Louis-Michaud, Éditeur (p. 199-208).

XVII

Éclipse de veine.


Un malheur n’arrive jamais seul. Le roman d’Échalote, lancé sous le titre Crêtes de poules et Plumes de coqs, fut un four noir. La Grande Bringue était une ganache qui, incapable d’entrer dans la peau d’un rôle qu’elle n’avait jamais joué, avait prêté à son héroïne des instincts et des sentiments de vraie femme de lettres. Si bien qu’Échalote, tout en observant les imparfaits du subjonctif, y servait des tranches de vie ou anémiques ou coriaces. Il y avait des revendications et des rancœurs, mais rien de ces coups de nerfs qui révèlent la femme intrépide au jeu de l’amour et de la rosserie. Et puis, le lancement de ce chef-d’œuvre trop attendu n’était pas venu à son heure. Les morts vont vite, mais l’oubli les dépasse : le cadavre de Victor n’était plus au goût du jour quand Échalote put l’exploiter.

— Je suis maudite, — conclut-elle, — rien ne me réussit.

Elle ne croyait pas si bien dire.
La rue de l’Abreuvoir.

M. Masespatat-Quantébist qui, de Béziers, assurait sa matérielle, commit l’imprudence de parler à tort et à travers de sa liaison parisienne. Les propos tenus au café servent ensuite à tuer les minutes grises des intimités familiales. Un Biterrois, pour poser à la vertu vis-à-vis de sa compagne, clabauda sur l’infidélité conjugale de son ami Masespatat. La dame était pour les principes, à commencer par celui d’ouvrir les yeux à ses amies, et Mme Masespatat-Quantébist servit à cette opération.

Il est des épouses qui, trompées, sont philosophes et indulgentes. D’autres, au contraire, tournent à la furie. L’amour n’a rien à voir avec ces manifestations de douceur ou d’amour-propre, il peut ne pas être ici et exister là. Mme Masespatat-Quantébist était une de ces personnes à qui « on ne la fait pas » et qui redoutent le ridicule. Jamais elle n’eût songé à mettre ce mot au service de ses bibis de chapeaux, de ses costumes écossais et de sa coiffure à dents. Par contre, elle le réservait à la situation de femme trompée. Donc, il lui plut de faire sentir à son mari ce qu’il en coûtait de la confondre avec les idiotes qui ignorent ou les imbéciles qui se résignent. L’histoire de la chanteuse ambulante, quoique vieille de plusieurs années, était d’hier. Elle sut la rappeler au volage et, après une scène caractéristique, s’empara une bonne fois des clefs du coffre-fort. En même temps, elle revêtait le pantalon de l’autorité et annonçait à la domesticité que le seul maître à l’avenir serait Elle.

— Et puis, si tu n’es pas content, — ajouta-t-elle en fusillant visuellement son mari, — nous divorcerons.

M. Masespatat-Quantébist avait vingt années de criailleries et de mauvaise humeur sur la tête. On ne rompt pas avec de telles habitudes. Il garda sa chaîne, se brisa le cœur et n’écrivit plus à Échalote. Pendant quelques semaines, celle-ci s’en étonna. Au bout d’un mois, elle réclama ses appointements. Ce fut Mme Masespatat-Quantébist qui lui répondit. Quand une épouse de ce caractère se mêle des affaires sentimentales de son conjoint, les amantes n’ont qu’à remiser leurs menaces.

Depuis son veuvage, Échalote se laissait vivre. Plongée dans l’astral, dans les bras d’un voisin, sur la poitrine ou dans la correspondance de M. Masespatat-Quantébist, déjeunant avec Friquette des Paillons, passant ses après-midi littéraires avec la Grande Bringue, dînant avec M. Plusch, se laissant en traîner à quelques dominos avec les Embêtés du Dimanche, elle trouvait l’existence agréable.

L’étiquette de veuve est, en somme, une des moins galvaudées. Elle s’en rendait compte tous les jours. Les hommes n’avaient plus, en la croisant dans la rue, ces attitudes louches, ces regards polissons qui finissent par irriter les promeneuses les plus entraînées aux aventures. On la saluait avec respect, on l’abordait avec courtoisie et, au cimetière même, certains veufs à consoler l’avaient gratifiée d’hommages encore larmoyants mais prometteurs.

Crêtes de poulet et Plumes de coqs fut le premier chardon sur sa route fleurie. Le lâchage du savant de Béziers fut le bouquet d’épines. Elle n’avait pas à compter sur M. Plusch qui faisait déjà un bel effort monétaire en lui offrant son repas du soir ; M. Dutal était toujours dans la maison de santé où sa folie, dégénérée en tendre manie, apitoyait le personnel. Restaient les veufs du vieux cimetière dont l’intervention ne serait possible qu’après un stage de soupirs en commun et de conversation émue.

— Tout ça ne vaut pas tripette, — se déclara Échalote.

Puis, dans un accès d’énergie, qui faisait le plus grand honneur à son tempérament jusqu’ici plus combattu que combatif, elle décida :

— Je vais me remettre au concert.

Pendant quelques jours, elle courut les agences, se refit gratuitement un répertoire chez les éditeurs de chansons, nasilla les airs qu’un pianiste résigné lui serinait au clavier, retourna au magasin de la Royale Confiance, perquisitionna les armoires de M. Schameusse, y acheta une robe mi-clair de lune mi-rayons de soleil et attendit un engagement.

Le talent ne lui était pas poussé, mais, cette fois, elle avait des prétentions.

— Vous comprenez, — expliquait-elle à Larquet, le directeur de l’agence du même nom, — je ne peux plus me permettre de faire de l’art pour l’art. Il me faut boustifailler. Allons, mon gros, donnez-moi un moyen de vivre.

— J’ai quelque chose d’épatant, — fit Larquet, — deux cents balles par soirée. On me demande une petite femme pour faire le Cercle de la Mort en Indo-Chine.

— Non, mon vieux, — répondit Échalote, qui tenait à sa peau, sachant ce qu’elle en pouvait tirer ; — le Cercle de la Mort comme moyen de vivre ne me va pas. Cherchez autre chose. — Voulez-vous suivre une troupe de caf’-conc’qui part au Canada.

— Fait froid dans ce patelin-là.

— Bête, vous n’êtes pas plus tôt débarquée que tout le monde se précipite pour vous offrir des fourrures.

— Oui, — répliqua Échalote, — mais ce n’est pas tout que de se nipper, il faut aussi se caler les joues… Je gagnerai ?

— Pas besef : quatre cents par mois… mais je n’envisage pas le casuel.

— Je l’espère, sans quoi ça ne vaudrait pas la peine de se décarcasser le ciboulot pour apprendre à parler russe.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh ben, quoi, le Canada, c’est donc pas dans le pays des Machinchouetkoff ? La oùsqu’on porte des manteaux en poil de caviar ?

— Pas précisément.

— Alors, où qu’c’est ?

— De l’autre côté de l’Atlantique. Huit jours de mer… une paille, quoi !

— Flûte, alors ! je vais réfléchir.

Elle alla consulter M. Plusch, lequel, entre ses parties de jacquet, restait l’éternel arbitre des

mentalités montmartroises et le directeur de l’élastique conscience d’Échalote en particulier.

— Faut y aller, — déclara le président des Embêtés du Dimanche. — Les voyages ne forment pas la jeunesse seulement, ils aident, préparent et fixent la fortune. Si tu ne fais pas la gourde, je ne te donne pas un mois pour captiver un millionnaire quelconque. Va, ma cocotte, et plus tard, quand tu seras riche, peuh, peuh, souviens-toi de ton vieux Mimi, qui te donna de si bons conseils et, s’il en est réduit à échouer aux Incurables ou dans une autre maison de retraite, ne manque pas de lui envoyer tous les huit jours son paquet de tabac. Va, va, que les vagues te soient imperceptibles, que les passagers te trouvent belle, que l’Amérique acclame tes jambes aux chevilles un peu ouvrières et tes bras d’enfant. Va, ma chérie, va, mon amour, ton vieux Mimi te donne sa bénédiction et la manière de s’en servir.

Ainsi parla M. Plusch, qui était un sage et prévoyait les événements.