Échalote continue/02/01

Louis-Michaud, Éditeur (p. 211-220).

I

Première journée de pleine mer.


La lorraine quittait le bassin du Havre, — laissant à leurs mouchoirs agités les terriens tassés sur les quais, le chapeau en bataille, les cheveux au vent. D’autres mouchoirs, ceux des passagers, rentraient dans les poches, et chacun prenait possession de la ville flottante où, pendant près d’une semaine, on vivrait à la manière des insectes qui s’engouffrent pour manger et dormir et remontent muser au grand air.

Échalote et la troupe dont elle faisait partie discutaient à l’arrière sur le pont des secondes, car déjà des vexations intervenaient. Dans les cabines réservées aux femmes, c’était à qui n’aurait pas les couchettes supérieures, à qui s’autoriserait à envahir la place restreinte, à utiliser les trop rares patères et la meilleure part de lavabo.

— C’est bien assez, — soupirait Échalote, — de n’avoir eu personne pour m’accompagner jusqu’au navire. S’il faut encore que ces putoises me cherchent des poux dans la tête !

Le fait est qu’elle avait à se défendre. Sous le prétexte qu’elle était la plus petite, on l’eût volontiers casée dans le filet, là-haut, à côté des ceintures de sauvetage. Mais les quatre dames que l’impresario lui avait données comme compagnes ne la connaissaient pas encore. Échalote n’était pas femme à se laisser marcher sur les cors aux pieds.

Elle s’était emparée du divan-couchette voisin du hublot et, bon gré mal gré, ne le lâchait pas.

— C’est un peu rageant, tout de même, — fit une jeune première de quatre-vingts kilos.

— Avec mes varices et mes genoux qui craquent, voilà qu’il me faut monter à l’échelle pour me pieuter.

— Fallait arriver la première, — répliqua Échalote, — et ne pas perdre une heure à bécoter votre pigeon à cravate arc-en-ciel. Moi, c’est mes boyaux qui craquent. J’peux pas les hisser.

Elle était de mauvaise humeur. L’idée de coucher six ou sept nuits de suite en la compagnie d’individus de son sexe la dégoûtait.

— Quand je pense qu’on va être obligées de se laver les unes devant les autres, de se montrer ses jambes et le reste, je trouve ça immoral, — déclarait-elle au chanteur patriotique de la troupe. — Si c’était permis, je préférerais m’installer avec vous.

— Moi aussi, — répondait l’artiste, — car si vous voyiez les cocos que l’on m’a infligés !

Quand on pense que j’ai le pétomane dans ma canfouine !

Échalote voulut rire, mais, à cet instant, un coup de tangage la fit trébucher.

— Zut ! — ronchonna-t-elle, — si ça remue déjà !

Ils étaient partis par une brise très rassurante, mais au large la mer moutonnait et l’on pouvait prédire quelques bons quarts d’heure pour ceux qui aimaient la balançoire.

— Ça ne fait rien, — monologuait Échalote, — faut tout de même être abandonnée du bon Dieu, pour aller ainsi sur l’eau et laisser là-bas ses frangines, ses aminches et le cadavre de son mari. Pauvre Titi, — larmoyait-elle en songeant au goujon malheureusement mué en aviateur, — si tu voyais ta Titite !

Elle n’avait jamais montré de grandes dispositions pour les déplacements. Les vraies Parigotes sont ainsi.

Où irait-on pour être mieux qu’aux Buttes-Chaumont, où verdissent les vallons et s’argente le lac serpentin ? Quel coin de Suisse vaut ces collines reliées par un pont où l’on danse, tel celui d’Avignon ; ces coquets ruisseaux qui cascadent dans des grottes moussues, ces allées aux arbres géants, fleuris le soir par les globes électriques ? Sans compter qu’il y a des chevaux de bois, des gaufres et, certains jours, de la musique. Voit-on cela partout ? Et Échalote le trouvera-t-elle en Amérique ?

— Tu admireras les chutes du Niagara, — lui avait annoncé M. Plusch.

Ah ! ouat ! Elle en avait assez des chutes, depuis celle de Victor. Elle n’avait qu’à se mettre devant une glace pour contempler celle de ses reins, qui les valait toutes. Non, décidément, il fallait ne plus avoir de foin au râtelier pour aller chercher fortune beaucoup plus loin que le Chat-Noir, chez les chats sauvages du Nouveau-Monde, qui ont la peau cuivrée et des lunettes à branches d’or.

Mais voilà que, régulièrement, le roulis agite les orangeades sur les tables du bar où Échalote, invitée par un passager, a accepté « de prendre quelque chose ».

— Ça se gâte, — annonce le barman, tout en versant du lait pour un egg-nog. — Ce soir, il y aura peu d’amateurs pour le dîner.

— Nom d’une clarinette en zinc ! qu’est-ce qui nous secoue comme ça ? — s’écria Échalote. — On a l’impression d’être assis sur un distributeur de claques.

Le galant passager la renseigne :

— Ce sont les hélices, chère madame… En secondes, nous sommes sur les hélices.

— Quelle purée ! — conclut Échalote.

Et, immédiatement, elle pense aux millionnaires qu’elle ne rencontrera pas dans cette classe, aux milliardaires qui, on le lui a dit, font des pokers à relance illimitée dans le bar chic de l’avant.

— Bien la peine de risquer de boire dans la grande tasse pour ne pas même pouvoir faire ses affaires !

Toutefois, elle garde ses réflexions pour elle seule, n’étant pas de celles qui révèlent illico aux étrangers leur état d’âme. Du moins elle se croit ainsi, car le deuil, qu’elle a égayé pourtant d’un col d’Irlande, lui donne l’air respectable.

— Jusqu’au dîner, — propose le monsieur aimable, qui se dit voyageur de commerce, — nous pourrions faire un tour dans l’entrepont. On y aperçoit les cuisines, et c’est vraiment d’un curieux agencement. Et puis, on jettera un coup d’œil dans les troisièmes : il y a là un millier d’émigrants, Italiens pour la plupart, qui font peine à voir.

— Merci pour la distraction, — répond Échalote. — Je sens que, si je remue, ça y est de mon frichti de ce matin.

— Un bon conseil, — insiste le monsieur, — ne restez pas enfermée. On lutte plus longtemps au grand air.

Elle consent à suivre cet avis. Quel avis d’ailleurs, ne suivrait-elle pas ? Elle n’a plus d’énergie ; ses jambes sont en coton et son estomac en marmelade. Le monsieur, lui, est très gaillard, et ça l’exaspère. Il assure même que l’atmosphère iodée de l’Océan excite l’appétit et les sens.

— Ignorez-vous donc que certaines demoiselles faciles, oh ! très faciles ! ont établi leur quartier général sur les paquebots ? Ici, la traversée est un peu brève, mais dans les voyages vers l’Amérique du Sud, et vice versa, on peut réaliser de sérieux bénéfices.

Il sourit, allumé par son propre récit. Échalote ne participe pas à cette gaieté. Ballottée d’une manche à air à un cabestan, elle se décide à se cramponner au support d’une embarcation et à n’en plus bouger.

— Et ça ne fait que commencer, — sanglote-t-elle. — Je n’ai pourtant tué ni père ni mère pour être condamnée à ce supplice.

À l’heure du dîner, avec un peu de rouge aux joues et aux lèvres, elle crut pouvoir se mettre à table. Illusion ! Le potage qu’elle essaie de porter à sa bouche tombe sur son corsage. Elle tente de gober une huître, geste vain.

Et ce roulis et ce tangage qui redoublent ! Et ces sacrées hélices qui ne s’arrêtent pas ! Elle est affolée au point de faire des propositions dignes d’un Rockfeller :

— Je donnerai bien deux sous pour que l’on stoppe un moment !

— C’est un prix, — fait l’impresario. — Dommage que les éléments ne soient pas corruptibles.

Le monsieur voyageur de commerce, qui s’est placé près d’elle, mange comme un ogre et boit comme un trou.

— C’est un principe, — déclare-t-il. — Si le mal de mer me prend, je n’ai pas d’efforts à faire.

Ah ! la poésie des excursions et l’imprévu des grands voyages !

Échalote se décide à quitter la salle, si mal nommée pour elle : à manger. Elle regagne le pont, s’empare d’une chaise longue et s’immobilise. Son cœur n’est plus un cœur, sa tête n’est plus une tête… où sont ses mains, ses jambes ?… Elle ne les sent pas…

Elle sommeille un peu, pas longtemps, car une voix près d’elle l’arrache à son repos. C’est encore le monsieur à l’orangeade. Il a bien dîné, il est d’aplomb, il fume un gros cigare, il a besoin de plaisanter.

— Dites-moi, petite madame, si ça vous ennuie trop d’aller retrouver vos camarades de cabine, j’ai une couchette libre dans la mienne…

Elle comprend soudain où il veut en venir. Sur l’eau, sur terre, ils sont toujours les mêmes. Mais elle s’est tracé une ligne de conduite dont elle aime autant lui faire part. Elle se ressaisit et scande, pour être mieux comprise :

— En quittant le sol de France, j’ai pris une résolution : celle de ne jamais coucher avec un homme, sinon pour une forte somme. Je vous en préviens.

Il se le tint pour dit et n’en parla plus.