Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1863, Le Tour du monde)/07

Septième livraison
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 305-320).
Septième livraison

Halte du voyageur dans les jungles, entre Battambâng et Bangkok. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.



VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE,


PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS[1].
1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XX

Quelques remarques sur les ruines d’Ongkor et sur l’ancien peuple du Cambodge.

La connaissance du sanscrit, celle du pali et de quelques langues modernes de l’Indoustan et de l’Indo-Chine, ainsi qu’une étude des inscriptions et bas-reliefs d’Ongkor, comparés avec un grand nombre d’épisodes des antiques poëmes héroïques de l’Inde, pourraient seules aider à trouver l’origine de l’ancien peuple du Cambodge, qui a laissé, d’une civilisation avancée, les imposants vestiges que nous venons d’admirer, et celle du peuple supposé conquérant qui, en lui succédant, paraît n’avoir su que détruire sans jamais rien édifier.

Jusqu’à ce que quelques savants en archéologie se vouent à cette œuvre, il est probable que l’on n’établira que des systèmes contradictoires, et croulant les uns sous les autres.

Si donc, ne pouvant faire mieux pour le moment que des suppositions, nous nous permettons ici d’émettre notre avis, c’est humblement et avec toute réserve.

Ongkor a été le Centre, la capitale d’un État riche puissant et civilisé, et nous ne craignons pas d’être contredit par aucun de ceux qui auront étudié ses grands monuments dans nos imparfaites esquisses.

Or, tout État puissant et riche suppose nécessairement une production relativement grande et un commerce étendu. Tout cela pouvait-il réellement exister autrefois au Cambodge ?

À cette première question, nous pouvons répondre avec assurance : Oui ! et tout cela existerait probablement encore, si le pays était gouverné par des lois sages, si le travail et l’agriculture y étaient encouragés, honorés, au lieu d’y être méprisés et le peuple pressuré, si le gouvernement n’y exerçait pas un despotisme aussi absolu ; et surtout si, sur ce sol fécond, ne prévalait pas ce malheureux état d’esclavage qui y arrête tout développement, qui place l’homme au niveau de la brute, et qui l’empêche de produire au delà de ses besoins, car plus il produit, plus il doit payer d’impôts[2].

La terre, dans la plupart de ses provinces anciennes ou actuelles, y est d’une fertilité surprenante ; le riz de la province de Battambâng est d’une qualité supérieure à celui de la basse Cochinchine ; les forêts recèlent partout des gommes précieuses, telles que la gomme-gutte, la gomme-laque, la cardamome et beaucoup d’autres, ainsi que des résines utiles.

Ces mêmes forêts produisent des bois de tabletterie et de construction incomparables. Les fruits et les légumes de toute espèce y abondent, et le gibier y est en profusion. Enfin, le grand lac à lui seul est une source de richesse pour une nation entière ; il est si rempli de poissons qu’à l’époque des eaux basses on les écrase sous les embarcations ; le jeu des avirons est souvent gêné par leur nombre, et les pêches qu’y viennent faire tous les ans une foule d’entrepreneurs cochinchinois sont littéralement des pêches miraculeuses.

La rivière de Battambâng ne fourmille pas moins d’êtres animés, et j’y ai vu prendre jusqu’à deux mille individus de diverses espèces d’un coup de filet.

Il ne faut pas omettre non plus les nombreuses cultures qui feraient la richesse d’une nation, et qui réussiraient ici au delà des meilleures espérances. Avant toute autre, et celle qui aurait le plus de chance de succès, sous le double rapport de sa culture et de son placement, ce serait, comme je l’ai déjà dit, celle du coton ; nous rangerons immédiatement après le caféier, le mûrier, le muscadier, le giroflier, l’indigo, le gingembre et le tabac ; toutes ces plantes, sur ce sol négligé, donnent déjà des produits reconnus d’une qualité supérieure. À l’heure qu’il est, on y plante suffisamment de coton pour en fournir toute la basse Cochinchine et en exporter même en Chine. La récolte de la seule petite île de Ko-Sutim, située dans le Mékong, s’élève à la charge de cent navires pour la part fournie par les planteurs fermiers du roi de Cambodge. Que ne ferait-on pas, si ces colonies appartenaient à un pays comme l’Angleterre, par exemple, gouvernées comme le sont les colonies de cette grande nation ?

Battambâng et Korat sont renommés pour leur langoutis de soie aux couleurs vives et variées, et dont la teinture est tirée des arbres du pays, comme la matière première est récoltée et tissée sur place.

Un coup d’œil sur la carte du Cambodge (voy. p. 220) suffit pour faire voir qu’il communique avec la mer par les nombreuses embouchures du Mé-Kong et les innombrables canaux de la basse Cochinchine, qui lui était autrefois soumise ; avec le Laos et la Chine par le grand fleuve[3].

Toutes ces choses établies, de quel côté est venu le peuple primitif de ce pays ?

Est-ce de l’Inde, ce berceau de la civilisation, ou de la Chine ?

La langue du Cambodgien actuel ne diffère pas de celle du Cambodgien d’autrefois ou Khmerdom, comme on désigne dans le pays le peuple qui vit retiré au pied des montagnes et sur les plateaux ; et cette langue diffère trop de celle du céleste empire pour qu’on puisse s’arrêter à la dernière supposition.

On ne peut pas même admettre que le même flot qui porta une population à la Chine se soit étendu jusqu’ici. Mais que ce peuple primitif soit venu du nord ou de l’occident, par mer en suivant les côtes et en remontant les fleuves, ou par terre en descendant ces derniers, il semble qu’il y a dû avoir, bien avant notre ère, d’autres courants successifs, et entre autres ceux qui ont introduit, dans le grand royaume de Khmer, le bouddhisme, et qui y ont continué avec succès la propagande civilisatrice. Il semblerait qu’ensuite un nouveau courant aurait amené un peuple barbare, comme dans ces derniers siècles sont venus les Siamois, lequel aurait refoulé bien avant dans l’intérieur les premiers occupants, et se serait acharné sur la plupart de leurs monuments.

En tous cas, nous croyons que l’on peut sans exagération évaluer à plus de deux mille ans l’âge des plus vieux édifices d’Ongkor la grande, et à peu près à deux mille, celui des plus récents.

L’état de vétusté et de dégradation de plusieurs d’entre eux ferait plutôt supposer plus que moins, si, pour le plus grand nombre, qui paraissent être des temples, mais qui n’en étaient peut-être pas, on était conduit à les supposer un peu postérieurs à l’époque de la séparation qui s’opéra dans les grands cultes de l’Inde, plusieurs siècles avant notre ère, et qui força à l’expatriation des milliers, des millions peut-être d’individus.

Tout ce que l’on peut dire du peuple actuel de la plaine du Cambodge, peuple cultivateur, qui montre encore un certain goût pour les arts dans les ornements de sculpture dont il orne les barques des riches et des puissants, c’est que, tant au physique qu’au moral, il n’a rien de caractéristique qu’un orgueil démesuré.

Il n’en est pas de même des sauvages de l’est que les Cambodgiens appellent encore leurs frères aînés ; nous avons séjourné parmi eux pendant près de quatre mois, et, au sortir du Cambodge, il nous semblait avoir passé dans un pays comparativement civilisé. Une grande douceur, une certaine politesse, des convenances et même un goût de sociabilité, toutes choses qui pourraient bien être les germes perpétués d’une civilisation éteinte, nous ont frappé dans ces pauvres enfants de la nature perdus depuis des siècles au milieu de leurs profondes forêts qu’ils croient être la plus grande partie du monde, et qu’ils chérissent au point que rien ne peut les en détacher.

En visitant les ruines d’Ongkor, nous avons été singulièrement étonné de retrouver dans la plupart des bas-reliefs de ses monuments des traits frappants de ressemblance avec le type du Cambodgien et celui du sauvage. Régularité du visage, longue barbe, étroit langouti, et, chose caractéristique, à peu près mêmes armes et mêmes instruments de musique.

Doués d’une oreille excessivement délicate et d’un goût extraordinaire pour la mélodie, ce sont les tribus des montagnes qui confectionnent les tam-tams de forme antique, très-prisés des peuples voisins, et qui ont une grande valeur. Ils marient, en les variant, les sons de plusieurs de ces instruments à celui d’une grosse caisse, et obtiennent une musique assez harmonieuse.

Armes, ornements et ustensiles sculptés sur les parois d’Ongkor-Wat, et encore en usage parmi les Cambodgiens et les tribus des montagnes.

Leur usage est encore d’enterrer et non de brûler les morts, et l’on voit à Ongkor Thôm des pierres telles que celles dont nous avons parlé, en mentionnant les esplanades qui se trouvent dans l’enceinte de la grande ville et qui ont l’air de mausolées.

L’écriture leur est inconnue ; ils mènent par nécessité une vie un peu nomade, et toute tradition sur leur antiquité s’est éteinte depuis longtemps. Les seuls renseignements que nous ayons pu tirer des vieux chefs des Stiêngs, c’est que, bien au delà de la chaîne de montagnes qui traverse leur pays du nord au sud, se trouvent aussi des gens du haut (tel est le nom qu’ils se donnent, celui de sauvages les blesse fort), parmi lesquels ils ont beaucoup de parents, et ils citent même des noms de villages ou de bourgades situés jusque dans les provinces occupées actuellement par les envahisseurs annamites.

Au retour de mon excursion chez les sauvages stiêngs je rencontrai, à Pinhalu, M. G. Fontaine, ancien

missionnaire en Cochinchine, et qui a visité un grand nombre de tribus sauvages, durant vingt années de missions. Je lui dois les remarques suivantes sur les dialectes d’un grand nombre de peuplades échelonnées dans le bassin du Mékong, entre la Cochinchine et le Cambodge au sud, le Tonquin et le Laos au nord ; je rapporte textuellement ses paroles :

« La plupart de ces dialectes, surtout ceux des Giraïes, des Redais, des Candiaux et des Penongs, ont entre eux des rapports si frappants, qu’on ne peut les considérer que comme des rameaux d’une même souche.

« Après un séjour de plusieurs années dans ces tribus, ayant été obligé, pour cause de santé, de faire un voyage à Singapour, je fus étonné, après quelque peu d’étude du malais, d’y trouver un grand nombre de mots djiaraïes, et un plus grand nombre encore, comme les noms de nombre par exemple, qui ont dans les deux langues la plus frappante analogie.

« Je ne doute pas que ces rapports se soient trouvés plus frappants encore par quiconque ferait une étude approfondie de ces langues, dont le génie grammatical est identiquement le même.

« Enfin, une dernière observation sur la ressemblance de la langue des Chams ou Thiâmes, anciens habitants de Tsiampa, aujourd’hui province d’Annam, avec celle des tribus du nord, me porte fortement à croire que ces diverses tribus sont sorties d’une même souche. »

Les renseignements que m’ont fournis les Stiêngs s’accordent parfaitement avec les remarques de M. Fontaine. — « Les Thiâmes, nous ont-ils dit, comprennent très-bien le giaraïe ; notre langue, à nous, a moins de ressemblance avec celle-là ; mais les Kouïs, qui se trouvent en amont du grand fleuve, parlent absolument la même langue que nous. » — Cette opinion est aussi celle de M. Arnoux, autre missionnaire en Cochinchine, qui a résidé longtemps au milieu des tribus sauvages du Nord et qui se trouve actuellement chez les Stiêngs.

Suivant ce prêtre érudit, auquel nous devons la latitude exacte de plusieurs points qui ont servi à établir notre carte, aussi bien qu’un grand nombre de renseignements topographiques sur le royaume de Cochinchine et les pays des sauvages, le siamois, le laotien et le cambodgien semblent être des langues sœurs ; plus du quart des mots, surtout ceux qui expriment des choses intellectuelles, sont les mêmes pour chacune d’elles. Ajoutons, et ceci est assez caractéristique, que le mot lao signifie ancien et ancêtre.

En 1670, le Cambodge s’étendait encore jusqu’au Tsiampa, mais toutes les provinces de la basse Cochinchine, qui lui appartenaient, telles que Bien-hoa, Digne-Theun, Vigne-Laon, Ann-Djiann, et Ita-Tienne, envahies et soumises successivement, sont depuis plus d’un siècle tout à fait perdues pour le Cambodge ; la langue et l’ancien peuple cambodgien y ont même totalement disparu. Les deux États actuels ont leurs limites et leurs rois entièrement indépendants l’un de l’autre. Le Cambodge est bien jusqu’à un certain point tributaire de Siam, mais nullement de l’Annam ; aussi nous ne pouvons comprendre qu’à notre époque, et dans les circonstances actuelles (1860), quelques journaux de France, et même des officiers de l’expédition, aient confondu ces deux pays ; nous ne saurions trop relever cette erreur.

Les montagnes de Domrêe, qui s’élèvent à une assez petite distance au nord de Ongkor, sont habitées par des Khmer-Dôm, gens très-doux et inoffensifs, quoique considérés un peu comme des sauvages par leurs frères de la plaine.

Leur nom de tribu est Somrais : leur langue est celle des Cambodgiens de la plaine, mais prononcée un peu différemment. Tout autour d’eux s’étendent les provinces ci-devant cambodgiennes, aujourd’hui siamoises, de Sourène, de Samrou-Kao, de Cou-Khan, d’Ongkor-Eith ou de Korat, dans lesquelles s’est maintenue jusqu’à ce jour cette croyance que le roi ne pourrait traverser le grand lac sans être sûr de mourir dans l’année.

Le souverain actuel s’étant rendu à Ongkor, lorsqu’il n’était encore que prince héréditaire, voulut voir les Somrais et les fit venir de la montagne : « Voilà mes vrais sujets et les gens d’où ma famille est sortie, » dit-il en les voyant. Il paraît qu’effectivement la dynastie actuelle du Cambodge viendrait de là, mais qu’elle n’est plus celle des anciens rois.

Selon les Cambodgiens modernes, voilà de quelle manière le bouddhisme leur serait venu :

Samonakodom, sorti de Ceylan, alla au Tibet, où on l’accueillit fort bien ; de là il se rendit chez les sauvages ; mais ceux-ci ne voulant pas le recevoir, il passa au Cambodge, où on lui fit un très-bon accueil.

Une chose digne de remarque, c’est que le nom de Rome est connu de presque tous les Cambodgiens ; ils le prononcent Rouma, et le placent à l’extrémité occidentale de la terre.

Il existe au sein de la tribu des Giraïes deux grands chefs nominaux ou titulaires, appelés par les Annamites Hoa-Sa et Thouï-Sa, le roi du feu et le roi de l’eau.

Les souverains du Cambodge, comme ceux de Cochinchine, envoient tous les quatre ou cinq ans au premier un léger tribut, hommage de respect sans doute plutôt que dédommagement pour l’ancienne puissance dont leurs ancêtres l’auraient dépouillé.

Le roi du feu, qui paraît être le plus important de ces deux chefs, est appelé Eni ou grand-père par les sauvages ; le village qu’il habite porte le même nom.

Quand ce grand-père meurt, on en nomme un autre, soit un de ses enfants, soit même quelque autre personnage étranger à la famille, car la dignité n’est pas nécessairement héréditaire ; l’élu ne s’appelle plus que Eni, et tout le monde le révère.

Ce personnage doit sa puissance extraordinaire, dit M. Fontaine, à une relique nommée Beurdao, vieux sabre rouillé qui est enveloppé d’un rouleau de chiffons ; il n’a pas d’autre fourreau. Ce sabre, au dire des sauvages, provient de siècles fort éloignés et renferme un Giang (esprit, génie) puissant et renommé, qui du reste doit avoir de très-bonnes facultés digestives pour consommer tous les porcs, toutes les poules et autres offrandes qu’on lui apporte de fort loin.

Ce sabre est gardé dans une maison particulière, où personne ne peut aller le voir sans mourir subitement, à l’exception d’Eni, qui seul a le privilége de le regarder et de le toucher sans qu’aucun mal lui arrive. Chaque habitant du village, à tour de rôle, est tenu de faire sentinelle près de cette maison.


Eni ne fait la guerre à personne, et personne ne la lui fait, car toutes les tribus du bassin du grand fleuve, depuis les forêts de Stiengs jusqu’aux frontières de la Chine, le respectent et le vénèrent ; aussi ses gens ne portent aucune arme quand ils vont en tournée pour recueillir les offrandes dans tous les villages à la ronde. Donne qui veut : piochette, cire, serpe, langouti, les quêteurs acceptent tout.

C’est à cette ombre de souverain, spirituel plus que temporel, qu’aurait échu la succession des anciens rois de Kmer, des fondateurs d’ongkor !  !  !…

En traçant à la hâte ces quelques lignes sur le Cambodge au retour d’une longue chasse, à la lueur blafarde d’une torche, entre la peau d’un singe fraîchement écorché et une boîte d’insectes à classer et à emballer, assis sur ma natte ou ma peau de tigre, dévoré des moustiques et souvent des sangsues, mon seul but, bien loin de vouloir imposer telle ou telle opinion, a été simplement de dévoiler l’existence des monuments les plus imposants, les plus grandioses et du goût le plus irréprochable que nous offre peut-être le monde ancien, d’en déblayer un peu les décombres, afin de montrer en bloc ce qu’ils sont, et de réunir tous les lambeaux de traditions que nous avons pu rassembler sur cette contrée et les petits pays voisins ; espérant que ces données serviront de jalons à de nouveaux explorateurs, qui, doués de plus de talent et mieux secondés de leur gouvernement et des autorités siamoises, récolteront abondamment là où il ne nous a été donné que de défricher.

D’ailleurs, et avant tout, notre principal objet c’est l’histoire naturelle ; c’est de son étude que nous nous occupons spécialement. Ces essais archéologiques, ébauchés devant la flamme du bivac, sont ce que nous appellerions volontiers nos délassements, le repos du corps après les fatigues de l’esprit ; tout au plus avons-nous l’ambition de trouver grâce pour eux, si toutefois ces lignes sont appelées à voir le jour, auprès de ceux qui aiment à suivre du fond de leur cabinet, ou dans les veillées de famille, le pauvre voyageur qui, souvent dans l’unique but d’être utile à ses semblables, de découvrir un insecte, une plante, un animal inconnu, ou de vérifier un point de latitude d’une contrée éloignée, traverse les mers, sacrifie sa famille, son confort, sa santé et trop souvent sa vie.

Mais il est bien doux pour le zélateur fidèle de la bonne mère des êtres et des choses, de penser qu’il n’a pas passé en vain ici-bas, que ses travaux, ses fatigues, ses dangers porteront leur fruit et serviront à d’autres, sinon à lui-même. L’étude de la terre a ses jouissances que peuvent seuls apprécier ceux qui les ont savourées, et nous avouons sincèrement que nous n’avons jamais été plus heureux qu’au sein de cette belle et grandiose nature tropicale, au milieu de ces forêts, dont la voix des animaux sauvages et le chant des oiseaux troublent seuls le solennel silence. Ah ! dussé-je laisser ma vie dans ces solitudes, je les préfère à toutes les joies, à tous les plaisirs bruyants de ces salons du monde civilisé, où l’homme qui pense et qui sent se trouve si souvent seul.


XXI

Voyage de Battambâng à Bangkok, à travers la province de Kao-Samrou ou de Petchabury.

Après avoir séjourné trois semaines dans les murs d’Ongkor-Wat pour en exécuter les dessins et les plans principaux, nous revînmes à Battambâng.

Là, je me mis en quête des moyens de transport nécessaires pour me ramener à Bangkok ; mais sous différents motifs ou prétextes, malgré l’aide du vice-roi, je fus retenu près de deux mois à Battambâng avant de pouvoir m’éloigner de cette ville. Enfin, le 5 mars, je pus me mettre en route avec deux chariots et deux paires de buffles vigoureux, qui ont été pris sauvages, mais élevés en domesticité, et sont assez robustes pour résister à la fatigue de ce voyage en cette saison.

Cette fois je ramène une ménagerie complète ; mais de tous mes prisonniers, un jeune et gentil chimpanzé, que nous avons réussi à attraper vivant après l’avoir légèrement blessé, est le plus amusant.

Tant que je l’avais gardé dans ma chambre et qu’il s’amusait avec la foule d’enfants et de curieux qui venaient le visiter, il avait été d’une grande douceur ; mais pour la route, ayant été placé à l’attache derrière une des voitures, la peur lui rendit sa sauvagerie, et il fit tous ses efforts pour briser sa chaîne, se frappant, cherchant à se cacher, pleurant et jetant des cris perçants. Cependant, peu à peu, il s’habitua à sa chaîne et redevint aussi doux et aussi tranquille qu’auparavant.

Le fusil sur l’épaule, moi et mon jeune Chinois Phraï, nous suivions ou devancions nos équipages, tout en chassant sur la lisière des forêts. Quant à mon autre domestique, saisi du mal du pays en arrivant à Pinhalu, il avait manifesté le désir de retourner à Bangkok par le même chemin que nous avions pris à notre arrivée. Je ne cherchai pas à le retenir malgré lui, et je lui payai son voyage de retour en lui souhaitant bonne chance.

Domestique siamois. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

À peine avions-nous parcouru un mille que notre voiturier nous demanda la permission de nous arrêter pour souper, afin qu’après ce repas important nous pussions repartir et voyager une partie de la nuit. J’y consentis pour ne pas heurter l’habitude des Cambodgiens, qui, lorsqu’ils se mettent en route pour un long voyage, ont toujours une halte près de leur village afin d’avoir le plaisir de retourner au logis verser une dernière larme et boire une dernière goutte.

Les bœufs n’étaient pas encore dételés que toute la famille de nos voituriers était accourue, chacun parlant à la fois et me priant de bien soigner ses parents, de les protéger contre les voleurs, et de leur donner des remèdes pour prévenir ou guérir le mal de tête. Ils prirent donc leur repas du soir tous ensemble, en l’arrosant de quelques verres d’arack que je leur donnai, puis nous nous remîmes définitivement en route par un magnifique clair de lune, mais en piétinant dans un profond lit de poussière qui s’élevait en épais nuages autour de nos bœufs et de nos chariots.

Nous campâmes une partie de la nuit près d’une mare et d’un poste de douaniers, pauvres malheureux qui ont pour mission, pendant les quatre jours qu’ils sont de garde, d’arrêter les voleurs de buffles et d’éléphants qui viennent continuellement du lac et des provinces voisines exercer leur industrie aux alentours de Battambâng. Je ne sais si les douaniers apportent à réprimer ces bandits l’activité que je leur vis déployer pour attraper des tourterelles au piége.

Ayant cheminé pendant trois jours dans la direction du nord, nous arrivâmes à Ongkor-Borège, chef-lieu d’un district du même nom, et là, surpris par un violent orage et l’obscurité, nous dûmes camper à une petite distance des premières habitations. Ceux d’entre nous qui avaient des nattes les étendirent sur la terre pour y passer la nuit ; ceux qui n’en avaient pas arrachèrent un peu d’herbe et des feuilles aux arbres pour « faire leurs lits. »

Le lendemain, comme nous sortions de ce village, nous rencontrâmes une caravane de vingt-trois chariots qui se disposait à conduire du riz à Muang-Kabine, où nous nous rendions nous-mêmes. Aussitôt mes Cambodgiens coururent fraterniser avec leurs compatriotes de la caravane ; ils déjeunèrent ensemble, et deux grandes heures s’écoulèrent avant que, prenant la tête de cette ligne de chariots, nous pussions nous remettre en route.

C’est presque un désert que l’immense plaine qui se déroule de ce point vers l’est et le nord. On ne peut la traverser en moins de six jours avec des éléphants, et en moins de douze dans la meilleure saison, avec des chariots.

Enfin, le 28 mars nous arrivâmes près de Muang-Kabine ; mais, hélas ! que de souffrances et d’ennuis ! que de chaleur, de moustiques ! et en revanche combien peu dans ce trajet ; sans compter les bris de roues, d’essieux, et autres accidents quotidiens arrivés à nos chariots ; les pieds en marmelade, à la fin du voyage, je pouvais à peine me traîner et suivre le pas lent, mais régulier des buffles.

Quelques jours avant d’arriver à notre destination, nous traversâmes un petit fleuve à gué, le Bang-Chang, large comme un ruisseau, mais roulant un peu d’eau potable ; jusque-là nous n’avions eu à boire que de l’eau des mares, terreuses, infectes, servant de baignoires et d’abreuvoirs aux buffles des caravanes. Pour la boire ou la faire servir aux besoins de notre cuisine et de notre thé, je la purifiais avec un peu d’alun, dont je recommande l’usage préférablement au filtre, qui retient les corps étrangers, mais qui ne purifie rien.

À notre arrivée à Muang-Kabine, il régnait une grande excitation dans cette ville à cause des riches mines d’or qui ont été découvertes depuis peu dans son voisinage, et qui ont attiré une foule de Laotiens, Chinois et Siamois. Les mines de Battambâng, moins riches, sont aussi moins fréquentées que celles-ci. Après une étude rapide de leur gisement, je me dirigeai sur Paknam, où je louai un bateau qui pût me conduire à Bangkok.

Le premier jour de notre navigation fut pénible ; les eaux du fleuve s’étaient retirées et avaient laissé des bancs de sable à découvert. Le deuxième jour, nous pûmes laisser les perches pour prendre les avirons, et tout alla bien jusqu’au moment ou nous arrivâmes à un coude, qui subitement prend sa direction vers le sud pour aller se jeter dans le golfe, un peu au-dessus de Petrin, district qui produit à peu près tout le sucre de Siam qui est vendu à Bangkok. À ce coude débouche un canal reliant le Ménam et le Bang-Chang, qui alors prend le nom de Bang-Pakong ; il a été creusé, et fort habilement, sur un parcours de près de soixante milles, par un général siamois, le même qui reprit, il y a une vingtaine d’années, Battambâng aux Cochinchinois, et qui fit aussi construire une très-belle chaussée de terre depuis Paknam jusqu’à Ongkor-Borège, à l’endroit où cessent les grandes inondations. Je regrette de n’avoir pu profiter de cette belle voie pour mon voyage de retour, mais dans cette saison je n’y aurais trouvé ni eau ni herbe pour nos attelages.

Sur les bords de Bang-Pakong, l’on rencontre plusieurs villages cambodgiens peuplés d’anciens captifs révoltés de Battambâng, puis le long du canal, sur les deux rives, une population, nombreuse pour ce pays, de Malais de la péninsule et de Laotiens transportés de Vien-Chan, ancienne ville située au nord-est de Kôrat sur les bords du Mékong, et que les révoltes et les guerres ont entièrement dépeuplée.

À en juger par leurs demeures propres et confortables, par un certain air d’aisance qui règne dans les villages, par leur industrie et le voisinage de Bangkok, ils doivent, quoique grevés d’impôts, jouir d’un certain bien-être, surtout depuis l’impulsion que les blancs établis dans la capitale ont donnée au commerce.

Les herbes qui recouvrent la surface de l’eau dans ce canal entravèrent notre marche au point de la rendre un peu pénible. Nous mîmes trois jours à le traverser, tandis que, du mois de mai à celui de février, il ne faut que ce même temps pour remonter de Paknam à Bangkok.

Le 4 avril, j’étais de retour dans cette capitale après quinze mois d’excursions. Pendant la plus grande partie de ce temps, je n’ai pas connu la jouissance de coucher dans un lit, n’ayant en voyage que de mauvaise eau à boire et une nourriture composée de riz et de poisson sec, ou, pour varier, de poisson sec et de riz. Je suis étonné moi-même d’avoir pu conserver ma santé aussi bonne, surtout dans l’intérieur de ces forêts, où souvent, trempé jusqu’aux os, sans pouvoir changer de linge, bivaquant les nuits devant un feu au pied des arbres, je niai pas eu une seule atteinte de fièvre, et j’ai toujours conservé mon sang-froid et ma gaieté, surtout quand j’avais le bonheur de faire quelque découverte. Une coquille inédite, un insecte nouveau me transportaient de joie, et jamais je n’éprouvai autant de jouissances que dans ces profondes solitudes, loin du bruit des villes et des intrigues, vivant libre au milieu de cette puissante, grandiose et imposante nature. C’est là, je le répète, que j’ai connu les plus pures et les plus douces jouissances de la vie ; les naturalistes ardents et passionnés seuls peut-être le comprendront ; comme moi, ils comptent pour peu les fatigues, les nuits de bivac dans les bois, les privations de toute espèce supportées en vue des progrès de leur science favorite. Et puis n’ai-je pas contemplé des ruines grandioses, peut-être uniques dans le monde ; n’ai-je pas été favorisé de petites découvertes en archéologie, entomologie et conchyliologie qui pourront sans doute être utiles à la science et aux arts, justifier l’appui et les encouragements des sociétés savantes de l’Angleterre qui m’ont patronné, et me faire connaître de ma terre natale, qui a dédaigné mes services ?

Une autre grande joie, après ces quinze mois de voyage et de privation absolue de nouvelles d’Europe, fut, en arrivant à Bangkok, de trouver un énorme paquet de lettres m’apprenant une infinité de choses intéressantes de la famille et de la patrie éloignées. Qu’il est doux, après tant de mois de solitude et d’absence de nouvelles, de relire les lignes tracées par les mains bien-aimées d’un vieux père, d’une femme, d’un frère ! Ces jouissances, je les compte aussi parmi les plus douces et les plus pures de la vie.

Tour de l’Horloge, à Bangkok. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

Nous nous arrêtâmes au centre de la ville, à l’entrée d’un canal d’où la vue s’étend sur la partie la plus commerçante du Ménam ; il était à peu près nuit, et le silence ne tarda pas à régner autour de nous ; mais levé avec le jour, dès que j’aperçus ces beaux navires dormant sur leurs ancres au milieu du fleuve, les toits des palais et des pagodes, réfléchissant les premiers rayons du soleil, qui réveillaient la vie et le mouvement sur le fleuve, il me sembla que jamais Bangkok ne m’avait paru aussi beau.

Ce fleuve est sillonné presque constamment par des milliers de bateaux de différentes grandeurs et de différentes formes. Le port de Bangkok est certainement un des plus beaux et des plus grands du monde, sans en excepter celui de New-York si justement renommé : il peut contenir des milliers de navires en toute sûreté.

Vue du port et des docks de Bangkok, prise d’un bateau en face de l’église des Missions. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

La ville de Bangkok s’accroît en population et en étendue chaque jour, et il n’est pas douteux qu’elle deviendra une capitale très-importante, si la France réussit à s’emparer de l’Annam, car alors le commerce deviendra plus considérable entre ces deux pays. Cette ville, qui compte à peine un siècle d’existence, contient à peu près un demi-million d’habitants, et parmi eux beaucoup de chrétiens : le drapeau de la France, flottant dans la basse Cochinchine, favorisera encore les établissements religieux de tous ces pays environnants, et nous avons lieu d’espérer que le nombre de chrétiens s’augmentera dans une proportion plus forte que par le passé.

Dîner de dames siamoises. — Dessin E. Bocourt d’après une photographie.

Cependant la vie ici ne pourrait jamais me plaire ; je ne puis rester condamné à un mode de locomotion pénible pour moi. La vie active, les chasses, les bois, voilà mes éléments.

J’avais formé le projet de visiter la partie nord-est du pays, le Laos, en traversant Dong Phya Phaïe (la forêt du roi de feu), et remontant jusqu’à Hieng Naie sur les frontières de la Cochinchine, arriver aux confins du Tonquin, et redescendre le Mé-Kong jusqu’au Cambodge, puis revenir par la Cochinchine si la France y domine.

Cependant les pluies ayant commencé, tout le pays est inondé et les forêts sont impraticables. J’avais donc quatre mois à attendre avant de mettre ce plan à exécution. Je m’empressai de mettre en ordre ma correspondance, d’emballer et d’expédier toutes mes collections, et, après un séjour de quelques semaines à Bangkok, je me remis en route pour la province de Petchabury, située vers le 13° de latitude nord, et au nord de la péninsule malaise.


XXII

Excursion à Petchabury.

Le 8 mai, à cinq heures du soir, je quittai Bangkok dans une magnifique embarcation couverte de dorures et de sculptures, appartenant au Khrôme Luang, un des frères du roi. Ce prince avait bien voulu la prêter à un membre de la colonie européenne de Bangkok qui s’est montré à mon égard un ami, dans toute l’acception de ce mot dont on fait un si banal usage. Cet ami, dont je n’ai aucune raison pour taire le nom (mais auquel, au contraire, je désire témoigner ici toute la reconnaissance que je lui dois), est M. Malherbes, négociant français, qui voulut absolument m’accompagner à quelque distance ; et le plaisir que j’éprouvai pendant les quelques jours qu’il passa avec moi fut bien doux.

Le courant nous était favorable, et, avec nos quinze rameurs, nous remontâmes le fleuve avec rapidité. Notre bateau, pavoisé de toutes sortes d’insignes, queues de paon, pavillons rouges flottant a l’arrière, etc., attirait l’attention de tous les résidents européens dont les maisons sont bâties sur les rives du fleuve, et qui, de leurs balcons couverts (varandas), nous envoyaient leurs salutations de la voix et du geste. Trois jours après notre départ de Bangkog nous étions à Petchabury.

Le roi devait y arriver le même jour pour visiter le palais qu’il a fait construire au sommet d’un mont voisin de la ville ; le Khrôme Luang, le Kalahom, ou premier ministre, et une grande suite d’autres mandarins l’y avaient déjà devancé. En nous voyant arriver, le Khrôme Luang, qui se trouvait dans une jolie petite habitation qu’il possède en ce lieu, nous appela. Dès que nous eûmes échangé notre tenue négligée contre une plus présentable, nous nous rendîmes près du prince, et nous causâmes avec Son Altesse jusqu’à l’heure du déjeuner. C’est un excellent homme, et de tous les dignitaires du pays celui qui témoigne le moins de hauteur et de réserve aux Européens. Pour la culture de l’esprit, ce prince et ses frères, les deux souverains, sont très-avancés, surtout si l’on considère l’état de barbarie dans lequel ce pays a été tenu depuis si longtemps ; mais quant aux manières, ils ne diffèrent que peu de la « vile multitude. »

Portrait du Khrôme Luang, frère ses deux rois de Siam. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Je fis chez lui la connaissance d’un noble et savant Siamois, Kum-Mote, qui n’est inférieur à aucun homme de sa nation par l’esprit, l’érudition et le caractère.

Kun Mote, noble et savant siamois. — Dessin de H. Rousseau d’après une photographie.

Notre première promenade fut pour le mont le plus rapproché de la ville, et au sommet duquel se trouve le palais du roi. De loin, l’apparence de cette construction, d’architecture européenne, est charmante, et sa situation sur la hauteur est des mieux choisies. Une magnifique chaussée y conduit depuis le fleuve, et le sentier sinueux qui mène à l’édifice a été parfaitement ménagé au milieu des roches volcaniques, basaltes, scories qui couvrent toute la surface de cet ancien cratère.

Du sud au nord s’étend, à vingt-cinq milles seulement, une chaîne de montagnes nommée Deng, et habitée par les tribus indépendantes des primitifs Kariens, dominée par des pics plus élevés encore. Au pied de ces montagnes se déroule la plaine avec ses forêts, ses nombreux palmiers, ses beaux champs de riz, puis viennent des monts détachés, aux formes pittoresques, aux tons riches et variés, quoique sombres. Enfin à l’est et au sud, et au delà d’une autre plaine, s’étend le golfe, dont la teinte vaporeuse se confond avec celle de l’horizon, et que croisent quelques navires à peine perceptibles.

C’est un de ces paysages qu’on ne peut oublier, et le roi a fait preuve de goût en y faisant construire un palais. Rien n’est moins poétique que l’imagination des Indo-Chinois ; leur cœur ne se ressent nullement des rayons brûlants de leur soleil ; cependant cette sublime nature ne les trouve pas tout à fait insensibles, puisqu’ils profitent des sites les plus beaux, les plus grandioses, pour y élever des châteaux et des pagodes.

Vue de la montagne et du monastère de Petchabury. — Dessin de E. Bocourt d’après une aquarelle de M. Bocourt le naturaliste.

En quittant le sommet de ce mont, nous descendîmes dans les profondeurs d’un autre à trois milles de distance, et qui est également un volcan éteint ou un cratère de soulèvement. Ici se trouvent quatre ou cinq grottes, dont deux surtout sont d’une largeur et d’une profondeur surprenantes, et surtout d’un pittoresque extrême. À la vue d’un décor qui les représenterait avec fidélité, on les croirait l’œuvre d’une riche imagination, et on nierait qu’il soit possible de rien voir d’aussi beau dans la nature. Ces roches, tenues longtemps en fusion, ont pris par le refroidissement ces formes curieuses particulières aux scories et au basalte, puis plus tard la mer se retirant, car tous ces monts ont surgi du sein des eaux, et l’humidité de la terre continuant à suinter, ces mêmes rochers se sont teints de couleurs si riches, si harmonieuses ; ils se sont ornés de si imposantes, si gracieuses stalactites, dont les hautes et blanches colonnades semblent soutenir les voûtes et les parois de ces souterrains, que l’on croit assister à une de ces belles scènes féeriques qui font à Noël la fortune des théâtres de Londres.

Si le goût de l’architecte qui a construit le palais du roi en ville a échoué à l’intérieur, ici du moins il a tiré le meilleur parti possible de tous les avantages qu’offrait la nature, et heureusement sans leur nuire en rien. Pour peu que le marteau eût touché aux roches, il les eût défigurées ; on n’a donc eu simplement qu’à niveler le sol, et à pratiquer quelques beaux escaliers pour aider à descendre dans l’intérieur des grottes et les faire paraître dans toute leur beauté[4].

La plus vaste et la plus pittoresque des deux cavernes a été convertie en temple ; elle est bordée sur toute son étendue d’un rang d’idoles, dont la plus grande, représentant Bouddha, dans le sommeil, est toute dorée.

Caverne près de Petchabury. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Nous descendions de la montagne juste au moment de l’arrivée du roi, qui commençait à la gravir. Quoique venu dans ce palais de campagne pour deux jours seulement, des centaines d’esclaves le devançaient portant une quantité innombrable de coffrets, de boîtes, de paniers, etc. Un troupeau de soldats en désordre précédaient et suivaient Sa Majesté, affublés des plus singuliers et des plus ridicules costumes qu’il soit possible d’imaginer. L’empereur Soulouque lui-même en eût probablement ri, car à coup sûr sa vieille garde devait avoir un air plus glorieux que celle de son confrère des Indes orientales : c’était un assortiment de déguenillés incroyable, dont rien ne peut donner une idée meilleure que les singes habillés qu’on voit si souvent danser sur les orgues des Savoyards. Ils étaient vêtus d’habits d’un grossier drap rouge, imitant la coupe de l’armée anglaise, laissant voir une partie du corps nu, toujours trop larges ou trop étroits, trop longs ou trop courts, coiffés de shakos blancs et des pantalons omnicolore. Quant à des souliers, c’est un luxe dont peu usaient ; jamais suite de prince ne mérita mieux la qualification de va-nu-pieds.

Quelques chefs, d’une tenue en rapport avec celle de leurs hommes, étaient à cheval conduisant cette bande de guerriers, tandis que le roi avançait lentement dans une petite calèche attelée d’un poney, soulevée et portée en même temps par d’autres esclaves.

J’ai visité plusieurs des monts détachés de la grande chaîne Khao-Deng, qui n’est qu’à quelques lieues, et ces courses ont été effectuées sous des torrents de pluie. Depuis mon arrivée ici, il pleut presque continuellement ; mais j’ai à lutter constamment contre un plus cruel et plus odieux ennemi, qui ne m’a jamais tant fait souffrir qu’ici ; rien ne peut contre lui : coups d’éventail, coups de poing, coups de fusil ; il se fait tuer avec un courage digne d’un être plus noble. Je veux parler des moustiques. Des milliers de ces cruelles bêtes sont occupés jour et nuit à me sucer le sang ; mon corps, ma figure et mes mains ne sont que plaies et qu’ampoules.

Je préfère de beaucoup avoir affaire aux animaux sauvages des bois ; par moments c’est à hurler de douleur et d’exaspération ; on ne peut s’imaginer quel fléau épouvantable sont ces affreux démons auxquels le Dante a oublié de donner un rôle dans son Enfer. C’est avec peine que je puis me baigner, car avant d’avoir puisé un seau d’eau le corps en est couvert. Le naturaliste philosophe, qui nous montre ces petits vampires comme engendrés par la nature pour servir d’exemple de prévoyance et d’amour paternel à l’humanité, n’était sans doute pas couvert de piqûres et de sang au point d’en être presque aveuglé comme je le suis, lorsqu’il écrivait ces charmantes remarques ; et quant à moi, je ne cesse d’envoyer au diable l’amour maternel de ces êtres intéressants. Dans les environs de Petchabury, je trouvai, à une distance d’une dizaine de milles à peu près, plusieurs villages habités par des Laotiens qui, établis là depuis deux ou trois générations, sont venus du nord-est du grand lac Sap et des bords du Mékong.

Leur costume consiste en une longue chemise et pantalons noirs de la même coupe que celle des Cochinchinois. Leur coiffure, du moins celle des femmes, est également la même que celle des femmes de ce pays ; les hommes portent le toupet siamois. Leurs chants et leur manière de boire, à l’aide de tuyaux de bambous, dans des grandes jarres, une liqueur fermentée faite de riz et de différentes plantes, me rappelaient ce que j’avais vu chez les sauvages stiêngs ; je retrouvai également chez eux les hottes et quelques petits instruments pareils à ceux de ces sauvages.

Femmes de race laotienne, vivant près de Petchabury. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Les jeunes filles ont la peau blanche, comparativement aux Siamois, et des traits très-agréables, mais qui de bonne heure grossissent et perdent beaucoup de leur charme. Isolés dans leurs villages, ces Laotiens ont conservé leur langue et leurs usages, et ils ne se mêlent jamais aux Siamois.


XXIII

Retour à Bangkok. — Préparatifs pour une nouvelle expédition au nord-est du Laos. — Départ.

Après un séjour de quatre mois dans les montagnes de la province de Petchabury, dont quelques unes, connues sous les noms de Nakhou Khao, Panom Kuot, Khao Iamoune et Khao Samroun, sont élevées de dix-sept cents et dix-neuf cents pieds au-dessus du niveau de la mer, je revins à Bangkok, d’abord pour faire les préparatifs nécessaires à la nouvelle expédition que je méditais depuis longtemps et devant me conduire de Bangkok dans le bassin du Mékong, vers la frontière de Chine ; puis, je dois l’avouer, pour me guérir de la gale que j’avais attrapée à Petchabury ; comment ? je n’en sais vraiment rien, car tous les jours, et malgré les affreux moustiques, je renouvelais mes ablutions deux et souvent trois fois ; quelques jours de frictions de pommade soufrée et de bons bains devaient m’en débarrasser. Ceci est une de ces petites contrariétés inséparables de la vie de voyage, et petite en comparaison du malheur que je viens d’apprendre ; le bateau à vapeur sur lequel la maison Gray, Hamilton et Cie de Singapour avait chargé toutes mes dernières caisses de collections vient de sombrer à l’entrée de ce port. Voilà donc mes pauvres insectes qui me coûtent tant de peines, de soins et tant de mois de travail à jamais perdus !… Que de choses rares et précieuses je ne pourrai sans doute pas remplacer, hélas !

Il y a deux ans, à la même époque, au début de mes pérégrinations dans ce pays, je me trouvais à peu près à l’endroit où je suis aujourd’hui, sur le Ménam, à quelques lieues au nord de Bangkok. Les dernières boutiques flottantes des environs, avec leur population presque exclusivement chinoise, commencent à devenir plus rares et même disparaissent ; la vue des rives basses du fleuve est un peu monotone, quoique de distance en distance, à travers le feuillage des bananiers et des broussailles surmontées des palmes de l’aréquier ou des cocotiers, apparaissent les toits de quelques cabanes, ou dans des emplacement toujours heureusement choisis, les murs blancs d’une pagode, entourée des modestes habitations des bonzes.

C’est l’époque des fêtes ; le fleuve est sillonné de magnifiques et immenses pirogues, chargées et décorées avec ce luxe d’hommes, de dorures, de sculptures et de couleurs que l’Orient seul sait déployer, et qui s’entre-croisent avec les lourds bateaux des marchands de riz, des cultivateurs et des pauvres femmes qui vont brocanter quelques noix d’arec ou des bananes. Ce n’est guère qu’à cette époque et dans une ou deux autres occasions que le roi, les princes et les grands mandarins déploient ainsi leurs richesses et leur importance. Le roi se rendait à une pagode où il allait offrir des présents, précédé, escorté et suivi de toute la cour. Chacun des mandarins était dans une de ces splendides pirogues dont les rameurs étaient couverts d’étoffes aux couleurs brillantes. Beaucoup d’embarcations étaient chargées de soldats en habits rouges ; celle du roi se distinguait surtout parmi toutes les autres par un trône surmonté d’une petite tour se terminant en flèche, et par la masse de dorures et de sculptures dont elle était chargée. Le roi, qui avait à ses pieds quelques jeunes princes, ses enfants, saluait de la main les Européens qui se trouvaient sur son passage.

Tous les navires à l’ancre étaient pavoisés, et chaque maison flottante avait à son entrée un petit autel couvert de différents objets, où fumaient des bâtons odoriférants.

Au milieu de toutes ce belles pirogues, celle du Khrôme Luang, le frère du roi, homme très-intelligent, affable, bon et serviable envers les Européens, en un mot, prince et gentleman accompli, se faisait surtout remarquer par la simplicité et le bon goût de ses ornements et la livrée de ses rameurs : vestes de toile blanche avec collets et poignets rouges. Toutes les autres livrées étaient généralement d’un rouge cramoisi.

La plupart de ces dignitaires, chargés d’embonpoint, sont mollement appuyés sur des coussins brodés et triangulaires, au milieu de leurs magnifiques embarcations, sous une espèce de dais élevé et élégant. Une foule d’officiers, de femmes et d’enfants accroupis ou prosternés les entourent, prêts à leur tendre l’urne d’or qui leur sert de crachoir, des boîtes d’arec ou des théières faites du même précieux métal, et chefs-d’œuvre des orfévres du Laos ou du Ligor. Chacune de ces embarcations est montée par quatre-vingts et même cent rameurs, la tête et le corps nus, les reins ceints d’une large écharpe blanche tranchant sur le bronze de leur peau, et sur leur langouti rouge, ils lèvent ensemble simultanément leurs pagaies et frappent l’eau en mesure, tandis qu’à la proue et à la poupe, relevées en courbes légères et gracieuses, se tiennent deux autres esclaves, l’un maniant avec dextérité une longue rame qui lui sert de gouvernail, l’autre prêt à prévenir tout abordage.

Continuellement un cri d’excitation sauvage se fait entendre : « ouah… ! ouah ! » tandis que, par intervalles, l’homme de l’arrière en pousse un autre plus prolongé et plus fort qui domine tous les autres ; puis viennent des pirogues chargées de musiciens, de rameurs et de présents, de femmes et même de nourrices avec leurs nourrissons.

Nourrice siamoise et son nourrisson. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Tout cela passe rapidement, et déjà on n’entend plus que les cris lointains et les sons étouffés des instruments, on ne voit plus que d’autres embarcations montant et descendant le fleuve, presque aussi longues que les premières, quoique également taillées dans un seul tronc d’arbre, n’ayant d’autre ornement que des banderoles, beaucoup plus légères et luttant de vitesse. Les hommes, les jeunes filles, les enfants, chaque âge, chaque sexe a la sienne ; mais que d’efforts, que de mouvement, et surtout quel bruit de voix confus !

Le coup d’œil est certainement charmant et relevé par l’éclat des plus vives couleurs. De temps en temps on voit aussi apparaître, parmi cette foule bruyante et pittoresque, la barque de quelque Européen, celui-ci se faisant remarquer par l’énorme tuyau de cheminée qu’il a adopté pour coiffure sur tous les points du globe.

Par l’insouciance que le peuple montre, il est aisé de reconnaître qu’il ne souffre pas de cette affreuse misère qu’on rencontre trop souvent, hélas ! dans nos grands centres de population. Quand son appétit est satisfait, et il faut pour cela un bol de riz et un morceau de poisson assaisonné d’un peu de piment, le Siamois est gai et heureux, et s’endort sans souci du lendemain ; c’est une autre espèce de lazzarone.

Ainsi que je l’ai dit, je quittai Bangkok avec M. Malherbes, qui voulut m’accompagner jusqu’à quelques heures en amont de cette ville. Nous nous séparâmes en nous donnant une chaude et bonne poignée de main, et, l’avouerai-je, en essuyant chacun une larme, abandonnant à la destinée le droit de nous réunir ici ou ailleurs. La légère embarcation de mon ami redescendit rapidement le fleuve, et fut en quelques instants hors de vue. J’étais de nouveau seul avec moi-même pour un temps incertain ; et ce fut le cœur gonflé que je fis reprendre à ma barque sa marche pénible. Je ne me permettrai pas de longues suggestions à ce sujet : mais c’est toujours un dur moment pour l’homme, pour le voyageur qui a laissé derrière lui tout ce qu’il y a de plus cher au monde, famille, patrie et amis, de quitter une étape hospitalière pour pénétrer seul dans un pays souvent dangereux et mortel ou privé tout au moins de confort. Ceux-là seuls qui ont traversé ce moment peuvent comprendre cette angoisse. Je sais ce qui m’attend ; les missionnaires et les indigènes m’ont prévenu. Depuis vingt-cinq ans, du moins à ma connaissance, un seul homme, un missionnaire français a pénétré au cœur du Laos, et il a eu juste le temps de revenir mourir dans les bras de ce bon et vénérable prélat, Mgr Pallegoix. Je connais la misère, les fatigues, les tribulations de toute sorte auxquelles je m’expose, parmi lesquelles le défaut de route, et la difficulté de me procurer des moyens de transport ne sont pas les moindres. Je puis payer d’une maladie dangereuse ou d’une fièvre mortelle la moindre imprudence, et qu’est-ce que la prudence dans ces régions, dans ces climats dangereux ? N’est-on pas obligé de se mettre aux dures circonstances, aux inconvénients de la vie des bois et aux intempéries des saisons ? Cependant ma destinée me pousse ; je sens qu’il me faut obéir et marcher ; je me confie en la bonne Providence qui a veillé sur moi jusqu’à présent ; donc, en avant !

Talapoin dans sa barque. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Quelques heures seulement avant mon départ de Bangkok la malle est arrivée, et j’ai eu enfin de bonnes nouvelles de ma chère famille.

Elles m’ont apporté quelque consolation à un malheur qui, au premier moment, m’a fort affecté ; je veux parler de la perte de mes belles collections à bord du Sir John Brooke, qui a sombré à quarante milles seulement de Singapour. Il y avait là de bien belles choses qui auraient fait grand plaisir à mes correspondants, et j’aurai sans doute beaucoup de peine à les remplacer. Mais l’expression de la tendre et continuelle affection des miens me fait oublier ces pertes. C’est un encouragement à mieux faire qui m’arrive au moment opportun, au moment du départ. Merci, mes bons amis ! Je continuerai, pendant ce voyage, à prendre note de mes petites aventures, bien rares, hélas ! Je ne suis pas un de ces voyageurs qui tuent un éléphant et un tigre du même coup de fusil, « le moindre petit insecte ou coquillage inconnu fait bien mieux mon affaire ; » cependant, à l’occasion, je ne recule pas devant les terribles hôtes de ces bois, et plus d’un individu de différentes espèces sait combien loin porte ma carabine et de quel calibre sont mes balles. Tous les soirs, enfermé sous ma moustiquaire, soit dans quelque cabane, soit au pied d’un arbre, au milieu des jungles ou au bord d’un ruisseau, je veux causer avec vous ; vous serez les compagnons de mon voyage, et mon plaisir sera de vous confier toutes mes impressions et toutes mes pensées.

À peine étais-je éloigné de l’excellent M. Malherbes, que je découvris dans le fond de ma barque une caisse qu’il avait fait glisser parmi les miennes ; à Petchabury déjà il m’en avait envoyé trois, aujourd’hui il me comble encore de ses faveurs. Quelques douzaines de bouteilles de bordeaux, autant de cognac, des biscuits de Reims, des boîtes de sardines, enfin une foule de choses qui me rappelleraient, si jamais je pouvais l’oublier, combien, si loin de la terre natale, l’amitié délicate et attentive d’un compatriote fait de bien au cœur.

J’emporte également de doux et agréables souvenirs d’un autre excellent ami, le docteur Campbell, de la marine royale, attaché au consulat britannique. Je dois également citer avec des sentiments de gratitude : Sir R. Schomburg, consul anglais, qui m’a témoigné beaucoup d’intérêt et de sympathie ; — Mgr Pallegoix et son provicaire ; — les missionnaires protestants américains et la plupart des consuls et résidents étrangers, principalement M. de Istria, notre nouveau consul, et enfin le mandarin chargé spécialement de l’administration et des intérêts de la population chrétienne de Bangkok. Ce magistrat a dans les veines du sang portugais de la bonne époque, et il le révèle par ses traits et par son caractère.

Le mandarin, chef des chrétiens à Bangkok. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Les rives du Ménam sont couvertes à perte de vue de superbes moissons ; l’inondation périodique les rend d’une fertilité comparable à celles du Nil, si fameux pourtant dès l’antiquité. J’ai quatre rameurs laotiens ; l’un d’eux, il y a deux ans, a déjà été à mon service pendant un mois, et il m’a prié avec instance de le garder durant mon voyage à travers son pays, prétendant qu’il me serait fort utile. Un homme de plus comme domestique (jusqu’alors je n’en avais eu que deux) me convenait beaucoup, et, après quelque hésitation, je finis par l’engager. Mon bon et fidèle Phraï ne m’a pas quitté, heureusement pour moi, car j’aurais de la peine à le remplacer, et puis j’aime ce garçon qui est actif, intelligent, laborieux et dévoué. Son compagnon Deng ou « le rouge, » est un autre Chinois qui n’a encore fait avec moi que la « campagne » de Petchabury. Il connaît assez bien l’anglais, non pas cet incompréhensible jargon de Canton, mais un assez bon anglais ; il m’est utile comme interprète, et surtout quand il s’agit de comprendre ces individus ayant entre leurs dents une énorme chique d’arec. En outre, en sa qualité de cuisinier, il est d’une grande ressource quand nous ajoutons un plat de plus à notre ordinaire, ce qui arrive de temps en temps lorsqu’un cerf, un pigeon, voire même un singe, a la mauvaise chance de se laisser surprendre et approcher à portée de mon fusil. J’avoue que ce dernier gibier ne possède pas toute mon estime, mais il fait les délices de mes Chinois avec le chien sauvage et les rats. « Chacun son goût. » Il a aussi son petit défaut, ce pauvre Deng (mais qui n’en a pas dans ce monde ?) ; de temps en temps il aime à boire un petit coup, et je l’ai souvent attrapé aspirant, à l’aide d’un tuyau de bambou, l’esprit-de-vin des flacons dans lesquels je conserve mes reptiles, ou buvant au goulot de quelque bouteille de cognac, largesse de mon ami Malherbes. Dernièrement, pris d’une soif dévorante, pendant que j’étais sorti pour quelques instants seulement, il profita de mon absence pour ouvrir ma caisse, et saisissant, dans la précipitation de la crainte, la première bouteille qui lui tomba sous la main, il but tout d’un trait une partie de son contenu ; je rentrais comme il s’essuyait la bouche avec la manche de sa chemise. Vous dire les grimaces et les contorsions du pauvre diable, c’est impossible ; il criait de toutes ses forces qu’il était empoisonné ; il avait répandu une partie du liquide sur sa chemise, et en avait la figure toute barbouillée ; le malheureux avait eu la mauvaise chance de tomber sur ma bouteille d’encre. Ce sera, je pense, une bonne et profitable leçon pour sa gourmandise.

Scène d’inondation dans le delta du Ménam. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Les gages mensuels de mes gens sont à présent de dix ticaux, ce qui me fait, avec le change, près de quarante francs par mois. Ce serait bien payé dans tout autre pays que celui-ci, et cependant je trouverais très-difficilement d’autres domestiques pour parcourir l’intérieur, même à raison d’un tical par jour.

Enfin me voilà encore une fois en route, et voici qu’apparaissent les montagnes de Nophabury et de Phrabat ; l’atmosphère est pure et sereine, le temps agréable et le vent frais. Tout dans la nature me sourit, et je me sens rempli d’animation et de joie. Autant j’étouffais et me sentais écrasé à Bangkok, ville qui n’a nullement mes sympathies, autant mon cœur se dilate en chemin ; il me semble que j’ai grandi d’une coudée depuis que je me trouve en vue des bois et des montagnes : ici, au moins, je respire, je vis, tandis que là-bas je suffoque, la vue de tant d’êtres rampants réunis sur un seul point me froisse comme penseur et m’humilie comme homme.

L’inondation qui couvre tout le delta du Ménam nous a permis, dès le premier jour du voyage, de couper à travers champs et de naviguer au milieu de belles rizières ; tout le pays, bien en amont d’Ajuthia, est inondé ; près des montagnes seulement le rivage commence à s’élever d’un pied au-dessus du plus haut point qu’atteignent les eaux. Déjà, en plusieurs endroits, on commence à couper le riz, que l’on charge ainsi en herbe, et dans une couple de semaines toute la population de la campagne, mâle et femelle, sera occupée à moissonner.

Pour le moment, les paysans profitent encore généralement du peu de temps qui leur reste pour jouir du « far niente, » pour aller aux pagodes porter aux bonzes des présents qui consistent principalement en fruits et en toile jaune, afin que ces derniers soient vêtus proprement pendant le temps de la bonne saison qu’ils passeront à courir le pays, car pour plusieurs mois ils sont libres de quitter leurs monastères et d’aller où bon leur semble.

Henri Mouhot.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 219, 225, 241, 257, 273 et 289.
  2. Ceci soit dit pour le Cambodge comme pour le Siam, car le premier est tributaire du second.
  3. Au moment de mettre sous presse, le courrier de Saïgon nous apporte les nouvelles suivantes, datées de septembre 1863, et qui, confirmant la justesse de vue de feu Henri Mouhot, réalisent une partie de ses prévisions et de ses espérances :

    « … L’amiral la Grandière, qui n’a cessé de montrer, depuis sa prise de possession du gouvernement de la Cochinchine, une activité qui s’étend sur tous les intérêts, vient de se rendre auprès du roi de Cambodge. Nous avions-déjà quelques rapports avec ce souverain, ennemi déclaré de Tu-Duc, mais qui, tout en applaudissant aux échecs que nous infligions à celui-ci, paraissait éprouver pour nous plus d’effroi que de sympathie. Il s’agissait de dissiper cette méfiance et de lui prouver que nous sommes venus en Asie, non pour nous imposer par la violence, mais pour établir entre ces contrées lointaines et l’Occident des relations avantageuses aux uns et aux autres.

    « Le voyage de l’amiral a amené le plus beau résultat que nous pussions souhaiter : un traité qui nous donne le protectorat du royaume de Cambodge. En vertu de ce traité, nous sommes dès maintenant en possession du droit de commercer dans cette vaste et riche contrée. Nous sommes autorisés à y exploiter gratuitement les immenses forêts, si c’est pour le service du gouvernement français, et, moyennant une redevance insignifiante, si c’est pour le commerce privé. Nous instituons à Oudong un résident français. Ces fonctions sont confiées à un de nos compatriotes les plus au courant des mœurs de ces pays, un chirurgien de marine, qui exercera une double influence et par l’application de sa science chirurgicale et par ses relations diplomatiques. Une circonstance qu’il est bon de rappeler, c’est que le Cambodge est la seule contrée de l’extrême Orient où le christianisme ait toujours été toléré. L’évêque de ce vaste diocèse, Mgr Miche, assure qu’il n’a jamais eu à se plaindre de la conduite des mandarins, chefs de canton.

    « Le roi, moins réservé pour le représentant de la France que S. M. Tu-Duc, a reçu plusieurs fois l’amiral et s’est entretenu à diverses reprises avec lui en termes qui témoigneraient de plus de sincérité que nous n’en rencontrons chez son voisin.

    « Ce souverain est installé et logé d’une manière qui rappelle assez exactement celle des grands rois nègres. Il n’a pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans, offre le type de la race jaune, avec une expression de vive intelligence.

    « Le groupe de maisons qui composent sa résidence, je n’ose dire son palais, est bâti sur pilotis, usage général dans le Cambodge. Le toit est couvert en paille, sauf quelques annexes couvertes d’ardoises, par un luxe royal ici. Ce monarque a plus de femmes que d’années ; il n’en a pas moins de quarante, mais il n’a qu’un petit nombre d’enfants.

    « La polygamie, dont le prince n’est pas le seul à user, est une des causes principales et fatales du chiffre restreint de la population, sur un territoire aussi étendu et aussi favorisé par la nature.

    « Un navire de guerre français surveille la capitale et les États du Cambodge.

    « L’amiral la Grandière a visité avec un extrême intérêt et aussi en détail que possible les mines de la province d’Ongkor. Elles sont au-dessus de l’idée que l’on avait pu s’en faire, et de beaucoup supérieures à tout ce qu’on peut voir en Europe. Elles se trouvent à quinze milles du grand lac Touli, au milieu d’une forêt dont les arbres se font remarquer par leur élévation et par la régularité merveilleuse de leurs tiges. Le gisement en exploitation, irrégulier d’ailleurs, a neuf lieues de tour. Ces mines appartiennent au royaume de Siam, dont nous sommes devenus les voisins depuis notre installation dans la basse Cochinchine. »

  4. Le Tour du monde doit la vue de cette grotte et celle de la plaine de Petchabury (p. 311 et 312) à l’obligeance de M. Bocourt aîné, naturaliste du jardin des Plantes, qui a mis à notre disposition l’album d’aquarelles et de photographies qu’il a apporté de Siam en 1861.