Échalote continue/01/05

Louis-Michaud, Éditeur (p. 63-72).

V

Un Duel.


Ce n’est pas qu’Échalote fût bavarde, mais il était des minutes où elle ne pouvait se dispenser de rompre les chiens. Le temps qu’elle accordait à M. Dutal lui semblant particulièrement fadasse, elle éprouvait le besoin de se donner elle-même un peu de distraction et, de ce fait, coupait court aux conseils du pontifiant Adhémar pour s’adjuger la compensation d’un monologue de son cru. Or, ne pouvant aborder les sujets de la pure philosophie ni les controverses économiques et sociales, à force de bavarder pour ne rien dire elle en arrivait aux paroles imprudentes. C’est ainsi qu’elle avait abordé le récit de sa soirée chez les spirites et n’avait su taire le détail de la main, non de Jean Bart, mais du voisin.

Exempte d’amour pour cet amant incandescent, il ne lui déplaisait pas d’exciter sa jalousie. Le spectacle de la douleur chez ceux qui les adorent est un amusement cher aux petites femmes volages. Échalote ne manquait pas de se l’offrir à chaque occasion et, qu’il s’agit de Victor, de M. Plusch ou de quelque comparse, elle s’ingéniait à étaler devant la sensibilité de M. Dutal la friperie de sa petite âme ensorcelée et gredine.

— Alors tu t’es laissé manquer de respect durant toute cette séance sans infliger au malotru la gifle méritée par son inconvenance ? — s’écria le candide, l’indicible Adhémar. — C’est bien, c’est très bien. Puisque tu es une créature sans fierté et sans énergie, puisque, d’autre part, tu possèdes un mari qui a du sang de navet dans les veines, je sais ce qu’il me reste à faire.

Échalote était dans ses petits souliers. Sait-on jamais à quelles extrémités peuvent recourir les incorrigibles jaloux ?

— Quoi encore ? Quel hanneton vous pique la cocarde ? Et puis, vous savez, je n’aime pas qu’on insulte Victor.

— C’est entendu, tu préfères te laisser insulter. Mais moi, tu entends, moi qui suis ton amant, il ne me plaît pas de te voir prendre pour une femme facile. Je sais, te dis-je, ce qu’il me reste à faire. Ce soir nous irons ensemble chez tes immondes revenants, et tu me désigneras le tripoteur de mollets.

— Tu parles !

— Je parle, en effet, et mieux encore que tu ne le supposes. Tu m’as joué, l’autre jour à Brolles, chez la mère Bigarreau, un de ces tours appelés communément pieds de cochon. Or, je commence à me fatiguer d’être grotesque. Si tu ne me montres pas ton satyre de la rue Victor-Massé tu pourras chercher qui tu voudras pour te payer ton terme. Moi, je ne marche plus. Les pieds que tu vois là, — ajouta-t-il en lui désignant ses souliers, — ces pieds-là, ma belle, sont en dentelle.

Et, très maître de lui, M. Dutal fredonna :

Je suis faibl’des jamb’s et des tibias !
Non ! non ! non ! non ! non ! Je n’marche pas ?

Cette attitude fit réfléchir Échalote. Elle n’était pas assez bête pour prétendre retenir éternellement M. Dutal par les moyens rosses. Son amour, à force d’être bafoué, molesté, risquait de s’évanouir un beau jour et pour tout de bon.

« Pas de ça, Lisette, — songea-t-elle. — Après tout, qu’est-ce que je risque ? Je ne connais pas le type de l’autre soir, et il n’y a peut-être rien à en tirer. D’ailleurs si j’ai fait sur lui une impression forte, l’engueulade de Dutal l’émoustillera. »

Combien en avait-elle enregistré de ces tromperies découvertes qui, après des pleurs et des grincements de dents, se terminent par une recrudescence de tendresse et font élever la petite amie coupable au rang de maîtresse légitime ! Confiante en sa psychologie, le soir même elle guidait Adhémar chez le marchand de vins et d’esprits.

L’homme incriminé s’y trouvait, placide, devant un whisky-soda.

— Tenez, le voilà, — bougonna Échalote. — Et maintenant je m’en débarbouille les abatis.

Blême, les narines pincées, la voix rauque, M. Dutal s’adressa à l’inconnu :

— Ainsi c’est vous, monsieur, qui vous autorisez à pincer les femmes ? C’est vous qui, profitant de l’obscurité d’une séance d’occultisme, vous êtes permis de manquer de respect à ma maîtresse ?

— Mais, monsieur…

— Il n’y a pas de « mais monsieur », mon amie n’a pas hésité à vous reconnaître. Dans ces conditions je me vois obligé, ou de vous distribuer des claques si vous êtes un lâche, ou de vous proposer une rencontre les armes à la main, s’il vous reste un peu de chevalerie au cœur.

Et, campé dans une pose à la don César de Bazan, Adhémar attendit la réponse de l’interpellé.

— Monsieur, — fit celui-ci en se soulevant légèrement de la banquette rivée à la cloison, — je ne vous conseille pas de tomber sur moi à bras raccourcis car, champion de boxe et élève de Pons, j’aurais tôt fait de vous rentrer la langue à coups de poing. Mais, je suis en effet, chevalier. Donc il me plaît de me rencontrer avec vous, à la condition toutefois que le duel ait lieu sur-le-champ, c’est-à-dire ici même. Choisissez deux de ces messieurs, j’en désignerai deux autres.

— Soit.

Impatient de châtier le goujat qui avait posé les doigts sur la suave Échalote, Adhémar s’adressa aux deux plus proches consommateurs. L’un avait une barbe de fleuve, l’autre, une imposante calvitie. Les témoins de l’adversaire furent le plongeur de l’établissement et une sorte de nain apoplectique habillé d’un costume écossais qui, dans la journée, distribuait des prospectus.

Quant au pinceur de mollets, l’on sut enfin qu’il se nommait Évariste Gourliche et exerçait la profession de souffleur intérimaire au théâtre des Grandes-Carrières.

Pour se donner une contenance durant le conciliabule du quatuor d’honneur, et aussi pour permettre à Échalote d’adoucir son angoisse, M. Dutal commanda des laits chauds, tandis que le souffleur et frôleur Gourliche reprenait avec impudence sa pipe nauséabonde et son whisky-soda.

Après un petit quart d’heure de délibération, les témoins, étant tombés d’accord, communiquèrent leur décision : le duel serait au siphon, les yeux bandés et aurait lieu dans l’arrière-salle.

Adhémar essaya de protester :

— Au siphon… les yeux bandés… Je ne puis accepter ces conditions.

Mais l’homme chauve le prit de haut :

— Qu’est-ce à dire ? Préféreriez-vous, par hasard, la broche à rôtir, le pain de quatre livres ou la queue de billard ?

« Ou je rêve, — se dit Adhémar, — ou je deviens maboul. Tout de même je veux en avoir le cœur net. »

— Allons ! — s’écria-t-il, — qu’on en finisse. Apprêtez les siphons.

Les assistants, parmi lesquels se trémoussait Échalote, n’eussent pas donné leur place pour un empire.

On passa dans la salle aux esprits et, après la formalité du bandeau sur les yeux, le directeur du combat, remettant à Adhémar un siphon vide et à Gourliche un siphon plein, prononça le sacramentel : « Allez, messieurs. »

Bzz ! Bzz ! — chantait et postillonnait l’arme du souffleur.

Frr ! Frr ! — ronchonnait et râlait celle de M. Dutal.

Par prudence les assistants avaient ouvert leurs parapluies.

Gaiement, le nez en l’air, un coin d’œil libre, le souffleur aspergeait son adversaire, lequel, le bandeau consciencieusement noué, se ruait sur les chaises, les murs, les tables et donnait à sec du siphon sur tout ce qui l’entourait.

— Halte ! — commanda enfin l’homme barbu. Mais, avant de rendre la liberté aux yeux des combattants et afin de ne pas laisser deviner à Dutal l’étendue de leur mystification, les témoins s’emparèrent prestement des siphons et les portèrent à la panoplie spiritueuse des bouteilles et canettes.

— Eh bien, mon petit Adhémar, ça s’est bien passé, — vint susurrer Échalote à son amant détrempé.

M. Dutal la fixa d’un regard peuplé de soleils, de fusées, de tourbillons, de spirales, de toutes les figures du plus panaché kaléidoscope.

— Je ne sais plus où j’en suis, — soupira-t-il. — J’ai peur, j’ai très peur d’avoir été ridicule.

Il lui semblait ne plus posséder sa lucidité habituelle et, pour la première fois, il redouta le cabanon.

Cependant, très solennellement, les témoins rédigeaient le procès-verbal de la rencontre.

— Mais, — remarqua le plongeur, — ces messieurs ne se sont pas réconciliés. C’est-y pas le moment de se serrer les mains ?

All right ! comme disent les Espagnols, — sanctionna Échalote.

Tandis que Dutal, résigné à tout, tendait la dextre au souffleur, on vit le nain écossais faire un saut vers la cuisine et en revenir comme une flèche pour glisser dans la paume de Gourliche un objet blanc.

L’effusion eut lieu. Mais soudain Adhémar poussa un rugissement de dégoût et, ressaisissant sa main emprisonnée dans celle de l’adversaire, la brandit, suante d’une matière collante et jaune. Le nain, pour la réconciliation, n’avait rien trouvé de plus humoristique que d’utiliser un œuf frais.

— Ma mère ! Ma mère ! — se mit à hurler Dutal. — Ma mère ! Ma mère ! Pourquoi m’avez-vous mis au monde ?

Et, sans même prendre son chapeau ni s’essuyer la main, le malheureux se sauva, complètement fou.