Correspondance
de Leibniz et d’Arnauld

1686-1690


Leibniz au prince Ernest landgrave de Hesse.

Extrait de ma lettre à Mgr le landgrave Ernest.
1 11 février 1686

J’ai fait dernièrement, étant à un endroit où quelques jours durant je n’avais rien ai faire, un petit discours de métaphysique, dont je serais bien aise d’avoir le sentiment de M. Arnaud[1], car les questions de la grâce, du concours de Dieu avec les créatures, de la nature des miracles, de la cause du péché et de l’origine du mal, de l’immortalité de l’âme, des idées, etc., sont touchées d’une manière qui semble donner de nouvelles ouvertures propres à éclairer des difficultés très grandes. J’ai joint ici le sommaire des articles qu’il contient, car je ne l’ai pas encore pu faire mettre au net. Je supplie donc V. A. S. de lui faire envoyer ce sommaire et de le faire prier de le considérer un peu et de dire son sentiment ; car, comme il excelle également dans la théologie et dans la philosophie, dans la lecture et dans la méditation, je ne trouve personne qui soit plus propre que lui d’en juger. Et je souhaiterais fort d’avoir un censeur aussi exact, aussi éclairé et aussi raisonnable que l’est M. Arnaud, étant moi-même l’homme du monde le plus disposé de céder à la raison. Peut-être que M. Arnaud trouvera ce peu de choses pas tout à fait indignes de sa considération, surtout puisqu’il a été assez occupé à examiner ces matières. S’il trouve quelque obscurité, je m’expliquerai sincèrement et ouvertement, et enfin, s’il me trouve digne de son instruction, je ferai en sorte qu’il ait sujet de n’en être point mal satisfait. Je supplie V. A. S. de joindre ceci au sommaire que je lui envoie, et d’envoyer l’un et l’autre à M. Arnaud.

beilage

1. De la perfection divine, et que Dieu fait tout de la manière la plus souhaitable.

2. Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de bonté dans les ouvrages de Dieu ; ou bien que les règles de la bonté et de la beauté sont arbitraires.

3. Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire.

4. Que l’amour de Dieu demande une entière satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait.

5. En quoi consistent les règles de perfection de la divine conduite, et que la simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets.

6. Que Dieu ne fait rien hors de l’ordre et qu’il n’est pas même possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers.

7. Que les miracles sont conformes à l’ordre général, quoiqu’ils soient contre les maximes subalternes. De ce que Dieu veut ou qu’il permet, et de la volonté générale ou particulière.

8. Pour distinguer les actions de Dieu et des créatures, on explique en quoi consiste la volonté d’une substance individuelle.

9. Que chaque substance singulière exprime tout l’univers à sa manière, et que dans sa notion tous ses événements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures.

10. Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phénomènes, et ne doivent point être employées pour expliquer les effets particuliers.

11. Que les méditations des théologiens et des philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas à mépriser entièrement.

12. Que les notions qui consistent dans l’étendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance du corps.

13. Comme la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, on y voit les preuves à priori ou raisons de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l’un est arrivé plutôt que l’autre. Mais ces vérités quoique assurées ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu et des créatures. Il est vrai que leur choix a toujours ses raisons, mais elles inclinent sans nécessiter.

14. Dieu produit diverses substances selon les différentes vues qu’il a de l’univers, et par l’intervention de Dieu la nature propre de chaque substance porte que ce qui arrive à l’une répond à ce qui arrive à toutes les autres, sans qu’elles agissent immédiatement l’une sur l’autre.

15. L’action d’une substance finie sur l’autre ne consiste que dans l’accroissement du degré de son expression jointe à la diminution de celle de l’autre, en tant que Dieu les a formées par avance en sorte qu’elles s’accommodent ensemble.

16. Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans ce que notre essence exprime, car cette expression s’étend à tout, mais il surpasse les forces de notre nature ou de notre expression distincte, qui est finie et suit certaines maximes subalternes.

17. Exemple d’une maxime subalterne d’une[2] loi de nature où il est montré que Dieu conserve toujours régulièrement la même force, mais non pas la même quantité de mouvement, contre les cartésiens et plusieurs autres.

18. La distinction de la force et de la quantité de mouvement est importante entre autres pour juger qu’il faut recourir à des considérations métaphysiques séparées de l’étendue afin d’expliquer les phénomènes des corps.

19. Utilité des causes finales dans la physique.

20. Passage mémorable de Socrate dans le Phédon de Platon contre les philosophes trop matériels.

21. Si les règles mécaniques dépendaient de la seule géométrie sans la métaphysique, les phénomènes seraient tout autres.

22. Conciliation des deux voies dont l’une va par les causes finales et l’autre par les causes efficientes pour satisfaire tant à ceux qui expliquent la nature mécaniquement, qu’à ceux qui ont recours aux natures incorporelles.

23. Pour revenir aux substances immatérielles, on explique comment Dieu agit sur l’entendement des esprits et si on a toujours l’idée de ce qu’on pense.

24. Ce que c’est qu’une connaissance claire ou obscure, distincte ou confuse, adéquate ou inadéquate, intuitive ou supposition ; définition nominale, réelle, causale, essentielle.

25. En quel cas notre connaissance est jointe à la contemplation de l’idée.

26. Nous avons en nous toutes les idées, et de la réminiscence de Platon.

27. Comment notre âme peut être comparée à des tablettes vides et comment nos notions viennent des sens.

28. Dieu seul est l’objet immédiat de nos perceptions qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumière.

29. Cependant nous pensons immédiatement par nos propres idées et non par celles de Dieu.

30. Comment Dieu incline notre âme sans la nécessiter ; qu’on n’a point de droit de se plaindre ; qu’il ne faut pas demander pourquoi Judas pèche, puisque cette action libre est comprise dans sa notion, mais seulement pourquoi Judas le pécheur est admis à l’existence préférablement quelques autres personnes possibles. De l’imperfection ou limitation originale avant le péché, et des degrés de la grâce.

31. Des motifs de l’élection, de la foi prévue, de la science moyenne, du décret absolu, et que tout se réduit a la raison pourquoi Dieu a choisi et résolu d’admettre à l’existence une telle personne possible, dont la notion enferme une telle suite de grâces et d’actions libres. Ce qui fait cesser tout d’un coup les difficultés.

32. Utilité de ces principes en matière de piété et de religion.

33. Explication du commerce de l’âme et du corps qui a passe pour inexplicable ou pour miraculeux, et de l’origine des perceptions confuses.

34. De la différence des esprits et des autres substances, âmes ou formes substantielles. Et que l’immortalité qu’on demande emporte le souvenir.

35. Excellence des esprits ; que Dieu les considère préférablement aux autres créatures ; que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde, et que les autres substances simples expriment plutôt le monde que Dieu.

36. Dieu est le monarque de la plus parfaite république composée de tous les esprits, et la félicité de cette cité de Dieu est son principal dessein.

37. Jésus-Christ a découvert aux hommes le mystère et les lois admirables du royaume des cieux, et la grandeur de la suprême félicité que Dieu prépare a ceux qui l’aiment.

A. Arnauld au landgrave.

extrait d’une lettre de M. A. A. du 13 mars 1686.
13 mars 1686.

J’ai reçu, Monseigneur, ce que V. A. m’a envoyé des pensées métaphysiques de M. Leibniz comme un témoignage de son affection et de son estime dont je lui suis bien obligé ; mais je me suis trouvé si occupé depuis ce temps-là, que je n’ai pu lire son écrit que depuis trois jours. Et je suis présentement si enrhumé, que tout ce que je puis faire est de dire en deux mots à V. A. que je trouve dans ces pensées tant de choses qui m’effrayent, et que presque tous les hommes, si je ne me trompe, trouveront si choquantes, que je ne vois pas de quelle utilité pourrait être un écrit qui apparemment sera rejeté de tout le monde. Je n’en donnerai par exemple que ce qu’il en dit en l’article 13. « Que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, » etc. Si cela est, Dieu a été libre de créer (ou de ne pas créer Adam : mais supposant qu’il l’ait voulu créer), tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à jamais, a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale. Car la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants, et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu’ils feraient et tous les enfants qu’ils auraient : et ainsi de suite. Il n’y a donc pas plus de liberté en Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de prétendre qu’il a été libre à Dieu, en supposant qu’il m’a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser. Je ne suis point en état d’étendre cela davantage ; mais M. Leibniz m’entendra bien, et peut-être qu’il ne trouve pas, d’inconvénient à la conséquence que je tire. Mais s’il n’en trouve pas, il a sujet de craindre qu’il ne soit seul de son sentiment. Et si je me trompais en cela, je le plaindrais encore davantage. Mais je ne puis m’empêcher de témoigner à V. A. ma douleur, de ce qu’il semble que c’est l’attache qu’il a à ces opinions-là, qu’il a bien cru qu’on aurait peine à souffrir dans l’Église catholique, qui l’empêche d’y entrer, quoique, si je m’en souviens bien, V. A. l’eût obligé de reconnaître, qu’on ne peut douter raisonnablement que ce ne soit la véritable Église[3]. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il laissât là ces spéculations métaphysiques qui ne peuvent être d’aucune utilité ni à lui ni aux autres, pour s’appliquer sérieusement à la plus grande affaire qu’il puisse jamais avoir, qui est d’assurer son salut en rentrant dans l’Église, dont les nouvelles sectes n’ont pu sortir qu’en se rendant schismatiques ? Je lus hier par rencontre une lettre de saint Augustin, où il résout diverses questions qu’avait proposées un payen qui témoignait se vouloir faire chrétien, mais qui différait toujours de le faire. Et il dit à la fin, ce qu’on pourrait appliquer à notre ami : « Sunt innumerabiles questionnes, quaenon sunt finiendæ ante fidem, ne finiatur vita sine fide. »

Leibniz au Landgrave.

12 avril 1686.

Je ne sais que dire de la lettre de M. A., et je n’aurais jamais cru qu’une personne dont la réputation est si grande et si véritable, et dont nous avons de si belles réflexions de morale et de logique, irait si vite dans ses jugements. Après cela je ne m’étonne plus si quelques-uns se sont emportés contre lui. Cependant je tiens qu’il faut souffrir quelquefois la mauvaise humeur d’une personne dont le mérite est extraordinaire, pourvu que son procédé ne tire point à conséquence, et qu’un retour d’équité dissipe les fantasmes d’une prévention mal fondée. J’attends cette justice de M. Arnaud. Et cependant, quelque sujet que j’aie de me plaindre, je veux supprimer toutes les réflexions qui ne sont pas essentielles à la matière et qui pourraient aigrir, mais j’espère qu’il en usera de même, s’il a la bonté de m’instruire. Je le puis assurer seulement que certaines conjectures qu’il fait sont fort différentes de ce qui est en effet, que quelques personnes de bon sens ont fait un autre jugement, et que nonobstant leur applaudissement je ne me presse pas trop à publier quelque chose sur des matières abstraites, qui sont au goût de peu de gens, puisque le public n’a presque rien encore appris depuis plusieurs années de quelques découvertes plus plausibles que j’ai. Je n’avais mis ces méditations par écrit que pour profiter en mon particulier des jugements de quelques personnes habiles et pour me confirmer ou corriger dans la recherche ou connaissance des plus importantes vérités. Il est vrai que quelques personnes d’esprit ont goûté mes opinions, mais je serais le premier à les désabuser, si je puis juger qu’il y a le moindre inconvénient dans ces principes[4]. Cette déclaration est sincère, et ce ne serait pas la première fois que j’ai profité des instructions des personnes éclairées ; c’est pourquoi, si je mérite que M. Arnaud exerce à mon égard cette charité, qu’il y aurait de me tirer des erreurs qu’il croit dangereuses et dont je déclare de bonne foi de ne pouvoir encore comprendre le mal, je lui aurai assurément une très grande obligation. Mais j’espère qu’il en usera avec modération, et qu’il me rendra justice, puisqu’on la doit au moindre des hommes, quand on lui a fait tort par un jugement précipité.

Il choisit une de mes thèses pour montrer qu’elle est dangereuse. Mais ou je suis incapable de comprendre la difliculté, ou je n’en vois aucune. Ce qui m’a repris de ma surprise, et m’a faire croire que ce que dit M. Arnaud ne vient que de prévention. Je tâcherai donc de lui ôter cette opinion étrange, qu’il a conçue un peu trop promptement. J’avais dit dans le 13e article de mon sommaire que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais ; il en tire cette conséquence que tout ce qui arrive à une personne, et même à tout le genre humain, doit arriver par une nécessité plus que fatale. Comme si les notions ou prévisions rendaient les choses nécessaires, et comme si une action libre ne pouvait être comprise dans la notion ou vue parfaite que Dieu a de la personne à qui elle appartiendra. Et il ajoute que peut-être je ne trouverai pas d’inconvénient à la conséquence qu’il tire. Cependant j’avais protesté expressément dans le même article de ne pas admettre une telle conséquence. Il faut donc ou qu’il doute de ma sincérité, dont je ne lui ai donné aucun sujet, ou qu’il n’ait pas assez examiné ce qu’il refusait[5]. Ce que je ne blâmerai pourtant pas, comme il semble que j’aurais droit de faire, parce que je considère qu’il écrivait dans un temps où quelque incommodité ne lui laissait pas la liberté d’esprit entière, comme le témoigne sa lettre même. Et je désire de faire connaître combien j’ai de déférence pour lui.

Je viens à la preuve de sa conséquence, et pour y mieux satisfaire je rapporterai les propres paroles de M. Arnaud.

Si cela est (savoir que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais), « Dieu n’a pas été[6] libre de créer tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et ce qui lui arrivera à jamais a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale » (il y avait quelque faute dans la copie, mais je crois de la pouvoir restituer comme je viens de faire). « Car la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants (je l’accorde), et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu’ils feraient et tous les enfants qu’ils auraient, et ainsi de suite » (je l’accorde encore, car ce n’est que ma thèse appliquée à quelques cas particuliers). « Il n’y a donc pas plus de liberté en Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de prétendre qu’il a été libre à Dieu, en supposant qu’il m’a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser. » Ces dernières paroles doivent contenir proprement la preuve de la conséquence ; mais il est très manifeste qu’elles confondent necessitatem ex hypothesi avec la nécessité absolue. On la toujours distingué entre ce que Dieu est libre de faire absolument et entre ce qu’il s’oblige de faire en vertu de certaines résolutions déjà prises, et il n’en prend guère qui n’aient déjà égard à tout. Il est peu digne de Dieu de le concevoir (sous prétexte de maintenir sa liberté) à la façon de quelques Sociniens et comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences et qui maintenant ne serait plus libre de créer ce qu’il trouve bon, si ses premières résolutions à l’égard d’Adam ou autres enferment déjà un rapport qui touche leur postérité, au lieu que tout le monde demeure d’accord que Dieu a réglé de toute éternité toute la suite de l’univers, sans que cela diminue sa liberté en aucune manière. Il est visible aussi que cette objection détache les volontés de Dieu les unes des autres, qui pourtant ont du rapport ensemble. Car il ne faut pas considérer la volonté de Dieu de créer un tel Adam détachée de toutes les autres volontés qu’il a à l’égard des enfants d’Adam et de tout le genre humain, comme si Dieu premièrement faisait le décret de créer Adam sans aucun rapport à sa postérité, et par la néanmoins selon moi s’ôtait la liberté de créer la postérité d’Adam comme bon lui semble ; ce qui est raisonner fort étrangement. Mais il faut plutôt considérer que Dieu choisissant non pas un Adam vague, mais un tel Adam dont une parfaite représentation se trouve parmi les êtres possibles dans les idées de Dieu, accompagné de telles circonstances individuelles et qui entre autres prédicats a aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité ; Dieu, dis-je, le choisissant a déjà égard à sa postérité, et choisit en même temps l’un et l’autre. En quoi je ne saurais comprendre qu’il y ait du mal. Et s’il agissait autrement, il n’agirait point en Dieu. Je me servirai d’une comparaison. Un prince sage qui choisit un général dont il sait les liaisons, choisit en effet en même temps quelques colonels et capitaines qu’il sait bien que ce général recommandera et qu’il ne voudra pas lui refuser pour certaines raisons de prudence, qui ne détruisent pourtant point son pouvoir absolu ni sa liberté. Tout cela a lieu en Dieu par plus forte raison. Donc, pour procéder exactement, il faut considérer en Dieu une certaine volonté plus générale, plus compréhensive, qu’il a à l’égard de tout l’ordre de l’univers, puisque l’univers est comme un tout que Dieu pénètre d’une seule vue, car cette volonté comprend virtuellement les autres volontés touchant ce qui entre dans cet univers, et parmi les autres aussi celle de créer un tel Adam, lequel se rapporte à la suite de sa postérité, laquelle Dieu a aussi choisie telle ; et même on peut dire que ces volontés du particulier ne diffèrent de la volonté du général que par un simple rapport, et peu près comme la situation d’une ville considérée d’un certain point de vue diffère de son plan géométral ; car elles expriment toutes tout l’univers, comme chaque situation exprime la ville. En effet, plus on est sage, moins on a de volontés détachées, et plus les vues et les volontés qu’on a sont compréhensives et liées. Et chaque volonté particulière enferme un rapport à toutes les autres, afin qu’elles soient les mieux concertées qu’il est possible. Bien loin de trouver la dedans quelque chose qui choque, je croirais que le contraire détruit la perfection de Dieu. Et à mon avis il faut être bien difficile ou bien prévenu pour trouver dans des sentiments si innocents, ou plutôt si raisonnables, de quoi faire des exagérations si étranges que celles qu’on a envoyées à V. A. Pour peu qu’on pense aussi à ce que je dis, on trouvera qu’il est manifeste ex terminus. Car par la notion individuelle d’Adam j’entends certes une parfaite représentation d’un tel Adam qui a de telles conditions individuelles et qui est distingue par la d’une infinité d’autres personnes possibles fort semblables, mais pourtant différentes de lui (comme toute ellipse diffère du cercle, quelque approchante qu’elle soit), auxquelles Dieu l’a préféré, parce qu’il lui a plu de choisir justement un tel ordre de l’univers, et tout ce qui s’ensuit de sa résolution n’est nécessaire que par une nécessité hypothétique, et ne détruit nullement la liberté de Dieu ni celle des esprits créés. Il y a un Adam possible dont la postérité est telle, et une infinité d’autres dont elle serait autre, n’est-il pas vrai, que ces Adams possibles (si on les peut appeler ainsi) sont différents entre eux, et que Dieu n’en a choisi qu’un, qui est justement le nôtre ? Il y a tant de raisons qui prouvent l’impossibilité, pour ne pas dire l’absurdité et même impiété du contraire, que je crois que dans le fond tous les hommes sont du même sentiment, quand ils pensent un peu à ce qu’ils disent. Peut-être aussi que si M. Arnaud n’avait pas eu de moi le préjugé qu’il s’est fait d’abord, il n’aurait pas trouvé mes propositions si étranges, et n’en aurait pas tiré de telles conséquences.

Je crois en conscience d’avoir satisfait à l’objection de M. Arnaud, et je suis bien aise de voir que l’endroit qu’il a choisi comme un des plus choquants l’est si peu à mon avis. Mais je ne sais si je pourrai avoir le bonheur de faire en sorte que M. Arnaud le reconnaisse aussi. Le grand mérite parmi mille avantages a ce petit défaut que les personnes qui en ont, ayant raison de se fier ai leur sentiment, ne sont pas aisément désabusées. Pour moi qui ne suis pas de ce caractère, je ferais gloire d’avouer que j’ai été mieux instruit, et même j’y trouverais du plaisir, pourvu que je le puisse dire sincèrement et sans flatterie.

Au reste, je désire aussi que M. Arnaud sache que je ne prétends nullement à la gloire d’être novateur, comme il semble qu’il a pris mes sentiments. Au contraire, je trouve ordinairement que les opinions les plus anciennes et les plus reçues sont les meilleures. Et je ne crois pas qu’on puisse être accusé de l’être (d’être novateur), quand on produit seulement quelques nouvelles vérités, sans renverser les sentiments établis (reçus). Car c’est ce que font les géomètres et tous ceux qui passent plus avant. Et je ne sais s’il sera facile de remarquer des opinions autorisées à qui les miennes soient opposées. C’est pourquoi ce que M. Arnaud dit de l’Église n’a rien de commun avec ces méditations, et je n’espère pas qu’il veuille ni qu’il puisse assurer qu’il y a quoi que ce soit là-dedans qui passerait pour hérétique en quelque Église que ce soit. Cependant, si celle où il est était si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir d’avertissement pour s’en donner de garde. Et dès qu’on voudrait produire quelque méditation qui aurait le moindre rapport à la religion, et qui irait un peu au delà de ce qui s’enseigne aux enfants, on serait en danger de se faire une affaire, à moins que d’avoir quelque père de l’Église pour garant, qui dise la même chose in terminis ; quoique encore cela peut-être ne suffirait-il pas pour une entière assurance, surtout quand on n’a pas de quoi se faire ménager.

Si V. A. S. n’était pas un prince dont les lumières sont aussi grandes que la modération, je n’aurais eu garde de l’entretenir de ces choses ; maintenant à qui mieux s’en rapporter qu’à elle, et puisqu’elle a eu la bonté de lier ce commerce, pourrait-on sans imprudence aller choisir un autre arbitre ? D’autant qu’il ne s’agit pas tant de la vérité de quelques propositions, que de leur conséquence et tolérabilité, je ne crois pas qu’elle approuve que les gens soient foudroyés pour si peu de chose. Mais peut-être aussi que M. Arnaud n’a parlé en ces termes durs qu’en croyant que j’admettrais la conséquence qu’il a raison de trouver effrayante, et qu’il changera de langage après mon éclaircissement[7], à quoi sa propre équité pourra contribuer autant que l’autorité de V. A. Je suis avec dévotion, etc.

Leibniz au Landgrave.

12 avril 1686.
Monseigneur,

J’ai reçu le jugement de M. Arnaud, et je trouve à propos de le désabuser, si je puis, par le papier ci-joint en forme de lettre à V. A. S. ; mais j’avoue que j’ai eu beaucoup de peine de supprimer l’envie que j’avais, tantôt de rire, tantôt de témoigner de la compassion, voyant que ce bon homme paraît en effet avoir perdu une partie de ses lumières et ne petit s’empêcher d’outrer toutes choses, comme font les mélancoliques, à qui tout ce qu’ils voient ou songent paraît noir. J’ai gardé beaucoup de modération à son égard, mais je n’ai pas laissé de lui faire connaître doucement qu’il a tort. S’il à la bonté de me retirer des erreurs qu’il m’attribue et qu’il croit voir dans mon écrit, je souhaiterais qu’il supprimât les réflexions personnelles et les expressions dures que j’ai dissimulées par le respect que j’ai pour V. A. S. et par la considération que j’ai eue pour le mérite du bon homme. Cependant j’admire la différence qu’il y a entre nos santons pi-étendus, et entre les personnes du monde qui n’en affectent point l’opinion et en possèdent bien davantage l’effet. V. A. S. est un prince souverain, et cependant elle a montré à mon égard une modération que j’ai admirée. Et M. Arnaud est un théologien fameux, que les méditations des choses divines devraient avoir rendu doux et charitable ; cependant ce qui vient de lui paraît souvent fier et farouche et plein de dureté. Je ne m’étonne pas maintenant s’il s’est brouillé si aisément avec le P. Malebranche et autres qui étaient fort de ses amis. Le Père Malebranche avait publié des écrits que M. Arnaud a traité d’extravagants, à peu près comme il fait à mon égard, mais le monde n’a pas toujours été de son sentiment. Il faut cependant que l’on se garde bien d’irriter son humeur bilieuse. Cela nous ôterait tout le plaisir et toute la satisfaction que j’avais attendue d’une collation douce et raisonnable. Je crois qu’il a reçu mon papier quand il était en mauvaise humeur, et que, se trouvant importuné par là, il s’en a voulu venger par une réponse rebutante. Je sais que, si V. A. S. avait le loisir de considérer l’objection qu’il me fait, elle ne pourrait s’empêcher de rire, en voyant le peu de sujet qu’il y a de faire des exclamations si tragiques ; à peu près comme on rirait en écoutant un orateur qui dirait a tout moment : 0 cælum, o terra, o maria Neptuni ! Je suis heureux s’il n’y a rien de plus choquant ou de plus difficile dans mes pensées que ce qu’il objecte. Car, selon lui, si ce que je dis est vrai (savoir que la notion ou considération individuelle d’Adam enferme tout ce qui lui arrivera et à sa postérité), il s’ensuit, selon M. Arnaud, que Dieu n’aura plus de liberté maintenant à l’égard du genre humain. Il s’imagine donc Dieu comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences ; au lieu que Dieu, prévoyant et réglant toutes choses de toute éternité, a choisi de prime abord toute la suite et connexion de l’univers, et par conséquent non pas un Adam tout simple, mais un tel Adam, dont il prévoyait qu’il ferait de telles choses et qu’il aurait de tels enfants, sans que cette providence de Dieu réglée de tout temps soit contraire à sa liberté. De quoi tous les théologiens (a la réserve de quelques Sociniens qui conçoivent Dieu d’une manière humaine) demeurent d’accord. Et je m’étonne que l’envie de trouver je ne sais quoi de choquant dans mes pensées, dont la prévention avait fait naître en son esprit une idée confuse et mal digérée, a porté ce savant homme à parler contre ses propres lumières et sentiments. Car je ne suis pas assez peu équitable pour l’imiter et pour lui imputer le dogme dangereux de ces Sociniens, qui détruit la souveraine perfection de Dieu, quoiqu’il semble presque d’y incliner dans la chaleur de la dispute. Tout homme qui agit sagement considère toutes les circonstances et liaisons de la résolution qu’il prend, et cela suivant la mesure de sa capacité. Et Dieu, qui voit tout parfaitement et d’une seule vue, peut-il manquer d’avoir pris des résolutions conformément à tout ce qu’il voit ; et peut-il avoir choisi un tel Adam sans considérer et résoudre aussi tout ce qui a de la connexion avec lui. Et par conséquent il est ridicule de dire que cette résolution libre de Dieu lui ôte sa liberté. Autrement, pour être toujours libre il faudrait être toujours irrésolu. Voilà ces pensées choquantes dans l’imagination de M. Arnaud. Nous verrons si à force de conséquences il en pourra ôter quelque chose de plus mauvais.

Cependant la plus importante réflexion que je fais là-dessus, c’est que lui-même autrefois a écrit expressément à V. A. S. que pour des opinions de philosophie on ne ferait point de guerre à un homme qui serait dans leur Église ou qui en voudrait être, et le voila lui-même maintenant qui, oubliant sa modération, se déchaîne sur un rien. Il est donc dangereux de se commettre avec ces gens-là, et V. A. S. voit combien on doit prendre des mesures. Aussi est-ce une des raisons que j’ai eue de faire communiquer ces choses à M. Arnaud, savoir pour le sonder un peu et pour voir comment il se comporterait ; mais tange montes et fumigabunt. Aussitôt qu’on s’écarte tantôt peu du sentiment de quelques docteurs, ils éclatent en foudres et en tonnerres. Je crois bien que le monde ne serait pas de son sentiment, mais il est toujours bon d’être sur ses gardes. V. A. cependant aura occasion peut-être de lui représenter que c’est rebuter les gens sans nécessité que d’agir de cette manière, afin qu’il en use dorénavant avec un peu plus de modération. Il me semble que V. A. a échangé des lettres avec lui touchant les voies de contrainte, dont je souhaiterais d’apprendre le résultat.

Au reste S. A. S. mon maître est allé maintenant à Rome, et il ne reviendra pas apparemment en Allemagne si tôt qu’on avait cru. J’irai un de ces jours à Wolfenbutel, et ferai mon possible pour ravoir le livre de V. A. On dit qu’il y a une histoire des hérésies modernes de M. Varillas. La lettre de Mastrich, que V. A. m’a communiquée, touchant les conversions de Sedan, paraît fort raisonnable. M. Mainbourg, dit-on, rapporte que saint Grégoire le Grand approuvait aussi ce principe qu’il ne faut pas se mettre en peine ; les conversions des hérétiques sont feintes, pourvu qu’on gagne par là véritablement leur postérité, mais il n’est pas permis de tuer des âmes pour en gagner d’autres[8].

Leibniz au Landgrave.

15 mars 1686.
Monseigneur,

V. A. S. aura reçu la lettre que j’ai envoyée par la poste précédente avec ce que j’y ai joint en forme de lettre à V. A., dont la copie pourrait être communiquée à M. A. Depuis j’ai songé qu’il faudrait mieux en ôter ces paroles vers la fin : « Cependant si celle, où il est, était si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir d’avertissement, etc., » jusqu’à ces mots : « Surtout quand on n’a pas de quoi se faire ménager, » de peur que M. A. n’en prenne occasion d’entrer dans les disputes de controverses, comme si on avait attaqué l’Église, qui n’est nullement ce dont il s’agit. On pourrait dans la copie mettre à leur place ces mots : « Et le moins du monde dans la communion de M. A. où le concile de Trente aussi bien que les papes se sont contentés fort sagement de censurer les opinions où il y a manifestement des choses qui paraissent contraires à la foi et aux mœurs sans éplucher les conséquences philosophiques, lesquelles s’il fallait écouter, en matière de censures, les Thomistes passeraient pour Calvinistes selon les Jésuites, les Jésuites passeraient pour Semipélagiens selon les Thomistes, et les uns et les autres détruiraient la liberté selon Durandus et P. Louys de Dole ; et en général toute absurdité passerait pour un athéisme, parce qu’on peut faire voir qu’elle détruirait la nature de Dieu. »

A. Arnauld à Leibniz.

Ce 13 mai 1686.
Monsieur,

J’ai cru que je devais m’adresser à vous-même pour vous demander pardon du sujet que je vous ai donné d’être fâché contre moi en me servant de termes trop durs pour marquer ce que je pensais d’un de vos sentiments. Mais je vous proteste devant Dieu que la faute que j’ai pu faire en cela n’a point été par aucune prévention contre vous, n’ayant jamais eu sujet d’avoir de vous qu’une opinion très avantageuse hors la religion, dans laquelle vous vous êtes trouvé engagé par votre naissance ; ni que, je me sois trouvé de mauvaise humeur quand j’ai écrit la lettre qui vous a blessé, rien n’étant plus éloigné de mon caractère que le chagrin qu’il plaît il quelques personnes de m’attribuer ; ni que, par un trop grand attachement il mes propres pensées, j’ai été choqué de voir que vous en aviez de contraires, vous pouvant assurer que j’ai si peu inédite sur ces sortes de matières, que je puis dire que je n’ai point sur cela de sentiment arrêté. Je vous supplie, Monsieur, de ne croire rien de moi de tout cela ; mais d’être persuadé que ce qui a pu être cause de mon indiscrétion est uniquement, qu’étant accoutume à écrire sans façon à Son Altesse, parce qu’elle est si bonne qu’elle excuse aisément toutes mes fautes, je m’étais imaginé que je lui pouvais dire franchement ce que je n’avais pu approuver dans quelqu’une de vos pensées, parce que j’étais bien assuré que cela ne courrait pas le monde, et que si j’avais mal pris votre sens, vous pourriez me détromper sans que cela allât plus loin. Mais j’espère, Monsieur, que le même prince voudra bien s’employer pour faire ma paix, me pouvant servir pour l’y engager de ce que dit autrefois saint Augustin en pareille rencontre. Il avait écrit fort durement contre ceux qui croient qu’on peut voir Dieu des yeux du corps, ce qui était le sentiment d’un évêque d’Afrique, qui ayant vu cette lettre qui ne lui était point adressée s’en trouva fort offensé. Cela obligea ce saint d’employer un ami commun pour apaiser ce prélat, et je vous supplie de regarder, comme si je disais au prince, pour vous être dit, ce que saint Augustin écrit à cet ami pour être dit à cet évêque : « Dum essem in admonendo sollicitus, in corripiendo nimius atque improvidus fui. Hoc non defendo, sed reprehendo : hoc non excuso, sed accuso. Ignoscatur, peto : recordetur nostram dilectionem pristinam, et obliviscatur offensionem novam. Faciat certè, quod me non fecisse succensuit : habeat lenitatem in danda venia, quam non habui in illa epistola conscribenda. »

J’ai douté si je n’en devais point demeurer là sans entrer de nouveau dans l’examen de la question qui a été l’occasion de notre brouillerie, de peur qu’il ne m’échappât encore quelque mot qui pût vous blesser. Mais j’appréhende d’une autre part que ce fût n’avoir pas assez bonne opinion de votre équité. Je vous dirai donc simplement les difficultés que j’ai encore sur cette proposition : « La notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais.

Il m’a semblé qu’il s’ensuivait de là que la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants, et la notion individuelle de chacun de ses enfants tout ce qu’ils feraient, et tous les enfants qu’ils auraient, et ainsi de suite : d’où j’ai cru que l’on pourrait inférer que Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam ; mais que, supposant qu’il l’ait voulu créer, tout ce qui est arrivé depuis au genre humain a dû et doit arriver par une nécessité fatale ; ou au moins qu’il n’y a pas plus de liberté à Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de ne pas créer une nature capable de penser, supposé qu’il ait voulu me créer.

Il ne me paraît pas, Monsieur, qu’en parlant ainsi j’aie confondu necessitatem ex hypothesi avec la nécessité absolue. Car je n’y parle jamais, au contraire, que de la nécessité ex hypothesi. Mais je trouve seulement étrange que tous les événements humains soient aussi nécessaires necessitate ex hypothesi de cette seule supposition que Dieu a voulu créer Adam, qu’il est nécessaire necessitate ex hypothesi qu’il y a eu dans le monde une nature capable de penser de cela seul qu’il m’a voulu créer.

Vous dites sur cela diverses choses de Dieu, qui ne me paraissent pas suffire pour résoudre ma difficulté.

1. « Qu’on a toujours distingué entre ce que Dieu est libre de faire absolument, et entre ce qu’il s’est obligé de faire en vertu de certaines résolutions déjà prises. » Cela est certain.

2. « Qu’il est peu digne de Dieu de le concevoir (sous prétexte de maintenir sa liberté) à la façon des Sociniens, et comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences. » Cette pensée est très folle : j’en demeure d’accord.

3. « Qu’il ne faut pas détacher les volontés de Dieu qui pourtant ont du rapport ensemble. Et qu’ainsi il ne faut pas considérer la volonté de Dieu de créer un tel Adam, détachée de tous les autres qu’il a a l’égard des enfants d’Adam et de tout le genre humain. » C’est aussi de quoi je conviens. Mais je ne vois pas encore que cela puisse servir a résoudre ma difficulté.

Car : 1. j’avoue de bonne foi que je n’ai pas compris que par la notion individuelle de chaque personne (par exemple d’Adam), que vous dites renfermer une fois pour toutes tout ce qui lui doit arriver à jamais, vous eussiez entendu cette personne en tant qu’elle est dans l’entendement divin, mais en tant qu’elle est en elle-même. Car il me semble qu’on n’a pas accoutumé de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même : et j’ai cru qu’il en était ainsi de la notion individuelle de chaque personne ou de chaque chose.

2. Il me suffit néanmoins que je sache que c’est là votre pensée pour m’y conformer, en recherchant si cela lève toute la difficulté que j’ai la-dessus, et c’est ce que je ne vois pas encore.

Car je demeure d’accord que la connaissance que Dieu a eue d’Adam, lorsqu’il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce qui lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa postérité : et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d’Adam, ce que vous en dites est très certain.

J’avoue de même que la volonté qu’il a eue de créer Adam n’a point été détachée de celle qu’il a eue à l’égard de ce qui lui est arrivé, et à l’égard de toute sa postérité.

Mais il me semble qu’après cela il reste à demander (et c’est ce qui fait ma difficulté) si la liaison entre ces objets (j’entends Adam d’une part, et tout ce qui devait arriver tant à lui qu’à sa postérité de l’autre) est telle d’elle-même, indépendamment de tous les décrets libres de Dieu, ou si elle en a été dépendante : c’est-il-dire si ce n’est qu’en suite des décrets libres par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui arriverait à Adam et à sa postérité ; ou s’il y a (indépendamment de ces décrets) entre Adam d’une part, et ce qui est arrivé et arrivera à lui et à sa postérité de l’autre, une connexion intrinsèque et nécessaire. Sans ce dernier je ne vois pas que ce que vous dites pût être vrai, que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes tout ce qui lui arrivera jamais : en prenant même cette notion par rapport à Dieu.

Il semble aussi que c’est à ce dernier que vous vous arrêtez ; car je crois que vous supposez que, selon notre manière de concevoir, les choses possibles sont possibles avant tous les décrets libres de Dieu : d’où il s’ensuit que ce qui est enfermé dans la notion des choses possibles, y est enfermé indépendamment de tous les décrets libres de Dieu. Or vous voulez que Dieu ait trouvé parmi les choses possibles un Adam possible accompagné de telles circonstances individuelles, et qui entre autres prédicats et aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité. Il y a donc, selon vous, une liaison intrinsèque pour parler ainsi, et indépendante de tous les décrets libres de Dieu entre cet Adam possible et toutes les personnes individuelles de toute sa postérité, et non seulement les personnes, mais généralement tout ce qui leur devait arriver. Or c’est, Monsieur, je ne vous dissimule point, ce qui m’est incompréhensible. Car il me semble que vous voulez que l’Adam possible (que Dieu a choisi préférablement à d’autres Adams possibles) a eu liaison avec toute la même postérité que l’Adam crée : n’étant selon vous, autant que j’en puis juger, que le même Adam considéré tantôt comme possible et tantôt comme créé. Or, cela supposé, voici ma difficulté :

Combien y a-t-il d’hommes qui ne sont venus au monde que par des décrets très libres de Dieu, comme Isaac, Samson Samuel et tant d’autres ? Lors donc que Dieu les a connus conjointement avec Adam, ce n’a pas été parce qu’ils étaient enfermés dans la notion individuelle de l’Adam possible indépendamment des décrets de Dieu. Il n’est donc pas vrai que toutes les personnes individuelles de la postérité d’Adam aient été enfermées dans la notion individuelle d’Adam possible, puisqu’il aurait fallu qu’elles y eussent été enfermées indépendamment des décrets divins.

On peut dire la même chose d’une infinité d’événements humains qui sont arrivés par des ordres très particuliers de Dieu, comme entre autres la religion judaïque et chrétienne, et surtout l’incarnation du Verbe divin. Je ne sais comment on pourrait dire que tout cela était enfermé dans la notion individuelle de l’Adam possible ? Ce qui est considéré comme possible, devant avoir tout ce que l’on conçoit qu’il a sous cette notion indépendamment des décrets divins.

De plus, Monsieur, je ne sais comment en prenant Adam pour l’exemple d’une nature singulière on peut concevoir plusieurs Adams possibles. C’est comme si je concevais plusieurs moi possibles, ce qui assurément est inconcevable. Car je ne puis penser à moi sans que je ne me considère comme une nature singulière, tellement distinguée de toute autre existante ou possible, que je puis aussi peu concevoir divers moi que concevoir un rond qui n’ait pas tous les diamètres égaux. La raison est que ces divers moi seraient différents les uns des autres, autrement ce ne seraient pas plusieurs moi. Il faudrait donc qu’il y eût quelqu’un de ces moi qui ne fût pas moi : ce qui est une contradiction visible.

Souffrez maintenant, Monsieur, que je transfère à ce moi ce que vous dites d’Adam, et jugez vous-même si cela serait soutenable. Entre les êtres possibles, Dieu a trouvé dans ses idées plusieurs moi dont l’un a pour ses prédicats d’avoir plusieurs enfants et d’être médecin, et un autre de vivre dans le célibat et d’être théologien. Et s’étant résolu de créer le dernier, le moi qui est maintenant enfermé dans sa notion individuelle de vivre dans le célibat et d’être théologien, au lieu que le premier aurait enfermé dans sa notion individuelle d’être marié et d’être médecin. N’est-il pas clair qu’il n’y aurait point de sens dans ce discours : parce que mon moi étant nécessairement une telle nature individuelle, ce qui est la même chose que d’avoir une telle notion individuelle, il est aussi impossible de concevoir des prédicats contradictoires dans la notion individuelle de moi que de concevoir un moi diffèrent de moi. D’où il faut conclure, ce me semble, qu’étant impossible que je ne fusse pas toujours demeuré moi, soit que je me fusse marié, ou que j’eusse vécu dans le célibat, la notion individuelle de mon moi n’a enfermé ni l’un ni l’autre de ces deux états ; comme c’est bien conclure : ce carré de marbre est le même, soit qu’il soit en repos, soit qu’on le remue ; donc ni le repos ni le mouvement n’est enfermé dans sa notion individuelle. C’est pourquoi, Monsieur, il me semble que je ne dois regarder comme enfermé dans la notion individuelle de moi que ce qui est tel que je ne serais plus moi, s’il n’était en moi : et que tout ce qui est tel au contraire, qu’il pourrait être en moi ou n’être pas en moi, sans que je ne cessasse d’être moi, ne petit être considéré comme étant enfermé dans ma notion individuelle ; quoique par l’ordre de la providence de Dieu, qui ne change point la nature des choses, il ne puisse arriver que cela ne soit en moi. C’est ma pensée que je crois conforme à tout ce qui a toujours été cru par tous les philosophes du monde.

Ce qui m’y confirme, c’est que j’ai de la peine à croire que ce soit bien philosopher, que de chercher dans la manière dont Dieu connaît les choses ce que nous devons penser, ou de leurs notions spécifiques ou de leurs notions individuelles. L’entendement divin est la règle de la vérité des choses quoad se ; mais il ne me paraît pas que, tant que nous sommes en cette vie, il en puisse être la règle quoad nos. Car que savons-nous présentement de la science de Dieu ? Nous savons qu’il connaît toutes choses, et qu’il les connaît toutes par un acte unique et très simple qui est son essence. Quand je dis que nous le savons, j’entends par là que nous sommes assurés que cela doit être ainsi. Mais le comprenons-nous ? et ne devons nous pas reconnaître que, quelque assurés que nous soyons que cela est, il nous est impossible de concevoir comment cela peut être ? Pouvons-nous de même concevoir que la science de Dieu étant son essence, même entièrement nécessaire et immuable, il a néanmoins la science d’une infinité de choses qu’il aurait pu ne pas avoir, parce que ces choses auraient pu ne pas être ? Il en est de même de sa volonté, qui est aussi son essence même, où il n’y a rien que de nécessaire, et néanmoins il veut et a voulu de toute éternité des choses qu’il aurait pu ne pas vouloir. Je trouve aussi beaucoup d’incertitudes dans la manière dont nous nous représentons d’ordinaire que Dieu agit. Nous nous imaginons qu’avant de vouloir créer le monde il a envisagé une infinité de choses possibles, dont il a choisi les unes et rebuté les autres ; plusieurs Adams possibles, chacun avec une grande suite de personnes et d’événements avec qui il a une liaison intrinsèque ; et nous supposons que la liaison de toutes ces autres choses avec l’un de ces Adams possibles est toute semblable à celle que nous savons qu’a eue l’Adam créé avec toute sa postérité ; ce qui nous fait penser que c’est celui-là de tous les Adams possibles que Dieu a choisi, et qu’il n’a point voulu de tous les autres. Mais sans m’arrêter à ce que j’ai déjà dit, que prenant Adam pour exemple d’une nature singulière, il est aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams que de concevoir plusieurs moi, j’avoue de bonne foi que je n’ai aucune idée de ces substances purement possibles, c’est-à-dire que Dieu ne créera jamais. Et je suis fort porté à croire que ce sont des chimères que nous nous formons, et que tout ce que nous appelons substances possibles, purement possibles, ne peut être autre chose que la toute-puissance de Dieu, qui, étant un pur acte, ne souffre point qu’il y ait en lui aucune possibilité ; mais on en peut concevoir dans les natures qu’il a créées, parce que, n’étant pas l’être même par essence, elles sont nécessairement composées de puissance et d’acte ; ce qui fait que je les puis concevoir comme possibles : ce que je puis aussi faire d’une infinité de modifications qui sont dans la puissance de ces natures créées, telles que sont les pensées des natures intelligentes et les figures de la substance étendue. Mais je suis fort trompé s’il y a personne qui ose dire qu’il a l’idée d’une substance possible, purement possible. Car pour moi je suis convaincu que, quoiqu’on parle tant de ces substances purement possibles, on n’en conçoit néanmoins jamais aucune que sous l’idée de quelqu’une de celles que Dieu a créées. Il me semble donc que l’on pourrait dire que, hors les choses que Dieu a créées ou qu’il doit créer-, il n’y a nulle possibilité passive, mais seulement une puissance active et infinie.

Quoi qu’il en soit, tout ce que je veux conclure de cette obscurité, et de la difficulté de savoir de quelle manière les choses sont dans la connaissance de Dieu, et de quelle nature est la liaison qu’elles y ont entre elles, et si c’est une liaison intrinsèque ou extrinsèque, pour parler ainsi ; tout ce que j’en veux, dis-je, conclure est que ce n’est point en Dieu, qui habite à notre égard une lumière inaccessible, que nous devons aller chercher les vraies notions ou spécifiques ou individuelles des choses que nous connaissons ; mais que c’est dans les idées que nous en trouvons en nous. Or je trouve en moi la notion d’une nature individuelle, puisque j’y trouve la notion de moi. Je n’ai donc qu’a la consulter, pour savoir ce qui est enfermé dans cette notion individuelle, comme je n’ai qu’à consulter la notion spécifique d’une sphère, pour savoir ce qui y est enfermé. Or je n’ai point d’autre règle pour cela, sinon de considérer ce qui est tel qu’une sphère ne serait plus sphère si elle ne l’avait, comme est d’avoir tous les points de sa circonférence également distants du contre, ou qui ne ferait pas qu’elle ne serait point sphère, comme de n’avoir qu’un pied de diamètre au lieu qu’une autre sphère en aurait dix, en aurait cent. Je juge par là que le premier est enfermé dans la notion spécifique d’une sphère, et que pour le dernier, qui est d’avoir un plus grand ou un plus petit diamètre, cela n’est point enfermé. J’applique la même règle à la notion individuelle de moi. Je suis assure que tant que je pense je suis moi. Car je ne puis penser que je ne sois, ni être, que je ne sois moi. Mais je puis penser que je ferai un tel voyage, ou que je ne le ferai pas, en demeurant très assuré que ni l’un ni l’autre n’empêchera que je ne sois moi. Je me tiens donc très assuré que ni l’un ni l’autre n’est enfermé dans la notion individuelle de moi. Mais Dieu a prévu, dira-t-on, que vous ferez ce voyage. Soit. Il est donc indubitable que vous le ferez ? Soit encore. Cela change-t-il rien dans la certitude que j’ai, que, soit que je le fasse, ou que je ne le fasse pas, je serai toujours moi. Je dois donc conclure que ni l’un ni l’autre n’entre dans mon moi, c’est-à-dire dans ma notion individuelle. C’est à quoi il me semble qu’on en doit demeurer, sans avoir recours à la connaissance de Dieu pour savoir ce qu’enferme la notion individuelle de chaque chose.

Voilà, Monsieur, ce qui m’est venu dans l’esprit sur la proposition qui m’avait fait de la peine, et sur l’éclaircissement que vous y avez donné. Je ne sais si j’ai bien pris votre pensée, ç’a été au moins mon intention. Cette matière est si abstraite qu’on s’y peut aisément tromper ; mais je serais bien fâché que vous eussiez de moi une aussi méchante opinion que ceux qui me représentent comme un écrivain emporté qui ne réfuterait personne qu’en le calomniant, et prenant à dessein ses sentiments de travers. Ce n’est point là assurément mon caractère. Je puis quelquefois dire trop franchement mes pensées. Je puis aussi quelquefois ne pas bien prendre celles des autres (car certainement je ne me crois pas infaillible, et il faudrait l’être pour ne s’y tromper jamais), mais, quand ce ne serait que par amour-propre, ce ne serait jamais à dessein que je les prendrais mal, ne trouvant rien de si bas que d’user de chicaneries et d’artifices dans les différends que l’on peut avoir sur des matières de doctrine ; quoique ce fût avec des gens que nous n’aurions point d’ailleurs sujet d’aimer, et à plus forte raison quand c’est avec des amis. Je crois, Monsieur, que vous voulez bien que je vous mette de ce nombre. Je ne puis douter que vous ne me fassiez l’honneur de m’aimer, vous m’en avez donné trop de marques, Et, pour moi, je vous proteste que la faute même que je vous supplie encore une fois de me pardonner n’est que l’effet de l’affection que Dieu m’a donnée pour vous, et d’un zèle pour votre salut qui a pu ne pas être assez modéré.

Je suis, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur.
A. Arnauld.

A. Arnauld au Landgrave.

13 mai 1686.

Je suis bien fâché, Monseigneur, d’avoir donné occasion à M. Leibniz de s’emporter si fort contre moi. Si je l’avais prévu, je me serais bien gardé de dire si franchement ce que je pensais d’une de ses propositions métaphysiques ; mais je le devais prévoir, et j’ai eu tort de me servir de termes si durs, non contre sa personne, mais contre son sentiment. Ainsi, j’ai cru que j’étais obligé de lui en demander pardon, et je l’ai fait très sincèrement par la lettre que je lui écris et que j’envoie ouverte à V. A. C’est aussi tout de bon que je la prie de faire ma paix, et de me réconcilier avec un ancien ami, dont je serais très fâché d’avoir fait un ennemi par mon imprudence ; mais je serai bien aise que cela en demeure là et que je ne sois plus obligé de lui dire ce que je pense de ses sentiments, car je suis si accablé de tant d’autres occupations, que j’aurais de la peine à le satisfaire ces matières abstraites demandent beaucoup d’application et ne se pouvant pas faire que cela ne me prît beaucoup de temps. »

Je ne sais si je n’ai oublié de vous envoyer une addition à l’apologie pour les catholiques ; j’en ai peur, à cause que V. A. ne m’en parle point : c’est pourquoi je lui en envoie aujourd’hui avec deux factums. L’évêque de Namur, que l’internonce a nommé pour juge, a de la peine à se résoudre à accepter cette commission, tant les Jésuites se font craindre ; mais si leur puissance est si grande qu’on ne puisse obtenir contre eux de justice en ce monde, ils ont sujet d’appréhender que Dieu ne les punisse en l’autre avec d’autant plus de rigueur. C’est une terrible histoire et bien considérable que celle de ce chanoine, dont les débauches apparemment seraient impunies, s’il ne s’était rendu odieux par ses fourberies et par ses cabales. Ce ministre luthérien dont V. A. parle doit avoir des bonnes qualités ; mais c’est une chose incompréhensible, et qui marque une prévention bien aveugle, qu’il puisse regarder Luther comme un homme destiné de Dieu pour la réformation de la religion chrétienne. Il faut qu’il ait une idée bien basse de la véritable piété, pour en trouver dans un homme fait comme celui-là, impudent dans ses discours et si goinfre dans sa vie. Je ne suis pas surpris de ce que ce ministre vous a dit contre ceux qu’on appelle Jansénistes, Luther ayant d’abord avancé des propositions outrées contre la coopération de la grâce et contre le libre arbitre, jusques à donner pour titre il un de ses livres : De servo arbitrio. Mélanchton, quelque temps après, les mitige beaucoup, et les Luthériens depuis sont passés dans l’extrémité opposée, de sorte que les Arminiens n’avaient rien de plus fort à opposer aux Gomaristes que les sentiments de l’Église luthérienne. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les Luthériens d’aujourd’hui, qui sont dans les mêmes sentiments que les Arminiens, soient opposés aux disciples de saint Augustin. Car les Arminiens sont plus sincères que les Jésuites. Ils avouent que saint Augustin est contre eux dans les opinions qui leur sont communes avec les Jésuites, mais ils ne se croient pas obligés de le suivre. Ce que mande le Pere Jobert des nouveaux convertis donne lieu d’espérer que ceux qui ne le sont que de nom pourront revenir peu à peu, pourvu qu’on s’applique à les instruire, qu’on les édifie par de bons exemples et qu’on remplisse les cures de bons sujets ; mais ce, serait tout gâter que de leur ôter les traductions en langue vulgaire de tout ce qui se dit il la messe. Il n’y a que cela qui les puisse guérir de l’aversion qu’on leur en a donnée. Cependant on ne nous a point encore mandé ce qu’est devenue la tempête qui s’est excitée contre l’Année chrétienne, dont j’ai écrit à V. A. il y a déjà assez longtemps. Un gentilhomme nommé M. Cicati, qui tient l’Académie à Bruxelles, qui se dit fort connu de V. A., parce qu’il a eu l’honneur d’apprendre à monter à cheval aux princes ses fils, connaît un Allemand, fort honnête homme qui sait fort bien le français et est bon jurisconsulte, ayant même eu une charge de conseiller, et qui a été déjà employé à conduire de jeunes seigneurs. Il croit qu’il serait très propre auprès des princes ses petits-fils, lors surtout qu’ils iront voyager en France, et que même, en attendant, il pourrait rendre d’autres services à V. A. Il ajoute qu’il n’est point intéressé et qu’il ne se mettra point à si haut prix que cela puisse incommoder V. A. J’ai cru qu’il ne pouvait nuire de lui donner cet avis, cela ne l’oblige à rien et lui peut servir, si elle se croit obligée de mettre auprès de ces jeunes princes une personne qui ne les quitte ni jour ni nuit. Ne sachant pas les qualités de M. Leibniz, je supplie V. A. de faire mettre le dessus à la lettre que je lui écris[9].

Remarques sur la lettre de M. Arnaud touchant ma proposition : que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais[10].

« J’ai cru ; dit M. Arnaud, qu’on en pourrait inférer que Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam, mais que, supposant qu’il l’ait voulu créer, tout ce qui est arrivé au genre humain a dû ou doit arriver par une nécessite fatale, ou au moins qu’il n’y a pas plus de liberté à Dieu à l’égard de tout cela, suppose qu’il ait voulu créer Adam, que de ne pas créer une nature capable de penser, supposé qu’il ait voulu me créer. » J’avais répondu premièrement qu’il faut distinguer entre la nécessite absolue et hypothétique. À quoi M. Arnaud réplique ici qu’il ne parle que de necessitate ex hypothesi. Après cette déclaration, la dispute change de face. Le terme de la nécessite fatale dont il s’était servi et qu’on ne prend ordinairement que d’une nécessite absolue m’avait obligé à cette distinction, qui cesse maintenant d’autant que M. Arnaud n’insiste point sur la necessitate fatali, puisqu’il parle alternativement : « par une necessitate fatali ou au moins, etc. » Aussi, serait-il inutile de disputer du mot. Mais, quant à la chose, M. Arnaud trouve encore étrange ce qu’il semble que je soutiens, savoir « que tous les événements humains arrivent necessitate ex hypothesi de cette seule supposition que Dieu a voulu créer Adam » ; à quoi j’ai deux réponses à donner, l’une que ma supposition n’est pas simplement que Dieu a voulu créer un Adam, dont la notion soit vague et incomplète, mais que Dieu a voulu créer un tel Adam assez déterminé à un individu. Et cette notion individuelle complète, selon moi, enveloppe des rapports à toute la suite des choses, ce qui doit paraître d’autant plus raisonnable que M. Arnaud m’accorde ici la liaison qu’il y a entre les résolutions de Dieu, savoir que Dieu, prenant la résolution de créer un tel Adam, a égard à toutes les résolutions qu’il prend touchant toute la suite de l’univers, à peu près comme une personne sage qui prend une résolution à l’égard d’une partie de son dessein, l’a tout entier en vue, et se résoudra d’autant mieux, si elle pourra se résoudre sur toutes les parties à la fois.

L’autre réponse est que la conséquence en vertu de laquelle les événements suivent de l’hypothèse est bien toujours certaine, mais qu’elle n’est pas toujours nécessaire necessitate metaphysica, comme est celle qui se trouve dans l’exemple de M. Arnaud (que Dieu en résolvant de me créer ne saurait manquer de créer une nature capable de penser), mais que souvent la conséquence n’est que physique, et suppose quelques décrets libres de Dieu, comme font les conséquences qui dépendent des lois du mouvement, ou qui dépendent de ce principe de morale, que tout esprit se portera à ce qui lui paraît le meilleur. Il est vrai que, lorsque la supposition des décrets qui font la conséquence est ajoutée a la première supposition de la résolution de Dieu de créer Adam, qui faisait l’antécédent (pour faire un seul antécédent de toutes ces suppositions ou résolutions) ; il est vrai, dis-je, qu’alors la conséquence s’achève.

Comme j’avais déjà touché en quelque façon ces deux réponses dans ma lettre envoyée à Mgr le Landgrave, M. Arnaud fait ici des répliques qu’il faut considérer. Il avoue de bonne foi d’avoir pris mon opinion, comme si tous les événements d’un individu se déduisaient, selon moi, de sa notion individuelle, de la même manière et avec la même nécessité qu’on déduit les propriétés de la sphère de la notion spécifique ou définition ; et comme si j’avais considéré sa notion de l’individu en lui-même, sans avoir égard à la manière de laquelle il est dans l’entendement ou volonté de Dieu. « Car, dit-il, il me semble qu’on n’a pas accoutumé de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même, et j’ai cru qu’il en était ainsi de la notion individuelle de chaque personne ; » mais il ajoute que maintenant qu’il sait que c’est là ma pensée, cela lui suffit pour s’y conformer en recherchant si elle lève toute la difficulté, dont il doute encore. Je vois que M. Arnaud ne s’est pas souvenu ou du moins ne s’est pas soucié du sentiment des cartésiens, qui soutiennent que Dieu établit par sa volonté les vérités éternelles, comme sont celles qui touchent les propriétés de la sphère ; mais, comme je ne suis pas de leur sentiment, non plus que M. Arnaud, je dirai seulement pourquoi je crois qu’il faut philosopher autrement de la notion d’une substance individuelle que de la notion spécifique de la sphère. C’est que la notion d’une espèce n’enferme que des vérités éternelles ou nécessaires ; mais la notion d’un individu enferme sub ratione possibilitatis ce qui est de fait ou ce qui se rapporte à l’existence des choses et au temps, et par conséquent elle dépend de quelques décrets libres de Dieu considérés comme possibles, car les vérités de fait ou d’existence dépendent des décrets de Dieu. Aussi la notion de la sphère en général est incomplète ou abstraite, c’est-à-dire on n’y considère que l’essence de la sphère en général ou en théorie sans avoir égard aux circonstances singulières, et par conséquent elle n’enferme nullement ce qui est requis à l’existence d’une certaine sphère ; mais la notion de la sphère qu’Archimède a fait mettre sur son tombeau est accomplie et doit enfermer tout ce qui appartient au sujet de cette forme. C’est pourquoi dans les considérations individuelles ou de pratique, quæ versantur circa singularia, outre la forme de la sphère, il y entre la matière dont elle est faite, le lieu, le temps et les autres circonstances qui, par un enchaînement continuel, envelopperaient enfin toute la suite de l’univers, si l’on pouvait poursuivre tout ce que ces notions enferment. Car la notion de cette particelle de matière dont cette sphère est faite enveloppe tous les changements qu’elle a subis et subira un jour. Et selon moi chaque substance individuelle contient toujours des traces de ce qui lui est jamais arrivé et des marques de ce qui lui arrivera à tout jamais. Mais ce que je viens de dire peut suffire pour rendre raison de mon procédé.

Or, M. Arnaud déclare qu’en prenant la notion individuelle d’une personne par rapport à la connaissance que Dieu en a eue, lorsqu’il a résolu de la créer, ce que je dis de cette notion est très certain ; et il avoue de même que la volonté de créer Adam n’a point été détachée de celle qu’il a eue à l’égard de ce qui est arrivé à lui et à sa postérité. Mais il demande maintenant si la liaison entre Adam et les événements de sa postérité est dépendante ou indépendante des décrets libres de Dieu, « c’est-à-dire, comme il s’explique, si ce n’est qu’en suite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui arriverait à Adam et à sa postérité, que Dieu a connu ce qui leur arriverait, ou s’il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam et les événements susdits une connexion intrinsèque et nécessaire ». Il ne doute point que je ne choisisse le second parti, et, en effet, je ne saurais choisir le premier, de la manière qu’il vient d’être expliqué ; mais il me semble qu’il y a quelque milieu. Il prouve, cependant, que je dois choisir le dernier, parce que je considère la notion individuelle d’Adam comme possible en soutenant que parmi une infinité de notions possibles Dieu a choisi celle d’un tel Adam ; or, les notions possibles en elles-mêmes ne dépendent peint des décrets libres de Dieu.

Mais c’est ici qu’il faut que je m’explique un peu mieux ; je dis donc que la liaison entre Adam et les événements humains n’est pas indépendante de tous les décrets libres de Dieu ; mais aussi elle n’en dépend pas entièrement de telle sorte, comme si chaque événement n’arrivait ou n’était prévu qu’en vertu d’un décret particulier primitif fait à son égard. Je crois donc qu’il n’y a que peu de décrets libres primitifs qu’on peut appeler lois de l’univers, qui règlent les suites des choses, lesquels, étant joints au décret libre de créer Adam, achèvent la conséquence, à peu près comme il ne faut que peu d’hypothèses pour expliquer les phénomènes ; ce que j’expliquerai encore plus distinctement dans la suite. Et quant à l’objection que les possibles sont indépendants des décrets de Dieu, je l’accorde des décrets actuels (quoique les cartésiens n’en conviennent point) ; mais je soutiens que les notions individuelles possibles enferment quelques décrets libres possibles. Par exemple, si ce monde n’était que possible, la notion individuelle de quelque corps de ce monde, qui enferme certains mouvements comme possibles, enfermerait aussi nos lois du mouvement (qui sont des décrets libres de Dieu), mais aussi comme possibles seulement. Car, comme il y a une infinité de mondes possibles, il y a aussi une infinité de lois, les unes propres à l’un, les autres à l’autre, et chaque individu possible de quelque monde enferme dans sa notion les lois de son monde.

On peut dire la même chose des miracles ou opérations extraordinaires de Dieu, qui ne laissent pas d’être dans l’ordre général, de se trouver conformes aux principaux desseins de Dieu, et par conséquent d’être enfermés dans la notion de cet univers, lequel est un résultat de ces desseins ; comme l’idée d’un bâtiment résulte des fins ou desseins de celui qui l’entreprend, et l’idée ou notion de ce monde est un résultat de ces desseins de Dieu considérés comme possibles. Car tout doit être expliqué par sa cause, et celle de l’univers, ce sont les fins de Dieu. Or chaque substance individuelle, selon moi, exprime tout l’univers suivant une certaine vue, et par conséquent elle exprime aussi lesdits miracles. Tout cela se doit entendre de l’ordre général, des desseins de Dieu, de la suite de cet univers, de la substance individuelle et des miracles ; soit qu’on les prenne dans l’état actuel, ou qu’on les considère sub ratione possibilitatis. Car un autre monde possible aura aussi tout cela à sa manière, quoique les desseins du nôtre aient été préférés.

On peut juger aussi par ce que je viens de dire des desseins de Dieu et des lois primitives, que cet univers a une certaine notion principale ou primitive, de laquelle les événements particuliers ne sont que des suites, sauf pourtant la liberté et la contingence, à laquelle la certitude ne nuit point, puisque la certitude des événements est fondée en partie sur des actes libres. Or chaque substance individuelle de cet univers exprime dans sa notion l’univers, dans lequel il entre. Et non seulement la supposition que Dieu ait résolu de créer cet Adam, mais encore celle de quelque autre substance individuelle que ce soit enferme des résolutions pour tout le reste parce que c’est la nature d’une substance individuelle d’avoir une telle notion complète, d’où se peut déduire tout ce que l’on lui peut attribuer et même tout l’univers à cause de la connexion des choses. Néanmoins pour procéder exactement il faut dire que ce n’est pas tant il cause que Dieu a résolu de créer cet Adam, qu’il a résolu tout le reste, mais que tant la résolution qu’il prend à l’égard d’Adam, que celle qu’il prend à l’égard d’autres choses particulières, est une suite de la résolution qu’il prend à l’égard de tout l’univers et des principaux desseins qui en déterminent la notion primitive, et en établissant cet ordre général et inviolable auquel tout est conforme, sans qu’il en faille excepter les miracles, qui sont sans doute conformes aux principaux desseins de Dieu, quoique les maximes particulières qu’on appelle lois de nature n’y soient pas toujours observées.

J’avais dit que la supposition de laquelle tous les événements humains se peuvent déduire n’est pas simplement de créer un Adam, vague, mais celle de créer un tel Adam détermine à toutes ces circonstances choisi parmi une infinité d’Adams possibles. Cela a donné occasion à M. Arnaud d’objecter, non sans raison, qu’il est aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams, prenant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J’en demeure d’accord, mais aussi en parlant de plusieurs Adams je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé. Il faut donc que je m’explique. Et voici comme je l’entendais. Quand on considère en Adam une partie de ses prédicats : par exemple, qu’il est le premier homme, mis dans un jardin de plaisir, de la côte duquel Dieu tira une femme, et choses semblables conçues sub ratione generalitalis (c’est-à-dire sans nommer Ève, le paradis et autres circonstances qui achèvent l’individualité), et qu’on appelle Adam la personne à qui ces prédicats sont attribués, tout cela ne suffit point à déterminer l’individu, car il y peut avoir une infinité d’Adams, c’est-in-dire de personnes possibles à qui cela convient, différentes entre elles. Et bien loin que je disconvienne de ce que M. Arnaud dit contre cette pluralité d’un même individu, je m’en étais servi moi-même pour faire mieux entendre que la nature d’un individu doit être complètent déterminée. Je suis même très persuadé de ce que saint Thomas avait déjà enseigné à l’égard des intelligences, et que je tiens être général, savoir qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entièrement semblables, ou différents solo numero. Il ne faut donc pas recevoir un Adam vague, c’est-à-dire une personne à qui certains attributs d’Adam appartiennent, quand il s’agit de déterminer si tous les événements humains suivent de sa supposition ; mais il lui faut attribuer une notion si complète, que tout ce qui lui peut être attribué en puisse être déduit ; or il n’y a pas lieu de douter que Dieu ne puisse former une telle notion de lui, ou plutôt qu’il ne la trouve toute formée dans le pays des possibles, c’est-à-dire dans son entendement.

Il s’ensuit aussi que ce n’aurait pas été notre Adam, mais un autre, s’il avait eu d’autres événements, car rien ne nous empêche de dire que ce serait un autre. C’est donc un autre. Il nous paraît bien que ce carré de marbre apporté de Gênes aurait été tout à fait le même quand on l’y aurait laissé, parce que nos sens ne nous font juger que superficiellement, mais dans le fond à cause de la connexion des choses tout l’univers avec toutes ses parties serait tout autre, et aurait été un autre dès le commencement, si la moindre chose y allait autrement qu’elle ne va. Ce n’est pas pour cela que les événements soient nécessaires, mais c’est qu’ils sont certains-après le choix que Dieu a fait de cet univers possible, dont la notion contient cette suite de choses. J’espère que ce que je vais dire en pourra faire convenir M. Arnaud même. Soit une ligne droite ABC représentant un certain temps. Et soit une substance individuelle, par exemple moi, qui demeure ou subsiste pendant ce temps-là. Prenons donc premièrement moi qui subsiste durant le temps AB. et qui suis alors à Paris, et que c’est encore moi qui subsiste durant le temps BC. Puisque donc on suppose que c’est la même substance individuelle qui dure, ou bien que c’est moi qui subsiste dans le temps BC, et qui suis alors en Allemagne ; il faut nécessairement qu’il y ait une raison qui fasse dire véritablement que nous durons, c’est-à-dire que moi, qui ai été à Paris, suis maintenant en Allemagne. Car s’il n’y en a point, on aurait autant de droit de dire que c’est un autre. Il est vrai que mon expérience intérieure m’a convaincu à posteriori de cette identité, mais il faut qu’il y en ait une aussi à priori. Or il n’est pas possible de trouver une autre, sinon que tant mes attributs du temps et état precédant, que mes attributs et état suivant sont des prédicats d’un même sujet, insunt eidem subjecto. Or qu’est-ce que de dire que le prédicat est dans le même sujet, sinon que la notion du prédicat se trouve en quelque façon enfermée dans la notion du sujet ? Et puisque, des que j’ai commencé d’être, on pouvait dire de moi véritablement que ceci ou cela m’arriverait, il faut avouer que ces prédicats étaient des lois enfermées dans le sujet ou dans ma notion complète, qui fait ce qu’on appelle moi, qui est le fondement de la connexion de tous mes états différents et que Dieu connaissait parfaitement de toute éternité. Après cela, je crois que tous les doutes doivent disparaître ; car, disant que la notion individuelle d’Adam enferme tout ce qui lui arrivera à jamais, je ne veux dire autre chose, sinon ce que tous les philosophes entendent en disant prædicatum inesse subjecto verœ propositionis. Il est vrai que les suites d’un dogme si manifeste sont paradoxes, mais c’est la faute des philosophes qui ne poursuivent pas assez les notions les plus claires.

Maintenant je crois que M. Arnaud, étant aussi pénétrant et équitable qu’il l’est, ne trouvera plus ma proposition si étrange, quand même il ne pourrait pas encore l’approuver entièrement, quoique je me flatte presque de son approbation. Je demeure d’accord de ce qu’il ajoute judicieusement touchant la circonspection dont il faut user en consultant la science divine, pour savoir ce que nous devons juger des notions des choses. Mais, à le bien prendre, ce que je viens de dire doit avoir lieu quand on ne parlerait point de Dieu qu’autant qu’il est nécessaire. Car, quand on ne dirait pas que Dieu, considérant l’Adam qu’il prend la résolution de créer, y voit tous ses événements, c’est assez qu’on peut toujours prouver qu’il faut qu’il y ait une notion complète de cet Adam qui les contienne. Car tous les prédicats d’Adam dépendent d’autres prédicats du même Adam, ou n’en dépendent point. Mettant donc à part ceux qui dépendent d’autres, on n’a qu’à prendre ensemble tous les prédicats primitifs pour former la notion complète d’Adam suffisante à en déduire tout ce qui lui doit jamais arriver, autant qu’il faut pour en pouvoir rendre raison. Il est manifeste que Dieu peut inventer et même conçoit effectivement une telle notion suffisante pour rendre raison de tous les phénomènes appartenant à Adam ; mais il n’est pas moins manifeste qu’elle est possible en elle-même. Il est vrai qu’il ne faut pas s’enfoncer sans nécessité dans la recherche de la science et volonté divine, il cause des grandes difficultés qu’il y a ; néanmoins on peut expliquer ce que nous en avons tiré pour notre question, sans entrer dans ces difficultés dont M. Arnaud fait mention, comme est celle qu’il y a de comprendre comment la simplicité de Dieu est conciliable avec ce que nous sommes obligés d’y distinguer. Il est aussi fort difficile d’expliquer parfaitement comment Dieu a une science qu’il aurait pu ne pas avoir, qui est la science de la vision ; car, si les futurs contingents n’existaient point, Dieu n’en aurait point de vision. Il est vrai qu’il ne laisserait pas d’en avoir la science simple, laquelle est devenue vision en y joignant sa volonté ; de sorte que cette difficulté se réduit peut-être à ce qu’il y a de difficile dans sa volonté, savoir comment Dieu est libre de vouloir. Ce qui nous passe sans doute, mais il n’est pas aussi nécessaire de l’entendre pour résoudre notre question.

Pour ce qui est de la manière, selon laquelle nous concevons que Dieu agit en choisissant le meilleur parmi plusieurs possibles, M. Arnaud a raison d’y trouver de l’obscurité. Il semble néanmoins reconnaître que nous sommes portés à concevoir qu’il y a une infinité de premiers hommes possibles, chacun avec une grande suite de personnes et d’événements, et que Dieu en choisit celui qui lui plait avec sa suite ; cela n’est donc pas si étrange qu’il lui avait paru d’abord. Il est vrai que M. Arnaud témoigne qu’il est fort porté à croire que ces substances purement possibles ne sont que des chimères. C’est de quoi je ne veux pas disputer, mais j’espère que nonobstant cela il m’accordera ce dont j’ai besoin. Je demeure d’accord qu’il n’y a point d’autre réalité dans les purs possibles que celle qu’ils ont dans l’entendement divin, et on verra par là que M. Arnaud sera obligé lui-même de recourir à la science divine pour les expliquer au lieu qu’il semblait vouloir ci-dessus qu’on les devait cherchait en eux-mêmes. Quand j’accorderais aussi ce de quoi M. Arnaud se tient convaincu, et que je ne nie pas, que nous ne concevons rien de possible que par les idées qui se trouvent effectivement dans les choses que Dieu a crées, cela ne me nuirait point. Car, en parlant des possibilités, je me contente qu’on puisse former des propositions véritables. Par exemple, s’il n’y avait point de carré parfait au monde, nous ne laisserions pas de voir qu’il n’implique point de contradiction. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on détruirait la contingence ; car, si rien n’est possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a créé serait nécessaire en cas que Dieu ait résolu de créer quelque chose.

Enfin, je demeure d’accord que, pour juger de la notion d’une substance individuelle, il est bon de consulter celle que j’ai de moi-même, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphère pour juger de ses propriétés. Quoiqu’il y ait bien de la différence car la notion de moi et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile il comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète. Ce n’est pas assez que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me distingue de tous les autres esprits, mais je n’en ai qu’une expérience confuse. Cela fait que, quoiqu’il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il nous serait aussi aisé d’être prophètes que d’être géomètres. Je suis incertain si je ferai le voyage, mais je ne suis pas incertain que, soit que je le fasse ou non, je serai toujours moi. C’est une prévention qu’il ne faut pas confondre avec une notion ou connaissance distincte. Ces choses ne nous paraissent indéterminées que parce que les avances ou marques qui s’en trouvent dans notre substance ne sont pas reconnaissables il nous. À peu près comme ceux qui ne consultent que les sens traiteront de ridicule celui qui leur dira que le moindre mouvement se communique aussi loin que s’étend la matière, parce que l’expérience seule ne le saurait montrer ; mais quand on considère la nature du mouvement et de la matière, on en est convaincu. Il en est de même ici : quand on consulte l’expérience confuse qu’on a de sa notion individuelle en particulier, on n’a garde de s’apercevoir de cette liaison des événements ; mais quand on considère les notions générales et distinctes qui y entrent, on la trouve. En effet, en consultant la notion que j’ai de toute proposition véritable, je trouve que tout prédicat nécessaire ou contingent, passé, présent ou futur, est compris dans la notion du sujet, et je n’en demande pas davantage.

Je crois même que cela nous ouvrira une voie de conciliation, car je m’imagine que M. Arnaud n’a eu de la répugnance à accorder cette proposition que parce qu’il a pris la liaison que je soutiens pour intrinsèque et nécessaire en même temps, et moi je la tiens intrinsèque, mais nullement nécessaire ; car je me suis assez expliqué maintenant qu’elle est fondée sur des décrets et actes libres. Je n’entends point d’autre connexion du sujet avec le prédicat que celle qu’il y a dans les vérités les plus contingentes, c’est-à-dire qu’il y a toujours quelque chose à concevoir dans le sujet, qui sert à rendre raison pourquoi ce prédicat ou événement lui appartient, ou pourquoi cela est arrivé plutôt que non. Mais ces raisons des vérités contingentes inclinent sans nécessiter. Il est donc vrai que je pourrais ne pas faire ce voyage, mais il est certain que je le ferai. Ce prédicat on événement n’est pas lié certainement avec mes autres prédicats conçus incomplètement ou sub ratione generalitatis ; mais il est lié certainement avec une notion individuelle complète, puisque je suppose que cette notion est fabriquée exprès, en sorte qu’on en puisse déduire tout ce qui m’arrive ; laquelle se trouve sans doute a parte rei, et c’est proprement la notion de moi qui me trouve sous de différents états, puisque c’est cette notion seule qui les peut tous comprendre.

J’ai tant de déférence pour M. Arnaud et tant de bonne opinion de son jugement, que je me défie aisément de mes sentiments ou au moins de mes expressions dès que je vois qu’il y trouvé à redire. C’est pourquoi j’ai suivi exactement les difficultés qu’il a proposées, et, ayant tâché d’y satisfaire de bonne foi, il me semble que je ne me trouve pas trop éloigné de ses sentiments.

La proposition dont il s’agit est de très grande importance, et mérite d’être bien établie, car il s’ensuit que toute âme est comme un monde il part, indépendant de toute autre chose hors de Dieu : qu’elle n’est pas seulement immortelle et pour ainsi dire impassible, mais qu’elle garde dans sa substance des traces de tout ce qui lui arrive. Il s’ensuit aussi, en quoi consiste le commerce des substances, et particulièrement l’union de l’âme et du corps. Ce commerce ne se fait pas suivant l’hypothèse ordinaire de l’influence physique de l’une sur l’autre, car tout état présent d’une substance lui arrive spontanément, et n’est qu’une suite de son état précédent il ne se fait pas aussi suivant l’hypothèse des causes occasionnelles, comme si Dieu s’en mêlait autrement pour l’ordinaire, qu’en conservant chaque substance dans son train, et comme si Dieu il l’occasion de ce qui se passe dans le corps excitait des pensées dans l’âme, qui changeassent le cours qu’elle aurait prise d’elle-même sans cela ; mais il se fait suivant l’hypothèse de la concomitance, qui me paraît démonstrative. C’est-à-dire chaque substance exprime toute la suite de l’univers selon la vue ou rapport qui lui est propre, d’où il arrive qu’elles s’accordent parfaitement ; et lorsqu’on dit que l’une agit sur l’autre, c’est que l’expression distincte de celle qui pâlit se diminue, et s’augmente dans celle qui agit, conformément à la suite des pensées que sa notion enveloppe. Car, quoique toute substance exprime tout, on a raison de ne lui attribuer dans l’usage que les expressions plus distinguées suivant son rapport.

Enfin, je crois qu’après cela les propositions contenues dans l’abrégé envoyé à M. Arnaud paraîtront, non seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et plus importantes qu’on n’avait pu juger d’abord.

Leibniz à Arnauld

Hanovre, ce 14 juillet 1686.
Monsieur,

Comme je défère beaucoup à votre jugement, j’ai été réjoui de voir que vous avez modéré votre censure, après avoir vu[11] mon explication sur cette proposition que je crois importante et qui vous avait paru étrange : « Que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais. » Vous en aviez tiré d’abord cette conséquence, que de cette supposition, que Dieu ait résolu de créer Adam, tout le reste des événements humains arrivés à Adam et à sa postérité s’en serait suivi[12] par une nécessité fatale, sans que Dieu eût plus la liberté d’en disposer, non plus qu’il ne peut pas ne pas créer une créature capable de penser, après avoir pris la résolution de me créer.

À quoi j’avais répondu que, les desseins de Dieu touchant tout cet univers étant liés entre eux conformément à sa souveraine sagesse, il n’a pris aucune résolution à l’égard d’Adam, sans en prendre à l’égard de tout ce qui a quelque liaison avec lui. Ce n’est donc pas à cause de la résolution prise à l’égard d’Adam, mais à cause de la résolution prise en même temps à l’égard de tout le reste (à quoi celle qui est prise à l’égard d’Adam enveloppe un parfait rapport), que Dieu s’est déterminé sur tous les événements humains. En quoi il me semblait qu’il n’y avait point de nécessité fatale, ni rien de contraire à la liberté de Dieu, non plus que dans cette nécessité hypothétique généralement approuvée, qu’il y a à l’égard de Dieu même, d’exécuter[13] ce qu’il a résolu.

Vous demeurez d’accord, Monsieur, dans votre réplique[14] de cette liaison des résolutions divines, que j’avais mise en avant, et vous avez même la sincérité d’avouer que vous aviez pris d’abord ma proposition tout autrement[15], « parce qu’on n’a pas accoutumé par exemple (ce sont vos paroles) de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même » ; et que vous aviez cru, « ce que j’avoue n’avait pas été sans raison, qu’il en était encore ainsi à l’égard de la notion individuelle de chaque personne ».

Pour moi, j’avais cru que les notions pleines et compréhensives sont représentées dans l’entendenient divin, comme elles sont en elles-mêmes[16]. Mais maintenant que vous savez que c’est là ma pensée, cela vous suffit pour vous y conformer et pour examiner si elle lève la difficulté. Il semble donc que vous reconnaissez, Monsieur, que mon sentiment expliqué de cette manière, des notions pleines et compréhensives, telles qu’elles sont dans l’entendement divin, n’est pas seulement innocent, mais même qu’il est certain ; car voici vos paroles : « Je demeure d’accord que la connaissance que Dieu a eue d’Adam lorsqu’il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce qui lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa postérité, et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d’Adam, ce que vous en dites est très certain. » Nous allons voir tantôt en quoi consiste la difficulté que vous y trouvez encore. Cependant je dirai un mot de la raison de la différence qu’il y a en ceci entre les notions des espèces et celles des substances individuelles, plutôt par rapport à la volonté divine que par rapport au simple entendement. C’est que les notions spécifiques les plus abstraites ne comprennent que des vérités nécessaires ou éternelles, qui ne dépendent point des décrets de Dieu (quoi qu’en disent les Cartésiens, dont il semble que vous-même ne vous êtes pas soucié en ce point) ; mais les notions des substances individuelles, qui sont complètes et capables de distinguer entièrement leur sujet, et qui enveloppent par conséquent les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles du temps, du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans leur notion, prise comme possible, les décrets libres de Dieu, pris aussi comme possibles parce que ces décrets libres sont les principales sources des existences ou faits ; au lieu que les essences sont dans l’entendement divin avant la considération de la volonté.

Cela nous servira mieux pour entendre tout le reste et pour satisfaire aux difficultés qui semblent encore rester dans mon explication ; car c’est ainsi que vous continuez, Monsieur : « Mais il me semblé qu’après cela il reste à demander, et c’est ce qui fait ma difficulté, si la liaison entre ces objets j’entends Adam et ses événements humains) est telle, d’elle-même, indépendante de tous les décrets libres de Dieu, ou si elle en est dépendante ; c’est-à-dire, si ce n’est qu’ensuite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui leur arriverait que Dieu a connu tout ce qui leur arriverait ; ou s’il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam d’une part et ce qui est arrivée arrivera à lui et à sa postérité de l’autre, une connexion intrinsèque et nécessaire. Il vous paraît que je choisirai le dernier parti, parce que j’ai dit : « que Dieu a trouvé parmi les possibles un Adam accompagné de telles circonstances individuelles et qui, entre autres prédicats, a aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité. Or vous supposez que j’accorderai que les possibles sont possibles avant tous les décrets libres de Dieu. Supposant donc cette explication de mon sentiment suivant le dernier parti, vous jugez qu’elle a des difficultés insurmontables ; car il y a, comme vous dites avec grande raison, « une infinité d’événements humains, arrivés par des ordres très particuliers de Dieu ; comme entre autres la religion judaïque et chrétienne et surtout l’incarnation du Verbe divin. Et je ne sais comment on pourrait dire que tout cela (qui est arrivé par des décrets très libres de Dieu) était enfermé dans la notion individuelle de l’Adam possible : ce qui est considéré comme possible devant avoir tout ce que l’on conçoit qu’il a sous cette notion, indépendamment des décrets divins. »

J’ai voulu rapporter exactement votre difficulté, Monsieur, et voici comment j’espère y satisfaire entièrement à votre gré même. Car il faut bien qu’elle se puisse résoudre, puisqu’on ne saurait nier qu’il n’y ait véritablement une telle notion pleine de l’Adam accompagné de tous ses prédicats et conçu comme possible, laquelle Dieu connait avant que de résoudre de le créer, comme vous venez d’accorder. Je crois donc que le dilemme de la double explication que vous proposez reçoit quelque milieu ; et que la liaison que je conçois entre Adam et les événements humains est intrinsèque, mais elle n’est pas nécessaire indépendamment des décrets libres de Dieu, parce que les décrets libres de Dieu, pris comme possibles, entrent dans la notion de l’Adam possible, ces mêmes décrets devenus actuels étant cause d’Adam actuel. Je demeure d’accord avec vous, contre les Cartésiens, que les possibles sont possibles avant tous les décrets de Dieu actuels, mais non sans supposer quelquefois les mêmes décrets pris comme possibles. Car les possibilités des individuels ou des vérités contingente enferment dans leur notion la possibilité de leurs causes, savoir des décrets libres de Dieu, en quoi elles sont différentes des possibilités des espèces ou vérités éternelles, qui dépendent du seul entendement de Dieu, sans en supposer la volonté, comme je l’ai déjà expliqué ci-dessus.

Cela pourrait suffire, mais, afin de me faire mieux entendre, j’ajouterai que je conçois qu’il y avait une infinité de manières possibles de créer le monde selon les différents desseins que Dieu pouvait former, et que chaque monde possible dépend de quelques desseins principaux ou fins de Dieu, qui lui sont propres, c’est-à-dire de quelques décrets libres primitifs (conçus sub ratione possibilitatis) ou lois de l’ordre général de cet univers possible, auquel elles conviennent, et dont elles déterminent la notion, aussi bien que les notions de toutes les substances individuelles qui doivent entrer dans ce même univers. Tout étant dans l’ordre lustraux miracles, quoique ceux-ci soient contraires à quelques maximes subalternes ou lois de la nature. Ainsi tous les événements humains ne pouvaient manquer d’arriver comme ils sont arrivés effectivement, supposé le choix d’Adam fait ; mais non pas tant à cause de la notion individuelle d’Adam, quoique cette notion les enferme, mais à cause des desseins de Dieu, qui entrent aussi dans cette notion individuelle d’Adam, et qui déterminent celle de tout cet univers, et ensuite tant celle d’Adam que celles de toutes les autres substances individuelles de cet univers, chaque substance individuelle exprimant tout l’univers, dont elle est partie selon un certain rapport, par la connexion qu’il y a de toutes choses à cause de la liaison des résolutions ou desseins de Dieu.

Je trouve que vous faites encore une autre objection, Monsieur, qui n’est pas prise des conséquences contraires en apparence à la liberté, comme l’objection que je viens de résoudre, mais qui est prise de la chose même et de l’idée que nous avons d’une substance individuelle. Car, puisque j’ai l’idée d’une substance individuelle, c’est-à-dire celle de moi, c’est là qu’il vous parait qu’on doit chercher ce qu’on doit dire d’une notion individuelle, et non pas dans la manière dont Dieu conçoit les individus. El comme je n’ai qu’à consulter la notion spécifique d’une sphère pour juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas déterminé par cette notion, de même (dites-vous) je trouve clairement dans la notion individuelle que j’ai de moi que je serai moi, soit que je fasse ou que je ne fasse pas le voyage que j’ai projeté.

Pour y répondre distinctement je demeure d’accord que la connexion des événements, quoiqu’elle soit certaine, n’est pas nécessaire, et qu’il m’est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage, car quoiqu’il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est enfermé aussi que je le ferai librement. Et il n’y a rien en moi de tout ce qui se peut concevoir sub ratione generatitatis seu essentiæ, seu notionis specificæ sive incompletæ, dont on puisse tirer que je le ferai nécessairement, au lieu que de ce que je suis homme on peut conclure que je suis capable de penser ; et par conséquent, si je ne fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu’il est certain que je le ferai, il faut bien qu’il y ait quelque connexion entre moi, qui suis le sujet, et l’exécution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati inest subjecto in propositione vera. Il y aurait donc une fausseté, si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou complète, ou ce que Dieu conçoit ou concevait de moi avant même que de résoudre de me créer : car cette notion enveloppe sub ratione possibilitatis les existences ou vérités de fait ou décrets de Dieu, dont les faits dépendent.

Je demeure d’accord aussi que, pour juger de la notion d’une substance individuelle, il est bon de consulter celle que j’ai de moi-même, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphère pour juger de ses propriétés ; quoiqu’il y ait bien de la différence. Car la notion de moi en particulier et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile à comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète et n’enferme pas toutes les circonstances nécessaires en pratique pour venir à une certaine sphère. Ce n’est pas assez pour entendre ce que c’est que moi, que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me discerne de tous les autres esprits possibles ; mais je n’en ai qu’une expérience confuse. Cela fait que, quoiqu’il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger certainement (quoiqu’on le puisse juger assez probablement) si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il serait aussi aisé d’être prophète que d’être géomètre. Cependant, comme l’expérience ne me saurait faire connaître une infinité de choses insensibles dans les corps, dont la considération générale de la nature du corps et du mouvement me peut convaincre ; de même, quoique l’expérience ne me fasse pas sentir tout ce qui est enfermé dans ma notion, je puis connaître en général que tout ce qui m’appartient y est enfermé par la considération générale de la notion individuelle.

Certes, puisque Dieu peut former et forme effectivement cette notion complète, qui enferme ce qui suffit pour rendre raison de tous les phénomènes qui n’arrivent, elle est donc possible, et c’est la véritable notion complète de ce que j’appelle moi, en vertu de laquelle tous mes prédicats m’appartiennent comme à leur sujet. On pourrait donc le prouver tout de même sans faire mention de Dieu, qu’autant qu’il faut pour marquer ma dépendance ; mais on exprime plus fortement cette vérité en tirant la notion dont il s’agit de la connaissance divine comme de sa source. J’avoue qu’il y a bien des choses dans la science divine que nous ne saurions comprendre, mais il me semble qu’on n’a pas besoin de s’y enfoncer pour résoudre notre question. D’ailleurs, si dans la vie de quelque personne et même dans tout cet univers quelque chose allait autrement qu’elle ne va, rien ne nous empêcherait de dire que ce serait une autre personne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait donc véritablement un autre individu, il faut aussi qu’il y ait une raison à priori (indépendante en mon expérience), qui fasse qu’on dit véritablement que c’est moi qui ai été à Paris et que c’est encore moi, et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne, et par conséquent il faut que la notion de moi lie ou comprenne ces différents états. Autrement, on pourrait dire que ce n’est pas le même individu, quoiqu’il paraisse de l’être. Et, en effet, quelques philosophes qui n’ont pas assez connu la nature de la substance et des êtres individuels ou êtres per se ont cru que rien ne demeurait véritablement le même. Et c’est pour cela, entre autres, que je juge que les corps ne seraient pas des substances s’il n’y avait en eux que de l’étendue.

Je crois, Monsieur, d’avoir maintenant satisfait aux difficultés qui touchent la proposition principale, mais, comme vous faites encore quelques remarques de conséquence sur quelques expressions incidentes dont je m’étais servi, je tâcherai de m’expliquer encore là-dessus. J’avais dit que la supposition de laquelle tous les événements humains se peuvent déduire n’est pas celle de créer un Adam vague, mais celle de créer un tel Adam déterminé à toutes ces circonstances, choisi parmi une infinité d’Adams possibles. Sur quoi vous faites deux remarques considérables, l’une contre la pluralité des Adams, et l’autre contre la réalité des substances simplement possibles. Quant au premier point, vous dites avec grande raison qu’il est aussi peu de concevoir plusieurs Adams possibles, prenant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J’en demeure d’accord, mais aussi, en parlant de plusieurs Adams, je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé, mais pour quelque personne conçue sub ratione generalitatis sous des circonstances qui nous paraissent déterminer Adam à un individu, mais qui véritablement ne le déterminent pas assez, comme lorsqu’on entend par Adam le premier homme que Dieu met dans un jardin de plaisir dont il sort par le péché, et de la côte de qui Dieu tire une femme. Mais tout cela ne détermine pas assez, et il y aurait ainsi plusieurs Adams disjonctivement possibles ou plusieurs individus à qui tout cela conviendrait. Cela est vrai, quelque nombre fini de prédicats incapables de déterminer tout le reste qu’on prenne, mais ce qui doit déterminer un certain Adam doit enfermer absolument tous ses prédicats, et c’est cette notion complète qui détermine rationem generalitatis ad individuum. Au reste, je suis si éloigné de la pluralité d’un même individu, que je suis même très persuadé de ce que saint Thomas avait déjà enseigné à l’égard des intelligences et que je tiens être général, savoir, qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entièrement semblables on différents solo numero.

Quant à la réalité des substances purement possibles, c’est-à-dire que Dieu ne créera jamais, vous dites, Monsieur, d’être fort porté à croire que ce sont des chimères, à quoi je ne m’oppose pas, si vous l’entendez, comme je crois, qu’ils n’ont point d’autre réalité que celle qu’ils ont dans l’entendement divin et dans la puissance active de Dieu. Cependant, vous voyez par là, Monsieur, qu’on est obligé de recourir à la science et puissance divine pour les bien expliquer. Je trouve aussi fort solide ce que vous dites ensuite : « qu’on ne conçoit jamais aucune substance purement possible que sous l’idée de quelqu’une (ou par les idées comprises dans quelqu’une) de celles que Dieu a créées. » Il Vous dites aussi : « Nous nous imaginons qu’avant de créer le monde, Dieu a envisagé une infinité de choses possibles, dont il a choisi les unes et rebuté les autres : plusieurs Adams (premiers hommes) possibles, chacun avec une grande suite de personnes avec qui il a une liaison intrinsèque ; et nous supposons que la liaison de toutes ces autres choses avec un de ces Adams (premiers hommes) possibles est toute semblable à celle qu’a eue l’Adam créé avec toute sa postérité ; ce qui nous fait penser que c’est celui-là de tous les Adams possibles que Dieu a choisi, et qu’il n’a point voulu de tous les autres. » En quoi vous semblez reconnaître, Monsieur, que ces pensées, que j’avoue pour miennes pourvu qu’on entende la pluralité des Adams et leur possibilité selon l’explication que j’ai donnée, et qu’on prenne tout cela selon notre manière de concevoir quelque ordre dans les pensées ou opérations que nous attribuons à Dieu), entrent assez naturellement dans l’esprit, quand on pense un peu à cette matière, et même ne sauraient être évitées, et peut-être ne vous ont déplu que parce que vous avez supposé qu’on ne pourrait pas concilier la liaison intrinsèque qu’il y a avec les décrets libres de Dieu. Tout ce qui est actuel peut être conçu comme possible, et si l’Adam actuel aura avec le temps une telle postérité, on ne saurait nier ce même prédicat à cet Adam conçu comme possible, d’autant plus que vous accordez que Dieu envisage en lui tous ces prédicats, lorsqu’il détermine de le créer. Ils lui appartiennent donc, et je ne vois pas que ce que vous dites de la réalité des possibles y soit contraire. Pour appeler quelque chose possible, ce m’est assez qu’on en puisse former une notion, quand elle ne serait que dans l’entendement divin, qui est pour ainsi dire le pays des réalités possibles. Ainsi, en parlant des possibles, je me contente qu’on en puisse former des propositions véritables, comme l’on peut juger, par exemple, qu’un carré parfait n’implique point de contradiction, quand même il n’y aurait point de carré parfait au monde. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on détruirait la contingence et la liberté ; car, s’il n’y avait rien de possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a créé serait nécessaire, et Dieu, voulant créer quelque chose, ne pourrait créer que cela seul, sans avoir la liberté du choix.

Tout cela me fait espérer (après les explications que j’ai données et dont j’ai toujours apporté, des raisons, afin de vous faire juger que ce ne sont pas des faux fuyants, controuvés pour éluder vos objections) qu’au bout du compte vos pensées ne se trouveront pas si éloignées des miennes, qu’elles ont paru d’abord de l’être. Vous approuvez, Monsieur, la liaison des résolutions de Dieu ; vous reconnaissez ma proposition principale pour certaine, dans le sens que je lui avais donné dans ma réponse ; vous avez douté seulement si je faisais la liaison indépendante des décrets libres de Dieu, et cela vous avait fait de la peine avec grande raison ; mais j’ai fait voir qu’elle dépend de ces décrets, selon moi, et qu’elle n’est pas nécessaire, quoiqu’elle soit intrinsèque. Vous avez insisté sur l’inconvénient qu’il y aurait de dire que, si je ne fais pas le voyage que je dois faire, je ne serai pas moi, et j’ai expliqué comment on le peut dire ou non. Enfin j’ai donné une raison décisive qui, à mon avis, tient lieu de démonstration ; c’est que toujours, dans toute proposition affirmative, véritable, nécessaire on contingente, universelle ou singulière, la notion du prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet ; prædicatum inest subjecto ; ou bien je ne sais ce que c’est que la vérité.

Or, je ne demande pas davantage de liaison ici que celle qui se trouve {lang|la|a parte rei}} entre les termes d’une proposition véritable, et ce n’est que dans ce sens que je dis que la notion de la substance individuelle enferme tous ses événements et toutes ses dénominations, même celles qu’on appelle vulgairement extrinsèques (c’est-à-dire qui ne lui appartiennent qu’en vertu de la connexion générale des choses et de ce qu’elle exprime tout l’univers à sa manière), « puisqu’il faut toujours qu’il y ait quelque fondement de la connexion des termes d’une proposition, qui se doit trouver dans leurs notions ». C’est là mon grand principe, dont je crois que tous les philosophes doivent demeurer d’accord, et dont un des corollaires est cet axiome vulgaire que rien n’arrive sans raison, qu’on peut toujours rendre pourquoi la chose est plutôt allée ainsi qu’autrement, bien que cette raison incline souvent sans nécessiter, une parfaite indifférence étant une supposition chimérique ou incomplète. On voit que du principe susdit je tire des conséquences qui surprennent, mais ce n’est que parce qu’on n’a pas accoutumé de poursuivre assez les connaissances les plus claires.

Au reste, la proposition qui a été l’occasion de toute cette discussion est très importante et mérite d’être bien établie, car il s’ensuit que toute substance individuelle exprime l’univers tout entier à sa manière et sous un certain rapport, ou pour ainsi dire suivant le point de vue dont elle le regarde ; et que son état suivant est une suite (quoique libre ou bien contingente) de son état précédent, comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde ; ainsi, chaque substance individuelle ou être complet est comme un monde à part, indépendant de toute autre chose que de Dieu. Il n’y a rien de si fort pour démontrer non seulement l’indestructibilité de notre âme, mais même qu’elle garde toujours en sa nature les traces de tous ses états précédents avec un souvenir virtuel qui peut toujours être excité, puisqu’elle a de la conscience ou connaît en elle-même ce que chacun appelle moi. Ce qui la rend susceptible des qualités morales et de châtiment de récompense, même après cette vie. Car l’immortalité sans le souvenir n’y servirait de rien. Mais cette indépendance n’empêche pas le commerce des substances entre elles ; car comme toutes les substances créées sont une production continuelle du même souverain être selon les mêmes desseins, et expriment le même univers ou les mêmes phénomènes, elles s’entraccordent exactement, et cela nous fait dire que l’une agit sur l’autre, parce que l’une exprime plus distinctement que l’autre la cause ou raison des changements, à peu près comme nous attribuons le mouvement plutôt au vaisseau qu’à toute la mer, et cela avec raison, bien que parlant abstraitement on pourrait soutenir une autre hypothèse du mouvement, le mouvement en lui-même, et faisant abstraction de la cause, étant toujours quelque chose de relatif. C’est ainsi qu’il faut entendre, à mon avis, le commerce des substances créées entre elles, et non pas d’une influence ou dépendance réelle physique, qu’on ne saurait jamais concevoir distinctement. C’est pourquoi, quand il s’agit de l’union de l’âme et du corps et de l’action ou passion d’un esprit à l’égard d’une autre créature, plusieurs ont été obligés de demeurer d’accord que leur commerce immédiat est inconcevable. Cependant l’hypothèse des causes occasionnelles ne satisfait pas, ce me semble, à un philosophe. Car elle introduit une manière de miracle continuel, comme si Dieu à tout moment changeait les lois des corps à l’occasion des pensées des esprits, ou changeait le cours régulier des pensées de l’âme en y excitant d’autres pensées à l’occasion des mouvements du corps ; et généralement comme si Dieu s’en mêlait autrement pour l’ordinaire qu’en conservant chaque substance dans son train et dans les lois établies pour elle. Il n’y a donc que l’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles, qui explique tout d’une manière convenable et digne de Dieu, et qui même est démonstrative et inévitable, à mon avis, selon la proposition que nous venons d’établir. Il me semble aussi qu’elle s’accorde bien davantage avec la liberté des créatures raisonnables que l’hypothèse des impressions ou celle des causes occasionnelles. Dieu a créé d’abord l’âme de telle sorte que pour l’ordinaire il n’a besoin de ces changements ; et ce qui arrive à l’âme qui naît de son propre fond, sans qu’elle se doive accommoder au corps dans la suite, non plus que le corps à l’âme. Chacun suivant ses lois, et l’un agissant librement, l’autre sans choix, se rencontre avec l’autre dans les mêmes phénomènes. L’âme cependant ne laisse pas d’être la forme de son corps, parce qu’elle exprime les phénomènes de tous les autres corps suivant le rapport au sien.

On sera peut-être plus surpris que je nie l’action d’une substance corporelle sur l’autre qui semble pourtant si claire. Mais, outre que d’autres l’ont déjà fait, il faut considérer que c’est plutôt un jeu de l’imagination qu’une conception distincte. Si le corps est une substance et non pas un simple phénomène comme l’arc-en-ciel, ni un être uni par accident ou par agrégation comme un tas de pierres, il ne saurait consister dans l’étendue, et il y faut nécessairement concevoir quelque chose qu’on appelle forme substantielle et qui répond en quelque façon à l’âme. J’en ai enfin convaincu comme malgré moi, après en avoir été assez éloigné autrefois. Cependant, quelque approbateur des scolastiques que je sois dans cette explication générale et pour ainsi dire métaphysique des principes des corps, je suis aussi corpusculaire qu’on le saurait être dans l’explication des phénomènes particuliers, et ce n’est rien dire que d’y alléguer les formes ou les qualités. Il faut toujours expliquer la nature mathématiquement et mécaniquement, pourvu qu’on sache que les principes mêmes ou les lois de mécanique ou de la force ne dépendent pas de la seule étendue mathématique, mais de quelques raisons métaphysiques.

Après tout cela, je crois que maintenant les propositions contenues dans l’abrégé qui vous a été envoyé, Monsieur, paraîtront non seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et plus importantes qu’on n’avait pu juger d’abord.

Leibniz à Arnauld

Monsieur,

J’ai toujours eu tant de vénération pour votre mérite élevé[17], que, lors même que je me croyais maltraité par votre censure, j’avais pris une ferme résolution de ne rien dire qui ne témoignât une estime très grande et beaucoup de déférence à votre égard. Que sera-ce donc maintenant que vous avez la générosité de me faire une restitution avec usure, ou plutôt avec libéralité, d’un bien que je chéris infiniment, qui est la satisfaction de croire que je suis bien dans votre esprit[18] ? Si j’ai été obligé de parler fortement, pour me défendre des sentiments que je vous avais paru soutenir, c’est que je les désapprouvle extrêmement, et que, faisant grand cas de votre approbation, j’étais d’autant plus sensible de voir que vous me les justifiez. Je souhaiterais de me pouvoir aussi bien justifier sur la vérité de mes opinions que sur leur innocence[19] ; mais, comme cela n’est pas absolument nécessaire, et que l’erreur en elle-même ne blesse ni la piété ni l’amitié, je ne m’en défends pas avec la même force ; et si dans le papier ci-joint je réplique à votre obligeante lettre, où vous avez marqué fort distinctement et d’une manière instructive, en quoi ma réponse ne vous a pas encore satisfait, ce n’est pas que je prétende que vous vous donniez le temps d’examiner de nouveau mes raisons ; car il est aisé de juger que vous avez des affaires plus importantes, et ces questions abstraites demandent du loisir. Mais c’est afin que vous le puissiez au moins faire, en cas[20] qu’à cause des conséquences surprenantes qui se peuvent tirer de ces notions abstraites, vous vous y voulussiez divertir un jour : ce que je souhaiterais pour mon profit[21] et pour l’éclaircissement de quelques importantes vérités contenues dans mon abrégé, dont l’approbation ou au moins l’innocence reconnue par votre jugement me serait de conséquence. Je le souhaiterais donc, dis-je, si je n’avais pas appris, il y a longtemps, de préférer l’utilité publique (qui s’intéresse tout autrement dans l’emploi de votre temps) à mon avantage particulier, qui sans doute n’y serait pas petit[22]. J’en ai déjà fait l’essai sur votre lettre, et je sais assez qu’il n’y a guère de personne au monde qui puisse mieux pénétrer dans l’intérieur des matières, et qui puisse répandre plus de lumières sur un sujet ténébreux.

Je ne parle qu’avec peine de la manière dont vous m’avez voulu faire justice, Monsieur, lorsque je demandais seulement que vous me fissiez grâce ; elle me comble de confusion, et j’en dis seulement ces mots, pour vous témoigner combien je suis sensible à cette générosité, qui m’a fort édifié, d’autant plus qu’elle est rare, et plus que rare dans un esprit du premier ordre, que sa réputation met ordinairement à couvert, non seulement du jugement d’autrui, mais même du sien propre. C’est à moi plutôt de vous demander pardon ; et, comme il semble que vous me l’avez accordé par avance, je tâcherai de tout mon pouvoir de reconnaître cette bonté, d’en mériter l’effet et de me conserver toujours l’honneur de votre amitié, qu’on doit estimer d’autant plus précieuse qu’elle vous fait agir suivant des sentiments si chrétiens et si relevés.

Je ne saurais laisser passer cette occasion sans vous entretenir, Monsieur, de quelques méditations que j’ai eues depuis que je n’ai pas eu l’honneur de vous voir. Entre autres j’ai fait quantité de réflexions de jurisprudence, et il me semble qu’on y pourrait établir quelque chose de solide et d’utile, tant pour avoir un droit certain, ce qui nous manque fort en Allemagne et peut-être encore en France, que pour établir une forme de procès courte et bonne. Or il ne suffit pas d’être rigoureux en termes ou jours préfixes et autres conditions, comme font ceux qui ont compilé le Code Louis ; car de faire souvent perdre une bonne cause pour des formalités, c’est un remède en justice, semblable à celui d’un chirurgien qui couperait souvent bras et jambes. On dit que le roi fait travailler de nouveau à la réforme de la chicane, et je crois qu’on fera quelque chose d’importance.

J’ai aussi été curieux en matière de mines, à l’occasion de celles de notre pays, où je suis allé souvent par ordre du prince ; et je crois d’avoir fait quelques découvertes sur la génération, non pas tant des métaux, que de cette forme où ils se trouvent, et de quelques corps où ils sont engagés ; par exemple, je puis démontrer la manière de la génération de l’ardoise.

Outre cela, j’ai amassé sous main des mémoires et des titres concernant l’histoire de Brunsvick, et dernièrement je lus un diplôme De finibus dioceseos Hildensemensis Henrici II, imperaloris, cognomento Sancti, où j’ai été surpris de remarquer ces paroles : pro conjugis prolisque regalis incolumitate ; ce qui me paraît assez contraire à l’opinion vulgaire, qui nous fait aceroire qu’il a gardé la virginité avec sa femme, sainte Cunégonde.

Au reste je me suis diverti souvent à des pensées abstraites de métaphysique ou de géométrie. J’ai découvert une nouvelle méthode des tangentes, que j’ai fait imprimer dans le journal de Leipzig. Vous savez, Monsieur, que MM. Hulde et depuis Slusius ont porté la chose assez loin. Mais il manquait deux choses : l’une que, lorsque l’inconnue ou l’indéterminée est embarrassée dans des fractions et irrationnelles, il faut l’en tirer pour user de leurs méthodes, ce qui fait monter le calcul à une hauteur ou prolixité tout à fait incommode et souvent intractable ; au lieu que ma méthode ne se met point en peine des fractions, ni irrationnelles. C’est pourquoi les Anglais en ont fait grand cas. L’autre défaut de la méthode des tangentes est qu’elle ne va pas aux lignes que M. Descartes appelle mécaniques, et que j’appelle transcendantes ; au lieu que ma méthode y procède tout de même, et je puis donner par le calcul la tangente de la cycloïde ou telle autre ligne. Je prétends aussi généralement de donner le moyen de réduire ces lignes au calcul, et je tiens qu’il faut les recevoir dans la géométrie, quoi qu’en dise M. Descartes. Ma raison est qu’il y a des questions analytiques, qui ne sont d’aucun degré, ou bien dont le degré même est demandé ; par exemple, de couper l’angle en raison incommensurable de droite à droite. Ce problème n’est ni plan, ni solide, ni sursolide. C’est pourtant un problème, et je l’appelle transcendant pour cela. Tel est aussi ce problème : résoudre une telle équation : , où l’inconnue même entre dans l’exposant, et le degré même de l’équation est demandé. Il est aisé de trouver ici que cet signifie 3. Car ou fait . Mais il n’est pas toujours si aisé de le résoudre, surtout quand l’exposant n’est pas un nombre rationnel ; et il faut recourir à des lignes ou lieux propres à cela, qu’il faut par conséquence recevoir nécessairement dans la géométrie. Or je fais voir que les lignes que Descartes veut exclure de la géométrie dépen-dent de telles équations qui passent en effet tous les degrés algébriques, mais non pas l’analyse ni la géométrie. J’appelle donc les lignes reçues par M. Descartes algebraicas, parce qu’elles sont d’un certain degré d’une équation algébraïque ; et les autres transcendantes que je réduis au calcul, et dont je fais voir aussi la construction, soit par points ou par le mouvement ; et si j’ose le dire, je prétends d’avancer par la l’analyse ultra Herculis columnas.

Et quant à la métaphysique, je prétends d’y donner des démonstrations géométriques, ne supposant presque que deux vérités primitives, savoir en premier lieu le principe de contradiction, car autrement, si deux contradictoires peuvent être vraies en même temps, tout raisonnement devient inutile ; et en deuxième lieu, que rien n’est sans raison, ou que toute vérité a sa preuve à priori, tirée de la notion des termes, quoiqu’il ne soit pas toujours en notre pouvoir de parvenir à cette analyse. Je réduis toute la mécanique à une seule proposition de métaphysique, et j’ai plusieurs propositions considérables et géométriformes touchant les causes et effets, item touchant la similitude dont je donne une définition par laquelle je démontre aisément plusieurs vérités qu’Euclide donne par des détours.

Au reste je n’approuve pas fort la manière de ceux qui appellent toujours à leurs idées, quand ils sont au bout de leurs preuves, et qui abusent de ce principe, que toute conception claire et distincte est bonne, car je tiens qu’il faut venir à des marques d’une connaissance distincte, et comme nous pensons souvent sans idées en employant des caractères à la place des idées en question, dont nous supposons faussement de savoir la signification, et que nous nous formons des chimères impossibles, je tiens que la marque d’une idée véritable est qu’on en puisse prouver la possibilité, soit à priori en concevant sa cause ou raison, soit à posteriori, lorsque l’expérience fait connaître qu’elle se trouve effectivement dans la nature. C’est pourquoi les définitions chez moi sont réelles, quand on connaît que le défini est possible ; autrement elles ne sont que nominales, auxquelles on ne se doit point fier ; car si par hasard le défini impliquait contradiction, on pourrait tirer deux contradictoires d’une même définition. C’est pourquoi vous avez eu grande raison de faire connaître au Père Malebranche et autres qu’il faut distinguer entre les idées vraies et fausses et ne pas donner trop à son imagination sous prétexte d’une interjection claire et distincte. Et comme je ne connais presque personne qui puisse mieux examiner que vous toute sorte de pensées, particulièrement celles dont les conséquences s’étendent jusqu’à la théologie, peu de gens ayant la pénétration nécessaire et les lumières aussi universelles qu’il est besoin pour cet effet, et bien peut de gens ayant cette équité que vous avez maintenant fait paraître à mon égard, je prie Dieu de vous conserver longtemps, et de ne nous pas priver trop tôt d’un secours qu’on ne retrouvera pas si aisément.

Je suis avec une passion sincère,
Monsieur, etc.


A. Arnauld à Leibniz

Ce 28 sept. 1686.

J’ai cru, Monsieur, me pouvoir servir de la liberté que vous nfavcz donnée de ne me pas presser de répondre il vos civilités. Et ainsi j’ai différé jusqu’à ce que j’eusse achevé quelque “ouvrage que j’avais commencé. J’ai bien gagné à vous rendre justice, n’y ayant rien de plus honnête et de plus obligeant que la manière dont vous avez reçu mes excuses. Il ne m’en fallait pas tant pour me faire résoudre à vous avouer de bonne foi que je suis satisfait de la manière dont vous expliquez ce qui m’avait choqué d’abord, touchant la notion de la nature individuelle. Car jamais un homme d’honneur ne doit avoir de la peine de se rendre à la vérité, aussitôt qu’on la* lui a fait connaître. J’ai surtout été frappé de cette raison que, dans toute proposition affirmative véritable, nécessaire ou contingente, universelle ou singulière, la notion de l’attribut est comprise en quelque façon dans celle du sujet : prœdiczttum inest subjecto. Il ne me reste de difficulté que sur la possibilité des choses, et sur cette manière de concevoir Dieu comme ayant choisi l’univers qu’il a créé entre une iniinitéd’autres univers possibles qu’il a vus en même temps et qu’il n’a pas voulu créer. Mais, comme cela ne fait rien proprement à la notion de la nature individuelle, et qu’il faudrait que je revasse trop pour bien faire entendre ce que je pense sur cela, ou plutôt ce que je trouve à redire dans les pensées des autres, parce qu’elles ne me paraissent pas dignes de Dieu, vous trouverez bon, Monsieur, que je ne vous en dise rien. J’aime mieux vous supplier de m’éclaircir deux choses que je trouve dans votre dernière lettre, qui me semblent considérables, mais que je ne comprends pas bien.

La première est ce que vous entendez par « l’hypothèse de la concomitance et de l’accord des substances entre elles », par laquelle vous prétendez qu’on doit expliquer ce qui se passe dans l’union de l’âme et du corps, et l’action ou passion d’un esprit à l’égard d’une autré créature. Car je ne conçois pas ce que vous dites pour expliquer cette pensée qui ne s’accorde, selon vous, ni avec ceux qui croient que l’âme agit physiquement sur le corps et le corps sur l’âme, ni avec ceux qui croient que Dieu seul est la cause physique de ces effets, et que l’âme et le corps n’en sont que les causes occasionnelles. « Dieu, dites-vous, a créé l’âme de telle sorte que pour l’ordinaire il n’a pas besoin de ces changements, et ce qui arrive à l’âme lui naît de son propre fond, sans qu’elle se doive accorder au corps dans la suite, non plus que le corps à l’âme : chacun suivant ses lois, et l’un agissant librement, et l’autre sans choix, se rencontrent l’un avec l’autre dans les mêmes phénomènes. »

Des exemples vous donneront moyen de mieux faire entendre votre pensée. On me fait une plaie dans le bras. Ce n’est à l’égard de mon corps qu’un mouvement corporel, mais mon âme a aussitôt un sentiment de douleur, qu’elle n’aurait pas sans ce qui est arrivé à mon bras. On demande quelle est la cause de cette douleur. Vous ne voulez pas que mon corps ait agi sur mon âme, ni que ce soit Dieu qui, à l’occasion de ce qui est arrivé à mon bras, ait formé immédiatement dans mon âme ce sentiment de douleur. Il faut donc que vous croyiez que ce soit l’âme qui l’a formé elle-même, et que c’est ce que vous entendez, quand vous dites que « ce qui arrive dans l’âme à l’occasion du corps lui nait de son propre fond ». Saint Augustin était de ce sentiment, parce qu’il croyait que la douleur corporelle n’était autre chose que la tristesse qu’avait l’âme de ce que son corps était mal disposé. Mais que peut-on répondre à ceux qui objectent : qu’il faudrait donc que l’âme sût que son corps est mal disposé avant que d’en être triste : au lieu qu’il semble que c’est la douleur qui l’avertit que son corps est mal disposé.

Considérons un autre exemple, où le corps a quelque mouvement à l’occasion de mon âme. Si je veux ôter mon chapeau, je lève mon bras en haut. Ce mouvement de mon bras de bas en haut n’est point selon les règles ordinaires des mouvements. Quelle, en est donc la cause ? C’est que les esprits étant entrés en de certains nerfs les ont enflés. Mais ces esprits ne se sont pas d’eux-mêmes déterminés à entrer dans ces nerfs : ou ils ne se sont pas donné à eux-mêmes le mouvement qui les a fait entrer dans ces nerfs. Qui est-ce donc qui le leur a donné ? Est-ce Dieu à l’occasion de ce que j’ai voulu lever le bras ? C’est ce que veulent les partisans des causes occasionnelles, dont il semble que vous n’approuviez pas le sentiment. Il semble donc qu’il faille que ce soit notre âme. Et c’est néanmoins ce qu’il semble que vous ne vouliez pas encore. Car ce serait agir physiquement sur le corps. Et il me paraît que vous croyez qu’une substance n’agit point physiquement sur une autre.

La deuxième chose sur quoi je désirerais d’être éclairci est ce que vous dites : « Qu’afin que le corps ou la matière ne soit pas un simple phénomène comme l’arc-en-ciel, ni un être uni par accident ou par agrégation comme un tas de pierre, il ne saurait consister dans l’étendue, et il y faut nécessairement quelque chose qu’on appelle forme substantielle, et qui réponde en quelque façon à ce qu’on appelle l’âme. » Il y a bien des choses à demander sur cela.

1. Notre corps et notre âme sont deux substances réellement distinctes. Or, en mettant dans le corps une forme substantielle outre l’étendue, on ne peut pas s’imaginer que ce soient deux substances distinctes. On ne voit donc pas que cette forme substantielle n’eût aucun rapport à ce que nous appelons notre âme.

2. Cette forme substantielle du corps devrait être ou étendue et divisible, ou non étendue et indivisible. Si on dit le dernier[23], il semble qu’elle serait indestructible aussi bien que notre âme. Et si on dit le premier. Il semble qu’on ne gagne rien par là pour faire que les corps soient unum per se, plutôt que s’ils ne consistaient qu’en l’étendue. Car c’est la divisibilité de l’étendue en une infinité de parties qui fait qu’on a de la peine à en concevoir l’unité. Or, cette forme substantielle ne remédiera point à cela, si elle est aussi divisible que l’étendue même.

3. Est-ce la forme substantielle d’un carreau de marbre qui fait qu’il est un ? Si cela est, que devient cette forme substantielle, quand il cesse d’être un, parce qu’on l’a cassé en deux ? Est-elle anéantie, ou est-elle devenue deux ? Le premier est inconcevable, si cette forme substantielle n’est pas une manière d’être, mais une substance. Et on ne peut dire que c’est une manière d’être ou modalité, puisqu’il faudrait que la substance dont cette forme serait la modalité fût l’étendue. Ce qui n’est pas apparemment votre pensée. Et si cette forme substantielle d’une qu’elle était devient deux, pourquoi n’en dira-t-on pas autant de l’étendue seule sans cette forme substantielle ?

4. Donnez-vous à l’étendue une forme substantielle générale, telle que l’ont admise quelques scolastiques qui l’ont appelée formam corporeitatis : ou si vous voulez qu’il y ait autant de formes substantielles différentes qu’il y a de corps différents : et différentes d’espèce, quand ce sont des corps différents d’espèces.

5. En quoi mettez-vous l’unité qu’on donne à la terre, au soleil, à la lune, quand on dit qu’il n’y a qu’une terre que nous habitons, qu’un soleil qui nous éclaire, qu’une lune qui tourne en tant de jours à l’entour de la terre ? Croyez-vous qu’il soit nécessaire pour cela que la terre par exemple, composée de tant de parties hétérogènes, ait une forme substantielle qui lui soit propre et qui lui donne cette unité ? Il n’y a pas d’apparence que vous le croyîez. J’en dirai de même d’un arbre, d’un cheval. Et de là je passerai à tous les mixtes. Par exemple, le lait est composé de sérum, de la crème et de ce qui se caille. A-t-il trois formes substantielles, ou s’il n’en a qu’une ?

6. Enfin on dira qu’il n’est pas digne d’un philosophe d’admettre des entités dont on n’a aucune idée claire et distincte ; et qu’on n’en a point de ces formes substantielles ; et que de plus, selon vous, ou ne les peut prouver par leurs effets, puisque vous avouez que c’est par la philosophie corpusculaire qu’on doit expliquer tous les phénomènes particuliers de la nature, et que ce n’est rien dire d’alléguer ces formes.

7. Il y a des cartésiens qui, pour trouver l’unité dans les corps, ont nié que la matière fût divisible à l’infini, et qu’on devait admettre des atomes indivisibles. Mais je ne pense pas que vous soyez de leur sentiment.

J’ai considéré votre petit imprimé et je l’ai trouvé fort subtil. Mais prenez, garde si les cartésiens ne vous pourront point répondre, qu’il ne fait rien contre eux, parce qu’il semble que vous supposiez une chose qu’ils croient fausse, qui est qu’une pierre en descendant se donne à elle-même cette plus grande vélocité qu’elle acquiert plus elle descend. Ils diront que cela vient des corpuscules, qui en montant font descendre tout ce qu’ils trouvent en leur chemin, et leur transportent une partie de ce qu’ils ont de mouvement : et qu’ainsi il ne faut pas s’étonner si le corps B quadruple d’A a plus de mouvement étant descendu un pied que le corps A étant descendu quatre pieds ; parce que les corpuscules qui ont poussé B lui ont communiqué du mouvement proportionné à sa masse, et ceux qui ont poussé A proportionnément à la sienne. Je ne vous assure pas que cette réponse soit bonne, mais je crois au moins que vous devez vous appliquer à voir si cela n’y fait rien. Et je serais bien aise de savoir ce que les cartésiens ont dit sur votre écrit.

Je ne sais si vous avez examiné ce que dit M. Descartes dans ses lettres sur son principe général des mécaniques. Il me semble qu’en voulant montrer pourquoi la même force peut lever par le moyen d’une machine le double ou le quadruple de ce qu’elle lèverait sans machine il déclare qu’il n’a point d’égard à la vélocité. Mais je n’en ai qu’une mémoire confuse. Car je ne me suis jamais appliqué à ces choses-là que par occasion et à des heures perdues, et il y a plus de vingt ans que je n’ai vu aucun de ces livres-là.

Je ne désire point, Monsieur, que vous vous détourniez d’aucune de vos occupations tant soit peu importante pour résoudre les deux doutes que je vous propose. Vous en ferez ce qu’il vous plaira, et à votre loisir.

Je voudrais bien savoir si vous n’avez point donné la dernière perfection à deux machines que vous aviez trouvées étant à Paris. L’une d’arithmétique qui paraissait bien plus parfaite que celle de M. Pascal, et l’autre une montre tout à fait juste. Je suis tout à vous.


Projet d’une lettre à M. Arnauld[24].

Monsieur,

L’hypothèse de la concomitance est une suite de la notion que j’ai de la substance. Car, selon moi, la notion individuelle d’une substance enveloppe tout ce qui lui doit jamais arriver, et c’est en quoi les êtres accomplis différent de ceux qui ne le sont pas. Or, l’âme étant une substance individuelle, il faut que sa notion, idée, essence ou nature enveloppe tout ce qui lui doit arriver ; et Dieu, qui la voit parfaitement, y voit ce qu’elle agira ou souffrira à tout jamais, et toutes les pensées qu’elle aura. Donc, puisque nos pensées ne sont que des suites de la nature de notre âme et lui naissent en vertu de sa notion, il est inutile d’y demander l’influence d’une autre substance particulière, outre que cette influence est absolument inexplicable. Il est vrai qu’il nous arrive certaines pensées, quand il y a certains mouvements corporels, et qu’il arrive certains mouvements corporels, quand nous avons certaines pensées ; mais c’est parce que chaque substance exprime l’univers tout entier à sa manière, et cette expression de l’univers, qui fait un mouvement dans le corps, est peut-être une douleur à l’égard de l’âme. Mais on attribue l’action à cette substance dont l’expression est plus distincte, et on l’appelle cause. Comme lorsqu’un corps nage dans l’eau, il y a une infinité de mouvements des parties de l’eau, tels qu’il faut afin que la place que ce corps quitte soit toujours remplie par la voie la plus courte. C’est pourquoi nous disons que ce corps en est cause, parce que, par son moyen, nous pouvons expliquer distinctement ce qui arrive ; mais si on examine ce qu’il y a de physique et de réel dans le mouvement, on peut aussi bien supposer que ce corps est en repos, et que tout le reste se meut conformément à cette hypothèse, puisque tout le mouvement en lui-même n’est qu’une chose respective, savoir : un changement de situation qu’on ne sait à qui attribuer dans la précision mathématique ; mais on l’attribue à un corps par le moyen duquel tout s’explique distinctement. Et en effet, à prendre tous les phénomènes petits et grands, il n’y a qu’une seule hypothèse qui serve à expliquer le tout distinctement. Et on peut même [dire] que, quoique ce corps ne soit pas une cause efficiente physique de ces effets, son idée au moins en est pour ainsi dire la cause finale, ou, si vous voulez, exemplaire dans l’entendement de Dieu. Car, si on veut chercher s’il y a quelque chose de réel dans le mouvement, qu’on s’imagine que Dieu veuille exprès produire tous les changements de situation dans l’univers, tout de même comme si ce vaisseau les produirait en voguant dans l’eau ; n’est-il pas vrai qu’en effet il arriverait justement cela même ? car il n’est pas possible d’assigner aucune différence réelle. Ainsi, dans la précision métaphysique, on n’a pas plus de raison de dire que le vaisseau pousse l’eau à faire cette grande quantité de cercles servant à remplir la place du vaisseau, que de dire que l’eau est poussée à faire tous ces cercles, et qu’elle pousse le vaisseau à se remuer conformément ; mais à moins de dire que Dieu a voulu exprès produire une si grande quantité de mouvements d’une manière si conspirante, on n’en peut pas rendre raison, et comme il n’est pas raisonnable de recourir à Dieu dans le détail, on a recours au vaisseau, quoique en effet, dans la dernière analyse, le consentement de tous les phénomènes des différentes substances ne vienne que de ce qu’elles sont toutes des productions d’une même cause, savoir de Dieu ; qui fait que chaque substance individuelle exprime la résolution que Dieu a prise il l’égard de tout l’univers. C’est donc par la même raison qu’on attribue les douleurs aux mouvements des corps, parce qu’on peut par là venir à quelque chose de distinct. Et cela sert à nous procurer des phénomènes ou à les empêcher. Cependant, à ne rien avancer sans nécessité, nous ne faisons que penser, et aussi nous ne nous procurons que des pensées, et les phénomènes ne sont que des pensées. Mais comme toutes nos pensées ne sont pas efficaces, et ne servent pas à nous en procurer d’autres d’une certaine nature, et qu’il nous est impossible de déchiffrer le mystère de la connexion universelle des phénomènes, il faut prendre garde, par le moyen de l’expérience, à celles qui nous en procurent autres fois, et c’est en quoi consiste l’usage des sens et ce qu’on appelle l’action hors de nous.

L’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles suit de ce que j’ai dit que chaque substance individuelle enveloppe pour toujours tous les accidents qui lui arriveront, et exprime tout l’univers à sa manière ; ainsi ce qui est exprimé dans le corps par un mouvement ou changement de situation est peut-être exprimé dans l’âme par une douleur. Puisque les douleurs ne sont que des pensées, il ne faut pas s’étonner si elles sont des suites d’une substance dont la nature est de penser. Et, s’il arrive constamment que certaines pensées sont jointes à certains mouvements, c’est parce que Dieu a créé d’abord toutes les substances, en sorte que dans la suite tous leurs phénomènes s’entre-répondent, sans qu’il leur faille pour cela une influence physique mutuelle, qui ne parait pas même explicable ; peut-être que M. Descartes était plutôt pour cette concomitance que pour l’hypothèse des causes occasionnelles, car il ne s’est point expliqué la-dessus que je sache.

J’admire ce que vous remarquez, Monsieur, que saint Augustin a déjà eu de telles vues, en soutenant que la douleur n’est autre chose qu’une tristesse de l’âme qu’elle a de ce que son corps est mal disposé. Ce grand homme a assurément pénétré bien avant dans les choses. Cependant l’âme sent que son corps est mal disposé, non pas par une influence du corps sur l’âme, ni par une opération particulière de Dieu qui l’en avertisse, mais parce que c’est la nature de l’âme d’exprimer ce qui se passe dans les corps, étant créée d’abord, en sorte que la suite de ses pensées s’accorde avec la suite des mouvements. On peut dire la même chose du mouvement de mon bras de bas en haut. On demande ce qui détermine les esprits à entrer dans les nerfs d’une certaine matière, je réponds que c’est tant l’impression des objets que la disposition des esprits et nerfs mêmes, en vertu des lois ordinaires du mouvement. Mais, par la concordance générale des choses, toute cette disposition n’arrive jamais que lorsqu’il y a en même temps dans l’âme cette volonté à laquelle nous avons coutume d’attribuer l’opération. Ainsi les âmes ne changent rien dans l’ordre des corps, ni les corps dans celui des âmes. (Et c’est pour cela que les formes ne doivent point être employées à expliquer les phénomènes de la nature.) Et une âme ne change rien dans le cours des pensées d’une autre âme. Et, en général, une substance particulière n’a point d’influence physique sur l’autre ; aussi serait-elle inutile, puisque chaque substance est un être accompli, qui se suffit lui-même il déterminer en vertu de sa propre nature tout ce qui lui doit arriver. Cependant on a beaucoup de raison de dire que ma volonté est la cause de ce mouvement du bras, et qu’une solutio continui dans la matière de mon corps est cause de la douleur ; car l’un exprime distinctement ce que l’autre exprime plus confusément, et on doit attribuer l’action à la substance dont l’expression est plus distincte. D’autant que cela suffit[25] à la pratique pour se procurer des phénomènes. Si elle n’est pas cause physique, on peut dire qu’elle est cause finale, ou pour mieux dire exemplaire, c’est-il-dire que son idée dans l’entendement de Dieu a contribué à la résolution de Dieu à l’égard de cette particularité, lorsqu’il s’agissait de résoudre la suite universelle des choses.

L’autre difficulté est sans comparaison plus grande, touchant les formes substantielles et les âmes des corps ; et j’avoue que je ne m’y satisfais point. Premièrement, il faudrait être assuré que les corps sont des substances et non pas seulement des phénomènes véritables comme l’arc-en-ciel. Mais, cela posé, je crois qu’on peut inférer que la substance corporelle ne consiste pas dans l’étendue ou dans la divisibilité ; car on m’avouera que deux corps éloignés l’un de l’autre, par exemple deux triangles, ne sont pas réellement une substance ; supposons maintenant qu’ils s’approchent pour composer un carré, le seul attouchement les fera-t-il devenir une substance ? Je ne le pense pas. Or, chaque masse étendue peut être considérée comme composée de deux ou mille autres ; il n’y a que l’étendue par un attouchement. Ainsi on ne trouvera jamais un corps dont on puisse dire que c’est véritablement une substance. Ce sera toujours un agrégé de plusieurs. Ou plutôt, ce ne sera pas un être réel, puisque les parties qui le composent sont sujettes En la même difficulté, et qu’on ne vient jamais à aucun être réel, les êtres par agrégation n’ayant qu’autant de réalité qu’il y en a dans leurs ingrédients. D’où il s’ensuit que la substance d’un corps, s’ils en ont une, doit être indivisible ; qu’on l’appelle âme on forme, cela m’est indifférent. Mais aussi la notion générale de la substance individuelle, que vous semblez assez goûter, Monsieur, prouve la même chose. L’étendue est un attribut qui ne saurait constituer un être accompli, on n’en saurait tirer aucune action ni changement, elle exprime seulement un état présent, mais nullement le futur et le passé, comme doit faire la notion d’une substance. Quand deux triangles se trouvent joints, on n’en saurait conclure comment cette jonction s’est faite. Car cela peut être arrivé de plusieurs façons, mais tout ce qui peut avoir plusieurs causes n’est jamais un être accompli. Cependant j’avoue qu’il est bien difficile de résoudre plusieurs questions dont vous faites mention. Je crois qu’il faut dire que, si les corps ont des formes substantielles, par exemple, si les bêtes ont des âmes, que ces âmes sont indivisibles. C’est aussi le sentiment de saint Thomas. Ces âmes sont donc indestructibles ? Je l’avoue, et comme il se peut que selon les sentiments de M. Leeuwenhoeck toute génération d’un animal ne soit qu’une transformation d’un animal déjà vivant, il y a lieu de croire aussi que la mort n’est qu’une autre transformation. Mais l’âme de l’homme est quelque chose de plus divin, elle n’est pas seulement indestructible, mais elle se connaît toujours et demeure conscia sui. Et quant à son origine, on peut dire que Dieu ne l’a produite que lorsque ce corps animé qui est dans la semence se détermine à prendre la forme humaine. Cette âme brute, qui animait auparavant ce corps avant la transformation, est annihilée, lorsque l’âme raisonnable prend sa place, ou si Dieu change l’une dans l’autre, en donnant à la première une nouvelle perfection par une influence extraordinaire, c’est une particularité sur laquelle je n’ai pas assez de lumières.

Je ne sais pas si le corps, quand l’âme ou la forme substantielle est mise à part, peut être appelé une substance. Ce pourra bien être une machine, un agrégé de plusieurs substances, de sorte que, si on me demande ce que je dois dire de forma, cadaveris ou d’un carreau de marbre, je dirai qu’ils sont peut-être unis per aggregationem comme un tas de pierres, et ne sont pas des substances. On pourra dire autant du soleil, de la terre, des machines, et excepté l’homme il n’y a point de corps dont je puisse assurer que c’est une substance plutôt qu’un agrégé de plusieurs ou peut-être un phénomène. Cependant il me semble assuré que, s’il y a des substances corporelles, l’homme ne l’est point seul, et il paraît probable que les bêtes ont des âmes quoiqu’elles manquent de conscience.

Enfin, quoique je demeure d’accord que la considération des formes ou âmes est inutile dans la physique particulière, elle ne laisse pas d’être importante dans la métaphysique. À peu près comme les géomètres ne se soucient pas de compesitione continui, et les physiciens ne se mettent point en peine si une boule pousse l’autre, ou si c’est Dieu.

Il serait indigne d’un philosophe d’admettre ces âmes ou formes sans raison, mais sans cela il n’est pas intelligible que les corps sont des substances.


Lelbniz à Arnauld.

Hanovre, 28 nov. — 6 déc. 1686
Monsieur,

Comme j’ai trouvé quelque chose d’extraordinaire dans la franchise et dans la sincérité avec laquelle vous vous êtes rendu à quelques raisons dont je m’étais servi, je ne saurais me dispenser de le reconnaître et de l’admirer. Je me doutais bien que l’argument pris de la nature générale des propositions ferait quelque impression sur votre esprit ; mais j’avoue aussi qu’il y a peu de gens capables de goûter des vérités si abstraites, et que peut-être tout autre que vous ne se serait pas aperçu si aisément de sa force.

Je souhaiterais d’être instruit de vos méditations touchant la possibilité des choses, qui ne sauraient être que profondes et importantes ; d’autant qu’il s’agit de parler de ces possibilités d’une manière qui soit digne de Dieu. Mais ce sera selon votre commodité. Pour ce qui est des deux difficultés que vous trouvez dans ma lettre, l’une touchant l’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles, l’autre touchant la nature des formes des substances corporelles, j’avoue qu’elles sont considérables, et si j’y pouvais satisfaire entièrement, je croirais pouvoir déchiffrer les plus grands secrets de la nature universelle. Mais est aliquid prodire tenus. Et quant au premier, je trouve que vous expliquez assez vous-même ce que vous aviez trouvé d’obscur dans ma pensée touchant l’hypothèse de la concomitance ; car, lorsque l’âme a un sentiment de douleur en même temps que le bras est blessé, je crois en effet, comme vous dites, Monsieur, que l’âme se forme elle-même cette douleur, qui est une suite naturelle de son état ou de sa notion, et j’admire que saint Augustin, comme vous avez remarqué, semble avoir reconnu la même chose, en disant que la douleur que l’âme a dans ses rencontres n’est autre chose qu’une tristesse qui accompagne la mauvaise disposition du corps. En effet, ce grand homme avait des pensées très solides et très profondes. Mais, dira-t-on, comment sait-elle cette mauvaise disposition du corps ? Je réponds que ce n’est pas par aucune impression ou action des corps sur l’âme, mais parce que la nature de toute substance porte une expression générale de tout l’univers, et que la nature de l’âme porte plus particulièrement une expression plus distincte de ce qui arrive maintenant à l’égard de son corps. C’est pourquoi il lui est naturel de marquer et de connaître les accidents de son corps par les siens. Il en est de même à l’égard du corps, lorsqu’il s’accommode aux pensées de l’âme ; et lorsque je veux lever le bras, c’est justement dans le moment que tout est disposé dans le corps pour cet effet ; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres lois ; quoiqu’il arrive, par l’accord admirable mais immanquable des choses entre elles, que ces lois y conspirent justement dans le moment que la volonté s’y porte ; Dieu y ayant eu égard par avance, lorsqu’il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l’univers. Tout cela ne sont que des conséquences de la notion d’une substance individuelle qui enveloppe tous ses phénomènes, en sorte que rien ne saurait arriver et une substance qui ne lui naisse de son propre fond, mais conformément à ce qui arrive à une autre, quoique l’une agisse librement et l’autre sans choix. Et cet accord est une des plus belles preuves qu’on puisse donner de la nécessité d’une substance souveraine cause de toutes choses.

Je souhaiterais de me pouvoir expliquer si nettement et décisivement touchant l’autre question qui regarde les formes substantielles. La première difficulté que vous indiquez, Monsieur, est que notre âme et notre corps sont deux substances réellement distinctes ; dont il semble que l’un n’est pas la forme substantielle de l’autre. Je réponds qu’à mon avis notre corps en lui-même, l’âme mise à part, ou le caclaver ne peut être appelé une substance que par abus, comme une machine ou comme un tas de pierres, qui ne sont que des êtres par agrégation ; car l’arrangement régulier ou irrégulier ne fait rien à l’unité substantielle. D’ailleurs, le dernier concile de Latran déclare que l’âme est véritablement la forme substantielle de notre corps.

Quant à la seconde difficulté, j’accorde que la forme substantielle du corps est indivisible, et il me semble que c’est aussi le sentiment de saint Thomas ; et j’accorde encore que toute forme substantielle ou bien toute substance est indestructible et même ingénérable, ce qui était aussi le sentiment d’Albert le Grand, et parmi les anciens celui de l’auteur du livre De diœta qu’on attribue à Hippocrate. Elles ne sauraient donc naître que par une création. Et j’ai beaucoup de penchant à croire que toutes les générations des animaux dépourvus de raison, qui ne méritent pas une nouvelle création, ne sont que des transformations d’un autre animal déjà vivant, mais quelquefois imperceptible ; l’exemple des changements qui arrivent à un ver à soie et autres semblables, la nature ayant accoutumé de découvrir ses secrets dans quelques exemples, qu’elle cache en d’autres rencontres. Ainsi les âmes brutes auraient toutes été créées des le commencement du monde, suivant cette fécondité des semences mentionnées dans la Genèse ; mais l’âme raisonnable n’est créée que dans le temps de la formation de son corps, étant entièrement différente des autres âmes que nous connaissons, parce qu’elle est capable de réflexion, et imite en petit la nature divine.

Troisièmement je crois qu’un carreau de marbre n’est peut-être que comme un tas de pierres, et ainsi ne saurait passer pour une seule substance, mais pour un assemblage de plusieurs. Car supposons qu’il y ait deux pierres, par exemple le diamant du Grand-Duc et celui du Grand-Mogol : on pourra mettre un même nom collectif en ligne de compte pour tous deux, et on pourra dire que e”est une paire de diamants, quoiqu’ils se trouvent bien éloignés l’un de l’autre ; mais on ne dira pas que ces deux diamants composent une substance. Or le plus et le moins ne fait rien ici. Qu’on les approche donc davantage l’un de l’autre, et qu’on les fasse toucher même, ils n’en seront pas plus substantiellement unis ; et quand après l’attouchement on y joindrait quelque autre corps propre à empêcher leur séparation, par exemple si on les enchâssait dans un seul anneau, tout cela n’en fera que ce qu’on appelle unnum per accidens. Car c’est comme par accident qu’ils sont obligés à un même mouvement. Je tiens donc qu’un carreau de marbre n’est pas une seule substance accomplie, non plus que le serait l’eau d’un étang avec tous les poissons y compris, quand même toute l’eau avec tous ces poissons se trouverait glacée ; ou bien un troupeau de moutons, quand même ces moutons seraient tellement liés qu’ils ne pussent marcher que d’un pas égal et que l’un ne pût être touché sans que tous les autres criassent. Il y a autant de différence entre une substance et entre un tel être qu’il y en a entre un homme et une communauté, comme peuple, armée, société ou collège, qui sont des êtres moraux, où il y a quelque chose d’imaginaire et de dépendant de la fiction de notre esprit. L’unité substantielle demande un être accompli indivisible, et naturellement indestructible, puisque sa notion enveloppe tout ce qui lui doit arriver, ce qu’on ne saurait trouver ni dans la figure ni dans le mouvement, qui enveloppent même toutes deux quelque chose d’imaginaire, comme je pourrais démontrer, mais bien dans une âme ou forme substantielle à l’exemple de ce qu’on appelle moi. Ce sont là les seuls êtres accomplis véritables, comme les Anciens avaient reconnu, et surtout Platon, qui a fort clairement montré que la seule matière ne suffit pas pour former une substance. Or le moi susdit, ou ce qui lui répond dans chaque substance individuelle, ne saurait être fait ni défait par l’appropinquation ou éloignement des parties, qui est une chose purement extérieure à ce qui fait la substance. Je ne saurais dire précisément s’il y a d’autres substances corporelles véritables que celles qui sont animées, mais au moins les âmes servent à nous donner quelque connaissance des autres par analogie.

Tout cela peut contribuer à éclaircir la quatrième difficulté, car, sans me mettre en peine de ce que les scolastiques ont appelé formam corporeitatis, je donne des formes substantielles à toutes les substances corporelles plus que machinalement unies. Mais cinquièmement, si on me demande en particulier ce que je dis du soleil, du globe de la terre, de la lune, des arbres et de semblables corps, et même des bêtes, je ne saurais assurer absolument s’ils sont animés, ou au moins s’ils sont des substances, ou bien s’ils sont simplement des machines ou agrégés de plusieurs substances. Mais au moins je puis dire que, s’il n’y a aucunes substances corporelles, telles que je veux, il s’ensuit que les corps ne seront que des phénomènes véritables, comme l’arc-en-ciel ; car le continu n’est pas seulement divisible à l’infini, mais toute partie de la matière est actuellement divisée en d’autres parties aussi différentes entre elles que les deux diamants susdits ; et cela allant toujours ainsi, on ne viendra jamais à quelque chose dont on puisse dire : voilà réellement un être, que lorsqu’on trouve des machines animées dont l’âme ou forme substantielle fait l’unité substantielle indépendante de l’union extérieure de l’attouchement. Et s’il n’y en a point, il s’ensuit que hormis l’homme il n’y aurait rien de substantiel dans le monde visible.

Sixièmement, comme la notion de la substance individuelle en général, que j’ai donnée, est aussi claire que celle de la vérité, celle de la substance corporelle le sera aussi ; et par conséquent celle de la forme substantielle. Mais quand elle ne le serait pas, nous sommes obligés d’admettre bien des choses dont la connaissance n’est pas assez claire et distincte. Je tiens que celle de l’étendue l’est encore bien moins, témoin les étranges difficultés de la composition du continu ; et on peut même dire qu’il n’y a point de figure arrêtée et précise dans les corps, à cause de la subdivision actuelle des parties. De sorte que les corps seraient sans doute quelque chose d’imaginaire et d’apparent seulement, s’il n’y avait que de la matière et ses modifications. Cependant il est inutile de faire mention de l’unité, notion ou forme substantielle des corps, quand il s’agit d’expliquer les phénomènes particuliers de la nature, comme il est inutile aux géomètres d’examiner les difficultés de compositione continui, quand ils travaillent à résoudre quelque problème. Ces choses ne laissent pas d’être importantes et considérables en leur lieu. Tous les phénomènes des corps peuvent être expliqués machinalement ou par la philosophie corpusculaire, suivant certains principes de mécanique posés sans qu’on se mette en peine s’il y a des âmes ou non ; mais dans la dernière analyse des principes de la physique et de la mécanique même il se trouve qu’on ne saurait expliquer ces principes par les seules modifications de l’étendue, et la nature de la force demande déjà quelque autre chose.

Enfin, en septième lieu, je me souviens que M. Cordemoy, dans son traité du discernement de l’âme et du corps, pour sauver l’unité substantielle dans les corps, s’est cru obligé d’admettre des atomes ou des corps étendus indivisibles afin de trouver quelque chose de fixe pour faire un être simple, mais vous avez bien jugé, Monsieur, que je ne serais pas de ce sentiment. Il paraît que M. Cordemoy avait reconnu quelque chose de la vérité, mais il n’avait pas encore vu en quoi consiste la véritable notion d’une substance, aussi c’est là la clef des plus importantes connaissances. L’atome qui ne contient qu’une masse figurée d’une dureté infinie (que je ne tiens pas conforme à la sagesse divine non plus que le vide) ne saurait envelopper en lui tous ses états passés et futurs, et encore moins ceux de tout l’univers.

Je viens à vos considérations sur mon objection contre le principe cartésien touchant la quantité de mouvement, et je demeure d’accord, Monsieur, que l’accroissement de la vélocité d’un corps pesant vient de l’impulsion de quelque fluide invisible, et qu’il en est comme d’un vaisseau que le vent fait aller premièrement très peu, puis davantage. Mais ma démonstration est indépendante de toute hypothèse. Sans me mettre en peine à présent comment le corps a acquis la vitesse qu’il a, je la prends telle qu’elle est, et je dis qu’un corps d’une livre qui a une vitesse de 2 degrés a deux fois plus de force qu’un corps de deux livres qui a une vitesse d’un degré, parce qu’il peut élever une même pesanteur deux fois plus haut. Et je tiens qu’en dispensant le mouvement entre les corps qui se choquent il faut avoir égard non pas à la quantité de mouvement comme fait M. Descartes dans ses règles, mais à la quantité de la force ; autrement on pourrait obtenir le mouvement perpétuel mécanique. Par exemple, supposons que dans un carré un corps aille par la diagonale , choquer en même temps deux corps à lui égaux et , en sorte que dans le moment du choc les trois centres de ces trois sphères se trouvent dans un triangle rectangle isocèle, le tout dans un plan horizontal, supposons maintenant que le corps demeure en repos après le choc dans le lieu , et donne toute sa force aux corps et  ; en ce cas ira de en avec la vélocité et direction , et de en avec la vélocité et direction . C’est-à-dire, si avait mis une seconde du temps à venir uniformément de à avant le choc, ce sera aussi dans une seconde après le choc que viendra à et à . On demande quelle sera la longueur de ou , qui représente la vitesse. Je dis qu’elle doit être égale à ou , côtés du carré . Car, les corps étant supposés égaux, les forces ne sont que comme les hauteurs dont les corps devraient descendre pour acquérir ces vitesses, c’est-à-dire comme les carrés des vitesses ; or les carrés et pris ensemble sont égaux au carré . Donc il y a autant de force après qu’avant le choc, mais on voit que la quantité de mouvement est augmentée ; car, les corps étant égaux, elle se peut estimer par leurs vitesses ; or, avant le choc, était la vitesse
plus la vitesse , mais après le choc c’est la vitesse plus la vitesse  ; or est plus la que , il faudrait donc que, selon M. Descartes, pour garder la même quantité de mouvement, le corps n’aille de que jusqu’en ou de que jusqu’en , en sorte que ou soient chacune égale à la moitié de . Mais de cette manière autant que les deux carrés de et de ensemble sont moindres que le carré , autant y aura-t-il de force perdue. Et en échange je montrera que d’une autre manière on pourra gagner de la force par le choc. Car puisque, selon M. Descartes, le corps avec la vitesse et direction donne ex hypothesi aux corps reposants et les vitesses et directions et pour reposer lui-même à leur place, il faut réciproquement que ces corps retournants ou allants sur le corps qui repose en avec les vitesses et directions et se reposant après le choc, le fassent aller avec la vitesse et direction . Mais par là le mouvement perpétuel pourrait arriver infailliblement, car supposé que le corps d’une livre ayant la vitesse puisse monter à la hauteur d’un pied, et de même, il y avait avant le choc une force capable d’élever deux livres à un pied, ou une livre à deux pieds. Mais après le choc de et sur le corps d’une livre ayant une double vitesse (savoir la vitesse double de la vitesse ou ) pourra enlever une livre à 4 pieds, car les hauteurs où les corps peuvent monter en vertu de leurs vitesses sont comme les carrés desdites vitesses. Or, si on peut ainsi gagner le double de la force, le mouvement perpétuel est tout trouvé, ou plutôt il est impossible que la force se puisse gagner ou perdre de rien, et ces règles sont mal concertées, dont on peut tirer telles conséquences.

J’ai trouvé dans les lettres de M. Descartes ce que vous m’aviez indiqué, savoir, qu’il y dit d’avoir tâché exprès de retrancher la considération de la vélocité en considérant les raisons de forces mouvantes vulgaires et d’avoir eu seulement égard à la hauteur. S’il s’était souvenu de cela, lorsqu’il écrivait ses principes de physique, peut-être qu’il aurait évite les erreurs où il est tombé à l’égard des lois de la nature. Mais il lui est arrivé d’avoir retranché la considération de la vélocité là où il la pouvait retenir, et de l’avoir retenue dans le cas où elle faisait naître des erreurs. Car, à l’égard des puissances que j’appelle mortes (comme lorsqu’un corps fait son premier effort pour descendre sans avoir encore acquis aucune impétuosité par la continuation du mouvement), idem, lorsque deux corps sont comme en balance (car alors les premiers efforts que l’un fait sur l’autre sont toujours morts), il se rencontre que les vélocités sont comme les espaces, mais quand on considère la force absolue des corps qui ont quelque impétuosité (ce qu’il est nécessaire de faire pour établir les lois du mouvement), l’estimation doit être faite par la cause ou l’effet, c’est-il-dire par la hauteur où il peut monter en vertu de cette vitesse ou par la hauteur d’où il devrait descendre pour acquérir cette vitesse. Et si on y voulait employer la vélocité, on perdrait ou gagnerait beaucoup de force sans aucune raison. Au lieu de la hauteur on se pourrait servir de la supposition d’un ressort ou de quelque autre cause ou autre effet, ce qui reviendra toujours à la même chose, c’est-à-dire aux carrés des vitesses.

J’ai trouvé dans les nouvelles de la république des lettres du mois de septembre de cette année qu’un nommé M. l’abbé D. C., de Paris, que je ne connais pas, a répondit à mon objection. Le mal est qu’il semble n’avoir pas assez médité sur la difficulté. En faisant grand bruit pour me contredire, il m’accorde plus que je ne veux, et il limite le principe cartésien au seul cas des puissances isochrones, comme il les appelle, comme dans les cinq machines vulgaires, ce qui est entièrement contre l’intention de M. Descartes ; outre cela, il croit que la raison, pourquoi dans le cas que j’avais propose l’un des deux corps est aussi fort que l’autre quoiqu’il ait une moindre quantité de mouvement, vient de ce que ce corps est descendu en plus de temps puisqu’il est venu d’une plus grande hauteur. Si cela faisait quelque chose, le principe des cartésiens qu’il veut défendre serait assez ruiné par cela même ; mais cette raison n’est pas valable, car ces deux corps peuvent descendre de ces différentes hauteurs en même-temps, selon les inclinations qu’on donne aux plans dans lesquels ils doivent descendre, et cependant l’objection ne laissera pas de subsister en son entier. Je souhaiterais donc que mon objection fut examinée par un cartésien qui soit géomètre et versé dans ces matières.

Enfin, Monsieur, comme je vous honore infiniment, et prends beaucoup de part à ce qui vous touche, je serai ravi d’apprendre quelquefois l’état de votre santé et les ouvrages que vous avez en mains, dont je fais gloire de connaître le prix. Je suis avec un zèle passionné, etc.


Lelbniz au Landgrave.

Tiré de ma lettre Novembre 1686.

Je prends la liberté, Monseigneur, de supplier encore votre V. A. S. qu’il lui plaise d’ordonner qu’on fasse tenir à M. Arnaud les ci-jointes ; et comme il y est traité de matières éloignées des sens extérieurs et dépendantes de l’intellection pure, qui ne sont pas agréables et le plus souvent sont méprisées par les personnes les plus vives et les plus excellentes dans les affaires du monde ; je dirai ici quelque chose en faveur de ces méditations, non pas que je sois assez ridicule pour souhaiter que V. A. S. s’y amuse (ce qui serait aussi peu raisonnable que de vouloir qu’un général d’armée s’applique à l’algèbre, quoique cette science soit très utile à tout ce qui a connexion avec les mathématiques) ; mais afin que V. A. S. puisse mieux juger du but et de l’usage de telles pensées, qui pourraient paraître peu dignes d’occuper, tant soit peu, un homme à qui tous les moments doivent être précieux. En effet, de la manière que ces choses sont traitées communément par les scolastiques, ce ne sont que disputes, que distinctions, que jeux de paroles ; mais il y a des veines d’or dans ces rochers stériles. Je mets en fait que la pensée est la fonction principale et perpétuelle de notre âme. Nous penserons toujours, mais nous ne vivrons pas toujours ici. C’est pourquoi ce qui nous rend plus capables de penser aux plus parfaits objets et d’une manière plus parfaite, c’est ce qui nous perfectionne naturellement. Cependant l’état présent de notre vie nous oblige à quantité de pensées confuses qui ne nous rendent pas plus parfaits. Telle est la connaissance des coutumes, des généalogies, des langues, et même toute connaissance historique des faits tant civils que naturels, qui nous est utile pour éviter les dangers et pour manier les corps et les hommes qui nous environnent, mais qui n’éclaire pas l’esprit. La connaissance des routes est utile à un voyageur pendant qu’il voyage ; mais ce qui a plus de rapport aux fonctions où il sera destiné in patria lui est plus important. Or nous sommes destinés à vivre un jour une vie spirituelle, où les substances séparées de la matière nous occuperont bien plus que les corps. Mais pour mieux distinguer entre ce qui éclaire l’esprit, de ce qui le conduit seulement en aveugle, voici des exemples tirés des arts : si quelque ouvrier sait par expérience ou par tradition que, le diamètre étant de 7 pieds, la circonférence du cercle est un peu moins que de 22 pieds ; ou si un canonnier sait par ouï-dire ou pour l’avoir mesuré souvent, que les corps sont jetés le plus loin par un angle de 45 degrés, c’est le savoir confusément et en artisan, qui s’en servira fort bien pour gagner sa vie et pour rendre service aux autres ; mais les connaissances qui éclairent notre esprit, ce sont celles qui sont distinctes, c’est-à-dire qui soutiennent les causes ou raisons, comme lorsque Archimède a donné la démonstration de la première règle et Galilée de la seconde ; et en un mot, c’est la seule connaissance des raisons en elles-mêmes ou des vérités nécessaires et éternelles, surtout de celles qui sont le plus compréhensives et qui ont le plus de rapport au souverain être qui nous peuvent perfectionner. Cette connaissance seule est bonne par elle-même ; tout le reste est mercenaire, et ne doit être appris que par nécessité, à…[26] des besoins de cette vie et pour être d’autant mieux en état de vaquer par après à la perfection de l’esprit, quand on a mis ordre à sa subsistance. Cependant le dérèglement des hommes et ce qu’on appelle le soin de pane lucrando, et aussi la vanité fait qu’on oublie le seigneur pour le valet et la fin pour les moyens. C’est justement selon le poète : propter vitam vivendi perdere causas. À peu près comme un avare préfère l’or à sa santé, au lieu que l’or n’est que pour servir aux commodités de la vie. Or, puisque ce qui perfectionne notre esprit (la lumière de la grâce mise à part) est la connaissance démonstrative des plus grandes vérités par leurs causes ou raisons, il faut avouer que la métaphysique ou la théologie naturelle, qui traite des substances immatérielles, et particulièrement de Dieu et de l’âme, est la plus importante de toutes. Et on n’y saurait assez avancer sans connaître la véritable notion de la substance, que j’ai expliquée d’une telle manière dans ma précédente lettre à M. Arnaud, que lui-même, qui est si exact, et qui en avait été choqué au commencement, s’y est rendu. Enfin, ces méditations nous fournissent des conséquences surprenantes, mais d’une merveilleuse utilité pour se délivrer des plus grands scrupules touchant le concours de Dieu avec les créatures, sa prescience et préordination, l’union de l’âme et du corps, l’origine du mal, et autres choses de cette nature. Je ne dis rien ici des grands usages que ces principes ont dans les sciences humaines ; mais au moins je puis dire que rien n’élève davantage notre esprit à la connaissance et à l’amour de Dieu, autant que la nature nous y aide. J’avoue que tout cela ne sert de rien sans la grâce, et que Dieu donne la grâce à des gens qui n’ont jamais songé à ces méditations ; mais Dieu veut aussi que nous n’omettions rien du nôtre, et que nous employions selon les occasions, chacun selon sa vocation, les perfections qu’il a données à la nature humaine ; et comme il ne nous a faits que pour le connaître et pour l’aimer, on n’y saurait assez travailler, ni faire un meilleur usage de notre temps et de nos forces, si ce n’est que nous soyons occupés ailleurs pour le public et pour le salut des autres.


A. Arnauld à Leibniz.

Ce 4 mars 1687.

Il y a longtemps, Monsieur, que j’ai reçu votre lettre, mais j’ai eu tant d’occupations depuis ce temps-la, que je n’ai pu y répondre plus tôt.

Je ne comprends pas bien, Monsieur, ce que vous entendez par cette « expression plus distincte que notre âme porte de ce qui arrive maintenant à l’égard de son corps, » et comment cela puisse faire que, quand on me pique le doigt, mon âme connaisse cette piqûre avant qu’elle en ait le sentiment de la douleur. Cette, même expression plus distincte, etc., lui devait donc faire connaître une infinité d’autres choses qui se passent dans mon corps, qu’elle ne connaît pas néanmoins, comme tout ce qui se fait dans la digestion et la nutrition.

Quant à ce que vous dites : que quoique mon bras se lève lorsque je le veux lever, ce n’est pas que mon âme cause ce mouvement dans mon bras ; mais c’est que, « quand je le veux lever, c’est justement dans le moment que tout est disposé dans le corps pour cet effet ; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres lois, quoiqu’il arrive par l’accord admirable, immanquable des choses entre elles, que ces lois y conspirent justement dans le moment que la volonté s’y porte, Dieu y ayant eu égard par avance, lorsqu’il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l’univers ». Il me semble que c’est dire la même chose en d’autres termes, que disent ceux qui prétendent, que ma volonté est occasionnelle du mouvement de mon bras, et que Dieu en est la cause réelle. Car ils ne prétendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nouvelle volonté, qu’il ait chaque fois que je veux lever le bras : mais par cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il a voulu faire tout ce qu’il a prévu qu’il serait nécessaire qu’il fit, afin que l’univers fût tel qu’il a jugé qu’il devait être. Or, n’est-ce pas à quoi revient ce que vous dites, que la cause du mouvement de mon bras, lorsque je le veux lever, est à l’accord admirable mais immanquable des choses entre elles, qui vient de ce que Dieu y a eu égard par avance lorsqu’il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l’univers ». Car cet égard de Dieu n’a pu faire qu’une chose soit arrivée sans une cause réelle : il faut donc trouver la cause réelle de ce mouvement de mon bras. Vous ne voulez pas que ce soit ma volonté. Je ne crois pas aussi que vous croyiez qu’un corps puisse se mouvoir soi-même ou un autre corps comme cause réelle et efficiente. Reste donc que ce soit cet égard de Dieu, qui soit la cause réelle et efficiente du mouvement de mon bras. Or vous appelez vous-même cet égard de Dieu sa résolution, et résolution et volonté sont la même chose : donc selon vous toutes les fois que je veux lever le bras, c’est la volonté de Dieu qui est la cause réelle et efficiente de ce mouvement.

Pour la deuxième difficulté je connais présentement votre opinion tout autrement que je ne faisais. Car je supposais que vous raisonniez ainsi : les corps doivent être de vraies substances. Or ils ne peuvent être de vraies Substances qu’ils n’aient une vraie unité, ni avoir une vraie unité qu’ils n’aient une forme substantielle : donc l’essence du corps ne peut pas être l’étendue, mais tout corps, outre l’étendue, doit avoir une forme substantielle. À quoi j’avais opposé qu’une forme substantielle divisible, comme elles le sont presque toutes au jugement des partisans des formes substantielles, ne saurait donner a un corps l’unité qu’il n’aurait pas sans cette forme substantielle.

Vous en demeurez d’accord, mais vous prétendez que toute forme substantielle est indivisible, indestructible et ingénérable, ne pouvant être produite que par une vraie création.

D’où il s’ensuit : 1° que tout corps qui peut être divisé, chaque partie demeurant de même nature que le tout, comme les métaux, les pierres, le bois, l’air, l’eau, et les autres corps liquides, n’ont point de forme substantielle.

2° Que les plantes n’en ont point aussi, puisque la partie d’un arbre, ou étant mise en terre, ou greffée sur un autre, demeure arbre de même espèce qu’il était auparavant.

3° Qu’il n’y aura donc que les animaux qui auront des formes substantielles. Il n’y aura donc selon vous que les animaux qui seront de vraies substances.

4° Et encore vous n’en êtes pas si assuré que vous ne disiez, que si les brutes n’ont point d’âme ou de forme substantielle, il s’ensuit que, hormis l’homme, il n’aurait rien de substantiel dans le monde visible, parce que vous prétendez que l’unité substantielle demande un être accompli indivisible, et naturellement indestructible, ce qu’on ne saurait trouver que dans une âme ou forme substantielle à l’exemple de ce qu’on appelle moi.

Tout cela aboutit à dire que tous les corps dont les parties ne sont que machinalement unies ne sont point des substances, mais seulement des machines ou agrégés de plusieurs substances.

Je commencerai par ce dernier, et je vous dirai franchement qu’il n’y a en cela qu’une dispute de mots. Car saint Augustin ne fait pas de difficulté de reconnaître que les corps n’ont point de vraie unité, parce que l’unité doit être indivisible, et que nul corps n’est indivisible, qu’il n’y a donc de vraie unité que dans les esprits, non plus que de vrai moi. Mais que concluez-vous de la ? « Qu’il n’y a rien de substantiel dans les corps, qui n’ont point d’âme ou de forme substantielle. » Afin que cette conclusion fût bonne, il faudrait avoir auparavant défini substance et substantiel en ces termes : « J’appelle substance et substantiel ce qui a une vraie unité. » Mais comme cette définition n’a pas encore été reçue, et qu’il n’y a point de philosophe qui n’ait autant de droit de dire : « J’appelle substance ce qui n’est point modalité ou manière d’être, » et qui ensuite ne puisse soutenir que c’est un paradoxe de dire qu’il n’y a rien de substantiel dans un bloc de marbre, puisque ce bloc de marbre n’est point la manière d’être d’une autre substance ; et que tout ce que l’on pourrait dire est que ce n’est pas une seule substance, mais plusieurs substances jointes ensemble machinalement. Or c’est, ce me semble, un paradoxe, dira ce philosophe, qu’il n’y ait rien de substantiel dans ce qui est plusieurs substances. Il pourra ajouter qu’il comprend encore moins ce que vous dites, « que les corps seraient sans doute quelque chose d’imaginable et d’apparent seulement, s’il n’y avait que de la matière et ses modifications ». Car vous ne mettez que de la matière et ses modifications dans tout ce qui n’a point d’âme ou de forme substantielle, indivisible, indestructible et ingénérable, et ce n’est que dans les animaux que vous admettez de ces sortes de formes. Vous seriez donc obligé de dire que tout le reste de la nature est quelque chose d’imaginaire et d’apparent seulement ; et à plus forte raison, vous devriez dire la même chose de tous les ouvrages des hommes.

Je ne saurais demeurer d’accord de ces dernières propositions. Mais je ne vois aucun inconvénient de croire que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines et des agrégés[27] des substances, parce qu’il n’y a aucune de ces parties dont on puisse dire en parlant exactement que c’est une seule substance. Cela fait voir seulement ce qu’il est très bon de remarquer comme a fait saint Augustin, que la substance qui pense ou spirituelle est en cela beaucoup plus excellente que la substance étendue ou corporelle, qu’il n’y a que la spirituelle qui ait une vraie unité, et un vrai moi, ce que n’a point la corporelle. D’où il s’ensuit qu’on ne peut alléguer cela pour prouver que l’étendue n’est point l’essence du corps, parce qu’il n’aurait point de vraie unité, s’il avait l’étendue pour son essence, puisqu’il peut être de l’essence du corps de n’avoir point de vraie unité, comme vous l’avouez de tous ceux qui ne sont point joints à une âme ou à une forme substantielle.

Mais je ne sais, Monsieur, ce qui vous porte à croire qu’il y a dans les brutes de ces âmes ou formes substantielles, qui doivent être selon vous indivisibles, indestructibles et ingénérables. Ce n’est pas que vous jugiez cela nécessaire pour expliquer ce qu’elles font. Car vous dites expressément « que tous les phénomènes des corps peuvent être expliqués machinalement ou par la philosophie corpusculaire suivant certains principes de mécanique posés, sans qu’on se mette en peine s’il y a des âmes ou non ». Ce n’est pas aussi par la nécessité qu’il y a que les corps des brutes aient une vraie unité, et que ce ne soient pas seulement des machines ou des agrégés des substances. Car toutes les plantes pouvant n’être que cela, quelle nécessité pourrait-il y avoir que les brutes fussent autre chose ? On ne voit pas de plus que cette opinion se puisse facilement soutenir en mettant ces âmes indivisibles et indestructibles. Car que répondre aux vers qui, étant partagés en deux, chaque partie se meut comme auparavant ? Si le feu prenait à une des maisons où on nourrit des cent mille vers à soie, que deviendraient ces cent mille âmes indestructibles ? Subsisteraient-elles séparées de toute matière comme nos âmes ? Que devinrent de même les âmes de ces millions de grenouilles que Moïse fit mourir, quand il fit cesser cette plaie, et de ce nombre innombrable de cailles que tuèrent les israélites dans le désert, et de tous les animaux qui périrent par le déluge ? Il y a encore d’autres embarras sur la manière dont ces âmes se trouvent dans chaque brute à mesure qu’elles sont conçues. Est-ce qu’elles étaient in seminibus ? Y étaient-elles indivisibles et indestructibles ? Quid ergo fit, cum irrita cadunt sine ullis conceptibus semina ? Quid cum bruta, mascula ad fœminas non accedunt toto vitæ suæ tempore ? Il suffit d’avoir fait entrevoir ces difficultés.

Il ne reste plus qu’à parler de l’unité que donne l’âme raisonnable. On demeure d’accord qu’elle a une vraie et parfaite unité et un vrai moi, et qu’elle communique en quelque sorte cette unité et ce moi à ce tout composé de l’âme et du corps qui s’appelle l’homme. Car, quoique ce tout ne soit pas indestructible, puisqu’il périt quand l’âme est séparée du corps ; il est indivisible en ce sens qu’on ne saurait concevoir la moitié d’un homme. Mais en considérant le corps séparément, comme notre âme ne lui communique pas son indestructibilité, on ne voit pas aussi qu’à proprement parler elle lui communique ni sa vraie unité, ni son indivisibilité. Car, pour être uni à notre âme, il n’en est pas moins vrai que ses parties ne sont unies entre elles que machinalement, et qu’ainsi ce n’est pas une seule substance corporelle, mais un agrégé de plusieurs substances corporelles. Il n’en est pas moins vrai qu’il est aussi divisible que tous les autres corps de la nature. Or, la divisibilité est contraire à la vraie unité. Il n’a donc point de vraie unité. Mais il en a, dites-vous, par notre âme. C’est-à-dire qu’il appartient à une âme qui est vraiment une, ce qui n’est point une unité intrinsèque au corps, mais semblable à celle de diverses provinces qui, n’étant gouvernées que par un seul roi, ne font qu’un royaume.

Cependant, quoiqu’il soit vrai qu’il n’y ait de vraie unité que dans les natures intelligentes dont chacune peut dire moi, il y a néanmoins divers degrés dans cette unité impropre qui convient au corps. Car, quoiqu’il n’y ait point de corps pris à part qui ne soit plusieurs substances, il y a néanmoins raison d’attribuer plus d’unité à ceux dont les parties conspirent à un même dessein, comme est une maison ou une montre, qu’à ceux dont les parties sont seulement proches les unes des autres, comme un tas de pierres, un sac de pistoles, et ce n’est proprement que de ces derniers qu’on doit appeler des agrégés par accident. Presque tous les corps de la nature que nous appelons un, comme un morceau d’or, une étoile, une planète, sont du premier genre ; mais il n’y en a point en qui cela paraisse davantage que les corps organisés, c’est-à-dire les animaux et les plantes, sans avoir besoin pour cela de leur donner des âmes. (Et il me parait même que vous n’en donnez pas aux plantes.) Car pourquoi un cheval ou un oranger ne pourront-ils pas être considérés chacun comme un ouvrage complet et accompli, aussi bien qu’une église ou une montre ? Qu’importe pour être appelé un (de cette unité qui, pour convenir au corps, a dû être différente de celle qui convient à la nature spirituelle), de ce que leurs parties ne sont unies entre elles que machinalement, et qu’ainsi ce sont des machines ? N’est-ce pas la plus grande perfection qu’ils puissent avoir d’être des machines si admirables qu’il n’y a qu’un Dieu tout-puissant qui les puisse avoir faites ? Notre corps, considéré seul, est donc un en cette manière. Et le rapport qu’il a [avec] une nature intelligente qui lui est unie et qui le gouverne, lui peut encore ajoutter quelque unité, mais qui n’est point de la nature de celle qui convient aux natures spirituelles.

Je vous assure, Monsieur, que je n’ai pas d’idées assez nettes et assez claires touchant les règles du mouvement, pour bien juger de la difficulté que vous avez proposée aux cartésiens. Celui qui vous a répondu est M. l’abbé de Catelan, qui a beaucoup d’esprit et qui est fort bon géomètre. Depuis que je suis hors de Paris, je n’ai point entretenu de commerce avec les philosophes de ce pays-la. Mais, puisque vous êtes résolu de répondre à cet abbé, et qu’il voudra peut-être défendre son sentiment, il y a lieu d’espérer que ces différents écrits éclairciront tellement cette difficulté que l’on saura à quoi s’en tenir.

Je vous suis trop obligé, Monsieur, du désir que vous témoignez avoir de savoir comme je me porte. Fort bien, grâces à Dieu, pour mon âge. J’ai seulement eu un assez grand rhume au commencement de cet hiver. Je suis bien aise que vous pensez à faire exécuter votre machine d’arithmétique. Ç’aurait été dommage qu’une si belle invention se fût perdue. Mais j’aurais un grand désir, que la pensée dont vous aviez écrit un mot au prince qui a tant d’affection pour vous ne demeurât pas sans effet. Car il n’y a rien à quoi un homme sage doive travailler avec plus de soin et moins de retardement qu’à ce qui regarde son salut. Je suis,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
A. Arnauld.


Leibniz à Arnauld

30 avril 1687.
Monsieur,

Vos lettres étant à mon égard des bienfaits considérables et des effets de votre pure libéralité, je n’ai aucun droit de les demander, et par conséquent vous ne répondez jamais trop tard. Quelque agréables et utiles qu’elles me soient, je considère ce que vous devez au bien public, et cela fait taire mes désirs. Vos considérations instruisent toujours, et je prendrai la liberté de les parcourir par ordre.

Je ne crois pas qu’il y ait de la difficulté dans ce que j’ai dit que « l’âme exprime plus distinctement (cæteris paribus) ce qui appartient à son corps », puisqu’elle exprime tout l’univers d’un certain sens et particulièrement suivant le rapport des autres corps au sien, car elle ne saurait exprimer également toutes choses ; autrement il n’y aurait point de distinction entre les âmes ; mais il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle se doive apercevoir parfaitement de ce qui se passe dans les parties de son corps, puisqu’il y a des degrés de rapport entre ces parties mêmes qui ne sont pas toutes exprimées également, non plus que les choses extérieures. L’éloignement des uns est récompensé par la petitesse ou autre empêchement des autres, et Thalès voit les astres, qui ne voit pas le fossé qui est devant ses pieds.

Les nerfs et les membranes sont des parties plus sensibles pour nous que les autres, et ce n’est peut-être que par elles que nous nous apercevons des autres ; ce qui arrive apparemment, parce que les mouvements des nerfs ou des liqueurs y appartenant es imitent mieux les impressions et les confondent moins ; or les expressions plus distinctes de l’âme répondent aux impressions plus distinctes du corps. Ce n’est pas que les nerfs agissent sur l’âme, à parler métaphysiquement, mais c’est que l’un représente l’état de l’autre spontanea relatione. Il faut encore considérer qu’il se passe trop de choses dans notre corps, pour pouvoir être séparément aperçues toutes, mais on en sent un certain résultat auquel on est accoutumé, et on ne saurait discerner ce qui entre à cause de la multitude, comme, lorsqu’on entend de «loin le bruit de la mer, on ne discerne pas ce que fait chaque vague, quoique chaque vague fasse son effet sur nos oreilles ; mais quand il arrive un changement insigne dans notre corps, nous le remarquons bientôt, et mieux que les changements de dehors qui ne sont pas accompagnés d’un changement notable de nos organes.

Je ne dis pas que l’âme connaisse là piqûre avant qu’elle ait le sentiment de douleur, si ce n’est comme elle connaît ou exprime confusément toutes choses suivant les principes déjà établis ; mais cette expression, bien qu’obscure et confuse, que l’âme a de l’avenir par avance, est la cause véritable de ce qui lui arrivera et de la perception plus claire qu’elle aura par après, quand l’obscurité sera développée, l’état futur étant une suite du précédent.

J’avais dit que Dieu a créé l’univers en sorte que l’âme et le corps, agissant chacun suivant ses lois, s’accordent dans les phénomènes. Vous jugez, Monsieur, que cela convient avec l’hypothèse des causes occasionnelles. Si cela était, je n’en serais point fâché, et je suis toujours bien aise de trouver des approbateurs, mais j’entrevois votre raison, c’est que vous supposez que je ne dirai pas qu’un corps se puisse mouvoir soi-même ; ainsi, l’âme n’étant pas la cause réelle du mouvement du bras, et le corps non plus, ce sera donc Dieu. Mais je suis dans une autre opinion, je tiens que ce qu’il y a de réel dans l’état qu’on appelle le mouvement procède aussi bien de la substance corporelle, que la pensée et la volonté procèdent de l’esprit. Tout arrive dans chaque substance en conséquence du premier état que Dieu lui a donné en la créant, et le concours extraordinaire mis à part, son concours ordinaire ne consiste que dans la conservation de la substance même, conformément à son état précédent et aux changements qu’il porte. Cependant on dit fort bien qu’un corps pousse un autre, c’est-à-dire qu’il se trouve qu’un corps ne commence jamais d’avoir une certaine tendance, que lorsqu’un autre qui le touche en perd à proportion suivant les lois constantes que nous observons dans les phénomènes. Et en effet, les mouvements étant des phénomènes réels plutôt que des êtres, un mouvement comme phénomène est dans mon esprit la suite immédiate ou effet d’un autre phénomène et de même dans l’esprit des autres, mais l’état d’une substance n’est pas la suite immédiate de l’état d’une substance particulière.

Je n’ose pas assurer que les plantes n’ont point d’âme, ni vie, ni forme substantielle ; car, quoique une partie de l’arbre plantée ou greffée puisse produire un arbre de la même espèce, il se peut qu’il y soit une partie séminale qui contienne déjà un nouveau végétale, comme peut-être il y a déjà des animaux vivants quoique très petits dans la semence des animaux, qui pourront être transformés dans un animal semblable. — Je n’ose donc pas assurer que les animaux seuls sont vivants et doués d’une forme substantielle. Et peut-être qu’il y a une infinité de degrés dans les formes des substances corporelles.

Vous dites, Monsieur, que « ceux qui soutiennent l’hypothèse des causes occasionnelles, disant que ma volonté est la cause occasionnelle, et Dieu la cause réelle du mouvement de mon bras, ne prétendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nouvelle volonté, qu’il ait chaque fois que je veux lever mon bras, mais par cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il a voulu faire tout ce qu’il a prévu qu’il serait nécessaire qu’il fit. » À quoi je réponds qu’on pourra dire, par la même raison, que les miracles mêmes ne se font pas par une nouvelle volonté de Dieu, étant conformes à son dessein général, et j’ai déjà remarqué dans les précédentes que chaque volonté de Dieu enferme toutes les autres, mais avec quelque ordre de priorité. En effet, si j’entends bien le sentiment des auteurs des causes occasionnelles, ils introduisent un miracle qui ne l’est pas moins pour être continuel. Car il me semble que la notion du miracle ne consiste pas dans la rareté. On me dira que Dieu n’agit en cela que suivant une règle générale et par conséquent sans miracle, mais je n’accorde pas cette conséquence, et je crois que Dieu peut se faire des règles générales à l’égard des miracles mêmes ; par exemple, si Dieu avait pris la résolution de donner sa grâce immédiatement ou de faire une autre action de cette nature toutes les fois qu’un certain cas arriverait, cette action ne laisserait pas d’être un miracle, quoique ordinaire. J’avoue que les auteurs des causes occasionnelles pourront donner une autre définition du terme, mais il semble que suivant l’usage le miracle diffère intérieurement et par la substance de l’acte d’une action commune, et non pas par un accident extérieur de la fréquente répétition ; et qu’à proprement parler Dieu fait un miracle, lorsqu’il fait une chose qui surpasse les forces qu’il a données aux créatures et qu’il y conserve. Par exemple, si Dieu faisait qu’un corps étant mis en mouvement circulaire, par le moyen d’une fronde, continuât d’aller librement en ligne circulaire, quand il serait délivré de la fronde, sans être poussé ou retenu par quoi que ce soit, ce serait un miracle, car, selon les lois de la nature, il devrait continuer en ligne droite par la tangente ; et si Dieu décernait que cela devrait toujours arriver, il ferait des miracles naturels, ce mouvement ne pouvant point être expliqué par quelque chose de plus simple. Ainsi de même il faut dire que, si la continuation du mouvement surpasse la force des corps, il faudra dire, suivant la notion reçue, que la continuation du mouvement est un vrai miracle, au lieu que je crois que la substance corporelle a la force de continuer ses changements suivant les lois que Dieu a mises dans sa nature et qu’il y conserve. Et afin de me mieux faire entendre, je crois que les actions des esprits ne changent rien du tout dans la nature des corps, ni les corps dans celle des esprits, et même que Dieu n’y change rien à leur occasion, que lorsqu’il fait un miracle ; et les choses à mon avis sont tellement concertées que jamais esprit ne veut rien efficacement, que lorsque le corps est près de le faire en vertu de ses propres lois et forces ; au lieu que selon les auteurs des causes occasionnelles Dieu change les lois des corps à l’occasion de l’âme et vice versa. C’est là la différence essentielle entre nos sentiments. Ainsi on ne doit pas être en peine, selon moi, comment l’âme peut donner quelque mouvement ou quelque nouvelle détermination aux esprits animaux, puisqu’en effet elle ne leur en donne jamais d’autant qu’il y a nulle proportion entre un esprit et un corps, et qu’il n’y a rien qui puisse déterminer quel degré de vitesse un esprit donnera à un corps, pas même quel degré de vitesse Dieu voudrait donner au corps à l’occasion de l’esprit suivant une loi certaine ; la même difficulté se trouvant à l’égard de l’hypothèse des causes occasionnelles, qu’il y a à l’égard de l’hypothèse d’une influence réelle de l’âme sur le corps et vice versa, en ce qu’on ne voit point de connexion ou fondement d’aucune règle. Et si l’on veut dire, comme il semble que M. Descartes l’entend, que l’âme, ou Dieu à son occasion, change seulement la direction ou détermination du mouvement, et non la force qui est dans les corps, ne lui paraissant pas probable que Dieu viole à tout moment à l’occasion de…[28] les volontés des esprits, cette loi générale de la nature, que la même force doit subsister ; je réponds qu’il sera encore assez difficile d’expliquer quelle connexion il peut y avoir entre les pensées de l’âme et les côtés ou angles de la direction des corps, et de plus qu’il y a encore dans la nature une autre loi générale, dont M. Descartes ne s’est point aperçu, qui n’est pas moins considérable, savoir, que la même détermination ou direction en somme doit toujours subsister ; car je trouve que, si on menait quelque ligne droite que ce soit, par exemple d’orient en occident par un point donné, et si on calculait toutes les directions de tous les corps du monde autant qu’ils avancent ou reculent dans les lignes parallèles à cette ligne, la différence entre les sommes des quantités de toutes les directions orientales et de toutes les directions occidentales se trouverait toujours la même, tant entre certains corps particuliers, si on suppose qu’ils ont seuls commerce entre eux maintenant, qu’à l’égard de tout l’univers, où la différence est toujours nulle, tout étant parfaitement balance et les directions orientales et occidentales étant parfaitement égales dans l’univers ; et si Dieu fait quelque chose contre cette règle, c’est un miracle.

Il est donc infiniment plus raisonnable et plus digne de Dieu, de supposer qu’il a créé d’abord en telle façon la machine du monde, que sans violer à tout moment les deux grandes lois de la nature, savoir celle de la force et de la direction, et plutôt en les suivant parfaitement (excepté le cas des miracles), il arrive justement que les ressorts des corps soient prêts à jouer d’eux-mêmes, comme il faut, dans le moment que l’âme a une volonté ou pensée convenable qu’elle aussi bien n’a eues que conformément aux précédents états des corps, et qu’ainsi l’union de l’âme avec la machine du corps et les parties qui y entrent, et l’action de l’un sur l’autre ne consiste que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du créateur bien plus que toute autre hypothèse ; on ne saurait disconvenir que celle-ci ne soit au moins possible, et que Dieu ne soit assez grand artisan pour la pouvoir exécuter, après quoi on jugera aisément que cette hypothèse est la plus probable, étant la plus simple et la plus intelligible, et retranche tout d’un coup toutes les difficultés, pour ne rien dire des actions criminelles, ou il paraît plus raisonnable de ne faire concourir Dieu que par la seule conservation des forces créées.

Enfin, pour me servir d’une comparaison, je dirai qu’à l’égard de cette concomitance que je soutiens, c’est comme à l’égard de plusieurs différentes bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparément leurs parties, et placés en sorte qu’ils ne se voient et même ne s’entendent point, qui peuvent néanmoins s’accorder parfaitement en suivant seulement leurs notes, chacun les siennes, de sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y avait de la connexion entre eux. Il se pourrait même faire que quelqu’un étant du côté de l’un de ces deux chœurs jugeât par l’un ce que fait l’autre, et en prit une telle habitude (particulièrement si on supposait qu’il pût entendre le sien sans le voir, et voir l’autre sans l’entendre), que son imagination y suppléant, il ne pensât plus au chœur où il est, mais à l’autre, ou ne prît le sien que pour un écho de l’autre, n’attribuant à celui où il est que certains intermèdes, dans lesquels quelques règles de symphonie par lesquelles il juge de l’autre ne paraissent point ; ou bien attribuant au sien certains mouvements qu’il fait faire de son côté suivant certains desseins qu’il croit être imités par les autres, 51 cause du rapport à cela qu’il trouve dans la sorte de la mélodie, ne sachant point que ceux qui sont de l’autre côté font encore en cela quelque chose de répondant suivant leurs propres desseins.

Cependant je ne désapprouve nullement qu’on dise les esprits causes occasionnelles et même réelles en quelque façon de quelques mouvements des corps, car, à l’égard des résolutions divines, ce que Dieu a prévu et préétabli à l’égard des esprits a été une occasion qui l’a fait régler ainsi les corps d’abord, afin qu’ils conspirassent entre eux suivant les lois et forces qu’il leur donnerait, et comme l’état de l’un est une suite immanquable, quoique souvent contingente et même libre ; de l’autre, on peut dire que Dieu fait qu’il y a une connexion réelle en vertu de cette notion générale des substances, qui porte qu’elles s’entr’expriment parfaitement toutes, mais cette connexion n’est pas immédiate, n’étant fondée que sur ce que Dieu a fait en les créant.

Si l’opinion que j’ai, que la substance demande une véritable unité, n’était fondée qué sur une définition que j’aurais forgée contre l’usage commun, ce ne serait qu’une dispute des mots, mais outre que les philosophes ordinaires ont pris ce terme et peu près de la même façon distinguendo unum par se et unum per accidens, formamque substantialem et accidentalem, mixta imperfecta et perfecta, naturalia et artificialia ; je prends les choses de bien plus haut, et laissant là des termes : je crois que là, où il n’y a que des êtres par agrégation, il n’y aura pas même des êtres réels ; car tout être par agrégation suppose des êtres doués d’une véritable unité, parce qu’il ne tient sa réalité que de celle de ceux dont il est composé, de sorte qu’il n’en aura point du tout, si chaque être dont il est composé est encore un être par agrégation, ou il faut encore chercher un autre fondement de sa réalité, qui de cette manière s’il faut toujours continuer de chercher ne se peut trouver jamais. J’accorde, Monsieur, que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines (qui souvent sont animées), mais je n’accorde pas qu’il n’y ait que des agrégés de substances, et s’il y a des agrégés de substances, il faut bien qu’il y ait aussi des véritables substances dont tous les agrégés résultent. Il faut donc venir nécessairement ou aux points de mathématique dont quelques auteurs composent l’étendue, ou aux atomes d’Épicure et de M. Cordemoy (qui sont des choses que vous rejeter avec moi), ou bien il faut avouer qu’on ne trouve nulle réalité dans les corps, ou enfin il y faut reconnaître quelques substances qui aient une véritable unité. J’ai déjà dit dans une autre lettre que le composé des diamants du Grand-Duc et du Grand-Mogol se peut appeler une paire de diamants, mais ce n’est qu’un être de raison, et quand on les approchera l’un de l’autre, ce sera un être d’imagination ou perception, c’est-à-dire un phénomène ; car l’attouchement, le mouvement commun, le concours à un même dessein ne changent rien à l’unité substantielle. Il est vrai qu’il y a tantôt plus, tantôt moins de fondement de supposer comme si plusieurs choses faisaient une seule, selon que ces choses ont plus de connexion, mais cela ne sert qu’à abréger nos pensées et à représenter les phénomènes.

Il semble aussi que ce qui fait l’essence d’un être par agrégation n’est qu’une manière d’être de ceux dont-il est composé, par exemple ce qui fait l’essence d’une armée n’est qu’une manière d’être des hommes qui la composent. Cette manière d’être suppose donc une substance, dont l’essence ne soit pas une manière d’être d’une substance. Toute machine aussi suppose quelque substance dans les pièces dont elle est faite, et il n’y a point de multitude sans des véritables unités. Pour trancher court je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent, savoir que ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l’un et l’être sont des choses réciproques. Autre chose est l’être, autre chose est des êtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n’y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ? J’ai donc cru qu’il me serait permis de distinguer les êtres d’agrégation des substances ; puisque ces êtres n’ont leur unité que dans notre esprit, qui se fonde sur les rapports ou modes des véritables substances. Si une machine est une substance, un cercle d’hommes qui se prennent par les mains le sera aussi, et puis une armée, et enfin toute une multitude de substances.

Je ne dis pas qu’il n’y a rien de substantiel ou rien que d’apparent dans les choses qui iront pas une véritable unité, car j’accorde qu’ils ont toujours autant de réalité ou de substantialité, qu’il y a de véritable unité dans ce qui entre dans leur composition.

Vous objectez, Monsieur, qu’il pourra être de l’essence du corps de n’avoir pas une vraie unité, mais il sera donc de l’essence du corps d’être un phénomène, dépourvu de toute réalité, comme serait un songe réglé, car les phénomènes mêmes comme l’arc-en-ciel ou comme un tas de pierres seraient tout à fait imaginaires s’ils n’étaient composés d’êtres qui ont une véritable unité.

Vous dites de ne pas voir ce qui me porte à admettre ces formes substantielles ou plutôt ces substances corporelles douées d’une véritable unité ; mais c’est parce que je ne conçois nulle réalité sans une véritable unité. Et chez moi la notion de la substance singulière enveloppe des suites incompatibles avec un être par agrégation ; je conçois des propriétés dans la substance qui ne sauraient être expliquées par l’étendue, la figure et le mouvement, outre qu’il n’y a aucune figure exacte et arrêtée dans les corps, à cause de la subdivision actuelle du continu à l’infini ; et que le mouvement, en tant qu’il n’est qu’une modification de l’étendue et changement de voisinage, enveloppe quelque chose d’imaginaire en sorte qu’on ne saurait déterminer à quel sujet il appartient parmi ceux qui changent, si on n’a recours à la force qui est cause du mouvement, et qui est dans la substance corporelle. J’avoue qu’on n’a pas besoin de faire mention de ces substances et qualités pour expliquer les phénomènes particuliers, mais on n’y a pas besoin non plus d’examiner le concours de Dieu, la composition du continu, le plein et mille autres choses. On peut expliquer machinalement, je l’avoue, les particularités de la nature, mais c’est après avoir reconnu ou supposé les principes de la mécanique même, qu’on ne saurait établir à priori que par des raisonnements de métaphysique, et même les difficultés de compositione continui ne se résoudront jamais, tant qu’on considérera l’étendue comme faisant la substance des corps, et nous nous embarrassons de nos propres chimères.

Je crois aussi que de vouloir renferment dans l’homme presque seul la véritable unité ou substance, c’est être aussi borné en métaphysique que l’étaient en physique ceux qui enfermaient le monde dans une boule. Et les substances véritables étant autant d’expressions de tout l’univers pris dans un certain sens, et autant de réplications des œuvres divines, il est conforme la grandeur et à la beauté des ouvrages de Dieu, puisque ces substances ne s’entr’empêchent pas, d’en faire dans cet univers autant qu’il se peut et autant que des raisons supérieures permettent. La supposition de l’étendue toute nue détruit toute cette merveilleuse variété ; la masse seule (s’il était possible de la concevoir) est autant au-dessous d’une substance qui est perceptive et représentation de tout l’univers suivant son point de vue et suivant les impressions (ou plutôt rapports) que son corps reçoit médiatement ou immédiatement de tous les autres, qu’un cadavre est au-dessous d’un animal, ou plutôt qu’une machine est au-dessous d’un homme. C’est même par là que les traits de l’avenir sont formés par avance et que les traces du passé se conservent pour toujours dans chaque chose et que la cause et l’effet s’entrepriment exactement jusqu’au détail de la moindre circonstance, quoique tout effet dépende d’une infinité de causes, et que toute cause ait une infinité d’effets ; ce qu’il ne serait pas possible d’obtenir, si l’essence du corps consistait dans une certaine figure, mouvement ou modification d’étendue, qui fût déterminée. Aussi dans la nature il n’y en a point ; tout est indéfini à la rigueur à l’égard de l’étendue, et ce que nous en attribuons aux corps ne sont que des phénomènes et des abstractions ; ce qui fait voir combien on se trompe en ces matières faute d’avoir fait ces réflexions si nécessaires pour reconnaître les véritables principes et pour avoir une juste idée de l’univers. Et il me semble qu’il y a autant de préjudice à ne pas entrer dans cette idée si raisonnable, qu’il y en a à ne pas reconnaître la grandeur du monde, la subdivision à l’infini et les explications machinales de la nature. On se trompe autant de concevoir l’étendue comme une notion primitive sans concevoir la véritable notion de la substance et de l’action, qu’on se trompait autrefois en se contentant de considérer les formes substantielles en gros sans entrer dans le détail des modifications de l’étendue.

La multitude des âmes (à qui je n’attribue pas pour cela toujours la volupté ou la douleur) ne doit pas nous faire de peine, non plus que celle des atomes des gassendistes, qui sont aussi indestructibles que ces âmes. Au contraire, c’est une perfection de la nature d’en avoir beaucoup, une âme ou bien une substance animée étant infiniment plus parfaite qu’un atome, qui est sans aucune variété ou subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un monde de diversités dans une véritable unité. Or, l’expérience favorise cette multitude des choses animées. On trouve qu’il y a une quantité prodigieuse d’animaux dans une goutte d’eau imbue de poivre ; et on en peut faire mourir des millions tout d’un coup, et tant les grenouilles des Égyptiens que les cailles des Israélites dont vous parlez, Monsieur, n’y approchent point. Or, si ces animaux ont des âmes, il faudra dire de leurs âmes ce qu’on peut dire probablement des animaux mêmes, savoir, qu’ils ont déjà été vivants dès la création du monde, et le seront jusqu’à sa fin, et que, la génération n’étant apparemment qu’un changement consistant dans l’accroissement, la mort ne sera qu’un changement de diminution, qui fait rentrer cet animal dans l’enfoncement d’un monde et de petites créatures, où il a des perceptions plus bornées, jusqu’à ce que l’ordre l’appelle peut-être à retourner sur le théâtre. Les Anciens se sont trompés d’introduire les transmigrations des âmes au lieu des transformations d’un même animal qui garde toujours la même âme ; ils ont mis metempsychoses pro metaschematismis. Mais les esprits ne sont pas soumis à ces révolutions, ou bien il faut que ces révolutions des corps servent à l’économie divine par rapport aux esprits. Dieu les crée quand il est temps et les détache du corps (au moins du corps grossier), par la mort, puisqu’ils doivent toujours garder leurs qualités morales et leur réminiscence pour être citoyens perpétuels de cette république universelle toute parfaite, dont Dieu est le monarque, laquelle ne saurait perdre aucun de ses membres, et dont les lois sont supérieures à celles des corps. J’avoue que le corps à part, sans l’âme, n’a qu’une unité d’agrégation, mais la réalité qui lui reste provient des parties qui le composent et qui retiennent leur unité substantielle à cause des corps vivants qui y sont enveloppes sans nombre.

Cependant, quoiqu’il se puisse qu’une âme ait un corps composé de parties animées par des âmes à part, l’âme ou forme du tout n’est pas pour cela composée des âmes ou formes des parties. Pour ce qui est d’un insecte qu’on coupe, il n’est pas nécessaire que les deux parties demeurent animées, quoiqu’il leur reste quelque mouvement. Au moins l’âme de l’insecte entier ne demeurera que d’un seul côté, et comme dans la formation et dans l’accroissement de l’insecte l’âme y était dès le commencement dans une certaine partie déjà vivante, elle restera aussi, après la destruction de l’insecte, dans une certaine partie encore vivante, qui sera toujours aussi petite qu’il le faut, pour être à couvert de l’action de celui qui déchire ou dissipe le corps de cet insecte, sans qu’il soit besoin de s’imaginer avec les Juifs un petit os d’une dureté insurmontable, où l’âme se sauve.

Je demeure d’accord qu’il y a des degrés de l’unité accidentelle, qu’une société réglée a plus d’unité qu’une cohue confuse, et qu’un corps organisé ou bien une machine a plus d’unité qu’une société, c’est-à-dire il est plus à propos de les concevoir comme une seule chose, parce qu’il y a plus de rapports entre les ingrédients ; mais, enfin, toutes ces unités ne reçoivent leur accomplissement que des pensées et apparences, comme les couleurs et les autres phénomènes qu’on ne laisse pas d’appeler réels. La tangibilité d’un tas de pierres ou bloc de marbre ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que la visibilité d’un arc-en-ciel ne prouve la sienne, et comme rien n’est si solide qu’il n’ait un degré de fluidité, peut-être que ce bloc de marbre n’est qu’un tas d’une infinité de corps vivants ou comme un lac plein de poissons, quoique ces animaux ordinairement ne se distinguent à l’œil que dans les corps demi-pourris ; on peut donc dire de ces composés et choses semblables ce que Démocrite en disait fort bien, savoir, esse opinione, lege, νόμω. Et Platon est dans le même sentiment à l’égard de tout ce qui est purement matériel. Notre esprit remarque ou conçoit quelques substances véritables qui ont certains modes, ces modes enveloppent des rapports à d’autres substances d’où l’esprit prend occasion de les joindre ensemble dans la pensée et de mettre un nom en ligne de compte pour toutes ces choses ensemble, ce qui sert à la commodité du raisonnement, mais il ne faut pas s’en laisser tromper pour en faire autant de substances ou êtres véritablement réels ; cela n’appartient qu’à ceux qui s’arrêtent aux apparences, ou bien il ceux qui font des réalités de toutes les abstractions de l’esprit, et qui conçoivent le nombre, le temps, le lieu, le mouvement, la figure, les qualités sensibles comme autant d’êtres à part. Au lieu que je tiens qu’on ne saurait mieux rétablir la philosophie et la réduire à quelque chose de précis, que de reconnaître les seules substances ou êtres accomplis, doués d’une véritable unité avec leurs différents états qui s’entresuivent ; tout le reste n’étant que des phénomènes, des abstractions ou des rapports.

On ne trouvera jamais rien de réglé pour faire une substance véritable de plusieurs êtres par agrégation ; par exemple, si les parties qui conspirent à un même dessein sont plus propres à composer une véritable substance que celles qui se touchent, tous les officiers de la compagnie des Indes de Hollande feront une substance réelle, bien mieux qu’un tas de pierres ; mais le dessein commun, qu’est-il autre chose qu’une ressemblance, ou bien un ordre d’actions et passions que notre esprit remarque dans des choses différentes ? Que si l’on veut préférer l’unité d’attouchement, on trouvera d’autres difficultés. Les corps fermes n’ont peut-être leurs parties unies que par la pression des corps environnants, et d’eux-mêmes, et en leur substance, ils n’ont pas plus d’union qu’un monceau de sable, arena sine calce. Plusieurs anneaux entrelacés pour faire une chaîne, pourquoi composeront-ils plutôt une substance véritable, que s’ils avaient des ouvertures pour se pouvoir quitter l’un l’autre ?
Il se peut que pas une des parties de la chaîne ne touche l’autre et même ne l’enferme point et que néanmoins elles soient tellement entrelacées, qu’à moins de se prendre d’une certaine manière, on ne les saurait séparer, comme dans la figure ci-jointe ; dira-t-on, en ce cas, que la substance du composé de ces choses est comme en suspens et dépend de l’adresse future de celui qui les voudra déjoindre ? Fictions de l’esprit partout, et tant qu’on ne discernera point ce qui est véritablement un être accompli, ou bien une substance, on n’aura rien à quoi on se puisse arrêter, et c’est là l’unique moyen d’établir des principes solides et réels. Pour conclusion, rien ne se doit assurer sans fondement ; c’est donc à ceux qui font des êtres et des substances sans une véritable unité de prouver qu’il y a plus de réalité que ce que nous venons de dire, et j’attends la notion d’une substance ou d’un être qui puisse comprendre toutes ces choses, après quoi et les parties et peut-être encore les songes y pourront un jour prétendre, à moins qu’on ne donne des limites bien précises à ce droit de bourgeoisie qu’on veut accorder aux êtres formés par agrégation.

Je me suis étendu sur ces matières, afin que vous puissiez juger non seulement de mes sentiments, mais encore des raisons qui m’ont obligé de les suivre, que je soumets à votre jugement, dont je connais l’équité et l’exactitude. J’y soumets aussi ce que vous aurez trouvé dans les Nouvelles de la République des lettres, pour servir de réponse à M. l’abbé Catelan, que je crois habile homme, après ce que vous en dites ; mais ce qu’il a écrit contre M. Huygens et contre moi fait voir qu’il va un peu vite. Nous verrons comment il en usera maintenant.

Je suis ravi d’apprendre le bon état de votre santé, et en souhaite la continuation avec tout le zèle et de toute la passion qui fait que je suis,

Monsieur,
Votre, etc.

P. S. Je réserve, pour une autre fois, quelques autres matières que vous avez touchées dans votre lettre.

Leibniz au Landgrave.

30 avril 1687.
Monseigneur,

J’espère que V. A. S. aura le livre qui était demeuré en arrière si longtemps, et que j’ai été chercher moi-même à Wolfenbutel afin de le lui faire ravoir, puisqu’elle s’en prenait à moi.

J’avais pris la liberté d’y ajouter une lettre et quelques pièces pour M. Arnauld. Et j’ai quelque espérance que, lorsqu’il les aura lues, sa pénétration et sa sincérité lui feront peut-être approuver entièrement ce qui lui était paru étrange au commencement. Car, puisqu’il s’est radouci après avoir vu mon premier éclaircissement, il viendra peut-être jusqu’à l’approbation après avoir vu le dernier qui, à mon avis, lève nettement les difficultés qu’il témoignait lui faire encore de la peine. Quoi qu’il en soit, je serai content s’il juge au moins que ces sentiments, quand ils seraient même très faux, n’ont rien qui soit directement contraire aux définitions de l’Église et par conséquent sont tolérables, même dans un catholique romain ; car V. A. S. sait, mieux que je ne lui saurais dire, qu’il y a des erreurs tolérables, et même qu’il y a des erreurs dont on croit que les conséquences détruisent les articles de foi, et néanmoins on ne condamne pas ces erreurs, ni celui qui les tient, parce qu’il n’approuve par ces conséquences ; par exemple, les Thomistes tiennent que l’hypothèse des Molinistes détruit la perfection de Dieu, et, à l’encontre, les Molinistes s’imaginent que la prédétermination des premiers détruit la liberté humaine. Cependant l’Église n’ayant rien encore déterminé là-dessus, ni les uns ni les autres ne sauraient passer pour hérétiques, ni leur opinion pour des hérésies. Je crois qu’on peut dire la même chose de mes propositions, et je souhaiterais, pour bien des raisons, d’apprendre si M. Arnauld ne le reconnaît pas maintenant lui-même. Il est fort occupé, et son temps est trop précieux pour que je prétende qu’il le doive employer à la discussion de la matière même touchant la vérité ou fausseté de l’opinion. Mais il est aisé à lui de juger de la tolérabilité, puisqu’il ne s’agit que de savoir si elles sont contraires à quelques définitions de l’Église.

Leibniz à Arnauld.

J’ai appris avec beaucoup de joie que S. A. S. Mgr le Landgrave Ernest vous a vu jouir de bonne santé. Je souhaite de tout mon cœur d’avoir encore souvent de semblables nouvelles, et que le corps se ressente aussi peu de votre âge que l’esprit, dont les forces se font assez connaître. C’est de quoi je me suis bien aperçu, et j’avoue de ne connaître personne à présent dont je me promette un jugement sur mes méditations, plus solide et plus pénétrant, mais aussi plus sincère que le vôtre.

Je ne voudrais plus vous donner de la peine, mais la matière des dernières lettres étant une des plus importantes, après celles de la religion, et y ayant même grand rapport, j’avoue que je souhaiterais de pouvoir encore jouir de vos lumières, et d’apprendre au moins vos sentiments sur mes derniers éclaircissements. Car, si vous y trouvez de l’apparence, cela me confirmera ; mais si vous y trouvez encore à redire, cela me fera aller bride en main, et n’obligera d’examiner un jour la matière tout de nouveau.

Au lieu de M. de Catelan, c’est le R. P. Malebranche qui a répliqué depuis peu, dans les Nouvelles de la République des lettres à l’objection que j’avais faite. Il semble reconnaître que quelques-unes des lois de nature ou règles du mouvement qu’il avait avancées pourront difficilement être soutenues. Mais il croit que c’est parce qu’il les avait fondées sur la dureté infinie, qui n’est pas dans la nature ; au lieu que je crois que, quand elle y serait, ces règles ne seraient pas soutenables non plus. Et c’est un défaut des raisonnements de M. Descartes et des siens de n’avoir pas considéré que tout ce qu’on dit du mouvement, de l’inégalité et du ressort, se doit vérifier aussi, quand on suppose ces choses infiniment petites ou infinies. En quel cas le mouvement (infiniment petit) devient repos ; l’inégalité (infiniment petite) devient égalité ; et le ressort (infiniment prompt) n’est autre chose qu’une dureté extrême ; à peu près comme tout ce que les géomètres démontrent de l’ellipse se vérifie d’une parabole, quand on la conçoit comme une ellipse, dont l’autre foyer est infiniment éloigné. Et c’est une chose étrange de voir que presque toutes les règles du mouvement de M. Descartes choquent ce principe, que je tiens aussi infaillible en physique qu’il l’est en géométrie, parce que l’auteur des choses agit en parfait géomètre. Si je réplique au R. P. Malebranche, ce sera principalement pour faire connaître ledit principe, qui est d’une très grande utilité, et qui n’a guère encore été considéré en général, que je sache.

Mais je vous arrête trop, et cette matière n’est pas assez digne de

votre attention. Je suis, etc.

Arnauld à Leibniz.

28 août 1687.

Je dois commencer par vous faire des excuses de ce que je réponds si tard à votre lettre du 3 avril. J’ai eu depuis ce temps-là diverses maladies et diverses occupations, et j’ai de plus un peu de peine à m’appliquer à des choses si abstraites. C’est pourquoi je vous prie de trouver bon que je vous dise en peu de mots ce que je pense de ce qu’il y a de nouveau dans votre dernière lettre.

1° Je n’ai point d’idée claire de ce que vous entendez par le mot d’exprimer, quand vous dites, que «notre âme exprime plus distinctement cæteris paribus ce qui appartient à son corps, puisqu’elle exprime même tout l’univers en certain sens ». Car si par cette expression vous entendez quelque pensée ou quelque connaissance, je ne puis demeurer d’accord que mon âme ait plus de pensée et de connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lymphatiques que du mouvement des satellites de Saturne. Que si ce que vous appelez expression n’est ni pensée ni connaissance, je ne sais ce que c’est. Et ainsi cela ne me peut de rien servir pour résoudre la difficulté que je vous avais proposée, comment mon âme peut se donner un sentiment de douleur quand on me pique, lorsque je dors, puisqu’il faudrait pour cela qu’elle connût qu’on me pique, au lieu qu’elle n’a cette connaissance que par la douleur qu’elle ressent.

2° Sur ce qu’on raisonne ainsi dans la philosophie des causes occasionnelles : « Ma main se remue sitôt que je le veux. Or ce n’est pas mon âme qui est la cause réelle de ce mouvement, ce n’est pas non plus le corps. Donc c’est Dieu ; » vous dites que c’est supposer qu’un corps ne se peut pas mouvoir soi-même, ce qui n’est pas votre pensée, et que vous tenez que ce qu’il y a de réel dans l’état qu’on appelle mouvement procède aussi bien de la substance corporelle que la pensée et la volonté procèdent de l’esprit.

Mais c’est ce qui me parait bien difficile à comprendre, qu’un corps qui n’a point de mouvement s’en puisse donner. Et si on admet cela, on ruine une des preuves de Dieu, qui est la nécessité d’un premier moteur.

De plus, quand un corps se pourrait donner du mouvement à soi-même, cela ne ferait pas que ma main ne pût remuer toutes les fois que je le voudrais. Car, étant sans connaissance, comment pourrait elle savoir quand je voudrais qu’elle se remuât ?

3° J’ai plus de choses à dire sur ces formes substantielles indivisibles et indestructibles que vous croyez que l’on doit admettre dans tous les animaux et peut-être même dans les plantes, parce qu’autrement la matière (que vous supposez n’être point composée d’atomes ni de points mathématiques, mais être divisible[29] à l’infini) ne serait point unum per se, mais seulement aggregatum per accidens.

1° Je vous ai répondu qu’il est peut-être essentiel à la matière, qui est le plus imparfait de tous les êtres, de n’avoir point de vraie et propre unité, comme l’a cru saint Augustin, et d’être toujours plura entia, et non proprement unum ens ; et que cela n’est pas plus incompréhensible que la divisibilité de la matière à l’infini, laquelle vous admettez.

Vous répliquez que cela ne peut-être, parce qu’il ne peut y avoir plura entia, où il n’y a point unum ens.

Mais comment vous pouvez-vous servir de cette raison, que M. de Cordemoy aurait pu croire vraie, mais qui selon vous doit être nécessairement fausse, puisque, hors les corps animés qui n’en font pas la cent mille millième partie, il faut nécessairement que tous les autres qui n’ont point selon vous des formes substantielles soient plura entia, et non proprement unum ens. Il n’est donc pas impossible qu’il y ait plura entia, où il n’y a point proprement unum ens.

2° Je ne vois pas que vos formes substantielles puissent remédier à cette difficulté. Car l’attribut de l’ens qu’on appelle unum, pris comme vous le prenez dans une rigueur métaphysique, doit être essentiel et intrinsèque à ce qui s’appelle unum ens. Donc, si une parcelle de matière n’est point unum ens, mais plura entia, je ne conçois pas qu’une forme substantielle, qui en étant réellement distinguée ne saurait que lui donner une dénomination extrinsèque, puisse faire qu’elle cesse d’être plura entia, et qu’elle devienne unum ens par une dénomination intrinsèque. Je comprends bien que ce nous pourra être une raison de l’appeler unum ens, en ne prenant pas le mot d’unum dans cette rigueur métaphysique. Mais on n’a pas besoin de ces formes substantielles, pour donner le nom d’un à une infinité de corps inanimés. Car n’est-ce pas bien parler de dire que le soleil est un, que la terre que nous habitons est une ? etc. On ne comprend donc pas qu’il y ait aucune nécessité d’admettre ces formes substantielles, pour donner une vraie unité aux corps, qui n’en auraient point sans cela.

3° Vous n’admettez ces formes substantielles que dans les corps animés. Or il n’y a point de corps animé qui ne soit organisé, ni de corps organisé qui ne soit plura entia. Donc, bien loin que vos formes substantielles fassent que les corps auxquels ils sont joints ne soient pas plura entia, qu’il faut qu’ils soient plura entia afin qu’ils y soient joints.

4° Je n’ai aucune idée claire de ces formes substantielles ou âmes des brutes. Il faut que vous les regardiez comme des substances, puisque vous les appelez substantielles, et que vous dites qu’il n’y a que les substances qui soient des êtres véritablement réels, entre lesquels vous mettez principalement ces formes substantielles. Or je ne connais que deux sortes de substances, les corps et les esprits ; et c’est à ceux qui prétendraient qu’il y en a d’autres à nous le montrer, selon la maxime par laquelle vous concluez votre lettre, « qu’on ne doit rien assurer sans fondement ». Supposant donc que ces formes substantielles sont des corps ou des esprits, si ce sont des corps, elles doivent être étendues, et par conséquent divisibles, et divisibles à l’infini ; d’où il s’ensuit qu’elles ne sont point unum ens, mais plura entia, aussi bien que les corps qu’elles animent, et qu’ainsi elles n’auront garde de leur pouvoir donner une vraie unité. Que si ce sont des esprits, leur essence sera de penser ; car c’est ce que je conçois par le mot d’esprit. Or j’ai peine à comprendre qu’une huître pense, qu’un ver pense. Et de plus, comme vous témoignez dans cette lettre que vous n’êtes pas assuré que les plantes n’ont point d’âme, ni vie, ni forme substantielle, il faudrait aussi que vous ne fussiez pas assuré si les plantes ne pensent point, puisque leur forme substantielle, si elles en avaient, n’étant point un corps parce qu’elle ne serait point étendue, devrait être un esprit, c’est-à-dire une substance qui pense.

5° L’indestructibilité de ces formes substantielles ou âmes des brutes me paraît encore plus insoutenable. Je vous avais demandé ce que devenaient ces âmes des brutes lorsqu’elles meurent ou qu’on les tue ; lors par exemple que l’on brûle des chenilles, ce que devenaient leurs âmes. Vous me répondez que « elle demeure dans une petite partie encore vivante du corps de chaque chenille, qui sera toujours autant petite qu’il le faut pour être à couvert de l’action du feu qui déchire ou qui dissipe les corps de ces chenilles ». Et c’est ce qui vous fait dire que « les Anciens se sont trompés d’avoir introduit les transmigrations des âmes au lieu des transformations d’un même animal qui garde toujours la même âme ». On ne pouvait rien s’imaginer de plus subtil pour résoudre cette difficulté. Mais prenez garde, Monsieur, à ce que je m’en vais vous dire. Quand un papillon de ver à soie jette ses œufs, chacun de ces œufs selon vous a une âme de ver à soie, d’où il arrive que cinq ou six mois après il en sort de petits vers à soie. Or, si on avait brûlé cent vers à soie, il y aurait aussi selon vous cent âmes de vers à soie, dans autant de petites parcelles de ces cendres ; mais d’une part je ne sais pas à qui vous pourrez persuader que chaque ver à soie après avoir été brûlé, est demeuré le même animal qui a gardé la même âme jointe a une petite parcelle de cendre qui était auparavant une petite partie de son corps ; et de l’autre, si cela était, pourquoi ne naîtrait-il point de vers à soie de ces parcelles de cendre, comme il en naît des œufs.

6° Mais cette difficulté paraît plus grande dans les animaux que l’on sait plus certainement ne naître jamais que de l’alliance des deux sexes. Je demande, par exemple, ce qu’est devenue l’âme du bélier qu’Abraham immola au lieu d’lsaac et qu’il brûla ensuite. Vous ne direz pas qu’elle est passée dans le fœtus d’un autre bélier. Car ce serait la métempsycose des Anciens que vous condamnez. Mais vous me répondrez qu’elle est demeurée dans une parcelle du corps de bélier réduit en cendres, et qu’ainsi ce n’a été que la transformation du même animal qui a toujours été la même âme. Cela se pourrait dire a avec quelque vraisemblance dans votre hypothèse des formes substantielles d’une chenille qui devient papillon, parce que le papillon est un corps organisé, aussi bien que la chenille, et qu’ainsi c’est un animal qui peut être pris pour le même que la chenille, parce qu’il conserve beaucoup de parties de la chenille sans aucun changement, et que les autres n’ont changé que de figure. Mais cette partie du bélier réduit en cendre dans laquelle l’âme du bélier se serait retirée, n’étant point organisée, ne peut être prise pour un animal, et ainsi l’âme du bélier y étant jointe ne compose point un animal, et encore moins un bélier comme devrait faire l’âme d’un bélier. Que fera donc l’âme de ce bélier dans cette cendre ? Car elle ne peut s’en séparer pour ailleurs : ce serait une transmigration d’âme que vous condamnez. Et il en est de même d’une infinité d’autres âmes qui ne composeraient point d’animaux étant jointes à des parties de matière non organisées, et qu’on ne voit pas, qui puissent l’être selon les lois établies dans la nature. Ce serait donc une infinité de choses monstrueuses que cette infinité d’âmes jointes à corps qui ne seraient point animés. Il n’y a pas longtemps que j’ai vu ce que M. l’abbé Catelan a répondu à votre réplique, dans les Nouvelles de la République des lettres du mois de juin. Ce qu’il y dit me paraît bien clair. Mais il n’a peut-être pas bien pris votre pensée. Et ainsi j’attends la réponse que vous lui ferez. Je suis,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
A. A.


Arnauld au Landgrave

Ce 31 août 1687.

Voilà, Monseigneur, la réponse à la dernière de M. Leibniz qui m’a été envoyée par V. A. S. dès le mois d’avril dernier, mais je n’ai pu m’appliquer plus tôt à y répondre. Je la supplie d’y faire mettre le dessus, parce que je ne sais pas ses qualités. Si elle la veut parcourir, elle verra qu’il a des opinions de physique bien étranges, et qui ne paraissent guère soutenables. Mais j’ai tâché de lui en dire ma pensée d’une manière qui ne le pût pas blesser. Il vaudrait bien mieux qu’il quittât, du moins pour quelque temps, ces sortes de spéculations, pour s’appliquer à la plus grande affaire qu’il puisse avoir, qui est le choix de la véritable religion, suivant ce qu’il en avait écrit à V. A. il y a quelques années. Il est bien à craindre que la mort ne le surprenne, à moins qu’il n’ait pris une résolution si importante pour son salut.

Le livre de M. Nicole contre le nouveau système de l’Église du sieur Jurieu est achevé d’imprimer. Nous en attendons de Paris dans cinq ou six jours. Nous en enverrons à V. A. par les chariots de Cologne, avec quelques autres livres qu’elle sera bien aise de voir.


Le Landgrave à Leibniz

Mon cher monsieur Leibniz.

Il a bien raison de dire cela, car si même il y avait des milliers entre les protestants, qui ne savent ce qu’est droit ou gauche, et qui ne peuvent être réputés en comparaison de savants que pour des bêtes, et qui n’adhèrent que matériellement à l’hérésie ; certes que cela on ne peut dire de vous, qui avez tant de lumière et auquel, s’il n’y avait jamais eu autre que moi seul, on a fait tout ce qu’on a pu pour vous faire sortir du schisme et vous représenter ce qu’il y a enfin à représenter. Croyez-vous bien (pour de mille ne vous dire qu’un seul article) que Christ ait ainsi constitué son Église, que ce qu’un croit blanc l’autre le croit noir, et que pour le ministère ecclésiastique il l’ait d’une telle et si faite façon contradictoire constitué, comme nous et les protestants sont en cela en débat et comme nous croyons et vous croyez. Par exemple, nous tenons tous vos ministres pour laïques et usurpateurs du ministère, et je ne sais ce que vous pouvez croire des nôtres, aux vôtres ainsi en cet article si opposés. Oh ! mon cher monsieur Leibniz, ne perdez pas ainsi le temps de grâce, « et hodie si vocem Domini audieritis, nolite obdurare corda vestra ». Christ et Belial ne conviennent ensemble non plus que les catholiques et les protestants, et je ne me saurais rien promettre de votre salut, si vous ne vous faites catholique.


Leibniz à Arnauld

Monsieur,

Comme je ferai toujours grand cas de votre jugement, lorsque vous pouvez vous instruire de ce dont il s’agit, je veux faire ici un effort, pour tâcher d’obtenir que les positions que je tiens importantes et presque assurées vous paraissent, sinon certaines, au moins soutenables. Car il ne me semble pas difficile de répondre aux doutes qui vous restent, et qui, à mon avis, ne viennent que de ce qu’une personne prévenue et distraite d’ailleurs, quelque habile qu’elle soit, a bien de la peine à entrer d’abord dans une pensée nouvelle, sur une matière abstraite des sens, où ni figures, ni modèles, ni imaginations nous peuvent secourir.

J’avais dit que l’âme exprimant naturellement tout l’univers en certain sens, et selon le rapport que les autres corps ont au sien, et par conséquent exprimant plus immédiatement ce qui appartient aux parties de son corps, doit, en vertu des lois du rapport qui lui sont essentielles, exprimer particulièrement quelques mouvements extraordinaires des parties de son corps ; ce qui arrive lorsqu’elle en sent la douleur. À quoi vous répondez que vous n’avez point d’idée claire de ce que j’entends par le mot d’exprimer ; si j’entends par là une pensée, vous ne demeurez pas d’accord que l’âme a plus de pensée et de connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lymphatiques que des satellites de Saturne : mais si j’entends quelque autre chose, vous ne savez (dites-vous) ce que c’est, et par conséquent (supposé que je ne puisse point l’expliquer distinctement) ce terme ne servira de rien pour faire connaître comment l’âme peut se donner le sentiment de la douleur, puisqu’il faudrait pour cela (à ce que vous voulez) qu’elle connût déjà qu’on me pique, au lieu qu’elle n’a cette connaissance que par la douleur qu’elle ressent. Pour répondre à cela, j’expliquerai ce terme que vous jugez obscur, et je l’appliquerai à la difficulté que vous avez faite. Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral. L’expression est commune à toutes les formes, et c’est un genre dont la perception naturelle, le sentiment animal et la connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception naturelle et dans le sentiment, il suffit que ce qui est divisible et matériel, et se trouve divisé en plusieurs êtres, soit exprimé ou représenté dans un seul être indivisible, ou dans la substance qui est douée d’une véritable unité. On ne peut point douter de la possibilité d’une telle représentation de plusieurs choses dans une seule, puisque notre âme nous en fournit un exemple. Mais cette représentation est accompagnée de conscience dans l’âme raisonnable, et c’est alors qu’on l’appelle pensée. Or, cette expression arrive par tout, parce que toutes les substances sympathisant avec toutes les autres et reçoivent quelque changement proportionnel, répondant au moindre changement qui arrive dans tout l’univers, quoique ce changement soit plus ou moins notable, ai mesure que les autres corps ou leurs actions ont plus ou moins de rapport au nôtre. C’est de quoi, je crois, que M. Descartes serait demeuré d’accord lui-même, car il accorderait sans doute qu’à cause de la continuité et divisibilité de toute la matière le moindre mouvement étend son effet sur les corps voisins, et par conséquent de voisin à voisin à l’infini, mais diminué à la proportion ; ainsi notre corps doit être affecté en quelque sorte par les changements de tous les autres. Or, à tous les mouvements de notre corps répondent certaines perceptions ou pensées plus ou moins confuses de notre âme, donc l’âme aussi aura quelque pensée de tous les mouvements de l’univers, et selon moi toute autre âme ou substance en aura quelque perception ou expression. Il est vrai que nous ne nous apercevons pas distinctement de tous les mouvements de notre corps, comme par exemple de celui de la lymphe, mais (pour me servir d’un exemple que j’ai déjà employé) c’est comme il faut bien que j’aie quelque perception du mouvement de chaque vague du rivage, afin de me pouvoir apercevoir de ce qui résulte de leur assemblage, savoir de ce grand bruit qu’on entend proche de la mer ; ainsi nous sentons aussi quelque résultat confits de tous les mouvements qui se passent en nous ; mais, étant accoutumés à ce mouvement interne, nous ne nous en apercevons distinctement et avec réflexion que lorsqu’il y a une altération considérable, comme dans les commencements des maladies. Et il serait à souhaiter que les médecins s’attachassent à distinguer plus exactement ces sortes de sentiments confus que nous avons dans notre corps. Or, puisque nous ne nous apercevons des autres corps que par le rapport qu’ils ont au nôtre, j’ai eu raison de dire que l’âme exprime mieux ce qui appartient à notre corps ; aussi ne connaît-on les satellites de Saturne ou de Jupiter que suivant un mouvement qui se fait dans nos yeux. Je crois qu’en tout ceci un cartésien sera de mon sentiment, excepté que je suppose qu’il y a à l’entour de nous d’autres âmes que la nôtre, à qui j’attribue une expression ou perception inférieure à la pensée, au lieu que les cartésiens refusent le sentiment aux bêtes et n’admettent point de forme substantielle hors de l’homme ; ce qui ne fait rien à la question que nous traitons ici de la cause de la douleur. Il s’agit donc maintenant de savoir comment l’âme s’aperçoit des mouvements de son corps, puisqu’on ne voit pas moyen d’expliquer par quels canaux l’action d’une masse étendue passe sur un être indivisible. Les cartésiens ordinaires avouent de ne pouvoir rendre raison de cette union ; les auteurs de l’hypothèse des causes occasionnelles croient que c’est nodus vindice dignus, cui Deus ex machina intervenire debeat ; pour moi, je l’explique d’une manière naturelle. Par la notion de la substance ou de l’être accompli en général, qui porte que toujours son état présent est une suite naturelle de son état précédent, il s’ensuit que la nature de chaque substance singulière et par conséquent de toute âme est d’exprimer l’univers, elle a été d’abord créée de telle sorte qu’en vertu des propres lois de sa nature il lui doit arriver de s’accorder avec ce qui se passe dans les corps, et particulièrement dans le sien ; il ne faut donc pas s’étonner qu’il lui appartient de se représenter la piqûre, lorsqu’elle arrive à son corps. Et pour achever de m’expliquer sur cette matière, soient :


État des corps au moment A État de l’âme au moment A
État des corps au moment
suivant B [piqûre].
État de l’âme au moment B
 [douleur].

Comme donc l’état des corps au moment B suit de l’état des corps au moment A, de même B état de l’âme est une suite d’A, état précédent de la même âme, suivant la notion de la substance en général. Or, les états de l’âme sont naturellement et essentiellement des expressions des états répondants du monde, et particulièrement des corps qui leur sont alors propres ; donc, puisque la piqûre fait une partie de l’état du corps au moment B, la représentation ou expression de la piqûre, qui est la douleur, fera aussi une partie de l’âme au moment B ; car, comme un mouvement suit d’un autre mouvement, de même une représentation suit d’une autre représentation dans une substance dont la nature est d’être représentative. Ainsi il faut bien que l’âme s’aperçoive de la piqûre, lorsque les lois du rapport demandent qu’elle exprime plus distinctement un changement plus notable des parties de son corps. Il est vrai que l’âme ne s’aperçoit pas toujours distinctement des causes de la piqûre et de sa douleur future, lorsqu’elles sont encore cachées dans la représentation de l’état A, comme lorsqu’on dort ou qu’autrement on ne voit pas approcher l’épingle, mais c’est parce que les mouvements de l’épingle font trop peu d’impression alors, et quoique nous soyons déjà affectés en quelque sorte de tous ces mouvements et les représentations dans notre âme, et qu’ainsi nous ayons en nous la représentation ou expression des causes de la piqûre, et par conséquent la cause de la représentation de la même piqûre, c’est-à-dire la cause de la douleur ; nous ne les saurions démêler de tant d’autres pensées et mouvements que lorsqu’ils deviennent considérables. Notre âme ne fait réflexion que sur les phénomènes plus singuliers, qui se distinguent des autres ; ne pensant distinctement à aucuns, lorsqu’elle pense également à tous. Après cela, je ne saurais deviner en quoi on puisse trouver la moindre ombre de difficulté, à moins que de nier que Dieu puisse créer des substances qui soient d’abord faites en sorte qu’il leur arrive en vertu de leur propre nature de s’accorder dans la suite avec les phénomènes de tous les autres. Or, il n’y a point d’apparence de nier cette possibilité, et puisque nous voyons que des mathématiciens représentent les mouvements des cieux dans une machine (comme lorsque

Jura poli rerumque fidem legesque deorum
Cuncta Syracusius transtulit arte sencex
,
ce que nous pouvons bien mieux faire aujourd’hui qu’Archimède ne pouvait de son temps), pourquoi Dieu, qui les surpasse infiniment, ne pourrait-il pas d’abord créer des substances représentatives en sorte qu’elles expriment par leurs propres lois, suivant le changement naturel de leurs pensées ou représentations, tout ce qui doit arriver à tout corps, ce qui me paraît non seulement facile à concevoir, mais encore digne de Dieu et de la beauté de l’univers, et en quelque façon nécessaire, toutes les substances devant avoir une harmonie et liaison entre elles, et toutes devant exprimer en elles le même univers, et la cause universelle qui est la volonté de leur créateur, et les décrets ou lois qu’il a établies pour faire qu’elles s’accommodent entre elles le mieux qu’il se peut. Aussi cette correspondance mutuelle des différentes substances (qui ne sauraient agir l’une sur l’autre à parler dans la rigueur métaphysique, et s’accordent néanmoins comme si l’une agissait sur l’autre) est une des plus fortes preuves de l’existence de Dieu ou d’une cause commune que chaque effet doit toujours exprimer suivant son point de vue et sa capacité. Autrement, les phénomènes des esprits différents ne s’entraccorderaient point, et il y aurait autant de systèmes que de substances ; ou bien ce serait un pur hasard, s’ils s’accordaient quelquefois. Toute la notion que nous avons du temps et de l’espace est fondée sur cet accord ; mais je n’aurais jamais fait, si je devais expliquer à fond tout ce qui est lié avec notre sujet. Cependant j’ai mieux aimé d’être prolixe que de ne me pas exprimer assez.

Pour passer à vos autres doutes, crois maintenant que vous verrez, Monsieur, comment je l’entends, quand je dis qu’une substance corporelle se donne son mouvement elle-même, ou plutôt ce qu’il y a de réel dans le mouvement à chaque moment, c’est-à-dire la force dérivative, dont il est une suite ; puisque tout état précédent d’une substance est une suite de son état précédent. Il est vrai qu’un corps qui n’a point de mouvement ne s’en peut pas donner ; mais je tiens qu’il n’y a point de tel corps. Vous me direz que Dieu peut réduire un corps à l’état d’un parfait repos, mais je réponds que Dieu le peut aussi réduire à rien, et que ce corps destitué d’action et de passion n’a garde de renfermer une substance, ou au moins il suffit que je déclare que si jamais Dieu réduit quelque corps à un parfait repos, ce qui ne se saurait faire que par miracle, il faudra un nouveau miracle pour lui rendre quelque mouvement. Vous voyez aussi que mon opinion confirme plutôt qu’elle ne détruit la preuve du premier moteur. Il faut toujours rendre raison du commencement du mouvement et de ses lois et de l’accord des mouvements entre eux ; ce qu’on ne saurait faire sans recourir à Dieu. Au reste, ma main se remue non pas à cause que je le veux, car j’ai beau vouloir qu’une montagne se remue, si je n’ai une foi miraculeuse, il ne s’en fera rien ; mais parce que je ne le pourrais vouloir avec succès, si ce n’était justement dans le moment que les ressorts de la main se vont débander comme il faut pour cet effet ; ce qui se fait d’autant plus que mes passions s’accordent avec les mouvements de mon corps. L’un accompagne toujours l’autre en vertu de la correspondance établie ci-dessus, mais chacun a sa cause immédiate chez soi.

Je viens à l’article des formes ou âmes que je tiens indivisibles et indestructibles. Je ne suis pas le premier de cette opinion. Parménide (dont Platon parle avec vénération), aussi bien que Melisse, a soutenu qu’il n’y avait point de génération ni corruption qu’en apparence ; Aristote le témoigne, livre III, du ciel, chap. ii. Et l’auteur du Ier livre De diœta, qu’on attribue à Hippocrate, dit expressément qu’un animal ne saurait être engendré tout de nouveau, ni détruit tout à fait. Albert le Grand et Jean Bacon semblent avoir cru que les formes substantielles étaient déjà cachées dans la matière de sont temps ; Fernel les fait descendre du Ciel, pour ne rien dire de ceux qui les détachent de l’âme du monde. Ils ont tous vu une partie de la vérité, mais ils ne l’ont point développée ; plusieurs ont cru la transmigration, d’autres la traduction des âmes, au lieu de s’aviser de la transmigration et transformation d’un animal déjà formé. D’autres, ne pouvant expliquer autrement l’origine des formes, ont accordé qu’elles commencent par une véritable création, et au lieu que je n’admets cette création dans la suite des temps qu’à l’égard de l’âme raisonnable, et tiens que toutes les formes qui ne pensent point ont été créées avec le monde, ils croient que cette création arrive tous les jours quand le moindre vers est engendré. Philopon, ancien interprète d’Aristote, dans son livre contre Proclus, et Gabriel Biel semblent avoir été de cette opinion. Il me semble que saint Thomas tient l’âme des bêtes pour indivisible. Et nos cartésiens vont bien plus loin, puisqu’ils soutiennent que toute âme et forme substantielle véritable doit être indestructible et ingénérable. C’est pour cela qu’ils la refusent aux bêtes, bien que M. Descartes, dans une lettre à M. Morus, témoigne de ne vouloir pas assurer qu’elles n’en ont point. Et puisqu’on ne se formalisé point de ceux qui introduisent des atomes toujours subsistants, pourquoi trouvera-t-on étrange qu’on dise autant des âmes à qui l’indivisibilité convient par leur nature, d’autant qu’en joignant le sentiment des cartésiens touchant la substance et l’âme avec celui de toute la terre touchant l’âme des bêtes, cela s’ensuit nécessairement. Il sera difficile d’arracher au genre humain cette opinion reçue toujours et partout, et catholique s’il en fût jamais, que les bêtes ont du sentiment. Or, supposant qu’elle est véritable, ce que je tiens touchant ces âmes n’est pas seulement nécessaire suivant les cartésiens, mais encore important pour la morale et la religion, afin de détruire une opinion dangereuse, pour laquelle plusieurs personnes d’esprit ont du penchant et que les philosophes italiens, sectateurs d’Averroès, avaient répandue dans le monde, savoir que les âmes particulières retournent à l’âme du monde lorsqu’un animal meurt, ce qui répugne à mes démonstrations de la nature de la substance individuelle, et ne saurait être conçu distinctement ; toute substance individuelle devant toujours subsister à part, quand elle a une fois commencé d’être. C’est « pourquoi les vérités que j’avance sont assez importantes, et tous ceux qui reconnaissent les âmes des bêtes les devant approuver, les autres au moins ne les doivent pas trouver étranges.

Mais pour venir à vos doutes sur cette indestructibilité.

1. J’avais soutenu qu’il faut admettre dans les corps quelque chose qui soit véritablement un seul être, la matière ou masse étendue eu elle-même n’étant jamais que plura entia, comme saint Augustin a fort bien remarqué après Platon. Or, j’infère qu’il n’y a pas plusieurs êtres là où il n’y en a pas un, qui soit véritablement un être, et que toute multitude suppose l’unité. À quoi vous répliquez en plusieurs façons ; mais c’est sans toucher à l’argument en lui-même, qui est hors de prise, en vous servant seulement des objections ad hominem des inconvénients, et en tâchant de faire voir que ce que je dis ne suffit pas à résoudre la difficulté. Et d’abord, vous vous étonnez, Monsieur, comment je puis me servir de cette raison, qui aurait été apparente chez M. Cordemoy qui compose tout d’atomes, mais qui doit être nécessairement fausse selon moi (à ce que vous jugez), puisque, hors les corps animés qui ne font pas la cent mille millième partie des autres, il faut nécessairement que tous les autres soient plua entia, et qu’ainsi la difficulté revient. Mais c’est par la que je vois, Monsieur, que je ne me suis pas encore bien expliqué pour vous faire entrer dans mon hypothèse. Car, outre que je ne me souviens pas d’avoir dit qu’il n’y a point de forme substantielle hors les âmes ; je suis bien éloigné du sentiment, qui dit que les corps animés ne sont qu’une petite partie des autres. Car je crois plutôt que tout est plein de corps animés, et chez moi il y a sans comparaison plus d’âmes qu’il n’y a d’atomes chez M. Cordemoy, qui en fait le nombre fini, au lieu que je tiens que le nombre des âmes, ou au moins des formes, est tout à fait infini, et que la matière étant divisible sans fin, on n’y peut assigner aucune partie si petite où il n’y ait dedans des corps animés, ou au moins doués d’une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu’on se serve si généralement du nom de vie) d’un principe vital, c’est-à-dire des substances corporelles, dont on pourra dire en général de toutes qu’elles sont vivantes.

2. Quant à cette autre difficulté que vous faites, Monsieur, savoir que l’âme jointe à la matière n’en fait pas un être véritablement un, puisque la matière n’est pas véritablement une en elle-même, et que l’âme, En ce que vous jugez, ne lui donne qu’une dénomination extrinsèque, je réponds que c’est la substance animée à qui cette matière appartient, qui est véritablement un être, et la matière prise pour la masse en elle-même n’est qu’un pur phénomène ou apparence bien fondée, comme encore l’espace et le temps. Elle n’a pas même des qualités précises et arrêtées qui la puissent l’aire passer pour un être déterminé, comme j’ai déjà insinué dans ma précédente ; puisque la figure même, qui est de l’essence d’une masse étendue terminée, n’est jamais exacte et déterminée à la rigueur dans la nature, à cause de la division actuelle à l’infini des parties de la matière. Il n’y a jamais ni globe sans inégalités, ni droite sans courbures entremêlées, ni courbe d’une certaine nature finie, sans mélange de quelque autre, et cela dans les petites parties comme dans les grandes, ce qui fait que la figure, bien loin d’être constitutive des corps, n’est pas seulement une qualité entièrement réelle et déterminée hors de la pensée, et on ne pourra jamais assigner ai quelque corps une certaine surface précise, comme ou pourrait faire s’il y avait des atomes. Et je puis dire la même chose de la grandeur et du mouvement, savoir, que ces qualités ou prédicats tiennent du phénomène comme les couleurs et les sens, et, quoiqu’ils enferment plus de connaissance distincte, ils ne peuvent pas soutenir non plus la dernière analyse, et par conséquent la masse étendue considérée sans les entéléchies, ne consistant qu’en ces qualités, n’est pas la substance corporelle, mais un phénomène tout pur comme l’arc-en-ciel ; aussi les philosophes ont reconnu que c’est la forme qui donne l’être déterminé à la matière, et ceux qui ne prennent pas garde à cela ne sortiront jamais du labyrinthe de compositione continui, s’ils y entrent une fois. Il n’y a que les substances indivisibles et leurs différents états qui soient absolument réels. C’est ce que Parménide et Platon, et d’autres anciens, ont bien reconnu. Au reste, j’accorde qu’on peut donner le nom d’un à un assemblage de corps inanimés, quoique aucune forme substantielle ne les lie, comme je puis dire : voilà un arc-en-ciel, voilàun troupeau ; mais c’est une unité de phénomène ou de pensée qui ne suffit pas pour ce qu’il y a de réel dans les phénomènes. Que si on prend pour matière de la substance corporelle, non pas la masse sans formes, mais une matière seconde, qui est la multitude des substances dont la masse est celle du corps entier, on peut dire que ces substances sont des parties de cette matière, comme celles qui entrent dans notre corps en font la partie ; car, comme notre corps est la matière, et l’âme est la forme de notre substance, il en est de même des autres substances corporelles. Et je n’y trouve pas plus de difficulté qu’à l’égard de l’homme, où l’on demeure d’accord de tout cela. Les difficultés qu’on se fait en ces matières viennent entre autres qu’on n’a pas communément une notion assez distincte du tout et de la partie, qui dans le fond n’est autre chose qu’un réquisit immédiat du tout, et en quelque façon homogène. Ainsi des parties peuvent constituer un tout, soit qu’il ait ou qu’il n’ait point une unité véritable. Il est vrai que le tout qui a une véritable unité peut demeurer le même individu à la rigueur, bien qu’il perde ou gagne des parties, comme nous expérimentons en nous-mêmes ; ainsi les parties ne sont des réquisits immédiats que pro tempore. Mais si on entendait par le terme de matière quelque chose qui soit toujours essentiel à la même substance, on pourrait, au sens de quelques scolastiques, entendre par là la puissance passive primitive d’une substance, et en ce sens la matière ne serait point étendue ni divisible, bien qu’elle serait le principe de la divisibilité ou de ce qui en revient à la substance. Mais je ne veux pas disputer de l’usage des termes.

3. Vous objectez que je n’admets point de formes substantielles que dans le corps animé (ce que je ne me souviens pourtant pas d’avoir dit) ; or, tous les corps organisés étant plura entia, par conséquent les formes ou âmes, bien loin d’en faire un être, demandent plutôt plusieurs êtres afin que les corps puissent être animés. Je réponds que, supposant qu’il y a une âme ou entéléchie dans les bêtes ou autres substances corporelles, il en faut raisonner en ce point, comme nous raisonnons tous de l’homme, qui est un être doué d’une véritable unité que son âme lui donne, nonobstant que la masse de son corps est divisée en organes, vases, humeurs, esprits ; et que les parties sont pleines sans doute d’une infinité d’autres substances corporelles douées de leurs propres entéléchies. Comme cette troisième objection convient en substance avec la précédente, cette solution y servira aussi.

4. Vous jugez que c’est sans fondement qu’on donne une âme aux bêtes, et vous croyez que, s’il y en avait, elle serait un esprit, c’est-à-dire une substance qui pense, puisque nous ne connaissons que les corps et les esprits, et n’avons aucune idée d’une autre substance. Or de dire qu’une huître pense, qu’un ver pense, c’est ce qu’on a peine à croire. Cette objection regarde également tous ceux qui ne sont pas cartésiens ; mais, outre qu’il faut croire que ce n’est pas tout à fait sans raison que tout le genre humain a toujours donné dans l’opinion qu’il a du sentiment des bêtes, je crois d’avoir fait voir que toute substance est indivisible, et que par conséquent toute substance corporelle doit avoir une âme ou au moins une entéléchie qui ait de l’analogie avec l’âme, puisque autrement les corps ne seraient que des phénomènes.

D’assurer que toute substance qui n’est pas divisible (c’est-à-dire selon moi toute substance en général) est un esprit et doit penser, cela me parait sans comparaison plus hardi et plus destitué de fondement que la conservation des formes. Nous ne connaissons que cinq sens et un certain nombre de métaux, en doit-on conclure qu’il n’y en a point d’autres dans le monde ? Il y a bien plus d’apparence que la nature qui aime la variété a produit d’autres formes que celles qui pensent. Si je puis prouver qu’il n’y a pas d’autres figures du second degré que les sections coniques, c’est parce que j’ai une idée distincte de ces lignes, qui me donne moyen de venir à une exacte division ; mais comme nous n’avons point d’idée distincte de la pensée, et ne pouvons pas démontrer que la notion d’une substance indivisible est la même avec celle d’une substance qui pense, nous n’avons point de sujet de l’assurer. Je demeure d’accord que l’idée que nous avons de la pensée est claire, mais tout ce qui est clair n’est point distinct. Ce n’est que par le sentiment intérieur que nous connaissons la pensée (comme le P. Malebranche a déjà remarqué) ; mais on ne peut connaître par sentiment que les choses qu’on a expérimentées ; et comme nous n’avons pas expérimenté les fonctions des autres formes, il ne faut pas s’étonner que nous n’en avons pas d’idée claire ; car nous n’en devrions point avoir, quand même il serait accordé qu’il y a de ces formes, C’est un abus de vouloir employer les idées confuses, quelque claires qu’elles soient, à prouver que quelque chose ne peut être. Et quand je ne regarde que les idées distinctes, il me semble qu’on peut concevoir que les phénomènes divisibles ou de plusieurs êtres peuvent être exprimés ou représentés dans un seul être indivisible, et cela suffit pour concevoir une perception, sans qu’il soit nécessaire d’attacher la pensée ou la réflexion à cette représentation. Je souhaiterais de pouvoir expliquer les différences ou degrés des autres expressions immatérielles qui sont sans pensée, afin de distinguer les substances corporelles ou vivantes d’avec les animaux, autant qu’on les peut distinguer ; mais je n’ai pas assez inédite là-dessus, ni assez examiné la nature pour pouvoir juger des formes par la comparaison de leurs organes et opérations. M. Malpighi, fondé sur des analogies fort considérables de l’anatomie, a beaucoup de penchant à croire que les plantes peuvent être comprises sous le même genre avec les animaux, et sont des animaux imparfaits.

Il ne reste maintenant que de satisfaire aux inconvénients que vous avez allégués, Monsieur, contre l’indestructibilité des formes substantielles ; et je m’étonne d’abord que vous la trouvez étrange et insoutenable, car, suivant vos propres sentiments, tous ceux qui donnent aux bêtes une âme et du sentiment doivent soutenir cette indestructibilité. Ces inconvénients prétendus ne sont que des préjuges d’imagination qui peuvent arrêter le vulgaire, mais qui ne peuvent rien sur des esprits capables de méditation. Aussi crois-je qu’il sera aisé de vous satisfaire la-dessus. Ceux qui conçoivent qu’il y a quasi une infinité de petits animaux dans la moindre goutte d’eau, comme les expériences de M. Leewenhœck ont fait connaître, et qui ne trouvent pas étrange que la matière soit remplie partout de substances animées, ne trouveront pas étrange non plus qu’il y ait quelque chose d’animé dans les cendres mêmes et que le feu peut transformer un animal et le réduire en petit, au lieu de le détruire entièrement. Ce qu’on peut dire d’une chenille ou ver à soie se peut dire de cent ou de mille ; mais il ne s’ensuit pas que nous devrions voir renaître des vers à soie des cendres. Ce n’est peut-être pas l’ordre de la nature. Je sais que plusieurs assurent que les vertus séminales restent tellement dans les cendres, que les plantes en peuvent renaître, mais je ne veux pas me servir d’expériences douteuses. Si ces petits corps organisés enveloppes par une manière de contraction d’un plus grand qui vient d’être corrompu sont tout à fait (ce semble) hors de la ligne de la génération, ou s’ils peuvent revenir sur le théâtre en leur temps, c’est ce que je ne saurais déterminer. Ce sont la des secrets de la nature, où les hommes doivent reconnaître leur ignorance.

6. Ce et n’est qu’en apparence et suivant l’imagination que la difficulté est plus grande à l’égard des animaux plus grands qu’on voit ne naître que de l’alliance de deux sexes, ce qui apparemment n’est pas moins véritable des moindres insectes. J’ai appris depuis quelque temps que M. Leewenhœck a des sentiments assez approchants des miens, en ce qu’il soutient que même les plus grands animaux naissent par une manière de transformation ; je n’ose ni approuver ni rejeter le détail de son opinion, mais je la tiens très véritable en général, et M. Swammerdam, autre grand observateur et anatomiste, témoigne assez qu’il y avait aussi du penchant, Or les jugements de ces messieurs-là valent ceux de bien d’autres en ces matières. Il est vrai que je ne remarque pas qu’ils aient poussé leur opinion jusqu’à dire que la corruption et la mort elle-même est aussi une transformation à l’égard des vivants destitués d’âme raisonnable, comme je le tiens, mais je crois que, s’ils s’étaient avisés de ce sentiment, ils ne l’auraient pas trouvé absurde, et il n’est rien de si naturel que de croire que ce qui ne commence point ne périt pas non plus. Et quand on reconnaît que toutes les générations ne sont que des augmentations et développements d’un animal déjà formé, on se persuadera aisément que la corruption ou la mort n’est autre chose que la diminution et enveloppement d’un animal qui ne laisse pas de subsister, et demeurer vivant et organisé. Il est vrai qu’il n’est pas si aisé de le rendre croyable par des expériences particulières comme à l’égard de la génération, mais on en voit la raison : c’est parce que la génération avance d’une manière naturelle et peu à peu, ce qui nous donne le loisir de l’observer, mais la mort mène trop en arrière, per saltum, et retourne d’abord à des parties trop petites pour nous, parce qu’elle se fait ordinairement d’une manière trop violente, ce qui nous empêche de nous apercevoir du détail de cette rétrogradation ; cependant le sommeil, qui est une image de la mort, les extases, l’ensevelissement d’un ver à soie dans sa coque, qui peut passer pour une mort, la ressuscitation des mouches noyées avancée par le moyen de quelque poudre sèche dont on les couvre (au lieu qu’elles demeureraient inertes tout de bon, si on les laissait sans secours), et celles des hirondelles qui prennent leurs quartiers d’hiver dans les roseaux et qu’on trouve sans apparence de vie ; les expériences des hommes morts de froid, noyés ou étranglés, qu’on a fait revenir, sur quoi un homme de jugement a fait il n’y a pas longtemps un traité en allemand, où après avoir rapporté des exemples, même de sa connaissance, il exhorte ceux qui se trouvent là où il y a de telles personnes, de faire plus d’efforts que de coutume pour les remettre, et en prescrit la méthode ; toutes ces choses peuvent confirmer mon sentiment que ces états différents ne diffèrent que du plus et du moins, et si on n’a pas le moyen de pratiquer des ressusciterions en d’autres genres de morts, c’est ou qu’on ne sait pas ce qu’il faudrait faire, ou que, quand on le saurait, nos mains, nos instruments et nos remèdes n’y peuvent arriver, surtout quand la dissolution va d’abord à des parties trop petites. Il ne faut donc pas s’arrêter aux notions que le vulgaire peut avoir de la mort ou de la vie, lorsqu’on a et des analogies et, qui plus est, des arguments solides, qui prouvent le contraire. Car je crois avoir assez fait voir qu’il y doit avoir des entéléchies s’il y a des substances corporelles ; et quand on accorde ces entéléchies ou ces âmes, on en doit reconnaître l’ingénérabilité et indestructibilité ; après quoi, il est sans comparaison plus raisonnable de concevoir les transformations des corps animés que de s’imaginer le passage des âmes d’un corps à l’autre, dont la persuasion très ancienne ne vient apparemment que de la transformation mal entendue. De dire que les âmes des bêtes demeurent sans corps, ou qu’elles demeurent cachées dans un corps qui n’est pas organisé, tout cela ne paraît pas si naturel. Si l’animal fait par la contraction du corps du bélier qu’Abraham immola au lieu d’Isaac doit être appelé un bélier, c’est une question de nom, à peu près comme serait la question, si un papillon peut être appelé un ver à soie. La difficulté que vous trouvez, Monsieur, à l’égard de ce bélier réduit en cendres, ne vient que de ce que je ne m’étais pas assez bien expliqué car vous supposez qu’il ne reste point de corps organisé dans ces cendres, ce qui vous donne droit de dire que ce serait une chose monstrueuse, que cette infinité d’âmes sans corps organisés, au lieu que je suppose que naturellement il n’y a point d’âme sans corps animé, et point de corps animé sans organes ; et ni cendres ni autres masses ne me paraissent incapables de contenir des corps organisés.

Pour ce qui est des esprits, c’est-à-dire des substances qui pensent, qui sont capables de connaître Dieu et de découvrir des vérités éternelles, je tiens que Dieu les gouverne suivant des lois différentes de celle dont il gouverne le reste des substances. Car, toutes les formes des substances exprimant tout l’univers, on peut dire que les substances brutes expriment plutôt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde. Aussi Dieu gouverne les substances brutes suivant les lois matérielles de la force ou des communications du mouvement, mais les esprits suivant les lois spirituelles de la justice, dont les autres sont incapables. Et c’est pour cela que les substances brutes se peuvent appeler matérielles, parce que l’économie que Dieu observe à leur égard est celle d’un ouvrier ou machiniste ; mais, à l’égard des esprits, Dieu fait la fonction de prince ou de législateur qui est infiniment plus relevée. Et Dieu n’étant à l’égard de ces substances matérielles que ce qu’il est à l’égard de tout, savoir l’acteur général des êtres, il prend un autre personnage à l’égard des esprits qui le fait concevoir revêtu de volonté et de qualités morales, puisqu’il est lui-même un esprit, et comme un d’entre nous, jusqu’à entrer avec nous dans une liaison de société, dont il est le chef. Et c’est cette société ou république générale des esprits sous ce souverain monarque qui est la plus noble partie de l’univers, composée d’autant de petits dieux sous ce grand Dieu. Car on peut dire que les esprits créés ne drillèrent de Dieu que de plus à moins, du fini à l’infini. Et on peut assurer véritablement que tout l’univers n’a été fait que pour contribuer à l’ornement et au bonheur de cette cité de Dieu. C’est pourquoi tout est disposé en sorte que les lois de la force ou les lois purement matérielles conspirent dans tout l’univers à exécuter les lois de la justice ou de l’amour, que rien ne saurait nuire aux âmes qui sont dans la main de Dieu, et que tout doit réussir au plus grand bien de ceux qui l’aiment. C’est pourquoi, les esprits devant garder leurs personnages et leurs qualités morales, afin que la cité de Dieu ne perde aucune personne, il faut qu’ils conservent particulièrement une manière de réminiscence ou conscience, ou le pouvoir de savoir ce qu’ils sont, d’où dépend toute leur moralité, peines et châtiments, et par conséquent il faut qu’ils soient exempts de ces révolutions de l’univers qui les rendraient tout à fait méconnaissables à eux-mêmes, et en feraient, moralement parlant, une autre personne. Au lieu qu’il suffit que les substances brutes demeurent seulement le même individu dans la rigueur métaphysique, bien qu’ils soient assujettis à tous les changements imaginables, puisque aussi bien ils sont sans conscience ou réflexion. Quant au détail de l’état de l’âme humaine après la mort, et comment elle est exempte du bouleversement des choses, il n’y a que la révélation qui nous en puisse instruire particulièrement ; la juridiction de la raison ne s’étend pas si loin. On me fera peut-être une objection sur ce que je tiens que Dieu a donné des âmes à toutes les machines naturelles qui en étaient capables, parce que les âmes ne s’entr’emlpêchant point, et ne tenant point de place, il est possible de leur en donner d’autant qu’il y a plus de perfection d’en avoir et que Dieu fait tout de la manière la plus parfaite qui est possible ; et non magis datur vacuum formarum quam corporum. On pourrait donc dire par la même raison que Dieu devait aussi donner des âmes raisonnables ou capables de réflexion à toutes les substances animées. Mais je réponds que les lois supérieures à celles de la nature matérielle, savoir, les lois de la justice, s’y opposent ; puisque l’ordre de l’univers n’aurait pas permis que la justice eût pu être observée à l’égard de toutes, il fallait donc faire qu’au moins il ne leur pût arriver aucune injustice ; c’est pourquoi elles ont été faites incapables de réflexion ou de conscience, et par conséquent insusceptibles de bonheur et de malheur.

Enfin, pour ramasser mes pensées en peu de mots, je tiens que toute substance renferme dans son état présent tous ses états passés et à venir, et exprime même tout l’univers suivant son point de vue, rien n’étant si éloigné de l’autre qu’il n’ait commerce avec lui, et sera particulièrement selon le rapport aux parties de son corps, qu’elle exprime plus immédiatement ; et par conséquent rien ne lui arrive que de son fond, et en vertu de ses propres lois, pourvu qu’on y joigne le concours de Dieu. Mais elle s’aperçoit des autres choses, parce qu’elle les exprime naturellement, avant été créée d’abord en sorte qu’elle le puisse faire dans la suite et s’y accommoder comme il faut, et c’est dans cette obligation imposée des la commencement que consiste ce qu’on (appelle) l’action d’une substance sur l’autre. Quant aux substances corporelles, je tiens que la masse, lorsqu’on n’y considère que ce qui est divisible, est un pur phénomène, que toute substance a une véritable unité à la rigueur métaphysique, et qu’elle est indivisible, ingénérable et incorruptible, que toute la matière doit être pleine de substances animées on du moins vivantes, que les générations et les corruptions ne sont que des transformations du petit au grand ou vice versa, et qu’il n’y a point de parcelle de la matière, dans laquelle ne se trouve un monde d’une infinité de créatures, tant organisées qu’amassées ; et surtout que les ouvrages de Dieu sont infiniment plus grands, plus beaux, plus nombreux et mieux ordonnés qu’on ne croit communément ; et que la machine on l’organisation, c’est-à-dire l’ordre, leur est comme essentiel jusque dans les moindres parties. Et qu’ainsi il n’y a point d’hypothèse qui fasse mieux connaître la sagesse de Dieu que la nôtre, suivant laquelle il y a partout des substances qui marquent sa perfection, et sont autant de miroirs mais différents de la beauté de l’univers ; rien ne demeurant vide, stérile, inculte et sans perception. Il faut même tenir pour indubitable que les lois du mouvement et les révolutions des corps servent aux lois de justice et de police, qui s’observent sans doute le mieux qu’il est possible dans le gouvernement des esprits, c’est-à-dire des âmes intelligentes, qui entrent en société avec lui et composent avec lui une manière de cité parfaite, dont il est le monarque.

Maintenant je crois, Monsieur, de n’avoir rien laissé en arrière de toutes les difficultés que vous aviez expliquées, ou au moins indiquées, et encore de celles que j’ai cru que vous pouviez avoir encore. Il est vrai que cela a grossi cette lettre ; mais il m’aurait été plus difficile de renfermer le même sens en moins de paroles, et peut-être que ce n’aurait été sans obscurité. Maintenant je crois que vous trouverez mes sentiments assez bien liés, tant entre eux qu’avec les opinions reçues. Je ne renverse point les sentiments établis ; mais je les explique et je les pousse plus avant. Si vous pouviez avoir le loisir de revoir un jour ce que nous avions enfin établi touchant la notion d’une substance individuelle, vous trouveriez peut-être qu’en me donnant ces commencements on est obligé dans la suite de m’accorder tout le reste. J’ai tâche cependant d’écrire cette lettre en sorte qu’elle s’explique et se défende elle-même. On pourra encore séparer les questions ; car ceux qui ne voudront pas reconnaître qu’il y a des âmes dans les bêtes, et des formes substantielles ailleurs, pourront néanmoins approuver la manière dont j’explique l’union de l’esprit et du corps, et tout ce que je dis de la substance véritable ; sauf à eux de sauver, comme ils pourront, sans telles formes et sans rien qui ait une véritable unité, ou bien par des points ou par des atomes, si bon leur semble, la réalité de la matière et des substances corporelles, et même de laisser cela indécis ; car on peut borner les recherches là où on le trouve à propos. Mais il ne faut pas subsister en si beau chemin, lorsqu’on désire d’avoir des idées véritables de l’univers et de la perfection des ouvrages de Dieu, qui nous fournissent encore les plus solides arguments à l’égard de Dieu et de notre âme.

C’est une chose étrange que M. l’abbé Catelan s’est entièrement éloigné de mon sens, et vous vous en êtes bien douté, Monsieur. Il met en avant trois propositions, et dit que j’y trouve contradiction. Et moi je n’en trouve aucune, et me sers de ces mêmes propositions pour prouver l’absurdité du principe cartésien. Voila ce que c’est que d’avoir affaire à des gens qui ne considèrent les choses que superficiellement. Si cela arrive dans une matière de mathématique, que ne devrait-on pas attendre en métaphysique et en morale ? C’est pourquoi je m’estime heureux d’avoir rencontré en vous un censeur également exact et équitable. Je vous souhaite encore beaucoup

d’années, pour l’intérêt du public et pour le mien, et suis, etc.[30].

Lettre à part à M. Arnauld, à laquelle le discours précédent a été joint.

Voici la réponse à vos dernières objections, qui est devenue un peu longue, parce que je me voulais m’expliquer exactement, et ne laisser rien en arrière de vos doutes ; j’ai inséré souvent vos propres paroles, ce qui a encore contribué à la grossir. Comme j’avais établi toutes ces choses, il y a longtemps, et prévenu, si je l’ose dire, la plupart des objections, elle ne m’a coûté presque point de méditation, et il ne me fallait que de me décharger des pensées sur le papier et les relire par après. C’est ce que je dis, Monsieur, afin que vous ne me croyiez pas enfoncé dans ces choses aux dépens d’autres soins nécessaires. Vous m’avez vous-même engagé à aller si loin en me faisant des objections et des demandes auxquelles j’ai voulu satisfaire, tant afin de profiter de vos lumières qu’afin de vous faire connaître ma sincérité à ne rien déguiser.

Je suis à présent fort occupé à l’histoire de la 8me maison de Brunswick. J’ai vu plusieurs archives cet été, et je vais faire un tour dans la haute Allemagne, pour chercher quelques monuments. Cela ne n’empêche pas que je ne souhaite d’apprendre votre sentiment sur mes éclaircissements ; lorsque votre commodité le permettra, aussi bien que sur ma réponse à l’abbé Catelan, que je vous envoie ici, d’autant qu’elle est courte et à mon avis démonstrative, pour peu qu’on se donne tant soit peu d’attention. Si ce M. l’abbé Catelan ne s’y prend pas mieux que jusqu’ici, ce n’est pas de lui qu’il faut attendre l’éclaircissement de cette matière. Je souhaiterais que vous y puissiez donner un moment d’attention sérieuse, vous seriez peut-être surpris de voir qu’on a pris pour un principe incontestable ce qui est si aisé à renverser. Car il est démonstratif que les vitesses que les corps ont acquises en descendant sont comme les racines carrées des hauteurs dont ils sont tombés. Or, si on fait abstraction des circonstances extérieures, un corps peut précisément remonter à la hauteur dont il est descendu. Donc…[31].

Dans un autre passage, Leibniz continue ainsi : « Je vous communique ici ma réponse à M. l’abbé Catelan, qui sera peut-être insérée dans les Nouvelles de la République des lettres. Ainsi nous sommes encore à recommencer, et j’ai fait une faute en répliquant à la première réponse ; je devais simplement dire qu’elle ne touchait pas mon objection et lui marquer les endroits auxquels il faut répondre comme je fais maintenant. J’ai ajouté dans ma réponse un problème mécanique qui se peut réduire à la géométrie ; mais il faut user d’adresse, et je verrai si M. Catelan y osera mordre. Il me semble qu’il n’est pas des plus forts, et je m’étonne de voir que, parmi tant de cartésiens, il y en a si peu qui imitent M. Descartes, en tâchant d’aller plus avant.


Leibniz au Landgrave[32].

En matière de religion, puisque vous touchez cette corde, il y a des gens de ma connaissance, car je ne vous parle point de moi, qui ne sont pas éloignés des sentiments de l’Église catholique romaine, qui trouvent les définitions du concile de Trente assez raisonnables et conformes à la sainte Écriture et aux saints Pères, qui jugent que le système de la théologie Romaine est mieux lié que celui des protestants, et qui avouent que les dogmes ne les arrêteraient pas ; mais ils sont arrêtés premièrement par quelques abus de pratique très grands et trop communs qu’ils voient tolérés dans la communion catholique romaine, surtout en matière de culte ; ils craignent d’être engagés à les approuver ou au moins à ne pas oser les blâmer ; ils appréhendent de donner par là du scandale à ceux qui les prendraient pour des gens sans conscience, et que leur exemple, quoique mal entendu, porterait à l’impiété ; ils doutent même si on peut communier avec des gens qui pratiquent certaines choses peu tolérables ; et ils considèrent qu’en ces rencontres il est plus excusable de ne pas quitter une communion que d’y entrer. Secondement, quand cet obstacle ne serait pas, ils se trouvent arrêtés par les anathématismes du concile de Trente, ils ont de la peine à souscrire à des condamnations qui leur paraissent trop rigides et peu nécessaires, ils croient que cela est contraire à la charité et que c’est faire ou fomenter un schisme.

Cependant ces personnes se croient véritablement catholiques, comme le seraient ceux qu’on a excommuniés injustement, clave errante, car ils tiennent les dogmes de l’Église catholique, ils souhaitent de plus la communion extérieure, à quoi d’autres mettent des obstacles, ou la leur refusent.

Un célèbre théologien, catholique romain, muni de l’approbation de plusieurs autres, avait proposé un expédient, et avait cru qu’un protestant qui ne serait arrêté que par les anathématismes et même par quelques définitions du concile de Trente, et qui douterait si ce concile a été véritablement œcuménique, mais qui serait prêt à se soumettre à un concile qui le serait véritablement, et qui par conséquent recevrait les premiers principes de l’Église catholique tellement que son erreur ne serait pas de droit, mais de fait seulement ; qu’un tel, dis-je, pourrait être reçu à la communion sans faire aucune mention du concile de Trente, puisque aussi bien ce concile n’a pas encore été reçu partout, et que la profession du pape Pie IV n’est faite que pour les ecclésiastiques ou pour ceux qui enseignent et que je ne crois pas que le concile de Trente soit entré dans la profession de tous ceux qu’on a reçus à la communion en France. Mais on doute que cet expédient soit approuve.


Leibniz au Landgrave.

Je supplie V. A. de demander à M. Arnauld comme d’elle-même, s’il croit véritablement qu’il y a un si grand mal de dire que chaque chose, soit espèce, soit individu ou personne, a une certaine notion parfaite, qui comprend tout ce qu’on en peut énoncer véritablement, selon laquelle notion Dieu, qui conçoit tout en perfection, conçoit ladite chose. Et si M. A. croit de bonne foi qu’un homme qui serait dans ce sentiment ne pourrait être souffert dans l’Église catholique, quand même il désavouerait sincèrement la conséquence prétendue de la fatalité. Et V. A. pourra demander comment cela s’accorde avec ce que M. A. avait écrit autrefois, qu’on ne ferait point de peine à un homme dans l’Église pour ces sortes d’opinions, et si ce n’est pas rebuter les gens par une rigueur inutile et hors de saison que de condamner si aisément toute sorte de sentiments qui n’ont rien de commun avec la foi.

Peut-on nier que chaque chose, soit genre, espèce ou individu, a une notion accomplie, selon laquelle Dieu la conçoit, qui conçoit tout parfaitement, c’est-à-dire une notion qui enferme ou comprend tout ce qu’on peut dire de la chose ; et peut-on nier que Dieu peut former une telle notion individuelle d’Adam ou d’Alexandre, qui comprend tous les attributs, affections, accidents, et généralement tous les prédicats de ce sujet. Enfin, si saint Thomas a pu soutenir que toute intelligence séparée diffère spécifiquement de toute autre, quel mal y aura-t-il d’en dire autant de toute personne, et de concevoir les individus comme les dernières espèces, pourvu que l’espèce soit prise non pas physiquement, mais métaphysiquement ou mathématiquement. Car dans la physique, quand une chose engendre son semblable, on dit qu’ils sont d’une même espèce, mais dans la métaphysique ou dans la géométrie specie differre dicere possumus quœcumque differentiam habent in notione in se explicabili consistentem, ut duæ ellipses, quarum una habet duos axes majorem et minorem in ratione dupla, altera in tripla. At vero duæ ellipses, quæ non ratione axium adeoque nulle discrimine in se explicabili, sed sola magnitudine seu comparatione differunt, specificam differentiam non habent. Sciendum est tamen entia completa sola magnitudine differre non passe.


Leibniz à Arnauld.

À Monsieur Arnauld, Nuremberg, 14 janvier 1688.
Monsieur,

Vous aurez peut-être vu dans les Nouvelles de la République des lettres du mois de septembre ce que j’ai répliqué à M. l’abbé C. C’est une chose étrange de voir que bien des gens répondent non pas à ce qu’on leur dit, mais à ce qu’ils s’imaginent. Voilà ce que M. l’abbé a fait jusqu’ici. C’est pourquoi il a fallu briser court, et le ramener à la première objection. J’ai pris seulement occasion de cette dispute de proposer un problème géométrico-mécanique des plus curieux et que je venais de résoudre, qui est de trouver une ligne que j’appelle isochrone dans laquelle le corps pesant descend uniformément et approche également de l’horizon en temps égaux, nonobstant l’accélération qui lui est imprimée, que je récompense par le changement continuel de l’inclination. Ce que j’ai fait afin de faire dire quelque chose d’utile et de faire sentir à monsieur l’abbé que l’analyse ordinaire des cartésiens se trouve bien courte dans les problèmes difficiles. J’y ai réussi en partie. Car M. Hugens en a donné la solution dans les Nouvelles d’octobre. Je savais assez que M. Hugens le pouvait faire, c’est pourquoi je ne n’attendais pas qu’il en prendrait la peine, ou au moins qu’il publierait sa solution et dégagerait monsieur l’abbé. Mais, comme la solution de M. Hugens est énigmatique en partie, apparemment pour reconnaître si je l’ai eue aussi, je lui en envoie le supplément, et cependant nous verrons ce qu’en dira M. l’abbé. Il est vrai que, lorsqu’on sait une fois la nature de la ligne que M. Hugens a publiée, le reste s’achève par l’analyse ordinaire. Mais sans cela la chose est difficile. Car la converse des tangentes ou data tangentium proprietate invenire lineam, où se réduit ce problème proposé, est une question dont M. Descartes lui-même a avoué dans ses lettres n’être pas maître. Car le plus souvent elle monte aux transcendantes, comme je l’appelle, qui sont de nul degré, et quand elle s’abaisse aux courbes d’un certain degré, comme il arrive ici, un analyste ordinaire aura de la peine à le reconnaître.

Au reste, je souhaiterais de tout mon cœur que vous puissiez avoir le loisir de méditer une demi-heure sur mon objection contre les Cartésiens que monsieur l’abbé tâche de résoudre. Vos lumières et votre sincérité m’assurent que je vous ferais toucher le point, et que vous reconnaîtriez de bonne foi ce qui en est. La discussion n’est pas longue, et l’affaire est de conséquence, non seulement pour les mécaniques, mais encore en métaphysique, car le mouvement en lui-même séparé de la force est quelque chose de relatif seulement, et on ne saurait déterminer son sujet. Mais la force est quelque chose de réel et d’absolu, et son calcul étant différent de celui du mouvement, comme je démontre clairement, il ne faut pas s’étonner que la nature garde la même quantité de la force et non pas la même quantité du mouvement. Cependant il s’ensuit qu’il y a dans la nature quelque autre chose que l’étendue et le mouvement, à moins que de refuser aux choses toute la force ou puissance, ce qui serait les changer de substances, qu’ils sont, en modes ; comme fait Spinosa, qui veut que Dieu seul est une substance, et que toutes les autres choses n’en sont que des modifications. Ce Spinosa est plein de rêveries bien embarrassées, et ses prétendues démonstrations de Deo n’en ont pas seulement le semblant. Cependant je tiens qu’une substance créée n’agit pas sur une autre dans la rigueur métaphysique, c’est-à-dire avec une influence réelle. Aussi ne saurait-on expliquer distinctement en quoi consiste cette influence, si ce n’est à l’égard de Dieu, dont l’opération est une création continuelle, et dont la source est la dépendance essentielle des créatures. Mais, afin de parler comme les autres hommes, qui ont raison de dire qu’une substance agit sur l’autre, il faut donner une autre notion à ce qu’on appelle action, ce qu’il serait trop long de déduire ici, et au reste je me rapporte à ma dernière lettre qui est assez prolixe.

Je ne sais si le P. Malebranche a répliqué à ma réponse donnée dans quelques mois d’été de l’année passée, où je mets en avant encore un autre principe général, servant en mécanique comme en géométrie, qui renverse manifestement tant les règles du mouvement de Descartes que celles de ce Père, avec ce qu’il a dit dans les Nouvelles pour les excuser.

Si je trouve un jour assez de loisir, je veux achever mes méditations sur la caractéristique générale ou manière de calcul universel, qui doit servir dans les autres sciences comme dans les mathématiques. J’en ai déjà de beaux essais, j’ai des définitions, axiomes, théorèmes et problèmes fort remarquables de la coïncidence, de la détermination (ou de de unico), de la similitude, de la relation en général, de la puissance ou cause, de la substance, et partout je procède par lettres d’une manière précise et rigoureuse, comme dans l’algèbre. J’en ai même quelques essais dans la jurisprudence, et on peut dire en vérité qu’il n’y a point d’auteurs, dont le style approche davantage de celui des géomètres, que le style des jurisconsultes dans les Digestes. Mais comment, me direz-vous, peut-on appliquer ce calcul aux matières conjecturales ? Je réponds que c’est comme MM. Pascal, Hugens et autres ont donné des démonstrations de alea. Car on peut toujours déterminer le plus probable et le plus sûr autant qu’il est possible de connaître ex datis.

Mais je ne dois pas vous arrêter davantage, et peut-être est-ce déjà trop. Je n’oserais pas le faire si souvent, si les matières, sur lesquelles j’ai souhaité d’apprendre votre jugement, n’étaient importantes. Je prie Dieu de vous conserver encore longtemps, afin que nous puissions profiter toujours de vos lumières, et je suis avec zèle,

Monsieur, etc.


Leibniz à Arnauld.

Monsieur,

Je suis maintenant sur le point de retourner chez moi, après un long voyage entrepris par ordre de mon prince, servant pour des recherches historiques où j’ai trouvé des diplômes, titres et preuves indubitables, propres à justifier la commune origine des sérénissimes maisons de Brunswick et d’Este que MM. Justel, du Cange et autres avaient grande raison de révoquer en doute, parce qu’il y avait des contradictions et faussetés dans les historiens d’Este à cet égard avec une entière confusion des temps et des personnes. À présent, je pense à me remettre et à reprendre le premier train ; et vous ayant écrit il y a deux ans, un peu avant mon départ, je prends cette même liberté pour m’informer de votre santé et pour vous faire connaître combien les idées de votre mérite éminent me sont toujours présentes dans l’esprit. Quand j’étais à Rome, je vis la dénonciation d’une nouvelle lettre qu’on attribuait à vous ou à vos amis. Et depuis, je vis la lettre du R. P. Mabillon à un de mes amis, où il y avait que l’Apologie du R. P. Le Tellier pour les missionnaires contre La Morale Pratique des Jésuites avait donné à plusieurs des impressions favorables à ces Pères, mais qu’il avait entendu que vous y aviez répliqué, et qu’on disait que vous y aviez annihilé géométriquement les raisons de ce Père. Tout cela m’a fait juger que vous êtes encore en état de rendre service au public, et je prie Dieu que ce soit pour longtemps. Il est vrai qu’il y va de mon intérêt ; mais c’est un intérêt louable, qui me peut donner moyen d’apprendre, soit en commun avec tous les autres qui liront vos ouvrages, soit en particulier, lorsque vos jugements m’instruiront, si le peu de loisir que vous avez me permet d’espérer encore quelquefois cet avantage.

Comme ce voyage a servi en partie à me délasser l’esprit des occupations ordinaires, j’ai eu la satisfaction de converser avec plusieurs habiles gens, en matière de sciences et d’érudition et j’ai communiqué, à quelques-uns mes pensées particulières, que vous savez, pour profiter de leurs doutes et difficultés ; et il y en a eu qui, n’étant pas satisfaits des doctrines communes, ont trouvé une satisfaction extraordinaire dans quelques-uns de mes sentiments ; ce qui m’a porté à les coucher par écrit, afin qu’on les puisse communiquer plus aisément ; et peut-être en ferai-je imprimer un jour quelques exemplaires sans mon nom, pour en faire part à des amis seulement, afin d’en avoir leur jugement. Je voudrais que vous les puissiez examiner premièrement, et c’est pour cela que j’en ai fait l’abrégé que voici.

Le corps est un agrégé de substances, et ce n’est pas une substance à proprement parler. Il faut, par conséquent, que partout dans le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et incorruptibles, ayant quelque chose de répondant aux âmes. Que toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à des corps organiques diversement transformables. Que chacune de ces substances contient dans sa nature « legem continuationis seriei suarum operationum », et tout ce qui lui est arrivé et arrivera. Que toutes ses actions viennent de son propre fond, excepté la dépendance de Dieu. Que chaque substance exprime l’univers tout entier, mais l’une plus distinctement que l’autre, surtout chacune à l’égard de certaines choses et selon son point de vue. Que l’union de l’âme avec le corps, et même l’opération d’une substance sur l’autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel établi exprès par l’ordre de la première création, en vertu duquel chaque substance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent les autres ; et les opérations de l’une suivent ou accompagnent ainsi l’opération ou le changement de l’autre. Que les intelligences ou âmes capables de réflexion et de la connaissance des vérités éternelles et de Dieu ont bien des privilèges qui les exemptent des révolutions des corps. Que pour elles il faut joindre les lois morales aux physiques. Que toutes les choses sont faites pour elles principalement. Qu’elles forment ensemble la république de l’univers, dont Dieu est le monarque. Qu’il y a une parfaite justice et police observée dans cette cité de Dieu, et qu’il n’y a point de mauvaise action sans châtiment, ni de bonne sans une récompense proportionnée. Que plus on connaîtra les choses, plus on les trouvera belles et conformes aux souhaits qu’un sage pourrait former. Qu’il faut toujours être content de l’ordre du passé, parce qu’il est conforme à la volonté de Dieu absolue, qu’on connaît par l’événement ; mais qu’il faut tâcher de rendre l’avenir, autant qu’il dépend de nous, conforme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements, orner notre Sparte et travailler à faire du bien, sans se chagriner pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en mieux. Que ceux qui ne sont pas contents de l’ordre des choses ne sauraient se vanter d’aimer Dieu comme il faut. Que la justice n’est autre chose que la charité du sage. Que la charité est une bienveillance universelle, dont le sage dispense l’exécution conformément aux mesures de la raison, afin d’obtenir le plus grand bien. Et que la sagesse est la science de la félicité ou des moyens de parvenir au contentement durable, qui consiste dans un acheminement continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans la variation d’un même degré de perfection.

À l’égard de la physique, il faut entendre la nature de la force toute différente du mouvement, qui est quelque chose de plus relatif. Qu’il faut mesurer cette force par la quantité de l’effet. Qu’il y a une force absolue, une force directive et une force respective. Que chacune de ces forces se conserve dans le même degré dans l’univers ou dans chaque machine non communicante avec les autres et que les deux dernières forces, prises ensemble, composent la première ou l’absolue. Mais qu’il ne se conserve pas la même quantité de mouvement, puisque je montre qu’autrement le mouvement perpétuel serait tout trouvé, et que l’effet serait plus puissant que sa cause.

Il y a déjà quelque temps que j’ai publié dans les Actes de Leipsig un Essai physique, pour trouver les causes physiques des mouvements des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d’un solide dans le fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont la vélocité est continuellement difforme, vient du mouvement du fluide même. D’où je tire cette conséquence que les astres ont des orbes déférents, mais fluides. J’ai démontré une proposition importante générale que tout corps qui se meut d’une circulation harmonique (c’est-à-dire en sorte que les distances du centre étant en progression arithmétique, les vélocités soient en progression harmonique, ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mouvement paracentrique, c’est-à-dire de gravité ou de lévité à l’égard du même centre (quelque loi que garde cette attraction ou répulsion), a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que Képler l’a observée dans les planètes. Puis considérant, ex observationibus, que ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du mouvement paracentrique, lequel, joint à la circulation harmonique, décrit des ellipses, doit être telle que les gravitations soient réciproquement comme les carrés des distances, c’est-à-dire comme les illuminations ex sole.

Je ne vous dirai rien de mon calcul des incréments ou différences, par lequel je donne les touchantes sans lever les irrationalités et fractions, lors même que l’inconnue y est enveloppée, et j’assujettis les quadratures et problèmes transcendants à l’analyse. Et je ne parlerai pas non plus d’une analyse toute nouvelle, propre à la géométrie, et différente entièrement de l’algèbre ; et moins encore de quelques autres choses, dont je n’ai pas encore eu le temps de donner des essais, que je souhaiterais de pouvoir toutes expliquer en peu de mots, pour en avoir votre sentiment, qui me servirait infiniment, si vous aviez autant de loisir que j’ai de déférence pour votre jugement. Mais votre temps est trop précieux, et ma lettre est déjà assez prolixe ; c’est pourquoi je finis ici, et je suis avec passion,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,

Autre réduction des deux paragraphes précédents.

Il y a déjà quelque temps que j’ai publié dans les Actes de Leipsig un essai pour trouver les causes physiques du mouvement des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d’un solide dans un fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont la vélocité est essentiellement difforme, vient du mouvement du fluide même. D’où je tire cette conséquence que les astres ont des orbes déférents, mais fluides, qu’on peut appeler tourbillons avec les Anciens et M. Descartes. Je crois qu’il n’y a point de vide ni atome, que ce sont des choses éloignées de la perfection des ouvrages de Dieu, et que tous les mouvements se propagent d’un corps à tout autre corps, quoique plus faiblement aux distances plus grandes. Supposant que tous les grands globes du monde ont quelque chose d’analogue avec l’aimant, je considère qu’outre une certaine direction qui fait qu’ils gardent le parallélisme de l’axe, ils ont une espèce d’attraction d’où naît quelque chose de semblable à la gravité, qu’on peut concevoir en supposant des rayons d’une matière qui tache de s’éloigner du centre, qui pousse par conséquent vers le centre les autres qui n’ont pas le même effort. Et comparant ces rayons d’attraction avec ceux de la lumière, comme les corps sont illuminés, de même seront-ils attirés en raison réciproque des carrés des distances. Or ces choses s’accordent merveilleusement avec les phénomènes, et, Képler ayant trouvé généralement que les aires des orbites des astres taillées par les rayons tirés du soleil à l’orbite sont comme les temps, j’ai démontré une proposition importante générale, que tout corps qui se meut d’une circulation harmonique (c’est-à-dire en sorte que, les distances du centre étant en progression arithmétique, les vélocités sont en harmoniques ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mouvement paracentrique, c’est-à-dire de gravité ou de lévité à l’égard du même centre (quelque loi que garde cette attraction ou répulsion), a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que Képler a observée. Dans les planètes je conclus que les orbes fluides déférents des planètes circulent harmoniquement, et j’en rends encore raison à priori ; puis, considérant ex observationibus que ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du mouvement paracentrique (lequel, joint à la circulation harmonique, décrit des ellipses) doit être tel que les gravitations soient réciproquement comme les carrés des distances, c’est-à-dire justement comme nous l’avons trouvé ci-dessus à priori par les lois de la radiation. J’en déduis depuis des particularités et toutes les choses sont ébauchées dans ce que j’ai publié dans les Actes de Leipsig il y a déjà quelque temps.

Leibniz
À Venise, ce 23 mars 1690.

Lettre sur la question
si l’essence du corps
consiste dans l’étendue

Journal des Savants, 18 juin 1691, page 259.

Vous me demandez, Monsieur, les raisons que j’ai de croire que l’idée du corps ou de la matière est autre que celle de l’étendue. Il est vrai, comme vous dites que bien d’habiles gens sont prévenus aujourd’hui de ce sentiment, que l’essence du corps consiste dans la longueur, largeur et profondeur. Cependant il y en a encore, qu’on ne peut accuser de trop d’attachement à la scholastique, qui ne sont pas contents.

M. Nicole dans un endroit de ses Essais, témoigne d’être de ce nombre, et il lui semble qu’il y a plus de prévention que de lumière dans ceux qui ne paraissent pas effrayés des difficultés, qui s’y rencontrent.

Il faudrait un discours fort ample pour expliquer bien distinctement ce que je pense là-dessus. Cependant voici quelques considérations que je soumets à votre jugement, dont je vous supplie de me faire part.

Si l’essence du corps consistait dans l’étendue, cette étendue seule devrait suffire pour rendre raison de toutes les affections du corps. Mais cela n’est point. Nous remarquons dans la matière une qualité que quelques-uns ont appelée l’inertie naturelle, par laquelle le corps résiste en quelque façon au mouvement ; en sorte qu’il faut employer quelque force pour l’y mettre (faisant même abstraction de la pesanteur) et qu’un grand corps est plus difficilement ébranlé qu’un petit corps. Par exemple :

Fig. 1.
Fig. 1.
Si le corps A en mouvement rencontre le corps B en repos, il est clair que, si le corps B était indifférent au mouvement ou au repos, il se laisserait pousser par le corps A, sans lui résister, et sans diminuer la vitesse, ou changer la direction du corps A ; et après le concours, A continuerait son chemin, et B irait avec lui de compagnie en le devançant. Mais il n’en est pas ainsi dans la nature. Plus le corps B est grand, plus il diminuera la vitesse, avec laquelle vient le corps A, jusqu’à l’obliger même de réfléchir si B est plus grand que A. Or s’il n’y avait dans les corps que l’étendue, ou la situation, c’est-à-dire que ce que les géomètres y connaissent, joint à la seule notion du changement, cette étendue serait entièrement indifférente à l’égard de ce changement, ; et les résultats du concours des corps s’expliqueraient par la seule composition géométrique des mouvements ; c’est-à-dire le corps après le concours irait toujours d’un mouvement composé de l’impression qu’il avait avant le choc, et de celle qu’il recevrait du concourant, pour ne le pas empêcher, c’est-à-dire, en ce cas de rencontre, il irait avec la différence des deux vitesses, et du côté de la direction.
Fig. 2.
Fig. 2.
Fig. 3.
Fig. 3.

Comme la vélocité 2A, 3A, ou 2B, 3B, dans la figure 2, est la différence entre 1A 2A et 1B 2B ; et en ce cas d’atteinte, figure 3, le plus prompt atteindrait un plus lent, qui le devance, le plus lent recevrait la vitesse de l’autre, et généralement ils iraient toujours de compagnie après le concours : et particulièrement, comme j’ai dit au commencement, celui qui est en mouvement emporterait avec lui celui qui est en repos, sans recevoir aucune diminution de sa vitesse, et sans qu’en tout ceci la grandeur, égalité ou inégalité des deux corps pût rien changer ; ce qui est entièrement irréconciliable avec les expériences. Et quand on supposerait que la grandeur doit faire un changement au mouvement, on n’aurait point de principe pour déterminer le moyen de l’estimer en détail, et pour savoir la direction et la vitesse résultante. En tout cas, on pencherait à l’opinion de la conservation du mouvement ; au lieu que je crois avoir démontré que la même force se conserve[33], et que sa quantité est différente de la quantité du mouvement.

Tout cela fait connaître qu’il y a dans la matière quelque autre chose que ce qui est purement géométrique, c’est-à-dire que l’étendue et son changement, et son changement tout nu. Et à le bien considérer, on s’aperçoit qu’il y faut joindre quelque notion supérieure ou métaphysique, savoir celle de la substance, action et force ; et ces notions portent que tout ce qui pâtit doit agir réciproquement, et que tout ce qui agit doit pâtir quelque réaction ; et par conséquent qu’un corps en repos ne doit être emporté par un autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et de la vitesse de l’agent.

Je demeure d’accord que naturellement tout corps est étendu, et qu’il n’y a point d’étendue sans corps. Il ne faut pas néanmoins confondre les notions du lieu, de l’espace, ou de l’étendue toute pure, avec la notion de la substance, qui outre l’étendue renferme aussi la résistance, c’est-à-dire l’action et passion.

Cette considération me paraît importante non seulement pour connaître la nature de la substance étendue, mais aussi pour ne pas mépriser dans la physique les principes supérieurs et immatériels, au préjudice de la piété. Car quoique je sois persuadé que tout se fait mécaniquement dans la nature corporelle, je ne laisse pas de croire aussi que les principes mêmes de la mécanique, c’est-à-dire les premières lois du mouvement, ont une origine plus sublime que celle que les pures mathématiques peuvent fournir. Et je m’imagine que si cela était plus connu, ou mieux considéré, bien des personnes de piété n’auraient pas si mauvaise opinion de la philosophie corpusculaire, et les philosophes modernes joindraient mieux la connaissance de la nature avec celle de son auteur.

Je ne m’étends pas sur d’autres raisons touchant la nature du corps ; car cela me mènerait trop loin.


Extrait d’une lettre

pour soutenir ce qu’il y a de lui dans le « journal
des savants » du 18 juin 1691
Journal des Savants, 5 janvier 1693.

Pour prouver que la nature du corps ne consiste pas dans l’étendue, je m’étais servi d’un argument expliqué dans le Journal des Savants du 18 juin 1691 dont le fondement est qu’on ne saurait rendre raison par la seule étendue de l’inertie naturelle des corps, c’est-à-dire de ce qui fait que la matière résiste au mouvement, ou bien de ce qui fait qu’un corps qui se meut déjà, ne saurait emporter avec soi un autre qui repose, sans en être retardé. Car l’étendue en elle-même étant indifférente au mouvement et au repos, rien ne devrait empêcher les deux corps d’aller de compagnie avec toute la vitesse du premier, qu’il tâche d’imprimer au second. À cela on répond dans le journal du 16 juillet de la même année (comme je n’ai appris que depuis peu) qu’effectivement le corps doit être instillèrent au mouvement et au repos, supposé que son essence consiste à être seulement étendu ; mais que néanmoins un corps qui va pousser un autre corps en doit être retardé (non pas à cause de l’étendue, mais à cause de la force), parce que la même force qui était appliquée à un des corps est maintenant appliquée à tous les deux. Or la force qui ment un des corps avec une certaine vitesse doit mouvoir les deux ensemble avec moins de vitesse. C’est comme si l’on disait en autres termes que le corps, s’il consiste dans l’étendue, doit être indifférent au mouvement ; mais qu’effectivement n’y étant pas indifférent, puisqu’il résiste à ce qui lui en doit donner, il faut, outre la notion de l’étendue, employer celle de la force. Ainsi cette réponse m’accorde justement ce que je veux. Et en effet ceux qui sont pour le système des causes occasionnelles se sont déjà fort bien aperçus que la force et les lois du mouvement qui en dépendent ne peuvent être tirées de la seule étendue, et comme ils ont pris pour accordé qu’il n’y a que de l’étendue, ils ont été obligés de lui refuser la force et l’action, et d’avoir recours à la cause générale, qui est la pure volonté et action de Dieu. En quoi l’on peut dire qu’ils ont très bien raisonné ex hypothesi. Mais l’hypothèse n’a pas encore été démontrée ; et comme la conclusion paraît peu convenable en physique, il y a plus d’apparence de dire qu’il y a du défaut dans l’hypothèse (qui d’ailleurs souffre bien d’autres difficultés), et qu’on doit reconnaître dans la matière quelque chose de plus que ce qui consiste dans le seul rapport à l’étendue ; laquelle, tout comme l’espace, est incapable d’action et de résistance, qui n’appartient qu’aux substances. Ceux qui veulent que l’étendue même soit une substance renversent l’ordre des paroles aussi bien que des pensées. Outre l’étendue il faut avoir un sujet qui soit étendu, c’est-à-dire une substance à laquelle il appartienne d’être répétée ou continuée. Car l’étendue ne signifie qu’une répétition ou multiplicité continuée de ce qui est répandu ; une pluralité, continuité et coexistence des parties ; et par conséquent elle ne suffit point pour expliquer la nature même de la substance répandue ou répétée, dont la notion est antérieures celle de sa répétition.


Système nouveau de la nature

et de la communication des substances, aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps
Journal des Savants, 27 juin 1695.

1. Il y a plusieurs années que j’ai conçu ce système, et que j’en ai communiqué avec des savants hommes, et surtout avec un des plus grands théologiens et philosophes de notre temps, qui, ayant appris quelques-uns de mes sentiments par une personne de la plus haute qualité, les avait trouvés fort paradoxes[34]. Mais ayant reçu mes éclaircissements, il se rétracta de la manière la plus généreuse et la plus édifiante du monde ; et ayant approuvé une partie de mes propositions, il fit cesser sa censure à l’égard des autres dont il ne demeurait pas encore d’accord. Depuis ce temps-là, j’ai continué mes méditations selon les occasions, pour ne donner au public que des opinions bien examinées, et j’ai tâché aussi de satisfaire aux objections faites contre mes essais de dynamique qui ont de la liaison avec ceci. Enfin des personnes considérables ayant désiré de voir mes sentiments plus éclaircis, j’ai hasardé ces méditations, quoiqu’elles ne soient nullement populaires, ni propres à être goûtées de toute sorte d’esprits. Je m’y suis porté principalement pour profiter des jugements de ceux qui sont éclairés en ces matières ; puisqu’il serait trop embarrassant de chercher et de sommer en particulier ceux qui seraient disposés à me donner des instructions, que je serai toujours bien aise de recevoir, pourvu que l’amour de la vérité y paraisse, plutôt que la passion pour les opinions dont on est prévenu.

2. Quoique je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les mathématiques, je n’ai pas laissé de méditer sur la philosophie dès ma jeunesse ; car il me paraissait toujours qu’il y avait moyen d’y établir quelque chose de solide par des démonstrations claires. J’avais pénétré bien avant dans le pays des scolastiques, lorsque les mathématiques et les auteurs modernes m’en firent sortir encore bien jeune. Leurs belles manières d’expliquer la nature mécaniquement me charmèrent, et je méprisais avec raison la méthode de ceux qui n’emploient que des formes ou des facultés dont on n’apprend rien. Mais depuis, ayant tâché d’approfondir les principes mêmes de la mécanique, pour rendre raison des lois de la nature que l’expérience faisait connaître, je m’aperçus que la seule considération d’une masse étendue ne suffisait pas, et qu’il fallait employer encore la notion de la force, qui est très intelligible, quoiqu’elle soit du ressort de la métaphysique. Il me paraissait aussi, que l’opinion de ceux qui transforment ou dégradent les bêtes en pures machines, quoiqu’elle semble possible, est hors d’apparence, et même contre l’ordre des choses.

3. Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du joug d’Aristote, j’avais donné dans le vide et dans les atomes, car c’est ce qui remplit le mieux l’imagination ; mais en étant revenu, après bien des méditations, je m’aperçus qu’il est impossible de trouver les principes d’une véritable unité dans la matière seule, ou dans ce qui n’est que passif, puisque tout n’y est que collection ou amas de parties jusqu’à l’infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables qui viennent d’ailleurs, et sont tout autre chose que les points dont il est constant que le continu ne saurait être composé ; donc pour trouver ces unités réelles je fus contraint de recourir à un atome formel, puisqu’un être matériel ne saurait être en même temps matériel et parfaitement indivisible, ou doué d’une véritable unité. Il fallut donc rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles, si décriées aujourd’hui ; mais d’une manière qui les rendît intelligibles et qui séparât l’usage qu’on en doit faire de l’abus qu’on en a fait. Je trouvai donc que leur nature consiste dans la force, et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit ; et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des âmes. Mais comme l’âme ne doit pas être employée pour rendre raison du détail de l’économie du corps de l’animal, je jugeai de même qu’il ne fallait pas employer ces formes pour expliquer les problèmes particuliers de la nature, quoiqu’elles soient nécessaires pour établir des vrais principes généraux. Aristote les appelle entéléchies premières. Je les appelle, peut-être plus intelligiblement, forces primitives qui ne contiennent pas seulement l’acte ou le complément de la possibilité, mais encore une activité originale.

4. Je voyais que ces formes et ces Âmes devaient être indivisibles, aussi bien que notre esprit, comme en effet je me souvenais que c’était le sentiment de saint Thomas à l’égard des âmes des bêtes. Mais cette vérité renouvelait les grandes difficultés de l’origine et de la durée des âmes et des formes. Car toute substance simple qui a une véritable unité, ne pouvant avoir son commencement ni sa fin que par miracle, il s’ensuit qu’elles ne sauraient commencer que par création ni finir que par annihilation. Ainsi, excepté les âmes que Dieu veut encore créer exprès, j’étais obligé de reconnaître qu’il faut que les formes constitutives des substances aient été créées avec le monde, et qu’elles subsistent toujours. Aussi quelques Scolastiques, comme Albert le Grand et Jean Bacon, avaient entrevu une partie de la vérité sur leur origine. Et la chose ne doit point paraître extraordinaire, puisqu’on ne donne aux formes que la durée, que les gassendistes accordent à leurs Atomes.

5. Je jugeais pourtant qu’il n’y fallait point mêler indifféremment les esprits ni l’âme raisonnable, qui sont d’un ordre supérieur, et ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées dans la matière, étant comme des petits dieux au prix d’elles, faits à l’image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumières de la divinité. C’est pourquoi Dieu gouverne les esprits, comme un prince gouverne ses sujets, et même comme un père a soin de ses enfants ; au lieu qu’il dispose des autres substances, comme un ingénieur manie ses machines. Ainsi les esprits ont des lois particulières qui les mettent au dessus des révolutions de la matière ; et on peut dire que tout le reste n’est fait que pour eux, ces révolutions mêmes étant accommodées à la félicité des bons, et au châtiment des méchants.

6. Cependant, pour revenir aux formes ordinaires ou aux âmes matérielles, cette durée qu’il leur faut attribuer ; à la place de celle qu’on avait attribuée aux atomes, pourrait faire douter si elles ne vont pas de corps en corps ; ce qui serait la métempsycose, à peu près comme quelques philosophes ont cru la transmission du mouvement et celle des espèces. Mais cette imagination est bien éloignée de la nature des choses. Il n’y a point de tel passage ; et c’est ici où les transformations de MM. Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck, qui sont des plus excellents observateurs de notre temps, sont venues à mon secours et m’ont fait admettre plus aisément que l’animal et toute autre substance organisée, ne commence point lorsque nous le croyons, et que sa génération apparente n’est qu’un développement, et une espèce d’augmentation. Aussi ai-je remarqué que l’auteur de la Recherche de la vérité, M. Regis, M. Hartsoeker et d’autres habiles hommes, n’ont pas été fort éloignés de ce sentiment.

7. Mais il restait encore la plus grande question de ce que ces âmes ou ces formes deviennent par la mort de l’animal, ou par la destruction de l’individu de la substance organisée. Et c’est ce qui embarrasse le plus ; d’autant qu’il paraît peu raisonnable que les âmes restent inutilement dans un chaos de matière confuse. Cela m’a fait juger enfin qu’il n’y avait qu’un seul parti raisonnable à prendre ; et c’est celui de la conservation non seulement de l’âme, mais encore de l’animal même et de sa machine organique ; quoique la destruction des parties grossières l’ait réduit à une petitesse qui n’échappe pas moins à nos sens que celle où il était avant que de naître. Aussi n’y a-t-il personne qui puisse bien marquer le véritable temps de la mort, laquelle peut passer longtemps pour une simple suspension des actions notables, et dans le fond n’est jamais autre chose dans les simples animaux : témoin les ressuscitations des mouches noyées et puis ensevelies sous de la craie pulvérisée, et plusieurs exemples semblables qui font assez connaître qu’il y aurait bien d’autres ressuscitations, et de bien plus loin si les hommes étaient en état de remettre la machine. Et il y a de l’apparence que c’est de quelque chose d’approchant que le grand Démocrite a parlé, tout atomiste qu’il était, quoique Pline s’en moque. Il est donc naturel que l’animal ayant toujours été vivant et organisé (comme des personnes de grande pénétration commencent à le reconnaître) il le demeure aussi toujours. Et puisque ainsi il n’y a point de première naissance ni de génération entièrement nouvelle de l’animal, il s’ensuit qu’il n’y en aura point d’extinction finale, ni de mort entière prise à la rigueur métaphysique ; et que par conséquent, au lieu de la transmigration des âmes, il n’y qu’une transformation d’un même animal, selon que les organes sont pliés différemment, et plus ou moins développés.

8. Cependant les âmes raisonnables suivent des lois bien plus relevées, et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre la qualité de citoyens de la société des esprits ; Dieu y ayant si bien pourvu, que tous les changements de la matière ne leur sauraient faire perdre les qualités morales de leur personnalité. Et on peut dire que tout tend à la perfection, non seulement de l’Univers en général, mais encore de ces créatures en particulier, qui sont destinées à un tel degré de bonheur, que l’univers s’y trouve intéressé en vertu de la bonté divine qui se communique à un chacun autant que la souveraine sagesse le peut permettre.

9. Pour ce qui est du corps ordinaire des animaux et d’autres substances corporelles, dont on a cru jusqu’ici l’extinction entière et dont les changements dépendent plutôt des règles mécaniques que des lois morales, je remarquai avec plaisir que l’ancien auteur du livre de la Diète, qu’on attribue à Hippocrate, avait entrevu quel que chose de la vérité, lorsqu’il a dit en termes exprès, que les animaux ne naissent et ne meurent point, et que les choses qu’on croit commencer et périr ne font que paraître et disparaître. C’était aussi le sentiment de Parménide et de Mélisse chez Aristote ; car ces anciens étaient plus solides qu’on ne croit.

10. Je suis le mieux disposé du monde à rendre justice aux modernes, cependant je trouve qu’ils ont porté la réforme trop loin ; entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, pour n’avoir pas eu assez grandes idées de la majesté de la nature. Ils conçoivent que la différence qu’il y a entre ses machines et les nôtres, n’est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un très habile homme, auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, qu’en regardant la nature de près, on la trouve moins admirable qu’on n’avait cru, n’étant que comme la boutique d’un ouvrier. Je crois que ce n’est pas en donner une idée assez juste ni assez digne d’elle, et il n’y a que notre système qui fasse connaître enfin la véritable et immense distance qu’il y a entre les moindres productions et mécanismes de la sagesse divine, et entre les plus grands chefs-d’œuvre de l’art d’un esprit borné ; cette différence ne consistant pas seulement dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc savoir que les machines de la nature ont un nombre d’organes véritablement infini, et sont si bien munies et à l’épreuve de tous les accidents, qu’il n’est pas possible de les détruire. Une machine naturelle demeure encore machine dans ses moindres parties, et qui plus est, elle demeure toujours cette même machine qu’elle a été, n’étant que transformée par des différents plis qu’elle reçoit, et tantôt étendue et tantôt resserrée et comme concentrée, lorsqu’on croit qu’elle est perdue.

11. De plus, par le moyen de l’âme ou forme, il y a une véritable unité qui répond à ce qu’on appelle moi en nous ; ce qui ne saurait avoir lieu ni dans les machines de l’art, ni dans la simple masse de la matière, quelque organisée qu’elle puisse être ; qu’on ne peut considérer que comme une armée ou un troupeau, ou comme un étang plein de poissons, ou comme une montre composée de ressorts et de roues. Cependant s’il n’y avait point de véritables unités substantielles, il n’y aurait rien de substantiel ni de réel dans la collection. C’était ce qui avait forcé M. Cordemoy à abandonner Descartes, en embrassant la doctrine des atomes de Démocrite, pour trouver une véritable unité. Mais les atomes de matière sont contraires à la raison : outre qu’ils sont encore composés de parties, puisque l’attachement invincible d’une partie à l’autre (quand on le pourrait concevoir ou supposer avec raison) ne détruirait point leur diversité. Il n’y a que les atomes de substance, c’est-à-dire les unités réelles et absolument destituées de parties, qui soient les sources des actions, et les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers éléments de l’analyse des choses substantielles. On les pourrait appeler points métaphysiques : ils ont quelque chose de vital et une espèce de perception, et les points mathématiques sont leurs points de vue, pour exprimer l’univers. Mais quand les substances corporelles sont resserrées, tous leurs organes ensemble ne font qu’un point physique à notre égard. Ainsi les points physiques ne sont indivisibles qu’en apparence : les points mathématiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités : il n’y a que les points métaphysiques ou de substance (constitués par les formes ou âmes) qui soient exacts et réels ; et sans eux il n’y aurait rien de réel, puisque sans les véritables unités, il n’y aurait point de multitude.

12. Après avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port ; mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen d’expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans l’âme ou vice versa, ni comment une substance peut communiquer avec une autre substance créée. M. Descartes avait quitté la partie là-dessus, autant qu’on le peut connaître par ses écrits ; mais ses disciples, voyant que l’opinion commune est inconcevable, jugèrent que nous sentons les qualités des corps, parce que Dieu fait naître des pensées dans l’âme à l’occasion des mouvements de la matière ; et lorsque notre âme veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que c’est Dieu qui le remue pour elle. Et comme la communication des mouvements leur paraissait encore inconcevable, ils ont cru que Dieu donne du mouvement à un corps à l’occasion du mouvement d’un autre corps. C’est ce qu’ils appellent le Système des Causes occasionnelles, qui a été fort mis en vogue par les belles réflexions de l’auteur de La Recherche de la Vérité.

13. Il faut avouer qu’on a bien pénétré dans la difficulté, en disant ce qui ne se peut point ; mais il ne paraît pas qu’on l’ait levée en expliquant ce qui se fait effectivement. Il est bien vrai qu’il n’y a point d’influence réelle d’une substance créée sur l’autre, en parlant selon la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs réalités, sont continuellement produites par la vertu de Dieu : mais pour résoudre des problèmes, il n’est pas assez d’employer la cause générale, et de faire venir ce qu’on appelle Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu’il y ait autre explication qui se puisse tirer de l’ordre des causes secondes, c’est proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre raison, en faisant connaître de quelle façon les choses s’exécutent par la sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s’agit.

14. Étant donc obligé d’accorder qu’il n’est pas possible que l’âme ou quelque autre véritable substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n’est pas la toute-puissance divine, je fus conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui paraît inévitable, et qui en effet a des avantages très grands et des beautés bien considérables. C’est qu’il faut donc dire que Dieu a créé d’abord l’âme, ou toute autre unité réelle, en sorte que tout lui naisse de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l’égard d’elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses de dehors. Et qu’ainsi nos sentiments intérieurs, c’est-à-dire, qui sont dans l’âme même, et non pas dans le cerveau, ni dans les parties subtiles du corps, n’étant que des phénomènes suivis sur les êtres externes, ou bien des apparences véritables et comme des songes bien réglés, il faut que ces perceptions internes dans l’âme même lui arrivent par sa propre constitution originale, c’est-à-dire par la nature représentative (capable d’exprimer les êtres hors d’elle par rapport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création, et qui fait son caractère individuel. Et c’est ce qui fait que chacune de ces substances, représentant exactement tout l’univers à sa manière, et suivant un certain point de vue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l’âme à point nommé, en vertu de ses propres lois, comme dans un monde à part, et comme s’il n’existait rien que Dieu et elle (pour me servir de la manière de parler d’une certaine personne d’une grande élévation d’esprit, dont la sainteté est célébrée), il y aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu’on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une transmission des espèces, ou des qualités que le vulgaire des philosophes s’imagine. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le point de vue de l’âme, étant exprimée plus prochainement par elle, et se trouvant réciproquement prête à agir d’elle-même, suivant les lois de la machine corporelle, dans le moment que l’âme le veut, sans que l’un trouble les lois de l’autre, les esprits et le sang ayant justement alors les mouvements qu’il leur faut pour répondre aux passions et aux perceptions de l’âme ; c’est ce rapport mutuel réglé par avance dans chaque substance de l’univers, qui produit ce que nous appelons leur communication, et qui fait uniquement l’union de l’âme et du corps. Et l’on peut entendre par là comment l’âme a son siège dans le corps par une présence immédiate, qui ne saurait être plus grande, puisqu’elle y est comme l’unité est dans le résultat des unités qui est la multitude.

15. Cette hypothèse est très possible. Car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas donner d’abord à la substance une nature ou force interne qui lui pût produire par ordre (comme dans un automate spirituel ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui lui arrivera, c’est-à-dire, toutes les apparences ou expressions qu’elle aura, et cela sans le secours d’aucune créature ? D’autant plus que la nature de la substance demande nécessairement et enveloppe essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle n’aurait point de force d’agir. Et cette nature de l’âme étant représentative de l’univers d’une manière très exacte, quoique plus ou moins distincte, la suite des représentations que l’âme se produit, répondra naturellement à la suite des changements de l’univers même : comme en échange le corps a aussi été accommodé à l’âme, pour les rencontres où elle est conçue comme agissante au dehors ; ce qui est d’autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que pour les esprits seuls capables d’entrer en société avec Dieu, et de célébrer sa gloire. Ainsi dès qu’on voit la possibilité de cette hypothèse des accords, on voit aussi qu’elle est la plus raisonnable, et qu’elle donne une merveilleuse idée de l’harmonie de l’univers et de la perfection des ouvrages de Dieu.

16. Il s’y trouve aussi ce grand avantage, qu’au lieu de dire que nous ne sommes libres qu’en apparence et d’une manière suffisante à la pratique, comme plusieurs personnes d’esprit ont cru, il faut dire plutôt que nous ne sommes entraînés qu’en apparence, et que dans la rigueur des expressions métaphysiques, nous sommes dans une parfaite indépendance à l’égard de l’influence de toutes les autres créatures. Ce qui met encore dans un jour merveilleux l’immortalité de notre âme, et la conservation toujours uniforme de notre individu, parfaitement bien réglée par sa propre nature, à l’abri de tous les accidents de dehors, quelque apparence qu’il y ait du contraire. Jamais système n’a mis notre élévation dans une plus grande évidence. Tout Esprit étant comme un Monde à part, suffisant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant l’infini, exprimant l’univers, est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que l’univers lui-même des créatures. Ainsi on doit juger qu’il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à contribuer à la perfection de la société de tous les esprits, qui fait leur union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, qui est d’une clarté surprenante. Car ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de communication ensemble, ne saurait venir que de la cause commune.

17. Outre tous ces avantages qui rendent cette hypothèse recommandable, on peut dire que c’est quelque chose de plus qu’une hypothèse, puisqu’il ne paraît guère possible d’expliquer les choses d’une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés qui ont jusqu’ici exercé les esprits semblent disparaître d’elles-mêmes quand on l’a bien comprise. Les manières de parler ordinaires se sauvent encore très bien. Car on peut dire que la substance dont la disposition rend raison du changement d’une manière intelligible (en sorte qu’on peut juger que c’est à elle que les autres ont été accommodées en ce point dès le commencement, selon l’ordre des décrets de Dieu) est celle qu’on doit concevoir en cela, comme agissante ensuite sur les autres. Aussi l’action d’une substance sur l’autre n’est pas une émission ni une transplantation d’une entité, comme le vulgaire le conçoit, et ne saurait être prise raisonnablement que de la manière que je viens de dire. Il est vrai qu’on conçoit fort bien dans la matière et des émissions et des réceptions des parties, par les quelles on a raison d’expliquer mécaniquement tous les phénomènes de la physique ; mais, comme la masse matérielle n’est pas une substance, il est visible que l’action à l’égard de la substance même ne saurait être que ce que je viens de dire.

18. Ces considérations, quelque métaphysiques qu’elles paraissent, ont encore un merveilleux usage dans la physique pour établir les lois du mouvement, comme nos dynamiques le pourront faire connaître. Car on peut dire que dans le choc des corps chacun ne souffre que par son propre ressort, cause du mouvement qui est déjà en lui. Et quant au mouvement absolu, rien ne peut le déterminer mathématiquement, puisque tout se termine en rapports : ce qui fait qu’il y a toujours une parfaite équivalence des hypothèses, comme dans l’astronomie ; en sorte que, quelque nombre de corps qu’on prenne, il est arbitraire d’assigner le repos ou bien un tel degré de vitesse à celui qu’on en voudra choisir, sans que les phénomènes du mouvement droit, circulaire, ou composé, le puissent réfuter. Cependant il est raisonnable d’attribuer aux corps des véritables mouvements, suivant la supposition qui rend raison des phénomènes, de la manière la plus intelligible, cette dénomination étant conforme à la notion de l’action que nous venons d’établir.


Réponse de M. Foucher à M. Leibniz

sur son nouveau système
de la connaissance des substances
Journal des Savants, 12 septembre 1695.

Quoique votre système, Monsieur, ne soit pas nouveau pour moi, et que je vous aie déclaré en partie mon sentiment, en répondant à une lettre que vous m’aviez écrite sur ce sujet il y a plus de dix ans, je ne laisserai pas de vous dire encore ici ce que j’en pense, puisque vous m’y invitez de nouveau.

La première partie ne tend qu’à faire reconnaître dans toutes les substances des unités qui constituent leur réalité et, les distinguant des autres, forment, pour parler à la manière de l’école, leur individuation ; et c’est ce que vous remarquez premièrement au sujet de la matière, ou de l’étendue. Je demeure d’accord avec vous qu’on a raison de demander des unités qui fassent la composition et la réalité de l’étendue. Car sans cela, comme vous remarquez fort bien, une étendue toujours divisible n’est qu’un composé chimérique dont les principes n’existent point, puisque sans unités il n’y a point de multitude véritablement. Cependant je m’étonne que l’on s’endorme sur cette question : car les principes essentiels de l’étendue ne sauraient exister réellement. En effet, des points sans parties ne peuvent être dans l’univers, et deux points joints ensemble ne forment aucune extension : il est impossible qu’aucune longueur subsiste sans largeur, ni aucune superficie sans profondeur. Et il ne sert de rien d’apporter des points physiques, puisque ces points sont étendus et renferment toutes les difficultés qu’on voudrait éviter. Mais je ne n’arrêterai pas davantage sur ce sujet, sur lequel nous avons déjà disputé vous et moi dans les journaux du seizième mars 1693 et du troisième août de la même année.

Vous apportez d’autre part une autre sorte d’unités, qui sont, à proprement parler, des unités de composition, ou de relation, et qui regardent la perfection, ou l’achèvement d’un tout, lequel est destiné à quelques fonctions, étant organique : par exemple, une horloge est une, un animal est un ; et vous croyez donner le nom de formes substantielles aux unités naturelles des animaux et des plantes, en sorte que ces unités fassent leur individuation, en les distinguant de tout autre composé. Il me semble que vous avez raison de donner aux animaux un principe d’individuation, autre que celui qu’on a coutume de leur donner, qui n’est que par rapport à des accidents extérieurs. Effectivement il faut que ce principe soit interne, tant de la part de leur âme que de leur corps : mais, quelque disposition qu’il puisse y avoir dans les organes de l’animal, cela ne suffit pas pour le rendre sensible ; car enfin tout cela ne regarde que la composition organique et machinale ; et je ne vois pas que vous ayez raison par là de constituer un principe sensitif dans les bêtes, diffèrent substantiellement de celui des hommes : et après tout ce n’est pas sans sujet que les cartésiens reconnaissent que, si on admet un principe sensitif, capable de distinguer le bien du mal dans les animaux, il est nécessaire aussi par conséquent d’y admettre de la raison, du discernement et du jugement. Ainsi permettez-moi de vous dire, Monsieur, que cela ne résout point non plus la difficulté.

Venons à notre concomitance, qui fait la principale et la seconde partie de votre système. On vous accordera que Dieu, ce grand artisan de l’univers, peut si bien ajuster toutes les parties organiques du corps d’un homme, qu’elles soient capables de produire tous les mouvements que l’âme jointe à ce corps voudra produire dans le cours de sa vie, sans qu’elle ait le pouvoir de changer ces mouvements ni de les modifier en aucune manière, et que réciproquement Dieu peut faire une construction dans l’âme (soit que ce soit une machine d’une nouvelle espèce, ou non) par le moyen de laquelle toutes les pensées et modifications, qui correspondent à ces mouvements, puissent naître successivement dans le même moment que le corps fera ses fonctions, et que cela n’est pas plus impossible que de faire que deux horloges s’accordent si bien, et agissent si uniformément, que dans le moment que l’horloge A sonnera midi, l’horloge B le sonne aussi, en sorte que l’on s’imagine que les deux horloges ne soient conduites que par un même poids ou un même ressort. Mais, après tout, à quoi peut servir tout ce grand artifice dans les substances, sinon pour faire croire que les unes agissent sur les autres, quoique cela ne soit pas ? En vérité, il me semble que ce système n’est guère plus avantageux que celui des cartésiens ; et si on a raison de rejeter le leur, parce qu’il suppose inutilement que Dieu considérant les mouvements qu’il produit lui-même dans le corps, produit aussi dans l’âme des pensées qui correspondent à ces mouvements ; comme s’il n’était pas plus digne de lui produire tout d’un coup les pensées et modifications de l’âme, sans qu’il y ait des corps qui lui servent comme de règle et, pour ainsi dire, lui apprennent ce qu’il doit faire ; n’aura-t-on pas sujet de vous demander pourquoi Dieu ne se contente point de produire toutes les pensées et modifications de l’âme ; soit qu’il le fasse immédiatement ou par artifice, comme vous voudriez, sans qu’il y ait des corps inutiles que l’esprit ne saurait ni remuer ni connaître ? jusque-la que quand il n’arriverait aucun mouvement dans ces corps, l’âme ne laisserait pas toujours de penser qu’il y en aurait ; de même que ceux qui sont endormis croient remuer leurs membres et marcher lorsque néanmoins ces membres sont en repos, ne se meuvent point du tout. Ainsi pendant la veille des âmes demeureraient toujours persuadées que leurs corps se mouvraient suivant leurs volontés, quoique pourtant ces masses vaines et inutiles fussent dans l’inaction et demeurassent dans une continuelle léthargie. En vérité, Monsieur, ne voit-on pas que ces opinions sont faites exprès, et que ces systèmes venant après coup n’ont été fabriqués que pour sauver certains principes dont on est prévenu ? En effet, les cartésiens, supposant qu’il n’y a rien de commun entre les substances spirituelles et les corporelles, ne peuvent expliquer comment les unes agissent sur les autres : et par conséquent ils en sont réduits à dire ce qu’ils disent. Mais vous, Monsieur, qui pourriez vous en démêler par d’autres voies, je m’étonne de ce que vous vous embarrassez de leurs difficultés. Car qui est-ce qui ne conçoit qu’une balance étant en équilibre et sans action, si on ajoute un poids nouveau à l’un des côtés, incontinent on voit du mouvement, et l’un des contrepoids fait monter l’autre, malgré l’effort qu’il fait pour descendre. Vous concevez que les êtres matériels sont capables d’efforts et de mouvement ; et il s’ensuit fort naturellement que le plus grand effort doit surmonter le plus faible. D’autre part, vous reconnaissez aussi que les êtres spirituels peuvent faire des efforts ; et comme il n’y a point d’effort qui ne suppose quelque résistance, il est nécessaire ou que cette résistance se trouve plus forte ou plus faible ; si plus forte, elle surmonte ; si plus faible, elle cède. Or il n’est pas impossible que l’esprit faisant effort pour mouvoir le corps, le trouve muni d’un effort contraire qui lui résiste tantôt plus, tantôt moins, et cela suffit pour faire qu’il en souffre. C’est ainsi que saint Augustin explique de dessein formé, dans ses livres de la musique, l’action des esprits sur le corps.

Je sais qu’il y a bien encore des questions à faire avant que d’avoir résolu toutes celles que l’on peut agiter, depuis les premiers principes ; tant il est vrai que l’on doit observer les lois des académiciens, dont la seconde défend de mettre en question les choses que l’on voit bien ne pouvoir décider, comme sont presque toutes celles dont nous venons de parler ; non pas que ces questions soient absolument irrésolubles, mais parce qu’elles ne le sont que dans un certain ordre qui demande que les philosophes commencent à s’accorder pour la marque infaillible de la vérité, et s’assujettissent aux démonstrations depuis les premiers principes : et en attendant, on peut toujours séparer ce que l’on conçoit clairement et suffisamment, des autres points ou sujets qui renferment quelque obscurité.

Voilà, Monsieur, ce que je puis dire présentement de votre système, sans parler des autres beaux sujets que vous y traitez par occasion et qui mériteraient une discussion particulière.


Éclaircissement du nouveau système
de la
communication des substances

pour servir de réponse au mémoire de M. Foucher
inséré dans le « Journal des savants », 2 et 9 avril 1696
1696

Je me souviens, Monsieur, que je crus satisfaire à votre désir en vous communiquant mon hypothèse de philosophie, il y a plusieurs années, quoique ce fût en vous témoignant en même temps que je n’avais pas encore résolu de l’avouer. Je vous en demandai votre sentiment en échange ; mais je ne me souviens pas d’avoir reçu de vous des objections ; autrement, étant docile comme je suis, je ne vous aurais point donné sujet de me faire deux fois les mêmes. Cependant elles viennent encore à temps après la publication. Car je ne suis pas de ceux à qui l’engagement tient lieu de raison, comme vous l’éprouverez quand vous pourrez avoir apporté quelque raison précise et pressante contre mes opinions ; ce qui apparemment n’a pas été votre dessein en cette occasion. Vous avez voulu parler en académicien habile, et donner lieu par là d’approfondir les choses.

Je n’ai point voulu expliquer ici les principes de l’étendue, mais ceux de l’étendu effectif ou de la masse corporelle ; et ces principes, selon moi, sont les unités réelles, c’est-à-dire les substances douées d’une véritable unité. L’unité d’une horloge, dont vous faites mention, est tout autre chez moi que celle d’un animal : celui-ci pouvant être une substance douée d’une véritable unité comme ce qu’on appelle moi en nous ; au lieu qu’une horloge n’est autre chose qu’un assemblage. Ce n’est pas dans la disposition des organes que je mets le principe sensitif des animaux ; et je demeure d’accord qu’elle ne regarde que la masse corporelle. Aussi semble-t-il que vous ne me donnez point de tort lorsque je demande des unités véritables, et que cela me fait réhabiliter les formes substantielles. Mais lorsque vous semblez dire que l’âme des bêtes doit avoir de la raison ; si on lui donne du sentiment, vous vous servez d’une conséquence dont je ne vois point la force.

Vous reconnaissez avec une sincérité louable que mon hypothèse de l’harmonie ou de la concomitance est possible. Mais vous ne laissez pas d’y avoir quelque répugnance ; sans doute parce que vous l’avez crue purement arbitraire, pour n’avoir point été informé qu’elle suit de mon sentiment des unités ; car tout y est lié. Vous demandez donc, Monsieur, à quoi peut servir tout cet artifice, que j’attribue à l’Auteur de la Nature ? comme si on lui en pouvait trop attribuer, et comme si cette exacte correspondance que les substances ont entre elles par les lois propres, que chacune a reçues d’abord, n’était pas une chose admirablement belle en elle-même et digne de son auteur. Vous demandez aussi quel avantage j’y trouve ? Je pourrais me rapporter à ce que j’en ai déjà dit ; néanmoins je réponds, premièrement : que, lorsqu’une chose ne saurait manquer d’être, il n’est pas nécessaire, pour l’admettre, qu’on demande à quoi elle peut servir ? À quoi sert l’incommensurabilité du côté avec la diagonale ? Je réponds, en second lieu, que cette correspondance sert à expliquer la communication des substances, et l’union de l’âme avec le corps par les lois de la nature établies par avance, sans avoir recours ni à une transmission des espèces, qui est inconcevable, ni à un nouveau secours de Dieu, qui paraît peu convenable. Car il faut savoir que, comme il y a des lois de la nature dans la matière, il y en a aussi dans les âmes ou formes ; et ces lois portent ce que je viens de dire.

On me demandera encore d’où vient que Dieu ne se contente point de produire toutes les pensées et les modifications de l’âme, sans ces corps inutiles, que l’âme ne saurait, dit-on, ni remuer ni connaître ? La réponse est aisée. C’est que Dieu a voulu qu’il y eût plutôt plus que moins de substances, et qu’il a trouvé bon que ces modifications de l’âme répondissent à quelque chose de dehors. Il n’y a point de substance inutile ; elles concourent toutes au dessein de Dieu. Je n’ai garde aussi d’admettre que l’âme ne connaît point les corps, quoique cette connaissance se fasse sans influence de l’un sur l’autre. Je ne ferai pas même difficulté de dire que l’âme remue le corps ; et comme un copernicien parle véritablement du lever du soleil, un platonicien de la réalité de la matière, un cartésien de celle des qualités sensibles, pourvu qu’on l’entende sainement, je crois de même qu’il est très vrai de dire que les substances agissent les unes sur les autres, pourvu qu’on entende que l’une est cause des changements dans l’autre en conséquence des lois de l’harmonie. Ce qui est objecté touchant la léthargie des corps, qui seraient sans action pendant que l’âme les croirait en mouvement, ne saurait être à cause de cette même correspondance immanquable, que la sagesse divine a établie. Je ne connais point ces masses vaines, inutiles et dans l’inaction, dont on parle. Il y a de l’action partout, et je l’établis plus que la philosophie reçue ; parce que je crois qu’il n’y a point de corps sans mouvement, ni de substance sans effort.

Je n’entends pas en quoi consiste l’objection comprise dans ces paroles : « En vérité, Monsieur, ne voit-on pas que ces opinions sont faites exprès, et que ces systèmes venant après coup n’ont été fabriqués que pour sauver certains principes ? » Toutes les hypothèses sont faites exprès, et tous les systèmes viennent après coup, pour sauver les phénomènes ou les apparences ; mais je ne vois pas quels sont les principes dont on dit que je suis prévenu, et que je veux sauver. Si cela veut dire que je suis porté à mon hypothèse encore par des raisons à priori, ou par de certains principes, comme cela est ainsi en effet ; c’est plutôt une louange de l’hypothèse qu’une objection. Il suffit communément qu’une hypothèse se trouve à posteriori, parce qu’elle satisfait aux phénomènes ; mais, quand on en a encore des raisons d’ailleurs, et à priori, c’est tant mieux. Mais peut-être que cela veut dire que, m’étant forgé une opinion nouvelle, j’ai été bien aise de l’employer, plutôt pour me donner des airs de nouveauté, que pour que j’y aie reconnu de l’utilité. Je ne sais, Monsieur, si vous avez assez mauvaise opinion de moi, pour m’attribuer ces pensées. Car vous savez que j’aime la vérité, et que, si j’affectais tant les nouveautés, j’aurais plus d’empressement à les produire, même celles dont la solidité est reconnue. Mais, afin que ceux qui me connaissent moins ne donnent point à vos paroles un sens contraire à mes intentions, il suffira de dire, qu’à mon avis, il est impossible d’expliquer autrement l’action émanente conforme aux lois de la nature, et que j’ai cru que l’usage de mon hypothèse se reconnaîtrait par la difficulté que des plus habiles philosophes de notre temps ont trouvée dans la communication des esprits et des corps, et même des substances corporelles entre elles : et je ne sais si vous n’y en avez point trouvé vous-même. Il est vrai qu’il y a, selon moi, des efforts dans toutes les substances ; mais ces efforts ne sont proprement que dans la substance même ; et ce qui s’ensuit dans les autres n’est qu’en vertu d’une harmonie préétablie (s’il m’est permis d’employer ce mot), et nullement par une influence réelle, ou par une transmission de quelque espèce ou qualité. Comme j’ai expliqué ce que c’est que l’action et la passion, on peut inférer aussi ce que c’est que l’effort et la résistance.

Vous savez, dites-vous, Monsieur, qu’il y a bien encore des questions à faire, avant qu’on puisse décider celles que nous venons d’agiter, mais peut-être trouverez-vous que je les ai déjà faites ; et je ne sais si vos académiciens ont pratiqué avec plus de rigueur et plus effectivement que moi ce qu’il y a de bon dans leur méthode. J’approuve fort qu’on cherche à démontrer les vérités depuis les premiers principes : cela est plus utile qu’on ne pense ; et j’ai mis ce précepte en pratique. Ainsi j’applaudis à ce que vous dites là-dessus, et je voudrais que votre exemple portât nos philosophes à y penser comme il faut. J’ajouterai encore une réflexion, qui me paraît considérable pour mieux faire comprendre la réalité et l’usage de mon système. Vous savez que M. Descartes a cru qu’il se conserve la même quantité de mouvement dans les corps. On a montré qu’il s’est trompé en cela ; mais j’ai fait voir qu’il est toujours vrai qu’il se conserve la même force mouvante, pour laquelle il avait pris la quantité du mouvement. Cependant les changements qui se font dans le corps en conséquence des modifications de l’âme l’embarrassèrent, parce qu’elles semblaient violer cette loi. Il crut donc avoir trouvé un expédient, qui est ingénieux en effet, en disant qu’il faut distinguer entre le mouvement et la direction ; et que l’âme ne saurait augmenter ni diminuer la force mouvante, mais qu’elle change la direction ou détermination du cours des esprits animaux, et que c’est par là qu’arrivent les mouvements volontaires. Il est vrai qu’il n’avait garde d’expliquer comment fait l’âme pour changer le cours des corps, cela paraissant aussi inconvenable que de dire qu’elle leur donne du mouvement, à moins qu’on n’ait recours avec moi à l’harmonie préétablie ; mais il faut savoir qu’il y a une autre loi de la nature, que j’ai découverte et démontrée, et que M. Descartes ne savait pas : c’est qu’il se conserve non seulement la même quantité de la force mouvante, mais encore la même quantité de direction vers quelque côté qu’on la prenne dans le monde. C’est-à-dire : menant une ligne droite telle qu’il vous plaira, et prenant encore des corps tels et tant qu’il vous plaira ; vous trouverez, en considérant tous ces corps ensemble, sans omettre aucun de ceux qui agissent sur quelqu’un de ceux que vous avez pris, qu’il y aura toujours la même quantité de progrès du même côté dans toutes les parallèles à la droite que vous avez prise : prenant garde qu’il faut estimer la somme du progrès, en ôtant celui des corps qui vont en sens contraire de celui de ceux qui vont dans le sens qu’on a pris. Cette loi, étant aussi belle et aussi générale que l’autre, ne méritait pas non plus d’être violée : et c’est ce qui s’évite pour mon système, qui conserve la force et la direction, et en un mot toutes les lois naturelles des corps, nonobstant les changements qui s’y font en conséquence de ceux de l’âme.


Second éclaircissement du système
de la
communication des substances

Histoire des Ouvrages des Savants, février 1696

Je vois bien, Monsieur, par vos réflexions, que ma pensée qu’un de mes amis a fait mettre dans le Journal de Paris a besoin d’éclaircissement.

Vous ne comprenez pas, dites-vous, comment je pourrais prouver ce que j’ai avancé touchant la communication, ou l’harmonie de deux substances aussi différentes que l’âme et le corps. Il est vrai que je crois en avoir trouvé le moyen : et voici comment je prétends vous satisfaire. Figurez-vous deux horloges ou montres qui s’accordent parfaitement. Or, cela se peut faire de trois manières : La première consiste dans une influence mutuelle ; la deuxième est d’y attacher un ouvrier habile qui les redresse et les mette d’accord à tous moments ; la troisième est de fabriquer ces deux pendules avec tant d’art et de justesse, qu’on se puisse assurer de leur accord dans la suite. Mettez maintenant l’âme et le corps à la place de ces deux pendules ; leur accord peut arriver par l’une de ces trois manières. La voie d’influence est celle de la philosophie vulgaire ; mais, comme l’on ne saurait concevoir des particules matérielles qui puissent passer d’une de ces substances dans l’autre, il faut abandonner ce sentiment. La voie de l’assistance continuelle du Créateur est celle du système des causes occasionnelles ; mais je tiens que c’est faire intervenir Deus ex machina, dans une chose naturelle et ordinaire, où, selon la raison, il ne doit concourir que de la manière qu’il concourt à toutes les autres choses naturelles. Ainsi il ne reste que mon hypothèse, c’est-à-dire que la voie de l’harmonie. Dieu a fait dès le commencement chacune de ces deux substances de telle nature, qu’en ne suivant que ses propres lois, qu’elle a reçues avec son être, elle s’accorde pourtant avec l’autre, tout connue s’il y avait une influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au delà de son concours général. Après cela, je n’ai pas besoin de rien prouver, à moins qu’on ne veuille exiger que je prouve que Dieu est assez habile pour se servir de cet artifice prévenant, dont nous voyons même des échantillons parmi les hommes. Or, supposé qu’il le puisse, vous voyez bien que cette voie est la plus belle et la plus digne de lui. Vous avez soupçonné que mon explication serait opposée à l’idée si différente que nous avons de l’esprit et du corps ; mais vous voyez bien présentement que personne n’a mieux établi leur indépendance. Car, tandis qu’on a été obligé d’expliquer leur communication par une manière de miracle, on a toujours donné lieu à bien des gens de craindre que la distinction entre le corps et l’âme ne fût pas aussi réelle qu’on le croit, puisque pour la soutenir il faut aller si loin. Je ne serai point fâché de sonder les personnes éclairées, sur les pensées que je viens de vous expliquer.


Troisième éclaircissement
extrait d’une lettre de M. Leibniz

sur son hypothèse de philosophie
et sur le problème curieux qu’un de ses amis propose aux mathématiciens
Journal des Savants, 19 novembre 1696.

Quelques amis savants et pénétrants, ayant considéré ma nouvelle hypothèse sur la grande question de l’union de l’âme et du corps, et l’ayant trouvée de conséquence, m’ont prié de donner quelques éclaircissements sur les difficultés qu’on avait faites, et qui venaient de ce qu’on ne l’avait pas entendue. J’ai cru qu’on pourrait rendre la chose intelligible à toute sorte d’esprits par la comparaison suivante.

Figurez-vous deux horloges ou deux montres, qui s’accordent parfaitement. Or, cela se peut faire de trois façons. La première consiste dans l’influence mutuelle d’une horloge sur l’autre ; la seconde, dans le soin d’un homme qui y prend garde ; la troisième, dans leur propre exactitude. La première façon, qui est celle de l’influence, a été expérimentée par feu M. Huygens à son grand étonnement. Il avait deux grandes pendules attachées à une même pièce de bois ; les battements continuels de ces pendules avaient communiqué des tremblements semblables aux particules du bois ; mais ces tremblements divers ne pouvant pas bien subsister dans leur ordre, et sans s’entr’empêcher, à moins que les pendules ne s’accordassent, il arrivait, par une espèce de merveille, que lorsqu’on avait même troublé, leurs battements tout exprès, elles retournaient bientôt à battre ensemble, à peu près comme deux cordes qui sont à l’unisson.

La seconde manière de faire toujours accorder deux horloges, bien que mauvaises, pourra être d’y faire toujours prendre garde par un habile ouvrier qui les mette d’accord à tous moments, et c’est ce que j’appelle la voie d’assistance.

Enfin la troisième manière sera de faire d’abord ces deux pendules avec tant d’art et de justesse qu’on se puisse assurer de leur accord dans la suite ; et c’est la voie du consentement préétabli.

Mettez maintenant l’âme et le corps à la place de ces deux horloges. Leur accord ou sympathie arrivera aussi par une de ces trois façons. La voie de l’influence est celle de la philosophie vulgaire ; mais, comme on, ne saurait concevoir des particules matérielles ni des espèces ou qualités immatérielles qui puissent passer de l’une de ces substances dans l’autre, on est oblige d’abandonner ce sentiment. La voie de l’assistance est celle du système des causes occasionnelles ; mais je tiens que c’est faire venir Deus ex machina dans une chose naturelle et ordinaire, où selon la raison il ne doit intervenir que de la manière dont il concourt à toutes les autres choses de la nature. Ainsi il ne reste que mon hypothèse, c’est-à-dire que la voie de l’harmonie préétablie par un artifice divin prévenant, lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances d’une manière si parfaite, si réglée avec tant d’exactitude qu’en ne suivant que ses propres lois qu’elles a reçues avec son être elle s’accorde pourtant avec l’autre ; tout comme s’il y avait une influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au delà de son concours général.

Après cela, je ne crois pas que j’aie besoin de rien prouver, si ce n’est qu’on veuille que je prouve que Dieu a tout ce qu’il faut pour se servir de cet artifice prévenant dont nous voyons même des échantillons parmi les hommes, à mesure qu’ils sont habiles gens. Et, supposé qu’il le puisse, on voit bien que c’est la plus belle voie et la plus digne de lui. Il est vrai que j’en ai encore d’autres preuves mais elles sont plus profondes, et il n’est pas nécessaire de les alléguer ici[35].

Pour dire un mot sur la dispute entre deux personnes fort habiles, qui sont l’auteur des Principes de physique publiés depuis peu, et l’auteur des Objections (mises dans le journal du 13 d’août et ailleurs) parce que mon hypothèse sert à terminer ces controverses, je ne comprends pas comment la matière peut être conçue, étendue, et cependant sans parties actuelles ni mentales ; et si cela est ainsi, je ne sais ce que c’est que d’être étendu. Je crois même que la matière est mentalement un agrégé et par conséquent qu’il y a toujours des parties actuelles. Ainsi, c’est par la raison, et non pas seulement par le sens, que nous jugeons qu’elle est divisée ou plutôt qu’elle n’est originairement qu’une multitude. Je crois qu’il est vrai que la matière (et même chaque partie de la matière) est divisée en un plus grand nombre de parties qu’il n’est possible d’imaginer. C’est ce qui me fait dire souvent que chaque corps, quelque petit qu’il soit, est un monde de créatures infinies en nombre. Ainsi je ne crois pas qu’il y ait des atomes, c’est-à-dire des parties de la matière parfaitement dures ou d’une fermeté invincible. Comme d’un autre côté je ne crois pas non plus qu’il y ait une matière parfaitement fluide, mon sentiment est que chaque corps est fluide en comparaison des plus fermes, et ferme en comparaison des plus fluides. Je m’étonne qu’on dit encore qu’il se conserve toujours une égale quantité de mouvement au sens cartésien, car j’ai démontré le contraire, et déjà d’excellents mathématiciens se sont rendus. Cependant, je ne considère pas la fermeté ou consistance des corps comme une qualité primitive, mais comme une suite du mouvement, et j’espère que mes dynamiques feront voir en quoi cela consiste, comme l’intelligence de mon hypothèse servira aussi à lever plusieurs difficultés qui exercent encore les philosophes. En effet, je crois pouvoir satisfaire intelligiblement à tous ces doutes dont M. Bernier a fait un livre exprès, et ceux qui voudront méditer ce que j’ai donné auparavant en trouveront peut-être déjà les moyens.


de la
démonstration cartésienne
de l’existence de Dieu du R. P. Lami

Mémoires de Trévoux, 1701.

J’ai déjà dit ailleurs mon sentiment sur la démonstration de l’existence de Dieu de saint Anselme, renouvelée par Descartes ; dont la substance est que ce qui renferme dans son idée toutes les perfections, ou le plus grand de tous les êtres possibles, comprend aussi l’existence dans son essence puisque l’existence est du nombre des perfections, et qu’autrement quelque chose pourrait être ajouté à ce qui est parfait. Je tiens le milieu entre ceux qui prennent ce raisonnement pour un sophisme et entre l’opinion du R. P. Lami expliquée ici, qui le prend pour une démonstration achevée. J’accorde donc que c’est une démonstration mais imparfaite, qui demande ou suppose une vérité qui mérite d’être encore démontrée. Car on suppose tacitement que Dieu, ou bien l’Être parfait, est possible. Si ce point était encore démontré connue il faut, on pourrait dire que l’existence de Dieu serait démontrée géométriquement à priori. Et cela montre ce que j’ai déjà dit, qu’on ne peut raisonner parfaitement sur des idées, qu’en connaissant leur possibilité ; à quoi les géomètres ont pris garde, mais pas assez les Cartésiens. Cependant on peut dire que cette démonstration ne laisse pas d’être considérable, et pour ainsi dire présomptive. Car tout être doit être tenu possible jusqu’à ce qu’on prouve son impossibilité. Je doute cependant que le R. P. Lami ait eu sujet de dire qu’elle a été adoptée par l’École. Car l’auteur de la note marginale remarque fort bien ici que saint Thomas l’avait rejetée.

Quoi qu’il en soit, on pourrait former une démonstration encore plus simple, en ne parlant point des perfections, pour n’être point arrêté par ceux qui s’aviseraient de nier que toutes les perfections soient compatibles, et par conséquent que l’idée en question soit possible. Car, en disant seulement que Dieu est un être de soi ou primitif, en a se, c’est-à-dire qui existe par son essence, il est aisé de conclure de cette définition qu’un tel être, s’il est possible, existe ; ou plutôt cette conclusion est un corollaire qui se tire immédiatement de la définition, et n’en diffère presque point. Car, l’essence de la chose n’étant que ce qui fait sa possibilité en particulier, il est bien manifeste qu’exister par son essence est exister par sa possibilité. Et si l’être de soi était défini en termes encore plus approchants, en disant que c’est l’être qui doit exister parce qu’il est possible, il est manifeste que tout ce qu’on pourrait dire contre l’existence d’un tel être serait de nier sa possibilité.

On pourrait encore faire à ce sujet une proposition modale, qui serait un des meilleurs fruits de toute la logique ; savoir que, si l’être nécessaire est possible, il existe. Car l’être nécessaire et l’être par son essence ne sont qu’une même chose. Ainsi le raisonnement pris de ce biais paraît avoir de la solidité ; et ceux qui veulent que des seules notions, idées, définitions ou essences possibles on ne puisse jamais inférer l’existence actuelle, retombent en effet dans ce que je viens de dire, c’est-à-dire qu’ils nient la possibilité de l’être de soi. Mais ce qui est bien à remarquer, ce biais même sert à faire connaître qu’ils ont tort, et remplit enfin le vide de la démonstration. Car si l’être de soi est impossible, tous les êtres par autrui le sont aussi ; puisqu’ils ne sont enfin que par l’être de soi ; ainsi rien ne saurait exister. Ce raisonnement nous conduit à une autre importante proposition modale, égale à la précédente, et qui, jointe avec elle, achève la démonstration. On la pourrait énoncer ainsi : Si l’être nécessaire n’est point, il n’y a point d’être possible. Il semble que cette démonstration n’avait pas été portée si loin jusqu’ici. Cependant j’ai travaillé aussi ailleurs à prouver que l’être parfait est possible.

Je n’avais dessein, Monsieur, que de vous écrire en peu de mots quelques petites réflexions sur les mémoires que vous m’aviez envoyés ; mais la variété des matières, la chaleur de la méditation, et le plaisir que j’ai pris au dessein généreux du prince qui est le protecteur d écet ouvrage, m’ont emporté. Je vous demande pardon d’avoir été si long, et je suis, etc.


Considérations
sur la doctrine d’un esprit universel

1702

Plusieurs personnes ingénieuses ont cru et croient encore aujourd’hui qu’il n’y a qu’un seules esprit, qui est universel et qui anime tout l’univers et toutes ses parties, chacune suivant sa structure et suivant les organes qu’il trouve, comme un même souffle de vent fait sonner différemment divers tuyaux d’orgue. Et qu’ainsi lorsqu’un animal a ses organes bien disposés il y fait l’effet d’une âme particulière, mais lorsque les organes sont corrompus, cette âme particulière revient à rien ou retourne pour ainsi dire dans l’océan de l’esprit universel.

Aristote a paru à plusieurs d’une opinion approchante qui a été renouvelée par Averroës, célèbre philosophe arabe. Il croyait qu’il y avait en nous un intellectus agens, ou entendement actif, et aussi un intellectus patiens ou entendement passif ; que le premier, venant du dehors, était éternel et universel pour tous, mais que l’entendement passif, particulier à chacun, se teignait dans la mort de l’homme. Cette doctrine a été celle de quelques péripatéticiens depuis deux ou trois siècles, comme de Pomponatius, Contarenus et autres ; et on en reconnaît les traces dans feu M. Naudé, comme ses lettres et les Naudeana qu’on a imprimés depuis peu le font connaître. Ils l’enseignaient en secret à leurs plus intimes et plus habiles disciples, au lieu qu’en public ils avaient l’adresse de dire que cette doctrine était en effet vraie selon la philosophie, par laquelle ils entendaient celle d’Aristote par excellence, mais qu’elle était fausse selon la foi, d’où sont venues enfin les disputes sur la double vérité, qui a été condamnée dans le dernier concile de Latran.

On m’a dit que la reine Christine avait beaucoup de penchant pour cette opinion, et comme M. Naudé, qui a été son bibliothécaire, en était imbu, il y a de l’apparence qu’il lui a donné les informations qu’il avait de ces opinions secrètes des philosophes célèbres, qu’il avait pratiqués en Italie. Spinosa, qui n’admet qu’une seule substance, ne s’éloigne pas beaucoup de la doctrine de l’esprit universel unique, et même les nouveaux cartésiens, qui prétendent que Dieu seul agit, l’établissent quasi sans y penser. Il y a de l’apparence que Molinos et quelques autres nouveaux quiétistes, entre autres un certain auteur, qui se nomme Joannes Angelus Silesius, qui a écrit avant Molinos, et dont on a réimprimé quelques ouvrages depuis peu, et même Weigelius avant eux, ont donné dans cette opinion du Sabbat ou repos des âmes en Dieu. C’est pourquoi ils ont cru que la cessation des fonctions particulières était le plus haut état de la perfection.

Il est vrai que les philosophes péripatéticiens ne faisaient pas cet esprit tout à fait universel, car, outre les intelligences qui, selon eux, animaient les astres, ils avaient une intelligence pour ce bas monde, et cette intelligence faisait la fonction d’entendement actif dans les âmes des hommes. Ils étaient portés à cette doctrine de l’âme immortelle universelle pour tous les hommes par un faux raisonnement. Car ils supposaient que la multitude infinie actuelle est impossible, et qu’ainsi il n’était point possible qu’il y eût un nombre infini des âmes, mais qu’il faudrait qu’il y en eût pourtant, si les âmes particulières subsistaient. Car le monde étant éternel selon eux, et le genre humain aussi, et des nouvelles âmes naissant toujours, si elles subsistaient toutes, il y en aurait maintenant une infinité actuelle. Ce raisonnement passait chez eux pour une démonstration. Mais il était plein de fausses suppositions. Car on ne leur accorde pas ni l’impossibilité de l’infini actuel, ni que le genre humain ait duré éternellement, ni la génération des nouvelles âmes puisque les platoniciens enseignent la préexistence des âmes, et les pythagoriciens enseignent la métempsycose et prétendent qu’un certain nombre déterminé des âmes demeure toujours et fait ses révolutions.

La doctrine d’un esprit universel est bonne en elle-même, car tous ceux qui l’enseignent admettent en effet l’existence de la divinité, soit qu’ils croient que cet esprit universel est suprême, car alors ils tiennent que c’est Dieu même, soit qu’ils croient avec les cabbalistes que Dieu l’a créé, qui était aussi l’opinion de Henry More, Anglais, et de quelques autres nouveaux philosophes et particulièrement de certains chimistes, qui ont cru qu’il y a un archée universel ou bien une âme du monde et quelques-uns ont soutenu que c’est cet esprit du Seigneur qui se remuait sur les eaux, dont parle le commencement de la Genèse.

Mais lorsqu’on va jusqu’à dire que cet esprit universel est l’esprit unique, et qu’il n’y a point d’âmes ou esprits particuliers, ou du moins que ces âmes particulières cessent de subsister, je crois qu’on passe les bornes de la raison, et qu’on avance sans fondement une doctrine dont on n’a pas même de notion distincte. Examinons un peu les raisons apparentes sur lesquelles on peut appuyer cette doctrine, qui détruit l’immortalité des âmes et dégrade le genre humain, ou plutôt toutes les créatures vivantes, de ce rang qui leur appartenait et qui leur a été attribué communément. Car il me semble qu’une opinion de cette force doit être prouvée, et ce n’est pas assez d’en avoir une imagination, qui en effet n’est fondée que sur une comparaison fort clochante du souffle qui anime les organes de musique.

J’ai montré ci-dessus que la prétendue démonstration des péripatéticiens, qui soutenaient qu’il n’y avait qu’un esprit commun à tous les hommes, est de nulle force et n’est appuyée que sur des fausses suppositions. Spinoza a prétendu démontrer qu’il n’y a qu’une seule substance dans le monde, mais ces démonstrations sont pitoyables ou non intelligibles. Et les nouveaux cartésiens, qui ont cru que Dieu seul agit, n’en ont guère donné de preuve. Outre que le P. Malebranche parait admettre au moins l’action interne des esprits particuliers.

Une des raisons plus apparentes, qu’on a alléguée contre les âmes particulières, c’est qu’on a été en peine de leur origine. Les philosophes de l’École ont fort disputé sur l’origine des formes, parmi lesquelles ils comprennent les âmes. Les opinions ont été fort partagées pour savoir s’il y avait une éduction de la puissance de la matière, comme la figure tirée du marbre, ou s’il y avait une traduction des âmes, en sorte qu’une âme nouvelle naissait d’une âme précédente, comme un feu s’allume d’un autre feu, ou si les âmes existaient déjà et ne faisaient que se faire connaître après la génération de l’animal, ou enfin si les âmes étaient créées de Dieu toutes les fois qu’il y a une nouvelle génération.

Ceux qui niaient les âmes particulières croyaient par là se tirer de toute la difficulté, mais c’est couper le nœud au lieu de le résoudre, et il n’y a point de force dans un argument qu’on ferait ainsi : on a varié dans l’explication d’une doctrine, donc toute la doctrine est fausse. C’est la manière de raisonner des sceptiques, et si elle était recevable, il n’y aurait rien qu’on ne pourrait rejeter. Les expériences de notre temps nous portent à croire que les âmes et même les animaux ont toujours existé, quoique en petit volume, et que la génération n’est qu’une espèce d’augmentation, et de cette manière toutes les difficultés de la génération des âmes et formes disparaissent. On ne refuse cependant pas à Dieu le droit de créer des âmes nouvelles, ou de donner un plus haut degré de perfection à celles qui sont déjà dans la nature, mais on parle de ce qui est ordinaire dans la nature, sans entrer dans l’économie particulière de Dieu à l’égard des âmes humaines, qui peuvent être privilégiées puisqu’elles sont infiniment au-dessus de celles des animaux. Ce qui a contribué beaucoup aussi, à mon avis, à faire donner des personnes ingénieuses dans la doctrine de l’esprit universel unique, c’est que les philosophes vulgaires débitaient une doctrine touchant les âmes séparées et les fonctions de l’âme indépendantes du corps et des organes, qu’ils ne pouvaient pas assez justifier ; ils avaient grande raison de vouloir soutenir l’immortalité de l’âme comme conforme aux perfections divines et à la véritable morale, mais, voyant que par la mort les organes, qu’on remarque dans les animaux, se dérangeaient, et étaient corrompus enfin, ils se crurent obligés de recourir aux âmes séparées, c’est-à-dire de croire que l’âme subsistait sans aucun corps et ne laissait pas d’avoir alors ses pensées et fonctions. Et pour le mieux prouver ils tâchaient de faire voir que l’âme, déjà dans cette vie, a des pensées abstraites et indépendantes des idées matérielles. Or ceux qui rejetaient cet état séparé et cette indépendance comme contraire à l’expérience et à la raison, en étaient d’autant plus portés a croire l’extinction de l’âme particulière, et la conservation du seul esprit universel.

J’ai examiné cette matière avec soin, et j’ai montré que véritablement il y a dans l’âme quelques matériaux dépensée ou objets de l’entendement, que les sens extérieurs ne fournissent point, savoir l’âme même et ses fonctions (nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu, nisi ipse intellectus), et ceux qui sont pour l’esprit universel l’accorderont aisément, puisqu’ils le distinguent de la matière, — mais je trouve pourtant qu’il n’y a jamais pensée abstraite qui ne soit accompagnée de quelques images ou traces matérielles, et j’ai établi un parallélisme parfait entre ce qui passe dans l’âme et entre ce qui arrive dans la matière, ayant montré que l’âme avec ses fonctions est quelque chose de distinct de la matière, mais que cependant elle est toujours accompagnée des organes qui lui doivent répondre et que cela est réciproque et le sera toujours.

Et quant à la séparation entière de l’âme et du corps, quoique je ne puisse rien dire des lois de la grâce, et de ce que Dieu a ordonné à l’égard des âmes humaines et particulières au delà de ce que dit la sainte Écriture, puisque ce sont des choses qu’on ne peut point savoir par la raison, et qui dépendent de la révélation et de Dieu même, néanmoins je ne vois aucune raison ni de la religion, ni de la philosophie, qui m’oblige de quitter la doctrine du parallélisme de l’âme et du corps, et d’admettre une parfaite séparation. Car pourquoi l’âme ne pourrait-elle pas toujours garder un corps subtil, organisé à sa manière, qui pourra même reprendre un jour ce qu’il faut de son corps visible dans la résurrection, puisqu’on accorde aux bienheureux un corps glorieux, et puisque les anciens pères ont accordé un corps subtil aux anges.

Et cette doctrine, d’ailleurs, est conforme à l’ordre de la nature, établi sur les expériences ; car comme les observations de fort habiles observateurs nous font juger que les animaux ne commencent point, quand le vulgaire le croit, et que les animaux séminaux, ou les semences animées ont subsisté déjà depuis le commencement des choses, et l’ordre et la raison veut que ce qui a existé depuis le commencement ne finisse pas non plus, et qu’ainsi comme la génération n’est qu’un accroissement d’un animal transformé et développé, la mort ne sera que la diminution d’un animal transformé et enveloppé, mais que l’animal demeurera toujours pendant les transformations, comme le ver à soie et le papillon est le même animal. Et il est bon ici de remarquer que la nature a cette adresse et bonté, de nous découvrir ses secrets dans quelques petits échantillons, pour nous faire juger du reste, tout étant correspondant et harmonique. C’est ce qu’elle montre dans la transformation des chenilles et autres insectes, car les mouches viennent aussi des vers, pour nous faire deviner qu’il y a des transformations partout. Et les expériences des insectes ont détruit l’opinion vulgaire que ces animaux n’engendraient par la pourriture sans propagation. C’est ainsi que la nature nous a montré aussi dans les oiseaux un échantillon de la génération de tous les animaux par le moyen des œufs, que les nouvelles découvertes ont fait admettre maintenant. Ce sont aussi les expériences des microscopes qui ont montré que le papillon n’est qu’un développement de la chenille, mais surtout que les semences contiennent déjà la plante ou l’animal formé, quoiqu’il ait besoin par après de transformation et de nutrition ou d’accroissement pour devenir un de ces animaux, qui sont remarquables àa nos sens ordinaires. Et comme les moindres insectes n’engendrent aussi par la propagation de l’espèce, il en faut juger de même de ces petits animaux séminaux, savoir qu’ils viennent eux-mêmes d’autres animaux séminaux encore plus petits, et qu’ainsi ils n’ont jamais commencé qu’avec le monde. Ce qui s’accorde assez avec la sainte Écriture, qui insinue que les semences ont été d’abord.

La nature nous a montré dans le sommeil et dans les évanouissements un échantillon qui nous doit faire juger que la mort n’est pas une cessation de toutes les fonctions, mais seulement une suspension de certaines fonctions plus remarquables. Et j’ai expliqué ailleurs un point important, lequel, n’ayant pas été assez considéré, a fait donner plus aisément les hommes dans l’opinion de la mortalité des âmes, c’est qu’un grand nombre de petites perceptions égales et balancées entre elles, qui n’ont aucun relief, ni rien de distinguant, ne sont point remarquées, et on ne saurait s’en souvenir. Mais d’en vouloir conclure qu’alors l’âme est tout à fait sans fonctions, c’est comme le vulgaire croit qu’il y a un vide ou rien là où il n’y a point de matière notable, et que la terre est sans mouvement, parce que son mouvement n’a rien de remarquable, étant uniforme et sans secousses. Nous avons une infinité de petites perceptions et que nous ne saurions distinguer : un grand bruit étourdissant, comme par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé de tous les petits murmures de personnes particulières, qu’on ne remarquerait pas à part, mais dont on a pourtant un sentiment, autrement on ne sentirait point le tout. Ainsi quand l’animal est privé des organes capables de lui donner des perceptions assez distinguées, il ne s’ensuit point qu’il ne lui reste point de perceptions plus petites et plus uniformes, ni qu’il soit privé de tous organes et de toutes les perceptions. Les organes ne sont qu’enveloppés et réduits en petit volume, mais l’ordre de la nature demande que tout se redéveloppe et retourne un jour il un état remarquable, et qu’il y ait dans ces vicissitudes un certain progrès bien réglé qui serve à faire mourir et perfectionner les choses. Il semble que Démocrite lui-même a vu cette ressuscitation des animaux, car Plotin lui attribue qu’il enseignait une résurrection.

Toutes ces considérations font voir comment, non seulement les âmes particulières, mais même les animaux subsistent, et qu’il n’y a aucune raison de croire une extinction entière des âmes, ou bien une destruction entière de l’animal, et, par conséquence, qu’on n’a point besoin de recourir à un esprit universel, et de priver la nature de ses perfections particulières et subsistantes : ce qui, en effet, serait aussi n’en pas assez considérer l’ordre et l’harmonie. Il y a aussi bien des choses dans la doctrine de l’esprit universel unique, qui ne se soutiennent point, et s’embarrassent dans les difficultés bien plus grandes que la doctrine ordinaire.

En voici quelques-unes : on voit d’abord que la comparaison du souffle qui fait sonner diversement de différents tuyaux, flatte l’imagination, mais qu’elle n’explique rien, ou plutôt qu’elle insinue tout le contraire. Car ce souffle universel des tuyaux n’est qu’un amas de quantité de souffles particuliers, puis chaque tuyau est rempli de son air, qui peut même passer d’un tuyau dans l’autre, de sorte que cette comparaison établirait plutôt des âmes particulières et favoriserait même la transmigration des âmes d’un corps dans l’autre, comme l’air peut changer de tuyau.

Et si on s’imagine que l’esprit universel est comme un océan composé d’une infinité de gouttes, qui en sont détachées quand elles animent quelque corps organique particulier, mais qu’elles se réunissent à leur océan après la destruction des organes, on se forme encore une idée matérielle et grossière, qui ne convient point à la chose et s’embarrasse dans les mêmes difficultés que celle du souffle. Car comme l’océan est un amas de gouttes, Dieu serait pour ainsi dire un assemblage de toutes les âmes, à peu près de la même manière qu’un essaim d’abeilles est un assemblage de ces petits animaux, mais comme cet essaim n’est pas lui-même une véritable substance, il est clair que de cette manière l’esprit universel ne serait point un être véritable lui-même, et au lieu de dire qu’il est le seul esprit, il faudrait dire qu’il n’est rien du tout en soi, et qu’il n’y a dans la nature que des âmes particulières, dont il serait l’amas. Outre que les gouttes réunies à l’océan de l’esprit universel après la destruction des organes seraient en effet des âmes, qui subsisteraient séparées de la matière, et qu’on retomberait ainsi dans ce qu’on a voulu éviter, surtout si ces gouttes gardent quelque reste de leur état précédent ou ont encore quelques fonctions et pourraient même acquérir des plus sublimes dans cet océan de la divinité ou de l’esprit universel. Que si l’on veut que ces âmes réunies à Dieu soient sans aucune fonction propre, on tombe dans une opinion contraire à la raison et à toute la bonne philosophie, comme si aucun être subsistant pouvait jamais parvenir un état où il est sans aucune fonction ou impression. Car une chose jointe à une autre ne laisse pas d’avoir ses fonctions particulières, lesquelles jointes avec les fonctions des autres en font résulter les fonctions du tout, autrement le tout n’en aurait aucune si les parties n’en avaient point. Outre que j’ai montré ailleurs que chaque être garde parfaitement toutes les impressions qu’il a reçues, quoique ces impressions ne soient plus remarquables à part, parce qu’elles sont jointes avec tant d’autres. Ainsi l’âme, réunie à l’océan des âmes, demeurerait toujours l’âme particulière qu’elle a été, mais séparée.

Ce qui montre qu’il est plus raisonnable et plus conforme à l’usage de la nature de laisser subsister les âmes particulières dans les animaux mêmes et non pas au dehors en Dieu, et ainsi de conserver non seulement, mais encore l’animal, comme je l’ai expliqué, ci-dessus et ailleurs ; et de laisser ainsi les âmes particulières demeurer toujours en fonction, c’est-à-dire dans des fonctions particulières qui leur conviennent et qui contribuent à la beauté et à l’ordre de l’univers, au lieu de les réduire au sabbat des quiétistes en Dieu, c’est-à-dire à un état de fainéantise et d’inutilité. Car quant à la vision béatifique des âmes bienheureuses, elle est compatible avec les fonctions de leurs corps glorifiés, qui ne laisseront pas d’être organiques à leur manière.

Mais si quelqu’un veut soutenir qu’il n’y a point d’âmes particulières du tout, pas même maintenant, lorsque la fonction du sentiment et de la pensée se fait avec l’aide des organes, il sera réfuté par notre expérience, qui nous enseigne, ce me semble, que nous sommes quelque chose en notre particulier, qui pense, qui s’aperçoit, qui veut, et que nous sommes distingués d’un autre qui pense et qui veut autre chose.

Autrement on tombe dans le sentiment de Spinosa, ou de quelques auteurs semblables, qui veulent qu’il n’y ait qu’une seule substance, savoir Dieu, qui pense, croit et veut l’un en moi, mais qui pense, croit et veut tout le contraire dans un autre, opinion dont M. Bayle a bien fait sentir le ridicule en quelques endroits de son dictionnaire.

Ou bien, s’il n’y a rien dans la nature que l’esprit universel et la matière, il faudra dire que si ce n’est pas l’esprit universel lui-même, qui croit et veut des choses opposées en différentes personnes, que c’est la matière qui est différente et agit différemment ; mais si la matière agit, à quoi bon cet esprit universel ? Si la matière n’est qu’un premier passif, ou bien un passif tout pur, comment lui peut-on attribuer ces actions ? Il est donc bien plus raisonnable de croire qu’outre Dieu, qui est l’actif suprême, il y a quantité d’actifs particuliers, puisqu’il y a quantité d’actions et passions particulières et opposées, qui ne sauraient être attribuées à un même sujet, et ces actifs ne sont autre chose que les âmes particulières.

On sait aussi qu’il y a des degrés en toutes choses. Il y a une infinité de degrés entre un mouvement tel qu’on voudra et le parfait repos, entre la dureté et la parfaite fluidité qui soit sans résistance aucune, entre Dieu et le néant. Ainsi il y a de même une infinité de degrés entre un actif tel qu’il puisse être et le passif tout pur. Et par conséquent il n’est pas raisonnable de n’admettre qu’un seul actif, c’est-à-dire l’esprit universel, avec un seul passif, c’est-à-dire la matière.

Il faut encore considérer que ma manière n’est pas une chose opposée à Dieu, mais qu’il la faut opposer plutôt à l’actif borné, c’est-à-dire à l’âme ou à la forme. Car Dieu est l’être suprême, opposé au néant, dont la matière résulte aussi bien que les formes, et le passif tout pur est quelque chose de plus que le néant, étant capable de quelque chose, au lieu que rien ne se peut attribuer au néant. Ainsi il faut faire figurer avec chaque portion particulière de la matière des formes particulières, c’est-à-dire des âmes et esprits, qui y conviennent.

Je ne veux point recourir ici à un argument démonstratif, que j’ai employé ailleurs, et tiré des unités ou choses simples, où les âmes particulières sont comprises, ce qui nous oblige indispensablement non seulement d’admettre les âmes particulières, mais d’avouer encore qu’elles sont immortelles par leur nature et aussi indestructibles que l’univers, et, qui plus est, que chaque âme est un miroir de l’univers à sa manière sans aucune interruption, et qui contient dans son fond un ordre répondant à celui de l’univers même, que les âmes varient et représentent d’une infinité de façons, toutes différentes et toutes véritables, et multiplient pour ainsi dire l’univers autant de fois qu’il est possible, de sorte que de cette façon elles approchent de la divinité autant qu’il se peut selon leurs différents degrés et donnent à l’univers toute la perfection dont il est capable.

Après cela, je ne vois point quelle raison ou apparence on puisse avoir de combattre la doctrine des âmes particulières. Ceux qui le font accordent que ce qui est en nous est un effet de l’esprit universel. Mais les effets de Dieu sont subsistants, pour ne pas dire que même en quelque façon les modifications et effets des créatures sont durables, et que leurs impressions se joignent seulement sans se détruire. Donc, si conformément à la raison et aux expériences, comme on a fait voir, l’animal avec ses perceptions plus ou moins distinctes et avec certains organes subsiste toujours, et si par conséquent cet effet de Dieu subsiste toujours dans ces organes, — pourquoi ne serait-il pas permis de l’appeler l’âme, et de dire que cet effet de Dieu est une âme immatérielle et immortelle, qui imite en quelque façon l’esprit universel, puisque cette doctrine, d’ailleurs, fait cesser toutes les difficultés, comme il paraît par ce que je viens de dire ici et en d’autres écrits que j’ai faits sur ces matières.


Réplique aux réflexions
contenues dans la seconde édition du dictionnaire critique
de M. Bayle, article rorarius sur le système
de l’harmonie préétablie

Histoire critique de la République des lettres, t. XI, p. 28, 1702.

J’avais fait insérer dans le Journal des Savants de Paris (juin et juillet 1695) quelques essais sur un système nouveau, qui me paraissaient propres à expliquer l’union de l’âme et du corps ; où, au lieu de la voie de l’influence des écoles et de la voie de l’assistance des cartésiens, j’avais employé la voie de l’harmonie préétablie. M. Bayle, qui sait donner aux méditations les plus abstraites l’agrément dont elles ont besoin pour attirer l’attention du lecteur, et qui les approfondit en même temps en les mettant dans leur jour, avait bien voulu se donner la peine d’enrichir ce système par ses réflexions insérées dans son dictionnaire, article Rorarius ; mais, comme il y rapportait en même temps des difficultés qu’il jugeait avoir besoin d’être éclaircies, j’avais tâché d’y satisfaire dans l’Histoire des ouvrages des savants (juillet 1698). M. Bayle vient d’y répliquer dans la seconde édition de son dictionnaire, au même article de Rorarius. Il a l’honnêteté de dire que mes réponses ont mieux développé le sujet, et que si la possibilité de l’hypothèse de l’harmonie préétablie était bien avérée, il ne ferait point difficulté de la préférer l’hypothèse cartésienne, parce que la première donne une haute idée de l’auteur des choses, et éloigne (dans le cours ordinaire de la nature) toute notion de conduite miraculeuse. Cependant il lui paraît difficile encore de concevoir que cette harmonie préétablie soit possible ; et pour le faire voir, il commence par quelque chose de plus facile que cela, à son avis, et qu’on trouve pourtant peu faisable, c’est qu’il compare cette hypothèse avec la supposition d’un vaisseau qui, sans être dirigé de personne, va se rendre de soi-même au port désiré. Il dit la-dessus qu’on conviendra que l’infinité de Dieu n’est pas trop grande pour communiquer à un vaisseau une telle faculté ; il ne prononce point absolument sur l’impossibilité de la chose, il juge pourtant que d’autres la croiront ; car vous direz même, ajoute-t-il, que la nature du vaisseau n’est pas capable de recevoir de Dieu cette faculté-là. Peut-être qu’il a jugé que, selon l’hypothèse en question, il faudrait supposer que Dieu a donné au vaisseau, pour cet effet, une faculté à la scolastique, comme celle qu’on donne dans les écoles aux corps pesants, pour les mener vers le centre. Si c’est ainsi qu’il l’entend, je suis le premier à rejeter la supposition ; mais s’il l’entend d’une faculté du vaisseau explicable par les règles de la mécanique, et par les ressorts internes, aussi bien que par les circonstances externes ; et s’il rejette néanmoins la supposition connue impossible, je voudrais qu’il eût donné quelque raison de ce jugement. Car bien que je n’aie point besoin de la possibilité de quelque chose qui ressemble à ce vaisseau, de la manière que M. Bayle le semble concevoir, comme je le ferai voir plus bas ; je crois pourtant qu’à bien considérer les choses, bien loin qu’il y ait de la difiiculté là-dessus à l’égard de Dieu, il semble plutôt qu’un esprit fini pourrait être assez habile pour en venir à bout. Il n’y a point de doute qu’un homme pourrait faire une machine capable de se promener durant quelque temps par une ville, et de se tourner justement aux coins de certaines rues. Un esprit incomparablement plus parfait, quoique borné, pourrait aussi prévoir et éviter un nombre nombre valablement plus grand d’obstacles. Ce qui est si vrai, que si ce monde, selon l’hypothèse de quelques-uns, n’était qu’un composé d’un nombre fini d’atomes, qui se remuassent suivant les lois de la mécanique, il est sûr qu’un esprit fini pourrait être assez relevé pour comprendre et prévoir démonstrativement tout ce qui y doit arriver dans un temps déterminé ; de sorte que cet esprit pourrait non seulement fabriquer un vaisseau capable d’aller tout seul à un port nommé, en lui donnant d’abord le tour, la direction et les ressorts qu’il faut ; mais il pourrait encore former un corps capable de contrefaire un homme. Car il n’y a que du plus et du moins qui ne changent rien dans le pays des possibilités : et quelque grande que soit la multitude des fonctions d’une machine, la puissance et l’artifice de l’ouvrier peuvent croître à proportion ; de sorte que n’en point voir la possibilité serait ne pas assez considérer les degrés des choses. Il est vrai que le monde n’est pas un composé d’un nombre fini d’atomes, mais une machine composée, dans chacune de ses parties, d’un nombre véritablement infini de ressorts ; mais il est vrai aussi que celui qui l’a faite, et qui la gouverne, est d’une perfection encore plus infinie, puisqu’elle va à une infinité de mondes possibles, dont il a choisi celui qui lui a plu. Cependant, pour revenir aux esprits bornés, on peut juger, par de petits échantillons qui se trouvent quelquefois parmi nous, où peuvent aller ceux que nous ne connaissons pas. Il y a, par exemple, des hommes capables de faire promptement des grands calculs d’arithmétique par la seule pensée. M. de Monconis fait mention d’un tel homme qui était de son temps en Italie, et il y en a un aujourd’hui en Suède, qui n’a pas même appris l’arithmétique ordinaire, et que je voudrais qu’on ne négligeât point de bien tâter sur sa manière de procéder. Car qu’est-ce que l’homme, quelque excellent qu’il puisse être, au prix de tant de créatures possibles et même existantes, telles que les anges ou génies, qui nous pourraient surpasser en toutes sortes de compréhensions et de raisonnements, incomparablement plus que ces merveilleux possesseurs d’une arithmétique naturelle ne nous surpassent en matière de nombres ? J’avoue que le vulgaire n’entre point dans ces considérations : on l’étourdit par des objections, où il faut penser à ce qui n’est pas ordinaire, ou même qui est sans exemple parmi nous ; mais quand on pense à la grandeur et à la variété de l’univers, on en juge tout autrement. M. Bayle surtout ne peut point manquer de voir la justesse de ces conséquences. Il est vrai que mon hypothèse n’en dépend point, comme je le montrerai tantôt ; mais quand elle en dépendrait, et quand on aurait droit de dire qu’elle est plus surprenante que celle des automates (dont je ferai voir pourtant plus bas qu’elle ne fait que pousser les bons endroits, et ce qu’il y a de solide), je ne m’en alarmerais pas, supposé qu’il n’y ait point d’autre moyen d’expliquer les choses conformément aux lois de la nature. Car il ne faut point se régler en ces matières sur des notions populaires, au préjudice des conséquences certaines. D’ailleurs, ce n’est pas dans le merveilleux de la supposition que consiste ce qu’un philosophe doit objecter aux automates, mais dans le défaut des principes, puisqu’il faut partout des entéléchies ; et c’est avoir une petite idée de l’auteur de la nature (qui multiplie autant qu’il se peut ses petits mondes ou ses miroirs actifs indivisibles) que de n’en donner qu’aux corps humains. Il est même impossible qu’il n’y en ait partout.

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de ce que peut une substance bornée, mais à l’égard de Dieu c’est bien autre chose ; et bien loin que ce qui a paru impossible d’abord le soit en effet, il faut dire plutôt qu’il est impossible que Dieu en use autrement, étant comme il est, infiniment puissant et sage, et gardant en tout l’ordre et l’harmonie, autant qu’il est possible. Mais, qui plus est, ce qui paraît si étrange quand on le considère détaché est une conséquence certaine de la constitution des choses ; de sorte que le merveilleux universel fait cesser et absorbe, pour ainsi dire, le merveilleux particulier, puisqu’il en rend raison. Car tout est tellement réglé et lié, que ces machines de la nature, qui ne manquent point, qu’on compare à des vaisseaux, et qui iraient au port d’eux-mêmes, malgré tous les détours et toutes les tempêtes, ne sauraient être jugées plus étranges qu’une fusée qui coule le long d’une corde, ou qu’une liqueur qui court dans un canal. De plus, les corps n’étant pas des atomes, mais étant divisibles et divisés même à l’infini, et tout en étant plein, il s’ensuit que le moindre petit corps reçoit quelque impression du moindre changement de tous les autres, quelque éloignés et petits qu’ils soient, et doit être ainsi un miroir exact de l’univers ; ce qui fait qu’un esprit assez pénétrant pour cela pourrait, à mesure de sa pénétration, voir et prévoir dans chaque corpuscule ce qui se passe et se passera dans ce corpuscule et au dehors. Ainsi rien n’y arrive, pas même par le choc des corps environnants, qui ne suive de ce qui est déjà interne, et qui en puisse troubler l’ordre. Et cela est encore plus manifeste dans les substances simples, ou dans les principes actifs mêmes, que j’appelle des entéléchies primitives avec Aristote, et que, selon moi, rien ne saurait troubler. C’est pour répondre à une note marginale de M. Bayle où il m’objecte qu’un corps organique étant « composé de plusieurs substances, dont chacune a un principe d’action, réellement distinct du principe de chacune des autres, et l’action de chaque principe étant spontanée, cela doit varier à l’infini les effets ; et le choc des corps voisins doit mêler quelque contrainte à la spontanéité naturelle de chacun ». Mais il faut considérer que c’est de tout temps que l’un s’est déjà accommodé à tout autre, et se porte à ce que l’autre exigera de lui. Ainsi il n’y a de la contrainte dans les substances qu’au dehors et dans les apparences, et cela est si vrai, que le mouvement de quelque point qu’en puisse prendre dans le monde se fait dans une ligne d’une nature déterminée, que ce point a pris une fois pour toutes, et que rien ne lui fera jamais quitter. Et c’est ce que je crois pouvoir dire de plus précis et de plus clair, pour des esprits géométriques, quoique ces sortes de lignes passent infiniment celles qu’un esprit fini peut comprendre. Il est vrai que cette ligne serait droite, si ce point pouvait être seul dans le monde ; et que maintenant elle est due, en vertu des lois de mécanique, au concours de tous les corps : aussi est-ce par ce concours même qu’elle est préétablie. Ainsi j’avoue que la spontanéité n’est pas proprement dans la masse (à moins que de prendre l’univers tout entier, à qui rien ne résiste) ; car si ce point pouvait commencer d’être seul, il continuerait, non pas dans la ligne préétablie, mais dans la droite tangente. C’est donc proprement dans l’entéléchie (dont ce point est le point de vue) que la spontanéité se trouve : et au lieu que le point ne peut avoir de soi que la tendance dans la droite touchante, parce qu’il n’a point de mémoire, pour ainsi dire, ni de pressentiment, l’entéléchie exprime la courbe préétablie même ; de sorte qu’en ce sens rien n’est violent à son égard. Ce qui fait voir enfin comment toutes les merveilles du vaisseau, qui se conduit lui-même au port, ou de la machine qui fait les fonctions de l’homme sans intelligence, et je ne sais combien d’autres fictions qu’on peut objecter encore, et qui font paraître nos suppositions incroyables lorsqu’on les considère comme détachées, cessent de faire difficulté ; et comment tout ce qu’on avait trouvé étrange se perd entièrement, lorsqu’on considère que les choses sont déterminées à ce qu’elles doivent faire. Tout ce que l’ambition ou autre passion fait faire à l’âme de César est aussi représente dans son corps : et tous les mouvements de ces passions viennent des impressions des objets joints aux mouvements internes ; et le corps est fait en sorte que l’âme ne prend jamais de résolution que les mouvements du corps ne s’y accordent, les raisonnements même les plus abstraits y trouvant leur jeu, par le moyen des caractères, qui les représentent à l’imagination. En un mot, tout se fait dans le corps, à l’égard du détail des phénomènes, comme si la mauvaise doctrine de ceux qui croient que l’âme est matérielle, suivant Épicure et Hobbes, était véritable ; ou comme si l’âme même n’était que corps, ou qu’automate. Aussi ont-ils poussé jusqu’à l’homme, ce que les cartésiens accordent à l’égard de tous les autres animaux ; ayant fait voir en effet que rien ne se fait par l’homme avec toute sa raison, qui dans le corps ne soit un jeu d’images, de passions et de mouvements. On s’est prostitué en voulant prouver le contraire, et on a seulement préparé matière de triomphe à l’erreur, en le prenant de ce biais. Les cartésiens ont fort mal réussi, à peu près comme Épicure avec sa déclinaison des atomes, dont Cicéron se moque si bien, lorsqu’ils ont voulu que l’âme, ne pouvant point donner le mouvement au corps, en change pourtant la direction ; mais ni l’un ni l’autre ne se peut et ne se doit, et les matérialistes n’ont point besoin d’y recourir ; de sorte que rien de ce qui paraît au dehors de l’homme n’est capable de réfuter leur doctrine ; ce qui suffit pour établir une partie de mon hypothèse. Ceux qui montrent aux cartésiens que leur manière de prouver que les bêtes ne sont que des automates va jusqu’à justifier celui qui dirait que tous les autres hommes, hormis lui, sont de simples automates aussi, ont dit justement et précisément ce qu’il me faut pour cette moitié de mon hypothèse, qui regarde le corps. Mais outre les principes, qui établissent les monades, dont les composés ne sont que les résultats, l’expérience interne réfute la doctrine épicurienne ; c’est la conscience qui est en nous de ce moi qui s’aperçoit des choses qui se passent dans le corps ; et la perception ne pouvant être expliquée par les figures et les mouvements, établit l’autre moitié de mon hypothèse, et nous oblige d’admettre en nous une substance indivisible, qui doit être elle-même la source de ses phénomènes. De sorte que, suivant cette seconde moitié de mon hypothèse, tout se fait dans l’âme, comme s’il n’y avait point de corps ; de même que selon la première tout se fait dans le corps, comme s’il n’y avait point d’âme. Outre que j’ai montré souvent, que dans les corps mêmes, quoique le détail des phénomènes ait des raisons mécaniques, la dernière analyse des lois de mécanique, et la nature des substances, nous oblige enfin de recourir aux principes actifs indivisibles ; et que l’ordre admirable qui s’y trouve nous fait voir qu’il y a un principe universel, dont l’intelligence aussi bien que la puissance est suprême. Et comme il paraît par ce qu’il y a de bon et de solide dans la fausse et méchante doctrine d’Épicure, qu’on n’a point besoin de dire que l’âme change les tendances qui sont dans le corps ; il est aisé de juger aussi qu’il n’est point nécessaire non plus que la masse matérielle envoie des pensées à l’âme par l’influence de je ne sais quelles espèces chimériques, ni que Dieu soit toujours l’interprète du corps auprès de l’âme, tout aussi peu qu’il a besoin d’interpréter les volontés de l’âme au corps ; l’harmonie préétablie étant un bon truchement de part et d’autre. Ce qui fait voir que ce qu’il y a de bon dans les hypothèses d’Épicure et de Platon, des plus grands matérialistes et des plus grands idéalistes, se réunit ici ; et qu’il n’y a plus rien de surprenant, que la seule suréminente perfection du souverain principe, montrée maintenant dans son ouvrage au delà de tout ce qu’on en a cru jusqu’à présent. Quelle merveille donc que tout aille bien et avec justesse, puisque toutes choses conspirent et se conduisent par la main, depuis qu’on suppose que tout est parfaitement bien conçu ? Ce serait plutôt la plus grande de toutes les merveilles, ou la plus étrange des absurdités, si ce vaisseau destine à bien aller, si cette machine à qui le chemin a été trace de tout temps, pouvait manquer, malgré les mesures que Dieu a prises. « Il ne faut donc pas comparer notre hypothèse, à l’égard de la masse corporelle, avec un vaisseau qui se mène soi-même au port, » mais avec ces bateaux de trajet, attachés à une corde, qui traversent la rivière. C’est comme dans les machines de théâtre et dans les feux d’artifice, dont on ne trouve plus la justesse étrange, quand on sait comment tout est conduit ; il est vrai qu’on transporte l’admiration de l’ouvrage à l’inventeur, tout comme lorsqu’on voit maintenant que les planètes n’ont point besoin d’être menées par des intelligences.

Jusqu’ici nous n’avons presque parlé que des objections qui regardent le corps ou la matière, et il n’y a point non plus d’autre difficulté qu’on ait apportée, que celle du merveilleux (mais beau et réglé, et universel) qui se doit trouver dans les corps, afin qu’ils s’accordent entre eux et avec les âmes ; ce qui, à mon avis, doit être pris plutôt pour une preuve que pour une objection, auprès des personnes qui jugent comme il faut de la puissance et de l’intelligence de l’art divin, pour parler avec M. Bayle, qui avoue aussi qu’il ne se peut rien imaginer qui donne une si haute idée de l’intelligence et de la puissance de l’auteur de toutes choses. Maintenant il faut venir à l’âme, où M. Bayle trouve encore des difficultés, après ce que j’avais dit pour résoudre les premières. Il commence par la comparaison de cette âme toute seule, et prise à part, sans recevoir rien au dehors, avec un atome d’Épicure, environné de vide ; et, en effet, je considère les âmes, ou plutôt les monades, comme des atomes de substance, puisqu’à mon avis il n’y a point d’atomes de matière dans la nature, la moindre parcelle de la matière ayant encore des parties. Or l’atome tel qu’Épicure l’a imaginé, ayant de la force mouvante, qui lui donne une certaine direction, l’exécutera sans empêchement et uniformément, supposé qu’il ne rencontre aucun autre atome. L’âme de même, posée dans cet état, où rien de dehors ne la change, ayant reçu d’abord un sentiment de plaisir, il semble, selon M. Bayle, qu’elle se doit toujours tenir à ce sentiment. Car, lorsque la cause totale demeure, l’effet doit toujours demeurer. Que si j’objecte que l’âme doit être considérée comme dans un état de changement, et qu’ainsi la cause totale ne demeure point, M. Bayle répond que ce changement doit être semblable au changement d’un atome, qui se ment continuellement sur la même ligne droite et d’une vitesse uniforme. Et quand il raccorderait, dit-il, la métamorphose des pensées, pour le moins faudrait-il que le passage que j’établis d’une pensée à l’autre renfermât quelque raison d’affinité. Je demeure d’accord des fondements de ces objections, et je les emploie moi-même, pour expliquer mon système. L’état de l’âme, comme de l’atome, est un état de changement, une tendance : l’atome tend à changer de lieu, l’âme à changer de pensée ; l’un et l’autre de soi change de la manière la plus simple et la plus uniforme, que son état permet. D’où vient-il donc, me dira-t-on, qu’il y a tant de simplicité dans le changement de l’atome, et tant de variété dans les changements de l’âme ? C’est que l’atome (tel qu’on le suppose, quoiqu’il n’y ait rien de tel dans la nature), bien qu’il ait des parties, n’a rien qui cause de la variété dans sa tendance, parce qu’on suppose que ces parties ne changent point leurs «rapports ; au lieu que l’âme, tout indivisible qu’elle est, renferme une tendance composée, c’est-à-dire une multitude de pensées présentes, dont chacune tend à un changement particulier, suivant ce qu’elle renferme, et qui se trouvent en elle tout à la fois, en vertu de son rapport essentiel à toutes les autres choses du monde. Aussi est-ce le défaut de ce rapport qui bannit les atomes d’Épicure de la nature. Car il n’y a point de chose individuelle qui ne doive exprimer toutes les autres ; de sorte que l’âme, l’égard de la variété de ses modifications, doit être comparée avec l’univers, qu’elle représente, selon son point de vue, et même en quelque façon avec Dieu, dont elle représente finiment l’infinité, à cause de sa perception confuse et imparfaite de l’infini, plutôt qu’avec un atome matériel. Et la raison du changement des pensées dans l’âme est la même que celle du changement des choses dans l’univers qu’elle représente. Car les raisons de mécanique, qui sont développées dans les corps, sont réunies, et pour ainsi dire concentrées dans les âmes ou entéléchies, et y trouvent même leur source. Il est vrai que toutes les entéléchies ne sont pas, comme notre âme, des images de Dieu, n’étant pas toutes faites pour être membres d’une société ou d’un état dont il soit le chef ; mais elles sont toujours des images de l’univers. Ce sont des mondes en raccourci, à leur mode : des simplicités fécondes ; des unités de substances, mais virtuellement infinies, par la multitude de leurs modifications ; des centres, qui expriment une circonférence infinie. Et il est nécessaire qu’elles le soient, comme je l’ai expliqué autrefois dans des lettres échangées avec M. Arnaud. Et leur durée ne doit embarrasser personne, non plus que celle des atomes des gassendistes. Au rest, comme Socrate a remarqué dans le Phédon de Platon, parlant d’un homme qui se gratte, souvent du plaisir à la douleur il n’y a qu’un pas, extrema gaudii tuctus occupat. De sorte qu’il ne faut point s’étonner de ce passage ; il semble quelquefois que le plaisir n’est qu’un composé de petites perceptions, dont chacune serait une douleur, si elle était grande.

M. Bayle reconnaît déjà que j’ai taché de répondre à une bonne partie de ses objections : il considère aussi que, dans le système des causes occasionnelles, il faut que Dieu soit l’exécuteur de ses propres lois, au lieu que dans le nôtre c’est l’âme ; mais il objecte que l’âme n’a point d’instruments pour une semblable exécution. Je réponds, et j’ai répondu, qu’elle en a : ce sont ses pensées présentes, dont naissent les suivantes ; et on peut dire qu’on elle, comme partout ailleurs, le présent est gros de l’avenir.

Je crois que M. Bayle demeurera d’accord, et tous les philosophes avec lui, que nos pensées ne sont jamais simples ; et qu’à l’égard de certaines pensées l’âme a le pouvoir de passer d’elle-même de l’une à l’autre : comme lorsqu’elle va des prémisses à la conclusion, ou de la fin aux moyens. Le R. P. Malebranche même demeure d’accord que l’âme a des actions internes volontaires. Or quelle raison y a-t-il, pour empêcher que cela n’ait lieu en toutes ses pensées ? C’est peut-être qu’on a cru que les pensées confuses diffèrent toto genere des distinctes, au lieu qu’elles sont seulement moins distinguées, et moins développées à cause de leur multiplicité. Cela a fait qu’on a tellement attribué au corps certains mouvements, qu’on a raison d’appeler involontaires, qu’on a cru qu’il n’y a rien dans l’âme qui y réponde ; et on a cru, réciproquement, que certaines pensées abstraites ne sont point représentées dans le corps.

Mais il y a erreur dans l’un et dans l’autre, comme il arrive ordinairement dans ces sortes de distinctions, parce qu’on n’a pris garde qu’a ce qui paraît le plus. Les plus abstraites pensées ont besoin de quelque imagination : et quand on considère ce que c’est que les pensées confuses, qui ne manquent jamais d’accompagner les plus distinctes que nous puissions avoir, on reconnaît qu’elles enveloppent toujours l’infini, et non seulement ce qui se passe en notre corps, mais encore par son moyen, ce qui arrive ailleurs ; et servent ainsi bien plus ici il notre but, que cette légion de substances dont parle M. Bayle, comme d’un instrument qui semblait nécessaire aux fonctions que je donne à l’âme. Il est vrai qu’elle a ces légions à son service, mais non pas au dedans d’elle-même. C’est donc des perceptions présentes avec la tendance réglée au changement, que se forme cette tablature de musique qui fait sa leçon. Mais, dit M. Bayle, ne faudrait-il pas qu’elle connut (distinctement) la suite des notes, et y pensât (ainsi) actuellement ? Je réponds que non : il lui suffit de les avoir enveloppées dans ses pensées confuses ; autrement. toute entéléchie serait Dieu. Car Dieu exprime tout distinctement et parfaitement à la fois, possible et existant, passé, présent et futur : il est la source universelle de tout, et les monades créées l’imitent autant qu’il est possible que les créatures le fassent ; il les a faites sources de leurs phénomènes, qui contiennent des rapports à tout, mais plus ou moins distincts, selon les degrés de perfection de chacune de ces substances. Où en est l’impossibilité ? Je voudrais voir quelque argument positif, qui menât à quelque contradiction, ou à l’opposition de quelque vérité prouvée. De dire que cela est surprenant, ce ne serait pas une objection. Au contraire, tous ceux qui reconnaissent des substances immatérielles indivisibles leur accordent une multitude de perceptions à la fois, et une spontanéité dans leurs raisonnements et actes volontaires. De sorte que je ne fais qu’étendre la spontanéité aux pensées confuses et involontaires, et montrer que leur nature est d’envelopper des rapports tout ce qui est au dehors. Comment prouver que cela ne se peut, ou qu’il faut nécessairement que tout ce qui est en nous, nous soit connu distinctement ? N’est-il pas vrai que nous ne saurions nous souvenir toujours, même de ce que nous savons, et où nous rentrons tout d’un coup, par une petite occasion de réminiscence ? Et combien de variétés ne pouvons-nous pas avoir encore dans l’âme, où il ne nous est point permis d’entrer si vite ? Autrement l’âme serait un Dieu, au lieu qu’il lui suffit d’être un petit monde, qu’on trouve aussi imperturbable que le grand, lorsqu’on considère qu’il y a de la spontanéité dans le confus, comme dans le distinct. Mais on a raison dans un autre sens d’appeler perturbations, avec les anciens, ou passions, ce qui consiste dans les pensées confuses, où il y a de l’involontaire et de l’inconnu ; et c’est ce que, dans le langage commun, on n’attribue pas mal au combat du corps et de l’esprit, puisque nos pensées confuses représentent le corps ou la chair, et font notre imperfection.

Comme j’avais déjà donné cette réponse en substance, que les perceptions confuses enveloppent tout ce qui est au dehors, et renferment des rapports infinis, M. Bayle, après l’avoir rapportée, ne la réfute pas. Il dit plutôt que cette supposition, quand elle sera bien développée, est le vrai moyen de résoudre toutes les difficultés ; et il me fait l’honneur de dire qu’il espérè que je résoudrai solidement les siennes. Quand il ne l’aurait dit que par honnêteté, je n’aurais pas laissé de faire des efforts pour cela, et je crois n’en avoir passé aucune : et si j’ai laissé quelque chose, sans tâcher d’y satisfaire, il faudra que je n’aie point pu voir en quoi consistait la difficulté qu’on me voulait opposer ; ce qui me donne quelquefois le plus de peine en répondant. J’aurais souhaité de voir pourquoi l’on croit que cette multitude de perceptions, que je suppose dans une substance indivisible, n’y saurait avoir lieu ; car je crois que, quand même l’expérience et le sentiment commun ne nous feraient point reconnaître une grande variété dans notre âme, il serait permis de la supposer. Ce ne sera pas une preuve d’impossibilité de dire seulement qu’on ne saurait concevoir une telle ou telle chose, quand on ne marque pas en quoi elle choque la raison ; et quand la difficulté n’est que dans l’imagination, sans qu’il y en ait dans l’entendement.

Il y a du plaisir d’avoir affaire à un opposant aussi équitable, et aussi profond en même temps que M. Bayle, qui rend tellement justice, qu’il prévient souvent les réponses, comme il a fait en remarquant que, selon moi, la constitution primitive de chaque esprit étant différente de celle de tout autre, cela ne doit pas paraître plus extraordinaire que ce que disent les Thomistes, après leur maître, de la diversité spécifique de toutes les intelligences séparées. Je suis bien aise de me rencontrer encore en cela avec lui, car j’ai allégué quelque part cette même autorité. Il est vrai que, suivant ma définition de l’espèce, je n’appelle pas cette différence spécifique ; car comme, selon moi, jamais deux individus ne se ressemblent parfaitement, il faudrait dire que jamais deux individus ne sont d’une même espèce ; ce qui ne serait point parler juste. Je suis fâché de n’avoir pas encore pu voir les objections de Dom François Lami, contenues, à ce que M. Bayle m’apprend, dans son second traité de la Connaissance de soi-même (édit. 1699) ; autrement j’y aurais encore dirigé mes réponses. M. Bayle m’a voulu épargner exprès les objections communes à d’autres systèmes, et c’est encore une obligation que je lui ai. Je dirai seulement qu’à l’égard de la force donnée aux créatures je crois avoir répondu, dans le mois de septembre du Journal de Leipsig (1698), à toutes les objections du mémoire d’un savant homme, contenues dans le même Journal (1697), que M. Bayle cite à la marge : et d’avoir démontré même que, sans la force active dans les corps, il n’y aurait point de variété dans les phénomènes ; ce qui vaudrait autant que s’il n’y avait rien du tout. Il est vrai que ce savant adversaire a réplique (mai 1699), mais c’est proprement en expliquant son sentiment, et sans toucher assez à mes raisons contraires : ce qui a fait qu’il ne s’est point souvenu de répondre à cette démonstration, d’autant qu’il regardait la matière comme inutile à persuader et à éclaircir davantage, et même comme capable d’altérer la bonne intelligence. J’avoue que c’est le destin ordinaire des contestations, mais il y a de l’exception ; et ce qui s’est passé entre M. Bayle et moi paraît d’une autre nature. Je tâche toujours de mon côté de prendre des mesures propres à conserver la modération, et à pousser l’éclaircissement de la chose, afin que la dispute non seulement ne soit pas nuisible, mais puisse même devenir utile. Je ne sais si j’ai obtenu maintenant ce dernier point ; mais, quoique je ne puisse me flatter de donner une entière satisfaction à un esprit aussi pénétrant que celui de M. Bayle, dans une matière aussi difficile que celle dont il s’agit, je serai toujours content, s’il trouve que j’ai fait quelque progrès dans une si importante recherche.

Je n’ai pu m’empêcher de renouveler le plaisir, que j’avais eu autrefois, de lire avec une attention particulière plusieurs articles de son excellent et riche Dictionnaire ; et entre autres ceux qui regardent la philosophie, comme les articles des Pauliciens, Origène, Pereira, Rorarius, Spinosa, Zenon. J’ai été surpris, tout de nouveau, de la fécondité, de la force et du brillant des pensées. Jamais académicien, sans excepter Carnéade, n’aura mieux fait sentir les difficultés. M. Foucher, quoique très habile dans ses méditations, n’y approchait pas ; et moi je trouve que rien au monde n’est plus utile pour surmonter ces mêmes difficultés. C’est ce qui fait que je me plais extrêmement aux objections des personnes habiles et modérées, car je sens que cela me donne de nouvelles forces, comme dans la fable d’Antée terrassé. Et ce qui me fait parler avec un peu de confiance, c’est que, ne m’étant fixe qu’après avoir regardé de tous côtés et bien balance, je puis peut-être dire sans vanité : Omnia percepi, atque animo mecum ante peregi. Mais les objections me remettent dans les voies et m’épargnent bien de la peine : car il n’y en a pas peu de vouloir repasser par tous les écarts, pour deviner et prévenir ce que d’autres peuvent trouver à redire ; puisque les préventions et les inclinations sont si différentes, qu’il y a eu des personnes fort pénétrantes, qui ont donné d’abord dans mon hypothèse, et ont pris même la peine de la recommander à d’autres. Il y en a eu encore de très habiles, qui m’ont marque l’avoir déjà eue en effet, et même quelques autres ont dit qu’ils entendaient ainsi l’hypothèse des causes occasionnelles, et ne la distinguaient point de la mienne, dont je suis bien aise. Mais je ne le suis pas moins, lorsque je vois qu’on se met à l’examiner comme il faut.

Pour dire quelque chose sur les articles de M. Bayle, dont je viens de parler, et dont le sujet a beaucoup de connexion avec cette matière, il semble que la raison de la permission du mal vient des possibilités éternelles, suivant lesquelles cette manière d’univers qui l’admet, et qui a été admise à l’existence actuelle, se trouve la plus parfaite en somme parmi toutes les façons possibles. Mais on s’égare en voulant montrer en détail, avec les stoïciens, cette utilité du mal qui relève du bien, que saint Augustin a bien reconnue en général, et qui, pour ainsi dire, fait reculer pour mieux sauter ; car peut-on entrer dans les particularités infinies de l’harmonie universelle ? Cependant, s’il fallait choisir entre deux, suivant la raison, je serais plutôt pour l’origéniste, et jamais pour le manichéen. Il ne me paraît pas qu’il faille ôter l’action ou la force aux créatures, sous prétexte qu’elles créeraient si elles produisaient des modalités. Car c’est Dieu qui conserve et crée continuellement leurs forces, c’est-à-dire une source de modifications, qui est dans la créature, ou bien un état par lequel on peut juger qu’il y aura changement de modifications ; parce que, sans cela, je trouve, comme j’ai dit ci-dessus l’avoir montré ailleurs, que Dieu ne produirait rien, et qu’il n’y aurait point de substances hormis la sienne ; ce qui nous ramènerait toutes les absurdités du Dieu de Spinosa. Aussi paraît-il que l’erreur de cet auteur ne vient que de ce qu’il a poussé les suites de la doctrine, qui ôte la force et l’action aux créatures.

Je reconnais que le temps, l’étendue, le mouvement et le continu en général, de la manière qu’on les prend en mathématique, ne sont que des choses idéales, c’est-à-dire qui expriment les possibilités, tout comme font les nombres. Hobbes même a défini l’espace par Phantasma existentis. Mais, pour parler plus juste, l’étendue est l’ordre des coexistences possibles, comme le temps est l’ordre des possibilités inconstantes, mais qui ont pourtant de la connexion ; de sorte que ces ordres quadrent non seulement à ce qui est actuellement, mais encore à ce qui pourrait être mis à la place, comme les nombres sont indifférents à tout ce qui peut être res numerata. Et quoique dans la nature il ne se trouve jamais de changements parfaitement uniformes, tels que demande l’idée que les mathématiques nous donnent du mouvement, non plus que des figures actuelles, à la rigueur, de la nature de celles que la géométrie nous enseigne ; néanmoins les phénomènes actuels de la nature sont ménages et doivent l’être de telle sorte, qu’il ne se rencontre jamais rien où la loi de la continuité (que j’ai introduite, et dont j’ai fait la première mention dans les Nouvelles de la République des Lettres de M. Bayle) et toutes les autres règles les plus exactes des mathématiques soient violées. Et bien loin de cela, les choses ne sauraient être rendues intelligibles que par ces règles, seules capables, avec celles de l’harmonie, ou de la perfection que la véritable métaphysique fournit, de nous faire entrer dans les raisons et vues de l’auteur des choses. La trop grande multitude des compositions infinies fait à la vérité que nous nous perdons enfin, et sommes obligés de nous arrêter dans l’application des règles de la métaphysique, aussi bien que des mathématiques à la physique ; cependant jamais ces applications ne trompent, et quand il y a du mécompte après un raisonnement exact, c’est qu’on ne saurait assez éplucher le fait, et qu’il y a imperfection dans la supposition. On est même d’autant plus capable d’aller loin dans cette application qu’on est plus capable déménager la considération de l’infini, comme nos dernières méthodes l’ont fait voir. Ainsi, quoique les méditations mathématiques soient idéales, cela ne diminue rien de leur utilité, parce que les choses actuelles ne sauraient s’écarter de leurs règles ; et on peut dire, en effet, que c’est en cela que consiste la réalité des phénomènes, qui les distingue des songes. Les mathématiciens, cependant, n’ont point besoin du tout des discussions métaphysiques, et de s’embarrasser de l’existence réelle des points, des indivisibles, des infiniment petits et des infinis à la rigueur. Je l’ai marqué dans ma réponse à l’endroit des Mémoires de Trévoux, mai et juin 1701, que M. Bayle a cité dans l’article de Zenon ; et j’ai donné à considérer la même année, qu’il suffit aux mathématiciens, pour la rigueur de leurs démonstrations, de prendre, au lieu des grandeurs infiniment petites, d’aussi petites qu’il en faut, pour montrer que l’erreur est moindre que celle qu’un adversaire voulait assigner, et par conséquent qu’on n’en saurait assigner aucune ; de sorte que, quand les infiniment petits exacts, qui terminent la diminution des assignations, ne seraient que comme les racines imaginaires, cela ne nuirait point au calcul infinitésimal, ou des différences et des sommes, que j’ai proposé, que des excellents mathématiciens ont cultivé si utilement, et où l’on ne saurait s’égarer, que faute de l’entendre ou faute d’application, car il porte sa démonstration avec soi. Aussi a-t-on reconnu depuis dans le Journal de Trévoux, au même endroit, que ce qu’on y avait dit auparavant n’allait pas contre mon explication. Il est vrai qu’on y prétend encore que cela va contre celle de M. le marquis de l’Hôpital ; mais je crois qu’il ne voudra pas, non plus que moi, charger la géométrie des questions métaphysiques.

J’ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s’est donnés dans sa lettre à M. Pascal, que M. Bayle rapporte au même article. Mais je vois que le chevalier savait que ce grand génie avait ses inégalités, qui le rendaient quelquefois trop susceptible aux impressions des spiritualistes outrés, et le dégoûtaient même par intervalle des connaissances solides ; ce qu’on a vu arriver depuis, mais sans retour, à MM. Stenonis et Swammerdam, faute d’avoir joint la métaphysique véritable à la physique et aux mathématiques. M. de Méré en profitait pour parler de haut en bas à M. Pascal. Il semble qu’il se moque un peu, comme font les gens du monde, qui ont beaucoup d’esprit et un savoir médiocre. Ils voudraient nous persuader que ce qu’ils n’entendent pas assez est peu de chose ; il aurait fallu l’envoyer à l’école chez M. Roberval. Il est vrai cependant que le chevalier avait quelque génie extraordinaire, même pour les mathématiques ; et j’ai appris de M. des Billettes, ami de M. Pascal, excellent dans les mécaniques, ce que c’est que cette découverte, dont ce chevalier se vante ici dans sa lettre. C’est, qu’étant grand joueur, il donna les premières ouvertures sur l’estime des paris ; ce qui fit naître les belles pensées De Alea, de MM. Fermat, Pascal et Huygens, où M. Roberval ne pouvait ou ne voulait rien comprendre. M. le pensionnaire de Witt a poussé cela encore davantage, et l’applique à d’autres usages plus considérables par rapport aux rentes de vie : et M. Huygens m’a dit que M. Hudde a encore eu d’excellentes méditations la-dessus, et que c’est dommage qu’il les ait supprimées avec tant d’autres. Ainsi les jeux mêmes mériteraient d’être examinés, et si quelque mathématicien pénétrant méditait là-dessus, il y trouverait beaucoup d’importantes considérations ; car les hommes n’ont jamais montré plus d’esprit que lorsqu’ils ont badiné. Je veux ajouter, en passant, que non seulement Cavallieri et Torricelli, dont parle Gassendi dans le passage cité ici par M. Bayle, mais encore moi-même et beaucoup d’autres, ont trouvé les figures d’une longueur infinie, égales à des espaces finis. Il n’y a rien de plus extraordinaire en cela que dans les séries infinies, ou l’on fait voir qu’ etc., est égal à l’unité. Il se peut cependant que ce chevalier ait encore eu quelque bon enthousiasme, qui l’ait transporté dans ce monde invisible, et dans cette étendue infinie dont il parle, et que je crois être celle des idées ou des formes, dont ont parlé encore quelques scolastiques en mettant en question utrum detur vacuum formarum. Car il dit « qu’on y peut découvrir les raisons et les principes des choses, les vérités les plus cachées, les convenances, les justesses, les proportions, les vrais originaux et les parfaites idées de tout ce qu’on cherche. » Ce monde intellectuel, dont les anciens ont fort parlé, est en Dieu, et en quelque façon en nous aussi. Mais ce que la lettre dit contre la division à l’infini fait bien voir que celui qui l’a écrite était encore trop étranger dans ce monde supérieur, et que les agréments du monde visible, dont il a écrit, ne lui laissaient pas le temps qu’il faut pour acquérir le droit de bourgeoisie dans l’autre. M. Bayle a raison de dire, avec les anciens, que Dieu exerce la géométrie, et que les mathématiques font une partie du monde intellectuel, et sont les plus propres pour y donner entrée. Mais je crois moi-même que son intérieur est quelque chose de plus. J’ai insinué ailleurs qu’il y a un calcul plus important que ceux de l’arithmétique et de la géométrie, et qui dépend de l’analyse des idées. Ce serait une caractéristique universelle, dont la formation me paraît une des plus importantes choses qu’on pourrait entreprendre.


La Monadologie[36]

thèses de philosophie, ou thèses rédigées en faveur du prince Eugène
1714

1. La Monade, dont nous parlerons ici, n’est autre chose qu’une substance simple, qui entre dans les composés ; simple, c’est-à-dire sans parties. (Théod., § 10.)

2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas, ou aggregatum des simples.

3. Or, là où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité possible. Et ces monades sont les véritables Atomes de la nature, et en un mot les Éléments des choses.

4. Il n’y a aussi point de dissolution à craindre, et il n’y a aucune manière concevable par laquelle une substance simple puisse périr naturellement. (§ 80.)

5. Par la même raison il n’y en a aucune, par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu’elle ne saurait être formée par composition.

6. Ainsi on peut dire que les Monades ne sauraient commencer ni finir que tout d’un coup, c’est-à-dire elles ne sauraient commencer que par création, et finir que par annihilation ; au lieu que ce qui est composé commence ou finit par parties.

7. Il n’y a pas moyen aussi d’expliquer comment une Monade puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre créature, puisqu’on n’y saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne, qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là dedans, comme cela se peut dans les composés, où il y a des changements entre les parties. Les Monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des substances, comme faisaient autrefois les espèces sensibles des scolastiques. Ainsi ni substance, ni accident peut entrer de dehors dans une Monade.

8. Cependant il faut que les Monades aient quelques qualités, autrement ce ne seraient pas même des êtres. Et si les substances simples ne différaient point par leurs qualités, il n’y aurait pas de moyen de s’apercevoir d’aucun changement dans les choses, puisque ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples, et les monades étant sans qualités seraient indistinguables l’une de l’autre, puisqu’aussi bien elles ne diffèrent point en quantité : et par conséquent le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours, dans le mouvement que l’Équivalent de ce qu’il avait eu, et un état des choses serait indiscernable de l’autre.

9. Il faut même, que chaque Monade soit différente de chaque autre. Car il n’y a jamais dans la nature, deux êtres, qui soient parfaitement l’un comme l’autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque.

10. Je prends aussi pour accordé que tout être créé est sujet au changement, et par conséquent la Monade créée aussi, et même que ce changement est continuel dans chacune.

11. Il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que les changements naturels des monades viennent d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait influer dans son intérieur (§§ 396, 900)[37].

12. Mais il faut aussi qu’outre le principe du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification et la variété des substances simples.

13. Ce détail doit envelopper une multitude dans l’unité ou dans le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quelque chose change et quelque chose reste ; et par conséquent il faut que dans la substance simple il y ait une pluralité d’affections et de rapports, quoiqu’il n’y en ait point de parties.

14. L’état passager, qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple, n’est autre chose que ce qu’on appelle la Perception, qu’on doit distinguer de l’aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite. Et c’est en quoi les cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s’aperçoit pas. C’est aussi ce qui les a fait croire que les seuls Esprits étaient des Monades et qu’il n’y avait point d’Âmes des Bêtes ni d’autres Entéléchies, et qu’ils ont confondu avec le vulgaire un long étourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait encore donner dans le préjugé scolastique des âmes entièrement séparées, et a même confirmé les esprits mal tournés dans l’opinion de la mortalité des âmes.

15. L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre, peut être appelé Appétition ; il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles.

16. Nous expérimentons nous-mêmes une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous apercevons enveloppe une variété dans l’objet. Ainsi tous ceux qui reconnaissent que l’âme est une substance simple doivent reconnaître cette multitude dans la Monade, et M. Bayle ne devait point y trouver de la difficulté comme il a fait dans son Dictionnaire, article Rorarius.

17. On est obligé d’ailleurs de confesser que la Perception et ce qui en dépend est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire par les figures et par les mouvements. Et feignant qu’il y ait une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans que des pièces qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c’est dans la substance simple, et non dans le composé, ou dans la machine qu’il la faut chercher. Aussi n’y a-t-il que cela qu’on puisse trouver dans la substance simple, c’est-à-dire, les perceptions et leurs changements. C’est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les Actions internes des substances simples (Préf., 2, 6).

18. On pourrait donner le nom d’Entéléchies à toutes les substances simples, ou monades créées, car elles ont en elles une certaine perfection (ἒχουσι τὸ ἐντελές), il y a une suffisance (αὐτάρκεια) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des Automates incorporels.

19. Si nous voulons appeler âme tout ce qui a Perceptions et Appétits dans le sens général que je viens d’expliquer, toutes les substances simples ou Monades créées pourraient être appelées Âmes ; mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu’une simple perception, je consens que le nom général de Monades et d’Entéléchies suffise aux substances simples qui n’auront que cela, et qu’on appelle âmes seulement celles dont la perception est plus distincte et accompagnée de mémoire.

20. Car nous expérimentons en nous-mêmes un état, où nous ne nous souvenons de rien et n’avons aucune perception distinguée, comme lorsque nous tombons en défaillance ou quand nous sommes accablés d’un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état l’âme ne diffère point sensiblement d’une simple monade ; mais comme cet état n’est point durable, et qu’elle s’en tire, elle est quelque chose de plus (§ 64).

21. Et il ne s’ensuit point qu’alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas même par les raisons susdites ; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans quelque affection, qui n’est autre chose que sa perception : mais quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il n’y a rien de distingué, on est étourdi ; comme quand on tourne continuellement d’un même sens plusieurs fois de suite, ou il vient un vertige qui peut nous faire évanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet état pour un temps aux animaux.

22. Et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l’avenir (§ 360) ;

23. Donc, puisque réveillé de l’étourdissement on s’aperçoit de ses perceptions, il faut bien qu’on en ait eu immédiatement auparavant, quoiqu’on ne s’en soit point aperçu ; car une perception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d’un mouvement (§§ 401, 403).

24. L’on voit par là que, si nous n’avions rien de distingué et pour ainsi dire de relevé, et d’un plus haut goût dans nos perceptions, nous serions toujours dans l’étourdissement. Et c’est l’état des Monades toutes nues.

25. Aussi voyons-nous que la Nature a donné des perceptions relevées aux animaux, par les soins qu’elle a pris de leur fournir des organes, qui ramassent plusieurs rayons de lumière ou plusieurs ondulations de l’air, pour les faire avoir plus d’efficace par leur union. Il y a quelque chose d’approchant dans l’odeur, dans le goût et dans l’attouchement, et peut-être dans quantité d’autres sens, qui nous sont inconnus. Et j’expliquerai tantôt, comment ce qui se passe dans l’âme représente ce qui se fait dans les organes.

26. La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui imite la raison, mais qui en doit être distinguée. C’est que nous voyons que les animaux, ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s’attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été joint dans cette perception précédente et sont portés à des sentiments semblables à ceux qu’ils avaient pris alors. Par exemple : quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu’il leur a causée et crient et fuient (Prélim., § 64)[38].

27. Et l’imagination forte qui les frappe et émeut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes. Car souvent une impression forte fait tout d’un coup l’effet d’une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées.

28. Les hommes agissent comme les bêtes, en tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ; ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en empirique, parce que cela s’est toujours fait ainsi, jusqu’ici. Il n’y a que l’astronome qui le juge par raison.

29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences, en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. Et c’est ce qu’on appelle en nous Âme raisonnable, ou Esprit.

30. C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle moi, et à considérer que ceci ou cela est en nous : et c’est ainsi qu’en pensant à nous, nous pensons à l’Être, à la Substance, au simple et au composé, l’immatériel et à Dieu même ; en concevant que ce qui est borné en nous, est en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnements (Théod., Préf., 4, a).

31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction, en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux (§§ 44, 196.)

32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues (§§ 44, 196.)

33. Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de Raisonnement et celles de Fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives (§§ 170, 174, 189, 280, 282, 367. — Abrégé, obj. 3.)

34. C’est ainsi que chez les mathématiciens, les théorèmes de spéculation et les canons de pratique sont réduits par l’analyse aux Définitions, Axiomes et Demandes.

35. Et il y a enfin des idées simples dont on ne saurait donner la définition ; il y a aussi des axiomes et demandes, ou en un mot, des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n’en ont point besoin aussi, et ce sont les énonciations identiques, dont l’opposé contient une contradiction expresse (§§ 36, 37, 44, 45, 49, 52, 121, 122, 337, 340, 344.)

36. Mais la raison suffisante se doit trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire, dans la suite des choses répandues par l’univers des créatures, où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la nature et de la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale.

37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu’il pourrait être.

38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source, et c’est ce que nous appelons Dieu. (§ 7.)

39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié par tout, il n’y a qu’un Dieu et ce Dieu suffit.

40. On peut juger aussi que cette substance suprême qui est unique, universelle et nécessaire, n’ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et étant une suite simple de l’être possible, doit être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu’il est possible.

41. D’où il s’ensuit que Dieu est absolument parfait ; la perfection n’étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses qui en ont. Et là, où il n’y a point de bornes, c’est-à-dire en Dieu, la perfection est absolument infinie. (§ 22. Préf., 4, a.)

42. Il s’ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de l’influence de Dieu, mais qu’elles ont leurs imperfections de leur nature propre incapable d’être sans bornes. Car c’est en cela qu’elles sont distinguées de Dieu. Cette imperfection originale des créatures se remarque dans l’inertie naturelle des corps (§§ 20, 27-30, 153, 167, 377 et suiv.)[39].

43. Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles, ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité. C’est parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encore rien de possible (§ 20.)

44. Car il faut bien que s’il y a une réalité dans les essences ou possibilités, ou bien dans les vérités éternelles, cette réalité soit fondée en quelque chose d’existant et d’actuel, et par conséquent dans l’existence de l’être nécessaire, dans lequel l’essence renferme l’existence, ou dans lequel il suffit d’être possible pour être actuel.

45. Ainsi Dieu seul ou l’Être nécessaire a ce privilège, qu’il faut qu’il existe, s’il est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucunes bornes, aucune négation, et par conséquence aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori. Nous l’avons prouvée aussi par la réalité des vérités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posteriori puisque des êtres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernière ou suffisante que dans l’être nécessaire, qui a la raison de son existence en lui-même.

46. Cependant il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, que les vérités éternelles, étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté, comme Descartes paraît l’avoir pris et puis M. Poiret. Cela n’est véritable que des vérités contingentes, dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur ; au lieu, que les vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement, et en sont l’objet interne (§§ 180, 184, 185, 335, 351, 380.)

47. Ainsi Dieu seul est l’unité primitive, ou la substance simple originaire, dont toutes les monades créées ou dérivatives sont des productions, et naissent, pour ainsi dire, par des Fulgurations continuelles de la divinité de moment en moment, bornées par la réceptivité de la créature, à laquelle il est essentiel d’être limitée (§§ 382, 391, 398, 398.)

48. Il y a en Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la Connaissance, qui contient le détail des idées, et enfin la Volonté, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur. (§§ 7, 149, 150.) Et c’est ce qui répond à ce qui, dans les Monades créées, fait le sujet ou la base, la faculté perceptive et la faculté appétitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits, et dans les monades créées ou dans les entéléchies ou perfectihabiis, comme Hermolaus Barbarus traduisait ce mot, ce n’en sont que des imitations, à mesure qu’il y a de la perfection (§ 87).

49. La créature est dite agir au dehors en tant qu’elle a de la perfection, et pâtir d’une autre, en tant qu’elle est imparfaite. Ainsi l’on attribue l’action à la Monade en tant qu’elle a des perceptions distinctes, et la passion en tant qu’elle en a de confuses (§§ 32, 66, 386.)

50. Et une créature est plus parfaite qu’une autre en ce qu’on trouve en elle ce qui sert à rendre raison à priori de ce qui se passe dans l’autre, et c’est par là qu’on dit qu’elle agit sur l’autre.

51. Mais dans les substances simples ce n’est qu’une influence idéale d’une monade sur l’autre, qui ne peut avoir son effet que par l’intervention de Dieu, en tant que dans les idées de Dieu une monade demande avec raison que Dieu en réglant les autres dès le commencement des choses, ait égard à elle. Car, puisqu’une monade créée ne saurait avoir une influence physique sur l’intérieur de l’autre, ce n’est que par ce moyen que l’une peut avoir de la dépendance de l’autre (§§ 9, 54, 65, 66, 201. — Abrégé, obj. 3.)

52. Et c’est par là, qu’entre les créatures les actions et passions sont mutuelles. Car Dieu comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons qui l’obligent à y accommoder l’autre et par conséquent ce qui est actif à certains égards est passif suivant un autre point de considération : actif en tant que ce qu’on connaît distinctement en lui sert à rendre raison de ce qui se passe dans un autre ; et passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui se trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre (§§ 66.)

53. Or, comme il y a une infinité des univers possibles dans les idées de Dieu et qu’il n’en peut exister qu’un seul, il faut qu’il y ait une raison suffisante du choix de Dieu, qui le détermine à l’un plutôt qu’à l’autre (§§ 8, 10, 44, 173, 196 et suiv., 225, 414, 416.)

54. Et, cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, ou dans les degrés de perfection, que ces mondes contiennent, chaque possible ayant droit de prétendre à l’existence à mesure de la perfection qu’il enveloppe (§§ 84, 167, 350, 201, 130, 352, 343 et suiv., 354.)

55. Et c’est ce qui est la cause de l’existence du meilleur que la sagesse fait connaître à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire (§§ 8, 78, 80, 84, 119, 204, 206, 208. — Abrégé, obj., 1, 8.)

56. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune, et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers (§§ 130, 360.)

57. Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que, par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque monade.

58. Et c’est le moyen d’obtenir autant de variété qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c’est-à-dire c’est le moyen d’obtenir autant de perfection qu’il se peut (§§ 120, 124, 241, sqq., 214, 243, 275.)

59. Aussi n’est-ce que cette hypothèse (que j’ose dire démontrée) qui relève, comme il faut, la grandeur de Dieu ; c’est ce que Monsieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire (article Rorarius) il y fit des objections, ou même il fut tenté de croire que je donnais trop à Dieu, et plus qu’il n’est possible. Mais il ne put alléguer aucune raison, pourquoi cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu’elle y a, fût impossible.

60. On voit d’ailleurs dans ce que je viens de rapporter les raisons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement. Parce que Dieu en réglant le tout a eu égard à chaque partie, et particulièrement à chaque monade, dont la nature étant représentative, rien ne la saurait borner à ne représenter qu’une partie des choses ; quoiqu’il soit vrai que cette représentation n’est que confuse dans le détail de tout l’univers, et ne peut être distincte que dans une petite partie des choses, c’est-à-dire, dans celles qui sont ou les plus prochaines ou les plus grandes par rapport à chacune des monades ; autrement chaque monade serait une divinité. Ce n’est pas dans l’objet, mais dans la modification de la connaissance de l’objet, que les monades sont bornées. Elles vont toutes confusément à l’infini, au tout, mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes.

61. Et les composés symbolisent en cela avec les simples. Car, comme tout est plein, ce qui rend toute la matière liée, et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distants à mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touché immédiatement : — il s’ensuit, que cette communication va à quelque distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers, tellement que celui qui voit tout pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui s’est fait ou se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les temps que selon les lieux : σύμπνοια πάντα, disait Hippocrate. Mais une âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait développer tout d’un coup tous ses replis, car ils vont à l’infini.

62. Ainsi quoique chaque monade créée représente tout l’univers, elle représente plus distinctement le corps qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait l’entéléchie : et comme ce corps exprime tout l’univers par la connexion de toute la matière dans le plein, l’âme représente aussi tout l’univers en représentant ce corps, qui lui appartient d’une manière particulière (§ 400.)

63. Le corps appartenant à une monade, qui en est l’entéléchie ou l’âme, constitue avec l’entéléchie ce qu’on peut appeler un vivant, et avec l’âme ce qu’on appelle un animal. Or ce corps d’un vivant ou d’un animal est toujours organique, car toute monade étant un miroir de l’univers à sa mode, et l’univers étant réglé dans un ordre parfait, il faut qu’il y ait aussi un ordre dans le représentant, c’est-à-dire dans les perceptions de l’âme, et par conséquent dans le corps suivant lequel l’univers y est représenté. (§ 403.)

64. Ainsi chaque corps organique d’un vivant est une espèce de machine divine, ou d’un automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. Parce qu’une machine, faite par l’art de l’homme, n’est pas machine dans chacune de ses parties. Par exemple, la dent d’une roue de laiton a des parties ou fragments, qui ne nous sont plus quelque chose d’artificiel et n’ont plus rien qui marque de la machine par rapport à l’usage où la roue était destinée. Mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la différence entre la Nature et l’Art, c’est-à-dire, entre l’art divin et le nôtre (§§ 134, 146, 194, 483).

65. Et l’auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matière n’est pas seulement divisible à l’infini, comme les anciens ont reconnu mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre : autrement il serait impossible, que chaque portion de la matière pût exprimer tout l’univers (Prélim. Discours, § 70. Théod. § 195.)

66. Par où l’on voit qu’il y a un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’entéléchies, d’âmes dans la moindre partie de la matière.

67. Chaque portion de la matière peut être conçue, comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang.

68. Et quoique la terre et l’air interceptés entre les plantes du jardin, ou l’eau interceptée entre les poissons de l’étang, ne soit point plante, ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d’une subtilité à nous imperceptible.

69. Ainsi il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos, point de confusion qu’en apparence ; à peu près comme il en paraîtrait dans un étang, à une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et grouillement pour ainsi dire de poissons de l’étang, sans discerner les poissons mêmes (Préf. 5.)

70. On voit par là, que chaque corps vivant a une entéléchie dominante qui est l’âme dans l’animal ; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d’autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a encore son entéléchie ou son âme dominante.

71. Mais il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, qui avaient mal pris ma pensée, que chaque âme a une masse ou portion de la matière propre ou affectée à elle pour toujours, et qu’elle possède par conséquent d’autres vivants inférieurs, destinés toujours à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières, et des parties y entrent et en en sortent continuellement.

72. Ainsi l’âme ne change de corps que peu à peu et par degrés, de sorte qu’elle n’est jamais dépouillée tout d’un coup de tous ses organes et il y a souvent métamorphose dans les animaux, mais jamais Métempsychose ni transmigration des âmes : il n’y a pas non plus des âmes tout à fait séparées, ni de Génies sans corps. Dieu seul en est détaché entièrement (§§ 90, 124).

73. C’est ce qui fait aussi qu’il n’y a jamais ni génération entière, ni mort parfaite prise à la rigueur, consistant dans la séparation de l’âme. Et ce que nous appelons générations sont des développements et des accroissements, comme ce que nous appelons morts, sont des enveloppements et des diminutions.

74. Les philosophes ont été fort embarrassés sur l’origine des formes, Entéléchies, ou Âmes : mais aujourd’hui, lorsqu’on s’est aperçu par des recherches exactes, faites sur les plantes, les insectes et les animaux, que les corps organiques de la nature ne sont jamais produits d’un chaos ou d’une putréfaction, mais toujours par des semences dans lesquelles il y avait sans doute quelque préformation, on a jugé que non seulement le corps organique y était déjà avant la conception, mais encore une âme dans ce corps, et en un mot l’animal même, et que par le moyen de la conception cet animal a été seulement disposé à une grande transformation pour devenir un animal d’une autre espèce. On voit même quelque chose d’approchant hors de la génération, comme lorsque les vers deviennent mouches et que les chenilles deviennent papillons, (§§ 88, 89, Préf. 5 sqq., §§ 90, 187-188, 403, 86, 397.)

75. Les animaux, dont quelques-uns sont élevés au degré des plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent être appelés spermatiques ; mais ceux d’entre eux, qui demeurent dans leur espèce, c’est-à-dire la plupart, naissent, se multiplient et sont détruits comme les grands animaux, et il n’y a qu’un petit nombre d’élus, qui passe à un plus grand théâtre.

76. Mais ce n’était que la moitié de la vérité : j’ai donc jugé que, si l’animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas naturellement non plus  ; et que non seulement il n’y aura point de génération, mais encore point de destruction entière ni mort prise à la rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tirés des expériences s’accordent parfaitement avec mes principes déduits a priori comme ci-dessus (§ 90.)

77. Ainsi on peut dire que non seulement l’âme (miroir d’un univers indestructible) est indestructible, mais encore l’animal même, quoique sa machine périsse souvent en partie, et quitte ou prenne des dépouilles organiques.

78. Ces principes m’ont donné moyen d’expliquer naturellement l’union, ou bien la conformité de l’âme et du corps organique. L’âme suit ses propres lois, et le corps aussi les siennes ; et ils se rencontrent en vertu de l’harmonie préétablie entre toutes les substances, puisqu’elles sont toutes les représentations d’un même univers. (Préf., §6 ; Théod. 340, 352, 353, 358.)

79. Les âmes agissent selon les lois des causes finales par appétitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales sont harmoniques entre eux.

80. Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps, parce qu’il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l’âme pouvait changer la direction des corps. Mais c’est parce qu’on n’a point su de son temps la loi de la nature, qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. S’il l’avait remarquée, il serait tombé dans mon système de l’harmonie préétablie (Préf., §§ 22, 59, 60, 61, 62, 66, 345, 346 sqq., 354, 355).

81. Ce système fait que les corps agissent comme si (par impossible) il n’y avait point d’âmes, et que les âmes agissent comme s’il n’y avait point de corps, et que tous deux agissent comme si l’un influait sur l’autre.

82. Quant aux esprits ou âmes raisonnables, quoique je trouve qu’il y a dans le fond la même chose dans tous les vivants et animaux, comme nous venons de dire (savoir que l’animal et l’âme ne commencent qu’avec le monde, et ne finissent pas non plus que le monde), — il y a pourtant cela de particulier dans les animaux raisonnables, que leurs petits animaux spermatiques, tant qu’ils ne sont que cela, ont seulement des âmes ordinaires ou sensitives mais dès que ceux qui sont élus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle conception à la nature humaine, leurs âmes sensitives sont élevées au degré de la raison et à la prérogative des esprits (§§ 91, 397.)

83. Entre autres différences qu’il y a entre les âmes ordinaires et les esprits, dont j’en ai déjà marqué une partie, il y a encore celle-ci que les âmes en général sont des miroirs vivants ou images de l’univers des créatures, mais que les esprits sont encore des images de la Divinité même, ou de l’Auteur même de la nature, capables de connaître le système de l’univers et d’en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques, chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département (§ 147.)

84. C’est ce qui fait que les esprits sont capables d’entrer dans une manière de société avec Dieu, et qu’il est à leur égard non seulement ce qu’un inventeur est à sa machine (comme Dieu l’est par rapport aux autres créatures), mais encore ce qu’un prince est à ses sujets, et même un père à ses enfants.

85. D’où il est aisé de conclure que l’assemblage de tous les esprits doit composer la cité de Dieu c’est-à-dire le plus parfait état qui soit possible sous le plus parfait des monarques (Abrégé, obj.).

86. Cette cité de Dieu, cette monarchie véritablement universelle, est un monde moral, dans le monde naturel, et ce qu’il y a de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu, et c’est en lui que consiste véritablement la gloire de Dieu, puisqu’il n’y en aurait point si sa grandeur et sa bonté n’étaient pas connues et admirées par les esprits : c’est aussi par rapport à cette cité divine qu’il a proprement de la bonté, au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.

87. Comme nous avons établi ci-dessus une harmonie parfaite entre deux règnes naturels, l’un des causes efficientes, l’autre des finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne physique de la nature et le règne moral de la grâce, c’est-à-dire entre Dieu considéré comme architecte de la machine de l’univers, et Dieu considéré comme monarque de la cité divine des esprits (§§ 62, 74, 118, 248, 112, 130, 247.)

88. Cette Harmonie fait que les choses conduisent à la grâce par les voies mêmes de la nature, et que ce globe par exemple doit être détruit et réparé par les voies naturelles dans les moments que le demande le gouvernement des esprits pour le châtiment des uns et la récompense des autres (§§ 18 sqq., 110, 244-245, 340.)

89. On peut dire encore, que Dieu comme architecte contente en tout Dieu comme législateur, et qu’ainsi les péchés doivent porter leur peine avec eux par l’ordre de la nature, et en vertu même de la structure mécanique des choses, et que de même les belles actions s’attireront leurs récompenses par des voies machinales par rapport aux corps, quoique cela ne puisse et ne doive pas arriver toujours sur-le-champ.

90. Enfin sous ce gouvernement parfait il n’y aurait point de bonne action sans récompense, point de mauvaise sans châtiment, et tout doit réussir au bien des bons, c’est-à-dire de ceux qui ne sont point des mécontents dans ce grand état, qui se fient à la providence, après avoir fait leur devoir, et qui aiment et imitent, comme il faut, l’auteur de tout bien, se plaisant dans la considération de ses perfections suivant la nature du pur amour véritable, qui fait prendre plaisir à la félicité de ce qu’on aime. C’est ce qui fait travailler les personnes sages et vertueuses à tout ce qui paraît conforme à la volonté divine présomptive, ou antécédente, et se contenter cependant de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonté secrète, conséquente et décisive, en reconnaissant que, si nous pouvions entendre assez l’ordre de l’univers, nous trouverions qu’il surpasse tous les souhaits les plus sages, et qu’il est impossible de le rendre meilleur qu’il est, non seulement pour le tout en général, mais encore pour nous-mêmes en particulier, si nous sommes attachés comme il faut à l’auteur du tout, non seulement comme à l’architecte et à la cause efficiente de notre être, mais encore comme à notre Maître et à la cause finale qui doit faire tout le but de notre volonté, et peut seul faire notre bonheur (Préf. 4, § 278.)


Principes de la nature et de la grâce

fondés en raison
1714
L’Europe savante, 1718, nov. art. VI.

1. La substance est un être capable d’action. Elle est simple ou composée. La substance simple est celle qui n’a point de parties. La composée est l’assemblage des substances simples, ou des monades. Monas est un mot grec qui signifie l’unité, ou ce qui est un.

Les composés, ou les corps, sont des multitudes ; et les substances simples, les vies, les âmes, les esprits sont des unités. Et il faut bien qu’il y ait des substances simples partout, parce que sans les simples il n’y aurait point de composés ; et par conséquent toute la nature est pleine de vie.

2. Les monades, n’ayant point de parties, ne sauraient être formées ni défaites. Elles ne peuvent commencer ni finir naturellement ; et durent par conséquent autant que l’univers, qui sera changé, mais qui ne sera point détruit. Elles ne sauraient avoir des figures ; autrement elles auraient des parties. Et par conséquent une monade en elle-même, et dans le moment, ne saurait être discernée d’une autre que par les qualités et actions internes, lesquelles ne peuvent être autre chose que ses perceptions (c’est-à-dire les représentations du composé, ou de ce qui est dehors dans le simple), et ses appétitions (c’est-à-dire ses tendances d’une perception à l’autre) qui sont les principes du changement. Car la simplicité de la substance n’empêche point la multiplicité des modifications ; qui se doivent trouver ensemble dans cette même substance simple ; et elles doivent consister dans la variété des rapports aux choses qui sont au-dehors.

C’est comme dans un centre ou point, tout simple qu’il est, se trouvent une infinité d’angles formés par les lignes qui y concourent.

3. Tout est plein dans la nature. Il y a des substances simples partout, séparées effectivement les unes des autres par des actions propres, qui changent continuellement leurs rapports ; et chaque substance simple ou monade, qui fait le centre d’une substance composée (comme par exemple d’un animal), et le principe de son unicité, est environnée d’une masse composée par une infinité d’autres monades, qui constituent le corps propre de cette monade centrale, suivant les affections duquel elle représente, comme dans une manière de centre, les choses qui sont hors d’elle. Et ce corps est organique, quand il forme une manière d’automate ou de machine de la nature, qui est machine non seulement dans le tout, mais encore dans les plus petites parties qui se peuvent faire remarquer. Et comme à cause de la plénitude du monde tout est lié, et chaque corps agit sur chaque autre corps, plus ou moins, selon la distance, et en est affecté par réaction, il s’ensuit que chaque monade est un miroir vivant, ou doué d’action interne, représentatif de l’univers, suivant son point de vue, et aussi réglé que l’univers lui-même. Et les perceptions dans la monade naissent les unes des autres par les lois des appétits, ou des causes finales du bien ou du mal qui consistent dans les perfections remarquables, réglées ou déréglées, comme les changements des corps et les phénomènes au-dehors naissent les uns des autres par les lois des causes efficientes, c’est-à-dire des mouvements. Ainsi il y a une harmonie parfaite entre les perceptions de la monade et les mouvements des corps, préétablie d’abord entre le système des causes efficientes et celui des causes finales. Et c’est en cela que consiste l’accord et l’union physique de l’âme et du corps, sans que l’un puisse changer les lois de l’autre.

4. Chaque monade, avec un corps particulier, fait une substance vivante. Ainsi il n’y a pas seulement de la vie partout, jointe aux membres ou organes ; mais même il y en a une infinité de degrés dans les monades, les unes dominant plus ou moins sur les autres. Mais quand la monade a des organes si ajustés que par leur moyen il y a du relief et du distingué dans les impressions qu’ils reçoivent, et par conséquent dans les perceptions qui les représentent (comme par exemple, lorsque par le moyen de la figure des humeurs des yeux, les rayons de la lumière sont concentrés et agissent avec plus de force), cela peut aller jusqu’au sentiment, c’est-à-dire jusqu’à une perception accompagnée de mémoire, à savoir, dont un certain écho demeure longtemps pour se faire entendre dans l’occasion ; et un tel vivant est appelé animal, comme sa monade est appelée une âme. Et quand cette âme est élevée jusqu’à la raison, elle est quelque chose de plus sublime, et on la compte parmi les esprits, comme il sera expliqué tantôt.

Il est vrai que les animaux sont quelquefois dans l’état de simples vivants, et leurs âmes dans l’état de simples monades, savoir, quand leurs perceptions ne sont pas assez distinguées pour qu’on s’en puisse souvenir, comme il arrive dans un profond sommeil sans songes, ou dans un évanouissement ; mais les perceptions devenues entièrement confuses se doivent redévelopper dans les animaux par les raisons que je dirai tantôt. Ainsi il est bon de faire distinction entre la perception, qui est l’état intérieur de la monade représentant les choses externes, et l’aperception qui est la conscience, ou la connaissance réflexive de cet état intérieur, laquelle n’est point donnée à toutes les âmes, ni toujours à la même âme. Et c’est faute de cette distinction que les cartésiens ont manqué, en comptant pour rien les perceptions dont on ne s’aperçoit pas, comme le peuple compte pour rien les corps insensibles. C’est aussi ce qui a fait croire aux mêmes cartésiens que les seuls esprits sont des monades, qu’il n’y a point d’âme des bêtes, et encore moins d’autres principes de vie. Et comme ils ont trop choqué l’opinion commune des hommes, en refusant le sentiment aux bêtes, ils se sont trop accommodés au contraire aux préjugés du vulgaire, en confondant un long étourdissement, qui vient d’une grande confusion des perceptions avec une mort à la rigueur où toute la perception cesserait ; ce qui a confirmé l’opinion mal fondée de la destruction de quelques âmes et le mauvais sentiment de quelques esprits forts prétendus, qui ont combattu l’immortalité de la nôtre.

5. Il y a une liaison dans les perceptions des animaux qui a quelque ressemblance avec la raison ; mais elle n’est fondée que dans la mémoire des faits, et nullement dans la connaissance des causes. C’est ainsi qu’un chien fuit le bâton dont il a été frappé, parce que la mémoire lui représente la douleur que ce bâton lui a causée. Et les hommes en tant qu’ils sont empiriques, c’est-à-dire dans les trois quarts de leurs actions, n’agissent que comme des bêtes ; par exemple, on s’attend qu’il fera jour demain, parce qu’on l’a toujours expérimenté ainsi. Il n’y a qu’un astronome qui le prévoie par raison ; et même cette prédiction manquera enfin, quand la cause du jour, qui n’est point éternelle, cessera. Mais le raisonnement véritable dépend des vérités nécessaires ou éternelles ; comme sont celles de la logique, des nombres, de la géométrie, qui font la connexion indubitable des idées, et les conséquences immanquables. Les animaux où ces conséquences ne se remarquent point sont appelés bêtes ; mais ceux qui connaissent ces vérités nécessaires sont proprement ceux qu’on appelle animaux raisonnables, et leurs âmes sont appelées esprits. Ces âmes sont capables de faire des actes réflexifs, et de considérer ce qu’on appelle moi, substance, monade, âme, esprit ; en un mot, les choses et les vérités immatérielles. Et c’est ce qui nous rend susceptibles des sciences ou des connaissances démonstratives.

6. Les recherches des modernes nous ont appris, et la raison l’approuve, que les vivants dont les organes nous sont connus, c’est-à-dire les plantes et les animaux, ne viennent point d’une putréfaction ou d’un chaos comme les anciens ont cru, mais de semences préformées, et par conséquent de la transformation des vivants préexistants. Il y a de petits animaux dans les semences des grands, qui, par le moyen de la conception, prennent un revêtement nouveau qu’ils s’approprient, et qui leur donne moyen de se nourrir et de s’agrandir pour passer sur un plus grand théâtre et faire la propagation du grand animal. Il est vrai que les âmes des animaux spermatiques humains ne sont point raisonnables, et ne le deviennent que lorsque la conception détermine ces animaux à la nature humaine. Et comme les animaux généralement ne naissent point entièrement dans la conception ou génération, ils ne périssent pas non plus entièrement dans ce que nous appelons mort ; car il est raisonnable que ce qui ne commence pas naturellement ne finisse pas non plus dans l’ordre de la nature. Ainsi, quittant leur masque ou leur guenille, ils retournent seulement à un théâtre plus subtil, où ils peuvent pourtant être aussi sensibles et bien réglés que dans le plus grand. Et ce qu’on vient de dire des grands animaux a encore lieu dans la génération et la mort des animaux spermatiques plus petits, à proportion desquels ils peuvent passer pour grands, car tout va à l’infini dans la nature.

Ainsi non seulement les âmes, mais encore les animaux sont ingénérables et impérissables : ils ne sont que développés, enveloppés, revêtus, dépouillés, transformés ; les âmes ne quittent jamais tout leur corps et ne passent point d’un corps dans un autre corps qui leur soit entièrement nouveau.

Il n’y a donc point de métempsycose, mais il y a métamorphose ; les animaux changent, prennent et quittent seulement des parties : ce qui arrive peu à peu et par petites parcelles insensibles, mais continuellement, dans la nutrition ; et tout d’un coup, notablement, mais rarement, dans la conception ou dans la mort, qui les font acquérir ou perdre tout à la fois.

7. Jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simples physiciens : maintenant il faut s’élever à la métaphysique, en nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante ; c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a droit de faire sera : Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, supposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.

8. Or, cette raison suffisante de l’existence de l’univers ne se saurait trouver dans la suite des choses contingentes, c’est-à-dire des corps et de leurs représentations dans les âmes ; parce que la matière étant indifférente en elle-même au mouvement et au repos, et à un mouvement tel ou tel autre, on n’y saurait trouver la raison du mouvement, et encore moins d’un tel mouvement. Et quoique le présent mouvement qui est dans la matière, vienne du précédent, et celui-ci encore d’un précédent, on n’en est pas plus avancé, quand on irait aussi loin que l’on voudrait ; car il reste toujours la même question. Ainsi, il faut que la raison suffisante, qui n’ait plus besoin d’une autre raison, soit hors de cette suite des choses contingentes, et se trouve dans une substance, qui en soit la cause, et qui soit un être nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ; autrement on n’aurait pas encore une raison suffisante où l’on pût finir. Et cette dernière raison des choses est appelée Dieu.

9. Cette substance simple primitive doit renfermer éminemment les perfections contenues dans les substances dérivatives qui en sont les effets ; ainsi elle aura la puissance, la connaissance et la volonté parfaites, c’est-à-dire elle aura une toute-puissance, une omniscience et une bonté souveraine. Et comme la justice, prise fort généralement, n’est autre chose que la bonté conforme à la sagesse, il faut bien qu’il y ait aussi une justice souveraine en Dieu. La raison qui a fait exister les choses par lui, les fait encore dépendre de lui en existant et en opérant : et elles reçoivent continuellement de lui ce qui les fait avoir quelque perfection ; mais ce qui leur reste d’imperfection vient de la limitation essentielle et originale de la créature.

10. Il s’ensuit de la perfection suprême de Dieu qu’en produisant l’univers il a choisi le meilleur plan possible, où il y a la plus grande variété, avec le plus grand ordre : le terrain, le lieu, le temps les mieux ménagés : le plus d’effet produit par les voies les plus simples ; le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bonheur et de bonté dans les créatures que l’univers en pouvait admettre. Car tous les possibles prétendant à l’existence dans l’entendement de Dieu, à proportion de leurs perfections, le résultat de toutes ces prétentions doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible. Et sans cela il ne serait pas possible de rendre raison pourquoi les choses sont allées plutôt ainsi qu’autrement.

11. La sagesse suprême de Dieu lui a fait choisir surtout les lois du mouvement les mieux ajustées et les plus convenables aux raisons abstraites ou métaphysiques. Il s’y conserve la même quantité de la force totale et absolue ou de l’action ; la même quantité de la force respective ou de la réaction ; la même quantité enfin de la force directive. De plus, l’action est toujours égale à la réaction, et l’effet entier est toujours équivalent à sa cause pleine. Et il est surprenant que, par la seule considération des causes efficientes ou de la matière, on ne saurait rendre raison de ces lois du mouvement découvertes de notre temps et dont une partie a été découverte par moi-même. Car j’ai trouvé qu’il y faut recourir aux causes finales, et que ces lois ne dépendent point du principe de la nécessité comme les vérités logiques, arithmétiques et géométriques ; mais du principe de la convenance, c’est-à-dire du choix de la sagesse. Et c’est une des plus efficaces et des plus sensibles preuves de l’existence de Dieu pour ceux qui peuvent approfondir ces choses.

12. Il suit encore de la perfection de l’auteur suprême que non seulement l’ordre de l’univers entier est le plus parfait qui se puisse, mais aussi que chaque miroir vivant représentant l’univers suivant son point de vue, c’est-à-dire que chaque monade, chaque centre substantiel, doit avoir ses perceptions et ses appétits les mieux réglés, qu’il est compatible avec tout le reste. D’où il s’ensuit encore que les âmes, c’est-à-dire les monades les plus dominantes, ou plutôt les animaux, ne peuvent manquer de se réveiller de l’état d’assoupissement, où la mort ou quelque autre accident les peut mettre.

13. Car tout est réglé dans les choses une fois pour toutes avec autant d’ordre et de correspondance qu’il est possible ; la suprême sagesse et bonté ne pouvant agir qu’avec une parfaite harmonie. Le présent est gros de l’avenir : le futur se pourrait lire dans le passé ; l’éloigné est exprimé dans le prochain. On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme si l’on pouvait déplier tous ses replis, qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps. Mais, comme chaque perception distincte de l’âme comprend une infinité de perceptions confuses qui enveloppent tout l’univers, l’âme même ne connaît les choses dont elle a perception qu’autant qu’elle en a des perceptions distinctes et relevées ; et elle a de la perfection à mesure de ses perceptions distinctes.

Chaque âme connaît l’infini, connaît tout, mais confusément. Comme en me promenant sur le rivage de la mer, et entendant le grand bruit qu’elle fait, j’entends les bruits particuliers de chaque vague dont le bruit total est composé, mais sans les discerner ; nos perceptions confuses sont le résultat des impressions que tout l’univers fait sur nous. Il en est de même de chaque monade. Dieu seul a une connaissance distincte de tout ; car il en est la source. On a fort bien dit qu’il est comme centre partout ; mais que sa circonférence n’est nulle part, tout lui étant présent immédiatement, sans aucun éloignement de ce centre.

14. Pour ce qui est de l’âme raisonnable ou de l’esprit, il y a quelque chose de plus que dans les monades, ou même dans les simples âmes. Il n’est pas seulement un miroir de l’univers des créatures, mais encore une image de la divinité. L’esprit n’a pas seulement une perception des ouvrages de Dieu ; mais il est même capable de produire quelque chose qui leur ressemble, quoique en petit. Car, pour ne rien dire des merveilles des songes, où nous inventons sans peine, mais aussi sans en avoir la volonté, des choses auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver quand on veille ; notre âme est architectonique encore dans les actions volontaires, et, découvrant les sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les choses (pondere, mensura, numero), elle imite dans son département et dans son petit monde, où il lui est permis de s’exercer, ce que Dieu fait dans le grand.

15. C’est pourquoi tous les esprits, soit des hommes, soit des génies, entrant en vertu de la raison et des vérités éternelles dans une espèce de société avec Dieu, sont des membres de la cité de Dieu, c’est-à-dire du plus parfait état, formé et gouverné par le plus grand et le meilleur des monarques : où il n’y a point de crime sans châtiment, point de bonnes actions sans récompense proportionnée ; et enfin autant de vertu et de bonheur qu’il est possible ; et cela, non pas par un dérangement de la nature, comme si ce que Dieu prépare aux âmes troublait les lois des corps, mais par l’ordre même des choses naturelles, en vertu de l’harmonie préétablie de tout temps entre les règnes de la nature et de la grâce, entre Dieu comme architecte, et Dieu comme monarque ; en sorte que la nature mène à la grâce et que la grâce perfectionne la nature en s’en servant.

16. Ainsi, quoique la raison ne nous puisse point apprendre le détail du grand avenir réservé à la révélation, nous pouvons être assurés par cette même raison que les choses sont faites d’une manière qui passe nos souhaits. Dieu étant aussi la plus parfaite et la plus heureuse, et par conséquent la plus aimable des substances, et l’amour pur véritable consistant dans l’état qui fait goûter du plaisir dans les perfections et dans la félicité de ce qu’on aime, cet amour doit nous donner le plus grand plaisir dont on puisse être capable, quand Dieu en est l’objet.

17. Et il est aisé de l’aimer comme il faut, si nous le connaissons comme je viens de dire. Car, quoique Dieu ne soit point sensible à nos sens externes, il ne laisse pas d’être très aimable, et de donner un très grand plaisir. Nous voyons combien les honneurs font plaisir aux hommes, quoiqu’ils ne consiste point dans les qualités des sens extérieurs.

Les martyrs et les fanatiques, quoique l’affection de ces derniers soit mal réglée, montrent ce que peut le plaisir de l’esprit ; et, qui plus est, les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels confusément connus.

La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres, et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants, qui se rencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions sont de la même nature ; et ceux que causent les autres sens reviendront à quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l’expliquer si distinctement.

18. On peut même dire que dès à présent l’amour de Dieu nous fait jouir d’un avant-goût de la félicité future. Et quoiqu’il soit désintéressé, il fait par lui-même notre plus grand bien et intérêt, quand même on ne l’y chercherait pas, et quand on ne considérerait que le plaisir qu’il donne, sans avoir égard à l’utilité qu’il produit ; car il nous donne une parfaite confiance dans la bonté de notre auteur et maître, laquelle produit une véritable tranquillité de l’esprit ; non pas comme les stoïciens résolus à une patience par force, mais par un contentement présent, qui nous assure même un bonheur futur. Et, outre le plaisir présent, rien ne saurait être plus utile pour l’avenir, car l’amour de Dieu remplit encore nos espérances, et nous mène dans le chemin du suprême bonheur, parce qu’en vertu du parfait ordre établi dans l’univers, tout est fait le mieux qu’il est possible, tant pour le bien général qu’encore pour le plus grand bien particulier de ceux qui en sont persuadés, et qui sont contents du divin gouvernement ; ce qui ne saurait manquer dans ceux qui savent aimer la source de tout bien. Il est vrai que la suprême félicité, de quelque vision béatifique, ou connaissance de Dieu, qu’elle soit accompagnée, ne saurait jamais être pleine ; parce que Dieu étant infini, ne saurait être connu entièrement.

Ainsi notre bonheur ne consistera jamais et ne doit point consister dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide ; mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections.


Recueil de lettres

entre Leibniz et Clarke

sur Dieu, l’âme, l’espace, la durée, etc.

1715-1716


Premier écrit de M. Leibniz. Extrait d’une lettre de M. Leibniz à S. A. R.
Madame la princesse de Galles, écrite au mois de novembre 1715.

1. Il me semble que la religion naturelle même s’affaiblit extrêmement (en Angleterre). Plusieurs font les âmes corporelles, d’autres font Dieu lui-même corporel.

2. M. Locke et ses sectateurs doutent au moins si les âmes ne sont point matérielles et naturellement périssables.

3. M. Newton dit que l’espace est l’organe dont Dieu se sert pour sentir les choses. Mais s’il a besoin de quelque moyen pour les sentir, elles ne dépendent donc pas entièrement de lui et ne sont point sa production.

4. M. Newton et ses sectateurs ont encore une fort plaisante opinion de l’ouvrage de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de temps en temps sa montre, autrement elle cesserait d’agir. Il n’a pas eu assez de vue, pour en faire un mouvement perpétuel. Cette machine de Dieu est même si imparfaite, selon eux, qu’il est obligé de la décrasser de temps en temps par un concours extraordinaire, et même de la raccommoder, comme un horloger son ouvrage, qui sera d’autant plus mauvais maître, qu’il sera plus souvent obligé d’y retoucher et d’y corriger. Selon mon sentiment, la même force et vigueur y subsiste toujours, et passe seulement de matière en matière, suivant les lois de la nature, et le bel ordre préétabli. Et je tiens, quand Dieu fait des miracles, que ce n’est pas pour soutenir les besoins de la nature, mais pour ceux de la grâce. En juger autrement, ce serait avoir une idée fort basse de la sagesse et de la puissance de Dieu.


Première réplique de M. Clarke.

1. Il est vrai, et c’est une chose déplorable, qu’il y a en Angleterre, aussi bien qu’en d’autres pays, des personnes qui nient même la religion naturelle, ou qui la corrompent extrêmement ; mais, après le déréglementent des mœurs, on doit attribuer cela principalement à la fausse philosophie des matérialistes, qui est directement combattue par les principes mathématiques de la philosophie. Il est vrai aussi qu’il y a des personnes qui font l’âme matérielle, et Dieu lui-même corporel ; mais ces gens-la se déclarent ouvertement contre les principes mathématiques de la philosophie, qui sont les seuls principes qui prouvent que la matière est la plus petite et la moins considérable partie de l’univers.

2. Il y a quelques endroits, dans les écrits de M. Locke, qui pourraient faire soupçonner, avec raison, qu’il doutait de immatérialité de l’âme ; mais il n’a été suivi en cela que par quelques matérialistes, ennemis des principes mathématiques de la philosophie, et qui n’approuvent presque rien dans les ouvrages de M. Locke, que ses erreurs.

3. M. le chevalier Newton ne dit pas que l’espace est l’organe dont Dieu se sert pour apercevoir les choses ; il ne dit pas non plus que Dieu ait besoin d’aucun moyen pour les apercevoir. Au contraire, il dit que Dieu, étant présent partout, aperçoit les choses par sa présence immédiate, dans tout l’espace où elles sont, sans l’intervention ou le secours d’aucun organe, ou d’aucun moyen. Pour rendre cela plus intelligible, il l’éclaircit par une comparaison. Il dit que comme l’âme, étant immédiatement présente aux images qui se forment dans le cerveau par le moyen des organes des sens, voit ces images comme si elles étaient les mêmes choses qu’elles représentent, de même Dieu voit tout par sa présence immédiate, étant actuellement présent aux choses mêmes, à toutes les choses qui sont dans l’univers, comme l’âme est présente il toutes les images qui se forment dans le cerveau. M. Newton considère le cerveau et les organes des sens comme le moyen par lequel ces images sont formées, et non comme le moyen par lequel l’âme voit ou aperçoit ces images, lorsqu’elles sont ainsi formées. Et dans l’univers, il ne considère pas les choses comme si elles étaient des images formées par un certain moyen ou par des organes ; mais comme des choses réelles, que Dieu lui-même a formées, et qu’il voit dans tous les lieux où elles sont, sans l’intervention d’aucun moyen, C’est tout ce que M. Newton a voulu dire par la comparaison, dont il s’est servi, lorsqu’il suppose que l’espace infini est, pour ainsi dire, le Sensorium de l’Être qui est présent partout.

4. Si parmi les hommes, un ouvrier passe avec raison pour être d’autant plus habile, que la machine qu’il a faite continue plus longtemps d’avoir un mouvement réglé, sans qu’elle ait besoin d’être retouchée, c’est parce que l’habileté de tous les ouvriers humains ne consiste qu’à composer et à joindre certaines pièces, qui ont un mouvement dont les principes sont tout à fait indépendants de l’ouvrier ; comme les poids et les ressorts, etc., dont les forces ne sont pas produites par l’ouvrier, qui ne fait que les ajuster et les joindre ensemble. Mais il en est tout autrement à l’égard de Dieu, qui non seulement compose et arrange les choses, mais encore est l’auteur de leurs puissances primitives, ou de leurs forces mouvantes, et les conserve perpétuellement. Et par conséquent, dire qu’il ne se fait rien sans sa providence et son inspection, ce n’est pas avilir son ouvrage, mais plutôt en faire connaître la grandeur et l’excellence. L’idée de ceux qui soutiennent que le monde est une grande machine qui se meut sans que Dieu y intervienne, comme une horloge continue de se mouvoir sans le secours de l’horloger ; cette idée, dis-je, introduit le matérialisme et la fatalité ; et, sous prétexte de faire de Dieu une Intelligentia Supramundana, elle tend effectivement à bannir du monde la providence et le gouvernement de Dieu. J’ajoute que par la même raison qu’un philosophe peut s’imaginer que tout se passe dans le monde, depuis qu’il a été créé, sans que la Providence y ait aucune part, il ne sera pas difficile à un pyrrhonien de pousser les raisonnements plus loin, et de supposer que les choses sont allées de toute éternité, comme elles vont présentement, sans qu’il soit nécessaire d’admettre une création, ou un autre auteur du monde, que ce que ces sortes de raisonneurs appellent la nature très sage et éternelle. Si un roi avait un royaume, où tout se passerait, sans qu’il y intervînt, et sans qu’il ordonnât de quelle manière les choses se feraient ; ce ne serait qu’un royaume de nom par rapport à lui ; et il ne mériterait pas d’avoir le titre de roi ou gouverneur. Et comme on pourrait soupçonner avec raison que ceux qui prétendent que dans un royaume les choses peuvent aller parfaitement bien, sans que le roi s’en mêle ; comme on pourrait, dis-je, soupçonner qu’ils ne seraient pas fâchés de se passer du roi ; de même on peut dire que ceux qui soutiennent que l’univers n’a pas besoin que Dieu le dirige et le gouverne continuellement avancent une doctrine qui tend à le bannir du monde.


Second écrit de M. Leibniz, ou réplique au premier écrit de M. Clarke.

1. On a raison de dire dans l’écrit donné à madame la princesse de Galles, et que Son Altesse Royale m’a fait la grâce de m’envoyer, qu’après les passions vicieuses les principes des matérialistes contribuent beaucoup à entretenir l’impiété. Mais je ne crois pas qu’on ait sujet d’ajouter que les principes mathématiques de la philosophie sont opposés à ceux des matérialistes. Au contraire, ils sont les mêmes ; excepté que les matérialistes, à l’exemple de Démocrite, d’Épicure et de Hobbes, se bornent aux seuls principes mathématiques, et n’admettent que des corps ; et que les mathématiciens chrétiens admettent encore des substances immatérielles. Ainsi ce ne sont pas les principes mathématiques, selon le sens ordinaire de ce terme, mais les principes métaphysiques, qu’il faut opposer à ceux des matérialistes. Pythagore, Platon, et en partie Aristote, en ont eu quelque connaissance ; mais je prétends les avoir établis démonstrativement, quoique exposés populairement, dans ma Théodicée. Le grand fondement des mathématiques est le principe de la contradiction, ou de l’identité, c’est-à-dire qu’une énonciation ne saurait être vraie et fausse en même temps ; et qu’ainsi A est A, et ne saurait être non A. Et ce seul principe suffit pour démontrer toute l’arithmétique et toute la géométrie, c’est-à-dire tous les principes mathématiques. Mais, pour passer de la mathématique à la physique, il faut encore un autre principe, comme j’ai remarqué dans ma Théodicée ; c’est le principe de la raison suffisante ; c’est que rien n’arrive, sans qu’il y ait une raison pourquoi cela est ainsi plutôt qu’autrement. C’est pourquoi Archimède, en voulant passer de la mathématique à la physique dans son livre de l’Équilibre, a été obligé d’employer un cas particulier du grand principe de la raison suffisante. Il prend pour accordé que, s’il y a une balance où tout soit de même de part et d’autre et si l’on suspend aussi des poids égaux de part et d’autre aux deux extrémités de cette balance, le tout demeurera en repos. C’est parce qu’il n’y a aucune raison pourquoi un côté descende plutôt que l’autre. Or par ce principe seul, savoir qu’il faut qu’il y ait une raison suffisante pourquoi les choses sont plutôt ainsi qu’autrement, se démontre la divinité, et tout le reste de la métaphysique, ou de la théologie naturelle ; et même en quelque façon les principes physiques indépendants de la mathématique, c’est-à-dire les principes dynamiques, ou de la force.

2. On passe à dire que, selon les principes mathématiques, c’est-à-dire selon la philosophie de M. Newton (car les principes mathématiques n’y décident rien), la matière est la partie la moins considérable de l’univers. C’est qu’il admet, outre la matière, un espace vide ; et que, selon lui, la matière n’occupe qu’une très petite partie de l’espace. Mais Démocrite et Épicure ont soutenu la même chose, excepté qu’ils différaient en cela de M. Newton du plus au moins ; et que peut-être, selon eux, il y avait plus de matière dans le monde que selon M. Newton. En quoi je crois qu’ils étaient préférables ; car plus il y a de la matière, plus y a-t-il de l’occasion à Dieu d’exercer sa sagesse et sa puissance ; et c’est pour cela, entre autres raisons, que je tiens qu’il n’y a point de vide du tout.

3. Il se trouve expressément dans l’appendice de l’optique de M. Newton que l’espace est le sensorium de Dieu. Or le mot sensorium a toujours signifié l’organe de la sensation. Permis à lui et à ses amis de s’expliquer maintenant tout autrement… Je ne m’y oppose pas.

4. On suppose que la présence de l’âme suffit pour qu’elle s’aperçoive de ce qui se passe dans le cerveau ; mais c’est justement ce que le Père Malebranche et toute l’école cartésienne nie, et a raison de nier. Il faut tout autre chose que la seule présence, pour qu’une chose représente ce qui se passe dans l’autre. Il faut pour cela quelque communication explicable, quelque manière d’influence. L’espace, selon M. Newton, est intimement présent au corps qu’il contient, et qui est commensuré avec lui ; s’ensuit-il pour cela que l’espace s’aperçoive de ce qui se passe dans le corps, et qu’il s’en souvienne après que le corps en sera sorti ? Outre que l’âme, étant indivisible, sa présence immédiate qu’on pourrait s’imaginer dans le corps ne serait que dans un point. Comment donc s’apercevrait elle de ce qui se fait hors de ce point ? Je prétends d’être le premier qui ait montre comment l’âme s’aperçoit de ce qui se passe dans le corps.

5. La raison pourquoi Dieu s’aperçoit de tout n’est pas sa simple présence, mais encore son opération ; c’est parce qu’il conserve les choses par une action qui produit continuellement ce qu’il y a de bonté et de perfection en elles. Mais les âmes n’ayant point d’influence immédiate sur les corps, ni les corps sur les âmes, leur correspondance mutuelle ne saurait être expliquée par la présence.

6. La véritable raison qui fait louer principalement une machine est plutôt prise de l’effet de la machine que de sa cause. On ne s’informe pas tant de la puissance du machiniste que de son artifice. Ainsi la raison qu’on allègue pour louer la machine de Dieu, de ce qu’il l’a faite tout entière, sans avoir emprunté de la matière du dehors, n’est point suffisante, c’est un petit détour, où l’on a été forcé de recourir. Et la raison qui rend Dieu préférable à un autre machiniste n’est pas seulement parce qu’il fait le tout, au lieu que l’artisan a besoin de chercher sa matière : cette préférence viendrait seulement de la puissance ; mais il y a une autre raison de l’excellence de Dieu, qui vient encore de la sagesse. C’est que sa machine dure aussi plus longtemps, et va plus juste que celle de quelque autre machiniste que ce soit. Celui qui achète la montre ne se soucie point si l’ouvrier l’a faite tout entière, ou s’il en a fait faire les pièces par d’autres ouvriers, et les a seulement ajustées ; pourvu qu’elle aille comme il faut. Et si l’ouvrier avait reçu de Dieu le don jusqu’à créer la matière des roues, on n’en serait point content, s’il n’avait reçu aussi le don de les bien ajuster. Et de même, celui qui voudra être content de l’ouvrage de Dieu ne le sera point par la seule raison qu’on nous allègue.

7. Ainsi il faut que l’artifice de Dieu ne soit point inférieur à celui d’un ouvrier ; il faut même qu’il aille infiniment au delà. La simple production de tout marquerait bien la puissance de Dieu ; mais elle ne marquerait point assez sa sagesse. Ceux qui soutiendront le contraire tomberont justement dans le défaut des matérialistes et de Spinoza, dont ils protestent de s’éloigner. Ils reconnaîtraient de la puissance, mais non pas assez de sagesse dans le principe des choses.

8. Je ne dis point que le monde corporel est une machine ou une montre qui va sans l’interposition de Dieu, et je professe assez que les créatures ont besoin de son influence continuelle ; mais je soutiens que c’est une montre qui va sans avoir besoin de sa correction, autrement il faudrait dire que Dieu se ravise. Dieu a tout prévu, il a remédié a tout par avance. Il y a dans ses ouvrages une harmonie, une beauté déjà préétablies.

9. Ce sentiment n’exclut point la providence ou le gouvernement de Dieu : au contraire, cela le rend parfait. Une véritable providence de Dieu demande une parfaite prévoyance : mais de plus elle demande aussi, non seulement qu’il ait tout prévu, mais aussi qu’il ait pourvu à tout par des remèdes convenables préordonnés : autrement il manquera ou de sagesse pour le prévoir, ou de puissance pour y pourvoir. Il ressemblera à un Dieu socinien, qui vit du jour à la journée, comme disait M. Jurieu. Il est vrai que Dieu, selon les raciniens, manque même de prévoir les inconvénients ; au lieu que, selon ces Messieurs qui l’obligent à se corriger, il manque d’y pourvoir. Mais il me semble que c’est encore un manquement bien grand ; il faudrait qu’il manquât de pouvoir ou de bonne volonté.

10. Je ne crois point qu’on me puisse reprendre avec raison, d’avoir dit que Dieu est Inteltigentia Supramundana. Diront-ils qu’il est Intelligentia Mundana, c’est-à-dire qu’il est l’âme du monde ? J’espère que non. Cependant ils feront bien de se garder d’y donner sans y penser.

11. La comparaison d’un roi, chez qui tout irait sans qu’il s’en mêlât, ne vient point à propos ; puisque Dieu conserve toujours les choses, et qu’elles ne sauraient subsister sans lui : ainsi son royaume n’est point nominal. C’est justement comme si l’on disait qu’un roi, qui aurait si bien fait élever ses sujets, et les maintiendrait si bien dans leur capacité et bonne volonté, par le soin qu’il aurait pris de leur subsistance, qu’il n’aurait point besoin de les redresser, serait seulement un roi de nom.

12. Enfin, si Dieu est obligé de corriger les choses naturelles de temps en temps, il faut que cela se fasse ou surnaturellement ou naturellement. Si cela se fait surnaturellement, il faut recourir au miracle pour expliquer les choses naturelles ; ce qui est en effet une réduction d’une hypothèse ab absurdum. Car avec les miracles ou peut rendre raison de tout sans peine. Mais si cela se fait naturellement, Dieu ne sera point Inteiligentia Supramundana, il sera compris sous la nature des choses ; c’est-à-dire, il sera l’âme du monde.


Second réplique de M. Clarke.

1. Lorsque j’ai dit que les principes mathématiques de la philosophie sont contraires à ceux des matérialistes, j’ai voulu dire qu’au lieu que les matérialistes supposent que la structure de l’univers peut avoir été produite par les seuls principes mécaniques de la matière et du mouvement, de la nécessité et de la fatalité, les principes mathématiques de la philosophie font voir, au contraire, que l’état des choses, la constitution du soleil et des planètes, n’a pu être produit que par une cause intelligente et libre. À l’égard du mot de mathématique ou de métaphysique, on peut appeler, si on le juge à propos, les principes mathématiques des principes métaphysiques, selon que les conséquences métaphysiques naissent démonstrativement des principes mathématiques. Il est vrai que rien n’existe sans une raison suffisante, et que rien n’existe d’une certaine manière plutôt que d’une autre, sans qu’il y ait aussi une raison suffisante pour cela ; et par conséquent lorsqu’il n’y a aucune cause, il ne peut y avoir aucun effet. Mais cette raison suffisante est souvent la simple volonté de Dieu. Par exemple, si l’on considère pourquoi une certaine portion ou système de matière a été créée dans un certain lieu, et une autre dans un autre certain lieu, puisque tout lieu étant absolument indifférent à toute matière, c’est été précisément la même chose vice versa, supposé que les deux portions de matière ou leurs particules soient semblables ; si, dis-je, l’on considère cela, on n’en peut alléguer d’autre raison que la simple volonté de Dieu. Et si cette volonté ne pouvait jamais agir, sans être prédéterminée par quelque cause, comme une balance ne saurait se mouvoir sans le poids qui la fait pencher, Dieu n’aurait pas la liberté de choisir ; et ce serait introduire la fatalité.

2. Plusieurs anciens philosophes grecs, qui avaient emprunté leur philosophie des Phéniciens, et dont la doctrine fut corrompue par Épicure, admettaient en général la matière et le vide. Mais ils ne surent pas se servir de ces principes, pour expliquer les phénomènes de la nature par le moyen des mathématiques. Quelque petite que soit la quantité de la matière, Dieu ne manque pas de sujets sur lesquels il puisse exercer sa puissance et sa sagesse ; car il y a d’autres choses, outre la matière, qui sont également des sujets sur lesquels Dieu exerce sa puissance et sa sagesse. On aurait pu prouver, par la même raison que les hommes ou toute autre espèce de créatures doivent être infinis en nombre, afin que Dieu ne manque pas de sujets pour exercer sa puissance et sa sagesse.

3. Le mot de Sensorium ne signifie pas proprement l’organe, mais le lieu de la sensation. L’œil, l’oreille, etc., sont des organes ; mais ce ne sont pas des Sensoria. D’ailleurs, M. le chevalier Newton ne dit pas que l’espace est un Sensorium ; mais qu’il est, par voie de comparaison, pour ainsi dire, le Sensorium, etc.

4. On n’a jamais supposé que la présence de l’âme suffit pour la perception : on a dit seulement que cette présence est nécessaire afin que l’âme aperçoive. Si l’âme n’était pas présente aux images des choses qui sont aperçues, elle ne pourrait pas les apercevoir ; mais sa présence ne suffit pas, à moins qu’elle ne soit aussi une substance vivante. Les substances inanimées, quoique présentes, n’aperçoivent rien : et une substance vivante n’est capable de perception que dans le lieu où elle est présente, soit aux choses mêmes, comme Dieu est présent à tout l’univers ; soit aux images des choses, comme l’âme leur est présente dans son Sensorium. Il est impossible qu’une, chose agisse, ou que quelque sujet agisse sur elle, dans un lieu où elle n’est pas présente ; comme il est impossible qu’elle soit dans un lieu où elle n’est pas. Quoique l’âme soit indivisible, il ne s’ensuit pas qu’elle n’est présente que dans un seul point. L’espace fini ou infini est absolument indivisible, même par la pensée ; car on ne peut s’imaginer que ses parties se séparent l’une de l’autre, sans s’imaginer qu’elles sortent, pour ainsi dire, hors d’elles-mêmes ; et cependant l’espace n’est pas un simple point.

5. Dieu n’aperçoit pas les choses par sa simple présence, ni parce qu’il agit sur elles ; mais parce qu’il est, non seulement présent partout, mais encore un être vivant et intelligent. On doit dire la même chose de l’âme dans sa petite sphère. Ce n’est point par sa simple présence, mais parce qu’elle est une substance vivante, qu’elle aperçoit les images auxquelles elle est présente, et qu’elle ne saurait apercevoir sans leur être présente.

6 et 7. Il est vrai que l’excellence de l’ouvrage de Dieu ne consiste pas seulement en ce que cet ouvrage fait voir la puissance de son auteur, mais encore en ce qu’il montre sa sagesse. Mais Dieu ne fait pas paraître cette sagesse, en rendant la nature capable de se mouvoir sans lui, comme un horloger fait mouvoir une horloge. Cela est impossible, puisqu’il n’y a point de forces dans la nature, qui soient indépendantes de Dieu, comme les forces des poids et des ressorts sont indépendantes des hommes. La sagesse de Dieu consiste donc en ce qu’il a formé, dès le commencement, une idée parfaite et complète d’ouvrage, qui a commencé et qui subsiste toujours, conformément à cette idée, par l’exercice perpétuel de la puissance et du gouvernement de son auteur.

8. Le mot de correction ou de réforme ne doit pas être entendu par rapport il Dieu, mais uniquement par rapport a nous. L’état présent du système solaire, par exemple, selon les lois du mouvement qui sont maintenant établies, tombera un jour en confusion ; et ensuite il sera peut-être redresse, ou bien il recevra une nouvelle forme. Mais ce changement n’est que relatif, par rapport à notre manière de concevoir les choses. L’état présent du monde, le désordre où il tombera et le renouvellement dont ce désordre sera suivi entrent également dans le dessein que Dieu a forme. Il en est de la formation du monde comme de celle du corps humain. La sagesse de Dieu ne consiste pas à les rendre éternels, mais à les faire durer aussi longtemps qu’il le juge in propos.

9. La sagesse et la prescience de Dieu ne consistent pas il préparer des remèdes par avance, qui guériront d’eux-mêmes les désordres de la nature. Car, il proprement parler, il n’arrive aucun désordre dans le monde, par rapport à Dieu ; et par conséquent, il n’y a point de remèdes ; il n’y a point même de forces naturelles qui puissent agir d’elles-mêmes, comme les poids et les ressorts agissent d’eux-mêmes par rapport aux hommes. Mais la sagesse et la prescience de Dieu consistent, comme on l’a dit ci-dessus, il former dès le commencement un dessein, que sa puissance met continuellement en exécution.

10. Dieu n’est point une inlelligentia mundana ni une intelligentia supramundana ; mais une intelligence qui est partout dans le monde et hors du monde. Il est en tout, partout, et par-dessus tout.

11. Quand on dit que Dieu conserve les choses, si l’on veut dire par là qu’il agit actuellement sur elles, et qu’il les gouverne, en conservant et en continuant leurs êtres, leurs forces, leurs arrangements et leurs mouvements, c’est précisément ce que je soutiens. Mais si l’on veut dire simplement que Dieu, en conservant les choses, ressemble à un roi qui créerait des sujets, lesquels seraient capables d’agir sans qu’il eût aucune part à ce qui se passerait parmi eux ; si c’est là, dis-je, ce que l’on veut dire, Dieu sera un véritable créateur, mais il n’aura que le titre de gouverneur.

12. Le raisonnement que l’on trouve ici suppose que tout ce que Dieu fait est surnaturel et miraculeux ; et par conséquent, il tend à exclure Dieu du gouvernement actuel du monde. Mais il est certain que le naturel et le surnaturel ne diffèrent en rien l’un de l’autre par rapport à Dieu : ce ne sont que des distinctions, selon notre manière de concevoir les choses. Donner un mouvement réglé au soleil (ou a la terre), c’est une chose que nous appelons naturelle : arrêter ce mouvement pendant un jour, c’est une chose surnaturelle selon nos idées. Mais la dernière de ces deux choses n’est as l’effet d’une plus grande puissance que l’autre ; et par rapport à Dieu, elles sont toutes deux également naturelles ou surnaturelles. Quoique Dieu soit présent dans tout l’univers, il ne s’ensuit point qu’il soit l’âme du monde. L’âme humaine est une partie d’un composé, dont le corps est l’autre partie ; et ces deux parties agissent mutuellement l’une sur l’autre, comme étant les parties d’un même tout. Mais Dieu est dans le monde, non comme une partie de l’univers, mais comme un gouverneur. Il agit sur tout, et rien n’agit sur lui. Il n’est pas loin de chacun de nous ; car en lui nous (et toutes les choses qui existent) avons la vie, le mouvement et l’être.


Troisième écrit de M. Leibniz, ou réponse à la seconde réplique de M. Clarke.

1. Selon la manière de parler ordinaire, les principes mathématiques sont ceux qui consistent dans les mathématiques pures, comme nombres, arithmétique, géométrie. Mais les principes métaphysiques regardent des notions plus générales, comme la cause et l’effet.

2. On m’accorde ce principe important que rien n’arrive sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit plutôt ainsi qu’autrement. Mais on me l’accorde en paroles, et on me le refuse en effet ; ce qui fait voir qu’on n’en a pas bien compris toute la force. Et pour cela on se sert d'une de mes démonstrations contre l’espace réel absolu, idole de quelques Anglais modernes. Je dis idole, non pas dans un sens théologique, mais philosophique ; comme le chancelier Bacon disait autrefois qu’il y a idola tribus, idola specus.

3. Ces messieurs soutiennent donc que l’espace est un être réel absolu : mais cela les mène à de grandes difficultés ; car il paraît que cet être doit être éternel et infini. C’est pourquoi il y en a qui ont cru que c’était Dieu lui-même, ou bien son attribut, son immensité. Mais comme il a des parties, ce n’est pas une chose qui puisse convenir à Dieu.

4. Pour moi, j’ai marqué plus d’une fois que je tenais l’espace comme quelque chose de purement relatif, comme le temps ; pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre des successions. Car l’espace marque en termes de possibilité un ordre des choses qui existent en même temps, en tant qu’elles existent ensemble, sans entrer dans leur manière d’exister. Et lorsqu’on voit plusieurs choses ensemble, on s’aperçoit de cet ordre des choses entre elles.

5. Pour réfuter l’imagination de ceux qui prennent l’espace pour une substance, ou du moins pour quelque être absolu, j’ai plusieurs démonstrations, mais je ne veux me servir à présent que de celle dont on me fournit ici l’occasion. Je dis donc que, si l’espace était un être absolu, il arriverait quelque chose dont il serait impossible qu’il y eût une raison suffisante, ce qui est encore notre axiome. Voici comment je le prouve. L’espace est quelque chose d’uniforme absolument ; et sans les choses y placées, un point de l’espace ne diffère absolument en rien d’un autre point de l’espace. Or il suit de cela (supposé que l’espace soit quelque chose en lui-même outre l’ordre des corps entre eux) qu’il est impossible qu’il y ait une raison pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les corps dans l’espace ainsi et non pas autrement ; et pourquoi tout n’a pas été pris au rebours (par exemple), par un échange de l’Orient et de l’Occident : Mais si l’espace n’est autre chose que cet ordre ou rapport, et n’est rien du tout sans les corps, que la possibilité d’en mettre ; ces deux états, l’un tel qu’il est, l’autre supposé au rebours, ne différeraient point entre eux. Leur différence ne se trouve donc que dans notre supposition chimérique de la réalité de l’espace en lui-même. Mais, dans la vérité, l’un serait justement la même chose que l’autre, comme ils sont absolument indiscernables ; et par conséquent, il n’y a pas lieu de demander la raison de la préférence de l’un a l’autre.

6. Il en est de même du temps. Supposé que quelqu’un demande pourquoi Dieu n’a pas tout créé un an plus tôt, et que ce même personnage veuille inférer de là que Dieu a fait quelque chose dont il n’est pas possible qu’il y ait une raison pourquoi il l’a faite ainsi plutôt qu’autre nient, on lui répondrait que son illation serait vraie si le temps était quelque chose hors des choses temporelles ; car il serait impossible qu’il y eût des raisons pourquoi les choses eussent été appliquées plutôt il de tels instants qu’a d’autres, leur succession demeurant la même. Mais cela même prouve que les instants hors des choses ne sont rien, et qu’ils ne consistent que dans leur ordre successif ; lequel demeurant le même, l’un des deux états, comme celui de l’anticipation imaginée, ne différerait en rien, et ne saurait être discerné de l’autre qui est maintenant.,

7. On voit par tout ce que je viens de dire que mon axiome n’a pas été bien pris ; et qu’en semblant l’accorder on le refuse. Il est vrai, dit-on, qu’il n’y a rien sans une raison suffisante pourquoi il est, et pourquoi il est ainsi plutôt qu’autrement : mais on ajoute que cette raison suffisante est souvent la simple volonté de Dieu ; comme lorsqu’on demande pourquoi la matière n’a pas été placée autrement dans l’espace, les mêmes situations entre les corps demeurant gardées. Mais c’est justement soutenir que Dieu veut quelque chose, sans qu’il y ait aucune raison suffisante de sa volonté, contre l’axiome, ou la règle générale de tout ce qui arrive. C’est retomber dans l’indifférence vague, que j’ai montrée chimérique absolument, même dans les créatures, et contraire il la sagesse de Dieu, comme s’il pouvait opérer sans agir par raison.

8. On m’objecte qu’en n’admettant point cette simple volonté, ce serait ôter à Dieu le pouvoir de choisir, et tomber dans la fatalité. Mais c’est tout le contraire : on soutient en Dieu le pouvoir de choisir, puisqu’on le fonde sur la raison du choix conforme à sa sagesse. Et ce n’est pas cette fatalité (qui n’est autre chose que l’ordre le plus sage de la Providence), mais une fatalité ou nécessité brute, qu’il faut éviter où il n’y a ni sagesse ni choix.

9. J’avais remarqué qu’en diminuant la quantité de la matière on diminue la quantité des objets où Dieu peut exercer sa bonté. On me répond qu’au lieu de la matière il y a d’autres choses dans le vide, où il ne laisse pas de l’exercer. Soit ; quoique je n’en demeure point d’accord ; car je tiens que toute substance créée est accompagnée de matière. Mais soit, dis-je : je réponds que plus de matière était compatible avec ces mêmes choses ; et par conséquent, c’est toujours diminuer ledit objet. L’instance d’un plus grand nombre d’hommes ou d’animaux ne convient point ; car ils ôteraient la place à d’autres choses.

10. Il sera difficile de nous faire accroire que dans l’usage ordinaire sensorium ne signifie pas l’organe de la sensation. Voici les paroles de Rodolphus Goelenius, dans son : Dictionarium philosophicum, v. Sensitorium : Barbarum Scholasticorum, dit-il, qui interdum sunt simiæ græcorum. Hi dicunt Αἰσθητήριον. Ex quo illi fecerunt sensitorium pro sensorio, id est, organo sensationis.

11. La simple présence d’une substance, même animée, ne suffit pas pour la perception. Un aveugle et même un distrait ne voit point. Il faut expliquer comment l’âme s’aperçoit de ce qui est hors d’elle.

12. Dieu n’est pas présent aux choses par situation, mais par essence ; sa présence se manifeste par son opération immédiate. La présence de l’âme est tout d’une autre nature. Dire qu’elle est diffuse par le corps, c’est la rendre étendue et divisible ; dire qu’elle est tout entière en chaque partie de quelque corps, c’est la rendre divisible d’elle-même. L’attacher à un point, la répandre par plusieurs points, tout cela ne sont qu’expressions abusives, Idola Tribus.

13. Si la force active se perdait dans l’univers par les lois naturelles que Dieu y a établies, en sorte qu’il eût besoin d’une nouvelle impression pour restituer cette force, comme un ouvrier qui remédie à l’imperfection de sa machine ; le désordre n’aurait pas seulement lieu à l’égard de nous, mais a l’égard de Dieu lui-même. Il pouvait le prévenir et prendre mieux ses mesures, pour éviter un tel inconvénient : aussi l’a-t-il fait en effet.

14. Quand j’ai dit que Dieu a opposé à de tels désordres des remèdes par avance, je ne dis point que Dieu laisse venir les désordres, et puis les remèdes ; mais qu’il a trouvé moyen par avance d’empêcher les désordres d’arriver.

15. On s’applique inutilement à critiquer mon expression, que Dieu est Intelligentia Supramundana. Disant qu’il est au-dessus du monde, ce n’est pas nier qu’il est dans le monde.

16. Je n’ai jamais donné sujet de douter que la conservation de Dieu est une préservation et continuation actuelle des êtres, pouvoirs, ordres, dispositions et notions ; et je crois l’avoir peut-être mieux explique que beaucoup d’autres. Mais, dit-on, This is all that I contended for ; c’est en cela que consiste toute la dispute. À cela je réponds, serviteur très humble. Notre dispute consiste en bien d’autres choses. La question est : si Dieu n’agit pas le plus régulièrement et le plus parfaitement ? Si sa machine est capable de tomber dans les désordres, qu’il est obligé de redresser par des voies extraordinaires ? si la volonté de Dieu est capable d’agir sans raison ? Si l’espace est un être absolu ? Sur la nature du miracle, et quantité de questions semblables, qui font une grande séparation.

17. Les théologiens ne demeureront point d’accord de la thèse qu’on avance contre moi, qu’il n’y a point de différence par rapport à Dieu, entre le naturel et le surnaturel. La plupart des philosophes l’approuveront encore moins. Il y a une différence infinie ; mais il paraît bien qu’on ne l’a pas considérée. Le surnaturel surpasse toutes les forces des créatures. Il faut venir a un exemple ; en voici un que j’ai souvent employé avec succès : si Dieu voulait faire en sorte qu’un corps libre se promenât dans l’éther en rond, à l’entour d’un certain centre fixe, sans que quelque autre créature agit sur lui ; je dis que cela ne se pourrait que par miracle, n’étant pas explicable par les natures des corps. Car un corps libre s’écarte naturellement de la ligne courbe par la tangente. C’est ainsi que je soutiens que l’attraction, proprement dite, des corps est une chose miraculeuse, ne pouvant pas être expliquée par la nature.


Troisième réplique de M. Clarke.

1. Ce que l’on dit ici ne regarde que la signification de certains mots. On petit admettre les définitions que l’on trouve ici ; mais cela n’empêchera pas qu’on ne puisse appliquer les raisonnements mathématiques à des sujets physiques et métaphysiques.

2. Il est indubitable que rien n’existe sans qu’il y ait une raison suffisante de son existence ; et que rien n’existe d’une certaine manière plutôt que d’une autre, sans qu’il y ait aussi une raison suffisante de cette manière d’exister. Mais à l’égard des choses qui sont indifférentes en elles-mêmes, la simple volonté est une raison suffisante pour leur donner l’existence, ou pour les faire exister d’une certaine manière ; et cette volonté n’a pas besoin d’être déterminée par une cause étrangère. Voici des exemples de ce que je viens de dire. Lorsque Dieu a créé ou placé une particule de matière dans un lieu plutôt que dans un autre, quoique tous les lieux soient semblables, il n’en a eu aucune autre raison que sa volonté. Et supposé que l’espace ne fût rien de réel, mais seulement un simple ordre des corps, la volonté de Dieu ne laisserait pas d’être la seule possible raison pour laquelle trois particules égales auraient été placées ou rangées dans l’ordre A, B, C, plutôt que dans un ordre contraire. On ne saurait donc tirer de cette indifférence des lieux aucun argument, qui prouve qu’il n’y a point d’espace réel, car les différents espaces sont réellement distincts l’un de l’autre, quoiqu’ils soient parfaitement semblables. D’ailleurs, si l’on suppose que l’espace n’est point réel, et qu’il n’est simplement que l’ordre et l’arrangement des corps, il s’ensuivra une absurdité palpable. Car selon cette idée, si la terre, le soleil et la lune avaient été placés ou les étoiles fixes les plus éloignées se trouvent à présent (pourvu qu’ils eussent été placés dans le même ordre et à la même distance l’un de l’autre), non seulement c’eût été la même chose, comme le savant auteur le dit très bien ; mais il s’ensuivrait aussi que la terre, le soleil et la lune seraient en ce cas-la dans le même lieu, où ils sont présentement : ce qui est une contradiction manifeste.

Les Anciens n’ont point dit que tout espace destitué de corps était un espace imaginaire : ils n’ont donné ce nom qu’a l’espace qui est au delà du monde. Et ils n’ont pas voulu dire par la que cet espace n’est pas réel ; mais seulement que nous ignorons entièrement quelles sortes de choses il y a dans cet espace. J’ajoute que les auteurs qui ont quelquefois employé le mot d’imaginaire pour marquer que l’espace n’était pas réel n’ont point prouvé ce qu’ils avançaient par le simple usage de ce terme.

3. L’espace n’est pas une substance, un être éternel et infini, mais une propriété, ou une suite de l’existence d’un être infini et éternel. L’espace infini est l’immensité, mais l’immensité n’est pas Dieu ; donc l’espace infini n’est pas Dieu. Ce que l’on dit ici des parties de l’espace n’est point une difficulté. L’espace infini est absolument et essentiellement indivisible : et c’est une contradiction dans les termes que de supposer qu’il soit divisé ; car il faudrait qu’il eût un espace entre les parties que l’on suppose divisées ; ce qui est supposer que l’espace est divisé et non divisé en même temps. Quoique Dieu soit immense ou présent partout, sa substance n’en est pourtant pas plus divisée en parties que son existence l’est par la durée. La difficulté que l’on fait ici vient uniquement de l’abus du mot de partie.

4. Si l’espace n’était que l’ordre des choses qui coexistent, il s’ensuivrait que, si Dieu faisait mouvoir le monde tout entier en ligne droite, quelque degré de vitesse qu’il eût, il ne laisserait pas d’être toujours dans le même lieu ; et que rien ne recevrait aucun choc, quoique ce mouvement fût arrêté subitement. Et si le temps n’était qu’un ordre de succession dans les créatures, il s’ensuivrait que, si Dieu avait créé le monde quelques millions d’autres plus tôt, il n’aurait pourtant pas été créé plus tôt. De plus, l’espace et le temps sont des quantités ; ce qu’on ne peut dire de la situation et de l’ordre.

5. On prétend ici que, parce que l’espace est uniforme ou parfaitement semblable, et qu’aucune de ses parties ne diffère de l’autre, il s’ensuit que, si les corps qui ont été créés dans un certain lieu avaient été créés dans un autre lieu (supposé qu’ils conservassent la même situation entre eux), ils ne laisseraient pas d’avoir été créés dans le même lieu. Mais c’est une contradiction manifeste. Il est vrai que l’uniformité de l’espace prouve que Dieu n’a pu avoir aucune raison externe pour créer les choses dans un lieu plutôt que dans un’autre ; mais cela empêche-t-il que sa volonté n’ait été une raison suffisante pour agir en quelque lieu que ce soit, puisque tous les lieux sont indifférents ou semblables, et qu’il y a une bonne raison pour agir en quelque lieu ?

6. Le même raisonnement, dont je me suis servi dans la section précédente, doit avoir lieu ici.

7 et 8. Lorsqu’il y a quelque différence dans la nature des choses, la considération de cette différence détermine toujours un agent intelligent et très sage. Mais lorsque deux manières d’agir sont également bonnes, comme dans les cas dont on a parlé ci-dessus, dire que Dieu ne saurait agir du tout, et que ce n’est point une imperfection de ne pouvoir agir dans un tel cas, parce que Dieu ne peut avoir aucune raison externe pour agir d’une certaine manière plutôt que d’une autre ; dire une telle chose, c’est insinuer que Dieu n’a pas en lui-même un principe d’action, et qu’il est toujours, pour ainsi dire, machinalement déterminé par les choses de dehors.

9. Je suppose que la quantité déterminée de matière, qui est a présent dans le monde, est la plus convenable à l’état présent des choses, et qu’une plus grande (aussi bien qu’une plus petite) quantité de matière aurait été moins convenable à l’état présent du monde, et que par conséquent elle n’aurait pas été un plus grand objet de la bonté de Dieu.

10. Il ne s’agit pas de savoir ce que Goelenius entend par le mot de Sensorium, mais en quel sens M. le chevalier Newton s’est servi de ce mot dans son livre. Si Goelenius croit que ]’œil, l’oreille ou quelque autre organe des sens est le Sensorium, il se trompe. Mais quand un auteur emploie un terme d’art, et qu’il déclare en quel sens il s’en sert, à quoi bon rechercher de quelle manière d’autres écrivains ont entendu ce même terme ? Scapula traduit le mot dont il s’agit ici Domicilium, c’est-à-dire le lieu ou l’âme réside.

11. L’âme d’un aveugle ne voit point, parce que certaines obstructions empêchent les images d’être portées au Sensorium, où elle est présente. Nous ne savons pas comment l’âme d’un homme qui voit aperçoit les images auxquelles elle n’est pas présente ; parce qu’un être ne saurait ni agir, ni recevoir des impressions, dans un lieu où il-n’est pas.

12. Dieu étant partout est actuellement présent à tous, essentiellement et substantiellement. Il est vrai que la présence de Dieu se manifeste par son opération ; mais cette opération serait impossible sans la présence actuelle de Dieu. L’âme n’est pas présente à chaque partie du corps ; et par conséquent elle n’agit et ne saurait agir par elle-même sur toutes les parties du corps, mais seulement sur le cerveau ou sur certains nerfs et sur les esprits, qui agissent sur tout le corps, en vertu des lois du mouvement que Dieu a établies.

13 et 14. Quoique les forces actives qui sont dans l’univers diminuent, et qu’elles aient besoin d’une nouvelle impression, ce n’est point un désordre ni une imperfection dans l’ouvrage de Dieu ; ce n’est qu’une suite de la nature des créatures, qui sont dans la dépendance. Cette dépendance n’est pas une chose qui ait besoin d’être rectifiée. L’exemple qu’on allègue d’un homme qui fait une machine n’a aucun rapport à la matière dont il s’agit ici ; parce que les forces en vertu desquelles cette machine continue de se mouvoir sont tout à fait indépendantes de l’ouvrier.

15. On peut admettre les mots d’Intelligentia Supramudana de la manière dont l’auteur les explique ici. Mais, sans cette explication, ils pourraient aisément faire naître une fausse idée, comme si Dieu n’était pas réellement et substantiellement présent partout.

16. Je réponds aux questions que l’on propose ici : que Dieu agit toujours de la manière la plus régulière et la plus parfaite, qu’il n’y a aucun désordre dans son ouvrage, que les changements qu’il fait dans l’état présent de la nature ne sont pas plus extraordinaires que le soin qu’il a de conserver cet état, que lorsque les choses sont en elles-mêmes absolument égales et indifférentes, la volonté de Dieu peut se déterminer librement sur le choix sans qu’aucune cause étrangère la fasse agir ; et que le pouvoir que Dieu a d’agir de cette manière est une véritable perfection. Enfin, je réponds que l’espace ne dépend point de l’ordre ou de la situation ou de l’existence des corps.

17. À l’égard des miracles, il ne s’agit pas de savoir ce que les théologiens ou les philosophes disent communément sur cette matière, mais sur quelles raisons ils appuient leurs sentiments. Si un miracle est toujours une action qui surpasse la puissance de toutes les créatures, il s’ensuivra que si un homme marche sur l’eau, et si le mouvement du soleil (ou de la terre) est arrêté, ce ne sera point un miracle, puisque ces deux choses se peuvent faire sans l’intervention d’une puissance infinie. Si un corps se ment autour d’un centre dans le vide, et si ce mouvement est une chose ordinaire, comme celui des planètes autour du soleil, ce ne sera point un miracle, soit que Dieu lui-même produise ce mouvement immédiatement, ou qu’il soit produit par quelque créature. Mais si ce mouvement autour d’un centre est rare et extraordinaire, comme serait celui d’un corps pesant, suspendu dans l’air, ce sera également un miracle ; soit que Dieu même produise ce mouvement, ou qu’il soit produit par une créature invisible. Enfin, si tout ce qui n’est pas l’effet des forces naturelles des corps, et qu’on ne saurait expliquer par ces forces, est un miracle, il s’ensuivra que tous les mouvements des animaux sont des miracles. Ce qui semble prouver démonstrativement que le savant auteur a une fausse idée de la nature du miracle.


Quatrième écrit de M. Leibniz, ou réponse à la troisième réplique de M. Clarke.

1. Dans les choses indifférentes absolument, il n’y a point de choix, et par conséquent point d’élection ni de volonté ; puisque le choix doit avoir quelque raison ou principe.

2. Une simple volonté sans aucun motif (a mere will) est une fiction non seulement contraire à la perfection de Dieu, mais encore chimérique, contradictoire, incompatible avec la définition de la volonté, et assez réfutée dans la Théodicée.

3. Il est indifférent de ranger trois corps égaux et en tout semblables, en quel ordre qu’on voudra ; et par conséquent ils ne seront jamais rangés par celui qui ne fait rien qu’avec sagesse. Mais aussi, étant l’auteur des choses, il n’en produira point, et par conséquent il n’y en a point dans la nature.

4. Il n’y a point deux individus indiscernables. Un gentilhomme d’esprit de mes amis, en parlant avec moi en présence de Mme l’Électrice, dans le jardin de Herrenhausen, crut qu’il trouverait bien deux feuilles entièrement semblables. Mme l’Électrice l’en défia, et il courut longtemps en vain pour en chercher. Deux gouttes d’eau ou de lait, regardées par le microscope, se trouveront discernables. C’est un argument contre les atomes, qui ne sont pas moins combattus que le vide, par les principes de la véritable métaphysique.

5. Ces grands principes de la raison suffisante et de l’identité des indiscernables changent l’état de la métaphysique, qui devient réelle et démonstrative par leur moyen : au lieu qu’autrefois-elle ne consistait presque qu’en termes vides.

6. Poser deux choses indiscernables est poser la même chose sous deux noms. Ainsi l’hypothèse, que l’univers aurait eu d’abord une autre position du temps et du lieu, que celle qui est arrivée effectivement, et que pourtant toutes les parties de l’univers auraient eu la même position entre elles, que celle qu’elles ont reçue en effet, est une fiction impossible.

7. La même raison qui fait que l’espace hors du monde est imaginaire prouve que tout espace vide est une chose imaginaire ; car ils ne diffèrent que du grand au petit.

8. Si l’espace est une propriété ou un attribut, il doit être la propriété de quelque substance. L’espace vide borné, que ses patrons supposent entre deux corps, de quelle substance sera-t-il la propriéte ou l’affection ?

9. Si l’espace infini est l’immensité, l’espace fini sera l’opposé de l’immensité, c’est-à-dire la mensurabilité ou l’étendue bornée. Or, l’étendue doit être l’affection d’un étendu. Mais si cet espace est vide, il sera un attribut sans sujet, une étendue d’aucun étendu. C’est pourquoi, en faisant de l’espace une propriété, l’on tombe dans mon sentiment qui le fait un ordre des choses, et non pas quelque chose d’absolu.

10. Si l’espace est une réalité absolue, bien loin d’être une propriété où accidentalité opposée à la substance, il sera plus subsistant que les substances. Dieu ne le saurait détruire, ni même changer en rien. Il est non seulement immense dans le tout, mais encore immuable et éternel en chaque partie. Il y aura une infinité de choses éternelles hors de Dieu.

11. Dire que l’espace infini est sans parties, c’est dire que les espaces finis ne le composent point ; et que l’espace infini pourrait subsister, quand tous, les espaces finis seraient réduits à rien, ce serait comme si l’on disait, dans la supposition cartésienne d’un univers corporel étendu sans bornes, que cet univers pourrait subsister, quand tous les corps qui le composent seraient réduits à rien.

12. On attribue des parties à l’espace, p. 19, 3e édition de la Défense de l’argument contre M. Dodwell ; et on les fait inséparables l’une de l’autre. Mais page 30 de la seconde Défense on en fait des parties improprement dites ; cela se peut entendre dans un bon sens.

13. De dire que Dieu fasse avancer l’univers en ligne droite ou autre, sans y rien changer autrement, c’est encore une supposition chimérique. Car deux états indiscernables sont le même état, et par conséquent c’est un changement qui ne change rien. De plus, il n’y a ni rime ni raison. Or, Dieu ne fait rien sans raison ; et il est impossible qu’il y en ait ici. Outre que ce serait agendo nihil agere, comme je viens de dire, à cause de l’indiscernabilité.

14. Ce sont Idola Tribus, chimères toutes pures et imaginations superficielles. Tout cela n’est fondé que sur la supposition que l’espace imaginaire est réel.

15. C’est une fiction semblable, c’est-à-dire impossible, de supposer que Dieu ait créé le monde quelques millions d’années plus tôt. Ceux qui donnent dans ces sortes de fictions ne sauraient répondre à ceux qui argumenteraient pour l’éternité du monde. Car Dieu ne faisant rien sans raison, et point de raison n’étant assignable pourquoi il n’ait point crée le monde plus tôt, il s’ensuivra, ou qu’il n’ait rien créé du tout, ou qu’il ait produit le monde avant tout le temps assignable, c’est-à-dire que le monde soit éternel. Mais quand on montre que le commencement, quel qu’il soit, est toujours la-même chose, la question pourquoi il n’en a pas été autrement cesse.

16. Si l’espace et le temps étaient quelque chose d’absolu, c’est-à-dire s’ils étaient autre chose que certains ordres des choses, ce que je dis serait contradictoire. Mais cela n’étant point, l’hypothèse est contradictoire ; c’est-à-dire c’est une fiction impossible.

17. Et c’est comme dans la géométrie où l’on prouve quelquefois par la supposition même qu’une figure soit plus grande. C’est une contradiction, mais elle est dans l’hypothèse, laquelle pour cela même se trouve fausse.

18. L’uniformité de l’espace fait qu’il n’y a aucune raison, ni interne, ni externe, pour en discuter les parties et pour y choisir. Car cette raison externe de discerner ne saurait être fondée que dans l’interne : autrement c’est choisir sans discerner. La volonté sans raison serait le hasard des épicuriens. Un Dieu qui agirait par une telle volonté serait un Dieu de nom. La source des erreurs est qu’on n’a point de soin d’éviter ce qui déroge aux perfections divines.

19. Lorsque deux choses incompatibles sont également bonnes, et que tant en elles que par leur combinaison avec d’autres, l’une n’a point d’avantage sur l’autre, Dieu n’en produira aucune.

20. Dieu n’est jamais déterminé par les choses externes, mais toujours par ce qui est en lui, c’est-il-dire, par ses connaissances, avant qu’il y ait aucune chose hors de lui.

21. Il n’y a point de raison possible, qui puisse limiter la quantité de la matière. Ainsi cette limitation ne saurait avoir lieu.

22. Et supposé cette limitation arbitraire, on pourrait toujours ajouter quelque chose, sans déroger à la perfection des choses qui sont déjà : et par conséquent il faudra toujours y ajouter quelque chose, pour agir suivant le principe de la perfection des opérations divines.

23. Ainsi on ne saurait dire que la présente quantité de la matière est la plus convenable pour leur présente constitution. Et quand même cela serait, il s’ensuivrait que cette présente constitution des choses ne serait point la plus convenable absolument, si elle empêche d’employer plus de matière ; il faudrait donc en choisir une autre, capable de quelque chose de plus.

24. Je serais bien aise de voir le passage d’un philosophe, qui prenne Sensorium autrement que Goclenius.

25. Si Scapula dit que Sensorium est la place où l’entendement réside, il entendra l’organe de la sensation interne. Ainsi il ne s’éloignera point de Goclenius.

26. Sensorium a toujours été l’organe de la sensation. La glande pinéale serait, selon Descartes, le Sensorium dans le sens qu’on rapporte de Scapula.

27. Il n’y a guère d’expression moins convenable sur ce sujet, que celle qui donne à Dieu un Sensorium. Il semble qu’elle le fait l’âme du monde. Et on aura bien de la peine à donner à l’usage que M. Newton fait de ce mot un sens qui le puisse justifier.

28. Quoiqu’il s’agisse du sens de M. Newton, et non pas de celui de Goclenius, on ne me doit point blâmer d’avoir allégué le dictionnaire philosophique de cet auteur ; parce que le but des dictionnaires est de remarquer l’usage des termes.

29. Dieu s’aperçoit des choses en lui-même. L’espace est le lieu des choses, et non pas le lieu des idées de Dieu : à moins qu’on ne considère l’espace comme quelque chose qui fasse l’union de Dieu et des choses, à l’imitation de l’union de l’âme et du corps qu’on s’imagine ; ce qui rendrait encore Dieu l’âme du monde.

30. Aussi a-t-on tort dans la comparaison qu’on fait de la connaissance et de l’opération de Dieu avec celle des âmes. Les âmes connaissent les choses, parce que Dieu a mis en elles un principe représentatif de ce qui est hors d’elles. Mais Dieu connaît les choses parce qu’il les produit continuellement.

31. Les âmes n’opèrent sur les choses, selon moi, que parce que les corps s’accommodent a leurs désirs en vertu de l’harmonie que Dieu y a préétablie.

32. Mais ceux qui s’imaginent que les âmes peuvent donner une force nouvelle au corps, et que Dieu en fait autant dans le monde pour redresser les défauts de la machine, approchent trop Dieu de l’âme, en donnant trop à l’âme et trop peu il Dieu.

33. Car il n’y a que Dieu qui puisse donner à la nature de nouvelles forces ; mais il ne le fait que surnaturellement. S’il avait besoin de le faire dans le cours naturel, il aurait fait un ouvrage très imparfait. Il ressemblerait dans le monde à ce que le vulgaire attribue à l’âme dans le corps.

34. En voulant soutenir cette opinion vulgaire de l’influence de l’âme sur le corps, par l’exemple de Dieu opérant hors de lui, on fait encore que Dieu ressemblerait trop à l’âme du monde. Cette affectation encore de blâmer mon expression d’ïntetligentia supramundana y semble pencher aussi.

35. Les images dont l’âme est affectée immédiatement sont en elle-même ; mais elles répondent à celles du corps. La présence de l’âme est imparfaite, et ne peut être expliquée que par cette correspondance ; mais celle de Dieu est parfaite, et se manifeste par son opération.

36. L’on suppose mal contre moi que la présence de l’âme est liée avec son influence sur le corps, puisqu’on sait que je rejette cette influence.

37. Il est aussi inexplicable que l’âme soit diffuse par le cerveau, que de faire qu’elle soit diffuse par le corps tout entier. La différence n’est que du plus au moins.

38. Ceux qui s’imaginent que les forces actives se diminuent d’elles-mêmes dans le monde ne connaissent pas bien les principales lois de la nature et la beauté des ouvrages de Dieu.

39. Comment prouveront-ils que ce défaut est une suite de la dépendance des choses ?

40. Ce défaut de nos machines, qui fait qu’elles ont besoin d’être redressées, vient de cela même, qu’elles ne sont pas assez dépendantes de l’ouvrier. Ainsi la dépendance de Dieu qui est dans la nature, bien loin d’être cause de ce défaut, est plutôt cause que ce défaut n’y est point ; parce qu’elle est si dépendante d’un ouvrier trop parfait, pour faire un ouvrage qui ait besoin d’être redressé. Il est vrai que chaque machine particulière de la nature est en quelque façon sujette à être détraquée, mais non pas l’univers tout entier, qui ne saurait diminuer en perfection.

41. On dit que l’espace ne dépend point de la situation des corps. Je réponds qu’il est vrai qu’il ne dépend point d’une telle situation des corps, mais il est cet ordre qui fait que les corps sont situables, et par lequel ils ont une situation entre eux en existant ensemble, connue le temps est cet ordre par rapport à leur position successive. Mais s’il n’y avait point de créatures, l’espace et le temps ne seraient que dans les idées de Dieu.

42. Il semble qu’on avoue ici que l’idée qu’on se fait du miracle n’est pas celle qu’en ont communément les théologiens et les philosophes. Il me suffit donc que mes adversaires sont obligés de recourir à ce qu’on appelle miracle dans l’usage reçu.

43. J’ai peur qu’en voulant changer le sens reçu du miracle on ne tombe dans un sentiment incommode. La nature du miracle ne consiste nullement dans l’usualité et l’inusualité ; autrement les monstres seraient des miracles.

44. Il y a des miracles d’une sorte inférieure, qu’un ange peut produire ; car il peut, par exemple, faire qu’un homme aille sur l’eau sans enfoncer. Mais il y a des miracles réservés à Dieu, et qui surpassent toutes les forces naturelles ; tel est celui de créer ou d’annihiler.

45. Il est surnaturel aussi que les corps s’attirent de loin, sans aucun moyen ; et qu’un corps aille en rond, sans s’écarter par la tangente, quoique rien ne l’empêchât de s’écarter ainsi. Car ces effets ne sont point explicables par la nature des choses.

46. Pourquoi la notion des animaux ne serait-elle point explicable par les forces naturelles ? Il est vrai que le commencement des animaux est aussi inexplicable par leur moyen, que le commencement du monde.


Apostille.

Tous ceux qui sont pour le vide se laissent plus mener par l’imagination que par la raison. Quand j’étais jeune garçon, je donnai aussi dans le vide et dans les atomes ; mais la raison me ramena. L’imagination était riante. On borne là ses recherches : on fixe sa méditation connue avec un clou ; on croit avoir trouvé les premiers éléments, un non plus ultra. Nous voudrions que la nature n’allât pas plus loin, qu’elle fût finie comme notre esprit ; mais ce n’est point connaître la grandeur et la majesté de l’Auteur des choses. Le moindre corpuscule est actuellement subdivisé à l’infini, et contient un monde de nouvelles créatures, dont l’univers manquerait, si ce corpuscule était un atome, c’est-à-dire un corps tout d’une pièce sans subdivision. Tout de même, vouloir du vide dans la nature, c’est attribuer à Dieu une production très imparfaite ; c’est violer le grand principe de la nécessité d’une raison suffisante, que bien des gens ont eu dans la bouche, mais dont ils n’ont point connu la force, comme j’ai montré dernièrement en faisant voir par ce principe que l’espace n’est qu’un ordre des-choses, comme le temps, et nullement un être absolu. Sans parler de plusieurs autres raisons contre le vide et les atomes, voici celles que je prends de la perfection de Dieu et de la raison suffisante. Je pose que toute perfection que Dieu a pu mettre dans les choses, sans déroger aux autres perfections qui y sont, y a été mise. Or, figurons-nous un espace entièrement vide, Dieu y pouvait mettre quelque matière, sans déroger en rien à toutes les autres choses : donc il l’y a mise : donc il n’y a point d’espace entièrement vide : donc tout est plein. Le même raisonnement prouve qu’il n’y a point de corpuscule qui ne soit subdivisé. Voici encore l’autre raisonnement pris de la nécessité d’une raison suffisante. Il n’est point possible qu’il y ait un principe de déterminer la proportion de la matière, ou du rempli au vide, ou du vide au plein. On dira peut-être que l’un doit être égal à l’autre ; mais comme la matière est plus parfaite que le vide, la raison veut qu’on observe la proportion géométrique, et qu’il y ait d’autant plus de plein qu’il mérite d’être préféré. Mais ainsi il n’y aura point de vide du tout ; car la perfection de la matière est à celle du vide, comme quelque chose à rien. Il en est de même des atomes. Quelle raison peut-on assigner de borner la nature dans le progrès de la subdivision ? Fictions purement arbitraires, et indignes de la vraie philosophie. Les raisons qu’on allègue pour le vide ne sont que des sophistes.


Quatrième réplique de M. Clarke.

1 et 2. La doctrine que l’on trouve ici conduit à la nécessité et à la fatalité, en supposant que les motifs ont le même rapport à la volonté d’un agent intelligent que les poids à une balance ; de sorte que quand deux choses sont absolument indifférentes, un agent intelligent ne peut choisir l’une ou l’autre, comme une balance ne peut se mouvoir lorsque les poids sont égaux des deux côtés. Mais voici en quoi consiste la différence. Une balance n’est pas un agent : elle est tout à fait passive, et les poids agissent sur elle ; de sorte que, quand les poids sont égaux, il n’y a rien qui la puisse mouvoir. Mais les êtres intelligents sont des agents ; ils ne sont point simplement passifs, et les motifs n’agissent pas sur eux, comme les poids agissent sur une balance. Ils ont des forces actives, et ils agissent quelquefois par de puissants motifs, quelquefois par des motifs faibles, et quelquefois lorsque les choses sont absolument indifférentes. Dans ce dernier cas, il peut y avoir de très bonnes raisons pour agir ; quoique deux ou plusieurs manières d’agir puissent être absolument indifférentes. Le savant auteur suppose toujours le contraire, comme un principe ; mais il n’en donne aucune preuve tirée de la nature des choses ou des perfections de Dieu.

3 et 4. Si le raisonnement que l’on trouve ici était bien fondé, il prouverait que Dieu n’a créé aucune matière, et même qu’il est impossible qu’il en puisse créer. Car les parties de matière, quelle qu’elle soit, qui sont parfaitement solides, sont aussi parfaitement semblables, pourvu qu’elles soient de figures et de dimensions égales ; ce que l’on peut toujours supposer comme une chose possible. Ces parties de matière pourraient donc occuper également bien un autre lieu que celui qu’elles occupent ; et par conséquent il était impossible, selon le raisonnement du savant auteur, que Dieu les plaçât où il les a actuellement placées ; parce qu’il aurait pu avec la même facilité les placer au rebours. Il est vrai qu’on ne saurait voir deux feuilles, ni peut-être deux gouttes d’eau, parfaitement semblables ; parce que ce sont des corps fort composés. Mais il n’en est pas ainsi des parties de la matière simple et solide. Et même, dans les composés, il n’est pas impossible que Dieu fasse deux gouttes d’eau tout à fait semblables ; et nonobstant cette parfaite ressemblance, elles ne pourraient pas être une seule et même goutte d’eau. J’ajoute que le lieu de l’une de ces gouttes ne serait pas le lien de l’autre, quoique leur situation fût une chose absolument indifférente. Le même raisonnement a lieu aussi par rapport à la première détermination du mouvement d’un certain côté, ou du côté opposé.

5 et 6. Quoique deux choses soient parfaitement semblables, elles ne cessent pas d’être deux choses. Les parties du temps sont aussi parfaitement semblables que celles de l’espace, et cependant deux instants ne sont pas le même instant : ce ne sont pas non plus deux noms d’un seul et même instant. Si Dieu n’avait créé le monde que dans ce moment, il n’aurait pas été créé dans le temps qu’il l’a été. Et si Dieu a donné (ou s’il peut donner) une étendue bornée à l’univers, il s’ensuit que l’univers doit être naturellement capable de mouvement ; car ce qui est borné ne peut être immobile. Il paraît donc, par ce que je viens de dire, que ceux qui soutiennent que Dieu ne pouvait pas créer le monde dans un autre temps, ou dans un autre lieu, font la matière nécessairement infinie et éternelle, et réduisent tout à la nécessité et au destin.

7. Si l’univers a une étendue bornée, l’espace qui est au delà du monde n’est point imaginaire, mais réel. Les espaces vides dans le monde même ne sont pas imaginaires. Quoiqu’il y ait des rayons de lumière, et peut-être quelque autre matière en très petite quantité dans un récipient, le défaut de résistance fait voir clairement que la plus grande partie de cet espace est destituée de matière. Car la subtilité de la matière ne peut être la cause du défaut de résistance. Le mercure est composé de parties qui ne sont pas moins subtiles et fluides que celles de l’eau ; et cependant il fait plus de dix fois autant de résistance. Cette résistance vient donc de la quantité, et non de la grossièreté de la matière.

8. L’espace destitué des corps est une propriété d’une substance immatérielle. L’espace n’est pas borné par les corps ; mais il existe également dans les corps et hors des corps. L’espace n’est pas renfermé entre les corps ; mais les corps, étant dans l’espace immense, sont eux-mêmes bornés par leurs propres dimensions.

9. L’espace vide n’est pas un attribut sans sujet ; car par cet espace nous n’entendons pas un espace où il n’y a rien, mais un espace sans corps. Dieu est certainement présent dans tout l’espace vide ; et peut-être qu’il y a aussi dans cet espace plusieurs autres substances, qui ne sont pas matérielles, et qui par conséquent ne peuvent être tangibles, ni aperçues par aucun de nos sens.

10. L’espace n’est pas une substance, mais un attribut ; et si c’est un attribut d’un être nécessaire, il doit (comme tous les autres attributs d’un être nécessaire) exister plus nécessairement que les substances mêmes, qui ne sont pas nécessaires. L’espace est immense, immuable et éternel ; et l’on doit dire la même chose de la durée. Mais il ne s’ensuit pas de là qu’il y ait rien d’éternel hors de Dieu. Car l’espace et la durée ne sont pas hors de Dieu : ce sont des suites immédiates et nécessaires de son existence, sans lesquelles il ne serait point éternel et présent partout.

11 et 12. Les infinis ne sont composés de finis que comme les finis sont composés d’infinitésimes. J’ai fait voir ci-dessus en quel sens on peut dire que l’espace a des parties, ou qu’il n’en a pas. Les parties, dans le sens que l’on donné à ce mot lorsqu’on l’applique aux corps, sont séparables, composées, désunies, indépendantes les unes des autres, et capables de mouvement. Mais quoique l’imagination puisse en quelque manière concevoir des parties dans l’espace infini, cependant comme ces parties, improprement ainsi dites, sont essentiellement immobiles et inséparables les unes des autres, il s’ensuit que cet espace est essentiellement simple et absolument indivisible.

13. Si le monde a une étendue bornée, il peut être mis en mouvement par la puissance de Dieu ; et par conséquent l’argument que je fonde sur cette mobilité est une preuve concluante. Quoique deux lieux soient parfaitement semblables, ils ne sont pas un seul et même lieu. Le mouvement ou le repos de l’univers n’est pas le même état : comme le mouvement ou le repos d’un vaisseau n’est pas non plus le même état, parce qu’un homme renfermé dans la cabane ne saurait s’apercevoir si le vaisseau fait voile ou non, pendant que son mouvement est uniforme. Quoique cet homme ne s’aperçoive pas du mouvement du vaisseau, ce mouvement ne laisse pas d’être en état réel et différent, et il produit des effets réels et différents ; et s’il était arrêté tout d’un coup, il aurait d’autres effets réels. Il en serait de même d’un mouvement imperceptible de l’univers. On n’a point répondu à cet argument, sur lequel M. le chevalier Newton insiste beaucoup dans ses Principes mathématiques. Après avoir considéré les propriétés, les causes et les effets du mouvement, cette considération lui sert à faire voir la différence qu’il y a entre le mouvement réel ou le transport d’un corps qui passe d’une partie de l’espace dans une autre, et le mouvement relatif, qui n’est qu’un changement de l’ordre ou de la situation des corps entre eux. C’est un argument mathématique qui prouve par des effets réels qu’il peut y avoir un mouvement réel où il n’y en a point de relatif ; et qu’il peut y avoir un mouvement relatif où il n’y en a point de réel : c’est, dis-je, un argument mathématique auquel on ne répond pas, quand on se contente d’assurer le contraire.

14. La réalité de l’espace n’est pas une simple supposition : elle a été prouvée par les arguments rapportés ci-dessus, auxquels on n’a point répondu. L’auteur n’a pas répondu non plus à un autre argument, savoir que l’espace et le temps sont des quantités ; ce qu’on ne peut dire de la situation et de l’ordre.

15. Il n’était pas impossible que Dieu fit le monde plus tôt ou plus tard qu’il ne l’a fait. Il n’est pas impossible non plus qu’il le détruise plus tôt ou plus tard, qu’il ne sera actuellement détruit. Quant à la doctrine de l’éternité du monde, ceux qui supposent que la matière et l’espace sont la même chose doivent supposer que le monde est non seulement infini et éternel, mais encore que son immensité et son éternité sont nécessaires, et même aussi nécessaires que l’espace et la durée, qui ne dépendent pas de la volonté de Dieu, mais de son existence. Au contraire, ceux qui croient que Dieu a crée la matière en telle quantité, en tel temps et en tels espaces qu’il lui a plu, ne se trouvent embarrassés d’aucune difficulté. Car la sagesse de Dieu peut avoir eu de très bonnes raisons pour créer ce monde dans un certain temps : elle peut avoir fait d’autres choses avant que ce monde fût créé ; et elle peut faire d’autres choses après que ce monde sera détruit.

16 et 17. J’ai prouvé ci-dessus que l’espace et le temps ne sont pas l’ordre des choses, mais des quantités réelles ; ce qu’on ne peut dire de l’ordre et de la situation. Le savant auteur n’a pas encore répondu à ces preuves ; et à moins qu’il n’y réponde, ce qu’il dit est une contradiction, comme il l’avoue lui-même ici.

18. L’uniformité de toutes les parties de l’espace ne prouve pas que Dieu ne puisse agir dans aucune partie de l’espace de la manière qu’il le veut. Dieu peut avoir de bonnes raisons pour créer des êtres finis ; et des êtres finis ne peuvent exister qu’en des lieux particuliers. Et comme tous les lieux sont originairement semblables (quand même le lieu ne serait que la situation des corps), si Dieu place un cube de matière derrière un autre cube égal de matière, plutôt qu’au rebours, ce choix n’est pas indigne de la perfection de Dieu, quoique ces deux situations soient parfaitement semblables ; parce qu’lil peut y avoir de très bonnes raisons pour l’existence de ces deux cubes, et qu’ils ne sauraient exister que dans l’une ou l’autre de ces deux situations également raisonnables. Le hasard d’Épicure n’est pas un choix, mais une nécessité aveugle.

19. Si l’argument que l’on trouve ici prouve quelque chose, il prouve (comme je l’ai déjà dit ci-dessus, § 3) que Dieu n’a créé, et même qu’il ne peut créer, aucune matière ; parce que la situation des parties égales et similaires de la matière était nécessairement indifférente dès le commencement, aussi bien que la première détermination de leur mouvement, d’un certain côté, ou du côté opposé.

20. Je ne comprends point ce que l’auteur veut prouver ici, par rapport au sujet dont il s’agit.

21. Dire que Dieu ne peut donner des bornes à la quantité de la matière, c’est avancer une chose d’une trop grande importance pour l’admettre sans preuve. Et si Dieu ne peut non plus donner de bornes à la durée de la matière, il s’ensuivra que le monde est infini et éternel nécessairement et indépendamment de Dieu.

22 et 23. Si l’argument que l’on trouve ici était bien fondé, il prouverait que Dieu ne saurait s’empêcher de faire tout ce qu’il peut faire ; et par conséquent qu’il ne saurait s’empêcher de rendre toutes les créatures infinies et éternelles. Mais, selon cette doctrine, Dieu ne serait point le gouverneur du monde : il serait un agent nécessaire, c’est-à-dire qu’il ne serait pas même un agent, mais le destin, la nature et la nécessité.

24-28. On revient encore ici à l’usage du mot de sensorium, quoique M. Newton se soit servi d’un correctif, lorsqu’il a employé ce mot. Il n’est pas nécessaire de rien ajouter à ce que j’ai dit sur cela.

29. L’espace est le lieu de toutes les choses et de toutes les idées comme la durée est la durée de toutes les choses et de toutes les idées. J’ai fait voir ci-dessus que cette doctrine ne tend point à faire Dieu l’âme du monde. Il n’y a point d’union entre Dieu et le monde. On pourrait dire, avec plus de raison, que l’esprit de l’homme est l’âme des images des choses qu’il aperçoit, qu’on ne petit dire que Dieu est l’âme du monde, dans lequel il est présent partout, et sur lequel il agit comme il veut, sans que le monde agisse sur lui. Nonobstant cette réponse, qu’on a vu ci-dessus, l’auteur ne laisse pas de répéter la même objection plus d’une fois, comme si on n’y avait point répondu.

30. Je n’entendis point ce que l’auteur veut dire par un principe représentatif. L’âme aperçoit les choses, parce que les images des choses lui sont portées par les organes des sens. Dieu aperçoit les choses, parce qu’il est présent dans les substances des choses mêmes. Il ne les aperçoit pas, en les produisant continuellement (car il se repose de l’ouvrage de la création) ; mais il les aperçoit, parce qu’il est continuellement présent dans toutes les choses qu’il a créées.

31. Si l’âme n’agissait point sur le corps, et si le corps, par un simple mouvement mécanique de la matière, se conformait pourtant à la volonté de l’âme dans une variété infinie de mouvements spontanés, ce serait un miracle perpétuel. L’harmonie préétablie n’est qu’un mot ou un terme d’art, cet elle n’est d’aucun usage pour expliquer la cause d’un effet si miraculeux.

32. Supposer que, dans le mouvement spontané du corps, l’âme ne donne point un nouveau mouvement ou une nouvelle impression à la matière, et que tous les mouvements spontanés sont produits par une impulsion mécanique de la matière, c’est réduire tout au destin et à la nécessité. Mais quand on dit que Dieu agit dans le monde sur toutes les créatures comme il le veut, sans aucune union, et sans qui aucune chose agisse sur lui, cela fait voir évidemment la différence qu’il y a entre un gouverneur qui est présent partout et une âme imaginaire du monde.

33, Toute action consiste à donner une nouvelle force aux choses sur lesquelles elle s’exerce. Sans cela, ce ne serait pas une action réelle, mais une simple passion, connue dans toutes les lois mécaniques du mouvement. D’où il s’ensuit que, si la communication d’une nouvelle force est surnaturelle, toutes les actions de Dieu seront surnaturelles, et il sera entièrement exclu du gouvernement du monde. Il s’ensuit aussi de la que toutes les actions des hommes sont surnaturelles, ou que l’homme est une pure machine, comme une horloge.

34 et 35. On a fait voir ci-dessus la différence qu’il y a entre la véritable idée de Dieu et celle d’une âme du monde,

36. J’ai répondu ci-dessus à ce que l’on trouve ici.

37. L’âme n’est pas répandue dans le cerveau ; mais elle est présente dans le lieu, qui est le sensorium}.

38. Ce que l’on dit ici est une simple affirmation sans preuve. Deux corps, destitués d’élasticité, se rencontrant avec des forces contraires et égales, perdent leur mouvement. Et M. le chevalier Newton a donné un exemple mathématique, par lequel il paraît que le mouvement diminue et augmente continuellement en quantité. sans qu’il soit communiqué à d’autres corps.

39. Le sujet dont on parle ici n’est point un défaut, comme l’auteur le suppose, c’est la véritable nature de la matière inactive.

40. Si l’argument que l’on trouve ici est bien fondé, il prouve que l’univers doit être infini, qu’il a existé de toute éternité, et qu’il ne saurait cesser d’exister ; que Dieu a toujours créé autant d’hommes et d’autres êtres qu’il était possible qu’il en créât, et qu’il les a crées pour les faire exister aussi longtemps qu’il lui était possible.

41. Je n’entends point ce que ces mots veulent dire : un ordre, ou une situation, qui rend les corps situables. Il me semble que cela veut dire que la situation est la cause de la situation. J’ai prouvé ci-dessus que l’espace n’est pas l’ordre des corps ; et j’ai fait voir dans cette quatrième réplique que l’auteur n’a point répondu aux arguments que j’ai proposés. Il n’est pas moins évident que le temps n’est pas l’ordre des choses qui se succèdent l’une à l’autre, puisque la quantité du temps peut être plus grande ou plus petite ; et cependant cet ordre ne laisse pas d’être le même. L’ordre des choses qui se succèdent l’une à l’autre dans le temps n’est pas le temps même ; car elles peuvent se succéder l’une à l’autre plus vite ou plus lentement dans le même ordre de succession, mais non dans le même temps. Supposé qu’il n’y eût point de créatures, l’ubiquité de Dieu et la continuation de son existence feraient que l’espace et la durée seraient précisément les mêmes qu’a présent.

42. On appelle ici de la raison à l’opinion vulgaire ; mais comme l’opinion vulgaire n’est pas la règle de la vérité, les philosophes ne doivent pas y avoir recours.

43. L’idée d’un miracle renferme nécessairement l’idée d’une chose rare et extraordinaire. Car, d’ailleurs, il n’y a rien de plus merveilleux, et qui demande une plus grande puissance, que quelques-unes des choses que nous appelons naturelles ; comme, par exemple, les mouvements des corps célestes, la génération et la formation des plantes et des animaux, etc. Cependant, ce ne sont pas des miracles, parce que ce sont des choses communes. Il ne s’ensuit pourtant pas de là que tout ce qui est rare et extraordinaire soit un miracle. Car plusieurs choses de cette nature peuvent être des effets irréguliers et moins communs, des causes ordinaires ; comme les éclipses, les monstres, la manie dans les hommes, et une infinité d’autres choses que le vulgaire appelle des prodiges.

44. On accorde ici ce que j’ai dit. On soutient pourtant une chose contraire au sentiment commun des théologiens, en supposant qu’un ange peut faire des miracles.

45. Il est vrai que, si un corps en attirait un autre, sans l’intervention d’aucun moyen, ce ne serait pas un miracle, mais une contradiction ; car ce serait supposer qu’une chose agit où elle n’est pas. Mais le moyen par lequel deux corps s’attirent l’un l’autre peut être invisible et intangible, et d’une nature différente du mécanisme : ce qui n’empêche pas qu’une action régulière et constante ne puisse être appelée naturelle, puisqu’elle est beaucoup moins merveilleuse que le mouvement des animaux, qui ne passe pourtant pas pour un miracle.

46. Si par le terme de forces naturelles on entend ici des forces mécaniques, tous les animaux, sans excepter les hommes, seront de pures machines, comme une horloge. Mais si ce terme ne signifie pas des forces mécaniques, la gravitation peut être produite par des forces régulières et naturelles, quoiqu’elles ne soient pas mécaniques.

N. B. On a déjà répondu ci-dessus aux arguments que M. Leibniz a insérés dans une apostille à son quatrième écrit. La seule chose qu’il soit besoin d’observer ici, c’est que M. Leibniz, en soutenant l’impossibilité des atomes physiques (il ne s’agit pas entre nous des points mathématiques), soutient une absurdité manifeste. Car où il y a des parties parfaitement solides dans la matière, où il n’y en a pas. S’il y en a, et qu’en les subdivisant on y prenne de nouvelles particules, qui aient toutes la même figure et les mêmes dimensions (ce qui est toujours possible), ces nouvelles particules seront des atomes physiques parfaitement semblables. Que s’il n’y a point de parties parfaitement solides dans la matière, il n’y a point de matière dans l’univers ; car plus on divise et subdivise un corps, pour arriver enfin à des parties parfaitement solides et sans pores, plus la proportion que les pores ont à la matière solide de ce corps, plus, dis-je, cette proportion augmente. Si donc, en poussant la division et la subdivision à l’infini, il est impossible d’arriver à des parties parfaitement solides et sans pores, il s’ensuivra que les corps sont uniquement composés de pores (le rapport de ceux-ci aux parties solides

augmentant sans cesse), et par conséquent qu’il n’y a point de matière du tout ; ce qui est une absurdité manifeste. Et le raisonnement sera le même, par rapport à la matière dont les espèces particulières des corps sont composées, soit que l’on suppose que les pores sont vides, ou qu’ils sont remplis d’une matière étrangère.

Cinquième réplique de M. Leibniz, ou réponse à la quatrième réplique de M. Clarke[40], sur les §§ 1 et 2 de l’écrit précédent.

1. Je répondrai cette fois plus amplement pour éclaircir les difficultés, et pour essayer si l’on est d’humeur à se payer de raison, et à donner des marques de l’amour de la vérité, ou si l’on ne fera que chicaner sans rien éclaircir.

2. On s’efforce souvent de n’imputer la nécessité et la fatalité, quoique peut-être personne n’ait mieux expliqué, et plus à fond que j’ai fait dans la Théodicée, la véritable différence entre liberté, contingence, spontanéité, d’un côté, et nécessité absolue, hasard, coaction, de l’autre. Je ne sais pas encore si on le fait parce qu’on le veut, quoi que je puisse dire, ou si ces imputations viennent de bonne foi, de ce qu’on n’a point encore pesé mes sentiments. J’expérimenterai bientôt ce que j’en dois juger, et je me réglerai là-dessus.

3. Il est vrai que les raisons font dans l’esprit du sage, et les motifs dans quelque esprit que ce soit, ce qui répond à l’effet que les poids font dans une balance. On objecte que cette notion mène à la nécessité et à la fatalité. Mais on le dit sans le prouver et sans prendre connaissance des explications que j’ai données autrefois pour lever toutes les difficultés qu’on peut faire la-dessus.

4. Il semble aussi qu’on se joue d’équivoque. Il y a des nécessités qu’il faut admettre. Car il faut distinguer aussi entre une nécessité absolue et une nécessité hypothétique. Il faut distinguer aussi entre une nécessité qui a lieu, parce que l’opposé implique contradiction, et laquelle est appelée logique, métaphysique ou mathématique ; et entre une nécessité qui est morale, qui fait que le Sage choisit le meilleur, et que tout esprit suit l’inclination la plus grande.

5. La nécessité hypothétique est celle que la supposition ou hypothèse de la prévision de Dieu impose aux futurs contingents. Et il faut l’admettre, si ce n’est qu’avec les sociniens on refuse à Dieu la prescience des contingents futurs, et la providence qui règle et gouverne les choses en détail.

6. Mais ni cette prescience, ni cette préordination ne dérogent point à la liberté. Car Dieu, porté par la suprême raison à choisir entre plusieurs suites de choses ou mondes possibles, celui où les créatures libres prendraient telles ou telles résolutions, quoique non sans son concours, a rendu par là tout événement certain et déterminé une fois pour toutes sans déroger par là à la liberté de ces créatures ; ce simple décret du choix, ne changeant point, mais actualisant seulement leurs natures qu’il y voyait dans ses idées.

7. Et quant à la nécessité morale, elle ne déroge point non plus à la liberté. Car, lorsque le Sage et surtout Dieu, le sage souverain, choisit le meilleur, il n’en est pas moins libre ; au contraire, c’est la plus parfaite liberté de n’être point empêche d’agir le mieux. Et lorsqu’un autre choisit selon le bien le plus apparent et le plus inclinant, il imite en cela la liberté du Sage à proportion de sa disposition ; et sans cela, le choix serait un hasard aveugle.

8. Mais le bien, tant vrai qu’apparent, en un mot le motif, incline sans nécessité, c’est-à-dire sans imposer une nécessité absolue. Car lorsque Dieu, par exemple, choisit le meilleur, ce qu’il ne choisit point, et qui est inférieur en perfection, ne laisse pas d’être possible. Mais si ce que Dieu choisit était absolument nécessaire, tout autre parti serait impossible contre l’hypothèse, car Dieu choisit parmi les possibles, c’est-à-dire parmi plusieurs partis dont pas un n’implique contradiction.

9. Mais de dire que Dieu ne peut choisir que le meilleur, et d’en vouloir inférer que ce qu’il ne choisit point est impossible, c’est confondre les termes, la puissance et la volonté, la nécessité métaphysique et la nécessité morale, les essences et les existences. Car ce qui est nécessaire l’est par son essence, puisque l’opposé implique contradiction ; mais le contingent qui existe doit son existence au principe du meilleur, raison suffisante des choses. Et c’est pour cela que je dis que les motifs inclinent sans nécessité et qu’il y a une certitude et infaillibilité, mais non pas une nécessité absolue dans les choses contingentes. Joignez à ceci ce qui se dira plus bas, Num. 73 et 76.

10. Et j’ai assez montré dans ma Théodicée que cette nécessité morale est heureuse, conforme à la perfection divine ; conforme au grand principe des existences, qui est celui du besoin d’une raison suffisante ; au lieu que la nécessité absolue et métaphysique dépend de l’autre grand principe de nos raisonnements, qui est celui des essences ; c’est-à-dire celui de l’identité ou de la contradiction ; car ce qui est absolument nécessaire est seul possible entre les partis, et sans contradiction.

11. J’ai fait voir aussi que notre volonté ne suit pas toujours précisément l’entendement pratique, parce qu’elle peut avoir ou trouver des raisons pour suspendre sa résolution jusqu’à une discussion ultérieure.

12. M’imputer après cela une nécessite absolue, sans avoir rien à dire contre les considérations que je viens d’apporter, et qui vont jusqu’au fond des choses, peut-être au delà de ce qui se voit ailleurs, ce sera une obstination déraisonnable.

13. Pour ce qui est de la fatalité, qu’on m’impute aussi, c’est encore une équivoque. Il y a fatum mahometanum, fatum stoicum, fatum christianum’. Le destin à la turque veut que les effets arriveraient quand on en éviterait la cause, comme s’il y avait une nécessité absolue. Le destin stoïcien veut qu’on soit tranquille ; parce qu’il faut avoir patience par force, puisqu’on ne saurait regimber contre la suite des choses. Mais on convient qu’il y a fatum christianum, une destinée certaine de toutes choses, réglée parla prescience et par la providence de Dieu. Fatum est dérivé de fari ; c’est-à-dire prononcer, décerner ; et dans le bon sens, il signifie le décret de la providence. Et ceux qui s’y soumettent par la connaissance des perfections divines, dont l’amour de Dieu est une suite (puisqu’il consiste dans le plaisir que donne cette connaissance), ne prennent pas seulement patience comme les philosophes païens, mais ils sont même contents de ce que Dieu ordonne, sachant qu’il fait tout pour le mieux ; et non seulement pour le plus grand bien en général, mais encore pour le plus grand bien particulier de ceux qui l’aiment.

14. J’ai été obligé de m’étendre, pour détruire une bonne fois les imputations mal fondées, comme j’espère de pouvoir le faire par ces explications dans l’esprit des personnes équitables. Maintenant je viendrai à une objection qu’on me fait ici contre la comparaison des poids d’une balance avec les motifs de la volonté. On objecte que la balance est purement passive, est poussée par les poids ; au lieu que les agents intelligents et doués de volonté sont actifs. À cela je réponds que le principe du besoin d’une raison suffisante est commun aux agents et aux patients. Ils ont besoin d’une raison suffisante de leur action, aussi bien que de leur passion. Non seulement la balance n’agit pas, quand elle est poussée également de part et d’autre ; mais les poids égaux aussi n’agissent point, quand ils sont en équilibre ; de sorte que l’on ne peut descendre, sans que l’autre monte autant.

15. Il faut encore considérer qu’à proprement parler les motifs n’agissent point sur l’esprit comme les poids sur la balance ; mais c’est plutôt l’esprit qui agit en vertu des motifs, qui sont ses dispositions à agir. Ainsi vouloir, comme l’on veut ici, que l’esprit préfère quelquefois les motifs faibles aux plus forts, et même l’indifférent aux motifs, c’est séparer l’esprit des motifs comme s’ils étaient hors de lui, comme le poids est distingue de la balance ; et comme si dans l’esprit il y avait d’autres dispositions pour agir que les motifs, en vertu desquels l’esprit rejetterait les motifs. Au lieu que dans la vérité les motifs comprennent toutes les dispositions que l’esprit peut avoir pour agir volontairement ; car ils ne comprennent pas seulement les raisons, mais encore les inclinations qui viennent des passions ou d’autres impressions précédentes. Ainsi, si l’esprit préférait l’inclination faible à la forte, il agirait contre soi-même, et autrement qu’il est disposé d’agir. Ce qui fait voir que les notions contraires ici aux miennes sont superficielles, et se trouvent n’avoir rien de solide, quand elles sont bien considérées.

16. De dire aussi que l’esprit peut avoir de bonnes raisons pour agir quand il n’a aucuns motifs, et quand les choses sont absolument indifférentes, comme on s’explique ici, c’est une contradiction manifeste ; car s’il a de bonnes raisons pour le parti qu’il prend, les choses ne lui sont point indifférentes.

17. Et de dire qu’on agira quand on a des raisons pour agir, quand même les voies d’agir seraient absolument indifférentes, c’est encore parler fort superficiellement, et d’une manière très insoutenable. Car on n’a jamais une raison suffisante pour agir, quand on n’a pas aussi une raison suffisante pour agir tellement ; toute action étant individuelle, et non générale, ni abstraite de ses circonstances, et ayant besoin de quelque voie pour être effectuée. Donc, quand il y a une raison suffisante pour agir tellement, il y en a aussi pour agir par une telle voie ; et par conséquent les voies ne sont point indifférentes. Toutes les fois qu’on a des raisons suffisantes pour une action singulière, on en a pour ses réquisits. Voyez encore ce qui se dira plus bas, Num. 66.

18. Ces raisonnements sautent aux yeux, et il est bien étrange qu’on m’impute que j’'avance mon principe du besoin d’une raison suffisante, sans aucune preuve tirée de la nature des choses, ou des perfections divines. Car la nature des choses porte que tout événement ait préalablement ses conditions, réquisits, dispositions convenables, dont existence en fait la raison suffisante.

19. Et la perfection de Dieu demande que toutes ses actions soient conformes à sa sagesse, et qu’on ne puisse point lui reprocher d’avoir agi sans raisons, ou même d’avoir préféré une aison plus faible à une raison plus forte.

20. Mais je parlerai plus amplement sur la fin de cet écrit, de la solidité et de l’importance de ce grand principe du besoin d’une raison suffisante pour tout événement, dont le renversement renverserait la meilleure partie de toute la philosophie. Ainsi il est bien étrange qu’on veuille ici qu’en cela je commets une pétition de principe ; et il paraît bien qu’on veut soutenir des sentiments insoutenables, puisqu’on est réduit à me refuser ce grand principe, un des plus essentiels de la raison.

Sur les §§ 3 et 4.

21. Il faut avouer que ce grand principe, quoiqu’il ait été reconnu, n’a pas été assez employé. Et c’est en bonne partie la raison pourquoi jusqu’ici la philosophie première a été si peu féconde, et si peu démonstrative. J’en infère, entre autres conséquences, qu’il n’y a point dans la nature deux êtres réels absolus indiscernables ; parce que, s’il y en avait, Dieu et la nature agiraient sans raison, en traitant l’un autrement que l’autre ; et qu’ainsi Dieu ne produit point deux portions de matières parfaitement égales et semblables. On répond à cette conclusion, sans en réfuter la raison ; et on y répond par une objection bien faible : « Cet argument, dit-on, s’il était bon, prouverait qu’il serait impossible à Dieu de créer aucune matière ; car les parties de la matière parfaitement solides, étant prises égales et de la même figure (ce qui est une supposition possible), seraient exactement faites l’une comme l’autre. » Mais c’est une pétition de principe très manifeste, de supposer cette parfaite convenance, qui selon moi ne saurait être admise. Cette supposition de deux indiscernables, comme de deux portions de matière qui conviennent parfaitement entre elles, paraît possible en termes abstraits ; mais elle n’est point compatible avec l’ordre des choses, ni avec la sagesse divine, où rien n’est admis sans raison. Le vulgaire s’imagine de telles choses, parce qu’il se contente de notions incomplètes. Et c’est un des défauts des atomistes.

22. Outre que je n’admets point dans la matière des portions parfaitement solides, ou qui soient tout d’une pièce, sans aucune variété, ou mouvement particulier dans leurs parties, comme l’on conçoit les prétendus atomes. Poser de tels corps est encore une opinion populaire mal fondée. Selon mes démonstrations, chaque portion de matière est actuellement sous-divisée en parties différemment mues, et pas une ne ressemble entièrement à l’autre.

23. J’avais allégué que, dans les choses sensibles, on n’en trouve jamais deux indiscernables, et que, par exemple, on ne trouvera point deux feuilles dans un jardin, ni deux gouttes d’eau parfaitement semblables. On l’admet à l’égard des feuilles, et peut-être (perhaps) à l’égard des gouttes d’eau ; mais on pourrait l’admettre sans perhaps (senza forse, dirait un Italien), encore dans les gouttes d’eau.

24. Je crois que ces observations générales, qui se trouvent dans les choses sensibles, se trouvent encore à proportion dans les insensibles ; et qu’à cet égard on peut dire, comme disait Arlequin dans l’Empereur de la Lune, que c’est tout comme ici. Et c’est un grand préjugé contre les indiscernables, qu’on n’en trouve aucun exemple. Mais on s’oppose à cette conséquence : parce que, dit-on, les corps sensibles sont composés, au lieu qu’on soutient qu’il y en a d’insensibles qui sont simples. Je réponds encore que je n’en accorde point. Il n’y a rien de simple, selon moi, que les véritables monades, qui n’ont point de parties ni d’étendue. Les corps simples, et même les parfaitement similaires, sont une suite de la fausse position du vide et des atomes, ou d’ailleurs de la philosophie paresseuse, qui ne pousse pas assez l’analyse des choses, et s’imagine de pouvoir parvenir aux premiers éléments corporels de la nature, parce que cela contenterait notre imagination.

25. Quand je nie qu’il y ait deux gouttes d’eau entièrement semblables, ou deux autres, corps indiscernables, je ne dis point qu’il soit impossible absolument d’en poser, mais que c’est une chose contraire à la sagesse divine, et qui par conséquent n’existe point.

26. J’avoue que si deux choses parfaitement indiscernables existaient, elles seraient deux ; mais la supposition est fausse, et contraire au grand principe de la raison. Les philosophes vulgaires se sont trompés, lorsqu’ils ont cru qu’il y avait des choses différentes solo numero, ou seulement parce qu’elles sont deux : et c’est de cette erreur que sont venues leurs perplexités sur ce qu’ils appelaient le principe d’individuation. La métaphysique a été traitée ordinairement en simple doctrine des termes, comme un dictionnaire philosophique, sans venir à la discussion des choses. La philosophie superficielle, comme celle des Atomistes et des Vacuistes, se forge des choses que les raisons supérieures n’admettent point. J’espère que mes démonstrations feront changer de face à la philosophie malgré les faibles contradictions telles qu’on n’oppose ici.

27. Les parties du temps ou du lieu, prises en elles-mêmes, sont des choses idéales ; ainsi elles se ressemblent parfaitement, comme deux unités abstraites. Mais il n’en est pas de même de deux uns concrets, ou de deux temps effectifs, ou deux espaces remplis, c’est-à-dire véritablement actuels.

28. Je ne dis pas que deux points de l’espace sont un même point, ni que deux instants du temps sont un même instant, comme il semble qu’on m’impute ; mais on peut s’imaginer, faute de connaissance, qu’il y a deux instants différents, où il n’y en a qu’un ; comme j’ai remarqué dans l’art. 47 de la précédente réponse, que souvent en géométrie on suppose deux, pour représenter l’erreur d’un contredisant, et on n’en trouve qu’un. Si quelqu’un supposait qu’une ligne droite coupe l’autre en deux points, il se trouvera, au bout du compte, que ces deux points prétendus doivent coïncider, et n’en sauraient faire qu’un.

29. J’ai démontré que l’espace n’est autre chose qu’un ordre de l’existence des choses, qui se remarque dans leur simultanéité. Ainsi la fiction d’un univers matériel fini, qui se promène tout entier dans un espace vide infini, ne saurait être admise. Elle est tout à fait déraisonnable et impraticable. Car, outre qu’il n’y a point d’espace réel hors de l’univers matériel, une telle action serait sans but ; ce serait travailler sans rien faire, agendo nihil agere. Il ne se produirait aucun changement observable par qui que ce soit. Ce sont des imaginations des philosophes à notions incomplètes, qui se font de l’espace une réalité absolue. Les simples mathématiciens, qui ne s’occupent que de jeux de l’imagination, sont capables de se forger de telles notions ; mais elles sont détruites par des raisons supérieures.

30. Absolument parlant, il paraît que Dieu peut faire l’univers matériel fini en extension ; mais le contraire paraît plus conforme a sa sagesse.

31. Je n’accorde point que tout fini est mobile. Selon l’hypothèse même des adversaires, une partie de l’espace, quoique fini, n’est point mobile. Il faut que ce qui est mobile puisse changer de situation par rapport a quelque autre chose, et qu’il puisse arriver un état nouveau discernable du premier ; autrement le changement est une fiction. Ainsi il faut qu’un fini mobile fasse partie d’un autre, afin qu’il puisse arriver un changement observable.

32. Descartes a soutenu que la matière n’a point de bornes, et je ne crois pas qu’on l’ait suffisamment réfuté. Et quand on le lui accorderait., il ne s’ensuit point que la matière serait nécessaire, ni qu’elle ait été de toute éternité, puisque cette diffusion de la matière sans bornes ne serait qu’un effet du choix de Dieu, qui l’aurait trouvé mieux ainsi.

Sur le § 7.

33. Puisque l’espace en soi est une chose idéale comme le temps, il faut bien que l’espace hors du monde soit imaginaire, comme les scholastiques mêmes l’ont bien reconnu. Il en est de même de l’espace vide dans le monde, que je crois encore être imaginaire, par les raisons que j’ai produites.

34. On n’objecte le vide inventé par M. Guérike, de Magdebourg, qui se fait en pompant l’air d’un récipient ; et on prétend qu’il y a véritablement du vide parfait, ou de l’espace sans matière, en partie au moins, dans ce récipient. Les aristotéliciens et les cartésiens, qui n’admettent point le véritable vide, ont répondu à cette expérience de M. Guérike, aussi bien qu’à celle de M. Torricelli, de Florence (qui vidait l’air d’un tuyau de verre par le moyen du mercure), qu’il n’y a point de vide du tout dans le tuyau ou dans le récipient ; puisque le verre a des pores subtils, à travers lesquels les rayons de la lumière, ceux de l’aimant et autres matières très minces peuvent passer. Et je suis de leur sentiment, trouvant qu’on peut comparer le récipient à une caisse pleine de trous, qui serait dans l’eau, dans laquelle il y aurait des poissons, ou d’autres corps grossiers, lesquels en étant ôtés, la place ne laisserait pas d’être remplie par de l’eau. Il y a seulement cette différence que l’eau, quoiqu’elle soit fluide et plus obéissante que ces corps grossiers, est pourtant aussi pesante et aussi massive, ou même davantage ; au lieu que la matière qui entre dans le récipient à la place de l’air est bien plus mince. Les nouveaux partisans du vide répondent à cette instance que ce n’est pas la grossièreté qui fait de la résistance ; et par conséquent qu’il y a nécessairement plus de vide, où il y a moins de résistance ; on ajoute que la subtilité n’y fait rien, et que les parties du vif-argent sont aussi subtiles et aussi fines que celles de l’eau, et que néanmoins le vif-argent résiste plus de dix fois davantage. À cela je réplique que ce n’est pas tant la quantité de la matière, que la difficulté qu’elle fait de céder, qui fait la résistance. Par exemple, le bois flottant contient moins de matière pesante que l’eau de pareil volume, et néanmoins il résiste plus au bateau que l’eau.

35. Et quant au vif-argent, il contenta la vérité environ quatorze fois plus de matière pesante que l’eau, dans un pareil volume ; mais il ne s’ensuit point qu’il contienne quatorze fois plus de matière absolument. Au contraire, l’eau en contient autant, mais prenant ensemble tant sa propre matière, qui est pesante, qu’une matière étrangère non pesante, qui passe à travers de ses pores. Car tant le vif-argent que l’eau sont des masses de matière pesante, percées à jour, à travers lesquelles passe beaucoup de matière non pesante, et qui ne résiste point sensiblement, comme est apparemment celle de rayons de lumière, et d’autres fluides insensibles, tels que celui surtout qui cause lui-même la pesanteur des corps grossiers, en s’écartant du centre où il les fait aller. Car c’est une étrange fiction que de faire toute la matière pesante, et même vers toute autre matière ; comme si tout corps attirait également tout autre corps selon les masses et les distances ; et cela par une attraction proprement dite, qui ne soit point dérivée d’une impulsion occulte des corps : au lieu que la pesanteur des corps sensibles vers le centre de la terre doit être produite par le mouvement de quelque fluide. Et il en sera de même d’autres pesanteurs, comme de celles des plantes vers le soleil, ou entre elles. Un corps n’est jamais mû naturellement que par un autre corps qui le pousse en le touchant ; et après cela il continue jusqu’à ce qu’il soit empêché par un autre corps qui le touche. Toute autre opération sur le corps est ou miraculeuse ou imaginaire.

Sur les §§ 8 et 9.

36. Comme ej’avais objecté que l’espace, pris pour quelque chose de réel et d’absolu sans les corps, serait une chose éternelle, impassible, indépendante de Dieu, on a tâché d’éluder cette difficulté, en disant que l’espace est une propriété de Dieu. J’ai opposé à cela, dans mon écrit précédent, que la propriété de Dieu est l’immensité ; mais que l’espace, qui est souvent commensuré avec les corps, et l’immensité de Dieu, n’est pas la même chose.

37. J’ai encore objecté que, si l’espace est une propriété, et si l’espace infini est l’immensité de Dieu, l’espace fini sera l’étendue ou la mensurabilité de quelque chose finie. Ainsi l’espace occupé par un corps sera l’étendue de ce corps ; chose absurde, puisqu’un corps peut changer d’espace, mais qu’il ne peut point quitter son étendue.

38. J’ai encore demandé : si l’espace est une propriété, de quelle chose sera donc la propriété un espace vide borné, tel qu’on s’imagine dans le récipient épuisé d’air ? Il ne paraît point raisonnable de dire que cet espace vide, rond ou carré, soit une propriété de Dieu. Sera-ce donc peut-être la propriété de quelques substances immatérielles, étendues, imaginaires, qu’on se figure, ce semble, dans les espaces imaginaires ?

39. Si l’espace est la propriété ou l’affection de la substance qui est dans l’espace, le même espace sera tantôt l’affection d’un corps, tantôt d’un autre corps ; tantôt d’une substance immatérielle, tantôt peut-être de Dieu, quand il est vide de toute autre substance matérielle ou immatérielle. Mais voilà une étrange propriété on affection, qui passe de sujet en sujet. Les sujets quitteront ainsi leurs accidents comme un habit, afin que d’autres sujets s’en puissent revêtir. Après cela, comment distinguera-t-on les accidents et les substances ?

40. Que si les espaces bornes qui y sont, et si l’espace infini est la propriété de Dieu, il faut (chose étrange !) que la propriété de Dieu soit composée des affections des créatures ; car tous les espaces finis, pris ensemble, composent l’espace infini.

41. Que si l’on nie que l’espace borné soit une affection des choses bornées, il ne sera pas raisonnable non plus que l’espace infini soit l’affection ou la propriété d’une chose infinie. J’avais insinué toutes ces difficultés dans mon écrit précédent ; mais il ne paraît point qu’on ait taché d’y satisfaire.

42. J’ai encore d’autres raisons contre l’étrange imagination que l’espace est une propriété de Dieu. Si cela est, l’espace entre dans l’essence de Dieu. Or, l’espace a des parties ; donc il y aurait des parties dans l’essence de Dieu, spectatum admissi.

43. De plus, les espaces sont tantôt vides, tantôt remplis ; donc il y aura dans l’essence de Dieu des parties tantôt vides, tantôt remplies, et par conséquent sujettes à un changement perpétuel. Les corps, remplissant l’espace, rempliraient une partie de l’essence de Dieu, et y seraient commensurés ; et dans la supposition du vide, une partie de l’essence de Dieu sera dans le récipient. Ce Dieu à parties ressemblera fort au dieu stoïcien, qui était l’univers tout entier, considère comme un animal divin.

44. Si l’espace infini est l’immensité de Dieu, le temps infini sera l’éternité de Dieu : il faudra donc dire que ce qui est dans l’espace est dans l’immensité de Dieu, et par conséquent dans son essence ; et que ce qui est dans le temps est dans l’éternité de Dieu. Phrases étranges, et qui font bien connaître qu’on abuse des termes.

45. En voici encore une autre instance. L’immensité de Dieu fait que Dieu est dans tous les espaces. Mais si Dieu est dans l’espace, comment peut-on dire que l’espace est en Dieu, ou qu’il est sa propriété ? On a bien ouï dire que la propriété soit dans le sujet ; mais on n’a jamais ouï dire que le sujet soit dans sa propriété. De même, Dieu existe en chaque temps : comment donc le temps est-il dans Dieu ; et comment peut-il être une propriété de Dieu ? Ce sont des alloglossies perpétuelles.

46. Il paraît qu’on confond l’immensité ou l’étendue des choses avec l’espace selon lequel cette étendue est prise. L’espace infini n’est pas l’immensité de Dieu ; l’espace fini n’est pas l’étendue des corps, comme le temps n’est point la durée. Les choses gardent leur étendue, mais elles ne gardent point toujours leur espace. Chaque chose a sa propre étendue, sa propre durée ; mais elle n’a point son propre temps, et elle ne garde point son propre espace.

47. Voici comment les hommes viennent à se former la notion de l’espace. Ils considèrent que plusieurs choses existent à la fois, et ils y trouvent un certain ordre de coexistence, suivant lequel le rapport des uns et des autres est plus ou moins simple. C’est leur situation ou distance. Lorsqu’il arrive qu’un de ces coexistants change de ce rapport à une multitude d’autres, sans qu’ils en changent entre eux ; et qu’un nouveau venu acquiert le rapport tel que le premier avait eu à d’autres, on dit qu’il est venu à sa place, et on appelle ce changement un mouvement qui est dans celui ou est la cause immédiate du changement. Et quand plusieurs, ou même tous, changeraient selon certaines règles connues de direction et de vitesse, on peut toujours déterminer le rapport de situation que chacun acquiert à chacun ; et même celui que chaque autre aurait ou qu’il aurait à chaque autre, s’il n’avait point changé, ou s’il avait autrement changé. Et supposant et feignant que parmi ces coexistants il y ait un nombre suffisant de quelques-uns, qui étaient point eu de changement en eux, on dira que ceux qui ont un rapport à ces existants fixes, tel que d’autres avaient auparavant à eux, ont eu la même place que ces derniers avaient eue. Et ce qui comprend toutes ces places est appelé espace. Ce qui fait voir que pour avoir l’idée de la place, et par conséquent de l’espace, il suffit de considérer ces rapports et les règles de leurs changements, sans avoir besoin de se figurer ici aucune réalité absolue hors des choses dont on considère la situation. Et, pour donner une espèce de définition, place est ce qu’on dit être le même à A et à B, quand le rapport de coexistence de B avec C, E, F, G, etc., convient entièrement avec le rapport de coexistence qu’A a eu avec les mêmes ; suppose qu’il n’y ait eu aucune cause de changement dans C, E, F, G, etc. On pourrait dire aussi, sans ecthèse, que place est ce qui est le même en moments différents à des existents, quoique différents, quand leurs rapports de coexistence avec certains existents, qui depuis un de ces moments à l’autre sont supposés fixes, conviennent entièrement. Et existents fixes sont ceux dans lesquels il n’y a point eu de cause du changement de l’ordre de coexistence avec d’autres ; ou (ce qui est le même) dans lesquels il n’y a point eu de mouvement. Enfin, espace est ce qui résulte des places prises ensemble. Et il est bon ici de considérer la différence entre la place, et entre le rapport de situation qui est dans le corps qui occupe la place. Car la place d’A et de B est la même ; au lieu que le rapport d’A aux corps fixes n’est pas précisément et individuellement le même que le rapport que B (qui prendra sa place) aura aux mêmes fixes ; et ces rapports conviennent seulement. Car deux sujets différents, comme A et B, ne sauraient avoir précisément la même affection individuelle ; un même accident individuel ne se pouvant point trouver en deux sujets, ni passer de sujet en sujet. Mais l’esprit non content de la convenance cherche une identité, une chose qui soit véritablement la même, et la conçoit comme hors de ces sujets ; et c’est ce qu’on appelle ici place et espace. Cependant cela ne saurait être qu’idéal, contenant un certain ordre où l’esprit conçoit l’application des rapports : comme l’esprit se peut figurer un ordre consistant en lignes généalogiques, dont les grandeurs ne consisteraient que dans le nombre des générations, où chaque personne aurait sa place. Et si l’on ajoutait la fiction de la métempsycose, et si l’on faisait revenir les mêmes âmes humaines, les personnes y pourraient changer de place. Celui qui a été père ou grand-père pourrait devenir fils ou petit-fils, etc. Et cependant ces places, lignes et espaces généalogiques, quoiqu’elles exprimeraient des vérités réelles, ne seraient que choses idéales. Je donnerai encore un exemple de l’usage de l’esprit de se former, à l’occasion des accidents qui sont dans les sujets, quelque chose qui leur réponde hors des sujets. La raison ou proportion entre deux lignes, L et M, petit être conçue de trois façons : comme raison du plus grand L, au moindre M ; comme raison du moindre M, au plus grand L ; et enfin comme quelque chose d’abstrait des deux, c’est-à-dire comme la raison entre L et M, sans considérer lequel est l’antérieur ou le postérieur, le sujet ou l’objet. Et c’est ainsi que les proportions sont considérées dans la musique. Dans la première considération, L le plus grand est le sujet ; dans la seconde, M le moindre est le sujet de cet accident, que les philosophes appellent relation ou rapport. Mais quel en sera le sujet dans le troisième sens ? On ne saurait dire que tous les deux, L et M ensemble, soient le sujet d’un tel accident ; car ainsi nous aurions un accident en deux sujets, qui aurait une jambe dans l’un et l’autre dans l’autre ; ce qui est contre la notion des accidents. Donc il faut dire que ce rapport, dans ce troisième sens, est bien hors des sujets ; mais que, n’étant ni substance ni accident, cela doit être une chose purement idéale, dont la considération ne laisse pas d’être utile. Au reste, j’ai fait ici à peu près comme Euclide, qui, ne pouvant pas bien faire entendre absolument ce que c’est que raison prise dans le sens des géomètres, définit bien ce que c’est que mêmes raisons. Et c’est ainsi que, pour expliquer ce que c’est que la place, j’ai voulu définir ce que c’est que la même place. Je remarque enfin que les traces des mobiles, qu’ils laissent quelquefois dans les immobiles sur lesquels ils exercent leur mouvement, ont donné à l’imagination des hommes l’occasion de se former cette idée, comme s’il restait encore quelque trace lors même qu’il n’y a aucune chose immobile ; mais cela n’est qu’idéal, et porte seulement que, s’il y avait là quelque immobile, on l’y pourrait désigner. Et c’est cette analogie qui fait qu’on s’imagine des places, des traces, des espaces, quoique ces choses ne consistent que dans la vérité des rapports, et nullement dans quelque réalité absolue.

48. Au reste, si l’espace vide de corps (qu’on s’imagine) n’est pas vide tout à fait, de quoi est-il donc plein ? Y a-t-il peut-être des esprits étendus ou des substances immatérielles, capables de s’étendre et de se resserrer, qui s’y promènent et qui se pénètrent sans s’incommoder, comme les ombres de deux corps se pénètrent sur la surface d’une muraille ? Je vois revenir les plaisantes imaginations de M. Henri Morus (homme savant et bien intentionné d’ailleurs), et de quelques autres, qui ont cru que ces esprits se peuvent rendre impénétrables quand bon leur semble. Il y en a même eu qui se sont imaginé que l’homme, dans l’état d’intégrité, avait aussi le don de la pénétration ; mais qu’il est devenu solide, opaque et impénétrable par sa chute. N’est-ce pas renverser les notions des choses, donner à Dieu des parties, donner de l’étendue aux esprits ? Le seul principe du besoin de la raison suffisante fait disparaître tous ces spectres d’imagination. Les hommes se font aisément des fictions, faute de bien employer ce grand principe.

Sur le § 10.

49. On ne peut point dire qu’une certaine durée est éternelle ; mais on peut dire que les choses qui durent toujours sont éternelles, en gagnant toujours une durée nouvelle. Tout ce qui existe du temps et de la duration, étant successif, périt continuellement : et comment une chose pourrait-elle exister éternellement, qui, à parler exactement, n’existe jamais ? Car comment pourrait exister une chose, dont jamais aucune partie n’existe ? Du temps n’existent jamais que des instants, et l’instant n’est pas même une partie du temps. Quiconque considérera ces observations comprendra bien que le temps ne saurait être qu’une chose idéale ; et l’analogie du temps et de l’espace fera bien juger que l’un est aussi idéal que l’autre. Cependant, si en disant que la duration d’une chose est éternelle, on entend seulement que la chose dure éternellement, je n’ai rien à y redire.

50. Si la réalité de l’espace et du temps est nécessaire pour l’immensité et l’éternité de Dieu ; s’il faut que Dieu soit dans des espaces ; si être dans l’espace est une propriété de Dieu ; Dieu sera en quelque façon dépendant du temps et de l’espace, et il en aura besoin. Car l’échappatoire que l’espace et le temps sont en Dieu, et comme des propriétés de Dieu, est déjà fermée. Pourrait-on supporter l’opinion qui soutiendrait que les corps se promènent dans les parties de l’essence divine ?

Sur les §§ 11 et 12.

51. Comme j’avais objecté que l’espace a des parties, on cherche une autre échappatoire en s’éloignant du sens reçu des termes, et soutenant que l’espace n’a point de parties ; parce que ses parties ne sont point séparables, et ne sauraient être éloignées les unes des autres par discerption. Mais il suffit que l’espace ait des parties, soit que ces parties soient séparables ou non ; et on les peut assigner dans l’espace, soit par les corps qui y sont, soit par les lignes ou surfaces qu’on y peut mener.

Sur le § 13.

52. Pour prouver que l’espace, sans les corps, est quelque réalité absolue, on m’avait objecté que l’univers matériel fini se pourrait promener dans l’espace. J’ai répondu qu’il ne paraît point raisonnable que l’univers matériel soit fini ; et quand on le supposerait, il est déraisonnable qu’il ait du mouvement, autrement qu’en tant que ses parties changent de situation entre elles ; parce qu’un tel mouvement ne produirait aucun changement observable, et serait sans but. Autre chose est quand ses parties changent de situation entre elles ; car alors on y reconnaît un mouvement dans l’espace, mais consistant dans l’ordre des rapports, qui sont changés. On réplique maintenant que la vérité du mouvement est indépendante de l’observation, et qu’un vaisseau peut avancer sans que celui qui est dedans s’en aperçoive. Je réponds que le mouvement est indépendant de l’observation ; mais qu’il n’est point indépendant de l’observiabilité. Il n’y a point de mouvement, quand il n’y a point de changement observable. Et même quand il n’y a point de changement observable, il n’y a point de changement du tout. Le contraire est fondé sur la supposition d’un espace réel absolu, que j’ai réfuté démonstrativement par le principe du besoin d’une raison suffisante des choses.

53. Je ne trouve rien dans la définition huitième des Principes mathématiques de la nature, ni dans le scholie de cette définition, qui prouve, ou puisse prouver la réalité de l’espace en soi. Cependant j’accorde qu’il y a de la différence entre un mouvement absolu véritable d’un corps, et un simple changement relatif de la situation par rapport à un autre corps. Car lorsque la cause immédiate du changement est dans le corps, il est véritablement en mouvement ; et alors la situation des autres, par rapport à lui, sera changée par conséquence, quoique la cause de ce changement ne soit point en eux. Il est vrai qu’à parler exactement, il n’y a point de corps qui soit parfaitement et entièrement en repos ; mais c’est de quoi on fait abstraction, en considérant la chose mathématiquement. Ainsi je n’ai rien laissé sans réponse, de tout ce qu’on a alléguée pour la réalité absolue de l’espace. Et j’ai démontré la fausseté de cette réalité, par un principe fondamental des plus raisonnables et des plus éprouvés, contre lequel on ne saurait trouver aucune exception ni instance. Au reste, on peut juger, par tout ce que je viens de dire, que je ne dois point admettre un univers mobile, ni aucune place hors de l’univers matériel.

Sur le § 14.

54. Je ne connais aucune objection, à laquelle je ne croie avoir répondu suffisamment. Et quant à cette objection, que l’espace et le temps sont des quantités, ou plutôt des choses douées de quantité, et que la situation et l’ordre ne le sont point, je réponds que l’ordre a aussi sa quantité ; il a ce qui précède et ce qui suit ; il y a distance ou intervalle. Les choses relatives ont leur quantité, aussi bien que les absolues. Par exemple, les raisons ou proportions dans les mathématiques ont leur quantité, et se mesurent par les logarithmes ; et cependant ce sont des relations. Ainsi, quoique le temps et l’espace

consistent en rapports, ils ne laissent pas d’avoir leur quantité.

Sur le § 15.

55. Pour ce qui est de la question, si Dieu a pu créer le monde plus tôt, il faut se bien entendre. Comme j’ai démontré que le temps sans les choses n’est autre chose qu’une simple possibilité idéale, il est manifeste que, si quelqu’un disait que ce même monde qui a été créé effectivement ait sans aucun autre changement pu être créé plus tôt, il ne dira rien d’intelligible. Car il n’y a aucune marque ou différence, par laquelle il serait possible de connaître qu’il eût été créé plus tôt. Ainsi, comme je l’ai déjà dit, supposer que Dieu ait créé le même monde plus tôt, c’est supposer quelque chose de chimérique. C’est faire du temps une chose absolue, indépendante de Dieu, au lieu que le temps doit coexister aux créatures, et ne se conçoit que par l’ordre et la quantité de leurs changements.

56. Mais, absolument parlant, on peut concevoir qu’un univers ait commencé plus tôt qu’il n’a commencé effectivement. Supposons que notre univers, ou quelque autre, soit représenté par la figure AF, que l’ordonnée AB représente son premier état ; et que les ordonnées CDEF, représentent des états suivants. Je dis qu’on peut concevoir qu’il ait commencé plus tôt en concevant la figure prolongée en arrière, et en y ajoutant RS, AR, BS. Car ainsi, les choses étant augmentées, le temps sera augmenté aussi. Mais E F si une telle augmentation est raisonnable et conforme à la sagesse de Dieu, c’est une autre question ; et il faut dire non, autrement Dieu l’aurait faite. Ce serait comme

Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungere si velit.

Il en est de même de la destruction. Comme on pourrait concevoir quelque chose d’ajouté au commencement, on pourrait concevoir de même quelque chose de retranché vers la fin. Mais ce retranchement encore serait déraisonnable.

57. C’est ainsi qu’il parait comment on doit entendre que Dieu a créé les choses en quel temps il lui a plu ; car cela dépend des choses qu’il a résolu de créer. Mais les choses étant résolues avec leurs rapports, il n’y a plus de choix sur le temps ni sur la place, qui n’ont rien de réel en eux à part, et rien de déterminant, ou même rien de discernable.

58. On ne peut donc point dire, comme l’on fait ici, que la sagesse de Dieu peut avoir eu de bonnes raisons pour créer ce monde dans un tel temps particulier, ce temps particulier pris sans les choses étant une fiction impossible, et de bonnes raisons d’un choix ne se pouvant point trouver là où tout est indiscernable.

59. Quand je parle de ce monde, j’entends tout l’univers des créatures matérielles et immatérielles prises ensemble, depuis le commencement des choses ; mais si l’on n’entendait que le commencement du monde matériel, et si l’on supposait avant lui des créatures immatérielles, on se mettrait un peu plus à la raison en cela. Car le temps alors, étant marqué par les choses qui existeraient déjà, ne serait plus indifférent ; et il y pourrait avoir du choix. Il est vrai qu’on ne ferait que différer la difficulté. Car, supposant que l’univers entier des créatures immatérielles et matérielles ensemble a commencé, il n’y a plus de choix sur le temps où Dieu le voudrait mettre.

60. Ainsi on ne doit point dire, comme l’on fait ici, que Dieu a créé les choses dans un espace, ou dans un temps particulier, qui lui a plu. Car tous les temps et tous les espaces, en eux-mêmes, étant parfaitement uniformes et indiscernables, l’un ne saurait plaire plus que l’autre.

61. Je ne veux point m’arrêter ici sur mon sentiment expliqué ailleurs, qui porte qu’il n’y a point de substances créées entièrement destituées de matière. Car je tiens avec les anciens et avec la raison que les anges ou les intelligences, et les âmes séparées du corps grossier, ont toujours des corps subtils, quoique elles-mêmes soient incorporelles. La philosophie vulgaire admet aisément toute sorte de fictions ; la mienne est plus sévère.

62. Je ne dis point que la matière et l’espace sont la même chose ; je dis seulement qu’il n’y a point d’espace où il n’y a point de matière ; et que l’espace en lui-même n’est point une réalité absolue. L’espace et la matière diffèrent comme le temps et le mouvement. Cependant ces choses, quoique différentes, se trouvent inséparables.

63. Mais il ne s’ensuit nullement que la matière soit éternelle et nécessaire, sinon en supposant que l’espace est éternel et nécessaire ;

supposition mal fondée en toutes manières.

Sur les §§ 16 et 17.

64. Je crois avoir répondu à tout, et j’ai répondu particulièrement à cette objection, qui prétend que l’espace et le temps ont une quantité, et que l’ordre n’en a point. (Voyez ci-dessus, no 54.)

65. J’ai fait voir clairement que la contradiction est dans l’hypothèse du sentiment opposé, qui cherche une différence là où il n’y en a point. Et ce serait une iniquité manifeste d’en vouloir inférer que j’ai reconnu de la contradiction dans mon propre sentiment.

Sur le § 18.

66. Il revient ici un raisonnement que j’ai déjà détruit ci-dessus, no 17. On dit que Dieu peut avoir de bonnes raisons pour placer deux cubes parfaitement égaux et semblables ; et alors il faut bien, dit-on, qu’il leur assigne leurs places, quoique tout soit parfaitement égal ; mais la chose ne doit point être détachée de ses circonstances. Ce raisonnement consiste en notions incomplètes. Les résolutions de Dieu ne sont jamais abstraites et imparfaites ; comme si Dieu décernait premièrement a créer les deux cubes, et puis décernait à par où les mettre. Les hommes, bornés comme ils sont, sont capables de procéder ainsi ; ils résoudront quelque chose, et puis ils se trouveront embarrassés sur les moyens, sur les voies, sur les places, sur les circonstances. Dieu ne prend jamais une résolution sur les fins, sans en prendre en même temps sur les moyens et sur toutes les circonstances. Et même j’ai montré, dans la Théodicée, qu’à proprement parler il n’y a qu’un seul décret dans l’univers tout entier, par lequel il est résolu de l’admettre de la possibilité à l’existence. Ainsi Dieu ne choisira point de cube, sans choisir sa place en même temps ; et il ne choisira jamais entre des indiscernables.

67. Les parties de l’espace ne sont déterminées et distinguées que par les choses qui y sont : et la diversité des choses dans l’espace détermine Dieu à agir différemment sur différentes parties de l’espace. Mais l’espace, pris sans les choses n’a rien de déterminant, et même il n’est rien d’actuel.

68. Si Dieu est résolu de placer un certain cube de matière, il s’est aussi déterminé sur la place de ce cube ; mais c’est par rapport à d’autres portions de matière, et non pas par rapport à l’espace détaché, où il n’y a rien de déterminant.

69. Mais sa sagesse ne permet pas qu’il place en même temps deux cubes parfaitement égaux et semblables : parce qu’il n’y a pas moyen de trouver une raison de leur assigner des places différentes ; il y aurait une volonté sans motif.

70. J’avais comparé une volonté sans motif (telle que des raisonnements superficiels assignent à Dieu) au hasard d’Épicure. On y oppose que le hasard d’Épicure est une nécessité aveugle, et non pas un choix de volonté. Je réplique que le hasard d’Épicure n’est pas une nécessité, mais quelque chose d’indifférent. Épicure l’introduisait exprès, pour éviter la nécessité. Il est vrai que le hasard est aveugle ; mais une volonté sans motif ne serait pas moins aveugle, et ne serait pas moins due au simple hasard.

Sur le § 19.

71. On répète ici ce qui a déjà été réfuté ci-dessus, no 21, que la matière ne saurait être créée, si Dieu ne choisit point parmi les indiscernables. On aurait raison, si la matière consistait en atomes, en corps similaires, ou autres fictions semblables de la philosophie superficielle ; mais ce même grand principe, qui combat le choix entre les indiscernables, détruit aussi ces fictions mal bâties.

Sur le § 20.

72. On m’avait objecté dans la troisième réplique (nos 7 et 8) que Dieu n’aurait point en lui un principe d’agir, s’il était déterminé par les choses externes. J’ai répondu que les idées des choses externes sont en lui, et qu’ainsi il est déterminé par des raisons internes, c’est-à-dire par sa sagesse. Maintenant on ne veut point entendre à propos de quoi je l’ai dit.


Sur le § 21.

73. On confond souvent, dans les objections qu’on me fait, ce que Dieu ne veut point, avec ce qu’il ne peut point. (Voy. ci-dessus, no 9, et plus bas, no 76.) Par exemple, Dieu peut faire tout ce qui est possible, mais il ne veut faire que le meilleur. Ainsi je ne dis point, comme on m’impute ici, que Dieu ne peut point donner des bornes à l’étendue de la matière ; mais il y a de l’apparence qu’il ne le veut point, et qu’il a trouvé mieux de ne lui en point donner.

74. De l’étendue à la durée, non vatlet consequentia. Quand l’étendue de la matière n’aurait point de bornes, il ne s’ensuit point que sa durée n’en ait pas non plus, pas même en arrière, c’est-à-dire qu’elle n’ait point eu de commencement. Si la nature des choses, dans le total est de croître uniformément en perfection, l’univers des créatures doit avoir commencé ; ainsi il y aura des raisons pour limiter la durée des choses, quand même il n’y en aurait point pour en limiter l’étendue. De plus, recommencement du monde ne déroge point à l’infinité de la durée a parte post, ou dans la suite ; mais les bornes de l’univers dérogeraient à l’infinité de son étendue. Ainsi il est plus raisonnable d’en poser un commencement que d’en admettre des bornes ; afin de conserver dans l’un et dans l’autre le caractère d’un auteur infini.

75. Cependant ceux qui ont admis l’éternité du monde, ou du moins, comme ont fait des théologiens célèbres, la possibilité de l’éternité du monde, n’ont point nié pour cela sa dépendance de Dieu, comme on le leur impute ici sans fondement.

Sur les §§ 22 et 23.

76. On m’objecte encore ici, sans fondement, que, selon moi, tout ce que Dieu peut faire, doit être fait nécessairement. Comme si l’on ignorait que j’ai réfuté cela solidement dans la Théodicée, et que j’ai renversé l’opinion de ceux qui soutiennent qu’il n’y a rien de possible que ce qui arrive effectivement ; comme ont fait déjà quelques anciens philosophes, et entre autres Diodore chez Cicéron. On confond la nécessité morale, qui vient du choix du meilleur, avec la nécessité absolue ; on confond la volonté avec la puissance de Dieu. Il peut produire tout possible ou ce qui n’implique point de contradiction : mais il veut produire le meilleur entre les possibles. Voyez ce que j’ai dit ci-dessus, no 9 et no 74.

77. Dieu n’est donc point un agent nécessaire en produisant les créatures, puisqu’il agit par choix. Cependant ce qu’on ajoute ici est mal fondé, qu’un agent nécessaire ne serait point un agent. On prononce souvent hardiment et sans fondement, en avançant contre moi des thèses qu’on ne saurait prouver.

Sur les §§ 24-28.

78. On s’excuse de n’avoir point dit que l’espace est le sensorium de Dieu, mais seulement comme son sensorium. Il semble que l’un

est aussi peu convenable et aussi peu intelligible que l’autre.

Sur le § 29.

79. L’espace n’est pas la place de toute chose, car il n’est pas la place de Dieu ; autrement voilà une chose d’éternelle à Dieu, et indépendante de lui, et même de laquelle il dépendrait s’il a besoin de place.

80. Je ne vois pas aussi comment on peut dire que l’espace est la place des idées ; car les idées sont dans l’entendement.

81. Il est fort étrange aussi de dire que l’âme de l’homme est l’âme des images. Les images qui sont l’entendement sont dans l’esprit ; mais s’il était l’âme des images, elles seraient hors de lui. Que si l’on entend des images corporelles, comment veut-on que notre esprit en soit l’âme, puisque ce ne sont que des impressions passagères dans les corps dont il est l’âme ?

82. Si Dieu sent ce qui se passe dans le monde, par le moyen d’un sensorium, il semble que les choses agissent sur lui, et qu’ainsi il est comme on conçoit l’âme du monde. On m’impute de répéter les objections, sans prendre connaissance des réponses ; mais je ne vois point qu’on ait satisfait à cette difficulté ; on ferait mieux de renoncer tout à fait à ce sensorium prétendu.

Sur le § 30.

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83. On parle comme si l’on n’entendait point comment, selon moi, l’âme est un principe présentatif, c’est-à-dire comme si l’on n’avait jamais ouï parler de mon harmonie préétablie.

84. Je ne demeure point d’accord des notions vulgaires, comme si les images des choses étaient transportées (conveyed) par les organes jusqu’à l’âme. Car il n’est point concevable par quelle ouverture ou par quelle voiture ce transport des images depuis l’organe jusque dans l’âme se peut faire. Cette notion de la philosophie vulgaire n’est point intelligible, comme les nouveaux cartésiens l’ont assez montré. L’on ne saurait expliquer comment la substance immatérielle est affectée par la matière : et soutenir une chose non intelligible là-dessus, c’est recourir à la notion scholastique chimérique de je ne sais quelles espèces intentionnelles inexplicables, qui passent des organes dans l’âme. Ces cartésiens ont vu la difficulté, mais ils ne l’ont point résolue : ils ont eu recours à un concours de Dieu tout particulier, qui serait miraculeux en effet ; mais je crois avoir donné la véritable solution de cette énigme. 85. De dire que Dieu discerne les choses qui se passent, parce qu’il est présent aux substances, et non pas par la dépendance que la continuation de leur existence a de lui, et qu’on peut dire envelopper une production continuelle : c’est dire des choses non intelligibles. La simple présence, ou la proximité de coexistence ne suffit point pour entendre comment ce qui se passe dans un être doit répondre à ce qui se passe dans un autre être.

86. Par après, c’est donner justement dans la doctrine, qui fait de Dieu l’âme du monde, puisqu’on le fait sentir les choses non pas par la dépendance qu’elles ont de lui, c’est-à-dire par la production continuelle de ce qu’il y a de bon et de parfait en elles, mais par une manière de sentiment ; comme l’on s’imagine que notre âme sent ce qui se passe dans le corps. C’est bien dégrader la connaissance divine.

87. Dans la vérité des choses, cette manière de sentir est entièrement chimérique, et n’a pas même lieu dans les âmes. Elles sentent ce qui se passe hors d’elles, par ce qui se passe en elles, répondant aux choses de dehors ; en vertu de l’harmonie que Dieu a préétablie par la plus belle et la plus admirable de toutes ses productions, qui fait que chaque substance simple en vertu de sa nature est, pour ainsi dire, une concentration et un miroir vivant de tout l’univers suivant son point de vue. Ce qui est encore une des plus belles et des plus incontestables preuves de l’existence de Dieu ; puisqu’il n’y a que Dieu, c’est-à-dire la cause commune, qui puisse faire cette harmonie des choses. Mais Dieu même ne peut sentir les choses par le moyen par lequel il les fait sentir aux autres. Il les sent, parce qu’il est capable de produire ce moyen ; et il ne les ferait point sentir aux autres, s’il ne les produisait lui-même toutes consentantes ; et s’il n’avait ainsi en soi leur représentation, non comme venant d’elles, mais parce qu’elles viennent de lui, et parce qu’il en est la cause efficiente et exemplaire. Il les sent, parce qu’elles viennent de lui, s’il est permis de dire qu’il les sent, ce qui ne doit qu’en dépouillant le terme de son imperfection, qui semble signifier qu’elles agissent sur lui. Elles sont, et lui sont connues, parce qu’il les entend et veut ; et parce que ce qu’il veut est autant que ce qui existe. Ce qui paraît d’autant plus, parce qu’il les fait sentir les unes aux autres ; et qu’il les fait sentir mutuellement par la suite des natures qu’il leur a données une fois pour toutes, et qu’il ne fait qu’entretenir souvent les lois de chacune à part ; lesquelles, bien que différentes, aboutissent à une correspondance exacte des résultats. Ce qui passe toutes les idées qu’on a eues vulgairement de la perfection divine et des ouvrages de Dieu, et les élève au plus haut degré, comme M. Bayle a bien reconnu, quoiqu’il ait cru sans sujet que cela passe le possible.

88. Ce serait bien abuser du texte de la sainte Écriture, suivant lequel Dieu se repose de ses ouvrages, que d’en inférer qu’il n’y a plus de production continuée. Il est vrai qu’il n’y a point de production de substances simples nouvelles ; mais on aurait tort d’en inférer que Dieu n’est maintenant dans le monde que comme l’on conçoit que l’âme est dans le corps, en le gouvernant seulement par sa présence, sans un concours nécessaire pour lui faire continuer son existence.

Sur le § 31.

89. L’harmonie ou correspondance entre l’âme et le corps n’est pas un miracle perpétuel, mais l’effet ou la suite d’un miracle primigène fait dans la création des choses, comme sont toutes les choses naturelles. Il est vrai que c’est une merveille perpétuelle comme sont beaucoup de choses naturelles.

90. Le mot d’harmonie préétablie est un terme de l’art, je l’avoue ; mais non pas un terme qui n’explique rien, puisqu’il est expliqué fort intelligiblement, et qu’on n’oppose rien qui marque qu’il y ait de la difficulté.

91. Comme la nature de chaque substance simple, âme ou véritable monade, est telle, que son état suivant est une conséquence de son état précédent ; voilà la cause de l’harmonie toute trouvée. Car Dieu n’a qu’à faire que la substance simple soit une fois et d’abord une représentation de l’univers, selon son point de vue : puisque de cela seul il suit qu’elle le sera perpétuellement, et que toutes les substances simples auront toujours une harmonie entre elles, parce qu’elles représentent toujours le même univers.

Sur le § 32.

99. Il est vrai que, selon moi, l’âme ne trouble point les lois du corps, ni le corps celles de l’âme, et qu’ils s’accordent seulement, l’une agissant librement, suivant les règles des causes finales, et l’autre agissant machinalement, suivant les lois des causes efficientes. Mais cela ne déroge point à la liberté de nos âmes, comme on le prétend ici. Car tout agent qui agit suivant les causes finales est libre, quoiqu’il arrive qu’il s’accorde avec celui qui n’agit que par des causes efficientes sans connaissance ou par machine ; parce que Dieu, prévoyant ce que la cause libre ferait, a réglé d’abord sa machine en sorte qu’elle ne puisse manquer de s’y accorder. M. Jaquelot a fort bien résolu cette difficulté dans un de ses livres contre M. Bayle ; et j’en ai cité le passage dans la Théodicée, part. 1, § 63. J’en parlerai encore plus bas, no 124.

Sur le § 33.

93 Je n’admets point que toute action donne une nouvelle force à ce qui pâtit. Il arrive souvent dans le concours des corps que chacun garde sa force ; comme lorsque deux corps durs égaux concourent directement. Alors la seule direction est changée, sans qu’il y ait du changement dans la force ; chacun des corps prenant la direction de l’autre, et retournant avec la même vitesse qu’il avait déjà eue.

94. Cependant je n’ai garde de dire qu’il soit surnaturel de donner une nouvelle force à un corps ; car je reconnais qu’un corps reçoit souvent une nouvelle force d’un autre corps, qui en perd autant de la sienne. Mais je dis seulement qu’il est surnaturel que tout l’univers des corps reçoive une nouvelle force ; et ainsi qu’un corps gagne de la force, sans que d’autres en perdent autant. C’est pourquoi je dis aussi qu’il est insoutenable que l’âme donne de la force au corps ; car alors tout l’univers des corps recevrait une nouvelle force.

95. Le dilemme qu’on fait ici est mal fondé, parce que, selon moi, il faut on que l’homme agisse surnaturellement, ou que l’homme soit une pure machine comme une montre. Car l’homme n’agit point surnaturellement, et son corps est véritablement une machine, et n’agit que machinalement ; mais son âme ne laisse pas d’être une cause libre.

Sur les §§ 34 et 35.

96. Je me remets aussi à ce qui a été ou sera dit dans ce présent écrit nos 82, 86 et 111, touchant la comparaison entre Dieu et l’âme du monde ; et comment le sentiment qu’on oppose au mien fait

trop approcher l’un à l’autre.

Sur le § 36.

97. Je me rapporte aussi à ce que je viens de dire touchant l’harmonie entre l’âme et le corps, nos 89 et suiv.

Sur le § 37.

98. 011 me dit que l’âme n’est pas dans le cerveau, mais dans le sensorium, sans dire ce que c’est que ce sensorium. Mais supposé que ce sensomium soit étendu, comme je crois qu’on l’entend, c’est toujours la même difficulté ; et la question revient si l’âme est diffuse par tout cet étendu, quelque grand ou quelque petit qu'il soit ; car le plus ou moins de grandeur n’y fait rien.

Sur le § 38.

99. Je n’entreprends pas ici d’établir ma dynamique, ou ma doctrine des forces ; ce lieu n’y serait point propre. Cependant je puis fort bien répondre à l’objection qu’on me fait ici. J’avais soutenu que les forces actives se conservent en ce monde. On m’objecte que deux corps mous, ou non élastiques, concourant entre eux, perdent de leur force. Je réponds que non. Il est vrai que les touts la perdent par rapport à leur mouvement total ; mais les parties la reçoivent, étant agitées intérieurement par la force du concours. Ainsi ce défaut n’arrive qu’en apparence. Les forces ne sont détruites, mais dissipées parmi les parties menues. Ce n’est pas les perdre, mais c’est faire connue font ceux qui changent la grosse monnaie en petite. Je demeure cependant d’accord que la quantité du mouvement ne demeure point la même, et en cela j’approuve ce qui se dit, page 341 de l’Optique de M. Newton, qu’on cite ici. Mais j’ai montré ailleurs qu’il y a de la différence entre la quantité du mouvement et la quantité de la force.


100. On m’avait soutenu que la force décroissait naturellement dans l’univers corporel, et que cela venait de la dépendance des choses (troisième réplique sur les §§ 13 et 14). J’avais demandé, dans ma troisième réponse, qu’on prouvât que ce défaut est une suite de la dépendance des choses. On esquive de satisfaire à ma demande, en se jetant sur un incident, et en niant que ce soit un défaut ; mais que ce soit un défaut ou non, il fallait prouver que c’est une suite de la dépendance des choses.

101. Cependant il faut bien que ce qui rendrait la machine du monde aussi imparfaite que celle d’un mauvais horloger soit un défaut.

102. On dit maintenant que c’est une suite de l’inertie de la matière ; mais c’est ce qu’on ne prouvera pas non plus. Cette inertie mise en avant, et nommée par Képler, et répétée par Descartes dans ses Lettres, et que j’ai employée dans la Théodicée, pour donner une image et en même temps un échantillon de l’imperfection naturelle des créatures, fait seulement que les vitesses sont diminuées quand les matières sont augmentées ; mais c’est sans aucune diminution des forces.

Sur le § 40.

103. J’avais soutenu que la dépendance de la machine du monde d’un auteur divin est plutôt cause que ce défaut n’y est point ; que l’ouvrage n’a pas besoin d’être redressé ; qu’il n’est point sujet à se détraquer ; et enfin, qu’il ne saurait diminuer en perfection. Je donne maintenant à deviner aux gens comment on peut inférer contre moi, comme on fait ici, qu’il faut, si cela est, que le monde matériel soit infinis avoir créé autant d’hommes et d’autres espèces qu’il est possible d’en créer.

Sur le § 41.

104. Je ne dis point que l’espace est un ordre ou une situation qui rend les choses situables ; ce serait parler galimatias. On n’a qu’a considérer mes propres paroles, et les joindre à ce que je viens de dire ci-dessus, no 47, pour montrer comment l’esprit vient à se former l’idée de l’espace, sans qu’il faille qu’il y ait un être réel et absolu qui y réponde, hors de l’esprit et hors des rapports. Je ne dis donc point que l’espace est un ordre ou une situation, mais un ordre des situations, ou selon lequel les situations sont rangées, et que l’espace abstrait est cet ordre des situations, conçues comme possibles. Ainsi c’est quelque chose d’idéal. Mais il semble qu’on ne me veut point entendre. J’ai répondu déjà ici, no 54, à l’objection qui prétend qu’un ordre n’est point capable de quantité, 105. On objecte ici que le temps ne saurait être un ordre des choses successives, parce que la quantité du temps peut devenir plus grande ou plus petite, l’ordre des successions demeurant le même. Je réponds que cela n’est point ; car si le temps est plus grand, il y aura plus d’états successifs interposés ; et s’il est plus petit, il y en aura moins, puisqu’il n’y a point de vide ni de condensation ou de pénétration, pour ainsi dire, dans les temps, non plus que dans les lieux.

106. Je soutiens que, sans les créatures, l’immensité et l’éternité de Dieu ne laisseraient pas de subsister, mais sans aucune dépendance ni des temps, ni des lieux. S’il n’y avait point de créatures, il n’y aurait ni temps, ni lieux ; et par conséquent point d’espace actuel. L’immensité de Dieu est indépendante de l’espace, comme l’éternité de Dieu est indépendante du temps. Elles portent seulement à l’égard de ces deux ordres de choses, que Dieu serait présent et coexistant à toutes les choses qui existeraient. Ainsi je n’admets point ce qu’on avance ici, que si Dieu seul existait, il y aurait temps et espace, comme à présent. Au lieu qu’alors, à mon avis, ils ne seraient que dans les idées, comme des simples possibilités. L’immensité et l’éternité de Dieu sont quelque chose de plus éminent que la durée et l’étendue des créatures, non seulement par rapport à la grandeur, mais encore par rapport à la nature de la chose. Ces attributs divins n’ont pas besoin de choses hors de Dieu, comme sont les lieux et les temps actuels. Ces vérités ont été assez reconnues par les théologiens et par les philosophes.

Sur le § 42.

107. J’avais soutenu que l’opération de Dieu, par laquelle il redresserait la machine du monde corporel, prête par sa nature (à ce qu’on prétend) à tomber dans le repos, serait un miracle. On a répondu que ce ne serait point une opération miraculeuse, parce qu’elle serait ordinaire, et doit arriver assez souvent. J’ai répliqué que ce n’est pas l’usuel ou le non-usuel, qui fait le miracle proprement dit, ou de la grande espèce, mais de surpasser les forces des créatures ; et que c’est le sentiment des théologiens et des philosophes. Et qu’ainsi on m’accorde, au moins, que ce qu’on introduit, et que je désapprouve, est un miracle de la plus grande espèce, suivant la notion reçue, c’est-à-dire qui surpasse les forces créées ; et que c’est justement ce que tout le monde tâche d’éviter en philosophie. Ou me répond maintenant que c’est appeler de la raison à l’opinion vulgaire. Mais je réplique encore que cette opinion vulgaire, suivant laquelle il faut éviter en philosophant, autant qu’il se peut, ce qui surpasse les natures des créatures, est très raisonnable. Autrement rien ne sera si aisé que de rendre raison de tout, en faisant survenir une divinité, Deum ex machina, sans se soucier des natures des choses.

108. D’ailleurs, le sentiment commun des théologiens ne doit pas être traité simplement en opinion vulgaire. Il faut de grandes raisons pour qu’on ose y contrevenir, et je n’en vois aucune ici.

109. Il semble qu’on s’écarte de sa propre notion, qui demandait que le miracle soit rare, en me reprochant, quoique sans fondement, sur le § 31, que l’harmonie préétablie serait un miracle perpétuel ; si ce n’est qu’on ait voulu raisonner contre moi ad hominem.

Sur le § 43.

110. Si le miracle ne diffère du naturel que dans l’apparence et par rapport à nous, en sorte que nous appelions seulement miracle ce que nous observons rarement, il n’y aura point de différence interne réelle entre le miracle et le naturel ; et, dans le fond des choses, tout sera également naturel, ou tout sera également miraculeux. Les théologiens auront-ils raison de s’accommoder du premier, et les philosophes du second ?

111. Cela n’ira-t-il pas encore à faire de Dieu l’âme du monde, si toutes ses opérations sont naturelles, comme celles que l’âme exerce dans le corps ? Ainsi. Dieu sera une partie de la nature.

112. En bonne philosophie, et en saine théologie, il faut distinguer entre ce qui est explicable par les natures et les forces des créations, et ce qui n’est explicable que par les forces de la substance infinie. Il faut mettre une distance infinie entre l’opération de Dieu qui va au delà des forces des natures, et entre les opérations des choses qui suivent les lois que Dieu leur a données, et qu’il les a rendues capables de suivre par leurs natures, quoique avec son assistance.

113. C’est par là que tombent les attractions proprement dites, et autres opérations inexplicables par les natures des créatures, qu’il faut faire effectuer par miracle, ou recourir aux absurdités, c’est-àdire aux qualités occultes scholastiques, qu’on commence à nous débiter sous le spécieux nom de forces, mais qui nous ramènent dans le royaume des ténèbres. C’est, inventa fruge, glandibus vesci.

114. Du temps de M. Boyle, et d’autres excellents hommes qui froissaient en Angleterre sous les commencements de Charles II, on n’aurait pas osé nous débiter des notions si creuses. J’espère que ce beau temps reviendra sous un aussi bon gouvernement que celui qu’à présent, et que les esprits un peu trop divertis par le malheur des temps retourneront à mieux cultiver les connaissances solides. Le capital de M. Boyle était d’inculquer que tout se faisait mécaniquement dans la physique. Mais c’est un malheur des hommes de se dégoûter enfin de la raison même, et de s’ennuyer de la lumière. Les chimères commencent à revenir et plaisent, parce qu’elles ont quelque chose de merveilleux. Il arrive dans le pays philosophique ce qui est arrivé dans le pays poétique. On s’est lassé des romans raisonnables, tels que la Clélie française, ou l’Amène allemande ; et on est revenu depuis quelque temps aux contes des fées.

145. Quant aux mouvements des corps célestes, et, plus encore, quant à la formation des plantes et des animaux, il n’y a rien qui tienne du miracle, excepté le commencement de ces choses. L’organisme des animaux est un mécanisme qui suppose une préformation divine ; ce qui en suit est purement naturel et tout à fait mécanique.

116. Tout ce qui se fait dans le corps de l’homme, et de tout animal, est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre. La différence est seulement telle qu’elle doit être entre une machine d’une invention divine, et entre la production d’un ouvrier aussi borné que l’homme.

Sur le § 44.

117. Il n’y a point de difficulté chez les théologiens, sur les miracles des anges ; il ne s’agit que de l’usage du mot. On pourra dire que les anges font des miracles, mais moins proprement dits ou d’un Ordre inférieur. Disputer la-dessus serait une question de nom. On pourra dire que cet ange, qui transportait Habacue par les airs, qui remuait le lac de Bethzaïda, faisait un miracle ; mais ce n’était pas un miracle du premier rang, car il est explicable par les forces naturelles

des anges, supérieures aux nôtres.

Sur le § 45.

118. J’avais objecté qu’une attraction proprement dite, ou à la scholastique, serait une opération en distance, sans moyen. On répond ici qu’une attraction sans moyen serait une contradiction. Fort bien ; mais comment l’entend-on donc, quand on veut que le soleil, au travers d’un espace vide, attire le globe de la terre ? Est-ce Dieu qui sert de moyen ? Mais ce serait un miracle s’il y en a jamais eu ; cela surpasserait les forces des créatures.

119. Ou sont-ce peut-être quelques substances immatérielles, ou quelques rayons spirituels, ou quelque accident sans substance, quelque espèce, comme intentionnelle ; ou quelque autre je ne sais quoi, qui doit faire ce moyen prétendu ? choses dont il semble qu’on a encore bonne provision en tête sans assez les expliquer.

120. Ce moyen de communication est, dit-on, invisible, intangible, non mécanique. On pouvait ajouter avec le même droit, inexplicable, non intelligible, précaire, sans fondement, sans exemple.

121. Mais il est régulier, dit-on, il est constant, et par conséquent naturel. Je réponds qu’il ne saurait être régulier sans être raisonnable ; et qu’il ne saurait être naturel, sans être explicable par les natures des créatures.

122. Si ce moyen, qui fait une véritable attraction, est constant, et en même temps inexplicable par les forces des créatures, et s’il est véritable avec cela, c’est un miracle perpétuel ; et s’il n’est pas miraculeux, il est faux. C’est une chose chimérique ; une qualité occulte scholastique.

123. Il serait comme le cas d’un corps allant en rond, sans s’écarter par la tangente, quoique rien d’explicable ne l’empêchât de le faire. Exemple que j’ai déjà allégué, et auquel on n’a pas trouvé à propos de répondre ; parce qu’il montre trop clairement la différence entre le véritable naturel d’un côté, et entre la qualité occulte chimérique des écoles de l’autre côté.

Sur le § 46.

124. Les forces naturelles des corps sont toutes soumises aux lois mécaniques, et les forces naturelles des esprits sont toutes soumises aux lois morales. Les premières suivent l’ordre des causes efficientes. et les secondes suivent l’ordre des causes finales. Les premières opèrent sans liberté, comme une montre ; les secondes sont exercées avec liberté, quoiqu’elles s’accordent exactement avec cette espèce de montre, qu’une autre cause libre supérieure a accommodée avec elles par avance. J’en ai déjà parlé, no 92.

125. Je finis par un point qu’on m’a opposé au commencement de ce quatrième écrit, où j’ai déjà répondu ci-dessus, nos 18, 19, 20. Mais je me suis réservé d’en dire encore davantage en concluant. On a prétendu d’abord que je commets une pétition de principe ; mais de quel-principe, je vous en prie ? Plût à Dieu qu’on n’eût jamais supposé des principes moins clairs ! Ce principe est celui du besoin d’une raison suffisante, pour qu’une chose existe, qu’un événement arrive, qu’une vérité ait lieu. Est-ce un principe qui a besoin de preuves ? On me l’avait même accordé ou fait semblant de l’accorder, au second numéro du troisième écrit : peut-être parce qu’il aurait parti trop choquant de le nier ; mais ou l’on ne l’a fait qu’en paroles, ou l’on se contredit, ou l’on se rétracte.

126. J’ose dire que, sans ce grand principe, on ne saurait, venir à la preuve de l’existence de Dieu, ni rendre raison de plusieurs autres vérités importantes.

127. Tout le monde ne s’en est-il point servi en mille occasions ? Il est vrai qu’on l’a oublié par négligence en beaucoup d’autres ; mais c’est la justement l’origine des chimères ; comme, par exemple, d’un temps ou d’un espace absolu réel, du vide, des atomes, d’une attraction à la scholastique, de l’influence physique entre l’âme et le corps, et de mille autres fictions, tant de celles qui sont restées de la fausse persuasion des anciens, que de celles qu’on a inventées depuis peu.

128. N’est-ce pas à cause de la violation de ce grand principe que les anciens se sont déjà moqués de la déclinaison sans sujet des atomes d’Épicure ? Et j’ose dire que l’attraction à la scholastique, qu’on renouvelle aujourd’hui et dont on ne se moquait pas moins il y a trente ans ou environ, n’a rien de plus raisonnable.

129. J’ai souvent défie les gens de m’apporter une instance contre ce grand principe, un exemple non contesté, où il manque ; mais on ne l’a jamais fait, et on ne le fera jamais. Cependant il y a une infinité d’exemples où il réussit ; ou plutôt il réussit dans tous les cas connus où il est employé. Ce qui doit faire juger raisonnablement qu’il réussira encore dans les cas inconnus, ou qui ne deviendront connus que par son moyen, suivant la maxime de la philosophie expérimentale, qui procède a posteriori ; quand même il ne serait point d’ailleurs justifié par la pure raison ou a priori.

130. Me nier ce grand principe, c’est faire encore d’ailleurs comme Épicure, réduit à nier cet autre grand principe, qui est celui de la contradiction ; savoir que toute énonciation intelligible doit être vraie ou fausse. Chirisippe s’amusait à le prouver contre Épicure ; mais je ne crois pas avoir besoin de l’imiter, quoique j’aie déjà dit ci-dessus ce qui peut justifier le mien, et quoique je puisse dire encore quelque chose là-dessus, mais qui serait peut-être trop profond pour convenir à cette présente contestation. Et je crois que des personnes raisonnables et impartiales m’accorderont que d’avoir réduit son adversaire à nier ce principe, c’est l’avoir mené ad absurdum.


Cinquième réplique de M. Clarke.

Comme un discours diffus n’est pas une marque d’un esprit clair, ni un moyen propre à donner des idées claires aux lecteurs, je tacherai de répondre à ce cinquième écrit d’une manière distincte, et en aussi peu de mots qu’il me sera, possible.

1-20. Il n’y a aucune ressemblance entre une balance mise en mouvement par des poids ou par une impulsion, et un esprit qui se ment, ou qui agit, par la considération de certains motifs. Voici en quoi consiste la différence. La balance est entièrement passive, et par conséquent sujette une nécessité absolue : au lieu que l’esprit non seulement reçoit une impression, mais encore agit, ce qui fait l’essence de la liberté. Supposer que lorsque différentes manières d’agir paraissent également bonnes, elles ôtent entièrement à l’esprit le pouvoir d’agir, comme les poids égaux empêchent nécessairement une balance de se mouvoir, c’est nier qu’un esprit ait en lui-même un principe d’action, et confondre le pouvoir d’agir avec l’impression que les motifs font sur l’esprit, en quoi il est tout à fait passif. Le motif, ou la chose que l’esprit considère, et qu’il a en vue, est quelque chose d’externe. L’impression, que ce motif fait sur l’esprit est la qualité perceptive dans laquelle l’esprit est passif. Faire quelque chose après, ou en vertu de cette perception, est la faculté de se mouvoir de soi-même ou d’agir. Dans tous les agents animés, c’est la spontanéité ; et dans les agents intelligents, c’est proprement ce que nous appelons liberté. L’erreur où l’on tombe sur cette matière vient de ce qu’on ne distingue pas soigneusement ces deux choses, de ce que l’on confond le motif avec le principe d’action, de ce que l’on prétend que l’esprit n’a point d’autre principe d’action que le motif, quoique l’esprit soit tout à fait passif en recevant l’impression du motif. Cette doctrine fait croire que l’esprit n’est pas plus actif que le serait une balance, si elle avait d’ailleurs la faculté d’apercevoir les choses : ce que l’on ne peut dire sans renverser entièrement l’idée de la liberté. Une balance poussée des deux côtés par une force égale ou pressée des deux côtés par des poids égaux ne peut avoir aucun mouvement. Et suppose que cette balance reçoive la faculté d’apercevoir en sorte qu’elle sache qu’il lui est impossible de se mouvoir, ou qu’elle se fasse illusion, en s’imaginant qu’elle se meut elle-même, quoiqu’elle n’ait qu’un mouvement communiqué ; elle se trouverait précisément dans le même état, où le savant auteur suppose que se trouve un agent libre, dans tous les cas d’une indifférence absolue. Voici en quoi consiste la fausseté de l’argument dont il s’agit ici. La balance, faute d’avoir en elle-même un principe d’action, ne peut se mouvoir lorsque les poids sont égaux ; mais un agent libre, lorsqu’il se présente deux ou plusieurs manières d’agir également raisonnables et parfaitement semblables, conserve encore en lui-même le pouvoir d’agir parce qu’il a la faculté de se mouvoir. De plus, cet agent libre peut avoir de très bonnes et de très fortes raisons, pour ne pas s’abstenir entièrement d’agir ; quoique peut-être il n’y ait aucune raison qui puisse déterminer qu’une certaine manière d’agir vaut mieux qu’une autre. On ne peut donc soutenir que, supposé que deux différentes manières de placer certaines particules de matière fussent également bonnes et raisonnables, Dieu ne pourrait absolument, ni conformément à sa sagesse, les placer d’aucune de ces deux manières, faute d’une raison suffisante, qui pût le déterminer à choisir l’une préférablement à l’autre : on ne peut, dis-je, soutenir une telle chose, sans faire Dieu un être purement passif ; et par conséquent il ne serait point Dieu ou le gouverneur du monde. Et quand on nie la possibilité de cette supposition, savoir, qu’il peut y avoir deux parties égales de matière, dont la situation peut être également bien transposée, on n’en saurait alléguer d’autre raison que cette pétition de principe ; savoir, qu’en ce cas-là ce que le savant auteur dit d’une raison suffisante ne serait pas bien fondé. Car, sans cela, comment peut-on dire qu’il est impossible que Dieu puisse avoir de bonnes raisons pour créer plusieurs particules de matière parfaitement semblables en différents lieux de l’univers ? Et en ce cas-là, puisque les parties de l’espace sont semblables, il est évident que, si Dieu n’a point donné à ces parties de matière des situations différentes dès le commencement, il n’a pu en avoir d’autre raison que sa seule volonté. Cependant on ne peut pas dire avec raison qu’une telle volonté est une volonté sans aucun motif ; car les bonnes raisons que Dieu peut avoir de créer plusieurs particules de matière parfaitement semblables doivent par conséquent lui servir de motif pour choisir (ce qu’une balance ne saurait faire) l’une des deux choses absolument indifférentes ; c’est-à-dire pour mettre ces particules dans une certaine situation, quoiqu’une situation tout à fait contraire eût été également bonne.

La nécessité, dans les questions philosophiques, signifie toujours une nécessite absolue. La nécessité hypothétique et la nécessité morale, ne sont que des manières de parler figurées ; et à la rigueur philosophique, elles ne sont point une nécessite. Il ne s’agit pas de savoir si une chose doit être, lorsque l’on suppose qu’elle est, ou qu’elle sera : c’est ce qu’on appelle une nécessité hypothétique. Il ne s’agit pas non plus de savoir s’il est vrai qu’un être bon, et qui continue d’être bon, ne saurait faire le mal ; ou si un être sage ne saurait agir d’une matière contraire à la sagesse ; ou si une personne qui aime la vérité, et qui continue de l’aimer, peut dire un mensonge ; c’est ce que l’on appelle une nécessite morale. Mais la véritable et la seule question philosophique touchant la liberté consiste à savoir si la cause ou le principe immédiat et physique de l’action est réellement dans celui que nous appelons l’agent ; ou si c’est quelque autre raison suffisante qui est la véritable cause de l’action, en agissant sur l’agent, et en faisant qu’il ne soit pas un véritable agent, mais un simple patient. On peut remarquer ici en passant que le savant auteur contredit sa propre hypothèse, lorsqu’il dit que la volonté ne suit pas toujours exactement l’entendement pratique, parce qu’elle peut quelquefois trouver des raisons exactement pour suspendre sa résolution. Car ces raisons-la ne sont-elles pas le dernier jugement de l’entendement pratique ?

24-25. S’il est possible que Dieu produise, ou qu’il ait produit deux portions de matière parfaitement semblables, de sorte que le changement de leur situation serait une chose indifférente ? Ce que le savant auteur dit d’une raison suffisante ne prouve rien. En répondant à ceci, il ne dit pas, comme il le devrait dire, qu’il est impossible que Dieu fasse deux portions de matière tout à fait semblable, mais que sa sagesse ne lui permet pas de le faire. Comment fait-il cela ? Pourra-t-il prouver qu’il n’est pas possible que Dieu puisse avoir de bonnes raisons pour créer plusieurs parties de matière parfaitement semblables en différents lieux de l’univers ? La seule preuve qu’il allègue est qu’il n’y aurait aucune raison suffisante qui pût déterminer la volonté de Dieu à mettre une de ces parties de matière dans une situation plutôt que dans une autre. Mais si Dieu peut avoir plusieurs bonnes raisons (on ne saurait prouver le contraire), si Dieu, dis-je, peut avoir plusieurs bonnes raisons pour créer plusieurs parties de matière tout a fait semblables, l’indifférence de leur situation suffira-t-elle pour en rendre la création impossible, ou contraire à sa sagesse ? Il me semble que c’est formellement supposer ce qui est en question. On n’a point répondu à un autre argument de la même nature, que j’ai fondé sur l’indifférence absolue de la première détermination particulière du mouvement au commencement du monde.

26-32. Il semble qu’il y ait ici plusieurs contradictions. On reconnait que deux choses tout à fait semblables seraient véritablement deux choses ; et nonobstant cet aveu, on continue de dire qu’elles n’auraient pas le principe d’individuation ; et dans le quatrième écrit, § 6, on assure positivement qu’elles ne seraient qu’une même chose sous deux noms. Quoique l’on reconnaisse que ma supposition est possible, on ne veut pas me permettre de faire cette supposition. On avoue que les parties du temps et de l’espace sont parfaitement semblables en elles-mêmes ; mais on nie cette ressemblance lorsqu’il y a des corps dans ces parties. On compare les différentes parties de l’espace qui coexistent, et les différentes parties successives du temps, à une ligne droite, qui coupe une autre ligne droite en deux points coïncidents, qui ne sont qu’un seul point. On soutient que l’espace n’est que l’ordre des choses qui coexistent ; et cependant on avoue que le monde matériel peut être borné ; d’où il s’ensuit qu’il faut nécessairement qu’il y ait un espace vide au delà du monde. On reconnaît que Dieu pouvait donner des bornes à l’univers ; et, après avoir fait cet aveu, on ne laisse pas de dire que cette supposition est non seulement déraisonnable et sans but, mais encore une fiction impossible ; et l’on assure qu’il n’y a aucune raison possible qui puisse limiter la quantité de la matière. On soutient que le mouvement de l’univers tout entier ne produirait aucun changement ; et cependant on ne répond pas il ce que j’avais dit, qu’une augmentation ou une cessation subite du mouvement du tout causerait un choc sensible à toutes les parties. Et il n’est pas moins évident qu’un mouvement circulaire du tout produirait une force centrifuge dans toutes les parties. J’ai dit que le monde matériel doit être mobile, si le tout est borné ; on le nie, parce que les parties de l’espace sont immobiles dont le tout est infini et existe nécessairement. On soutient que le mouvement renferme nécessairement un changement relatif de situation dans un corps par rapport il d’autres corps ; et cependant on ne fournit aucun moyen d’éviter cette conséquence absurde, savoir, que la mobilité d’un corps dépend de l’existence d’autres corps ; et que si un corps existait seul, il serait incapable de mouvement ; ou que les parties d’un corps qui circule (du soleil par exemple) perdraient la force centrifuge qui nait de leur mouvement circulaire, si toute la matière extérieure qui les environne était annihilée. Enfin, on soutient que l’infinité de la matière est l’effet de la volonté de Dieu ; et cependant on approuve la doctrine de Descartes, comme si elle était incontestable, quoique tout le monde sache que le seul fondement sur lequel ce philosophe l’a établie est cette supposition : Que la matière était nécessairement infinie, puisque l’on ne saurait la supposer finie sans contradiction. Voici ses propres termes : Puto implicarc contradictionem, ut mandus sit finitus. Si cela est vrai, Dieu n’a jamais pu limiter la quantité de la matière ; et par conséquent il n’en est point le créateur, et il ne peut la détruire.

Il me semble que le savant auteur n’est jamais d’accord avec lui-même dans tout ce qu’il dit touchant la matière et l’espace. Car tantôt il combat le vide, ou l’espace destitué de matière, comme s’il était absolument impossible (l’espace et la matière étant inséparables) ; et cependant il reconnaît souvent que la quantité de la matière dans l’univers dépend de la volonté de Dieu.

33, 34, 35. Pour prouver qu’il y a du vide, j’ai dit que certains espaces ne font point de résistance. Le savant auteur répond que ces espaces sont remplis d’une matière qui n’a point de pesanteur. Mais l’argument n’était pas fondé sur la pesanteur ; il était fondé sur la résistance, qui doit être proportionnée à la quantité de la matière, soit que la matière ait de la pesanteur ou qu’elle n’en ait pas.

Pour prévenir cette réplique, l’auteur dit que la résistance ne vient pas tant de la quantité de la matière que de la difficulté qu’elle a à céder ; mais cet argument est tout à fait hors d’œuvre ; parce que la question dont il s’agit ne regarde que les corps fluides qui ont peu de ténacité, ou qui n’en ont point du tout, comme l’eau et le vif-argent, dont les parties n’ont de la peine à céder qu’à proportion de la quantité de matière qu’elles contiennent. L’exemple que l’on tire du bois flottant, qui contient moins de matière pesante qu’un égal volume d’eau, et qui ne laisse pas de faire une plus grande résistance ; cet exemple, dis-je, n’est rien moins que philosophique. Car un égal volume d’eau renfermée dans un vaisseau, ou gelée et flottante, fait une plus grande résistance que le bois flottant ; parce qu’alors la résistance est causée par le volume entier de l’eau. Mais lorsque l’eau se trouve en liberté et dans son état de fluidité, la résistance n’est pas causée par toute la masse du volume égal d’eau, mais seulement par une partie de cette masse ; de sorte qu’il n’est pas surprenant que dans ce cas l’eau semble faire moins de résistance que le bois.

36, 37, 38. L’auteur ne paraît pas raisonner sérieusement dans cette partie de son écrit. Il se contente de donner un faux jour à l’idée de l’immensité de Dieu, qui n’est pas une intelligentia supramundana (semota a nostris rebus sejunctaque longe), et qui n’est pas loin de chacun de nous ; car en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être.

L’espace occupé par un corps n’est pas l’étendue de ce corps ; mais le corps étendu existe dans cet espace.

Il n’y a aucun espace borné ; mais notre imagination considère dans l’espace, qui n’a point de bornes, et qui n’en peut avoir, telle partie ou telle quantité qu’elle juge et propos d’y considérer.

L’espace n’est pas une affection d’un ou de plusieurs corps, ou d’aucun être borné, et il ne passe point d’un sujet à un autre ; mais il est toujours, et sans variation, l’immensité d’un être immense, qui ne cesse jamais d’être le même.

Les espaces bornés ne sont point des propriétés des substances bornées ; ils ne sont que des parties de l’espace infini dans lesquelles les substances bornées existent.

Si la matière était infinie, l’espace infini ne serait pas plus une propriété de ce corps infini, que les espaces finis sont des propriétés des corps finis. Mais, en ce cas, la matière infinie serait dans l’espace infini, comme les corps finis y sont présentement.

L’immensité n’est pas moins essentielle à Dieu que son éternité. Les parties de l’immensité étant tout à fait différentes des parties matérielles, séparables, divisibles et mobiles, d’où naît la corruptibilité, elles n’empêchent pas l’imensité d’être essentiellement simple ; comme les parties de la durée n’empêchent pas que la même simplicité ne soit essentielle à l’éternité.

Dieu lui-même n’est sujet à aucun changement par la diversité et les changements des choses, qui ont la vie, le mouvement et l’être en lui.

Cette doctrine, qui paraît si étrange à l’auteur, est la doctrine formelle de saint Paul et la voix de la nature et de la raison.

Dieu n’existe point dans l’espace ni dans le temps ; mais son existence est la cause de l’espace et du temps. Et lorsque nous disons, conformément au langage du vulgaire, que Dieu existe dans tout l’espace et dans tout le temps, nous voulons dire seulement qu’il est partout et qu’il est éternel : c’est-à-dire que l’espace infini et le temps sont des suites nécessaires de son existence ; et non que l’espace et le temps sont des êtres distincts de lui, dans lesquels il existe.

J’ai tait voir ci-dessus, sur le § 40, que l’espace borné n’est pas l’étendue des corps. Et l’on n’a aussi qu’à comparer les deux sections suivantes (47 et 48) avec ce que j’ai déjà dit.

48, 50, 51. Il me semble que ce que l’on trouve ici n’est qu’une chicane sur des mots. Pour ce qui est de la question touchant les parties de l’espace, voyez ci-dessus, Réplique III, § 3, et Réplique IV, § 11.

52 et 53. L’argument dont je me suis servi ici pour faire voir que l’espace est réellement indépendant des corps est fondé sur ce qu’il est possible que le monde matériel soit borné et mobile. Le savant auteur ne devait donc pas se contenter de répliquer qu’il ne croit pas que la sagesse de Dieu lui ait pu permettre de donner des bornes à l’univers, et de le rendre capable de mouvement. Il faut que l’auteur soutienne qu’il était impossible que Dieu fit un monde borné et mobile ; ou qu’il reconnaisse la force de mon argument, fondé sur ce qu’il est possible que le monde soit borné et mobile. L’auteur ne devait pas non plus se contenter de répéter ce qu’il avait avancé : savoir, que le mouvement d’un monde borné ne serait rien, et que, faute d’autres corps avec lesquels on put les comparer, il ne produirait aucun changement sensible. Je dis que l’auteur ne devait pas se contenter de répéter cela, à moins qu’il ne fût en état de réfuter ce que j’avais dit d’un fort grand changement qui arriverait dans le cas proposé : savoir, que les parties recevraient un choc sensible par une soudaine augmentation du mouvement du tout, ou par la cessation de ce même mouvement. On n’a pas entrepris de répondre à cela.

53. Comme le savant auteur est obligé de reconnaître ici qu’il y a de la différence entre le mouvement absolu et le mouvement relatif, il me semble qu’il s’ensuit de là nécessairement que l’espace est une chose tout à fait différente de la situation ou de l’ordre des corps. C’est de quoi les lecteurs pourront juger, en comparant ce que l’auteur dit ici avec ce que l’on trouve dans les Principes de M. le chevalier Newton, lib. I, Defin. 8.

511. J’avais dit que le temps et l’espace étaient des quantités ; ce qu’on ne peut pas dire de la situation et de l’ordre. On réplique à cela que l’ordre a sa quantité ; qu’il y a dans l’ordre quelque chose qui précède et quelque chose qui suit ; qu’il y a une distance ou un intervalle. Je réponds que ce qui précède et ce qui suit constituent la situation ou l’ordre : mais la distance, l’intervalle, ou la quantité du temps et de l’espace, dans lequel une chose suit une autre, est une chose tout à fait distincte de la situation ou de l’ordre, et elle ne constitue aucune quantité de situation ou d’ordre. La situation ou l’ordre peuvent être les mêmes lorsque la quantité du temps et de l’espace, qui intervient, se trouve fort différente. Le savant auteur ajoute que les raisons et les proportions ont leur quantité ; et que, par conséquent, le temps et l’espace peuvent aussi avoir la leur, quoiqu’ils ne soient que des relations. Je réponds premièrement que, s’il était vrai que quelques sortes-de relations (comme par exemple les raisons ou les proportions) fussent des quantités, il ne s’ensuivrait pourtant pas que la situation et l’ordre, qui sont des relations d’une nature tout à fait différente, seraient aussi des quantités. Secondement, les proportions ne sont pas des quantités, mais des proportions de quantités. Si elles étaient des quantités, elles seraient des quantités de quantités, ce qui est absurde. J’ajoute que si elles étaient des quantités, elles augmenteraient toujours par addition comme toutes les autres quantités. Mais l’addition de la proportion de 1 à 1, à la proportion de 1 à 1, ne fait pas plus que la proportion de 1 à 1, et l’addition de la proportion de ½ à 1, à la proportion de 1 à 1, ne fait pas la proportion de 1 ½ à 1, mais seulement la proportion de ½ à 1. Ce que les mathématiciens appellent quelquefois, avec peu d’exactitude, la quantité de la proportion, n’est, à parler proprement, que la quantité de la grandeur relative ou comparative d’une chose par rapport à une autre ; et la proportion n’est pas la grandeur comparative même, mais la comparaison ou le rapport d’une grandeur à une autre. La proportion de 6 à 1, par rapport à celle de 3 à 1, n’est pas une double quantité de proportion, mais la proportion d’une double quantité. Et en général, ce que l’on dit avoir une plus grande ou plus petite proportion n’est pas avoir une plus grande ou plus petite quantité de proportion ou de rapport, mais avoir une plus grande ou plus petite quantité à une autre. Ce n’est pas une plus grande ou plus petite comparaison, mais la comparaison d’une plus grande ou plus petite quantité. L’expression logarithmique d’une proportion n’est pas (comme le savant auteur le dit) la mesure, mais seulement l’indice ou le signe artificiel de la proportion. Cet indice ne désigne pas une quantité de la proportion ; il marque seulement combien de fois une proportion est répétée ou compliquée. Le logarithme de la proportion d’égalité est 0, ce qui n’empêche pas que ce ne soit une proportion aussi réelle qu’aucune autre ; et lorsque le logarithme est négatif, comme 1, la proportion, dont il est le signe ou l’indice, ne laisse pas d’être affirmative. La proportion doublée ou triplée ne désigne pas une double ou triple quantité de proportion ; elle marque seulement combien de fois la proportion est répétée. Si l’on triple une fois quelque grandeur ou quelque quantité, cela produit une grandeur ou une quantité, laquelle, par rapport à la première, a la proportion de 3 à 1. Si on triple une seconde fois, cela ne produit pas une double quantité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle par rapport à la première a la proportion (que l’on appelle doublée) de 9 à 1. Si on triple une troisième fois, cela ne produit pas une triple quantité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle par rapport à la première a la proportion (que l’on appelle triplée) de 27 à 1 ; et ainsi du reste. Troisièmement, le temps et l’espace ne sont point du tout de la nature des proportions, mais de la nature des quantités absolues, auxquelles les proportions conviennent. Par exemple, la proportion de 12 à 1 est une proportion beaucoup plus grande que celle de 2 à 1 ; et cependant une seule et même quantité peut avoir la proportion de 12 à l, par rapport à une chose, et en même temps la proportion de 2 à 1, par rapport a une autre. C’est ainsi que l’espace d’un jour a une beaucoup plus grande proportion à une heure, qu’à la moitié d’un jour ; et cependant nonobstant ces deux proportions, il continue d’être la même quantité de temps sans aucune variation. Il est donc certain que le temps (et l’espace aussi par la même raison) n’est pas de la nature des proportions, mais de la nature des quantités absolues et invariables, qui ont des proportions différentes. Le sentiment du savant auteur sera donc encore, de son propre aveu, une contradiction ; à moins qu’il ne fasse voir la fausseté de ce raisonnement.

55-63. Il me semble que tout ce que l’on trouve ici est une contradiction manifeste. Les savants en pourront juger. On suppose formellement, dans un endroit, que Dieu aurait pu créer l’univers plus tôt ou plus tard. Et ailleurs on dit que ces termes mêmes (plus tôt et plus tard) sont des termes inintelligibles, et des suppositions impossibles. On trouve de semblables contradictions dans ce que l’auteur dit touchant l’espace dans lequel la matière subsiste. Voyez ci-dessus, sur le § 26-32.

64 et 65. Voyez ci-dessus, § 54.

66-70. Voyez ci-dessus, § 1-20 et § 21-25. J’ajouterai seulement ici que l’auteur, en comparant la volonté de Dieu au hasard d’Épicure lorsque entre plusieurs manières d’agir également bonnes elle en choisit une, compare ensemble deux choses, qui sont aussi différentes que deux choses le puissent être ; puisque Épicure ne reconnaissait aucune volonté, aucune intelligence, aucun principe actif dans la formation de l’univers.

71. Voyez ci-dessus, §, 21-25.

72. Voyez ci-dessus, § 1-20.

73, 74, 77. Quand on considère si l’espace est indépendant de la matière, et si l’univers peut être borné et mobile (voyez ci-dessus, § 1-20 et § 26-32), il ne s’agit pas de la sagesse ou de la volonté de Dieu, mais de la nature absolue et nécessaire des choses. Si l’univers peut être borné et mobile par la volonté de Dieu, ce que le savant auteur est obligé d’accorder ici, quoiqu’il dise continuellement que c’est une supposition impossible, il s’ensuit évidemment que l’espace dans lequel ce mouvement se fait est indépendant de la matière. Mais si, au contraire, l’univers ne peut être borne et mobile, et si l’espace ne peut être indépendant de la matière, il s’ensuit évidemment que Dieu ne peut, ni ne pouvait donner des bornes à la matière ; et par conséquent l’univers doit être non seulement sans bornes, mais encore éternel, tant à parte ante qu’à parte post, nécessairement et indépendamment de la volonté de Dieu. Car l’opinion de ceux qui soutiennent que le monde pourrait avoir existé de toute éternité, par la volonté de Dieu, qui exerçait sa puissance éternelle ; cette opinion, dis-je, n’a aucun rapport a la matière dont il s’agit ici.

76 et 77. Voyez ci-dessus, § 73, 74, 75 et § l-20 ; et ci-dessous, § 103.

78. On ne trouve ici aucune nouvelle objection. J’ai fait voir amplement, dans les écrits précédents, que la comparaison dont M. le chevalier Newton s’est servi, et que l’on attaque ici, est juste et intelligible.

79-82. Tout ce que l’on objecte ici dans la section 79, et dans la suivante, est une pure chicane sur des mots. L’existence de Dieu, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, est la cause de l’espace ; et toutes les autres choses existent dans cet espace. Il s’ensuit donc que l’espace est aussi le lieu des idées ; parce qu’il est le lieu des substances mêmes, qui ont des idées dans leur entendement.

J’avais dit, par voie de comparaison, que le sentiment de l’auteur était aussi déraisonnable que si quelqu’un soutenait que l’âme humaine est l’âme des images des choses qu’elle aperçoit. Le savant auteur raisonne la-dessus en plaisantant, comme si j’avais assuré que ce fût mon propre sentiment.

Dieu aperçoit tout, non par le moyen d’un organe, mais parce qu’il est lui-même actuellement présent partout. L’espace universel est donc le lieu où il aperçoit les choses. J’ai fait voir amplement ci-dessus ce que l’on doit entendre par le mot de sensorium, et ce que c’est que l’âme du monde. C’est trop que de demander qu’on abandonne la conséquence d’un argument, sans faire aucune nouvelle objection contre les prémisses.

83-88 et 89, 90, 91. J’avoue que je n’entends point ce que l’auteur dit, lorsqu’il avance que l’âme est un principe représentatif ; que chaque substance simple est par sa propre nature une concentration et un miroir vivant de tout l’univers ; qu’elle est une représentation de l’univers, selon son point de vue ; et que toutes les substances simples auront toujours une harmonie entre elles, parce qu’elles représentent toujours le même univers.

Pour ce qui est de l’harmonie préétablie, en vertu de laquelle on prétend que les affetions de l’âme, et les mouvements mécaniques du corps, s’accordent sans aucune influence mutuelle, voyez ci-dessous sur le § 110-116.

J’ai supposé que les images des choses sont portées par les organes des sens dans le sensorium, où l’âme les aperçoit. On soutient que c’est une chose inintelligible ; mais on n’en donne aucune preuve.

Touchant cette question, savoir si une substance immatérielle agit sur une substance matérielle, ou si celle-ci agit sur l’autre, voyez ci-dessous, § 110-16.

Dire que Dieu aperçoit et connaît toutes choses, non par sa présence actuelle, mais parce qu’il les produit continuellement de nouveau ; ce sentiment, dis-je, est une pure fiction des scholastiques, sans aucun fondement.

Pour ce qui est de l’objection, qui porte que Dieu serait l’âme du monde, j’y ai répondu amplement ci-dessus, Réplique II, § 12, et Réplique IV, § 32.

92. L’auteur suppose que tous les mouvements de nos corps sont nécessaires et produits par une simple impulsion mécanique de la matière, tout à fait indépendante de l’âme ; mais je ne saurais m’empêcher de croire que cette doctrine conduit à la nécessité et au destin. Elle tend à faire croire que les hommes ne sont que de pures machines (comme Descartes s’était imaginé que les bêtes n’avaient point d’âmes) ; en détruisant tous les arguments fondés sur les phénomènes, c’est-à-dire sur les actions des hommes, dont on se sert pour prouver qu’ils ont des âmes, et qu’ils ne sont pas des êtres purement matériels. Voyez ci-dessous, sur § 110-116.

93. 94, 95. J’avais dit que chaque action consiste à donner une nouvelle force aux choses, qui reçoivent quelque impression. On répond à cela que deux corps durs et égaux, poussés l’un contre l’autre, rejaillissent avec la même force ; et que par conséquent leur action réciproque ne donne point une nouvelle force. Il suffirait de répliquer qu’aucun de ces deux corps ne rejaillit avec sa propre force ; que chacun d’eux perd sa propre force, et qu’il est repoussé avec une nouvelle force communiquée par le ressort de l’autre : car si ces deux corps n’ont point de ressort, ils ne rejailliront pas. Mais il est certain que toutes les communications de mouvement purement mécaniques ne sont pas une action, à parler proprement ; elles ne sont qu’une simple passion, tant dans les corps qui poussent que dans ceux qui sont poussés. L’action est le commencement d’un mouvement qui n’existait point auparavant, produit par un principe de vie ou d’activité : et si Dieu ou l’homme, ou quelque agent vivant ou actif, agit sur quelque partie du monde matériel, si tout n’est pas un simple mécanisme, il faut qu’il y ait une augmentation et une diminution continuelle de toute la quantité du mouvement qui est dans l’univers. Mais c’est ce que le savant auteur nie en plusieurs endroits.

96, 97. Il se contente ici de renvoyer à ce qu’il a dit ailleurs. Je ferai aussi la même chose.

98. L’âme est une substance qui remplit le sensorium, ou le lieu dans lequel elle aperçoit les images des choses, qui y sont portées ; il ne s’ensuit point de là qu’elle doit être composée de parties semblables à celles de la matière (car les parties de la matière sont des substances distinctes et indépendantes l’une de l’autre) ; mais l’âme tout entière voit, entend et pense, comme étant essentiellement un seul être individuel.

99. Pour faire voir que les forces actives qui sont dans le monde, c’est-à-dire la quantité du mouvement ou la force impulsive communiquée aux corps ; pour faire voir, dis-je, que ces forces actives ne diminuent point naturellement, le savant auteur soutient que deux corps mous et sans ressort, se rencontrant avec des forces égales et contraires, perdent chacun tout leur mouvement, parce que ce mouvement est communiqué aux petites parties dont ils sont composes. Mais lorsque deux corps tout à fait durs et sans ressort perdent tout leur mouvement en se rencontrant, il s’agit de savoir ce que devient ce mouvement, ou cette force active et impulsive ? Il ne saurait être dispersé parmi les parties de ces corps, parce que ces parties ne sont susceptibles d’aucun trémoussement, faute de ressort. Et si l’on nie que ces corps doivent perdre leur mouvement total, je réponds qu’en ce cas-la il s’ensuivra que les corps durs et élastiques rejailliront avec une double force ; savoir, avec la force qui résulte du ressort et de plus avec toute la force directe et primitive, ou du moins avec une partie de cette force ; ce qui est contraire à l’expérience.

Enfin, l’auteur ayant considéré la démonstration de M. Newton, que j’ai citée ci-dessus, est obligé de reconnaître que la quantité du mouvement dans le monde n’est pas toujours la même ; et il a recousît un autre subterfuge, en disant que le mouvement et la force ne sont pas toujours les mêmes en quantité. Mais ceci est aussi contraire à l’expérience. Car la force dont il s’agit ici n’est pas cette force de la matière, qu’on appelle vis inertiæ, laquelle continue effectivement d’être toujours la même, pendant que la quantité de la matière est la même ; mais la force dont nous parlons ici est la force active, impulsive et relative, qui est toujours proportionnée à la quantité du mouvement relatif. C’est ce qui paraît constamment par l’expérience, à moins que l’on ne tombe dans quelque erreur faute de bien supputer et de déduire la force contraire, qui nait de la résistance que les fluides font au corps, de quelque manière que ceux-ci se puissent mouvoir, et de l’action contraire et continuelle de la gravitation sur les corps jetés en haut.

100, 101, 102. J’ai fait voir, dans la dernière section, que la force active, selon la définition que j’en ai donnée, diminue continuellement et naturellement dans le monde matériel. Il est évident que ce n’est pas un défaut, parce que ce n’est qu’une suite de l’inactivité de la matière. Car cette inactivité est non seulement la cause, comme l’auteur le remarque, de la diminution de la vitesse, à mesure que la quantité de la matière augmente (ce qui à la vérité n’est point une diminution de la quantité du mouvement) ; mais elle est aussi la cause pourquoi des corps solides, parfaitement durs et sans ressort, se rencontrant avec des forces égales et contraires, perdent tout leur mouvement et toute leur force active, comme je l’ai montré ei-dessus ; et par conséquent ils ont besoin de quelque autre cause pour recevoir un nouveau mouvement.

103. J’ai fait voir amplement, dans mes écrits précédents, qu’il n’y a aucun défaut dans les choses dont on parle ici. Car pourquoi Dieu n’aurait-il pas eu la liberté de faire un monde, qui continuerait dans l’état où il est présentement, aussi longtemps ou aussi peu de temps qu’il le jugerait à propos, et qui serait ensuite changé, et recevrait telle forme qu’il voudrait lui donner, par un changement sage et convenable, mais qui peut-être serait tout à fait au-dessus des lois du mécanisme ? L’auteur soutient que l’univers ne peut diminuer en perfection : qu’il-n’y a aucune raison qui puisse borner la quantité de la matière ; que les percerions de Dieu l’obligent à produire toujours autant de matière qu’il lui est possible ; et qu’un monde borné est une fiction impraticable. J’ai inféré de cette doctrine que le monde doit être nécessairement infini et éternel ; c’est aux savants à juger si cette conséquence est bien fondée.

104. L’auteur dit à présent que l’espace n’est pas un ordre ou une situation, mais un ordre de situations. Ce qui n’empêche pas que la même objection ne subsiste toujours : savoir, qu’un ordre de situations n’est pas une quantité, connue l’espace l’est. L’auteur renvoie donc à la section 54, où il croit avoir prouvé que l’ordre est une quantité. Et moi je renvoie à ce que j“ai dit sur cette section dans ce dernier écrit, où je crois avoir prouvé que l’ordre n’est pas une quantité. Ce que l’auteur dit aussi touchant le temps renferme évidemment cette absurdité : savoir, que le temps n’est que l’ordre des choses successives ; et que cependant il ne laisse pas d’être une véritable quantité ; parce qu’il est non seulement l’ordre des choses successives, mais aussi la quantité de la durée qui intervient entre chacune des choses particulières qui se succèdent dans cet ordre. Ce qui est une contradiction manifeste.

Dire que l’immensité ne signifie pas un espace sans bornes, et que l’éternité ne signifie pas une durée ou un temps sans commencement, sans fin, c’est (ce me semble) soutenir que les mots n’ont aucune signification. Au lieu de raisonner sur cet article, l’auteur nous renvoie à ce que certains théologiens et philosophes (qui étaient de son sentiment) ont pensé sur cette matière. Mais ce n’est pas là de quoi il s’agit entre lui et moi.,

107, 108, 109. J’ai dit que, parmi les choses possibles, il n’y en a aucune qui soit plus miraculeuse qu’une autre, par rapport à Dieu ; et que par conséquent le miracle ne consiste dans aucune difficulté qui se trouve dans la nature d’une chose qui doit être faite, mais qu’il consiste simplement en ce que Dieu le fait rarement. Le mot de nature et ceux de forces de la nature, de cours de la nature, etc., sont des mots qui signifient simplement qu’une chose arrive ordinairement ou fréquemment. Lorsqu’un corps humain réduit en poudre est ressuscité, nous disons que c’est un miracle : lorsqu’un corps humain est engendré de la manière ordinaire, nous disons que c’est une chose naturelle ; et cette distinction est uniquement fondée sur ce que la puissance de Dieu produit l’une de ces deux choses ordinairement, et l’autre rarement. Si le soleil (ou la terre) est arrêté soudainement, nous disons que c’est un miracle ; et le mouvement continuel du soleil (ou de la terre) nous paraît une chose ordinaire et l’autre extraordinaire. Si les hommes sortaient ordinairement du tombeau, comme le blé sort de la semence, nous dirions certainement que ce serait aussi une chose naturelle : et si le soleil (ou la terre) était toujours immobile, cela nous paraîtrait naturel ; et en ce cas la nous regarderions le mouvement du soleil (ou de la terre) comme une chose miraculeuse. Le savant auteur ne dit rien contre ces raisons (ces grandes raisons, comme il les appelle), qui sont si évidentes. Il se contente de nous renvoyer encore aux manières de parler ordinaires de certains philosophes et de certains théologiens ; mais, comme je l’ai déjà remarqué ci-dessus, ce n’est pas la de quoi il s’agit entre l’auteur et moi.

Il est surprenant que, sur une matière qui doit être décidée par la raison et non par l’autorité, on nous renvoie encore à l’opinion de certains philosophes et théologiens. Mais, pour ne pas insister sur cela, que veut dire le savant auteur par une différence réelle et interne entre ce qui est miraculeux et ce qui ne l’est pas ; ou entre des opérations naturelles et non naturelles, absolument, et par rapport à Dieu ? Croit-il qu’il y ait en Dieu deux principes d’action différents et réellement distincts, on qu’une chose soit plus difficile à Dieu qu’une autre ? S’il ne le croit pas, il s’ensuit, ou que les mots d’action de Dieu naturelle et surnaturelle sont des termes dont la signification est uniquement relative aux hommes ; parce que nous avons accoutumé de dire qu’un effet ordinaire de la puissance de Dieu est une chose naturelle, et, qu’un effet extraordinaire de cette même puissance est une chose surnaturelle (ce qu’on appelle les forces de la nature n’étant véritablement qu’un mot sans aucun sens), ou bien il s’ensuit que, par une action de Dieu surnaturelle, il faut entendre ce que Dieu fait lui-même immédiatement ; et par une action de Dieu naturelle, ce qu’il fait par intervention des causes secondes. L’auteur se déclare ouvertement, dans cette partie de son écrit, contre la première de ces deux distinctions ; et il rejette formellement la seconde dans la section 117, où il reconnaît que les anges peuvent faire de véritables miracles. Cependant je ne crois pas que l’on puisse inventer une troisième distinction sur la matière dont il s’agit ici.

Il est tout à fait déraisonnable d’appeler l’attraction un miracle, et de dire que c’est un terme qui ne doit pas entrer dans la philosophie, quoique nous ayons si souvent déclaré, d’une manière distincte et formelle, qu’en nous servant de ce terme nous ne prétendons pas exprimer la cause qui fait que les corps tendent l’un vers l’autre ; mais seulement l’effet de cette cause, ou le phénomène même, et les lois ou les proportions selon lesquelles les corps tendent l’un vers l’autre, comme on le découvre par l’expérience, quelle qu’en puisse être la cause. Il est encore plus déraisonnable de ne vouloir point admettre la gravitation ou l’attraction dans le sens que nous lui donnons, selon lequel elle est certainement un phénomène de la nature ; et de prétendre en même temps que nous admettions une hypothèse aussi étrange que l’est celle de l’harmonie préétablie, selon laquelle l’âme et le corps d’un homme n’ont pas plus d’influence l’un sur l’autre que deux horloges, qui vont également bien, quelque éloignées qu’elles soient l’une de l’autre, et sans qu’il y ait entre elles aucune action réciproque. Il est vrai que l’auteur dit que Dieu, prévoyant les inclinations de chaque âme, a formé dès le commencement la grande machine de l’univers d’une telle manière, qu’en vertu des simples lois du mécanisme les corps humains reçoivent des mouvements convenables, comme étant des parties de cette grande machine. Mais est-il possible que de pareils mouvements, et autant diversifiés que le sont ceux des corps humains, soient produits par un pur mécanisme, sans que la volonté et l’esprit agissent sur ces corps ? Est-il croyable que, lorsqu’un homme forme une résolution, et qu’il sait un mois par avance ce qu’il fera un certain jour, ou à une certaine heure ; est-il croyable, dis-je, que son corps, en vertu d’un simple mécanisme qui a été produit dans le monde matériel dès le commencement de la création, se conformera ponctuellement à toutes les résolutions de l’esprit de cet homme au temps marqué ? Selon cette hypothèse, tous les raisonnements philosophiques, fondés sur les phénomènes et sur les expériences, deviennent inutiles. Car, si l’harmonie préétablie est véritable, un homme ne voit, n’entend et ne sent rien, et il ne meut point son corps : il s’imagine seulement voir, entendre, sentir et mouvoir son corps. Et si les hommes étaient persuadés que le corps humain n’est qu’une pure machine, et que tous ses mouvements, qui paraissent volontaires, sont produits par les lois nécessaires d’un mécanisme matériel, sans aucune influence ou opération de l’âme sur les corps ; ils concluraient bientôt que cette machine est l’homme tout entier, et que l’âme harmonique, dans l’hypothèse d’une harmonie préétablie, n’est qu’une pure fiction et une vaine imagination. De plus, quelle difficulté évite-t-on par le moyen d’une si étrange hypothèse ? On n’évite que celle-ci, savoir, qu’il n’est pas possible de concevoir comment une substance immatérielle peut agir sur la matière. Mais Dieu n’est-il pas une substance immatérielle, et n’agit-il pas sur la matière ? D’ailleurs, est-il plus difficile de concevoir qu’une substance immatérielle agit sur la matière, que de concevoir que la matière agit sur la matière ? N’est-il pas aussi aisé de concevoir que certaines parties de matière peuvent être obligées de suivre les mouvements et les inclinations de l’âme, sans aucune impression corporelle, que de concevoir que certaines portions de matière soient obligées de suivre leurs mouvements réciproques, à cause de l’union ou adhésion de leurs parties, qu’on ne saurait expliquer par aucun mécanisme ; ou que les rayons de la lumière soient réfléchis régulièrement par une surface qu’ils ne touchent jamais ? C’est de quoi M. le chevalier Newton nous a donné diverses expériences oculaires dans son Optique.

Il n’est pas moins surprenant que l’auteur répète encore en termes formels que, depuis que le monde a été créé, la continuation du mouvement des corps célestes, la « formation des plantes et des animaux, et tous les mouvements des corps huntains et de tous les autres animaux, ne sont pas moins mécaniques que les mouvements d’une horloge ». Il me semble que ceux qui soutiennent ce sentiment devraient expliquer en détail par quelles lois de mécanisme les planètes et les comètes continuent de se mouvoir dans les orbes où elles se meuvent, au travers d’un espace qui ne fait point de résistance ; par quelles lois mécaniques les plantes et les animaux sont formés, et quelle est la cause des mouvements spontanés des animaux et des hommes, dont la variété est presque infinie. Mais je suis fortement persuadé qu’il n’est pas moins impossible d’expliquer toutes ces choses, qu’il le serait de faire voir qu’une maison ou une ville a été bâtie par un simple mécanisme, ou que le monde même a été formé dès le commencement sans aucune cause intelligente et active. L’auteur reconnaît formellement que les choses ne pouvaient pas être produites au commencement par un pur mécanisme. Après cet aveu, je ne saurais comprendre pourquoi il paraît si zélé a bannir Dieu du gouvernement actuel du monde, et à soutenir que sa providence ne consiste que dans un simple concours, comme on l’appelle, par lequel toutes les créatures ne font que ce qu’elles feraient d’elles-mêmes par un simple mécanisme. Enfin, je ne saurais concevoir pourquoi l’auteur s’imagine que Dieu est obligé, par sa nature ou par sa sagesse, de ne rien produire dans l’univers, que ce qu’une machine corporelle peut produire par de simples lois mécaniques, après qu’elle a été une fois mise en mouvement.

117. Ce que le savant auteur avoue ici, qu’il y a du plus et du moins dans les véritables miracles, et que les anges peuvent faire de tels miracles ; ceci, dis-je, est directement contraire à ce qu’il a dit ci-devant de la nature du miracle dans tous ses écrits.

118-123. Si nous disons que le soleil attire la terre au travers d’un espace vide ; c’est-à-dire que la terre et le soleil tendent l’un vers l’autre (quelle qu’en puisse être la cause), avec une force qui est en proportion directe de leurs masses, ou de leurs grandeurs et densités prises ensemble, et en proportion doublée inverse de leurs distances, et que l’espace qui est entre ces deux corps est vide, c’est-à-dire qu’il n’a rien qui résiste sensiblement au mouvement des corps qui le traversent ; tout cela n’est qu’un phénomène on un fait actuel, découvert par l’expérience. Il est sans doute vrai que ce phénomène n’est pas produit sans moyen, c’est-à-dire sans une cause capable de produire un tel effet. Les philosophes peuvent donc rechercher cette cause, et tâcher de la découvrir, si cela leur est possible, soit qu’elle soit mécanique ou non mécanique. Mais s’ils ne peuvent pas découvrir cette cause, s’ensuit-il que l’effet même ou le phénomène découvert par l’expérience (c’est là tout ce que l’on veut dire par les mots d’attraction et de gravitation), s’ensuit-il, dis-je, que ce phénomène soit moins certain et moins incontestable ? Une qualité évidente doit-elle être appelée occulte, parce que la cause immédiate en est peut-être occulte, ou qu’elle n’est pas encore découverte ? Lorsqu’un corps se meut dans un cercle, sans s’éloigner par la tangente, il y a certainement quelque chose qui l’en empêche : mais si dans quelques cas il n’est pas possible d’expliquer mécaniquement la cause de cet effet, ou si elle n’a pas encore été découverte, s’ensuit-il que le phénomène soit faux ? Ce serait une manière de raisonner fort singulière.

124-130. Le phénomène même, l’attraction, la gravitation ou l’effort (quelque nom qu’on lui donne), par lequel les corps tendent l’un vers l’autre, et les lois ou les proportions de cette force sont assez connus par les observations et les expériences. Si M. Leibniz, ou quelque autre philosophe, peut expliquer ces phénomènes par les lois du mécanisme, bien loin d’être contredit, tous les savants l’en remercieront. En attendant, je ne saurais m’empêcher de dire que l’auteur raisonne d’une manière tout à fait extraordinaire, en comparant la gravitation, qui est un phénomène ou un fait actuel, avec la déclinaison des atomes, selon la doctrine d’Épicure ; lequel ayant corrompu, dans le dessein d’introduire l’athéisme, une philosophie plus ancienne et peut-être plus saine, s’avisa d’établir cette hypothèse, qui n’est qu’une pure fiction ; et qui d’ailleurs est impossible dans un monde où l’on suppose qu’il n’y a aucune intelligence.

Pour ce qui est du grand principe d’une raison suffisante, tout ce que le savant auteur ajoute ici touchant cette matière ne consiste qu’à soutenir sa conclusion, sans la prouver ; et par conséquent il n’est pas nécessaire d’y répondre. Je remarquerai seulement que cette expression est équivoque ; et qu’on peut l’entendre, comme si elle ne renfermait que la nécessité, ou comme si elle pouvait aussi signifier une volonté et un choix. Il est très certain, et tout le monde convient, qu’en général il y a une raison suffisante de chaque chose. Mais il s’agit de savoir si, dans certains cas, lorsqu’il est raisonnable d’agir, différentes manières d’agir possibles ne peuvent pas être également raisonnables, si, dans ces cas, la simple volonté de Dieu n’est pas une raison suffisante pour agir d’une certaine manière plutôt que d’une autre ; et si, lorsque les raisons les plus fortes se trouvent d’un seul côte, les agents intelligents et libres n’ont pas un principe d’action (en quoi je crois que l’essence de la liberté consiste) tout à fait distinct du motif ou de la raison que l’agent a en vue ? Le savant auteur nie tout cela. Et comme il établit son grand principe d’une raison suffisante, dans un sens qui exclut tout ce que je viens de dire, et qu’il demande qu’on lui accorde ce principe dans ce sens-la, quoiqu’il n’ait pas entrepris de le prouver, j’appelle cela une pétition de principe ; ce qui est tout à fait indigne d’un philosophe.

N. B. La mort de M. Leibniz l’a empêché de répondre à cette cinquième réplique.
TABLE DES MATIÈRES



Réflexion sur l’« Essai sur l’entendement humain » de M. Locke
I. — Échantillon de réflexion sur le livre Ier de l’Essai de l’entendement de l’homme 
 7
II. — Échantillon de réflexion sur le livre II 
 11


Par l’auteur du « Système de l’harmonie préétablie »


Des Notions innées
Chap. Ier
S’il y a des principes innés dans l’esprit de l’homme 
 35
Chap. II. 
Qu’il n’y a point de principes de pratique qui soient innés 
 55
Chap. III. 
Autres considérations touchant les principes innés ; tant ceux qui regardent la spéculation que ceux qui regardent la pratique 
 68


Des Idées
Chap. Ier
Où l’on traite des idées en général et où l’on examine par occasion si l’âme de l’homme pense toujours 
 74
Chap. II. 
Des idées simples 
 84
Chap. III. 
Des idées qui nous viennent par un seul sens 
 84
Chap. IV. 
De la solidité 
 85
Chap. V. 
Des idées simples qui viennent par divers sens 
 91
Chap. VI. 
Des idées simples qui viennent par réflexion 
 91
Chap. VII. 
Des idées simples qui viennent par sensation et réflexion 
 92
Chap. VIII. 
Autres considérations sur les idées simples 
 92
Chap. IX. 
De la perception 
 96
Chap. X. 
De la rétention 
 102
Chap. XI. 
De la faculté de discerner les idées 
 103
Chap. XII. 
Des idées complexes 
 107
Chap. XIII. 
Des modes simples et premièrement de ceux de l’espace 
 109
Chap. XIV. 
De la durée et de ses modes simples 
 114
Chap. XV. 
De la durée et de l’expansion considérées ensemble 
 117
Chap. XVI. 
Du nombre 
 118
Chap. XVII. 
De l’infinité 
 120
Chap. XVIII. 
De quelques autres modes simples 
 122
Chap. XIX. 
Des modes qui regardent la pensée 
 123
Chap. XX. 
Des modes du plaisir et de la douleur 
 125
Chap. XXI. 
De la puissance et de la liberté 
 131
Chap. XXII. 
Des modes mixtes 
 174
Chap. XXIII. 
Des idées complexes des substances 
 178
Chap. XXIV. 
Des idées collectives des substances 
 187
Chap. XXV. 
De la relation 
 187
Chap. XXVI. 
De la cause et de l’effet et de quelque autres relations 
 189
Chap. XXVII. 
Ce que c’est qu’identité ou diversité 
 190
Chap. XXVIII. 
De quelques autres relations et surtout des relations morales 
 207
Chap. XXIX. 
Des idées claires et obscures, distinctes et confuses 
 213
Chap. XXX. 
Des idées réelles et chimériques 
 222
Chap. XXXI. 
Des idées complètes et incomplètes 
 224
Chap. XXXII. 
Des vraies et des fausses idées 
 227
Chap. XXXII. 
De l’association des idées 
 227


Des Mots
Chap. Ier
Des mots ou du langage en général 
 231
Chap. II. 
De la signification des mots 
 235
Chap. III. 
Des termes généraux 
 245
Chap. IV. 
Des noms des idées simples 
 254
Chap. V. 
Des noms des modes mixtes et des relations 
 258
Chap. VI. 
Des noms des substances 
 262
Chap. VII. 
Des particules 
 290
Chap. VIII. 
Des termes abstraits et concrets 
 294
Chap. IX. 
De l’imperfection des mots 
 295
Chap. X. 
De l’abus des mots 
 301
Chap. XI. 
Des remèdes qu’on peut apporter aux imperfections et aux abus dont on vient de parler 
 311


De la Connaissance
Chap. Ier
De la connaissance en général 
 317
Chap. II. 
Des degrés de notre connaissance 
 323
Chap. III. 
De l’étendue de la connaissance humaine 
 337
Chap. IV. 
De la réalité de notre connaissance 
 353
Chap. V. 
De la vérité en général 
 358
Chap. VI. 
Des propositions universelles, de leur vérité et de leur certitude 
 360
Chap. VII. 
Des propositions qu’on nomme maximes ou axiomes 
 368
Chap. VIII. 
Des propositions frivoles 
 391
Chap. IX. 
De la connaissance que nous avons de notre existence 
 396
Chap. X. 
De la connaissance que nous avons de l’existence de Dieu 
 398
Chap. XI. 
De la connaissance que nous avons de l’existence des autres choses 
 407
Chap. XII. 
Des moyens d’augmenter nos connaissances 
 412
Chap. XIII. 
Autres considérations sur notre connaissance 
 421
Chap. XIV. 
Du jugement 
 421
Chap. XV. 
De la probabilité 
 422
Chap. XVI. 
Des degrés d’assentiment 
 424
Chap. XVII. 
De la raison 
 441
Chap. XVIII. 
De la foi et de la raison et de leurs bornes distinctes 
 462
Chap. XIX. 
De l’enthousiasme 
 471
Chap. XX. 
De l’erreur 
 478
Chap. XXI. 
De la division des sciences 
 490


Méditationes de Cognitione, Veritate et Ideis (1684) 
 621
De primæ philosophiæ Emendatione et de Notione-substatiæ (1694) 
 632
Système nouveau de la nature (Journal des Savants, 27 juin 1695) 
 635
Second éclaircissement du « système de la communication des substances » (Histoire des ouvrages des Savants, février 1696) 
 654
De rerum Orginatione radicali (1697) 
 659
De ipsa Natura (1698) 
 666
  1. Leibniz écrit toujours Arnaud de cette manière.
  2. Grotefend et Gehrardt : Du loi.
  3. Leibniz a mis en marge : « Je n’ai jamais approuvé ce sentiment. »
  4. Gehrardt supprime : Dans ces principes.
  5. Grotefend :Réfutait.
  6. Grotefend : Dieu a estre.
  7. Grotefend : Et désaveu.
  8. Ici s’arrête la lettre publiée par Grotefend. M. Gehrardt y a ajouté les lignes suivantes, extraites de la Correspondance de Leibniz et du Landgrave de Hesse, publiée par Rommel en 2  vol. en 1847 (Francfort-suir-le-Mein) : « …quoique Charlemagne en ait usé de même à peu près contre les Saxons, en les forçant à la religion l’épée à la gorge. » Maintenant, nous avons ici M. Loti, qui nous apporte son Histoire-de Genève en cinq volumes, dédiée a la maison de Brunswick. Je ne sais quel rapport il y a trouvé. Il dit d’assez jolies choses quelquefois et est un homme de bon entretien.
  9. Gehrardt donne ici dans son édition une lettre du Landgrave de Hesse à Leibniz qui n’a aucun rapport avec les controverses philosophiques d’Arnauld ; nous la supprimons, ainsi que l’a fait M. Grotefend.
  10. Leibniz a mis à la marge : « J’ai changé ces remarques avant que de les envoyer. » Il les a reproduites dans la lettre suivante.
  11. Leibniz a mis en marge : entendu.
  12. Leibniz a corrigé ainsi : en seraient coulés.
  13. Qui le porte à exécuter.
  14. Cette réplique s’est égarée.
  15. Dans un tout autre sens.
  16. Note à la marge du manuscrit : « Notio plana comprehendit omnia attribua rei v. g. caloris ; completa omnia predicata subjecti v. g. hujus calidi in substantivis individualibus coincidunt. »
  17. Leihniz a corrigé par le mot : éminent.
  18. Au lieu de : ou plutôt… — votre esprit, — Leihniz a corrige ainsi : En me rendant votre estime qui est un bien que je chériis infiniment.
  19. « Je souhaiterais de pouvoir faire voir la vérité de mes opinions aussi sûrement que leur innocence. »
  20. « En cas que l’envie : vous prît un jour de vous en divertir. »
  21. « Et même pour celui du public. »
  22. Leibniz a rayé toute cette phrase, depuis contenues dans mon abrégé jusqu’à pas petit.
  23. Dernier, premier. — Grotefend et Gehrardt intervertissent l’ordre de ces deux termes, mais il nous semble que l’ordre que nous donnons est le seul qui soit conforme au sens.
  24. Cette lettre est une première ébauche de la lettre suivante.
  25. Grotefend et Gehrardt donnent : soit, ce qui n’a aucun sens.
  26. Mot illisible. Gehrardt donne : à cause.
  27. Leibniz a mis en note ici : « S’il y a des agrégés de substances, il faut qu’il y ait aussi de véritables substances dont tous les agrégés soient faits. »
  28. Illisible.
  29. Gehrardt : Indivisible : contre-sens et même non-sens.
  30. Dans un autre projet de lettre, Leibniz avait rédigé le dernier paragraphe ci-dessus de la manière suivante :

    « J’ai vu la remarque de M. Catelan dans les Nouvelles de la République des Lettres du mois de juin, et je trouve que vous aviez deviné ce qui en est en disant que peut-être il n’a pas pris mon sens. Il l’a si peu pris que c’est une pitié. Il met en avant trois propositions, et disant que j’y trouve de la contradiction, il s’attache à les prouver et à les concilier, et, cependant, bien loin que j’y aie jamais trouvé la moindre difficulté ou contradiction, c’est par leur conjonction que je prétends d’avoir démontre la fausseté du principe cartésien. Voila ce que c’est que d’avoir affaire à des gens qui traitent les choses à la légère. Le bon est qu’il a déclaré si nettement en quoi il se trompait ; autrement nous aurions peut-être encore battu bien du pays. Dieu nous garde d’un tel antagoniste en morale ou en métaphysique, mais surtout en théologie : il n’y aurait pas moyen de sortir d’affaire. »

  31. Ici la lettre est interrompue.
  32. Cette lettre, suivant Gehrardt, est adressée à Arnauld ; suivant Grotefend, au landgrave de Hesse ; nous croyons que c’est celui-ci qui a raison.
  33. Journal des Savants, année 1686.
  34. Allusion à la correspondance avec Ant. Arnauld.
  35. Nous supprimons ici deux alinéas qui n’ont aucun rapport avec le problème de la communication des substances, et qui portent sur des problèmes exclusivement mathématiques proposés par Bernouill.
  36. Nous donnons ici le texte de la Monadologie d’après l’édition de M. Émile Boutroux qui a compulsé le manuscrit autographe de Leibniz à la Bibliothèque de Hanovre, ainsi que deux copies, revues et corrigées par Leibniz lui-même.
  37. Renvois à la Théodicée.
  38. Ces Préliminaires sont l’Introduction de la Théodicée : « Discours sur la Conformité de la Foi avec la Raison. »
  39. Ce dernier membre de phrase manque dans le manuscrit autographe, mais a été ajouté par Leibniz dans l’une des copies.
  40. Dans l’édition de Londres de ce cinquième écrit, il y a à la marge plusieurs additions et corrections que M. Leibniz y avait faites en l’envoyant à M. Des Maiseaux. M. Clarke en rendit compte dans un petit avertissement mis à la tête de cet écrit, et conçu en ces termes : « Les différentes leçons, imprimée à la marge de l’écrit suivant, sont des changements faits de la propre main de M. Leibniz dans une autre copie de cet écrit, laquelle il envoya à un de ses amis en Angleterre peu de temps avant sa mort. Mais dans cette édition on a inséré ces additions et corrections dans le texte, et par là on a rendu ce cinquième écrit conforme au manuscrit original, que M. Leibniz avait envoyé à M. Des Maiseaux. » Note de l’éditeur français (Des Maiseaux).