je lui ai proposé. » Ah ! mes poulets, il n’a pas hésité longtemps, je vous l’assure… L’amour en sucre ! Vous verrez comme il est doux et poli… C’est lui qui fait le ménage… Vous lui ferez un petit cadeau, si vous voulez, de temps en temps. Il n’avait ni sou ni maille quand je l’ai connu… Un pensionnaire lui a donné une culotte ; moi, je lui ai prêté du linge… Ça lui va, pas vrai ! On dirai un petit roi.

Chacun admire la tenue de l’éphèbe : un pantalon qui a dû jouer tous les Brichanteau du répertoire et une chemise de nuit rehaussée d’un col et d’un jabot de dentelle mécanique. Bichette, surpassant saint Martin, n’a pas donné que son manteau à son protégé.

Quand on doit vivre en pays étranger, le moins triste est peut-être de tomber dans une pension Bichette. Ces maisons combattent l’ennui et promettent de l’imprévu. La troupe, assez satisfaite du décor, s’installa, et, pour le premier repas, le directeur, qui vint rejoindre ses artistes, se fit précéder de quelques litres de vin, à peu près buvable, de la Californie.

Bichette était radieuse. Plusieurs nouveaux venus avaient pris son cœur. Elle tapait dans le dos du chanteur patriotique et embrassait Échalote.

Au dessert, un nabab de l’endroit fit irruption. Il était vieux, il était chauve et avait les bras chargés de fleurs. Bichette l’annonça.

M. Salé, l’homme le plus distingué de Montréal.

Il était l’ami du boarding-house et aucune troupe n’était passée chez Bichette sans qu’il eût jeté le mouchoir à quelque jolie fille. Au surplus, il régalait l’assemblée et, même sans penchant spécial, se plaisait chez les artistes,

— Henri ! Henri ! — commanda Bichette, — apporte les petits verres, M. Salé a du champagne.

La gaieté régna. Bichette, qui avait sa place à table, errata première dans les vignes du Seigneur. Le service s’en ressentit.

— Allons, Bichette, des assiettes, sacrebleu ! On ne peut pourtant manger la crème dans celles du fromage !

— Pourquoi pas ? — répondit la Napolitaine. — Et puis, je vais vous le confesser, j’en ai pas d’autres !… Moi, je mangerais de la crème sur la tête d’un teigneux.

— Assez ! Assez ! — protestèrent les délicats.

— Bichette, — ajouta M. Salé, — tu nous ôtes l’appétit.

Mais la matrone, tout à fait pompette, ne s’arrêtait pas à des mesquineries de protocole.


M. Salé.
— On servira la crème sur du papier !… La belle affaire ! — décréta-t-elle. — Et puis, moi, je m’en fous, pourvu que mon ventre ne fasse pas de plis !

Et, sur un pas de cake-walk, qui agitait sa poitrine en cascade, elle se dirigea vers une sorte de secrétaire et l’ouvrit. Un lit à ressorts s’échappa d’abord de ce meuble singulier.

— En voilà un système ! — s’exclama Échalote.

— C’est le lit de mon Henri, — expliqua Bichette. — Seulement les boudins sont usés, alors, je le fais dormir dans ma chambre.

À la tête de ce lit insoupçonné était une planchette chargée de vieux journaux. Bichette allait les atteindre quand les clients devinèrent son intention.

— Non, ma vieille, pas la peine. On aime encore mieux le fromage.

— Aïe ! Aïe ! — trompetta soudain une voix de colère.

C’était Échalote qui criait, et l’homme le plus distingué de Montréal qui, n’en tenant pas compte, persistait à lui mordre le bout de l’oreille.

Bichette intervint :

M. Salé, voyons, n’effarouchez pas cette tourterelle. Elle arrive d’aujourd’hui, laissez-la s’habituer à nous !

Délivrée, Échalote exposa, une fois de plus, ses théories :

— Non ! non ! non ! Je n’ai pas passé la mer pour être prise pour une moule qui cherche une aventure… Je vaux mieux que cela !… Quand vous m’aurez vue sur les planches, vous comprendrez que je ne suis pas un morceau pour une mâchoire en clous de girofle comme la vôtre, espèce de vieux grigou !

Puis, quêtant l’opinion de ses confrères :

— C’est pas votre avis !

— Si, si, — acquiesça un comique installé chez Bichette depuis la dernière saison et dont la femme légitime était cantatrice.

Il s’appelait Mulet et était le boute-en-train des repas. Il avait trente ans ; sa femme, connue au théâtre sous le nom de Marie-Louise, en avait quarante. Elle était falcon et chantait en français au Mondial-Théâtre, où le baryton et le contralto étaient Anglais et chantaient dans leur langue, tandis que la basse et le soprano, Allemands, le ténor Italien et les chœurs Canadiens chantaient dans la leur.

La pauvre femme avait perdu beaucoup de choses à Montréal. D’abord sa lucidité en épousant Mulet, ensuite ses deux seins laissés au bistouri d’un chirurgien du lieu. Amputée, toujours malade, elle comptait sur Mulet pour assurer sa vieillesse et ses infirmités croissantes. Il lui devait cela, au moins. Durant des années elle l’avait hébergé et nourri et, alors qu’il n’était bon à rien, lui avait inculqué un peu d’art comique.

Échalote, qui n’était pas méchante, s’apitoya sur cette victime et, immédiatement, réserva son dégoût au boute-en-train. Depuis Victor, qui avait tâté tragiquement du travail, elle ne comprenait plus la fainéantise. Dans un beau mouvement de solidarité féminine, elle offrit son amitié à Marie-Louise. Ce geste rapide traduisait la superstition de son caractère : elle croyait se porter bonheur à elle-même en repoussant les avances d’un Salé pour tendre la main à une sœur malheureuse.

III

Où Échalote se fortifie dans cette opinion que la femme
n’a pas été créée et mise au monde pour coucher
et dormir seule.


Au Canada, la vie des artistes dramatiques et lyriques ressemble un peu aux galères. On joue l’après-midi, on rejoue le soir et l’on répète le matin. C’est plus qu’il ne faut pour abrutir la population et couper bras et jambes aux malheureux cabots. Comme tout théâtre qui se respecte change de spectacle chaque semaine, il incombe encore aux interprètes d’apprendre leurs rôles entre les représentations, c’est-à-dire pendant leurs repas ou, s’ils le préfèrent, la nuit durant leur stage horizontal.

Échalote ne s’habituait pas à ce régime. Les concerts ayant la déplorable manie de terminer leur spectacle par une piécette folichonne, elle n’avait rien à envier aux acteurs de comédie ou de drame. Comme eux il lui fallait potasser des brochures et subir les rebuffades d’un régisseur plus ou moins courtois. Après l’existence montmartroise, musarde et variée, cet esclavage lui était odieux.

Ses débuts à l’Excelsior n’avaient pas été brillants. Le public, venu en masse pour apprécier l’arrivage d’étoiles, ne s’était pas déclaré satisfait. À son avis, la troupe manquait de corps de femmes car, pour des étrangers qui jugent mal le génie dramatique — et Dieu sait si Échalote en était lotie ! — le talent est en raison directe de la rotondité des formes. La veuve Victor était inconfortable pour un pays froid où les fillettes de joie qui circulent dans les rues ne doivent pas être d’un poids au-dessous de soixante kilos et arborer moins de cinquante centimètres de tour de mollet.

Tout être, même privilégié, connaît des heures de découragement et d’amertume ; toute muse subit des minutes d’inutilité : toute Égérie peut douter momentanément de son influence ici-bas. Perdue sur la terre chère à Montcalm, Échalote ne possédait plus le sien. Il lui manquait ses conseilleurs coutumiers : la Grande Bringue, Friquette des Paillons et le paternel M. Plusch qui savait si bien la comprendre. À qui pouvait-elle se confier dans cette ville mi-anglaise, mi-française, où ceux qui se disaient ses compatriotes parlaient normand ?

Quand on songeait qu’un épicier, voisin de la pension Bichette, venait de piquer, sur un sac de lentilles, un écriteau où s’étalait cette annonce : Cercueil d’occasion à céder ! Le père de l’épicier avait dû mourir, puis il avait changé de décision. Le fils qui, précautionneux, s’était déjà muni du cercueil paternel, n’entendait pas immobiliser plus longtemps un capital utile à ses mélasses.

Que faisait Échalote dans un tel milieu ? À quel citoyen s’adresser pour la vente d’un peu de baume pour sa neurasthénie ? Sur quelle poitrine reposer sa tête blonde ? Où trouver un cœur qui s’emparerait du sien ? La triste et amputée Marie-Louise avait écouté ses doléances et compati à ses regrets, mais c’était peu de chose pour calmer l’impatience d’une petite personne avide, et quand, le soir, la cantatrice retrouvait son Mulet, Échalote avait l’impression que, sous la calotte des deux, chacune avait son chacun, beau ou laid, riche ou pauvre, protecteur ou protégé et qu’elle seule était célibataire.

Très vite des mariages s’étaient organisés dans la pension Bichette, et maintenant, à l’heure d’Orphée, la moitié des chambres était inoccupée, tandis que l’autre avait doublé ses locataires. La danseuse excentrique hébergeait le chanteur patriotique, la gommeuse à transformations avait transporté ses chemises de nuit chez le ventriloque, l’imprésario avait accueilli la diseuse à gants noirs et le pétomane lui-même stationnait chez la chanteuse à voix. Ailleurs, c’était le ménage Mulet-Marie-Louise, et plus loin le couple Henri-Bichette.

Échalote était seule ! Seule pour pleurer le four de Crêtes de poules et Plumes de coqs, la lâcheté de M. Masespatat-Quantébist, la perte de Victor, la folie de M. Dutal et l’éloignement de M. Plusch. Elle dormait mal, n’étant guère entraînée à dormir solitaire, et la fatigue du jour la mettait dans un état de surexcitation que ses résolutions de vertu ne parvenaient pas à atténuer.

Et puis comment s’assoupir, comment même reposer dans une maison où la prévoyance de l’hôtelière avait supprimé les impostes, alors que cette maison était devenue un repaire de désirs et d’amours ?

À peine les paupières closes, des murmures répercutés de chambre en chambre, des soupirs heureux, des échos de baisers, des petits cris volant au-dessus des portes lui faisaient rouvrir les yeux dans l’obscurité angoissante. Incapable de rien discerner, elle se dressait d’effroi. Mais, petit à petit, les bruits se précisaient, le vol des cris sifflait à ses oreilles, les échos de baisers résonnaient autour d’elle, les soupirs semblaient glisser sur son lit, les murmures gradués de la prière à l’hosannah, venaient échouer dans sa chair. Certes il n’y avait pas de quoi s’apeurer, mais les nerfs désaccordés frissonnent désastreusement et les vibrations voisines sont douloureuses sur un épiderme en moiteur.

Maintenant Échalote mesurait l’étendue de sa déveine.

Quel démon malin l’avait ainsi jetée, elle, résolument sage, au milieu de cette humanité bestiale et non muette ? Elle se tournait et se retournait sur sa couche, lançait un bras par-ci, une jambe par-là. Une chaleur peu canadienne lui brûlait le sang et elle accusait Bichette de mettre des étuves sous les sommiers.

Une nuit, n’y tenant plus, elle sonna. Henri, fantomatique dans sa longue chemise de femme, accourut.


— Vous êtes malade, mademoiselle ?
— Vous êtes malade, mademoiselle ?

Échalote était assise en tailleur sur sa descente de lit.

— Non, je ne suis pas malade, et je ne suis pas davantage votre demoiselle, puisque j’ai été légitimement mariée, moi, alors que tous les animaux qui logent ici ne sont jamais passés devant M. le maire… Et c’est justement ce qui m’enrage ! C’est moi qui devrais savourer les plaisirs permis de l’amour et c’est eux qui s’en régalent !… De l’air !… De l’air !… Ouvrez les guillotines.

— Mais, mademoi… pardon, madame, il fait un froid à geler la moelle des phoques d’Hudson.

— Et justement qu’il la leur gèle, à eux aussi ! — hurla Échalote en désignant ses heureux voisins. — Et puis, tenez, j’en ai assez, — continua-t-elle en tapant du poing sur le parquet de sapin frisé, — demain j’irai trouver mon consul et je lui demanderai si c’est là toute la protection dont le gouvernement m’entoure !… Tant pis si je manque la répétance ; mon honneur avant tout.

Elle faisait un tel vacarme que la maisonnée fut sur pied en un clin d’œil. Des visages furieux d’avoir été interrompus dans leur mimique amoureuse se montrèrent dans des embrasures de portes. Bichette elle-même, que l’absence de son petit mignon inquiétait, accourut le ventre en avant et les cheveux en baguettes de tambour.

— Quoi ? Quoi ? Quoi ? ma chatte, c’est-y vraiment une heure pour faire des discours aux honnêtes gens ?

— Des discours ! — s’écria Échalote. — Apprenez que mes discours valent mieux que vos cris de putois, et qu’en effet je devrais vous en dégoiser. Ils sont là une demi-douzaine de chameaux avec une autre demi-douzaine de tortues à narguer ma solitude… Et dire que vous aussi, petite dévergondée de cinquante berges, vous vous en mêlez ?…

Et comme Henri écoutait ce colloque, pétrifié dans sa chemise de nuit à dentelles :

— Non, mais regardez-moi ce que vous faites d’un homme ! — reprit Échalote. — Celui-là a l’air d’une lavette !

Attaquer son Henri faisait voir rouge à Bichette. On n’a pas élevé un débardeur jusqu’à sa couche pour ne pas le protéger. Toutefois le tempérament excessif de la logeuse la rendait indulgente aux 8240%8 écarts de caractère des célibataires. Elle voulut donner la parole à Henri pour calmer sa pensionnaire.

— Mon pitiou, dis-lui donc toi-même que tu m’adores et que l’amour n’a pas d’âge.

Mais Henri sentait pour la première fois peut-être son ridicule.

— Des dattes ! — répondit-il à sa maîtresse.

— Des dattes ! — s’indigna Bichette. — Voilà comme tu me parles, à moi qui pourrais être ta mère !

Échalote ne prêtait aucune attention au dialogue des singuliers amants.

— Oui, — répétait-elle — en tapant des poings sur le plancher, — j’irai trouver mon consul ! Il ne manquerait plus que ça que la France m’abandonne !

Les consuls de France ont fort à faire avec les troupes en tournée. Celui qui était à Montréal à cette époque avait déjà sauvé du suicide ou de la prostitution une centaine de cabotins des deux sexes réduits, faute de paiement, à organiser des concerts en plein air, par quinze degrés au-dessous de zéro.


C’est un rapatriement que vous voulez, fit le consul ? (P. 243).
— C’est un rapatriement que vous voulez, — fit cet honorable magistrat lorsqu’Échalote lui eut développé ses récriminations ; — mais, mon enfant, nous n’aurions pas assez de passages pour tous les artistes qui nous sollicitent. Attendez un peu, et il est probable que je serai contraint à vous remettre ce que vous souhaitez aujourd’hui.

L’Excelsior, en effet, ne brillait pas par les recettes et la troupe recrutée par Larquet ne valait point la traversée. Un samedi, jour de règlement, les artistes se cassèrent le nez contre la porte du bureau directorial. Où était le détenteur des appointements ? Où se cachait l’impresario ? Où gîtait le régisseur ? On frappait, on criait ; sur l’air des Lampions, on demandait sa galette. Personne ne répondait aux appels désespérés.

Le consul était-il donc prophète ?

En comptant depuis leur arrivée, les engagés avaient exactement vingt jours de présence à Montréal. Une si courte période avait suffi pour sécher la caisse de l’Excelsior.

Le pétomane et le ventriloque voulurent faire tomber sur les chanteurs la responsabilité de la défaite.

— C’est votre faute, à vous les goualeurs. Vous n’avez dans votre répertoire que des romances de corps de garde. Les Canadiens sont pudibonds. S’ils s’amusent, la représentation terminée, à vous offrir des soupes aux huîtres, c’est simplement par charité, car ils savent combien est déprimant le régime de la pension Bichette. Encore ont-ils soin de vous guider vers des cabinets particuliers où l’on accède par des escaliers dérobés comme dans la tour de Nesle. Si nous avions été seuls, nous, les numéros de music-hall, la fortune de la maison était assurée. On se lasse de la musique mais jamais des phénomènes, et nous avons la chance de n’être bâtis ni comme des détectives ni comme des cireurs de bottes.

D’un bond, le chanteur patriotique fut prêt à défendre, à la force de ses biceps, sa corporation et son académie outragées. Mais on avait mieux à faire que de perdre un temps précieux en pugilats d’amour-propre. Le consul, au courant de leur mésaventure, devait les attendre.

Une délégation, composée de Mulet, parce qu’il était comique, et d’Échalote, parce qu’elle était gentille, fut chargée de la délicate mission d’aller pleurnicher chez les autorités. Après s’être chamaillé sur des questions de spécialités, tout le monde était d’accord pour fuir le Nouveau-Monde. Marie-Louise, qui pourtant n’avait reçu ni épluchures de bananes du Mexique, ni trognons de pommes du Canada, était, elle aussi, disposée à retourner en France. Mulet sans emploi, elle redoutait de ne pouvoir, en l’irrémédiable absence de ses charmes, gagner assez pour le ménage.

Le rapatriement obtenu fut piteux. On était venu en seconde, sur les hélices, mais on repartirait en troisième, près de la cale.

— Ceux qui ont quelque argent, — conseilla le consul, — pourront se faire déclasser à bord. Hélas, tous les porte-monnaie souffraient de courants d’air et chacun se demandait comment il supporterait le contact des pauvres hères de toutes les nationalités pour qui l’Amérique n’avait été qu’une terre de misère et de fièvre.

Échalote jacassait moins que les autres, mais n’en pensait que davantage. Revenir à Montmartre beaucoup plus purée qu’elle n’en était partie lui ôtait l’envie de revoir le clocher byzantin de la rue des Abbesses, la ridicule statue du chevalier de la Barre et les comptoirs à trois sous de la rue Le pic. Elle avait un peu de l’âme des conquérants qui, faute de faits d’armes, préfèrent prendre du service chez les sauvages que de rentrer amoindris dans la patrie dont ils furent les porte-drapeau.

Elle tenta un grand coup et alla trouver M. Salé qui, depuis qu’elle ne se laissait plus mordre le processus darwinien, voyait en elle la personnification de la bourgeoise française, hautaine dans sa vertu.

— Monsieur Salé, — lui dit-elle, — je ne viens à vous ni en cocotte qui fait la bouche en chose de poule, ni en ennemie qui assaisonne ses haines à la poivrade. Vous êtes riche et je suis honnête : prêtez-moi deux cents francs. Quand on n’est pas une fichue bête, on se doit de ne pas balancer ses résolutions : je m’étais juré de n’avoir aucun béguin à Montréal, je tiendrai parole ; mais quand vous viendrez en France, je vous certifie, sur la tête des enfants que j’aurais pu avoir, que je vous récompenserai.

— Correct ! — s’écria le Canadien en roulant les r comme un gars de Falaise. — Voilà les quarante dollars. Je vais à Paris tout de suite.

IV

Où l’on voit Échalote passer du nègre au gâte-sauce.


Les adieux furent touchants entre Bichette et ses locataires. Bien que ceux-ci trouvassent inutiles de pleurer dans le gilet d’Henri ou sur la poitrine de leur hôtelière, il leur fallut emporter le viatique des shakes-hands du gigolo de boarding-house et les baisers sonores de la Napolitaine.

Les gens de théâtre ne se quittent pas comme les bourgeois vulgaires. Une civilité puérile et honnête les contraint à se tutoyer et à se congratuler dans le chagrin et, en l’occasion, il eût été ingrat d’abandonner sans un serrement de cœur une maison où l’amour avait pansé bien des déboires.

Échalote, seule, avait le droit de ne rien regretter, mais Bichette ne voulut pas cette ultime injure à la réputation de sa pension de famille. Devant le 882498 wagon qui allait emporter les rapatriés, elle prit à part la défavorisée.

— En pensant à ce que tu perds j’ai mal à mes petites entrailles, — fit-elle, sans vouloir pasticher la célèbre marquise épistolière, mais en remuant son ventre protubérant, — et je veux te dédommager de n’avoir pas eu ici les mamours nécessaires à ton joli museau d’enfant. Écoute, et ne le dis à personne : je t’ai préparé un mot pour la Savoie, puisque c’est le navire que vous prendrez. Tu le remettras à la personne même et je t’assure, ma jolie, que tu seras la reine du bateau.

La lettre, glissée avec mystère, portait cette suscription : Monsieur Baboudi, maître-coq.

Échalote alliait parfois le silence de la carpe à la prudence du constrictor. Pressée d’en finir avec les effusions des Canadiens, elle négligea de demander à Bichette de plus amples détails et gagna le coin que sa roublardise s’était approprié dans le car.

La locomotive siffle, la soupape crachote, le convoi s’ébranle ; adieu Montréal, le satané Excelsior, les Canadiens indifférents aux sensations d’art flonflonnesque et chahuteur, le boarding-house Bichette et le Saint-Laurent.

Échalote médite, terrée dans sa mélancolie. Les camarades, sur une autre banquette, jouent au rams avec des haricots. Elle ne suit pas l’intérêt d’une partie trop comestible, et les heures se succèdent et la pénombre survient. Un nègre passe qui prend des commandes pour la collation du soir. Elle n’a pas faim et rembarre l’homme en cirage. Il insiste en anglais nègre, elle ne répond plus et contemple la campagne assez pouilleuse. Soudain, reportant ses yeux dans le car, elle voit le nègre posté dans l’accordéon d’entre son wagon et le suivant. La figure grimace, les bras interviennent. Pour qui cette mimique ? Elle regarde mieux. Pas de doute, le nègre s’adresse à elle. Que lui veut-il ? Les mains l’appellent ! Pourquoi faire ? Sait-on jamais. Elle n’est peut-être pas en règle avec la douane ou le contrôle. Elle se dirige vers le nègre, lequel ferme ensuite les portes de communication. Les voilà emprisonnés dans l’accordéon. Dieu ! qu’il sent mauvais. Ciel ! qu’il est horrible !

— Que voulez-vous ? — questionne Échalote.

Il baragouine un discours.

— I dont no, — explique-t-elle, se servant ainsi d’une des rares phrases anglaises apprises dans un vocabulaire trouvé chez Bichette et où fourmillatent surtout les expressions courantes : « J’ai perdu la canne de mon frère. — Avez-vous rencontré le chien de la demoiselle ? — L’encrier de mon oncle est beaucoup plus grand que celui de ma tante, mais le parapluie de mon père est plus large que celui de ma mère, etc… »

Le nègre devine l’inutilité de tout dialogue et, décidé à se faire comprendre, fouille dans sa poche, en extrait trois dollars chiffonnés et, les montrant à la voyageuse :

— For you.

— Pourquoi faire ? — demande Échalote.

Un doigt de réglisse lui touche le corsage puis revient à la veste de barman, après quoi, tapant vigoureusement de la paume de sa main droite sur son poing gauche :


You with me, formule-t-il ?
— You with me, — formule-t-il.

Cette fois, elle a compris.

— Cochon ! — s’écrie-t-elle, en même temps qu’elle ouvre la porte pour appeler un employé et le mettre au courant des procédés du personnel noir. Hélas, les cannes de son frère, les chiens de la demoiselle, les encriers et les parapluies de toute sa famille ne lui permettent pas de requérir contre les satyres de la Virginie et autres lieux. Vraiment elle ne peut avoir recours aux mêmes gestes que le nègre pour s’expliquer. La crainte du ridicule la paralyse et elle n’ose même troubler le rams de ses camarades. Cependant Marie-Louise remarque sa tristesse. Elle lâche la partie où elle vient de perdre ses derniers haricots et s’approche d’Échalote.

— La vie est une sale engeance, — déclare-t-elle.

— À qui le dites-vous ! — acquiesce Échalote. Elles n’ont pas besoin de s’en raconter davantage. Cependant Échalote, qui se juge très mal heureuse, retourne en Europe, complète et même intacte. Marie-Louise ne sait où sont passés ses seins depuis qu’un chirurgien les a jetés dans une cuvette. S’en aller par morceaux, c’est mourir plusieurs fois. Combien de temps encore l’aimera Mulet ? Tant qu’elle a subvenu aux dépenses du ménage, un espoir de bonheur lui est resté. Cette mince consolation sera-t-elle respectée par un Mulet devenu un peu célèbre ou moins nécessiteux ? Ah ! le triste, le décourageant avenir !

Le train roule toujours et toujours Échalote songe à ses vicissitudes, et Marie-Louise à ses appas disparus.

Comme on n’a pas le sou on ne se repose pas à New-York. Tout de suite on court aux bureaux de la Transatlantique faire viser ses rapatriements, puis on gagne le port.

Horreur ! Horreur ! Échalote, qui s’est trouvé mal à son aise sur les hélices, à l’aller, ne peut se faire à l’idée de séjourner dans la cale au retour. On y est parqué comme des pestiférés, et l’odeur des machines s’y répand avec impudeur.

Elle pense à la lettre que lui remit Bichette et demande au premier matelot qui passe où gîte M. Baboudi, maître-coq.

— À la cuisine, eh, bé, — répond l’homme.

Elle profite de ce que le bateau n’est pas encore démarré et que l’on peut se tenir vertical pour y courir.

Ceinturé de son tablier immaculé et le bonnet sur le crâne, le maître-coq surveille les fourneaux. Un marmiton le désigne à Échalote. La veuve Victor se présente derrière sa lettre. M. Baboudi prend lecture de l’une et toise l’autre.

— Cette chère Bichette, — fait-il après un examen favorable à Échalote, — elle ne perd jamais une occasion d’être bonne fille. Mais oui, ma belle, je m’occuperai de vous. Et d’abord, on ne va pas vous laisser avec les croquants. Je vous aurai une cabine potable… Comptes sur moi… Seulement, faudra pas paraître dans les salles à manger, ça serait pas régulier… Vous n’y perdrez rien… Je vous enverrai votre pâture.

Le soir, Échalote prenait possession d’une belle couchette.

— Dites rien, — lui souffla M. Baboudi, — c’est la mienne. Moi je m’arrangerai par ailleurs.

Cet homme était un saint aquatique. N’ayant pu obtenir du commissaire une complaisance un peu excessive, il se sacrifiait.

Échalote, en cette occasion, exhiba sa belle âme.

— Où coucherez-vous, monsieur ?

— Chut ! le sommelier a inspiré un béguin à une voyageuse, sa cabine est vide…

Il conclut :

— Il se fait beaucoup de mariages pendant une traversée.

Elle comprit que le sien figurerait au bilan des unions maritimes, éphémères et bercées. Pourtant M. Baboudi ne sollicitait rien, mais elle savait ce qu’il convient d’offrir aux hommes en échange de leurs amabilités, et elle était honnête dans ses re
M. Baboudi.
relations avec les cœurs simples. M. Baboudi ne crânait pas ; elle se jugea royale en l’élevant jusqu’à elle. Comme il était de constitution vigoureuse, le peu qu’elle prononça fut vite compris. Avec toutes les précautions nécessaires dans une situation en dehors de tout règlement et frisant l’indiscipline, ils s’amusèrent follement l’un par l’autre.

V

Comme quoi il ne faut jamais jeter le manche
après la cognée.


Revoir son pays après un exil sans profit est la plus douce joie des âmes bien nées. Pour des motifs raisonnés on veut promener son ambition et son audace, et le navire qui vous arrache à la patrie est un vaisseau d’espérances. Des mois ou des années plus tard, l’ambition déçue ou l’audace couronnée, le navire qui vous ramène est toujours, malgré la fortune ou les déboires, un vaisseau de voluptés. Ah ! de quel regard avide ne scrute-t-on pas l’horizon quand le terme du voyage approche et que se dessine la ligne des terres ! Quel doux serrement de cœur à la vue du phare encore lointain qui vous certifie la bonne route et vous sourit de ses feux interrompus ! Ah ! que les dernières heures sont lentes et comme le pilote est peu pressé de vous prendre à sa remorque ! Enfin le port apparaît. Il est beau, non point peut-être comme celui de New-York, mais comme est beau l’objet que l’on aime et qu’on ne compare pas. Voilà que se lisent les inscriptions intelligibles sur les petites embarcations aux voiles rapiécées et voilà que s’étale le tapis de galets scintillants. Des voix montent que l’on reconnaît, des gens s’approchent qui se font comprendre. On est cher soi, il y fait bon, on est heureux.

En trottinant sur la passerelle du débarcadère, Échalote oublia tout le cauchemar de son excursion artistique. Elle était dans son patelin, les commissionnaires qui s’offraient pour ses bagages étaient ses frères et leurs mains accoutumées aux pourboires avaient les nobles callosités où se révèle la race vieille de travail.

L’air était à peine alourdi par la fumée des paquebots prêts à lever l’ancre, et le ciel était bleu, du bleu des ciels de France, les rares jours où les orages, la grêle ou la pluie ne couvent pas.

Échalote était fière d’être Française. Ses pieds, juchés sur ses talons Louis XV, allaient rencontrer des pieds amis, pointus et cambrés, et non plus ces affreux ripatons en gueules de dogue sur lesquels on doit marcher pendant cent sept ans avant que leur propriétaire ait compris votre charmante invite.

Elle songeait à l’élégance de ses extrémités personnelles quand une malencontreuse corde se trouva sous ses pas. Il y a des gens qui se sont toujours garés du couteau des apaches et du vitriol des jaloux pour perdre la vie par une pelure d’orange. De même Échalote, qui n’avait cessé de craindre un naufrage durant une semaine, eût pu disparaître entre la digue et le bateau si une main vigoureuse et mâle ne l’eût saisie par le bras et d’une manière si calculée que son équilibre fut soudain rétabli.

— Eh quoi, madame Échalote, vouliez-vous donc m’avoir fait traverser les mers pour pleurer votre noyade ?

C’était M. Salé, l’homme le plus distingué de Montréal.

— Par exemple ! — s’écria Échalote, — vous m’en bouchez une surface ! Comment diable êtes-vous ici à ma rencontre ?

— Ne pouvant, pour des considérations familiales, partir par la Transatlantique, — expliqua le Canadien, — j’ai voyagé sur la Compagnie allemande. J’étais à Cherbourg hier matin et me voici aujourd’hui au Havre à vous attendre.

— Vous m’aimez donc ? fit Échalote.

— Je vous adore.

— Et une femme sérieuse comme moi ne vous effraie pas ?

— Elle m’affole.

Cette déclaration était grave. Échalote l’interpréta ainsi. Un homme qui vient du Canada au Havre pour vous rendre la vie doit continuer en suite à vous la faire agréable.

— Ou je suis la dernière des gourdes, — se dit Échalote, — ou cet abruti décidera démon avenir.

Il fallait taper un grand coup, oser tout, ou jouer à l’imbécile et regagner les montagnes russes de l’existence montmartroise, tantôt argentée, tantôt décharde.

Elle osa tout. Quand M. Salé lui proposa de l’accompagner à Montmartre, où il savait qu’elle habitait, Échalote refusa et donna des raisons péremptoires.

— Si j’arrivais avec vous dans l’appartement plein des souvenirs de mon pauvre mari, ma concierge jacasserait et je me maudirais moi-même.

Je suis sans parents et libre, mais le respect de mon prochain m’est utile. Si je vous présente un jour à Mlle Sirop, qui est une éminente femme de lettres, à M. Plusch, un des hommes les plus intelligents de notre époque, et à toutes les personnes qui ont connu mon Victor, vous comprendrez en quelle estime on nous tenait tous deux. Je dois donc à la mémoire de mon époux bien-aimé de garder ma réputation intacte. Par conséquent, je ne vous recevrai pas chez moi tant que ce chez moi sera dans le dix-huitième arrondissement.

— Qui vous empêche de vous installer autre part ? — interrogea M. Salé.

— Personne.

— Alors, je vous demande quelques jours pour chercher un nid digne de vous et de votre sagesse. Je le trouverai vite et vous me permettrez de l’installer à mon goût qui, je l’espère, sera le vôtre. Je suis riche, je suis libre, ma famille ne me suivra pas en France, vous disposerez de moi à votre guise.

— Et d’un autre ! — se murmura Échalote. — J’ai comme une idée que ce poireau sera mon sauveur. Après lui je n’aurai plus qu’à m’offrir des béguins, s’il s’en présente.

Au Canada, M. Salé avait appris à comprendre la nature. Ses hectares agricoles l’attachaient à la terre et ses propriétés forestières fortifiaient ses instincts champêtres. Il voulut pour Échalote et pour les jours qu’il passerait près d’elle un décor de verdure vivante. Il chercha près de Paris une maisonnette assez rustique pour donner l’illusion de la campagne, et tout de même assez voisine d’autres demeures pour que son amie n’y eût peur ni des apaches, ni des satyres. Il explora Neuilly, qui ne lui plut qu’à moitié, Vincennes qui l’effraya par sa population soldatesque, et s’arrêta à Charenton, dont l’allure de sous-préfecture lui donna confiance. Il en aima l’église, la place des Écoles, la mairie emprisonnée dans sa haute grille, et surtout l’avenue longeant le bois, un bois bourgeois où jouaient des bambins, tandis que leurs mères, assises sur de petits pliants, travaillaient et causaient.

Un pavillon était vacant sur cette avenue conduisant à Gravelle. Il le visita, le loua, l’embellit de meubles, de tentures et d’une domestique accorte. Quand tout fut prêt, il y conduisit Échalote.


Vous êtes chez vous, lui dit-il.
— Vous êtes chez vous, — lui dit-il, après qu’elle eut contemplé l’installation intérieure de la maison, la floraison du jardin et les frétillements des poissons rouges dans un bassin minuscule sur lequel pleurait un jet d’eau. — Vous pouvez y habiter dès maintenant et considérer que vos frais me regardent. Pour votre argent de poche, je suis encore là.

Échalote n’en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles.

— Les camarades de Montmartre en crèveraient s’ils voyaient ça ! — songeait-elle. Mais elle n’était pas assez sotte pour les inviter

dans son domaine, sachant ce qui peut germer à côté de la jalousie des vieux copains.

Ne pouvant, malgré tout, garder son secret pour elle seule, elle courut mettre M. Plusch au courant de l’aubaine qui lui tombait. À travers toutes ses passades et toutes ses aventures, c’était au président des Embêtés du Dimanche qu’allait la meilleure part de ses sentiments. Ce vieux philosophe, qui avait lancé tant de gigolettes, savait garder leur confiance. Paternel dans ses amours, il l’était aussi dans les douleurs qu’on lui infligeait, mais son souci de rester beau joueur quand le partenaire levait le pied ou emportait la caisse le faisait indulgent. Pourquoi gronder à son âge ? Pourquoi crier sa peine quand le silence vous sauve du ridicule ? Il avait arraché Échalote à sa voiture de pommes rue Lepic, il en avait fait une demi-mondaine, maintenant il voulait garder la certitude de lui avoir porté bonheur. Il la félicita donc de son ascension définitive et lui conseilla de se faire épouser.

— Veux-tu que j’intervienne ? — lui proposa-t-il. — Tu connais la valeur de mes conseils et quelle peut être mon influence sur un caractère indécis. J’exposerai à ton Canadien les avantages à tirer d’une union légitime et je me porterai garant de ta fidélité. Si je réussis — termina-t-il, — tu me rendras service à ton tour, peuh, peuh. Je me sens fatigué, j’ai besoin de me mettre au vert, invite-moi de temps en temps à passer une semaine près de toi. Le grand air me devient nécessaire et il m’amusera de jouer au beau-père chez un gendre bien élevé.

Peut-on se récuser pour une charité si facile, alors que l’homme qui la sollicite n’a cessé de s’intéresser à vous ? Échalote ne trouvait rien d’immoral à ce que son ancien protecteur eût un petit morceau de son opulence, et M. Plusch avait les idées beaucoup trop larges pour rougir d’une situation que d’ailleurs il n’exploiterait pas. Quarante ans de noce vous donnent une mentalité

complaisante, exempte des préjugés des petits rentiers. M. Plusch raisonnait ainsi et Échalote ne le contrariait point. Aussi bien la ligne de leur inconduite réciproque les associait-elle en dehors de tout examen de conscience et la route qu’ils avaient choisie les autorisait-elle à bifurquer vers la complète liberté d’agir.

ÉPILOGUE


Sainte Échalote.


Il était écrit sur le livre des destinées féminines que la vie d’Échalote se terminerait dans l’opulence et le bon ton. Petite cigale parisienne qui butina, dans les jardinets montmartrois, le coucou jaune ménage, qui jeta, aux quatre coins de la fantaisie, les pétales des pâquerettes cueillies dans le gazon du square Saint-Pierre et alla porter ses premiers grains de bon sens aux moulins à orchestres, elle devait laisser le vent de la folie guider son vol et s’en remettre à la providence des myrmidons pour son destin.

Elle était de ces privilégiées qui, poussées, semble-t-il, sur les pavés des faubourgs populaires, font par la suite l’ornement des salons bien pensants. L’intelligence d’Échalote, depuis les reinettes qu’elle vendait au tas, rue Lepic, jusqu’à la paire de calvilles qu’elle offrait, plus tard, sertie dans un savant décolletage, avait tenu ferme et paré à tous les chocs.

Elle était maintenant à l’apogée de sa fortune, et la définitive gloire s’annonçait. Mariée à M. Salé, elle pouvait être donnée comme exemple de fidélité conjugale. Cette tenue intransigeante ne lui était pas pénible. Les femmes s’entraînent plus qu’elles ne participent à l’amour ; donnant souvent, même vis-à-vis de l’homme aimé plus d’ivresse qu’elles n’en ressentent, il leur est facile de se garder sages.

M. Salé se déclarait heureux, et la municipalité de Charenton avait, en la personne d’Échalote, une administrée de marque. Au surplus le ménage Salé était parmi les bienfaiteurs de la ville, de cette extraordinaire ville où, il y a quelque vingt-cinq ans, un curé organisait les enterrements civils et, à l’aide d’un journal hebdomadaire lui appartenant, La Paroisse, taillait toutes les croupières de la politique locale à ses ennemis de la mairie.

Échalote brillait, de l’avenue de Gravelle à la route de Saint-Mandé qui, vers la Seine, est une sorte de Cannebière où circulent les canoteurs, ces capitaines au petit cours, et les pêcheurs à la ligne, ces autres Marseillais. Montmartre n’existait plus dans sa mémoire qu’à l’état de rêve loin tain. C’est à peine si elle se souvenait de ses valses chaloupées à la Galette, de ses mouillettes à Tabarin, de ses bostons quand le Moulin-Rouge était un baraquement au plafond enluminé d’étendards où on levait la jambe moins en l’honneur des étrangers ébahis que pour se donner un salutaire exercice. Elle avait, depuis bel âge, rompu avec ses amis de jeunesse. Elle savait vaguement que Friquette des Paillons s’était fait une jolie place dans le monde des villes d’eaux où elle « allumait » à la roulette ; que Véronique Sirop avait conquis la notoriété en se présentant avec éclat, sinon avec succès, à la députation ; que les Embêtés du Dimanche avaient, pour la plupart, tourné au gâtisme innocent ou à l’élégante ataxie. Elle n’avait plus rien de commun avec ce monde bambocheur et amoral, cette société du Doigt dans l’œil qui s’imagine que l’univers commence rue de Châteaudun et se termine place du Tertre. Seul M. Plusch, présenté aux dames notoires de Charenton, avait trouvé grâce devant le tribunal de sa distinction. Il était son parrain, rien de plus, et acceptait sur sa filleule des félicitations qui lui remuaient l’âme. D’ailleurs il était si vieux que les mauvaises langues ne pouvaient médire, et les cheveux blancs poussés autour de sa calvitie, célèbre du café Cocardasse à la brasserie Raff, donnaient à cette bonne figure, qui attira ou la gifle ou le baiser, une allure d’oblat comblé des bienfaits du ciel.


M. Plusch, présenté aux dames notoires de Charenton…
Charenton est une banlieue charmante qui aime les réjouissances de bon aloi, les concours de fanfares, les joutes sur l’eau et les fêtes vénitiennes. Facilement on peut s’y faire un nom vénéré en prenant l’initiative de ces cérémonies qu’il ne vous est pas défendu de terminer par un feu d’artifice avec gerbes, soleils, bouquets et une pièce allégorique où la Renommée ouvre ses bras au Commerce des vins.

Les lauriers d’un fabricant de futailles qui venait d’offrir une bannière à la société de gymnastique, les palmes académiques épinglées à la redingote d’un marchand de vermouts qui avait organisé une kermesse de charité dans ses hangars, troublaient Échalote et stimulaient son ambition. Qu’inventer pour imposer à la postérité le nom d’une dame Salé, charitable et généreuse ? Notre ex-Montmartroise eut une idée géniale, une nuit où certains échos de Montfermeil, de Nanterre et autres lieux l’empêchaient de dormir. Pourquoi, elle aussi, ne fonderait-elle pas un prix de vertu ? Pourquoi ne couronnerait-elle pas une rosière ? Charenton ne possédait-il pas un de ces joyaux de pureté qui méritent l’apothéose, une robe neuve, une paire de bottines et un billet de cinq cents francs ? Il n’y avait qu’à chercher, après quoi la situation pécuniaire et l’âge de M. Salé feraient accepter au bureau de bienfaisance le titre de rente qui, chaque été, à l’ombre du buste de la République, créerait un bonheur.

M. Salé, comme tous ceux qui, par leur mariage, ont fait du sauvetage et de la réhabilitation, ne voulait que plaire à son épouse. Il approuva la proposition soumise et se mit en campagne pour la réaliser. Encore beaucoup mieux qu’il ne l’espérait, il trouva auprès des autorités un concours efficace. Un conseiller municipal savait où cueillir la fleur de dévouement et de sacrifice qui vaut l’honneur d’une solennité inoubliable.

Par un après-midi caniculaire, sur une estrade de velours rouge, avec le maire à sa droite et le capitaine des pompiers à sa gauche, Échalote eut la joie de poser sur la tête d’une brunisseuse de seize ans une couronne de jasmin rehaussée d’oranger. La Chorale de la commune entama ses chants les plus appropriés et la clarinette de la Philharmonique y alla d’un solo où gazouillaient les rossignols.

Le soir, en un banquet qui mit en valeur le dessus du panier d’une population déjà très éclectique, Échalote reçut le coup d’encensoir définitif. Des tribuns prirent la parole pour la remercier de son beau geste de charité et de l’admirable camouflet donné à l’égoïsme des riches par son grand cœur.

Les discours s’achevèrent dans une bénédiction grandiose et laïque dont elle devait rester, jusqu’à la fin du monde charentonnais, sanctifiée.



FIN

TABLE DES CHAPITRES


PREMIÈRE PARTIE

 
 
ii. — 
 25
 39
v. — 
 63
 73
 123
xiii. — 
 155
 189
xvii. — 
 199

DEUXIÈME PARTIE

 
 221

ÉPILOGUE

 
  1. Dans un précédent livre : Échalote et ses amants, l’auteur a tenté de fixer les soubresauts de cet insecte spécial qu’est la vieille petite fille de joie. Il se plut aussi à analyser la mentalité des individus sur lesquels cet insecte, très parasite, peut expérimenter son pouvoir. (L’Éditeur.)