Échalote continue/01/07

VII

Où l’on voit M. Plusch trouver, bien malgré lui,
un adversaire de sa pointure.


M. Plusch répétait souvent :

— Il y a deux façons de faire la noce : pour s’amuser ou pour le principe.

Après avoir, durant tant d’années, pratiqué la première manière, il expérimentait de plus en plus la seconde.

Bien qu’Échalote fût pour lui une distraction de tout premier ordre, il n’était pas homme à se contenter d’une maîtresse mariée alors que les journées sont longues et que les femmes adultères ont des devoirs. Et encore, s’il n’y avait eu que les seules journées qui, pour un véritable Montmartrois, se réduisent aux après-midi ! Mais il y avait les soirées, ces diablesses de soirées durant lesquelles s’allument un peu partout les girandoles électriques, et les nuits, ces satanées nuits, où l’on ne peut guère songer à aller dormir tandis que tout papillonne, flirte et gigote autour de vous.

Il avait essayé de faire partager ses craintes à Échalote :

— Ma cocotte, crois-moi, t’as tort. Je ne suis plus d’un âge où l’on reste chez soi en songeant à la femme aimée. Bien que très près, nous le savons, de la période heureuse de l’impuissance, peuh, peuh, je ne peux me décider à ne jamais dormir que dans les bras de l’orfèvre, d’abord parce que ce dieu du sommeil est muet comme une carpe, ensuite parce que je viens de faire changer les tentures de mon appartement et que, vivant désormais dans un cadre vert bronze, la présence d’une femme rousse s’impose. J’aime l’harmonie des couleurs et te tromperai à la première occasion, n’en doute pas.

— Crois-tu, mon coco, que l’occasion aura ma frimousse, mes ripatons, mes mains microscopiques et mon odeur de menthe sauvage ? — objectait Échalote.

Mais M. Plusch, redevenu philosophe, ripostait :

— Qu’importent les ripatons, pourvu qu’on ait l’ivresse ! À partir de maintenant je fréquenterai chez Aspasie.

Échalote ne se démontait pas pour des paroles :

— Ça doit encore être quelque chose de propre cette rombière-là ! D’abord si elle était chic je la connaîtrais. Dans ces conditions, mon coco, je serais idiote de me ronger les sangs de jalousie.

Et, très digne, elle laissa son protecteur se livrer à ce qu’elle croyait être un commerce vénal sans importance.

Faire la noce pour le principe n’est pas à la portée des tempéraments nonchalants. Il faut errer de cafés en cafés, prendre un bock ici, un cherry là, avaler des sandwiches vers minuit, inviter des voisines de table à partager une pomme frite, payer des olives à l’une et des cacaouètes à l’autre. Certes, si M. Plusch eût possédé la fortune vigoureusement croquée par ses dents de vingt ans, il eût corsé les accessoires, eût offert des écrevisses, du champagne et du foie gras. On ne peut être et avoir été, disent les moralistes. En fait de cabarets, il devait se contenter le plus souvent des marchands de vins de la rue Lepic : L’Escargot sympathique, Le Rendez-vous des Aristos, et d’un établissement de la rue des Abbesses, La Kasbah, où les patrons débonnaires autorisaient le décorticage des crevettes et des bigorneaux apportés dans un cornet de papier, et vous servaient soit un tord-boyau de derrière les fagots, soit un petit bleu qui vous fichait la colique avec plus de rapidité que la magnésie anglaise.

M. Plusch désignait ces orgies sous le nom de ribouldingues à la flan. Toutefois, elles le satisfaisaient les semaines de dèche, et il lui arrivait de rencontrer chez ces bistrots des individus, mâles ou femelles, qui n’étaient point piqués des vers.

Une nuit, à la Kasbah, il fit, d’une façon assez singulière, la connaissance d’une odalisque encore jeunette. Cette petite s’était égarée là, entraînée par un amoureux de rencontre et sans se douter que le propriétaire de l’endroit passait, avec plus ou moins de raison, pour diriger une entreprise de traite des blanches.

Sur un signe du chevalier cicérone, ledit propriétaire vint lui-même prendre la commande de la nouvelle venue et, après lui avoir fait servir
Adrienne.
l’assiettée de saucisson et le cidre doux demandés, s’assit devant elle et l’honora d’un interrogatoire sur sa naissance, sa santé et sa liberté.

M. Plusch suivait ce manège, le comprenant et le déplorant. Amateur de femmes, il n’en était pas moins l’ennemi du commerce illicite de leurs charmes et n’admettait le plaisir qu’avec une partenaire consentante et avertie. Or, il devinait l’inconnue ignorante des mystères d’une société intermédiaire et, au risque de s’attirer une sale histoire avec les habitués de la maison, il ne put résister au besoin de tenter, si possible, le repêchage d’une vertu peut-être périmée mais point morte.

Don Quichotte chauve et ventru il se dirigea vers le groupe des négociateurs et, à brûle-pourpoint, usa d’un stratagème qui pouvait être bon.

— Pardon, mademoiselle, — fit-il en s’adressant à la jeune personne, — mais je suis agent de la Sûreté et chargé par votre famille de vous ramener dans son giron, peuh, peuh. Il ne vous sera fait aucun mal, mais si vous voulez bien me suivre…

L’effet immédiat fut de disperser les comparses. L’un alla se blottir derrière son comptoir et l’autre prit rapidement la porte.

— Comment vous appelez-vous ? — glissa M. Plusch à l’oreille de l’odalisque de Montmartre.

— Adrienne.

— Eh bien, Adrienne, remettez votre manteau et sortons. Il y a le plus grand danger pour vous à séjourner ici, peuh, peuh.

Dehors, la soupeuse sollicita des explications :

— Enfin, monsieur, j’en suis comme une tomate. J’ai été élevée par l’Assistance. Est-ce que, par hasard, vous connaîtriez ma daronne ?

— Hélas ! non, ma pauvre enfant, mais en cette circonstance, je suis une mère pour vous.

Et il mit Adrienne au courant du péril qui la menaçait.

Elle lui fut reconnaissante à la manière des demoiselles de son monde, c’est-à-dire qu’elle ne jugea pas les remerciements oraux suffisants et trouva naturel de lui payer en espèces caressantes un service hautement moral.

Le lendemain matin, souriante mais fatiguée, elle pria son sauveur de lui laisser goûter une matinée d’autant plus grasse que M. Plusch, plein de prévenances, avait déposé à son chevet quelques réconfortantes victuailles.
Mange, dors, lui conseilla-t-il.

— Mange, dors, — lui conseilla-t-il, — et pardonne-moi d’être obligé de te laisser seule pendant une heure ou deux. J’ai un important rendez-vous d’affaires qui me retiendra jusqu’à midi. Quand tu seras reposée, peuh, peuh, lève-toi, fais ta toilette tranquillement et viens me retrouver au restaurant Robinet, rue Lepic, où je t’invite à croûter.

Il partit après un baiser presque patriarcal, vaqua à ses occupations et, à l’heure déjeunatoire, commanda au restaurant indiqué un repas modeste mais réconfortant. À sa grande stupéfaction, Adrienne n’y parut point.

« Elle aura repiqué un chien, — se dit-il. — À son âge, on roupille du sommeil du juste. »

Toujours correct, il ne crut pas de son devoir de s’être empli l’estomac sans s’inquiéter de celui de sa camarade, et, après avoir enveloppé dans du papier à lettres un morceau de bifteck, un gâteau et quelques fruits, regagna son home.

Le lit était vide, la chambre, la cuisine-lavatory ne contenaient aucun des vêtements de la visiteuse nocturne. Indulgent, il supposa qu’elle n’avait pas compris le rendez-vous et attendait peut-être chez un autre traiteur l’arrivée de son gros ami.

Soudain, il aperçut sur un oreiller, un papier griffonné au crayon. Il le cueillit et lut :

« Pardonnez-moi, monsieur la Pudeur, de me la briser en douce. Moi aussi j’ai un rendez-vous d’affaires. Comme je n’ai pu vous attendre pour le règlement de mon déplacement de cette nuit, je me paie moi-même. J’ai remarqué que vous aviez le même pied que l’homme qui me sert de famille. Ne cherchez pas vos croquenaux, je me les adjuge. »

M. Plusch, autant que le lui permettait son abdomen, fit un bond jusqu’à l’armoire où s’alignaient ses chaussures à tous usages, depuis les brodequins américains jusqu’aux souliers vernis. La planche, réservée à l’élégance de ses pieds, était nette de tout chef-d’œuvre de cordonnerie.

— Coquine ! coquine ! — s’écria-t-il. — Ah ! elle me le paiera.

Aucun vol n’eût pu le désespérer à ce point. Les chaussures étaient son luxe, et il avait l’habitude de s’en acheter de nouvelles paires chaque fois qu’un bénéfice tombait dans son gousset.

— Ça m’apprendra à faire le bien, — monologuait-il dans son désarroi. — Comme si je n’avais pas assez d’Échalote pour me tirer des carottes et me mettre sur la paille, peuh, peuh ! Mais je retrouverai mes chaussures, foi de président des Embêtés du Dimanche ! Quand je devrais arpenter le monde, je les retrouverai !

À partir de ce jour, il sacrifia quotidiennement trois ou quatre heures à une promenade pédestre. Son but n’était ni de humer l’atmosphère poussiéreuse de Montmartre, ni de faire une gymnastique rationnelle pour le plus grand bien de son obésité ou de ses rhumatismes. Il ne regardait pas les devantures des boutiques, ni les frimousses des passantes, ni les mines plus ou moins patibulaires des flâneurs à casquettes ; ses yeux, ses bons yeux d’homme confiant et naïf, se fixaient sur les pieds des gens et une phrase roulait dans sa tête, une phrase qu’il déclamerait à l’individu aux pieds de qui flamboiraient son poulain russe ou ses vernis :

— Monsieur, je n’ai pas l’habitude de mettre la police dans mes affaires, peuh, peuh. Déchaussez-vous et nous serons quittes.