Échalote continue/02/03
III
Où Échalote se fortifie dans cette opinion que la femme
n’a pas été créée et mise au monde pour coucher
et dormir seule.
u Canada, la vie des artistes dramatiques et lyriques ressemble un peu aux galères. On joue l’après-midi, on rejoue le soir et l’on répète le matin. C’est plus qu’il ne faut pour abrutir la population et couper bras et jambes aux malheureux cabots. Comme tout théâtre qui se respecte change de spectacle chaque semaine, il incombe encore aux interprètes d’apprendre leurs rôles
entre les représentations, c’est-à-dire pendant leurs repas ou, s’ils le préfèrent, la nuit durant leur stage horizontal.
Échalote ne s’habituait pas à ce régime. Les concerts ayant la déplorable manie de terminer leur spectacle par une piécette folichonne, elle n’avait rien à envier aux acteurs de comédie ou de drame. Comme eux il lui fallait potasser des brochures et subir les rebuffades d’un régisseur plus ou moins courtois. Après l’existence montmartroise, musarde et variée, cet esclavage lui était odieux.
Ses débuts à l’Excelsior n’avaient pas été brillants. Le public, venu en masse pour apprécier l’arrivage d’étoiles, ne s’était pas déclaré satisfait. À son avis, la troupe manquait de corps de femmes car, pour des étrangers qui jugent mal le génie dramatique — et Dieu sait si Échalote en était lotie ! — le talent est en raison directe de la rotondité des formes. La veuve Victor était inconfortable pour un pays froid où les fillettes de joie qui circulent dans les rues ne doivent pas être d’un poids au-dessous de soixante kilos et arborer moins de cinquante centimètres de tour de mollet.
Tout être, même privilégié, connaît des heures de découragement et d’amertume ; toute muse subit des minutes d’inutilité : toute Égérie peut douter momentanément de son influence ici-bas. Perdue sur la terre chère à Montcalm, Échalote ne possédait plus le sien. Il lui manquait ses conseilleurs coutumiers : la Grande Bringue, Friquette des Paillons et le paternel M. Plusch qui savait si bien la comprendre. À qui pouvait-elle se confier dans cette ville mi-anglaise, mi-française, où ceux qui se disaient ses compatriotes parlaient normand ?
Quand on songeait qu’un épicier, voisin de la pension Bichette, venait de piquer, sur un sac de lentilles, un écriteau où s’étalait cette annonce : Cercueil d’occasion à céder ! Le père de l’épicier avait dû mourir, puis il avait changé de décision. Le fils qui, précautionneux, s’était déjà muni du cercueil paternel, n’entendait pas immobiliser plus longtemps un capital utile à ses mélasses.
Que faisait Échalote dans un tel milieu ? À quel citoyen s’adresser pour la vente d’un peu de baume pour sa neurasthénie ? Sur quelle poitrine reposer sa tête blonde ? Où trouver un cœur qui s’emparerait du sien ? La triste et amputée Marie-Louise avait écouté ses doléances et compati à ses regrets, mais c’était peu de chose pour calmer l’impatience d’une petite personne avide, et quand, le soir, la cantatrice retrouvait son Mulet, Échalote avait l’impression que, sous la calotte des deux, chacune avait son chacun, beau ou laid, riche ou pauvre, protecteur ou protégé et qu’elle seule était célibataire.
Très vite des mariages s’étaient organisés dans la pension Bichette, et maintenant, à l’heure d’Orphée, la moitié des chambres était inoccupée, tandis que l’autre avait doublé ses locataires. La danseuse excentrique hébergeait le chanteur patriotique, la gommeuse à transformations avait transporté ses chemises de nuit chez le ventriloque, l’imprésario avait accueilli la diseuse à gants noirs et le pétomane lui-même stationnait chez la chanteuse à voix. Ailleurs, c’était le ménage Mulet-Marie-Louise, et plus loin le couple Henri-Bichette.
Échalote était seule ! Seule pour pleurer le four de Crêtes de poules et Plumes de coqs, la lâcheté de M. Masespatat-Quantébist, la perte de Victor, la folie de M. Dutal et l’éloignement de M. Plusch. Elle dormait mal, n’étant guère entraînée à dormir solitaire, et la fatigue du jour la mettait dans un état de surexcitation que ses résolutions de vertu ne parvenaient pas à atténuer.
Et puis comment s’assoupir, comment même reposer dans une maison où la prévoyance de l’hôtelière avait supprimé les impostes, alors que cette maison était devenue un repaire de désirs et d’amours ?
À peine les paupières closes, des murmures répercutés de chambre en chambre, des soupirs heureux, des échos de baisers, des petits cris volant au-dessus des portes lui faisaient rouvrir les yeux dans l’obscurité angoissante. Incapable de rien discerner, elle se dressait d’effroi. Mais, petit à petit, les bruits se précisaient, le vol des cris sifflait à ses oreilles, les échos de baisers résonnaient autour d’elle, les soupirs semblaient glisser sur son lit, les murmures gradués de la prière à l’hosannah, venaient échouer dans sa chair. Certes il n’y avait pas de quoi s’apeurer, mais les nerfs désaccordés frissonnent désastreusement et les vibrations voisines sont douloureuses sur un épiderme en moiteur.
Maintenant Échalote mesurait l’étendue de sa déveine.
Quel démon malin l’avait ainsi jetée, elle, résolument sage, au milieu de cette humanité bestiale et non muette ? Elle se tournait et se retournait sur sa couche, lançait un bras par-ci, une jambe par-là. Une chaleur peu canadienne lui brûlait le sang et elle accusait Bichette de mettre des étuves sous les sommiers.
Une nuit, n’y tenant plus, elle sonna. Henri, fantomatique dans sa longue chemise de femme, accourut.
— Vous êtes malade, mademoiselle ?— Vous êtes malade, mademoiselle ?
Échalote était assise en tailleur sur sa descente de lit.
— Non, je ne suis pas malade, et je ne suis pas davantage votre demoiselle, puisque j’ai été légitimement mariée, moi, alors que tous les animaux qui logent ici ne sont jamais passés devant M. le maire… Et c’est justement ce qui m’enrage ! C’est moi qui devrais savourer les plaisirs permis de l’amour et c’est eux qui s’en régalent !… De l’air !… De l’air !… Ouvrez les guillotines.
— Mais, mademoi… pardon, madame, il fait un froid à geler la moelle des phoques d’Hudson.
— Et justement qu’il la leur gèle, à eux aussi ! — hurla Échalote en désignant ses heureux voisins. — Et puis, tenez, j’en ai assez, — continua-t-elle en tapant du poing sur le parquet de sapin frisé, — demain j’irai trouver mon consul et je lui demanderai si c’est là toute la protection dont le gouvernement m’entoure !… Tant pis si je manque la répétance ; mon honneur avant tout.
Elle faisait un tel vacarme que la maisonnée fut sur pied en un clin d’œil. Des visages furieux d’avoir été interrompus dans leur mimique amoureuse se montrèrent dans des embrasures de portes. Bichette elle-même, que l’absence de son petit mignon inquiétait, accourut le ventre en avant et les cheveux en baguettes de tambour.
— Quoi ? Quoi ? Quoi ? ma chatte, c’est-y vraiment une heure pour faire des discours aux honnêtes gens ?
— Des discours ! — s’écria Échalote. — Apprenez que mes discours valent mieux que vos cris de putois, et qu’en effet je devrais vous en dégoiser. Ils sont là une demi-douzaine de chameaux avec une autre demi-douzaine de tortues à narguer ma solitude… Et dire que vous aussi, petite dévergondée de cinquante berges, vous vous en mêlez ?…
Et comme Henri écoutait ce colloque, pétrifié dans sa chemise de nuit à dentelles :
— Non, mais regardez-moi ce que vous faites d’un homme ! — reprit Échalote. — Celui-là a l’air d’une lavette !
Attaquer son Henri faisait voir rouge à Bichette. On n’a pas élevé un débardeur jusqu’à sa couche pour ne pas le protéger. Toutefois le tempérament excessif de la logeuse la rendait indulgente aux écarts de caractère des célibataires. Elle voulut donner la parole à Henri pour calmer sa pensionnaire.
— Mon pitiou, dis-lui donc toi-même que tu m’adores et que l’amour n’a pas d’âge.
Mais Henri sentait pour la première fois peut-être son ridicule.
— Des dattes ! — répondit-il à sa maîtresse.
— Des dattes ! — s’indigna Bichette. — Voilà comme tu me parles, à moi qui pourrais être ta mère !
Échalote ne prêtait aucune attention au dialogue des singuliers amants.
— Oui, — répétait-elle — en tapant des poings sur le plancher, — j’irai trouver mon consul ! Il ne manquerait plus que ça que la France m’abandonne !
Les consuls de France ont fort à faire avec les troupes en tournée. Celui qui était à Montréal à cette époque avait déjà sauvé du suicide ou de la prostitution une centaine de cabotins des deux sexes réduits, faute de paiement, à organiser des concerts en plein air, par quinze degrés au-dessous de zéro.
— C’est un rapatriement que vous voulez, fit le consul ? (P. 243).— C’est un rapatriement que vous voulez, — fit cet honorable magistrat lorsqu’Échalote lui eut développé ses récriminations ; — mais, mon
enfant, nous n’aurions pas assez de passages pour tous les artistes qui nous sollicitent. Attendez un peu, et il est probable que je serai contraint à vous remettre ce que vous souhaitez aujourd’hui.
L’Excelsior, en effet, ne brillait pas par les recettes et la troupe recrutée par Larquet ne valait point la traversée. Un samedi, jour de règlement, les artistes se cassèrent le nez contre la porte du bureau directorial. Où était le détenteur des appointements ? Où se cachait l’impresario ? Où gîtait le régisseur ? On frappait, on criait ; sur l’air des Lampions, on demandait sa galette. Personne ne répondait aux appels désespérés.
Le consul était-il donc prophète ?
En comptant depuis leur arrivée, les engagés avaient exactement vingt jours de présence à Montréal. Une si courte période avait suffi pour sécher la caisse de l’Excelsior.
Le pétomane et le ventriloque voulurent faire tomber sur les chanteurs la responsabilité de la défaite.
— C’est votre faute, à vous les goualeurs. Vous n’avez dans votre répertoire que des romances de corps de garde. Les Canadiens sont pudibonds. S’ils s’amusent, la représentation terminée, à vous offrir des soupes aux huîtres, c’est simplement par charité, car ils savent combien est déprimant le régime de la pension Bichette. Encore ont-ils soin de vous guider vers des cabinets particuliers où l’on accède par des escaliers dérobés comme dans la tour de Nesle. Si nous avions été seuls, nous, les numéros de music-hall, la fortune de la maison était assurée. On se lasse de la musique mais jamais des phénomènes, et nous avons la chance de n’être bâtis ni comme des détectives ni comme des cireurs de bottes.
D’un bond, le chanteur patriotique fut prêt à défendre, à la force de ses biceps, sa corporation et son académie outragées. Mais on avait mieux à faire que de perdre un temps précieux en pugilats d’amour-propre. Le consul, au courant de leur mésaventure, devait les attendre.
Une délégation, composée de Mulet, parce qu’il était comique, et d’Échalote, parce qu’elle était gentille, fut chargée de la délicate mission d’aller pleurnicher chez les autorités. Après s’être chamaillé sur des questions de spécialités, tout le monde était d’accord pour fuir le Nouveau-Monde. Marie-Louise, qui pourtant n’avait reçu ni épluchures de bananes du Mexique, ni trognons de pommes du Canada, était, elle aussi, disposée à retourner en France. Mulet sans emploi, elle redoutait de ne pouvoir, en l’irrémédiable absence de ses charmes, gagner assez pour le ménage.
Le rapatriement obtenu fut piteux. On était venu en seconde, sur les hélices, mais on repartirait en troisième, près de la cale.
— Ceux qui ont quelque argent, — conseilla le consul, — pourront se faire déclasser à bord. Hélas, tous les porte-monnaie souffraient de courants d’air et chacun se demandait comment il supporterait le contact des pauvres hères de toutes les nationalités pour qui l’Amérique n’avait été qu’une terre de misère et de fièvre.
Échalote jacassait moins que les autres, mais n’en pensait que davantage. Revenir à Montmartre beaucoup plus purée qu’elle n’en était partie lui ôtait l’envie de revoir le clocher byzantin de la rue des Abbesses, la ridicule statue du chevalier de la Barre et les comptoirs à trois sous de la rue Le pic. Elle avait un peu de l’âme des conquérants qui, faute de faits d’armes, préfèrent prendre du service chez les sauvages que de rentrer amoindris dans la patrie dont ils furent les porte-drapeau.
Elle tenta un grand coup et alla trouver M. Salé qui, depuis qu’elle ne se laissait plus mordre le processus darwinien, voyait en elle la personnification de la bourgeoise française, hautaine dans sa vertu.
— Monsieur Salé, — lui dit-elle, — je ne viens à vous ni en cocotte qui fait la bouche en chose de poule, ni en ennemie qui assaisonne ses haines à la poivrade. Vous êtes riche et je suis honnête : prêtez-moi deux cents francs. Quand on n’est pas une fichue bête, on se doit de ne pas balancer ses résolutions : je m’étais juré de n’avoir aucun béguin à Montréal, je tiendrai parole ; mais quand vous viendrez en France, je vous certifie, sur la tête des enfants que j’aurais pu avoir, que je vous récompenserai.
— Correct ! — s’écria le Canadien en roulant les r comme un gars de Falaise. — Voilà les quarante dollars. Je vais à Paris tout de suite.