Échalote continue/01/15

XV

Comme quoi il ne faut pas toujours prendre à la lettre
les maximes des grands moralistes.


Je t’assure, — dit un jour Friquette des Paillons à Échalote, — que tu as tort de ne pas avoir un chien. Ces bêtes-là, ma chère, sont intelligentes comme personne. Pour toi qui vis seule et tout là-haut, un clebs vaudrait un sergent de ville. Fais-toi donc payer un bull dans le genre du mien : ça ne lâche pas son morceau quand ça mord, ou un danois truffé qui vous étrangle un homme comme un radis.

La perspective d’avoir un ami à quatre pattes plut assez à Échalote qui, immédiatement, se reposa sur M. Masespatat-Quantébist pour cette nouvelle acquisition. Le Biterrois s’en fut, à l’instant même, chez un notable commerçant de la rue d’Amsterdam dont la boutique se divise en compartiments grillagés. Aux cages supérieures sont les oiseaux rares destinés à séduire toutes les Jenny l’ouvrière tournées à la cocotte ; aux cages basses sont les cabots d’espèces en cours dans le quartier, depuis le loulou de Poméranie jusqu’à l’essuie-plume dit papillon.

M. Masespatat-Quantébist jeta son dévolu sur un fox encore à la mamelle mais qui promettait de faire un animal vigoureux. Tape à l’œil et la queue cicatrisée, on pouvait l’offrir.

À la vue de cet enfant, Échalote sentit s’épanouir son cœur de mère manquée.

— Comment l’appellerons-nous ? — s’écria-t-elle. — Parmi les cadors j’ai connu des Trompette, des Pif, des Paf, des Marquis, des Poupoule… Si on le baptisait Lolotte ?… Lolotte, le fils à Échalote, c’est trouvé, s’pas ?

— C’est trouvé, — approuva M. Masespatat-Quantébist ; — seulement, ton chien n’étant pas une chienne, ce nom…

— Qu’est-ce que ça peut bien nous fiche ! — lança Échalote.

— Rien du tout, — bafouilla le Biterrois en manière d’excuse pour son inutile objection.

On fit les honneurs de l’appartement à Lolotte et, afin qu’il se sentît tout à fait chez lui, on lui confectionna une niche dans un carton à chapeau.

— Comme ce sera amusant ! Il est si petit, — déclara Échalote, — que je pourrai l’emmener avec moi partout.

Dès l’instant où Lolotte eut la bonne fortune de tomber entre les mains de la veuve Victor, l’existence fut pour lui un tourbillon de fêtes. Le matin, à la brasserie, il déjeunait de choucroute et de pickles ; l’après-midi, dissimulé dans une des poches de M. Masespatat-Quantébist, on le trimballait du rayon de la parfumerie des Galeries Farfouillettes à celui des chapeaux du Panier Fleuri, après quoi on le hissait dans un fiacre à moins qu’on l’engouffrât dans le métro. Il arrivait encore que Lolotte fît son boulevard à l’heure opaline et goûtât, emmi les estaminets, à l’absinthe, tueuse de vers. Enfin il dînait dans les restaurants chics, allait de temps en temps au concert et soupait, ces nuits-là, en d’étranges abbayes.

Au bout de trois semaines de ce régime, Lolotte claqua. Un soir, en rentrant chez elle, Échalote n’extirpa qu’un cadavre du sac à main où, quelques heures plus tôt, elle avait délicatement enfoui un animal encore d’attaque.

— Deux deuils dans la même année, c’est excessif, — gémit-elle.

Après quoi, au courant du protocole des funérailles, elle ordonna à son méridional protecteur de se « dégrouiller » pour l’enterrement.

— Je veux qu’il ait un tombeau au cimetière des chiens, et en bonne place, autrement je sens que j’aurais quelque chose à me reprocher… Et puis, commandez un joli petit cercueil avec ses initiales.

À Saint-Ouen où, par l’influente intervention de plusieurs éminentes journalistes à l’âme sensible, les bêtes bien-aimées ont droit aux sépultures luxueuses et perpétuelles, M. Masespatat-Quantébist ne discuta pas avec le conservateur funéraire. On lui colla un terrain dans la travée principale et l’obligation, vu cette place d’honneur, de se fendre d’un mausolée important. Il signa des feuilles timbrées et n’eut qu’à verser la bagatelle de quinze louis comme provision pour les travaux.

Le lendemain, toujours drapée dans son voile de veuve, qui était d’un bel effet en l’occasion, Échalote descendait d’une auto-taxi devant le cimetière des chiens. M. Masespatat-Quantébist l’accompagnait et portait une boîte à chaussures où la dépouille de Lolotte était étendue en attendant une plus pieuse enveloppe.

La cérémonie eut lieu. On coucha Lolotte dans un minuscule cercueil de pitchpin rehaussé d’un blason fantaisiste où s’enlaçaient les initiales L.-E., puis on le descendit dans une fosse à sa pointure. M. Masespatat-Quantébist fut digne, mais Échalote tourna à la fontaine.

— Ça me rappelle la fin de mon pauvre Victor, — reniflait-elle. — Ah ! c’que nous sommes peu de chose tout de même !

Et elle se laissa aller immédiatement à une oraison funèbre qui comprenait et son chien et son mari.

Les veuves consolées n’hésitent pas à instruire le remplaçant des mérites de son prédécesseur. Ce procédé a cours dans les meilleurs ménages. Le nouvel élu, certain de s’être réservé une femme rare et fidèle, avale toutes les couleuvres, le sourire aux lèvres. Peut-être songe-t-il qu’après sa mort de pareils éloges pleuvront ; de toute manière il se couperait vivant en petits morceaux pour les mériter. M. Masespatat-Quantébist débitait à Échalote une gamme de condoléances où Victor et Lolotte se cédaient un pas chromatique. Rien n’atténuait l’actuel désespoir de l’affligée.

— Allons toujours chez le sculpteur commander le monument, — proposa le Biterrois.

Échalote, après un dernier baiser à la fosse du fox de son cœur, le suivit vers un atelier proche où un homme en blouse blanche, prévenu par l’administration, attendait leur visite. L’artiste leur montra ses différents modèles : blocs de pierre avec médaillon du mort, chiens en marbre de toutes dimensions et exécutés d’après photographies, corbeilles de granit où se place la reproduction du cher crevé.

Lolotte n’ayant vécu que ce que vivent les roses, Échalote n’avait eu le temps de le faire immortaliser par l’objectif et le collodion. On convint donc de remplacer l’impossible effigie par un roc où grimperait le lierre, emblème s’il en fut de la fidélité canine, et sur lequel se planterait un cabot de stuc de la taille et de la forme qu’aurait pu atteindre Lolotte s’il lui avait plu de se laisser vieillir dans les poches de pardessus et les sacs à main. [Image à reprendre]

— On pourrait mettre une épitaphe, — décida M. Masespatat-Quantébist. — J’ai songé à une pensée, de Chamfort, je crois : Plus on connaît les hommes, plus on aime les animaux.

— Elle est bonne, — répondit le statuaire, — seulement un caniche, dont la tombe avoisine la vôtre, la possède déjà.

— C’est bien embêtant, — fit le Biterrois.

— Attendez ! Attendez ! — reprit l’artiste, désireux de contenter jusqu’au bout ses généreux clients. — Il existe une maxime de Pascal un peu différente de tournure, mais qui signifie exactement la même chose.

— Pascal est une garantie, — pontifia l’enfant des Corbières, — une phrase de Pascal vaut assurément mieux que tout un discours de M. Tartempion. Allez-y pour la pensée de l’auteur des Provinciales.

— À quand la pose du monument de mon pauvre Lolotte ? — questionna Mme Victor en quittant l’atelier du sculpteur pour clebs.

— Dans huit jours vous pourrez le contempler.

Cette semaine fut longue pour l’âme meurtrie d’Échalote et aussi pour celle de M. Masespatat-Quantébist qui, en parfait amant, eût cru offenser son amoureuse et illégitime moitié en ne partageant pas toutes ses douleurs et même en ne les corsant pas à son pénible avantage.

Les huit jours passés, les amants se dirigèrent vers Saint-Ouen et son animal cimetière. Le cœur serré ils pénétrèrent dans la singulière nécropole où tant de vieilles maboules ont abandonné la dépouille mortelle de leur kakatoès, de leur roquet asthmatique ou de leur chat coupé.

De très loin ils aperçurent la tombe de Lolotte qui, neuve et blanche, scintillait dans le soleil banlieusard. Ils approchèrent, la poitrine haletante, les yeux ravis, et ils allaient formuler leur admiration pour l’œuvre, quand leur regard tomba sur cette inscription profondément gravée :

Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien. Pascal.

— C’est trop fort ! — vociféra Échalote. — Cet artiste à la mie de pain s’est foutu de moi !

Et, comme M. Masespatat-Quantébist restait rêveur devant ces lignes d’un philosophe à qui il ne convient point d’attribuer des attentions malsaines :

— C’est votre faute, à vous aussi, — reprit l’irascible Montmartroise, — vous étiez là à faire une figure de sole frite en postillonnant : « Pascal est une garantie ». Elle est chouette votre garantie et je vous en fais mes compliments… Allons, quoi, vous n’allez pas rester longtemps dans la position d’un rhinocéros qui flaire un chou à la crème !… Je commence à avoir honte d’être ici, et quand on me reverra sur la tombe de Lolotte on pourra dire que les escargots ont des ailes.

Ce disant elle s’en fut, tel le postillon lancé par une langue sûre.