Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900/Nouveaux essais sur l’entendement humain/Livre quatrième

livre quatrième

de la connaissance


Chap. I. — De la connaissance.

§ 1. Ph. Jusqu’ici nous avons parlé des idées et des mots qui les représentent. Venons maintenant aux connaissances que les idées fournissent, car elles ne roulent que sur nos idées. § 2. Et la connaissance n’est autre chose que la perception de la liaison et convenance ou de l’opposition et disconvenance qui se trouve entre deux de nos idées. Soit qu’on imagine, conjecture ou croie, c’est toujours cela. Nous nous apercevons, par exemple, par ce moyen, que le blanc n’est pas le noir et que les angles d’un triangle et leur égalité avec deux angles droits ont une liaison nécessaire.

Th. La connaissance se prend encore plus généralement, en sorte qu’elle se trouve aussi dans les idées ou termes avant qu’on vienne aux propositions ou vérités. Et l’on peut dire que celui qui aura vu attentivement plus de portraits de plantes et d’animaux, plus de figures de machines, plus de descriptions ou représentations de maisons ou de forteresses, qui aura lu plus de romans ingénieux, entendu plus de narrations curieuses, celui-là, dis-je, aura plus de connaissance qu’un autre, quand il n’y aurait pas un mot de vérité en tout ce qu’on lui a dépeint ou raconté ; car l’usage qu’il a de se représenter dans l’esprit beaucoup de conceptions ou idées expresses et actuelles le rend plus propre à concevoir ce qu’on lui propose, et il est sûr qu’il sera plus instruit et plus capable qu’un autre qui n’a rien vu, ni lu, ni entendu, pourvu que, dans ces histoires et représentations, il ne prenne point pour vrai ce qui n’est point, et que ces impressions ne l’empêchent point d’ailleurs de discerner le réel de l’imaginaire, ou l’existant du possible. C’est pourquoi certains logiciens du siècle de la réformation qui tenaient quelque chose du parti des Ramistes[1], n’avaient point de tort de dire que les topiques ou les lieux d’invention (Argumenta, comme ils les appellent) servent tant à l’explication ou description bien circonstanciée d’un thème incomplexe, c’est-à-dire d’une chose ou idée, qu’à la preuve d’un thème complexe, c’est-à-dire d’une thèse, proposition ou vérité. Et même une thèse peut être expliquée, pour en bien faire connaître le sens et la force, sans qu’il s’agisse de sa vérité ou preuve, comme l’on voit dans les sermons ou homélies, qui expliquent certains passages de la sainte Écriture, ou dans les répétitions ou lectures sur quelques textes du droit civil ou canonique, dont la vérité est présupposée. On peut même dire qu’il y a des thèmes qui sont moyens entre une idée et une position. Ce sont les questions, dont il y en a qui demandent seulement le oui et non : et ce sont les plus proches des propositions. Mais il y en a aussi qui demandent le comment et les circonstances, etc., où il y a plus à suppléer, pour en faire des propositions. Il est vrai qu’on peut dire que, dans les descriptions (même des choses purement idéales), il y a une affirmation tacite de la possibilité. Mais il est vrai aussi que, de même qu’on peut entreprendre l’explication et la preuve d’une fausseté, ce qui sert quelquefois à la mieux réfuter, l’art des descriptions peut tomber sur l’impossible. Il en est comme de ce qui se trouve dans les fictions du comte de Scandiano, suivi par l’Arioste, et dans l’Amadis des Gaules ou autres vieux romans, dans les contes des fées, qui étaient redevenus à la mode il y a quelques années, dans les véritables histoires de Lucien[2] et dans les voyages de Cyrano de Bergerac, pour ne rien dire des grotesques des peintres. Aussi sait-on que, chez les rhétoriciens, les fables sont du nombre des progymnasmata aux exorcisations préliminaires. Mais, prenant la connaissance dans un sens plus étroit ; c’est-à-dire pour la connaissance de la vérité, comme vous faites ici, Monsieur, je dis qu’il est bien vrai que la vérité est toujours fondée dans la convenance ou disconvenance des idées, mais il n’est point vrai généralement que notre connaissance de la vérité soit une perception de cette convenance ou disconvenance. Car, lorsque nous ne savons la vérité qu’empiriquement pour l’avoir expérimentée, sans savoir la connexion des choses et la raison qu’il y a dans ce que nous avons expérimenté, nous n’avons point de perception de cette convenance ou inconvenance, si ce n’est qu’on l’entende que nous la sentons confusément sans nous en apercevoir. Mais vos exemples marquent, ce semble, que vous demandez toujours une connaissance où l’on s’aperçoit de la connexion ou de l’opposition, et c’est ce qu’on ne peut point vous accorder. De plus, en peut traiter un thème complexe non seulement en cherchant les preuves de la vérité, mais encore en l’expliquant et l’éclaircissant autrement, selon les lieux topiques, comme je l’ai déjà observé. Enfin j’ai encore une remarque à faire sur votre définition ; c’est qu’elle paraît seulement accommodée aux vérités catégoriques, où il y a deux idées, le sujet et le prédicat ; mais il y a encore une connaissance des vérités hypothétiques ou qui s’y peuvent réduire (comme les disjonctives et autres), où il y a de la liaison entre la proposition antécédente et la proposition conséquente ; ainsi il peut y entrer plus de deux idées.

§ 3. Ph. Bornons-nous ici à la connaissance de la vérité, et appliquons encore à la liaison des propositions ce qui sera dit de la liaison des idées, pour y comprendre les catégoriques et les hypothétiques tout ensemble. Or je crois qu’on peut réduire cette convenance ou disconvenance à quatre espèces, qui sont : 1o Identité ou diversité ; 2o relation ; 3o coexistence ou connexion nécessaire ; 4o existence réelle. § 4. Car l’esprit s’aperçoit ; immédiatement qu’une idée n’est pas l’autre, que le blanc n’est pas le noir, § 5. Puisqu’il s’aperçoit de leur rapport en les comparant ensemble ; par exemple que deux triangles dont les bases sont égales et qui se trouvent entre deux parallèles, sont égaux. § 6. Après cela il y a coexistence (ou plutôt connexion), comme la fixité accompagne toujours les autres idées de l’or. § 7. Enfin il y a existence réelle hors de l’esprit, comme lorsqu’on dit : Dieu est.

Th. Je crois qu’on peut dire que la liaison n’est autre chose que le rapport ou la relation, prise généralement. Et j’ai fait remarquer ci-dessus que tout rapport est ou de comparaison ou de concours. Celui de comparaison donne la diversité et l’identité, ou en tout, ou en quelque chose ; ce qui fait le même ou le divers, le semblable ou dissemblable. Le concours contient ce que vous appelez coexistence, c’est-à-dire connexion d’existence, Mais, lorsqu’on dit qu’une chose existe ou qu’elle a l’existence réelle, cette existence même est le prédicat, c’est-à-dire, elle a une notion liée avec l’idée dont il s’agit, et il y a connexion entre ces deux notions. On peut aussi concevoir l’existence de l’objet d’une idée, comme le concours de cet objet avec moi. Ainsi je crois qu’on peut dire qu’il n’y a que comparaison ou concours ; mais que la comparaison, qui marque l’identité ou diversité, et le concours de la chose avec moi, sont les rapports qui méritent d’être distingués parmi les autres. On pourrait faire peut-être des recherches plus exactes et plus profondes ; mais je me contente ici de faire des remarques.

§ 8. Ph. Il y a une connaissance actuelle qui est la perception présente du rapport des idées, et il y en a une habituelle, lorsque l’esprit s’est aperçu si évidemment de la convenance ou disconvenance des idées, et l’a placée de telle manière dans sa mémoire, que toutes les fois qu’il vient à réfléchir sur la proposition, il est assuré d’abord de la vérité qu’elle contient, sans douter le moins du monde. Car, n’étant capable de penser clairement et distinctement qu’à une seule chose à la fois, si les hommes ne connaissaient que l’objet actuel de leurs pensées, ils seraient tous fort ignorant ; et celui qui connaîtrait le plus ne connaîtrait qu’une seule vérité.

Th. Il est vrai que notre science, même la plus démonstrative, se devant acquérir fort souvent par une longue chaîne de conséquences, doit envelopper le souvenir d’une démonstration passée qu’on envisage plus distinctement quand la conclusion est faite ; autrement ce serait répéter toujours cette démonstration. Et même, pendant qu’elle dure, on ne la saurait comprendre tout entière à la fois ; car toutes ses parties ne sauraient être en même temps présentes à l’esprit ; ainsi se remettant toujours devant les yeux la partie qui précède, on n’avancerait jamais jusqu’à la dernière qui achève la conclusion. Ce qui fait aussi que sans l’écriture, il serait difficile de bien établir les sciences, la mémoire n’étant pas assez sûre. Mais, ayant mis par écrit une longue démonstration, comme sont par exemple celles d’Apollonius et ayant repassé par toutes ses parties. comme si l’on examinait une chaîne anneau par anneau, les hommes se peuvent assurer de leurs raisonnements : à quoi servent encore les épreuves, et le succès enfin justifie le tout. Cependant on voit par là que toute croyance, consistant dans la mémoire de la vue[3] passée des preuves ou raisons, il n’est pas en notre pouvoir ni en notre franc arbitre de croire ou de ne croire pas, puisque la mémoire n’est pas une chose qui dépende de notre volonté.

§ 9. Ph. Il est vrai que notre connaissance habituelle est de deux sortes ou degrés. Quelquefois les vérités mises comme en réserve dans la mémoire ne se présentent pas plutôt à l’esprit, qu’il voit le rapport qui est entre les idées qui y entrent ; mais quelquefois l’esprit se contente de se souvenir de la conviction, sans en retenir les preuves, et même souvent sans pouvoir se les remettre quand il voudrait. On pourrait s’imaginer que c’est plutôt croire sa mémoire que de connaître réellement la vérité en question : et il m’a paru autrefois que c’est un milieu entre l’opinion et la connaissance, et que c’est une assurance qui surpasse la simple croyance fondée sur le témoignage d’autrui. Cependant je trouve, après y avoir bien pensé, que cette connaissance renferme une parfaite certitude Je me souviens, c’est-à-dire je connais (le souvenir n’étant que le renouvellement d’une chose passée) que j’ai été une fois assuré de la vérité de cette proposition, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Or l’immutabilité des mêmes rapports entre les mêmes choses immuables est présentement l’idée médiate qui me fait voir, que s’ils y ont été une fois égaux ils le seront encore. C’est sur ce fondement que dans les mathématiques les démonstrations particulières fournissent des connaissances générales ; autrement la connaissance d’un géomètre ne s’étendrait pas au delà de cette figure particulière qu’il s’était tracée en démontrant.

Th. L’idée médiate dont vous parlez, Monsieur, suppose la fidélité de notre souvenir ; mais il arrive quelquefois que notre souvenir nous trompe, et que nous n’avons point fait toutes les diligences nécessaires, quoique nous le croyions maintenant. Cela se voit clairement dans les révisions des comptes. Il y a quelquefois des réviseurs en titre d’office, comme auprès de nos mines du Harz, et pour rendre les receveurs des mines particulières plus attentifs, on a mis une taxe d’amende pécuniaire sur chaque erreur de calcul, et néanmoins il s’en trouve, malgré qu’on en ait. Cependant plus on y apporte de soin, plus on se peut lier aux raisonnements passés. J’ai projeté une manière d’écrire les comptes, en Sorte que celui qui ramasse les sommes des colonnes laisse sur le papier les traces des progrès de son raisonnement, de telle manière qu’il ne fait point de pas inutilement. Il le peut toujours revoir, et corriger les dernières fautes, sans qu’elles influent sur les premières : la révision aussi qu’un autre en veut faire ne coûte presque point de peine de cette manière, parce qu’il peut examiner les mêmes traces à vue d’œil : outre les moyens de vérifier encore les comptes de chaque article, par une sorte de preuve très commode, sans que ces observations augmentent considérablement le travail du compte. Et tout cela fait bien comprendre que les hommes peuvent avoir des démonstrations rigoureuses sur le papier, et en ont sans doute une infinité. Mais, sans se souvenir d’avoir usé d’une parfaite rigueur, on ne saurait avoir cette certitude dans l’esprit. Et cette rigueur consiste dans un règlement dont l’observation sur chaque partie soit une assurance à l’égard du tout ; comme dans l’examen de la chaîne par anneau, où visitant chacun pour voir s’il est ferme, et prenant des mesures avec la main, pour n’en sauter aucun, on est assuré de la bonté de la chaîne, Et par ce moyen on a toute la certitude dont les choses humaines sont capables. Mais je ne demeure point d’accord qu’en mathématiques les démonstrations particulières sur la figure qu’on trace, fournissent cette certitude générale, comme vous semblez le prendre. Car il faut savoir que ce ne sont pas les figures qui donnent la preuve chez les géomètres, quoique le style esthétique le fasse croire. La force de la démonstration est indépendante de la figure tracée, qui n’est que pour faciliter l’intelligence de ce qu’on veut dire et fixer l’attention ; ce sont les propositions universelles, c’est-à-dire, les définitions, les axiomes, et les théorèmes déjà démontrés qui font le raisonnement et le soutiendraient quand la figure n’y serait pas. C’est pourquoi un savant géomètre, comme Scheubelius[4], a donné les figures d’Euclide sans leurs lettres qui les puissent lier avec la démonstration qu’il y joint ; et un autre, comme Herlinus[5], a réduit les mêmes démonstrations en syllogismes et prosyllogismes.

Chap. II. — Des degrés de notre connaissance.

§ 1. Ph. La connaissance est donc intuitive lorsque l’esprit aperçoit la convenance de deux idées immédiatement par elles-mêmes sans l’intervention d’aucune autre. En ce cas, l’esprit ne prend aucune peine pour prouver ou examiner la vérité. C’est comme l’œil voit la lumière ; que l’esprit voit que le blanc n’est pas le noir, qu’un cercle n’est pas un triangle, que trois est deux et un. Cette connaissance est la plus claire et la plus certaine dont la faiblesse humaine soit capable ; elle agit d’une manière irrésistible sans permettre à l’esprit d’hésiter. C’est connaître que l’idée est dans l’esprit telle qu’on l’aperçoit. Quiconque demande une plus grande certitude ne sait pas ce qu’il demande.

Th. Les vérités primitives qu’on sait par intuition sont de deux sortes comme les dérivatives. Elles sont du nombre des vérités de raison, ou des vérités de fait. Les vérités de raison sont nécessaires, et celles de fait sont contingentes. Les vérités primitives de raison sont celles que j’appelle d’un nom général identiques, parce qu’il me semble qu’elles ne font que répéter la même chose, sans nous rien apprendre. Elles sont affirmatives ou négatives ; les affirmatives sont comme les suivantes : Chaque chose est ce qu’elle est, Et dans autant d’exemples qu’on voudra A est A, B est B. Je serai ce que je serai. J’ai écrit ce que j’ai écrit. Et rien en vers comme en prose, c’est être rien ou peu de chose. Le rectangle équilatéral est un rectangle. L’animal raisonnable est toujours un animal. Et dans les hypothétiques : si la figure régulière de quatre côtés est un rectangle équilatéral, cette figure est un rectangle. Les copulatives, les disjonctives et autres propositions, sont encore susceptibles de cet identicisme, et je compte même parmi les affirmatives : non A est non A. Et cette hypothétique : si A est non B, il s’ensuit que A est non B. Item, sinon A est BC, il s’ensuit que non A est BC. Si une figure qui n’a point d’angle obtus peut être un triangle régulier, une figure qui n’a pas d’angle obtus peut être régulière. Je viens maintenant aux identiques négatives qui sont ou du principe de contradiction ou des disparates. Le principe de contradiction est en général : une proposition est ou vraie ou fausse ; ce qui renferme deux énonciations vraies ; l’une que le vrai et le faux ne sont point compatibles dans une même proposition, ou qu’une proposition ne saurait être vraie et fausse à la fois ; l’autre que l’opposé, ou la négation du vrai et du faux ne sont pas compatibles, ou qu’il n’y a point de milieu entre le vrai et le faux, ou bien il ne se peut pas qu’une proposition ne soit ni vraie ni fausse. Or tout cela est encore vrai dans toutes les propositions imaginables en particulier comme : ce qui est A ne saurait être non A. Item A B ne saurait être non A. Un rectangle équilatéral ne saurait être non rectangle. Item, il est vrai que tout homme est un animal ; donc il est faux que quelque homme se trouve qui ne soit pas un animal. On peut varier ces énonciations de bien des façons, et les appliquer aux copulatives, disjonctives ou autres. Quant aux disparates, ce sont ces propositions qui disent que l’objet d’une idée n’est pas l’objet d’une autre idée, comme que la chaleur n’est pas la même chose que la couleur, item que l’homme et l’animal n’est pas le même, quoique tout homme soit animal. Tout cela se peut assurer indépendamment de toute preuve ou de la réduction à l’opposition, ou au principe de contradiction, lorsque ces idées sont assez entendues pour n’avoir point besoin ici d’analyse autrement on est sujet à se méprendre, car disant : le triangle et le trilatère n’est le même, on se tromperait, puisqu’en le bien considérant, on trouve que les trois côtés et les trois angles vont toujours ensemble. En disant, le rectangle quadrilatère et le rectangle n’est pas le même, on se tromperait encore. Car il se trouve que la seule figure à quatre côtés peut avoir tous les angles droits. Cependant on peut toujours dire dans l’abstrait, que le triangle n’est pas le trilatère, ou que les raisons formelles du triangle et du trilatère ne sont pas les mêmes, comme parlent les philosophes. Ce sont de différents rapports d’une même chose.

Quelqu’un, après avoir entendu avec patience ce que nous venons de dire jusqu’ici, la perdra enfin et dira que nous nous amusons à des énonciations frivoles, et que toutes vérités identiques ne servent de rien. Mais on fera ce jugement, faute d’avoir assez médité sur ces matières. Les conséquences de logique (par exemple) se démontrent par les principes identiques ; et les géomètres ont besoin du principe de contradiction dans leurs démonstrations qui réduisent à l’impossible. Contentons-nous ici de faire voir l’usage des identiques dans les démonstrations des conséquences du raisonnement. Je dis donc que le seul principe de contradiction suffit pour démontrer la scconde et la troisième figure des syllogismes par la première. Par exemple on peut conclure dans la première figure, en Barbara :

Tout B est C,
Tout A est B,

Donc tout A est C.

Supposons que la conclusion soit fausse (ou qu’il soit vrai que quelque A n’est point C), donc l’une ou l’autre des prémisses sera fausse aussi. Supposons que la seconde est véritable, il faudra que la première soit fausse, qui prétend que tout B est C. Donc sa contradictoire sera vraie, c’est-à-dire, quelque B ne sera point C. Et cela sera la conclusion et de la vérité de l’une des prémisses du précédent. Voici cet argument nouveau :

Quelque A n’est point C.

Ce qui est opposé à la conclusion précédente supposée fausse.

{{c|Tout A est B}|}

C’est la prémisse précédente, supposée vraie.

Donc quelque B n’est point C.

C’est la conclusion précédente vraie, opposée à la prémisse précédente fausse.

Cet argument est dans le mode disamis de la troisième figure qui se démontre ainsi manifestement et d’un coup d’œil du mode barbara de la première figure, sans employer que le principe de contradiction. Et j’ai remarqué dans ma jeunesse, lorsque j’épluchais ces choses, que tous les modes de la seconde et de la troisième figure se peuvent tirer de la première par cette seule méthode, en supposant que le mode de la première est bon, et par conséquent que la conclusion étant fausse, ou sa contradictoire étant prise pour vraie, et une prémisse étant prise pour vraie aussi, il faut que la contradictoire de l’autre prémisse soit vraie. Il est vrai que dans les écoles logiques on aime mieux se servir des conversions pour tirer les figures moins principales de la première, qui est la principal ; parce que cela paraît plus commode pour les écoliers. Mais pour ceux qui cherchent les raisons démonstratives, où il faut employer le moins de suppositions qu’on peut, on ne démontrera pas par la supposition de la conversion ce qui se peut démontrer par le seul principe primitif, qui est celui de la contradiction et qui ne suppose rien. J’ai même fait cette observation qui paraît remarquable : c’est que les seules figures moins principales qu’on appelle directes, savoir la seconde et la troisième, se peuvent démontrer par le principe de contradiction tout seul ; mais la figure moins principale indirecte, qui est la quatrième, et dont les Arabes attribuent l’invention à Galien[6], quoique nous n’en trouvions rien dans les ouvrages qui nous restent de lui, ni dans les autres auteurs grecs, la quatrième, dis-je, a ce désavantage qu’elle ne saurait être tirée de la première ou principale par cette méthode seule, et qu’il faut encore employer une autre supposition, savoir les conversions[7] ; de sorte qu’elle est plus éloignée d’un degré que la seconde et la troisième, qui sont de niveau, et également éloignées de la première ; au lieu que la quatrième a besoin encore de la seconde et de la troisième pour être démontrée, Car il se trouve fort à propos que les conversions mêmes dont elle a besoin, se démontrent par la figure seconde ou troisième, démontrables indépendamment des conversions ; comme je viens de faire voir. C’est Pierre de la Ramée qui fit déjà cette remarque de la démonstrabilité de la conversion par ces figures ; et (si je ne me trompe) il objecta le cercle aux logiciens qui se servent de la conversion pour démontrer ces figures, quoique ce n’était pas tant le cercle qu’il leur fallait objecter (car il ne se servaient point de ces figures à leur tour pour justifier les conversions) que l’hysteron proteron[8] ou le rebours, parce que les conversions méritaient plutôt d’être démontrées par ces figures, que ces figures par les conversions. Mais comme cette démonstration des conversions fait encore voir l’usage des identiques affirmatives que plusieurs prennent pour frivoles tout à fait, il sera d’autant plus à propos de la mettre ici. Je ne veux parler que des conversions sans contraposition, qui me suffisent ici, et qui sont simples ou par accident comme on les appelle. Les conversions simples sont de deux sortes, celle de l’universelle négative, comme : nul carré n’est obtusangle, donc nul obtusangle n’est carré ; et celle de la particulière affirmative, comme : quelque triangle est obtusangle, donc quelque obtusangle est un triangle. Mais la conversion par accident, comme on l’appelle, regarde l’universelle affirmative, comme : tout carré est rectangle, donc quelque rectangle est carré. On entend toujours ici par rectangle une figure dont tous les angles sont droits, et par le carré un quadrilatère régulier. Maintenant il s’agit de démontrer ces trois sortes de conversions qui sont :

1o Nul A est B ; donc nul B n’est A.
2o Quelque A est B ; donc quelque B est A.
3o Tout A est B ; donc quelque B est A.

Démonstration de première conversion en Cesare, qui est de la seconde figure.

Nul A est B,
Tout B est B.

Donc nul B est A.

Tout A est A,
Tout A est B.

Donc quelque B est A.

Démonstration de la seconde conversion en Datiti qui est de la troisième figure.

Tout A est A,
Quelque A est B.

Donc quelque B est A.

Démonstration de la troisième conversion en Darapti qui est de la troisième figure.

Tout est A est A,
Tout A est B.

Donc quelque B est A.

Ce qui fait voir que les propositions identiques les plus pures et qui paraissent les plus inutiles sont d’un usage considérable dans l’abstrait et général ; et cela nous peut apprendre qu’on ne doit mépriser aucune vérité. Pour ce qui est de cette proposition, que trois est autant que deux et un, que vous alléguez encore, Monsieur, comme un exemple des connaissances intuitives, je vous dirai que ce n’est que la définition du terme trois, car les définitions les plus simples des nombres se forment de cette façon ; deux est un et un, trois est deux et un, quatre est trois et un, et ainsi de suite. Il est vrai qu’il y a là dedans une énonciation cachée que j’ai déjà remarquée, savoir que ces idées sont possibles ; et cela se connaît ici intuitivement ; de sorte qu’on peut dire qu’une connaissance intuitive est comprise dans les définitions lorsque leur possibilité paraît d’abord. Et de cette manière toutes les définitions adéquates contiennent des vérités primitives de raison et par conséquent des connaissances intuitives. Enfin on peut dire en général que toutes les vérités primitives de raison sont immédiates d’une immédiation d’idées.

Pour ce qui est des vérités primitives de fait, ce sont les expériences immédiates internes d’une immédiation de sentiment. Et c’est ici où a lieu la première vérité des cartésiens ou de saint Augustin : Je pense, donc je suis ; c’est-à-dire je suis une chose qui pense. Mais il faut savoir que, de même que les identiques sont générales ou particulières, et que les unes sont aussi claires que les autres (puisqu’il est aussi clair de dire que A est A, que de dire qu’une chose est ce qu’elle est), il en est encore ainsi des premières vérités de fait. Car non seulement il m’est clair immédiatement que je pense, mais il m’est tout aussi clair que j’ai des pensées différentes ; que tantôt je pense à A, et que tantôt je pense à B, etc. Ainsi le principe cartésien est bon, mais il n’est pas le seul de son espèce. On voit par là que toutes les vérités primitives de raison ou de fait ont cela de commun qu’on ne saurait les prouver par quelque chose de plus certain.

§ 2. Ph.Je suis bien aise, Monsieur, que vous poussez plus loin ce que je n’avais fait que toucher sur les connaissances intuitives. Or la connaissance démonstrative n’est qu’un enchaînement des connaissances intuitives dans toutes les connexions des idées médiates. Car souvent l’esprit ne peut joindre, comparer ou appliquer immédiatement les idées l’une à l’autre, ce qui l’oblige de se servir d’autres idées moyennes (une ou plusieurs) pour découvrir la convenance ou disconvenance qu’on cherche ; et c’est ce qu’on appelle raisonner. Comme en démontrant que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, on trouve quelques autres angles qu’on voit égaux tant aux trois angles qu’à deux droits. § 3. Ph. Ces idées qu’on fait intervenir se nomment preuves, et la disposition de l’esprit à les trouver, c’est la sagacité. § 4. Et même, quand elles sont trouvées, ce n’est pas sans peine et sans attention, ni par une seule vue passagère, qu’on peut acquérir cette connaissance ; car il se faut engager dans une progression d’idées faites peu à peu et par degrés. § 5. Et il y a du doute avant la démonstration. § 6. Elle est moins claire que l’intuitive, comme l’image réfléchie par plusieurs miroirs de l’un à l’autre s’affaiblit de plus en plus à chaque réflexion, et n’est plus d’abord si reconnaissable surtout à des yeux faibles. Il en est de même d’une connaissance produite par une longue suite de preuves. § 7. Et, quoique chaque pas que la raison fait en démontrant soit une connaissance intuitive ou de simple vue, néanmoins comme dans cette longue suite de preuves la mémoire ne conserve pas si exactement cette liaison d’idées, les hommes prennent souvent des faussetés pour des démonstrations.

Th. Outre la sagacité naturelle, ou acquise par l’exercice, il y a un art de trouver les idées moyennes (le medium), et cet art est l’analyse. Or il est bon de considérer ici qu’il s’agit tantôt de trouver la vérité ou la fausseté d’une proposition donnée, ce qui n’est autre chose que de répondre à la question An ? c’est-à-dire si cela est ou n’est pas ? Tantôt il s’agit de répondre à une question plus difficile (cæteris paribus), où l’on demande par exemple par qui, et comment ? et où il y a plus à suppléer. Et ce sont seulement ces questions qui laissent une partie de la proposition en blanc que les mathématiciens appellent problèmes. Comme lorsqu’on demande de trouver un miroir qui ramasse tous les rayons du soleil en un point, c’est-à-dire on en demande la figure ou comment il est fait. Quant aux premières questions, où il s’agit seulement du vrai et du faux et où il n’y a rien à suppléer dans le sujet ou prédicat, il y a moins d’invention, cependant il y en a ; et le seul jugement n’y suffit pas. Il est vrai qu’un homme de jugement, c’est-à-dire qui est capable d’attention et de réserve, et qui a le loisir, la patience et la liberté d’esprit nécessaire, peut entendre la plus difficile démonstration si elle est proposée comme il faut. Mais l’homme le plus judicieux de la terre, sans autre aide, ne sera pas toujours capable de trouver cette démonstration. Ainsi il y a de l’invention encore en cela : et chez les géomètres, il y en avait plus autrefois qu’il n’y en a maintenant. Car, lorsque l’analyse était moins cultivée, il fallait plus de sagacité pour y arriver, et c’est pour cela qu’encore quelques géomètres de la vieille roche, ou d’autres qui n’ont pas assez d’ouverture dans les nouvelles méthodes, croient d’avoir fait merveille quand ils trouvent la démonstration de quelque théorème que d’autres ont inventé. Mais ceux qui sont versés dans l’art d’inventer savent quand cela est estimable ou non ; par exemple, si quelqu’un publie la quadrature d’un espace compris d’une ligne courbe et d’une droite, qui réussit dans tous ses segments et que j’appelle générale, il est toujours en notre pouvoir, suivant nos méthodes, d’en trouver la démonstration pourvu qu’on en veuille prendre la peine. Mais il y a des quadratures particulières de certaines portions, où la chose pourra être si enveloppée, qu’il ne sera pas toujours in potestate jusqu’ici de la développer. Il arrive aussi que l’induction nous présente des vérités dans les nombres et dans les figures dont on n’a pas encore découvert la raison générale. Car il s’en faut beaucoup qu’on soit parvenu à la perfection de l’analyse en géométrie et en nombres, comme plusieurs se sont imaginés sur les gasconnades de quelques hommes excellents d’ailleurs, mais un peu trop prompts ou trop ambitieux. Mais il est bien plus difficile de trouver des vérités importantes, et encore plus de trouver les moyens de faire ce qu’on cherche lors justement qu’on le cherche, que de trouver la démonstration des vérités qu’un autre a découvertes. On arrive souvent à de belles vérités, par la synthèse, en allant du simple au composé ; mais, lorsqu’il s’agit de trouver justement le moyen de faire ce qui se propose, la synthèse ne suffit pas ordinairement, et souvent ce serait la mer à boire que de vouloir faire toutes les combinaisons requises quoiqu’on puisse souvent s’y aider par la méthode des exclusions, qui retranche une bonne partie des combinaisons inutiles, et souvent la nature n’admet point d’autre méthode. Mais on n’a pas toujours les moyens de bien suivre celle-ci. C’est donc à l’analyse de nous donner un fil dans ce labyrinthe lorsque cela se peut, car il y a des cas où la nature même de la question exige qu’on puisse tâtonner partout, les abrégés n’étant pas toujours possibles.

§ 8. Ph. Or, comme en démontrant l’on suppose toujours les connaissances intuitives, cela, je pense, a donné occasion à cet axiome : « que tout raisonnement vient des choses déjà connues et déjà accordées » (ex præcognitis et præconcessis). Mais nous aurons occasion de parler du faux qu’il y a dans cet axiome, lorsque nous parlerons des maximes qu’on prend mal à propos pour les fondements de nos raisonnements.

Th. Je serais curieux d’apprendre quel faux vous pourrez trouver dans un axiome qui paraît si raisonnable. S’il fallait toujours tout réduire aux connaissances intuitives, les démonstrations seraient souvent d’une prolixité insupportable. C’est pourquoi les mathématiciens ont eu l’adresse de partager les difficultés, et de démontrer à part des propositions intervenantes. Et il y a de l’art encore en cela ; car, comme les vérités moyennes (qu’on appelle des Lemmes, lorsqu’elles paraissent être hors d’œuvre) se peuvent assigner de plusieurs façons, il est bon, pour aider la compréhension et la mémoire, d’en choisir qui abrégent beaucoup, et qui paraissent mémorables et dignes par elles-mêmes d’être démontrées. Mais il y a un autre empêchement, c’est qu’il n’est pas aisé de démontrer tous les axiomes, et de réduire entièrement les démonstrations aux connaissances intuitives. Et, si on avait voulu attendre cela, peut-être que nous n’aurions pas encore la science de la géométrie. Mais c’est de quoi nous avons déjà parlé dans nos premières conversations et nous aurons occasion d’en dire davantage.

§ 9. Ph. Nous y viendrons tantôt : maintenant je remarquerai encore ce que j’ai déjà touché plus d’une fois, que c’est une commune opinion, qu’il n’y a que les sciences mathématiques, qui soient capables d’une certitude démonstrative ; mais comme la convenance et la dis convenance qui se peut connaître intuitivement n’est pas un privilège attaché seulement aux idées des nombres et des figures, c’est peut-être faute d’application de notre part que les mathématiques seules sont parvenues à des démonstrations. § 10. Plusieurs raisons y ont concouru. Les sciences mathématiques sont d’une utilité fort générale ; la moindre différence y est tort aisée à reconnaître. § 17. Ces autres idées simples qui sont des apparences ou situations produites en nous, n’ont aucune mesure exacte de leurs différents degrés. § 17. Mais, lorsque la différence de ces qualités visibles, par exemple, est assez grande pour exciter dans l’esprit des idées clairement distinguées, comme celles du bleu et du rouge, elles sont aussi capables de démonstrations que celles du nombre et de l’étendue.

Th. Il y a des exemples assez considérables de démonstrations hors des mathématiques, et on peut dire qu’Aristote, en a donné déjà dans ses Analytiques. En effet la logique est aussi susceptible de démonstrations que la géométrie, et l’on peut dire que la logique des géomètres, ou les manières d’argumenter qu’Euclide a expliquées et établies en parlant des propositions, sont une extension ou promotion particulière de la logique générale. Archimède[9]est le premier, dont nous avons des ouvrages, qui ait exercé l’art de démontrer dans une occasion où il entre du physique, comme il a fait dans son livre de l’équilibre. De plus, on peut dire que les jurisconsultes ont plusieurs bonnes démonstrations, surtout les anciens jurisconsultes romains dont les fragments nous ont été conservés dans les Pandectes.

Je suis tout à fait de l’avis de Laurent Valle[10], qui ne peut assez admirer ces auteurs, entre autres parce qu’ils parlent tous d’une manière si juste et si nette, et qu’ils raisonnent en effet d’une façon qui approche fort de la démonstrative, et souvent est démonstrative tout à fait. Aussi ne sais-je aucune science hors de celle du droit et celle des armes où les Romains aient ajouté quelque chose de considérable à ce qu’ils avaient reçu des Grecs.

« Tu regere imperio populos Romane memento:
« Hæ tibi erunt artes pacique imponere morem,
« Parcere subjectis, et debellare superbes. »

Cette manière précise de s’expliquer a fait que tous ces jurisconsultes des Pandectes, quoique assez éloignés quelquefois les uns du temps des autres, semblent être tous un seul auteur, et qu’on aurait bien de la peine à les discerner, si les noms des écrivains n étaient pas à la tête des extraits ; comme on aurait de la peine à distinguer Euclide, Archimède et Apollonius en lisant leurs démonstrations sur des matières que l’un aussi bien que l’autre a touchées. Il faut avouer que les Grecs ont raisonné avec toute la justesse possible dans les mathématiques, et qu’ils ont laissé au genre humain les modèles de l’art de démontrer : car, si les Babyloniens et les Égyptiens ont en une géométrie un peu plus qu’empirique, au moins n’en reste-t-il rien ; mais il est étonnant que les mêmes Grecs en sont tant déchus d’abord, aussitôt qu’ils se sont éloignés tant soit peu des nombres et des figures, pour venir à la philosophie. Car il est étrange qu’on ne voit point d’ombre de démonstration dans Platon et dans Aristote (excepté ses Analytiques premiers) et dans tous les autres philosophes anciens. Proclus était un bon géomètre, mais il semble que c’est un autre homme quand il parle de philosophie. Ce qui a fait qu’il a été plus aisé de raisonner démonstrativement en mathématiques, c’est en bonne partie parce que l’expérience y peut garantir le raisonnement à tout moment, comme il arrive aussi dans les figures des syllogismes. Mais, dans la métaphysique et dans la morale, ce parallélisme des raisons et des expériences ne se trouve plus ; et dans la physique, les expériences demandent de la peine et de la dépense. Or les hommes se sont d’abord relâchés de leur attention, et égarés par conséquent, lorsqu’ils ont été destitués de ce guide fidèle de l’expérience qui les aidait et soutenait dans leur démarche, comme fait cette petite machine roulante, qui empêche les enfants de tomber en marchant. Il y avait quelque succedaneum[11], mais c’est de quoi on ne s’était pas et ne s’est pas encore avisé assez. Et en parlerai en son lieu. Au reste, le bleuet le rouge ne sont guères capables de fournir matière à ces démonstrations par les idées que nous en avons, parce que ces idées sont confuses. Et ces couleurs ne fournissent de la matière au raisonnement qu’autant, que par l’expérience on les trouve accompagnées de quelques idées distinctes, mais où la connexion avec leurs propres idées ne parait point.

§ 14. Ph. Outre intuition et la démonstration, qui sont les deux degrés de notre connaissance, tout le reste est foi ou opinion et non pas connaissance, du moins à l’égard de toutes les vérités générales. Mais l’esprit a encore une autre perception qui regarde l’existence particulière des êtres finis hors de nous, et c’est la connaissance sensitive.

Th. L’opinion fondée dans le vraisemblable mérite peut-être aussi le nom de connaissance ; autrement presque toute connaissance historique et beaucoup d’autres tomberont. Mais, sans disputer des noms, je tiens que la recherche des degrés de probabilité serait très importante et nous manque encore, et c’est un grand défaut de nos logiques. Car, lorsqu’on ne peut point décider absolument la question, on pourrait toujours déterminer le degré de vraisemblance ex datis, et par conséquent on peut juger raisonnablement quel parti est le plus apparent. Et, lorsque nos moralistes (j’entends les plus sages, tels que le général moderne des jésuites) joignent le plus sûr avec le plus probable, et préfèrent même le sûr au probable[12], ils ne s’éloignent point du plus probable en effet ; car la question de la sûreté est ici celle du peu de probabilité d’un mal à craindre. Le défaut des moralistes relâchés[13] sur cet article a été, en bonne partie, d’avoir eu une notion trop limitée et trop insuffisante du probable, qu’ils ont confondue avec l’eudoxe ou opinable d’Aristote ; car Aristote, dans ses Topiques, n’y a voulu que s’accommoder aux opinions des autres, comme faisaient les orateurs et les sophistes. Eudoxe, lui est ce qui est reçu du plus grand nombre ou des plus autorisés ; il a tort d’avoir restreint ses Topiques à cela, et cette vue a fait qu’il ne s’y est attaché qu’à des maximes reçues, la plupart vagues, comme si on ne voulait raisonner que par quolibets ou proverbes. Mais le probable ou le vraisemblable est plus étendu : il faut le tirer de la nature des choses ; et l’opinion des personnes dont l’autorité est de poids, est une des choses qui peuvent contribuer à rendre une opinion vraisemblable, mais ce n’est pas ce qui achève toute la vérisimilitude. Et, lorsque Copernic était presque seul de son opinion, elle était toujours incomparablement plus vraisemblable que celle de tout le reste du genre humain. Or je ne sais si l’établissement de l’art d’estimer les vérisimilitudes ne serait plus utile qu’une bonne partie de nos sciences démonstratives, et j’y ai pensé plus d’une fois.

Ph. La connaissance sensitive, ou qui établit l’existence des êtres particuliers hors de nous, va au delà de la simple probabilité ; mais elle n’a pas toute la certitude des deux degrés de connaissance dont on vient de parler. Que l’idée que nous recevons d’un objet extérieur soit dans notre esprit, rien n’est plus certain, et c’est une connaissance intuitive : mais de savoir si de là nous pouvons inférer certainement l’existence d’aucune chose hors de nous qui corresponde à cette idée, c’est ce que certaines gens croient qu’on peut mettre en question, parce que les hommes peuvent avoir de telles idées dans l’esprit, lorsque rien de tel n’existe actuellement. Pour moi, je crois pourtant qu’il y a un degré d’évidence qui nous élève au-dessus du doute. On est invinciblement convaincu qu’il y a une grande différence entre les perceptions qu’on a, lorsque le jour on vient à regarder le soleil, et lorsque la nuit on pense à cet astre ; et l’idée qui est renouvelée par le secours de la mémoire est bien différente de celle qui nous vient actuellement par le moyen des sens. Quelqu’un dira qu’un songe peut faire le même effet ; je réponds premièrement qu’il n’importe pas beaucoup que je lève ce doute, parce que si tout n’est que songe, les raisonnements sont inutiles, la vérité et la connaissance n’étant rien du tout. En second lieu, il reconnaîtra a mon avis la différence qu’il y a entre songer d’être dans un feu et y être actuellement. Et, s’il persiste à paraître sceptique, je lui dirai que c’est assez que nous trouvons certainement que le plaisir ou la douleur suivent l’application de certains objets sur nous, vrais ou songes, et que cette certitude est aussi grande que notre bonheur ou notre misère ; deux choses au delà desquelles nous n’avons aucun intérêt. Ainsi je crois que nous pouvons compter trois sortes de connaissances : l’intuitive, la démonstrative, et la sensitive.

Th. Je crois que vous avez raison, Monsieur, et je pense même qu’à ces espèces de la certitude, ou à la connaissance certaine, vous pourriez ajouter la connaissance du vraisemblable ; ainsi il y aura deux sortes de connaissances comme il y a deux sortes de preuves, dont les unes produisent la certitude, et les autres ne se terminent qu’a la probabilité. Mais venons à cette querelle que les sceptiques font aux dogmatiques sur l’existence des choses hors de nous. Nous y avons déjà touché. Mais il faut y revenir ici. J’ai fort disputé autrefois la-dessus de vive voix et par écrit, avec feu M. l’abbé Foucher[14], chanoine de Dijon, savant homme et subtil, mais un peu trop entêté de ses académiciens, dont il aurait été bien aise de ressusciter la secte, comme M. Gassendi avait fait remonter sur le théâtre celle d’Épicurc. Sa Critique de la recherche de la vérité, et les autres petits traités qu’il a fait imprimer ensuite, ont fait connaître leur auteur assez avantageusement. Il a mis aussi dans le Journal des savants des objections contre mon système de l’harmonie préétablie, lorsque j’en fis part au public après l’avoir digéré plusieurs années ; mais la mort l’empêcha de répliquer à ma réponse. Il prêchait toujours qu’il fallait se garder des préjugés et apporter une grande exactitude ; mais, outre que lui-même ne se mettait pas en devoir d’exécuter ce qu’il conseillait, en quoi il était assez excusable, il me semblait qu’il ne prenait pas garde si un autre le faisait, prévenu sans doute que personne ne le ferait jamais. Or je lui fis connaître que la vérité des choses sensibles ne consistait que dans la liaison des phénomènes qui devait avoir sa raison, et que c’est ce qui les distingue des songes : mais que la vérité de notre existence et de la cause des phénomènes est d’une autre nature, parce qu’elle établit des substances, et que les sceptiques gâtaient ce qu’ils disent de bon, en le portant trop loin, et en voulant même étendre leurs doutes jusqu’aux expériences immédiates, et jusqu’aux vérités géométriques (ce que M. Foucher pourtant ne faisait pas) et aux autres vérités de raison, ce qu’il faisait un peu trop. Mais, pour revenir à vous, Monsieur, vous avez raison de dire qu’il y a de la différence pour l’ordinaire entre les sentiments et les imaginations ; mais les sceptiques diront que le plus et le moins ne varie point l’espèce. D’ailleurs, quoique les sentiments aient coutume d’être plus vifs que les imaginations, l’on sait pourtant qu’il y a des cas où des personnes imaginatives sont frappées par leurs imaginations autant ou peut-être plus qu’un autre ne l’est par la vérité des choses ; de sorte que je crois que le vrai criterion, en matière des objets des sens, est la liaison des phénomènes, c’est-à-dire la connexion de ce qui se passe en différents lieux et temps, et dans l’expérience de différents hommes, qui sont eux-mêmes les uns aux autres des phénomènes très importants sur cet article. Et la liaison des phénomènes qui garantit les vérités de fait à l’égard des choses sensibles hors de nous, se vérifie par le moyen des vérités de raison ; comme les apparences de l’optique s’éclaircissent par la géométrie. Cependant il faut avouer que toute cette certitude n’est pas du suprême degré, comme vous l’avez bien reconnu. Car il n’est point impossible, métaphysiquement parlant, qu’il y ait un songe suivi et durable comme la vie d’un homme ; mais c’est une chose aussi contraire à la raison que pourrait être la fiction d’un livre qui se formerait par le hasard en jetant pèle-mêle des caractères d’imprimerie. Au reste il est vrai aussi que, pourvu que les phénomènes soient lies, il n’importe qu’on les appelle songes ou non, puisque l’expérience montre qu’on ne se trompe point dans les mesures qu’on prend sur les phénomènes, lorsqu’elles sont prises selon les vérités de raison.

§ 15. Ph. Au reste, la connaissance n’est pas toujours claire, quoique les idées le soient. Un homme qui a des idées aussi claires des angles d’un triangle et de l’égalité à deux droits qu’aucun mathématicien qu’il y ait au monde, peut pourtant avoir une perception fort obscure de leur convenance.

Th. Ordinairement, lorsque les idées sont entendues à fond, leurs convenances et disconvenances paraissent. Cependant j’avoue qu’il y en a quelquefois de si composées, qu’il faut beaucoup de soin pour développer ce qui y est caché ; et à cet égard certaines convenances ou disconvenances peuvent rester encore obscures. Quant à votre exemple, je remarque que pour avoir dans imagination les angles d’un triangle, on en a pas des idées claires pour cela. L’imagination ne nous saurait fournir une image commune aux triangles acutangles et obtusangles, et cependant l’idée du triangle leur est commune : ainsi cette idée ne consiste pas dans les images, et il n’est pas aussi aisé qu’on pourrait penser d’entendre à fond les angles d’un triangle.

Chap. III. — De l’étendue de la connaissance humaine.

§ 1. Ph. Notre connaissance ne va pas au delà de nos idées, § 2. ni au delà de la perception de leur convenance ou dis convenance. § 3. Elle ne saurait toujours être intuitive, parce qu’on ne peut pas toujours comparer les choses immédiatement, par exemple, les grandeurs de deux triangles sur une même base, égaux mais fort différents. § 4. Notre connaissance aussi ne saurait toujours être démonstrative, car on ne saurait toujours trouver les idées moyennes. § 5. Enfin notre connaissance sensitive ne regarde que l’existence des choses qui frappent actuellement nos sens. § 6. Ainsi non seulement nos idées sont fort bornées, mais encore notre connaissance est plus bornée que nos idées. Je ne doute pourtant pas que la connaissance humaine ne puisse être portée beaucoup plus loin, si les hommes voulaient s’attacher sincèrement à trouver les moyens de perfectionner la vérité avec une entière liberté d’esprit et avec toute l’application et toute l’industrie qu’ils emploient à colorer et soutenir la fausseté, à défendre un système pour lequel ils se sont déclarés, ou bien certain parti et certains intérêts où ils se trouvent engagés. Mais, après tout, notre connaissance ne saurait jamais embrasser tout ce que nous pouvons désirer de connaître touchant les idées que nous avons. Par exemple, nous ne serons peut-être jamais capables de trouver un cercle égal à un carré, et de savoir certainement s’il y en a ?

Th. Il y a des idées confuses où nous ne nous pouvons point promettre une entière connaissance, comme sont celles de quelques qualités sensibles. Mais, quand elles sont distinctes, il y a lieu de tout espérer. Pour ce qui est du carré égal au cercle, Archimède a déjà montré qu’il y en a. Car c’est celui dont le côté est la moyenne proportionnelle entre le demi-diamètre et la demi-circonférence. Et il a même déterminé une droite égale à la circonférence du cercle par le moyen d’une droite tangente de la spirale, comme d’autres par la tangente de la quadratrice ; manière de quadrature dont Clavius[15] était tout à fait content ; sans parler d’un fil appliqué à la circonférence, et puis étendu, ou de la circonférence qui roule pour décrire la cycloïde, et se change en droite. Quelques-uns demandent que la construction se fasse en n’employant que la règle et le compas ; mais la plupart des problèmes de géométrie ne sauraient être construits par ce moyen. Il s’agit donc plutôt de trouver la proportion entre le carré et le cercle. Mais, cette proportion ne pouvant être exprimée en nombres rationnels finis, il a fallu pour n’employer que des nombres rationnels, exprimer cette même proportion par une série infinie de ces nombres que j’ai assignée d’une manière assez simple. Maintenant on voudrait savoir s’il n’y a pas quelque quantité finie, quand elle ne serait que sourde, ou plus que sourde[16], qui puisse exprimer cette série infinie ; c’est-à-dire si l’on peut trouver justement un abrégé pour cela. Mais les expressions finies, irrationnelles surtout si l’on va aux plus que sourdes, peuvent varier de trop de manières, pour qu’on en puisse faire un dénombrement et déterminer aisément tout ce qui se peut. Il y aurait peut-être moyen de le faire, si cette surdité doit être explicable par une équation ordinaire, ou même extraordinaire encore, qui fasse entrer l’irrationnel ou même l’inconnu dans l’exposant, quoiqu’il faudrait un grand calcul pour achever encore cela et où l’on ne se résoudra pas facilement, si ce n’est qu’on trouve un jour un abrégé pour en sortir. Mais d’exclure toutes les expressions finies, cela ne se peut, car moi-même j’en sais ; et d’en déterminer justement la meilleure, c’est une grande affaire. Et tout cela fait voir que l’esprit humain se propose des questions si étranges, surtout lorsque l’infini y entre, qu’on ne doit point s’étonner s’il a de la peine à en venir à bout ; d’autant que tout dépend souvent d’un abrégé dans ces matières géométriques, qu’on ne peut pas toujours se promettre, tout comme on ne peut pas toujours réduire les fractions à des moindres termes, ou trouver les diviseurs d’un nombre. Il est vrai qu’on peut toujours avoir ses diviseurs s’il se peut, parce que leur dénombrement est fini ; mais, quand ce qu’on doit examiner est variable à l’infini et monte de degré en degré, on n’en est pas le maître quand on le veut, et il est trop pénible de faire tout ce qu’il faut pour tenter par méthode de venir à l’abrégé ou à la règle de progression, qui exempte de la nécessité d’aller plus avant ; et, comme l’utilité ne répond pas à la peine, on en abandonne le succès à la postérité, qui en pourra jouir quand cette peine ou prolixité sera diminuée par des préparations et ouvertures nouvelles que le temps peut fournir. Ce n’est pas que si les personnes qui se mettent de temps en temps à ces études, voulaient faire justement ce qu’il faut pour passer plus avant, on ne puisse espérer d’avancer beaucoup en temps ; et on ne doit point s’imaginer que tout est fait, puisque, même dans la géométrie ordinaire, on n’a pas encore de méthode pour déterminer les meilleures constructions, quand les problèmes sont un peu composés. Une certaine progression de synthèse devrait être mêlée avec notre analyse pour y mieux réussir. Et je me souviens d’avoir ouï dire que monsieur le pensionnaire de Witt[17] avait quelques méditations sur ce sujet.

Ph. C’est bien une autre difficulté de savoir si un être purement matériel pense ou non ; et peut-être ne serons-nous jamais capables de le connaître, quoique nous ayons les idées de la matière et de la pensée, par la raison qu’il nous est impossible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, sans la révélation, si Dieu n’a point donné à quelques amas de matière, disposés comme il le trouve à propos, la puissance d’apercevoir et de penser, ou s’il n’a pas uni et joint à la matière, ainsi disposée, une substance immatérielle qui pense. Car, par rapport à nos notions, il ne nous est pas plus malaisé de concevoir que Dieu peut, s’il lui plaît, ajoutera notre idée de la matière la faculté de penser, que de comprendre qu’il y joigne une autre substance avec la faculté de penser, puisque nous ignorons en quoi consiste la pensée, et a quelle espèce de substance cet être tout-puissant a trouvé à propos d’accorder cette puissance, qui ne saurait être dans aucun être créé qui en vertu du bon plaisir et de la bonté du Créateur.

Th. Cette question sans doute est incomparablement plus importante que la précédente ; mais j’ose vous dire, Monsieur, que je souhaiterais qu’il fût aussi aisé de toucher les âmes pour les porter à leur bien, et de guérir les corps de leurs maladies, que je crois qu’il est en notre pouvoir de la déterminer. J’espère que vous l’avouerez au moins, que je le puis avancer sans choquer la modestie et sans prononcer en maître au défaut de bonnes raisons ; car, outre que je ne parle que suivant le sentiment reçu et commun, je pense d’y avoir apporté une attention non commune. Premièrement je vous avoue, Monsieur, que, lorsqu’on n’a que des idées confuses de la pensée et de la matière, comme l’on en a ordinairement, il ne faut pas s’étonner si l’on ne voit pas le moyen de résoudre de telles questions. C’est comme j’ai remarqué un peu auparavant, qu’une personne qui n’a des idées des angles d’un triangle que de la manière qu’on les a communément, ne s’avisera jamais de trouver qu’ils sont toujours égaux à deux angles droits. Il faut considérer que la matière, prise pour un être complet (c’est-à-dire la matière seconde opposée à la première qui est quelque chose de purement passif, et par conséquent incomplet), n’est qu’un amas, ou ce qui en résulte, et que tout amas réel suppose des substances simples ou des unités réelles ; et, quand on considère encore ce qui est de la nature de

ces unités réelles, c’est-à-dire la perception et ses suites, on est transféré, pour ainsi dire, dans un autre monde, c’est-à-dire dans le monde intelligible des substances, au lieu qu’auparavant on n’a été que parmi les idées des sens. Et cette connaissance de l’intérieur de la matière fait assez voir de quoi elle est capable naturellement, et que toutes les fois que Dieu lui donnera des organes propres à exprimer le raisonnement, la substance immatérielle, qui raisonne ne manquera pas de lui être aussi donnée, en vertu de cette harmonie, qui est encore une suite naturelle des substances. La matière ne saurait subsister sans substances immatérielles, c’est-à-dire sans les unités ; après quoi on ne doit plus demander s’il est libre à Dieu de lui en donner ou non. Et, si ces substances n’avaient pas en elles la correspondance ou l’harmonie dont je viens de parler, Dieu n’agirait pas suivant l’ordre naturel. Quand on parle tout simplement de donner ou d’accorder des puissances, c’est retourner aux facultés nues des écoles, et se figurer des petits êtres subsistants qui peuvent entrer et sortir comme les pigeons d’un colombier. C’est en faire des substances sans y penser. Les puissances primitives constituent les substances mêmes ; et les puissances dérivatives, ou si vous voulez, les facultés ne sont que des façons d’être qu’il faut dériver des substances, et on ne les dérive pas de la matière en tant qu’elle n’est que machine, c’est-à-dire en tant qu’on ne considère par abstraction que l’être incomplet de la matière première, ou le passif tout pur. C’est de quoi je pense que vous demeurerez d’accord, Monsieur, qu’il n’est pas dans le pouvoir d’une machine toute nue de faire naître la perception, sensation, raison. Il faut donc qu’elles naissent. de quelque autre chose substantielle. Vouloir que Dieu en agisse autrement et donne aux choses des accidents qui ne sont pas des façons d’être ou modifications dérivées des substances, c’est recourir aux miracles, et à ce que les écoles appelaient la puissance obédientiale par une manière d’exaltation surnaturelle, comme lorsque certains théologiens prétendent que le feu de l’enfer brûle les âmes séparées ; en quel cas l’on peut même douter si ce serait le feu qui agirait, et si Dieu ne ferait pas lui-même l’effet, en agissant au lieu du feu.

Ph. Vous me surprenez un peu par vos éclaircissements et vous allez au-devant de bien des choses que j’allais vous dire sur les bornes de nos connaissances. Je vous aurais dit que nous ne sommes pas dans un état de vision, comme parlent les théologiens ; que la foi et la probabilité nous doivent suffire sur plusieurs choses, et particulièrement à l’égard de l’immatérialité de l’âme ; que toutes les grandes fins de la morale et de la religion sont établies sur d’assez bons fondements sans le secours des preuves de cette immatérialité tirées de la philosophie ; et qu’il est évident que celui qui a commencé à nous faire subsister ici comme des êtres sensibles et intelligents, et qui nous a conservés plusieurs années dans cet état, peut et veut nous faire jouir encore d’un pareil état de sensibilité dans l’autre vie et nous y rendre capables de recevoir la rétribution qu’il a destinée aux hommes selon qu’ils se seront conduits dans cette vie ; enfin qu’on peut juger par la que la nécessité de se déterminer pour et contre l’immatérialité de l’âme, n’est pas si grande que des gens trop passionnés pour leurs propres sentiments ont voulu le persuader. J’allais vous dire tout cela, et encore davantage dans ce sens, mais je vois maintenant combien il est différent de dire que nous sommes sensibles, pensants et immortels naturellement, et que nous ne le sommes que par miracle. C’est un miracle en effet que je reconnais qu’il faudra admettre si l’âme n’est point immatérielle ; mais cette opinion du miracle, outre qu’elle est sans fondement, ne fera pas un assez bon effet dans l’esprit de bien des gens. Je vois bien aussi que de la manière que vous prenez la chose, on peut se déterminer raisonnablement sur la question présente, sans avoir besoin d’aller jouir de l’état de la vision et de se trouver dans la compagnie de ces génies supérieurs, qui pénètrent bien avant dans la constitution intérieure des choses, et dont la vue vive et perçante et le vaste champ de connaissance nous peut faire imaginer par conjecture de quel bonheur ils doivent jouir. J’avais cru qu’il était tout à fait au-dessus de notre connaissance « d’allier la sensation avec une matière étendue, et l’existence, avec une chose qui n’ait absolument point d’étendue ». C’est pourquoi je m’étais persuadé que ceux qui prenaient parti ici suivaient la méthode déraisonnable de certaines personnes qui, voyant que des choses, considérées d’un certain côté, sont incompréhensibles, se jettent tête baissée dans le parti opposé, quoi qu’il ne soit pas moins inintelligible ; ce qui venait à mon avis de ce que les uns ayant l’esprit trop enfoncé pour ainsi dire dans la matière ne sauraient accorder aucune existence à ce qui n’est pas matériel ; et les autres ne trouvant point que la pensée soit renfermée dans les facultés naturelles de la matière, en concluaient que Dieu même ne pouvait donner la vie et la perception à une substance solide sans y mettre quelque substance immatérielle, au lieu que je vois maintenant que, s’il le faisait, ce serait par un miracle, et que cette incompréhensibilité de l’union de l’âme et du corps ou de l’alliance de la sensation avec la matière semble cesser par votre hypothèse de l’accord préétabli entre des substances différentes.

Th. En effet, il n’y a rien d’inintelligible dans cette hypothèse nouvelle, puisqu’elle n’attribue à l’âme et aux corps que des modifications que nous expérimentons en nous et en eux, et qu’elle les établit seulement plus réglées et plus liées qu’on n’a cru jusqu’ici. La difficulté qui reste n’est que par rapport à ceux qui veulent imagineriez qui n’est qu’intelligible, comme s’ils voulaient voir les sons ou écouter les couleurs ; et ce sont ces gens-là qui refusent l’existence à tout ce qui n’est point étendu, ce qui les obligera de la refuser à Dieu lui-même, c’est-à-dire de renoncer aux causes et aux raisons des changements et de tels changements : ces raisons ne pouvant venir de l’étendue et des natures purement passives et pas même entièrement des natures actives particulières et inférieures sans l’acte pur et universel de la suprême substance.

Ph. Il me reste une objection au sujet des choses dont la matière est susceptible naturellement. Le corps, autant que nous pouvons le concevoir, n’est capable que de frapper et d’affecter un corps, et le mouvement ne peut produire autre chose que du mouvement : de sorte que, lorsque nous convenons que le corps produit le plaisir ou la douleur, ou bien l’idée d’une couleur ou d’un son, il semble que nous sommes obligés d’abandonner notre raison et d’aller au-devant de nos propres idées et d’attribuer cette production au seul bon plaisir de notre créateur. Quelle raison aurons-nous donc de conclure qu’il n’en soit de même de la perception dans la matière ? Je vois à peu près ce qu’on y peut répondre, et, quoique vous en ayez déjà dit quelque chose plus d’une fois, je vous entends mieux à présent, Monsieur, que je n’avais fait. Cependant je serai bien aise d’entendre encore ce que vous y répondrez dans cette occasion importante.

Th. Vous jugez bien, Monsieur, que je dirai que la matière ne saurait produire du plaisir, de la douleur, ou du sentiment en nous. C’est l’âme qui se les produit elle-même, conformément à ce qui se passe dans la matière. Et quelques habiles gens parmi les modernes commencent à se déclarer qu’ils n’entendent les causes occasionnelles que comme moi. Or, cela étant posé, il n’arrive rien d’inintelligible, excepté que nous ne saurions démêler tout ce qui entre dans nos perceptions confuses qui tiennent même de l’infini, et qui sont des expressions du détail de ce qui arrive dans les corps ; et, quant au bon plaisir du créateur, il faut dire qu’il est réglé selon les natures des choses, en sorte qu’il n’y produit et conserve que ce qui leur convient et qui se peut expliquer par leurs natures au moins en général ; car le détail nous passe souvent, autant que le soin et le pouvoir de ranger les grains d’une montagne de sable selon l’ordre des figures, quoiqu’il n’y ait rien là de difficile à entendre que la multitude. Autrement, si cette connaissance nous passait en elle-même, et si nous ne pouvons pas même concevoir la raison des rapports de l’âme et du corps en général, enfin si Dieu donnait aux choses des puissances accidentelles détachées de leurs natures, et par conséquent éloignées de la raison en général, ce serait une porte de derrière pour rappeler les qualités trop occultes qu’aucun esprit ne peut entendre, et ces petits lutins de facultés incapables de raison,

Et quicquid schola finxit otiosa :

lutins secourables, qui viennent paraître comme les dieux de théâtre, ou comme les fées de l’Amadis, et qui feront au besoin tout ce que voudra un philosophe, sans façon et sans outils. Mais d’en attribuer l’origine au bon plaisir de Dieu, c’est ce qui ne paraît pas trop convenable à celui qui est la suprême raison, chez qui tout est réglé, tout est lié. Ce bon plaisir ne serait pas même bon, ni plaisir, s’il n’y avait un parallélisme perpétuel entre la puissance et la sagesse de Dieu.

§ 8. Ph. Notre connaissance de l’identité et de la diversité va aussi loin que nos idées ; mais celle de la liaison de nos idées (§ 9, § 10) par rapport à leur coexistence dans un même sujet est très imparfaite et presque nulle (§ 11), surtout à l’égard des qualités secondes comme couleurs, sons et goûts (§ 12), parce que nous ne savons pas leur connexion avec les qualités premières, c’est-à-dire (§ 13) comment elles dépendent de la grandeur, de la figure ou du mouvement (§ 15). Nous savons un peu davantage de l’incompatibilité de ces qualités secondes, car un sujet ne peut avoir deux couleurs par exemple en même temps ; et lorsqu’il semble qu’on les voit dans une opale, ou dans une infusion du lignum nephriticum, c’est dans les différentes parties de l’objet (§ 16). Il en est de même des puissance actives et passives des corps. Nos recherches en cette occasion doivent dépendre de l’expérience.

Th. Les idées des qualités sensibles sont confuses, et les puissances qui les doivent produire ne fournissent aussi par conséquent que les idées où il entre du confus : ainsi on ne saurait connaître les liaisons de ces idées, autrement que par l’expérience, qu’autant qu’on les réduit à des idées distinctes qui les accompagnent, comme on a fait, par exemple, à l’égard des couleurs de l’arc-en-ciel et des prismes. Et cette méthode donne quelque commencement d’analyse, qui est de grand usage dans la physique ; et, en la poursuivant, je ne doute point que la médecine ne se trouve plus avancée considérablement avec le temps, surtout si le public s’y intéresse un peu mieux que jusqu’ici.

§ 18. Ph. Pour ce qui est de la connaissance des rapports, c’est le plus vaste champ de nos connaissances, et il est difficile de déterminer jusqu’où il peut s’étendre. Les progrès dépendent de la sagacité à trouver des idées moyennes. Ceux qui ignorent l’algèbre ne sauraient se figurer les choses étonnantes qu’on peut faire en ce genre par le moyen de cette science. Et je ne vois pas qu’il soit facile de déterminer quels nouveaux moyens de perfectionner les autres parties de nos connaissances peuvent être encore inventés par un esprit pénétrant. Au moins les idées qui regardent la quantité ne sont pas les seules capables de démonstration ; il y en a d’autres qui sont peut-être la plus importante partie de nos contemplations, dont on pouvait déduire des connaissances certaines, si les vices, les passions et les intérêts dominants ne s’opposaient directement l’exécution d’une telle entreprise.

Th. Il n’y a rien de si vrai que ce que vous dites ici, Monsieur. Qu’y a-t-il de plus important, supposé qu’il soit vrai, que ce que je crois que nous avons déterminé sur la nature des substances, sur les unités et les multitudes, sur l’identité et la diversité, sur la constitution des individus, sur l’impossibilité du vide et des atomes, sur l’origine de la cohésion, sur la loi de continuité, et sur les autres lois de la nature ; mais principalement sur l’harmonie des choses, l’immatérialité des âmes, l’union de l’âme et du corps, la conservation des âmes, et même de l’animal au de la de la mort ? Et il n’y a rien, en tout cela, que je ne croie démontré ou démontrable.

Ph. Il est vrai que votre hypothèse paraît extrêmement liée et d’une grande simplicité : un habile homme qui l’a voulu réfuter en France avoue publiquement d’en avoir été frappé. Et c’est une simplicité extrêmement féconde, à ce que je vois. Il sera bon de mettre cette doctrine de plus en plus dans son jour. Mais, en parlant des choses qui nous importent le plus, j’ai pensé à la morale, dont j’avoue que votre métaphysique donne des fondements merveilleux : mais, sans creuser si avant, elle en a d’assez fermes, quoiqu’ils ne s’étendent peut-être pas si loin (comme je me souviens que vous l’avez remarqué), lorsqu’une théologie naturelle, telle que la vôtre, n’en est pas la base. Cependant la considération des biens de cette vie sert déjà à établir des conséquences importantes pour régler les sociétés humaines. On peut juger du juste et de l’injuste aussi incontestablement que dans les mathématiques ; par exemple cette proposition : il ne saurait y avoir de injustice où il n’y a point de propriété est aussi certaine qu’aucune démonstration qui soit dans Euclide : la propriété étant le droit à une certaine chose, et l’injustice la violation d’un droit. Il en est de même de cette proposition : Nul gouvernement n’accorde une absolue liberté. Car le gouvernement est un établissement de certaines lois, dont il exige l’exécution. Et la liberté absolue est la puissance que chacun a de faire tout ce qui lui plaît.

Th. On se sert du mot de propriété un peu autrement pour l’ordinaire, car on entend un droit de l’un sur la chose, avec l’exclusion du droit d’un autre. Ainsi, s’il n’y avait point de propriété, comme si tout était commun, il pourrait y avoir de l’injustice néanmoins. Il faut aussi que dans la définition de la propriété, par chose vous entendiez encore action, car autrement ce serait toujours une injustice d’empêcher les hommes d’agir où ils en ont besoin. Mais, suivant cette explication, il est impossible qu’il n’y ait point de propriété. Pour ce qui est de la proposition de l’incompatibilité du gouvernement avec la liberté absolue, elle est du nombre des corollaires, c’est-à-dire des propositions qu’il suffit de faire remarquer. Il y en a en jurisprudence, qui sont plus composées, comme par exemple, touchant ce qu’on appelle {lang|la|jus accrescendi}}, touchant les conditions, et plusieurs autres matières ; et je l’ai fait voir en publiant dans ma jeunesse des thèses sur les conditions, où j’en démontrai quelques-unes. Et, si j’en avais le loisir, j’y retoucherais.

Ph. Ce serait faire plaisir aux curieux et servirait à prévenir quelqu’un qui pourrait les faire réimprimer sans être retouchées.

Th. C’est ce qui est arrivé à mon Art des combinaisons[18], comme je m’en suis déjà plaint. C’était un fruit de ma première adolescence et cependant on le réimprima longtemps après sans me consulter et sans marquer même que c’était une seconde édition, ce qui fit croire à quelques-uns, mon préjudice, que j’étais capable de publier une telle pièce dans un âge avancé ; car, quoiqu’il y ait des pensées de quelque conséquence que j’approuve encore, il y en avait pourtant aussi qui ne pouvaient convenir qu’à un jeune étudiant.

§ 19. Ph. Je trouve que les figures sont un grand remède à l’incertitude des mots, et c’est ce qui ne peut point avoir lieu dans les idées morales. De plus, les idées de morale sont plus composées que les figures qu’on considère ordinairement dans les mathématiques ; ainsi l’esprit a de la peine à retenir les combinaisons précises de ce qui entre dans les idées morales d’une manière aussi parfaite qu’il serait nécessaire lorsqu’il faut de longues déductions. Et, si dans l’arithmétique on ne désignait les différents postes par des marques dont la signification précise soit connue, et qui restent et demeurent en vue, il serait presque impossible de faire de grands comptes (§ 20). Les définitions donnent quelque remède, pourvu qu’on les emploie constamment dans la morale. Et du reste il n’est pas aisé de prévoir quelles méthodes peuvent être suggérées par l’algèbre ou par quelque autre moyen de cette nature, pour écarter les autres difficultés.

Th. Feu M. Erhard Weigel[19], mathématicien de Iéna en Thuringe, inventa ingénieusement des figures qui représentaient des choses morales. Et, lorsque feu M. Samuel de Puffendorff[20], qui était son disciple, publia ses Éléments de la jurisprudence universelle assez conformes aux pensées de M. Weigélius, on y ajouta dans l’édition de Iéna la Sphère morale de ce mathématicien. Mais ces figures sont une manière d’allégorie à peu près comme la table de Cebes[21], quoique moins populaire, et servent plutôt à la mémoire, pour retenir et ranger les idées, qu’au jugement pour acquérir des connaissances démonstratives. Elles ne laissent pas d’avoir leur usage pour éveiller l’esprit. Les figures géométriques paraissent plus simples que les choses morales ; mais elles ne le sont pas, parce que le continu enveloppe l’infini, d’où il faut choisir. Par exemple, pour couper un triangle en quatre parties égales par deux droites perpendiculaires entre elles, c’est une question qui paraît simple et qui est assez difficile. Il n’en est pas de même dans les questions de morale, lorsqu’elles sont déterminables par la seule raison. Au reste, ce n’est pas le lieu ici de parler de proferendis scientiæ demonstrandi pomœriis, et de proposer les vrais moyens d’étendre l’art de démontrer au delà de ses anciennes limites, qui ont été presque les mêmes jusqu’ici que ceux du pays mathématique. J’espère, si Dieu me donne le temps qu’il faut pour cela, d’en faire voir quelque essai un jour, en mettant ces moyens en usage effectivement sans me borner aux préceptes.

Ph. Si vous exécutez ce dessein, Monsieur, et comme il faut, vous obligerez infiniment les Philalèthes comme moi, c’est-à-dire ceux qui désirent sincèrement de connaître la vérité. Et elle est agréable naturellement aux esprits, et il n’y a rien de si difforme et de si incompatible avec l’entendement que le mensonge. Cependant il ne faut pas espérer qu’on s’applique beaucoup à ces découvertes, tandis que le désir et l’estime des richesses ou de la puissance portera les hommes à épouser les opinions autorisées par la mode, et il chercher ensuite des arguments, ou pour les faire passer pour bonnes, ou pour les farder et couvrir leur difformité. Et, pendant que les différents partis font recevoir leurs opinions à tous ceux qu’ils peuvent avoir en leur puissance, sans examiner si elles sont fausses ou véritables, qu’elle nouvelle lumière peut-on espérer dans les sciences qui appartiennent à la morale ? Cette partie du genre humain qui est sous le joug, devrait attendre, au lieu de cela, dans la plupart des lieux du monde, des ténèbres aussi épaisses que celles d’Égypte, si la lumière du Seigneur ne se trouvait pas elle-même présente à l’esprit des hommes, lumière sacrée que tout le pouvoir humain ne saurait éteindre entièrement.

Th. Je ne désespère point que dans un temps ou dans un pays plus tranquille les hommes ne se mettent plus à la raison qu’ils n’ont fait. Car en effet il ne faut désespérer de rien ; et je crois que de grands changements en mal et en bien sont réservés au genre humain, mais plus en bien enfin qu’en mal. Supposons qu’on voie un jour quelque grand prince qui, comme les anciens rois d’Assyrie ou d’Égypte ou comme un autre Salomon, règne longtemps dans une paix profonde, et que ce prince, aimant la vertu et la vérité et doué d’un esprit grand et solide, se mette en tête de rendre les hommes plus heureux et plus accommodants entre eux et plus puissants sur la nature, quelles merveilles ne fera-t-il pas en peu d’années ? Car il est sûr qu’en ce cas on ferait plus en dix ans qu’on ne ferait en cent ou peut-être en mille, en laissant aller les choses leur train ordinaire. Mais sans cela, si le chemin était ouvert une bonne fois, bien des gens y entreraient comme chez les géomètres, quand ce ne serait que pour leur plaisir, et pour acquérir de la gloire. Le public mieux police se tournera un jour plus qu’il n’a fait jusqu’ici à l’avancement de la médecine ; on donnera par tous les pays des histoires naturelles comme des almanachs ou comme des Mercures galants[22] ; on ne laissera aucune bonne observation sans être enregistrée ; on aidera ceux qui s’y appliqueront ; on perfectionnera l’art de faire de telles observations, et encore celui de les employer pour établir des aphorismes. Il y aura un temps où, le nombre des bons médecins étant devenu plus grand et le nombre des gens de certaines professions, dont on aura moins besoin alors, étant diminué à proportion, le public sera en état de donner plus d’encouragement à la recherche de la nature, et surtout à l’avancement de la médecine ; et alors cette science importante sera bientôt portée fort au delà de son présent état et croîtra à vue d’œil. Je crois en effet que cette partie de la police devrait être l’objet des plus grands soins de ceux qui gouvernent, après celui de la vertu, et qu’un des plus grands fruits de la bonne morale ou politique sera de nous amener une meilleure médecine, quand les hommes commenceront à être plus sages qu’ils ne sont, et quand les grands auront appris de mieux employer leurs richesses et leur puissance pour leur propre bonheur.

§ 21. Ph. Pour ce qui est de la connaissance de l’existence réelle (qui est la 4e sorte des connaissances), il faut dire que nous avons une connaissance intuitive de notre existence, une démonstration de celle de Dieu, et une sensitive des autres choses. Et nous en parlerons amplement dans la suite.

Th. On ne saurait rien dire de plus juste.

§ 22. Ph. Maintenant, ayant parlé de la connaissance, il paraît à propos que, pour mieux découvrir l’état présent de notre esprit, nous en considérions un peu le côté obscur, et prenions connaissance de notre ignorance ; car elle est infiniment plus grande que notre connaissance. Voici les causes de cette ignorance. C’est 1o que nous manquons d’idées ; 2o que nous ne saurions découvrir la connexion entre les idées que nous avons ; 3o que nous négligeons de les suivre et de les examiner exactement. § 23. Quant au défaut des idées, nous n’avons d’idées simples que celles qui nous viennent des sens internes ou externes. Ainsi à l’égard d’une infinité de créatures de l’univers et de leurs qualités, nous sommes comme les aveugles par rapport aux couleurs, n’ayant pas même les facultés qu’il faudrait pour les connaître ; et, selon toutes les apparences, l’homme tient le dernier rang parmi tous les êtres intellectuels.

Th. Je ne sais s’il n’y en a pas aussi au-dessous de nous. Pourquoi voudrions-nous nous dégrader sans nécessité ? Peut-être tenons-nous un rang assez honorable parmi les animaux raisonnables ; car des génies supérieurs pourraient avoir des corps d’une autre façon, de sorte que le nom d’animal pourrait ne leur point convenir. On ne saurait dire si notre Soleil, parmi le grand nombre d’autres, en a plus au-dessus qu’au-dessous de lui, et nous sommes bien placés dans son système ; car la terre tient le milieu entre les planètes, et sa distance parait bien choisie pour un animal contemplatif, qui la devait habiter. D’ailleurs nous avons incomparablement plus de sujet de nous louer que de nous plaindre de notre sort, la plupart de nos maux devant être imputés à notre faute. Et surtout nous aurions grand tort de nous plaindre des défauts de notre connaissance, puisque nous nous servons si peu de celles que la nature charitable nous présente.

§ 24. Ph. Il est vrai cependant que l’extrême distance de presque toutes les parties du monde qui sont exposées à notre vue les dérobe à notre connaissance, et apparemment le monde visible n’est qu’une partie de cet immense univers. Nous sommes renfermés dans un petit coin de l’espace, c’est-à-dire dans le système de notre Soleil, et cependant nous ne savons pas même ce qui se passe dans les autres planètes qui tournent à l’entour de lui aussi bien que notre boule. § 25. Ces connaissances nous échappent à cause de la grandeur et de l’éloignement, mais d’autres corps nous sont cachés à cause de leur petitesse, et ce sont ceux qu’il nous importerait le plus de connaître ; car de leur contexture nous pourrions inférer les usages et opérations de ceux qui sont visibles, et savoir pourquoi la rhubarbe purge, la ciguë tue, et l’opium fait dormir. Ainsi § 26, quelque loin que l’industrie humaine puisse porter la philosophie expérimentale sur les choses physiques, je suis tenté de croire que nous ne pourrons jamais parvenir sur ces matières à une connaissance scientifique.

Th. Je crois bien que nous n’irons jamais aussi loin qu’il serait à souhaiter ; cependant il me semble qu’on fera quelques progrès considérables avec le temps dans l’explication de quelques phénomènes, parce que le grand nombre des expériences que nous sommes à portée de faire nous peut fournir des data plus que suffisants, de sorte qu’il manque seulement l’art de les employer, dont je ne désespère point qu’on poussera les petits commencements depuis que l’analyse infinitésimale nous a donné le moyen d’allier la géométrie avec la physique, et que la dynamique nous a fourni les lois générales de la nature.

§ 27. Ph. Les esprits sont encore plus éloignés de notre connaissance ; nous ne saurions nous former aucune idée de leurs différents ordres, et cependant le monde intellectuel est certainement plus grand et plus beau que le monde matériel.

Th. Ces mondes sont toujours parfaitement parallèles quant aux causes efficientes, mais non pas quant aux finales. Car, à mesure que les esprits dominent dans la matière, ils y produisent des ordonnances merveilleuses. Cela paraît par les changements que les hommes ont faits pour embellir la surface de la terre, comme des petits dieux qui imitent le grand architecte de l’univers, quoique ce ne soit que par l’emploi des corps et de leurs lois. Que ne peut-on pas conjecturer de cette immense multitude des esprits qui nous passent ? Et, comme les esprits forment tous ensemble une espèce d’État sous Dieu, dont le gouvernement est parfait, nous sommes bien éloignés de comprendre le système de ce monde intelligible, et de concevoir les peines et les récompenses qui y sont préparées à ceux qui les méritent suivant la plus exacte raison, et de nous figurer ce qu’aucun œil n’a vu, ni aucune oreille n’a entendu, et qui n’est jamais entré dans le cœur de l’homme. Cependant tout cela fait connaître que nous avons toutes les idées distinctes qu’il faut pour connaître les corps et les esprits, mais non pas le détail suffisant des faits, ni des sens assez pénétrants pour démêler les idées confuses, ou assez étendus pour les apercevoir toutes.

§ 28. Ph. Quant à la connexion dont la connaissance nous manque dans les idées que nous avons, j’allais vous dire que les affections mécaniques des corps n’ont aucune liaison avec les idées des couleurs, des sons, des odeurs et des goûts, de plaisir et de douleur, et que leur connexion ne dépend que du bon plaisir et de la volonté arbitraire de Dieu. Mais je me souviens que vous jugez qu’il y a une parfaite correspondance, quoique ce ne soit pas toujours une ressemblance entière. Cependant vous reconnaissez que le trop grand détail des petites choses qui y entrent nous empêche de démêler ce qui est caché, quoique vous espériez encore que nous y approcherons beaucoup ; et qu’ainsi vous ne voudriez pas qu’on dise avec mon illustre auteur, § 29, que c’est perdre sa peine que de s’engager dans une telle recherche, de peur que cette croyance ne fasse du tort à l’accroissement de la science. Je vous aurais parlé aussi de la difficulté qu’on a eue jusqu’ici d’expliquer la connexion qu’il y a entre l’âme et le corps, puisqu’on ne saurait concevoir qu’une pensée produise un mouvement dans le corps, ni qu’un mouvement produise une pensée dans l’esprit. Mais, depuis que je conçois votre hypothèse de l’harmonie préétablie, cette difficulté dont on désespérait me paraît levée tout d’un coup, et comme par enchantement. § 30. Reste donc la troisième cause de notre ignorance, c’est que nous ne suivons pas les idées que nous avons ou que nous pouvons avoir, et ne nous appliquons pas à trouver les idées moyennes : c’est ainsi qu’on ignore les vérités mathématiques, quoiqu’il n’y ait aucune imperfection dans nos facultés, ni aucune incertitude dans les choses mêmes. Le mauvais usage des mots a le plus contribué ai nous empêcher de trouver la convenance et disconvenance des idées ; et les mathématiciens qui forment leur pensée indépendamment des noms et s’accoutument à se présenter et leur esprit les idées mêmes au lieu des sons, ont évite par là une grande partie de l’embarras. Si les hommes avaient agi dans leurs découvertes du monde matériel, comme ils en ont usé à l’égard de celles qui regardent le monde intellectuel, et s’ils avaient tout confondu dans un chaos de termes d’une signification incertaine, ils auraient disputé sans fin sur les zones, les marées, le bâtiment des vaisseaux, et les routes ; on ne serait jamais allé au delà de la ligne, et les antipodes seraient encore aussi inconnus qu’ils étaient lorsqu’on avait déclaré que c’était une hérésie de les soutenir.

Th. Cette troisième cause de notre ignorance est la seule blâmable. Et vous voyez, Monsieur, que le désespoir d’aller plus loin y est compris. Ce découragement nuit beaucoup, et des personnes habiles et considérables ont empêché les progrès de la médecine par la fausse persuasion que c’est peine perdue que d’y travailler. Quand vous verrez les philosophes aristotéliciens du temps passé parler des météores, comme de l’arc-en-ciel par exemple, vous trouverez qu’ils croyaient qu’on ne devait pas seulement penser à expliquer distinctement ce phénomène ; et les entreprises de Maurolycus[23] et puis de Marc-Antoine de Dominis[24], leur paraissaient comme un vol d’Icare. Cependant la suite en a désabusé le monde. Il est vrai que le mauvais usage des termes a causé une bonne partie du désordre qui se trouve dans nos connaissances, non seulement dans la morale et la métaphysique, ou dans ce que vous appelez le monde intellectuel, mais encore dans la médecine, où cet abus des termes augmente de plus en plus. Nous ne nous pouvons pas toujours aider par les figures comme dans la géométrie ; mais l’algèbre fait voir qu’on peut faire de grandes découvertes sans recourir toujours aux idées mêmes des choses. Au sujet dé l’hérésie prétendue des antipodes, je dirai en passant qu’il est vrai que Boniface[25], archevêque de Mayence, a accusé Virgile[26] de Salzbourg, dans une lettre qu’il a écrite au pape contre lui sur ce sujet, et que le pape y répond d’une manière qui fait paraître qu’il donnait assez dans le sens de Boniface ; mais on ne trouve point que cette accusation ait eu des suites. Virgile s’est toujours maintenu. Les deux antagonistes passent pour saints, et les savants de Bavière qui regardent Virgile comme un apôtre de la Carinthie et des pays voisins, en ont justifié la mémoire.

Chap. IV. — De la réalité de notre connaissance.

§ 2. Ph. Quelqu’un qui n’aura pas compris l’importance qu’il y a d’avoir de bonnes idées et d’en entendre la convenance et la disconvenance, croira qu’en raisonnant là-dessus avec tant de soin nous bâtissons des châteaux en l’air, et qu’il n’y aura dans tout notre système que de l’idéal et de l’imaginaire. Un extravagant, dont l’imagination est échauffée, aura l’avantage d’avoir des idées plus vives et en plus grand nombre ; ainsi il aurait aussi plus de connaissance. Il y aura autant de certitude dans les visions d’un enthousiaste que dans les raisonnements d’un homme de bon sens, pourvu que cet enthousiaste parle conséquemment ; et il sera aussi vrai de dire qu’une harpie n’est pas un centaure, que de dire qu’un carré n’est pas un cercle. § 2. Je réponds que nos idées s’accordent avec les choses. § 3. Mais on ne demandera le criterion. § 4. Je réponds encore premièrement que cet accord est manifeste à l’égard des idées simples de notre esprit, car ne pouvant pas se les former lui-même, il faut qu’elles soient produites par les choses qui agissent sur l’esprit ; et secondement, § 5, que toutes nos idées complexes (excepté celles des substances), étant des archétypes que l’esprit a formés lui-même, qu’il n’a pas destinés à être des copies de quoi que ce soit, ni rapportés à l’existence d’aucune chose comme à leurs originaux, elles ne peuvent manquer d’avoir toute la conformité avec les choses nécessaire à une connaissance réelle.

Th. Notre certitude serait petite ou plutôt nulle, si elle n’avait point d’autre fondement des idées simples que celui qui vient des sens. Avez-vous oublié, Monsieur, comment j’ai montré que les idées sont originairement dans notre esprit et que même nos pensées nous viennent de notre propre fond, sans que les autres créatures puissent avoir une influence immédiate sur l’âme. D’ailleurs, le fondement de notre certitude à l’égard des vérités universelles et éternelles est dans les idées mêmes, indépendamment des sens ; comme aussi les idées pures et intelligibles ne dépendent point des sens, par exemple celle de l’être, de l’un, du même, etc. Mais les idées des qualités sensibles, comme de la couleur, de la saveur, etc. (qui en effet ne sont que des fantômes) nous viennent des sens, c’est-à-dire de nos perceptions confuses. Et le fondement de la vérité des choses contingentes et singulières est dans le succès qui fait que les phénomènes des sens sont liés justement comme les vérités intelligibles le demandent. Voilà la différence qu’on y doit faire, au lieu que celle que vous faites ici entre les idées simples et composées, et idées composées appartenant es aux substances et aux accidents, ne me paraît point fondée puisque toutes les idées intelligibles ont leurs archétypes dans la possibilité éternelle des choses.

§ 5. Ph. Il est vrai que nos idées composées n’ont besoin d’archétypes hors de l’esprit que lorsqu’il s’agit d’une substance existante qui doit unir effectivement hors de nous les idées simples dont elles sont composées. La connaissance des vérités mathématiques est réelle, quoiqu’elle ne roule que sur nos idées et qu’on ne trouve nulle part des cercles exacts. Cependant on est assuré que les choses existantes conviendront avec nos archétypes, à mesure que ce qu’on y suppose se trouve existant. § 7. Ce qui sert encore à justifier la réalité des choses morales. § 8. Et les Offices de Cicéron n’en sont pas moins conformes à la vérité parce qu’il n’y a personne dans le monde qui règle sa vie exactement sur le modèle d’un homme de bien tel que Cicéron nous l’a dépeint. § 9. Mais, dira-t-on, si les idées morales sont de notre invention, quelle étrange notion aurons-nous de la justice et de la tempérance ? § 10. Je réponds que l’incertitude ne sera que dans le langage, parce qu’on n’entend pas toujours ce qu’on dit, ou on ne l’entend pas toujours de même.

Th. Vous pouviez répondre encore, Monsieur, et bien mieux à mon avis, que les idées de la justice et de la tempérance ne sont pas de notre invention, non plus que celles du cercle et du carré. Je crois l’avoir assez montré.

§ 11. Ph. Pour ce qui est des idées de substances qui existent hors de nous, notre connaissance est réelle autant qu’elle est conforme à ces archétypes : et à cet égard l’esprit ne doit point combiner les idées arbitrairement, d’autant plus qu’il y a fort peu d’idées simples dont nous puissions assurer qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exister ensemble dans la nature au delà de ce qui parait par des observations sensibles.

Th. C’est, comme j’ai dit plus d’une fois, parce que ces idées, quand la raison ne saurait juger de leur compatibilité ou connexion, sont confuses, comme sont celles des qualités particulières des sens.

§ 13. Ph. Il est bon encore à l’égard des substances existantes de ne se point borner aux noms ou aux espèces qu’on suppose établies par les noms. Cela me fait revenir à ce que nous avons discuté assez souvent à l’égard de la définition de l’homme. Car, parlant d’un innocent qui a vécu quarante ans sans donner le moindre signe de raison, ne pourrait-on point dire qu’il tient le milieu entre l’homme et la bête ? cela passerait peut-être pour un paradoxe bien hardi, ou même pour une fausseté de très dangereuse conséquence. Cependant il me semblait autrefois, et il semble encore à quelques-uns de mes amis, que je ne saurais encore désabuser, que ce n’est qu’en vertu d’un préjugé fondé sur cette fausse supposition que ces deux noms homme et bête signifient des espèces distinctes, si bien marquées par des essences réelles dans la nature que nulle autre espèce ne peut intervenir entre elles, comme si toutes les choses étaient jetées au moule suivant le nombre précis de ces essences. § 14. Quand on demande à ces amis, quelle espèce d’animaux sont ces innocents, s’ils ne sont ni hommes ni bêtes, ils répondent que ce sont des innocents et que cela suffit. Quand on demande encore ce qu’ils deviendront dans l’autre monde ; nos amis répondent qu’il ne leur importe pas de le savoir ni de le rechercher. Qu’ils tombent ou qu’ils se soutiennent, cela regarde leur maître, Rom. xiv, 4, qui est bon et fidèle et ne dispose point de ses créatures suivant les bornes étroites de nos pensées ou de nos opinions particulières, et ne les distingue pas conformément aux noms et espèces qu’il nous plaît d’imaginer ; qu’il nous suffit que ceux qui-sont capables d’instruction seront appelés à rendre compte de leur conduite et qu’ils recevront leur salaire selon ce qu’ils auront fait dans leur corps. II. Corinth. v. 10, § 15. Je vous représenterai encore le reste de leurs raisonnements. La question, disent-ils, s’il faut priver les imbéciles d’un état à venir, roule sur deux suppositions également fausses ; la première que tout être qui a la forme et apparence extérieure d’homme est destiné à un état d’immortalité après cette vie ; et la seconde, que tout ce qui a une naissance humaine doit jouir de ce privilège. Ôtez ces imaginations, et vous verrez que ces sortes de questions sont ridicules et sans fondement. Et en effet je crois qu’on désavouera la première supposition, et qu’on n’aura pas l’esprit assez enfoncé dans la matière pour croire que la vie éternelle est due à aucune figure d’une masse matérielle, en sorte que la masse doive avoir éternellement du sentiment, parce qu’elle a été moulée sur une telle figure. §. 16. Mais la seconde supposition vient au secours. On dira que cet innocent vient de parents raisonnables et que par conséquent il faut qu’il ait une âme raisonnable. Je ne sais par quelle règle de logique on peut établir une telle conséquence et comment après cela on oserait détruire des productions mal formées et contrefaites. Oh ! dira-t-on, ce sont des monstres ! Eh bien, soit. Mais que sera cet innocent toujours intraitable ? Un défaut dans le corps fera-t-il un monstre, et non un défaut dans l’esprit ? C’est retourner à la première supposition déjà réfutée, que l’extérieur suffit. Un innocent bien formé est un homme, à ce qu’on croit ; il a une âme raisonnable, quoiqu’elle ne paraisse pas. Mais faites les oreilles un peu plus longues et plus pointues et le nez un peu plus plat qu’à l’ordinaire, alors vous commencez à hésiter. Faites le visage plus étroit, plus plat et plus long ; vous voilà tout à fait déterminé. Et, si la tête est parfaitement celle de quelque animal, c’est un monstre sans doute, et ce vous est une démonstration qu’il n’a point d’âme raisonnable et qu’il doit être détruit. Je vous demande maintenant où trouver la juste mesure et les dernières bornes qui emportent avec elles une âme raisonnable. Il y a des fœtus humains, moitié bête, moitié homme, d’autres dont les trois parties participent de l’un, et l’autre partie de l’autre. Comment déterminer au juste les linéaments qui marquent la raison ? De plus, ce monstre, ne sera-ce pas une espèce moyenne entre l’homme et la bête ? Et tel est l’innocent dont il s’agit.

Tn. Je m’étonne que vous retourniez à cette question que nous avons assez examinée, et cela plus d’une fois, et que vous n’ayez pas mieux catéchisé vos amis. Si nous distinguons l’homme de la bête par la faculté de raisonner, il n’y a point de milieu : il faut que l’animal dont il s’agit l’ait ou ne l’ait pas : mais, comme cette faculté ne parait pas quelquefois, on en juge par des indices, qui ne sont pas démonstratifs à la vérité, jusqu’à ce que cette raison se montre ; car l’on sait par l’expérience de ceux qui l’ont perdue ou qui enfin en ont obtenu l’exercice, que sa fonction peut être suspendue. La naissance et la figure donnent des présomptions de ce qui est caché. Mais la présomption de la naissance est effacée (eliditur) par une figure extrêmement différente de l’humaine, telle qu’était celle de l’animal né d’une femme de Zéelande chez Levinus Lemnius[27] (livre I, ch. viii) qui avait un bec crochu, un col long et rond, des yeux étincelants, une queue pointue, une grande agilité à courir d’abord par la chambre. Mais on dira qu’il y a des monstres ou des frères des Lombards (comme les médecins les appelaient autrefois, à cause qu’on disait que les femmes de Lombardie étaient sujettes à ces sortes d’enfantements) qui approchent davantage de la figure humaine. Eh bien, soit. Comment donc, direz-vous, peut-on déterminer les justes limites de la figure qui doit passer pour humaine ? Je réponds que, dans une matière conjecturale, on n’a rien de précis. Et voila l’affaire finie. On objecte que l’innocent ne montre point de raison, et cependant il passe pour homme ; mais, s’il avait une figure monstrueuse il ne le serait point, et qu’ainsi on a plus d’égards à la figure qu’à la raison ? Mais ce monstre montre-t-il de la raison ? Non, sans doute. Vous voyez donc qu’il lui manque plus qu’à l’innocent. Le défaut de l’exercice de la raison est souvent temporel, mais il ne cesse pas dans ceux où il est accompagné d’une tête de chien. Au reste, si cet animal de figure humaine n’est pas un homme, il n’y a pas grand mal à le garder pendant l’incertitude de son sort. Et, soit qu’il ait une âme raisonnable ou qu’il en ait une qui ne le soit pas, Dieu ne l’aura point faite pour rien, et l’on dira de celles des hommes qui demeurent dans un état toujours semblable à celui de la première enfance, que leur sort pourra être le même que celui des âmes de ces enfants qui meurent dans leur berceau.

Chap. V. — De la vérité en général.

§ 1. Ph. Il y a plusieurs siècles qu’on a demandé ce que c’est que la vérité. §. 2. Nos amis croient que c’est la conjonction ou la séparation des signes suivant que les choses mêmes conviennent ou disconviennent entre elles. Par la conjonction ou la séparation des signes, il faut entendre ce qu’on appelle autrement proposition.

Th. Mais une épithète ne fait pas une proposition : par exemple, l’homme sage. Cependant il y a une conjonction de deux termes. Négation aussi est autre chose que séparation ; car disant l’homme, et après quelque intervalle prononçant sage, ce n’est pas nier. La convenance aussi ou la disconvenance n’est pas proprement ce qu’on exprime par la proposition. Deux œufs ont de la convenance, et deux ennemis ont de la disconvenance. Il s’agit ici d’une manière de convenir ou de disconvenir toute particulière. Ainsi je crois que cette définition n’explique point le point dont il s’agit. Mais ce que je trouve le moins à mon gré dans votre définition de la vérité, c’est qu’on y cherche la vérité dans les mots. Ainsi, le même sens étant exprimé en latin, allemand, anglais, français, ne sera pas la même vérité, et il faudra dire avec M. Hobbes, que la vérité dépend du bon plaisir des hommes, ce qui est parler d’une manière bien étrange. On attribue même la vérité à Dieu, que vous m’avouerez, je crois, de n’avoir point besoin de signes. Enfin je me suis déjà étonné plus d’une fois de l’humeur de vos amis, qui se plaisent à rendre les essences, espèces, vérités nominales.

Ph. N’allez point trop vite. Sous les signes ils comprennent les idées. Ainsi les vérités seront ou mentales ou nominales, selon les espèces des signes.

Th. Nous aurons donc encore des vérités littérales, qu’on pourra distinguer en vérités de papier ou de parchemin, de noir d’encre ordinaire ou d’encre d’imprimerie, s’il faut distinguer les vérités par les signes. Il vaut donc mieux placer les vérités dans le rapport entre les objets des idées, qui fait que l’une est comprise ou non comprise dans l’autre. Cela ne dépend point des langues, et nous est commun avec Dieu et les anges ; et, lorsque Dieu nous manifeste une vérité, nous acquérons celle qui est dans son entendement, car quoiqu’il y ait une différence infinie entre ses idées et les nôtres, quant à la perfection et à l’étendue, il est toujours vrai qu’on convient dans le même rapport. C’est donc dans ce rapport qu’on doit placer la vérité, et nous pouvons distinguer entre les vérités qui sont indépendantes de notre bon plaisir, et entre les expressions que nous inventons comme bon nous semble.

§ 3. Ph. Il n’est que trop vrai que les hommes, même dans leur esprit, mettent les mots à la place des choses, surtout quand les idées sont complexes et indéterminées. Mais il est vrai aussi, comme vous l’avez observé, qu’alors l’esprit se contente de marquer seulement la vérité sans l’entendre pour le présent, dans la persuasion où il est qu’il dépend de lui de l’entendre quand il voudra. Au reste, l’action qu’on exerce en affirmant ou en niant est plus facile à concevoir en réfléchissant sur ce qui se passe en nous, qu’il n’est aisé de l’expliquer par paroles. C’est pourquoi ne trouvez point mauvais qu’au défaut de mieux on a parlé de joindre ensemble ou de séparer. § 8. Vous accorderez aussi que les propositions au moins peuvent être appelées verbales, et que lorsqu’elles sont vraies, elles sont et verbales et encore réelles, car § 9, la fausseté consiste à joindre les noms autrement que leurs idées ne conviennent ou disconviennent. Au moins § 10, les mots sont de grands véhicules de la vérité. § 11. Il y a aussi une vérité morale, qui consiste à parler des choses selon la persuasion de notre esprit ; il y a enfin une vérité mélaphysique qui est l’existence réelle des choses, conforme aux idées que nous en avons.

Th. La vérité morale est appelée véracité par quelques-uns, et la vérité métaphysique est prise vulgairement par les métaphysiciens pour un attribut de l’Être, mais c’est un attribut bien inutile et presque vide de sens. Contentons-nous de chercher la vérité dans la correspondance des propositions qui sont dans l’esprit avec les choses dont il s’agit. Il est vrai que j’ai attribué aussi la vérité aux idées en disant que les idées sont vraies ou fausses ; mais alors je l’entends en effet de la vérité des propositions qui affirment la possibilité de l’objet de l’idée. Et dans ce même sens on peut dire encore qu’un être est vrai, c’est-à-dire la proposition qui affirme son existence actuelle ou du moins possible.

Chap. VI. — Des propositions universelles, de leur vérité et de leur certitude.

§ 1. Ph. Toute notre connaissance est des vérités générales ou particulières. Nous ne saurions jamais faire bien entendre les premières qui sont les plus considérables, ni les comprendre que fort rarement nous-mêmes, qu’autant qu’elles sont conçues et exprimées par des paroles.

Th. Je crois qu’encore d’autres marques pourraient faire cet effet ; on le voit par les caractères des Chinois. Et on pourrait introduire un caractère universel fort populaire et meilleur que le leur, si on employait de petites figures à la place des mots, qui représentassent les choses visibles par leurs traits, et les invisibles par des visibles qui les accompagnent, y joignant de certaines marques additionnelles, convenables pour faire entendre les flexions et les particules. Cela servirait d’abord pour communiquer aisément avec les nations éloignées ; mais, si on l’introduisait aussi parmi nous sans renoncer pourtant à l’écriture ordinaire, l’usage de cette manière d’écrire serait d’une grande utilité pour enrichir l’imagination, et pour donner des pensées moins sourdes et moins verbales qu’on n’a maintenant. Il est vrai que l’art de dessiner n’étant point connu de tous, il s’ensuit qu’excepté les livres imprimés de cette façon (que tout le monde apprendrait bientôt à lire), tout le monde ne pourrait point s’en servir autrement que par une manière d’imprimerie, c’est-à-dire ayant des figures gravées toutes prêtes pour les imprimer sur du papier, et y ajoutant par après avec la plume les marques des flexions ou des particules. Mais avec le temps tout le monde apprendrait le dessin dès la jeunesse, pour n’être point privé de la commodité de ce caractère figuré qui parlerait véritablement aux yeux, et qui serait fort au gré du peuple, comme en effet les paysans ont déjà certains almanachs qui leur disent sans paroles une bonne partie de ce qu’ils demandent : et je me souviens d’avoir vu des imprimés satiriques en taille-douce, qui tenaient un peu de l’énigme, où il y avait des figures signifiantes par elles-mêmes, mêlées avec des paroles, au lieu que nos lettres et les caractères chinois ne sont significatifs que par la volonté des hommes (ex instituto).

§ 3. Ph. Je crois que votre pensée s’exécutera un jour, tant cette écriture me paraît agréable et naturelle : et il semble qu’elle ne serait pas de petite conséquence pour augmenter la perfection de notre esprit et pour rendre nos conceptions plus réelles. Mais pour revenir aux connaissances générales et à leur certitude, il sera à propos de remarquer qu’il y a certitude de vérité et qu’il y a aussi certitude de connaissance. Lorsque les mots sont joints de telle manière dans des propositions qu’ils expriment exactement la convenance ou la disconvenance telle qu’elle est réellement, c’est une certitude de vérité ; et la certitude de connaissance consiste à apercevoir la convenance ou la disconvenance des idées, en tant qu’elle est exprimée dans des propositions. C’est ce que nous appelons ordinairement être certain d’une proposition.

Th. En effet cette dernière sorte de certitude suffira encore sans l’usage des mots, et n’est autre chose qu’une parfaite connaissance de la vérité ; au lieu que la première espèce de certitude ne parait être autre chose que la vérité même.

§ 4. Ph. Or, comme nous ne saurions être assurés de la vérité d’aucune proposition générale, à moins que nous ne connaissions les bornes précises de la signification des termes dont elle est composée, il serait nécessaire que nous connussions l’essence de chaque espèce, ce qui n’est pas malaisé à l’égard des idées simples et des modes. Mais dans les substances, où une essence réelle, distincte de la nominale, est supposée déterminer les espèces, l’étendue du terme général est fort incertaine, parce que nous ne connaissons pas cette essence réelle ; et par conséquent dans ce sens nous ne saurions être assurés d’aucune proposition générale faite sur le sujet de ces substances. Mais, lorsqu’on suppose que les espèces des substances ne sont autre chose que la réduction des individus substantiels en certaines sortes rangées sous divers noms généraux, selon qu’elles conviennent aux différentes idées abstraites que nous désignons par ces noms-là, on ne saurait douter si une proposition bien connue comme il faut est véritable ou non.

Th. Je ne sais, Monsieur, pourquoi vous revenez encore à un point assez contesté entre nous, et que je croyais vidé. Mais enfin j’en suis bien aise, parce que vous me donnez une occasion fort propre, ce me semble, à vous désabuser de nouveau. Je vous dirai donc que nous pouvons être assurés par exemple de mille vérités qui regardent l’or ou ce corps dont l’essence interne se fait connaître par la plus grande pesanteur connue ici-bas, ou par la plus grande ductilité, ou par d’autres marques. Car nous pouvons dire que le corps de la plus grande ductilité connue est aussi le plus pesant de tous les corps connus. Il est vrai qu’il ne serait point impossible que tout ce qu’on a remarqué jusqu’ici dans l’or se trouve un jour en deux corps discernables par d’autres qualités nouvelles et qu’ainsi ce ne fût plus la plus basse espèce, comme on le prend jusqu’ici par provision. Il se pourrait aussi qu’une sorte demeurant rare et l’autre étant commune, on jugeât à propos de réserver le nom de vrai or a la seule espèce rare, pour la retenir dans l’usage de la monnaie par le moyen de nouveaux essais qui lui seraient propres. Après quoi l’on ne doutera point aussi que l’essence interne de ces deux espèces ne soit différente ; et, quand même la définition d’une substance actuellement existante ne serait pas bien déterminée à tous égards (comme en effet celle de l’homme ne l’est pas à l’égard de la figure externe), on ne laisserait pas d’avoir une infinité de propositions générales sur son sujet, qui suivraient de la raison et des autres qualités que l’on reconnaît en lui. Tout ce que l’on peut dire sur ces propositions générales, c’est qu’en cas qu’on prenne l’homme pour la plus basse espèce[28] et le restreigne à la race d’Adam, on n’aura point de propriétés de l’homme de celles qu’on appelle in quarto modo, ou qu’on puisse énoncer de lui par une proposition réciproque ou simplement convertible, si ce n’est par provision ; comme en disant, l’homme est le seul animal raisonnable. Et, prenant l’homme pour ceux de notre race, le provisionnel consiste à sous-entendre qu’il est le seul animal raisonnable de ceux qui nous sont connus ; car il se pourrait qu’il eût un jour d’autres animaux à qui fût commun avec la postérité des hommes d’à présent tout ce que nous y remarquons jusqu’ici, mais qui fussent d’une autre origine. C’est comme si les Australiens imaginaires venaient inonder nos contrées, il y a de l’apparence qu’alors on trouverait quelque moyen de les distinguer de nous. Mais, en cas que non, et supposé que Dieu eût défendu le mélange de ces races et que Jésus-Christ n’eût racheté que la nôtre, il faudrait tâcher de faire des marques artificielles pour les distinguer entre elles. Il y aurait sans doute une différence interne ; mais, comme elle ne se rendrait point reconnaissable, on serait réduit à la seule dénomination extrinsèque de la naissance, qu’on tâcherait d’accompagner d’une marque artificielle durable, laquelle donnerait une dénomination intrinsèque et un moyen constant de discerner notre race des autres. Ce sont des fictions que tout cela, car nous n’avons point besoin de recourir à ces distinctions, étant les seuls animaux raisonnables de ce globe. Cependant ces fictions servent à connaître la nature des idées des substances et des vérités générales à leur égard. Mais, si l’homme n’était point pris pour la plus basse espèce ni pour celle des animaux raisonnables de la race d’Adam, et si au lieu de cela il signifiait un genre commun a plusieurs espèces, qui appartient maintenant à une seule race connue, mais qui pourrait encore appartenir à d’autres distinguables, ou par la naissance, ou même par d’autres marques naturelles, comme par exemple aux feints Australiens ; alors, dis-je, ce genre aurait des propositions réciproques, et la définition présente de l’homme ne serait point provisionnelle. Il en est de même de l’or ; car, supposé qu’on eût un jour deux sortes discernables, l’une rare et connue jusqu’ici, et l’autre commune et peut-être artificielle, trouvée dans la suite des temps ; alors, supposé que le nom de l’or doive demeurer à l’espèce présente, c’est-à-dire il l’or naturel et rare, pour conserver par son moyen la commodité de la monnaie d’or, fondée sur la rareté de cette matière, sa définition connue jusqu’ici par des dénominations intrinsèques n’aurait été que provisionnelle, et devra être augmentée par les nouvelles marques qu’on découvrira pour distinguer l’or rare ou de l’espèce ancienne, de l’or nouveau artificiel. Mais, si le nom de l’or devait demeurer alors commun aux deux espèces, c’est-à-dire, si par l’or on entend un genre, dont jusqu’ici nous ne connaissons point de sous-division et que nous prenons maintenant pour la plus basse espèce (mais seulement par provision, jusqu’à ce que la subdivision soit connue), et si l’on en trouvait quelque jour une nouvelle espèce, c’est-à-dire un or artificiel aisé à faire et qui pourrait devenir commun ; je dis que dans ce sens la définition de ce genre ne doit point être jugée provisionnelle, mais perpétuelle. Et même sans me mettre en peine des noms de l’homme ou de l’or, quelque nom qu’on donne aux genres où à la plus basse espèce connue, et quand même on ne leur en donnerait aucun, ce qu’on vient de dire serait toujours vrai des idées des genres ou des espèces, et les espèces ne seront définies que provisionnellement quelquefois par les définitions des genres. Cependant, il sera toujours permis et raisonnable d’entendre qu’il y a une essence réelle interne appartenant par une proposition réciproque, soit au genre, soit aux espèces, laquelle se fait connaître ordinairement par les marques externes. J’ai supposé jusqu’ici que la race ne dégénère ou ne change point : mais, si la même race passait dans une autre espèce, on serait d’autant plus obligé de recourir à d’autres marques et dénominations intrinsèques ou extrinsèques, sans s’attacher à la race.

§ 7. Ph. Les idées complexes, que les noms que nous donnons aux espèces des substances justifient, sont des collections des idées de certaines qualités que nous avons remarquées coexister dans un soutien inconnu que nous appelons substance. Mais nous ne saurions connaître certainement quelles autres qualités coexistent nécessairement avec de telles combinaisons, à moins que nous ne puissions découvrir leur dépendance à l’égard de leurs premières qualités.

Th. J’ai déjà remarqué autrefois que le même se trouve dans les idées des accidents dont la nature est un peu abstruse, comme sont par exemple les figures de géométrie ; car, lorsqu’il s’agit par exemple de la figure d’un miroir qui ramasse tous les rayons parallèles dans un point comme foyer, on peut trouver plusieurs propriétés de ce miroir avant d’en connaître la construction ; mais on sera en incertitude sur beaucoup d’autres affections qu’il peut avoir, jusqu’à ce qu’on trouve en lui ce qui répond à la constitution interne des substances, c’est-à-dire la construction de cette figure du miroir, qui sera comme la clef de la connaissance ultérieure.

Ph. Mais, quand nous aurions connu la constitution intérieure de ce corps, nous n’y trouverions que la dépendance que les qualités premières, ou que vous appelez manifestes, en peuvent avoir, c’est-à-dire on connaîtrait quelles grandeurs, figures et forces mouvantes en dépendent ; mais on ne connaîtrait jamais la connexion qu’elles peuvent avoir avec les qualités secondes ou confuses, c’est-à-dire avec les qualités sensibles comme les couleurs, les goûts, etc.

Th. C’est que vous supposez encore que ces qualités sensibles ou plutôt les idées que nous en avons ne dépendent point des figures et mouvements naturellement, mais seulement du bon plaisir de Dieu qui nous donne ces idées. Vous paraissez donc avoir oublié, Monsieur, ce que je vous ai remontré plus d’une fois contre cette opinion, pour vous faire juger plutôt que ces idées sensitives dépendent du détail des figures et mouvements et les expriment exactement, quoique nous ne puissions pas y démêler ce détail dans la confusion d’une trop grande multitude et petitesse des actions mécaniques qui frappent nos sens. Cependant si nous étions parvenus à la constitution interne de quelques corps, nous verrions aussi quand ils devraient avoir ces qualités qui seraient réduites elles-mêmes à leurs raisons intelligibles ; quand même il ne serait jamais dans notre pouvoir de les reconnaître sensiblement dans ces idées sensitives qui sont un résultat confus des actions des corps sur nous, comme maintenant que nous avons la parfaite analyse du vert en bleu et jaune, et n’avons presque plus rien à demander à son égard que par rapport à ces ingrédients, nous ne sommes pourtant point capables de démêler les idées du bleu et du jaune dans notre idée sensitive du vert, pour cela même que c’est une idée confuse. C’est à peu près comme on ne saurait démêler l’idée des dents de la roue, c’est-à-dire de la cause, dans la perception d’un transparent artificiel que j’ai remarqué chez les horlogers, fait par la prompte rotation d’une roue dentelée, ce qui en fait disparaître les dents et paraître à leur place un transparent continuel imaginaire, composé des apparences successives des dents et de leurs intervalles, mais où la succession est si prompte, que notre fantaisie ne le saurait distinguer. On trouve donc bien ces dents dans la notion distincte de cette transparence, mais non pas dans cette perception sensitive confuse dont la nature est d’être et de demeurer confuse ; autrement, si la confusion cessait (comme si le mouvement était si lent, qu’on en pourrait observer les parties et leur succession), ce ne serait plus elle, c’est-à-dire ce ne serait plus ce fantôme de transparence. Et, comme on n’a point besoin de se figurer que Dieu par son bon plaisir nous donne ce fantôme et qu’il est indépendant du mouvement des dents de la roue et de leurs intervalles, et comme au contraire on conçoit que ce n’est qu’une expression confuse de ce qui se passe dans ce mouvement, expression, dis-je, qui consiste en ce que des closes successives sont confondues dans une simultanéité apparente : ainsi il est aisé de juger qu’il en sera de même à l’égard des autres fantômes sensitifs, dont nous n’avons pas encore une si parfaite analyse, comme des couleurs, des goûts, etc. ; car, pour dire la vérité, ils méritent ce nom de fantômes plutôt que celui de qualités, ou même d’idées. Et il nous suffirait à tous égards de les entendre aussi bien que cette transparence artificielle, sans qu’il soit raisonnable ni possible de prétendre d’en savoir davantage ; car de vouloir que ces fantômes confus demeurent et que cependant on y démêle les ingrédients par la fantaisie même, c’est se contredire, c’est vouloir avoir le plaisir d’être trompé par une agréable perspective et vouloir qu’en même temps, l’œil voie la tromperie, ce qui serait la gâter. C’est un cas enfin, où

Nihil plus agas
Quam si des operam, ut cum ratione insanias

Mais il arrive souvent aux hommes de chercher nodum in scirpo et de se faire des difficultés où il n’y en a point, en demandant ce qui ne se peut et se plaignant après de leur impuissance et des bornes de leurs lumières.

§ 8. Ph. « Tout or est fixe, » c’est une proposition dont nous ne pourrons pas connaître certainement la vérité. Car, si l’or signifie une espèce de choses, distinguée par une essence réelle que la nature lui a donnée, on ignore quelles substances particulières sont de cette espèce ; ainsi on ne saurait l’affirmer avec cette certitude, quoique ce soit de l’or. Et, si l’on prend l’or pour un corps, doué d’une certaine couleur jaune, malléable, fusible, et plus pesant qu’un autre corps connu, il n’est pas difficile de connaître ce qui est, ou n’est pas or ; mais avec tout cela, nulle autre qualité ne peut être affirmée ou niée avec certitude de l’or que ce qui a avec cette idée une connexion ou une incompatibilité qu’on peut découvrir[29]. Or la fixité n’ayant aucune connexion connue avec la couleur, la pesanteur et les autres idées simples que j’ai supposées faire l’idée complexe que nous avons de l’or, il est impossible que nous puissions connaître certainement la vérité de cette proposition, que tout or est fixe.

Th. Nous savons presque aussi certainement que le plus pesant de tous les corps connus ici-bas est fixe, que nous savons certainement qu’il fera jour demain. C’est parce qu’on l’a expérimenté cent mille fois, c’est une certitude expérimentale et de fait, quoique nous ne connaissions point la liaison de la fixité avec les autres qualités de ce corps. Au reste, il ne faut point opposer deux choses qui s’accordent et qui reviennent au même. Quand je pense à un corps qui est en même temps jaune, fusible et résistant à la coupelle, je pense à un corps dont l’essence spécifique, quoique inconnue dans son intérieur, fait émaner ces qualités de son fond et se fait connaître confusément au moins par elles. Je ne vois rien de mauvais en cela, ni qui mérite qu’on revienne si souvent à la charge pour l’attaquer.

§ 10. Ph. C’est assez pour moi maintenant que cette connaissance de la fixité du plus pesant des corps ne nous est point connue par la convenance ou disconvenance des idées. Et je crois pour moi que parmi les secondes qualités des corps et les puissances qui s’y rapportent, on n’en saurait nommer deux dont la coexistence nécessaire ou l’incompatibilité puisse être connue certainement, hormis les qualités qui appartiennent au même sens et s’excluent nécessairement l’une l’autre, comme lorsqu’on peut dire que ce qui est blanc n’est pas noir.

Th. Je crois pourtant qu’on en trouverait peut-être : par exemple, tout corps palpable (ou qu’on peut sentir par l’attouchement) est visible. Tout corps dur fait du bruit, quand on le frappe dans l’air. Les tons des cordes ou des fils sont en raison sous-doublée des poids qui causent leur tension. Il est vrai que ce que vous demandez ne réussit qu’autant qu’on conçoit des idées distinctes, jointes aux idées sensitives confuses.

§ 11. Ph. Toujours ne faut-il point s’imaginer que les corps ont leurs qualités par eux-mêmes, indépendamment d’autre chose. Une pièce d’or, séparée de l’impression et de l’influence de tout autre corps, perdrait aussitôt sa couleur jaune et sa pesanteur et peut-être aussi deviendrait-elle friable et perdrait sa malléabilité. L’on sait combien les végétaux et les animaux dépendent de la terre, de l’air, et du soleil ; que sait-on si les étoiles fixes fort éloignées n’ont pas encore de l’influence sur nous ?

Th. Cette remarque est très bonne, et quand la contexture de certains corps nous serait connue, nous ne saurions assez juger de leurs effets sans connaître l’intérieur de ceux qui les touchent et les traversent.

§ 13. Ph. Cependant notre jugement peut aller plus loin que notre connaissance. Car des gens appliqués à faire des observations peuvent pénétrer plus avant, et par le moyen de quelques probabilités d’une observation exacte, et de quelques apparences réunies à propos, faire souvent de justes conjectures sur ce que l’expérience ne leur a pas encore découvert : mais ce n’est toujours que conjecturer.

Th. Mais, si l’expérience justifie ces conséquences d’une manière constante, ne trouvez-vous pas qu’on puisse acquérir des propositions certaines par ce moyen ? Certaines, dis-je, au moins autant que celles qui assurent, par exemple, que le plus pesant de nos corps est fixe, et que celui qui est le plus pesant après lui, est volatile ; car il me semble que la certitude (morale, s’entend, ou physique), mais non pas la nécessité (ou certitude métaphysique) de ces propositions, qu’on a apprises par l’expérience seule et non pas par l’analyse et la liaison des idées, est établie parmi nous et avec raison.

Chap. VII. — Des propositions qu’on nomme maximes ou axiomes.

§ 1. Ph. Il y a une espèce de propositions qui, sous le nom de maximes ou d’axiomes, passent pour les principes des sciences, et parce qu’elles sont évidentes par elles-mêmes, on s’est contenté de les appeler innées, sans que personne ait jamais tâché, que je sache, de faire voir la raison et le fondement de leur extrême clarté, qui nous force pour ainsi dire à leur donner notre consentement, Il n’est pourtant pas inutile d’entrer dans cette recherche et de voir si cette grande évidence est particulière à ces seules propositions, comme aussi d’examiner jusque où elles contribuent à nos autres connaissances.

Th. Cette recherche est fort utile et même importante. Mais il ne faut point vous figurer, Monsieur, qu’elle ait été entièrement négligée. Vous trouverez en cent lieux que les philosophes de l’École ont dit que ces propositions sont évidentes ex terminis, aussitôt qu’on en entend les termes ; de sorte qu’ils étaient persuadés que la force de la conviction était fondée dans l’intelligence des termes, c’est-à-dire dans la liaison de leurs idées. Mais les géomètres ont bien fait davantage ; c’est qu’ils ont entrepris de les démontrer bien souvent. Proclus attribue déjà à Thalès de Millet [30], un des plus anciens géomètres connus, d’avoir voulu démontrer des propositions qu’Euclide a supposées depuis comme évidentes. On rapporte qu’Apolonius a démontré d’autres axiomes, et Proclus le fait aussi. Feu M. Roberval, déjà octogénaire ou environ, avait dessein de publier de nouveaux Éléments de géométrie, dont je crois vous avoir déjà parlé. Peut-être que les nouveaux Éléments de M. Arnauld [31], qui faisaient du bruit alors, y avaient contribué. Il en montra quelque chose dans l’Académie royale des sciences, et quelques-uns trouvèrent à redire que, supposant cet axiome que « si à des égaux on ajoute des grandeurs égales il en provient des égaux, » il démontrait cet autre qu’on juge de pareille évidence que, « si des égaux on ôte des grandeurs égales, il en reste des égaux ». On disait qu’il devait les supposer tous deux, ou les démontrer tous deux. Mais je n’étais pas de cet avis, et je croyais que c’était toujours autant de gagné que d’avoir diminué le nombre des axiomes. Et l’addition sans doute est antérieure à la soustraction et plus simple, parce que les deux termes sont employés dans l’addition l’un comme l’autre, ce qui n’est pas dans la soustraction. M. Arnauld faisait le contraire de M. Roberval. Il supposait encore plus qu’Euclide. Pour ce qui est des maximes, on les prend quelquefois pour des propositions établies, soit qu’elles soient évidentes ou non. Cela pourra être bon pour les commençants que la scupulosité arrête ; mais, quand il s’agit de l’établissement de la science, c’est autre chose. C’est ainsi qu’on les prend souvent dans la morale et même chez les logiciens dans leurs topiques, où il y en a une bonne provision, mais dont une partie en contient d’assez vagues et obscures. Au reste, il y a longtemps que j’ai dit publiquement et en particulier qu’il serait important de démontrer tous nos axiomes secondaires dont on se sert ordinairement, en les réduisant aux axiomes primitifs ou immédiats et indémontrables, qui sont ce que j’appelais dernièrement et ailleurs les identiques.

§ 2. Ph. La connaissance est évidente par elle-même lorsque la convenance ou dis convenance des idées est aperçue immédiatement. § 3. Mais il y a des vérités qu’on ne reconnaît point pour axiomes qui ne sont pas moins évidentes par elles-mêmes. Voyons si les quatre espèces de convenance dont nous avons parlé il n’y a pas longtemps (chap. i, § 3, et chap. iii, p. 7), savoir : l’identité, la connexion, la relation et l’existence réelle, nous en fournissent. § 4. Quant à l’identité ou la diversité, nous avons autant de propositions évidentes que nous avons d’idées distinctes, car nous pouvons nier l’une de l’autre, comme en disant que l’homme n’est pas un cheval, que le ronge n’est pas bleu. De plus, il est aussi évident de dire : ce qui est, est, que de dire : un homme est un homme.

Th. Il est vrai et j’ai déjà remarqué qu’il est aussi évident de dire esthétiquement en particulier : A est A, que de dire en général, on est ce qu’on est. Mais il n’est pas toujours sûr, comme j’ai déjà remarqué aussi, de nier les sujets des idées différentes l’une de l’autre ; comme si quelqu’un voulait dire : le trilatère (ou ce qui a trois côtés) n’est pas triangle, parce qu’en effet la trilatérité n’est pas triangularité ; item, si quelqu’un avait dit : que les perles de M. Slusius (dont je vous ai parlé il n’y a pas longtemps) ne sont pas des lignes de la parabole cubique, il se serait trompé, et cependant cela aurait paru évident a bien des gens. Feu M. Hardy [32], conseiller au Châtelet de Paris, excellent géomètre et orientaliste, et bien versé dans les anciens géomètres, qui a publié le commentaire de Marinus [33] sur les Data d’Euclide était tellement prévenu que la section oblique du cône qu’on appelle ellipse est différente de la section oblique du cylindre que la démonstration de Serenus [34] lui paraissait paralogistique, et je ne pus rien gagner sur lui par mes remontrances : aussi était-il à peu près de l’âge de M. Roberval, quand je le voyais, et moi j’étais fort jeune homme, différence qui ne pouvait pas me rendre fort persuasif à son égard, quoique d’ailleurs je fusse fort bien avec lui. Cet exemple peut faire voir en passant ce que peut la prévention encore sur des habiles gens, car il l’était véritablement, et il est parlé de M. Hardy avec estime dans les lettres de M. Descartes. Mais je l’ai allégué seulement pour montrer combien, on se peut tromper en niant une idée de l’autre, quand on ne les a pas assez approfondies où il en est besoin.

§ 5. Ph. Par rapport à la connexion ou coexistence, nous avons fort peu de propositions évidentes par elles-mêmes ; il y en a pourtant, et il paraît que c’est une proposition évidente par elle-même que deux corps ne sauraient être dans le même lieu.

Th. Beaucoup de chrétiens vous le disputent, connue j’ai déjà marqué, et même Aristote et ceux qui après lui admettent des condensations réelles et exactes, qui réduisent un même corps entier dans un plus petit lieu que celui qu’il remplissait auparavant, et qui, connue feu M. Comenius [35] dans un petit livre exprès, prétendent renverser [36] la philosophie moderne par l’expérience de l’arquebuse à vent, n’en doivent point convenir. Si vous prenez le corps pour une masse impénétrable, votre énonciation sera vraie, parce qu’elle sera identique ou à peu près ; mais on vous niera que le corps réel soit tel. Au moins dira-t-on que Dieu le pourrait faire autrement, de sorte qu’on admettra seulement cette impénétrabilité comme conforme à l’ordre naturel des choses que Dieu a établi et dont l’expérience nous a assurés, quoique d’ailleurs il faille avouer qu’elle est aussi très conforme à la raison.

§ 6. Ph. Quant aux relations des modes, les mathématiciens ont formé plusieurs axiomes sur la seule relation d’égalité, connue celui dont vous venez de parler « que si des choses égales on ôte des choses égales, le reste est égal. » Mais il n’est pas moins évident, je pense, qu’un et un sont égaux à deux, et que, si de cinq doigts d’une main vous en ôtez deux et encore deux autres de cinq de l’autre main, le nombre des doigts qui restera sera égal.

Th. Qu’un et un font deux, ce n’est pas une vérité proprement, mais c’est la définition de deux, quoiqu’il y ait cela de vrai et d’évident que c’est la définition d’une chose possible. Pour ce qui est de l’axiome d’Euclide appliqué aux doigts de la main, je veux accorder qu’il est aussi aisé de concevoir ce que vous dites des doigts, que de le voir d’A et B ; mais pour ne pas faire souvent la même chose, on le marque généralement, et après cela, il suffit de faire des subsomptions. Autrement, c’est comme si l’on préférait le calcul en nombres particuliers aux règles universelles ; ce qui serait moins obtenir qu’on ne peut. Car il vaut mieux de résoudre ce problème général, « trouver deux nombres dont la somme fasse un nombre donné, et dont la différence fasse aussi un nombre donné, » que de chercher seulement deux nombres, dont la somme fasse 10, et dont la différence tasse 6. Car si je procède dans ce second problème à la mode de l’algèbre numérique, mêlé de la spécieuse, le calcul sera tel : soit , et  ; dont, en ajoutant ensemble le côté droit au droit et le côté gauche au gauche, je fais qu’il en vient , c’est-à-dire (puisque et se détruisent) , ou . Et en soustrayant le côté droit du droit et le gauche du gauche (puisque ôter , et ajouter ) je fais qu’il en vient , c’est-à-dire , ou . Ainsi j’aurai à la vérité les a et b que je demande, qui sont 8 et 2 qui satisfont à la question, c’est-à-dire dont la somme fait 10 et dont la différence fait 6 ; mais je n’ai pas par là la méthode générale pour quelques autres nombres qu’on voudra ou qu’on pourra mettre au lieu de 10 ou 6 ; méthode que je pouvais pourtant trouver avec la même facilite que ces deux nombres 8 et 2, en y mettant et au lieu des nombres 10 et 6. Car en procédant de même qu’auparavant, il y aura , c’est-à-dire , ou , , et il y aura encore , c’est-à-dire ou , . Et ce calcul donne ce théorème ou canon général, que « lorsqu’on demande deux nombres, dont la somme et la différence sont données, on n’a qu’à prendre pour le plus grand des nombres demandés la moitié de la somme faite de la somme et la différence données, et pour le moindre des nombres demandés la moitié de la différence entre la somme et la différence données. » On voit aussi que j’aurais pu me passer des lettres, si j’avais traité les nombres comme lettres, c’est-à-dire si au lieu de mettre , et j’avais écrit et , ce qui m’aurait donné , et, . Ainsi dans le calcul particulier même j’aurais eu le calcul général, prenant ces notes 10 et 6 pour des nombres généraux, comme si c’étaient des lettres x et v ; afin d’avoir une vérité ou méthode plus générale, et prenant ces mêmes caractères 10 et 6 encore pour les nombres qu’ils signifient ordinairement, j’aurais un exemple sensible et qui peut servir même d’épreuve. Et comme Viete [37] a substitué les lettres aux nombres pour avoir plus de généralité, j’ai voulu réintroduire les caractères des nombres, puisqu’ils sont plus propres que les lettres dans la spécieuse même. J’ai trouvé cela de beaucoup d’usage dans les grands calculs, pour éviter les erreurs, et même pour y appliquer des épreuves, telles que l’abjection du novénaire au milieu du compte, sans en attendre le résultat, quand il n’y a que des nombres au lieu des lettres ; ce qui se peut souvent, lorsqu’on se sert d’adresse dans les positions, en sorte que les suppositions se trouvent vraies dans le particulier, outre l’usage qu’il y a de voir des liaisons et ordres que les seules lettres ne sauraient toujours faire si bien démêler à l’esprit, comme j’ai montré ailleurs, ayant trouvé que la bonne caractéristique est une des plus grandes aides de l’esprit humain.

§ 7. Ph. Quant à l’existence réelle, que j’avais comptée pour la quatrième espèce de convenance qu’on peut remarquer dans les idées, elle ne saurait fournir aucun axiome, car nous n’avons pas même une connaissance démonstrative des êtres hors de nous, Dieu seul excepté.

Th. On peut toujours dire que cette proposition, j’existe, est de la dernière évidence, étant une proposition qui ne saurait être prouvée par aucune autre, ou bien une vérité immédiate. Et de dire : je pense, donc je suis, ce n’est pas prouver proprement l’existence par la pensée, puisque penser et être pensant, est la même chose ; et dire, je suis pensant, est déjà dire, je suis. Cependant vous pouvez exclure cette proposition du nombre des axiomes avec quelque raison, car c’est une proposition de fait fondée sur une expérience immédiate, et ce n’est pas une proposition nécessaire, dont on voit la nécessité dans la convenance immédiate des idées. Au contraire, il n’y a que Dieu qui voie comment ces deux termes, moi et l’existence, sont liés, c’est-à-dire pourquoi j’existe. Mais, si l’axiome se prend plus généralement pour une vérité immédiate ou non prouvable, on peut dire que cette proposition : je suis, est un axiome, et en tout cas on petit assurer que c’est une vérité primitive ou bien unum ex primis cognitis inter terminos complexos, c’est-à-dire que c’est une des énonciations premières connues, ce qui s’entend dans l’ordre naturel de nos connaissances, car il se peut qu’un homme n’ait jamais pensé à former expressément cette proposition, qui lui est pourtant innée.

§ 8. Ph. J’avais toujours cru que les axiomes ont peu d’influence sur les autres parties de notre connaissance. Mais vous m’avez désabusé, puisque vous avez même montre un usage important des identiques. Souffrez pourtant, Monsieur, que je vous représente encore ce que j’avais dans l’esprit sur cet article, car vos éclaircissements pourront servir encore à faire revenir d’autres de leur erreur. § 8. C’est une règle célèbre dans les écoles, que tout raisonnement vient des choses déjà connues et accordées, ex præcognitis et præconcessis. Cette règle semble faire regarder ces maximes comme des vérités connues à l’esprit avant les autres, et les autres parties de notre connaissance comme des vérités dépendantes des axiomes. § 9. Je croyais avoir montré (liv. I, chap. i) que ces axiomes ne sont pas les premiers connus, l’enfant connaissant bien plus tôt que la verge que je lui montre n’est pas le sucre qu’il a goûté, que tout axiome qu’il vous plaira. Mais vous avez distingué entre les connaissances singulières ou expériences des faits et entre les principes d’une connaissance universelle et nécessaire (et où je reconnais qu’il faut recourir aux axiomes) connue aussi entre l’ordre accidentel et naturel.

Th. J’avais encore ajouté que dans l’ordre naturel il est antérieur de dire qu’une chose est ce qu’elle est, que de dire qu’elle n’est pas une autre ; car il ne s’agit pas ici de l’histoire de nos découvertes, qui est différente en différents hommes, mais de la liaison et de l’ordre naturel des vérités, qui est toujours le même. Mais votre remarque savoir que ce que l’enfant voit n’est qu’un fait, mérite encore plus de réflexion ; car les expériences des sens ne donnent point de vérités absolument certaines (comme vous l’aviez observé vous-même, Monsieur, il n’y a pas longtemps), ni qui soient exemptes de tout danger d’illusion. Car, s’il est permis de faire des fictions métaphysiquement possibles, le sucre se pourrait changer en verge d’une manière imperceptible pour punir l’enfant s’il a été méchant, comme l’eau se change en vin chez nous la veille de Noël, s’il a été bien morigéné. Mais toujours la douleur, direz-vous, que la verge imprime, ne sera jamais le plaisir que donne le sucre. Je réponds que l’enfant s’avisera aussi tard d’en faire une proposition expresse que de remarquer cet axiome « qu’on ne saurait dire véritablement que ce qui est n’est pas en même temps, » quoi qu’il puisse fort bien s’apercevoir de la différence du plaisir et de la douleur, aussi bien que la différence entre apercevoir et ne pas apercevoir.

§ 10. Ph. Voici cependant quantité d’autres vérités qui sont autant évidentes par elles-mêmes que ces maximes. Par exemple, « qu’un et deux sont égaux à trois, » c’est une proposition aussi évidente que cet axiome qui dit que « le tout est égal à toutes ses parties prises ensemble ».

Th. Vous paraissez avoir oublié, Monsieur, comment je vous ai fait voir plus d’une fois que de dire « un et deux est trois », n’est que la définition du terme de trois ; de sorte que de dire « qu’un et deux est égal à trois », est autant que dire « qu’une chose est égale à elle-même ». Pour ce que est de cet axiome, « que le tout est égal à toutes ses parties prises ensemble », Euclide ne s’en sert point expressément. Aussi cet axiome a-t-il besoin de limitation, car il faut ajouter que ces parties ne doivent pas avoir elles-mêmes de partie commune : car 7 et 8 sont parties de 12, mais elles composent plus que 12. Le buste et le tronc pris ensemble sont plus que l’homme, en ce que le thorax, est commun à tous les deux. Mais Euclide dit que le tout est plus grand que sa partie, ce qui n’est point sujet à caution. Et dire que le corps est plus grand que le tronc ne diffère de l’axiome d’Euclide qu’en ce que cet axiome se borne a ce qu’il faut précisément : mais, en l’exemplifiant et revêtissant de corps, on fait que l’intelligible devient encore sensible, car dire : un tel tout est plus grand que sa partie telle, c’est en effet la proposition qu’un tout est plus grand que sa partie, mais dont les traits sont chargés de quelque enluminure ou addition ; c’est comme qui dit AB dit A. Ainsi il ne faut point opposer ici l’axiome et l’exemple comme de différentes vérités à cet égard, mais considérer l’axiome comme incorporé dans l’exemple et rendant l’exemple véritable. Autre chose est quand l’évidence ne se remarque pas dans l’exemple même, et que l’affirmation de l’exemple est une conséquence et non seulement une subsomption de la proposition universelle, comme il peut arriver encore à l’égard des axiomes.

Ph. Notre habile auteur dit ici : Je voudrais bien demander à ces messieurs, qui prétendent que toute autre connaissance (qui n’est pas de fait) dépend des principes généraux innés et évidents par eux-mêmes, de quel principe ils ont besoin pour prouver que deux et deux est quatre ? car on connaît (selon lui) la vérité de ces sortes de propositions sans le secours d’aucune preuve. Qu’en dites-vous, Monsieur ?

Th. Je dis que je vous attendais la bien préparé. Ce n’est pas une vérité tout à fait immédiate que deux et deux sont quatre ; supposé que quatre signifie trois et un. On peut donc la démontrer et voici comment :

Définitions : 1) Deux est un et un.

2) Trois est deux et un.

3) Quatre est trois et un.

Axiome : Mettant des choses égales à la place, l’égalité demeure.

Démonstrat. : 2 et 2 est 2 et 1 et 1 (par la déf. 1)

2 et 1 et 1 est 3 et 1 (par la déf. 2)

3 et 1 est 4 (par la déf. 3)

Donc (par l’axiome)

2 et 2 est 4. Ce qu’il fallait démontrer. Je pouvais, au lieu de dire que 2 et 2 est 2 et 1 et 1, mettre que 2 et 2 est égal à 2 et 1 et 1, et ainsi des autres. Mais on le peut sous-entendre partout, pour avoir plus tôt fait ; et cela, en vertu d’un autre axiome, qui porte qu’une chose est égale à elle-même, ou que ce qui est le même est égal.

Ph. Cette démonstration, quelque peu nécessaire qu’elle soit par rapport à sa conclusion trop connue, sert à montrer comment les vérités ont de la dépendance des définitions et des axiomes. Ainsi je prévois ce que vous répondrez à plusieurs objections qu’on fait contre l’usage des axiomes. On objecte qu’il y aura une multitude innombrable de principes ; mais c’est quand on compte entre les principes les corollaires qui suivent des définitions avec l’aide de quelque axiome. Et, puisque les définitions ou idées sont innombrables, les principes le seront aussi dans ce sens, et supposant même avec vous que les principes indémontrables sont les axiomes identiques. Ils deviennent innombrables aussi par l’exemplification, mais dans le fond on peut compter A est A, et B est B pour un même principe revêtu diversement.

Th. De plus, cette différence des degrés qu’il y a dans l’évidence fait que je n’accorde point à votre célèbre auteur que toutes ces vérités qu’on appelle principes et qui passent pour évidentes par elles-mêmes, parce qu’elles sont si voisines des premiers axiomes indémontrables, sont entièrement indépendantes et incapables de recevoir les unes des autres aucune lumière ni preuve. Car on les peut toujours réduire ou aux axiomes mêmes, ou à d’autres vérités plus voisines des axiomes, comme cette vérité que deux et deux font quatre vous l’a fait voir. Et je viens de vous raconter comment M. Roberval diminuait le nombre des axiomes d’Euclide, en réduisant quelquefois l’un à l’autre.

§ 11. Ph. Cet écrivain judicieux qui a fourni occasion à nos conférences accorde que les maximes ont leur usage, mais il croit que c’est plutôt celui de fermer la bouche aux obstinés que d’établir les sciences. Je serais fort aise, dit-il, qu’on me montrât queIqu’une de ces sciences bâties sur ces axiomes généraux, dont on ne puisse faire voir qu’elle se soutient aussi bien sans axiomes.

Th. La géométrie est sans doute une de ces sciences. Euclide emploie expressément les axiomes dans les démonstrations ; et cet axiome « Que deux grandeurs homogènes sont égales, lorsque « l’une n’est ni plus grande ni plus petite que l’autre, » est le fondement des démonstrations d’Euclide et d’Archimède sur la grandeur des curvilignes. Archimède a employé des axiomes dont Euclide n’avait point besoin ; par exemple, que de deux lignes, dont chacune a sa concavité toujours du même côté, celle qui enferme l’autre est la plus grande. On ne saurait aussi se passer des axiomes identiques en géométrie, comme par exemple du principe de contradiction ou des démonstrations qui mènent à l’impossible. Et quant aux autres axiomes qui en sont démontrables, on pourrait s’en passer absolument parlant et tirer les conclusions immédiatement des identiques et des définitions ; mais la prolixité des démonstrations et les répétitions sans fin où l’on tomberait alors, causeraient une confusion horrible, s’il fallait toujours recommencer ab evo : au lieu que, supposant les propositions moyennes déjà démontrées, on passe aisément plus loin. Et cette supposition des vérités déjà connues est utile surtout à l’égard des axiomes, car ils reviennent si souvent que les géomètres sont obligés de s’en servir à tout moment sans les citer ; de sorte qu’on se tromperait de croire qu’ils n’y sont pas, parce qu’on ne les voit peut-être pas toujours allégués à la marge.

Ph. Mais il objecte l’exemple de la théologie. C’est de la révélation, dit notre auteur, que nous est venue la connaissance de cette sainte religion, et, sans ce secours, les maximes n’auraient jamais été capables de nous la faire connaître. La lumière nous vient donc des choses mêmes, ou immédiatement de l’infaillible véracité de Dieu.

Th. C’est comme si je disais : la médecine est fondée sur l’expérience, donc la raison n’y sert de rien. La théologie chrétienne, qui est la vraie médecine des âmes, est fondée sur la révélation, qui répond à l’expérience ; mais, pour en faire un corps accompli, il y faut joindre la théologie naturelle, qui est tirée des axiomes de la raison éternelle. Ce principe même que la véracité est un attribut de Dieu, sur lequel vous reconnaissez que la certitude de la révélation est fondée, n’est-il pas une maxime prise de la théologie naturelle ?

Ph. Notre auteur veut qu’on distingue entre le moyen d’acquérir la connaissance et celui de l’enseigner, ou bien entre enseigner et communiquer. Après qu’on eut érigé les écoles et établi des professeurs pour enseigner les sciences que d’autres avaient inventées, ces professeurs se sont servis de ces maximes pour imprimer les sciences dans l’esprit de leurs écoliers et pour les convaincre par le moyen des axiomes de quelques vérités particulières ; au lieu que les vérités particulières ont servi aux premiers inventeurs à trouver la vérité sans les maximes générales.

Th. Je voudrais qu’on nous eût justifié cette procédure prétendue par des exemples de quelques vérités particulières. Mais à bien considérer les choses, on ne la trouvera point pratiquée dans l’établissement des sciences. Et, si l’inventeur ne trouve qu’une vérité particulière, il n’est inventeur qu’a demi. Si Pythagore avait seulement observé que le triangle, dont les côtés sont 3, 4, 5, a la propriété de l’égalité du carré de l’hypoténuse avec ceux des côtés (c’est-à-dire que 9+16 fait 25) aurait-il été inventeur pour cela de cette grande vérité qui comprend tous les triangles rectangles, et qui est passée en maxime chez les géomètres ? Il est vrai que souvent un exemple, envisagé par hasard, sert d’occasion à un homme ingénieux pour s’aviser de chercher la vérité générale, mais c’est encore une affaire bien souvent que de la trouver ; outre que cette voie d’invention n’est pas la meilleure ni la plus employée chez ceux qui procèdent par ordre et par méthode, et ils ne s’en servent que dans les occasions où de meilleures méthodes se trouvent courtes. C’est comme quelques-uns ont cru qu’Archimède a trouvé le quadrature de la parabole, en pesant un morceau de bois taillé paraboliquement, et que cette expérience particulière lui a fait trouver la vérité générale ; mais ceux qui connaissent la pénétration de ce grand homme, voient bien qu’il n’avait pas besoin d’un tel secours. Cependant, quand cette voie empirique des vérités particulières aurait été l’occasion de toutes les découvertes, elle n’aurait pas été suffisante pour les donner ; et les inventeurs mêmes ont été ravis de remarquer les maximes et les vérités générales quand ils ont pu les atteindre ; autrement leurs inventions auraient été fort imparfaites. Tout ce qu’on peut donc attribuer aux écoles et aux professeurs, c’est d’avoir recueilli et rangé les maximes et les autres vérités générales : et plût à Dieu qu’on l’eût fait encore davantage et avec plus de soin et de choix, les sciences ne se trouveraient pas si dissipées et si embrouillées. Au reste, j’avoue qu’il y a souvent de la différence entre la méthode dont on se sert pour enseigner les sciences et celle qui les a fait trouver : mais ce n’est pas le point dont il s’agit. Quelquefois, comme j’ai déjà observé, le hasard a donné occasion aux inventions. Si l’on avait remarqué ces occasions et en avait conservé la mémoire à la postérité (ce qui aurait été fort utile), ce détail aurait été une partie très considérable de l’histoire des arts, mais il n’aurait pas été propre à en faire les systèmes. Quelquefois aussi les inventeurs ont procédé raisonnablement à la vérité, mais par de grands circuits. Je trouve qu’en des rencontres d’importance, les auteurs auraient rendu service au public s’ils avaient voulu marquer sincèrement dans leurs écrits les traces de leurs essais ; mais, si le système de la science devait être fabriqué sur ce pied-là, ce serait comme si dans une maison achevée l’on voulait garder tout l’appareil dont l’architecte a eu besoin pour l’élever. Les bonnes méthodes d’enseigner sont toutes telles que la science aurait pu être trouvée certainement par leur chemin ; et alors, si elles ne sont pas empiriques, c’est-à-dire si les vérités sont enseignées par des raisons ou par des preuves tirées des idées, ce sera toujours par axiomes, théorèmes, canons et autres telles propositions générales. Autre chose est, quand les vérités sont des aphorismes, comme ceux d’Hippocrate[38], c’est-à-dire des vérités de fait ou générales, ou du moins vraies le plus souvent, apprises par l’observation ou fondées en expériences, et dont on n’a pas des raisons tout à fait convaincantes. Mais ce n’est pas de quoi il s’agit ici, car ces vérités ne sont point connues par la liaison des idées.

Ph. Voici la manière par laquelle notre ingénieux auteur conçoit que le besoin des maximes a été introduit. Les écoles ayant établi la dispute comme pierre de touche de l’habileté des gens, elles adjuraient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeurait, et qui parlait le dernier. Mais, pour donner le moyen de convaincre les opiniâtres, il fallait établir les maximes.

Th. Les écoles de philosophie auraient mieux fait sans doute de joindre la pratique à la théorie, comme font les écoles de médecine, de chimie et de mathématiques, et de donner le prix à celui qui aurait le mieux fait, surtout en morale, plutôt qu’à celui qui aurait le mieux parlé. Cependant, comme il y a des matières où le discours même est un effet et quelquefois le seul effet et chef-d’œuvre qui peut faire connaître l’habileté d’un homme, comme dans les matières métaphysiques, on a eu raison en quelques rencontres de juger de l’habilelé des gens par le succès qu’ils ont eu dans les conférences. L’on sait même qu’au commencement de la réformation les protestants ont provoqué leurs adversaires à venir à des colloques et disputes ; et quelquefois, sur le succès de ces disputes, le public a conclu pour la réforme. L’on sait aussi combien l’art de parler et de donner du jour et de la force aux raisons, et si l’on le peut appeler ainsi, l’art de disputer, peut dans un conseil d’État et de guerre, dans une cour de justice, dans une consultation de médecine, et même dans une conversation. Et l’on est obligé de recourir à ce moyen, et de se contenter des paroles au lieu des faits dans ces rencontres, par cette raison même qu’il s’agit alors d’un événement ou d’un fait futur, où il serait trop tard d’apprendre la vérité par l’effet. Ainsi l’art de disputer ou de combattre par raisons, où je comprends ici l’allégation des autorités et des exemples, est très grand et très important ; mais, par malheur, il est fort mal réglé, et c’est aussi pour cela que souvent on ne conclut rien ou qu’on conclut mal. C’est pourquoi j’ai eu plus d’une fois le dessein de faire des remarques sur les colloques des théologiens, dont nous avons des relations, pour montrer les défauts qui s’y peuvent remarquer, et les remèdes qu’on y pourrait employer. Dans des consultations sur les affaires, si ceux qui ont le plus de pouvoir n’ont pas l’esprit fort solide, l’autorité ou l’éloquence l’emportent ordinairement quand elles sont bandées contre la vérité. En un mot, l’art de conférer et de disputer aurait besoin d’être tout refondu. Pour ce qui est de l’avantage de celui qui parle le dernier, il n’a presque lieu que dans les conversations libres, car, dans les conseils, les suffrages ou votes sont par ordre, soit qu’on commence ou qu’on finisse par le dernier en rang. Il est vrai que c’est ordinairement au président de commencer et de finir, c’est-à-dire de proposer et de conclure ; mais il conclut selon la pluralité des voix. Et dans les disputes académiques, c’est le répondant ou le soutenant qui parle le dernier, et le champ de bataille lui demeure presque toujours par une coutume établie. Il s’agit de le tenter, et non pas de le confondre ; autrement ce serait agir en ennemi. Et, pour dire le vrai, il n’est presque point question de la vérité dans ces rencontres ; aussi soutient-on en différents temps des thèses opposées dans la même chaire. On montra à Causabon [39] la salle de la Sorbonne, et on lui dit : Voici un lieu où l’on a disputé durant tant de siècles. Il répondit : Qu’y a-t-on conclu ?

Ph. On a pourtant voulu empêcher que la dispute n’allât à l’infini, et l’aire qu’il y eût moyen de décider entre deux combattants également experts, afin qu’elle n’engageât dans une suite infinie de syllogismes. Et ce moyen a été d’introduire certaines propositions générales, la plupart évidentes par elles-mêmes, et qui, étant de nature à être reçues de tous les hommes avec un entier consentement, devaient être considérées comme des mesures générales de la vérité et tenir lieu de principes (lorsque les disputant n’en avaient posé d’autres) au delà desquels on ne pouvait point aller cet auxquels on serait obligé de tenir de part et d’autre. Ainsi ces maximes ayant reçu le nom de principes qu’on ne pouvait point nier dans la dispute et qui terminaient la question, on les prit par erreur (selon mon auteur) pour la source des connaissances et pour les fondements des sciences.

Th. Plût à Dieu qu’on en usât de la sorte dans les disputes, il n’y aurait rien à redire ; car on déciderait quelque chose. Et que pourrait-on faire de meilleur que de réduire la controverse, c’est-à-dire les vérités contestées, à des vérités évidentes et incontestables ? ne serait-ce pas les établir d’une manière démonstrative ? Et qui peut douter que ces principes qui finiraient les disputes en établissant la vérité ne seraient en même temps les sources des connaissances ? Car, pourvu que le raisonnement soit bon, il n’importe qu’on le fasse tacitement dans son cabinet, ou qu’on l’établisse publiquement en chaire. Et, quand même ces principes seraient plutôt des demandes que des axiomes, prenant les demandes, non pas comme Euclide, mais comme Aristote, c’est-à-dire comme des suppositions qu’on veut accorder, en attendant qu’il y ait lieu de les prouver, ces principes auraient toujours cet usage, que par ce moyen toutes les autres questions seraient réduites à un petit nombre de propositions. Ainsi je suis le plus surpris du monde de voir blâmer une chose louable par je ne sais quelle prévention, dont on voit bien, par l’exemple de votre auteur, que les plus habiles hommes sont susceptibles faute d’attention. Par malheur on fait tout autre chose dans les disputes académiques. Au lieu d’établir des axiomes généraux, on fait tout ce qu’on petit pour les affaiblir par les distinctions vaines et peu entendues, et l’on se plaît à employer certaines règles philosophiques dont il y a de grands livres tout pleins, mais qui sont peu sûres et peu déterminées, et qu’on a le plaisir d’éluder en les distinguant. Ce n’est pas le moyen de terminer les disputes, mais de les rendre infinies et de lasser enfin l’adversaire. Et c’est comme si on le menait dans un lieu obscur ou l’on frappe à tort et à travers et où personne ne peut juger des coups. Cette invention est admirable pour les soutenants (respondentes) qui se sont engagés à soutenir certaines thèses. C’est un bouclier de Vulcain qui les rend invulnérables, c’est Orci galea, le heaume de Pluton, qui les rend invisibles. Il faut qu’ils soient bien mal habiles ou bien malheureux si avec cela on les peut attraper. Il est vrai qu’il y a des règles qui ont des exceptions, surtout dans les questions où il entre beaucoup de circonstances, comme dans la jurisprudence. Mais pour en rendre l’usage sûr, il faut que ces exceptions soient déterminées en nombre et en sens, autant qu’il est possible : et alors il peut arriver que l’exception ait elle-même ses sous-exceptions, c’est-à-dire ses réplications, et que la réplication ait des duplications, etc., mais, au bout du compte, il faut que toutes ces exceptions et sous-exceptions bien déterminées, jointes avec la règle, achèvent l’universalité. C’est de quoi la jurisprudence fournit des exemples très remarquables. Mais, si ces sortes de règles, chargées d’exceptions et sous-exceptions, devaient entrer dans les disputes académiques, il faudrait toujours disputer la plume à la main, en tenant comme un protocole de ce qui se dit de part et d’autre. Et cela serait encore nécessaire d’ailleurs en disputant constamment en forme par plusieurs syllogismes mêlés de temps en temps de distinctions, où la meilleure mémoire du monde se doit confondre. Mais on n’a garde de se donner cette peine, de pousser assez les syllogismes en forme et de les enregistrer pour découvrir la vérité quand elle est sans récompense ; et l’on n’en viendrait pas même à bout quand on voudrait, à moins que les distinctions ne soient exclues ou mieux réglées.

Ph. Il est pourtant vrai, comme notre auteur l’observe, que la méthode de l’école ayant été introduite encore dans les conversations hors des écoles, pour fermer ainsi la bouche aux chicaneurs, y a fait un méchant effet. Car, pourvu qu’on ait les idées moyennes, on peut voir la liaison sans le secours des maximes et avant qu’elles aient été produites, et cela suffirait pour des gens sincères et traitables. Mais la méthode des écoles ayant autorisé et encouragé les hommes à s’opposer et à résister à des vérités évidentes jusqu’à ce qu’ils soient réduits à se contredire ou à combattre des principes établis, il ne faut point s’étonner que dans la conversation ordinaire ils n’aient pas honte de faire ce qui est un sujet de gloire et passe pour vertu dans les écoles. L’auteur ajoute que des gens raisonnables répandus dans le reste du monde, qui n’ont pas été corrompus par l’éducation, auront bien de la peine à croire qu’une telle méthode ait jamais été suivie par des personnes qui font profession d’aimer la vérité, et qui passent leur vie à étudier la religion ou la nature. Je n’examinerai point ici, dit-il, combien cette manière d’instruire est propre à détourner l’esprit des jeunes gens de l’amour et d’une recherche sincère de la vérité, ou plutôt à les faire douter s’il y collectivement quelque vérité dans le monde ou du moins qui mérite qu’on s’y attache. Mais ce que je crois fortement, ajoute-t-il, c’est qu’excepté les lieux qui ont admis la philosophie péripatéticienne dans leurs écoles où elle a régné plusieurs siècles sans enseigner à autre chose au monde que l’art de disputer, on n’a regardé nulle part ces maximes comme les fondements des sciences et comme des secours importants pour avancer dans la connaissance des choses.

Th. Votre habile auteur veut que les écoles seules sont portées à former des maximes ; et cependant c’est l’instinct général et très raisonnable du genre humain. Vous le pouvez juger par les proverbes, qui sont en usage chez toutes nations et qui ne sont ordinairement que des maximes dont le public est convenu. Cependant, quand des personnes de jugement prononcent quelque chose qui nous paraît contraire à la vérité, il faut leur rendre la justice de soupçonner qu’il y a plus de défaut dans leurs expressions que dans leurs sentiments : c’est ce qui se confirme ici dans notre auteur, dont je commence à entrevoir le motif qui l’anime contre les maximes ; et c’est qu’effectivement dans les discours ordinaires, où il ne s’agit point de s’exercer comme dans les écoles, c’est chicaner que de vouloir être convaincu pour se rendre ; d’ailleurs, le plus souvent on y a meilleure grâce de supprimer les majeures qui s’entendent et de se contenter des enthymèmes ; et même, sans former des prémisses, il suffit souvent de mettre le simple medius terminus ou l’idée moyenne, l’esprit en comprenant assez la liaison, sans qu’on l’exprime. Et cela va bien, quand cette liaison est incontestable : mais vous m’avouerez aussi, Monsieur, qu’il arrive souvent qu’on va trop vite à la supposer, et qu’il en naît des paralogismes, de sorte qu’il vaudrait mieux bien souvent d’avoir égard à la sûreté, en s’exprimant, que de lui préférer la brièveté et l’élégance. Cependant la prévention de votre auteur contre les maximes lui a fait rejeter tout à fait leur utilité pour l’établissement de la vérité, et va jusqu’à les rendre complices des désordres de la conversation. Il est vrai que les jeunes gens qui se sont accoutumés aux exercices académiques, où l’on s’occupe un peu trop à s’exercer et pas assez à tirer de l’exercice le plus grand fruit qu’il doit avoir, qui est la connaissance, ont de la peine à s’en défaire dans le monde. Et une de leurs chicanes est de ne vouloir point se rendre à la vérité, que lorsqu’on la leur a rendue tout à fait palpable, quoique la sincérité et même la civilité les dût obliger de ne pas attendre des extrémités qui les font devenir incommodes et en donnent mauvaise opinion. Et il faut avouer que c’est un vice dont les gens de lettres se trouvent souvent infectés. Cependant la faute n’est pas de vouloir réduire les vérités aux maximes, mais de le vouloir faire à contre-temps et sans besoin ; car l’esprit humain envisage beaucoup tout d’un coup, et c’est le gêner que de le vouloir obliger à s’arrêter chaque pas qu’il fait et à exprimer tout ce qu’il pense. C’est justement comme si, en faisant son compte avec un marchand ou avec un hôte, on le voulait obliger de tout compter avec les doigts pour en être plus sûr. Et, pour demander cela, il faudrait être stupide ou capricieux. En effet, quelquefois on trouve que Pétrone a eu raison de dire adolescentes in scholis stultissimos fieri [40], que les jeunes gens deviennent stupides et même écervelés quelquefois dans les lieux qui devraient être les écoles de la sagesse ; corruptio optimi pessima. Mais encore plus souvent ils deviennent vains, brouillons et brouillés, capricieux, incommodes, et cela dépend souvent de l’humeur des maîtres qu’ils ont. Au reste, je trouve qu’il y a des fautes bien plus grandes dans la conversation que celle de demander trop de clarté. Car ordinairement on tombe dans le vice oppose, et l’on n’en donne ou n’en demande pas assez. Si l’un est incommode, l’autre est dommageable et dangereux.

§ 12. Ph. L’usage des maximes l’est aussi quelquefois, quand on les attache à des notions fausses, vagues, et incertaines ; car alors les maximes servent à nous confirmer dans nos erreurs, et même à prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Descartes se forme une idée de ce qu’il appelle corps, comme d’une chose qui n’est qu’étendue, peut démontrer aisément par cette maxime, « ce qui est, est », qu’il n’y a point de vide, c’est-à-dire d’espace sans corps. Car il connaît sa propre idée, il connaît qu’elle est ce qu’elle est et non une autre idée ; ainsi étendue, corps et espace étant chez lui trois mots qui signifient une même chose, il lui est aussi véritable de dire que l’espace est corps, que de dire que le corps est corps. § 13. Mais un autre, à qui corps signifie une étendue solide, conclura de la même façon, que de dire : que l’espace n’est pas corps, est aussi sûr qu’aucune proposition qu’on puisse prouver par cette maxime : il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps.

Th. Le mauvais usage des maximes ne doit pas faire blâmer leur usage en général ; toutes les vérités sont sujettes à cet inconvénient qu’en les joignant à des faussetés, on peut conclure faux, ou même des contradictoires. Et dans cet exemple, on n’a guère besoin de ces axiomes identiques à qui l’on impute la cause de l’erreur et de la contradiction. Cela se verrait, si l’argument de ceux qui concluent de leurs définitions que l’espace est corps, ou que l’espace n’est point corps, était réduit en forme. Il y a même quelque chose de trop dans cette conséquence : le corps est étendu et solide, donc l’extension, c’est-à-dire l’étendue n’est point corps, et l’étendue n’est point chose corporelle ; car j’ai déjà remarqué qu’il y a des expressions superflues des idées, ou qui ne multiplient point les choses, comme si quelqu’un disait : par triquetrum j’entends un triangle trilatéral, et concluait de là que tout trilatéral n’est pas triangle. Ainsi un cartésien pourra dire que l’idée de l’étendue solide est de cette même nature, c’est-à-dire qu’il y a du superflu ; comme en effet, prenant l’étendue pour quelque chose de substantiel, toute étendue sera solide, ou bien toute étendue sera corporelle. Pour ce qui est du vide, un cartésien aura droit de conclure de son idée ou façon d’idée, qu’il n’y en a point, supposé que son idée soit bonne ; mais un autre n’aura point raison de conclure d’abord de la sienne qu’il y en peut avoir ; comme en effet, quoique je ne sois pas pour l’opinion cartésienne, je crois pourtant qu’il n’y a point de vide, et je trouve qu’on fait dans cet exemple un plus mauvais usage des idées que des maximes.

§ 15. Ph. Au moins il semble que, tel usage qu’on voudra faire des maximes dans les propositions verbales, elles ne nous sauraient donner la moindre connaissance sur les substances qui existent hors de nous.

Th. Je suis tout d’un autre sentiment. Par exemple, cette maxime, que la nature agit par les plus courtes voies, ou du moins par les plus déterminées, suffit seule pour rendre raison presque de toute l’optique, catoptrique et dioptrique, c’est-à-dire de ce qui se passe hors de nous dans les actions de la lumière, comme je l’ai montré autrefois, et M. Molineux l’a fort approuvé dans sa dioptrique, qui est un très bon livre.

Ph. On prétend pourtant que, lorsqu’on se sert des principes identiques pour prouver des propositions où il y a des mots qui signifient des idées composées, comme homme, ou vertu, leur usage est extrêmement dangereux et engage les hommes à regarder ou à recevoir la fausseté comme une vérité manifeste. Et que c’est parce que les hommes croient que, lorsqu’on retient les mêmes termes, les propositions roulent sur les mêmes choses, quoique les idées que ces termes signifient soient différentes ; de sorte que les hommes, prenant les mots pour les choses, comme ils le font ordinairement, des maximes servent communément à prouver des propositions contradictoires.

Th. Quelle injustice de blâmer les pauvres maximes de ce qui doit être imputé au mauvais usage des termes et à leurs équivocations. Par la même raison, on blâmera les syllogismes, parce qu’on conclut mal, lorsque les termes sont équivoques. Mais le syllogisme en est innocent, parce qu’en effet il y a quatre termes alors, contre les règles des syllogismes. Par la même raison, on blâmerait aussi le calcul des arithméticiens ou des algébristes, parce qu’en mettant X pour V, ou en prenant a pour b par mégarde, l’on en tire des conclusions fausses et contradictoires.

§ 19. Ph. Je croirais pour le moins que les maximes sont peu utiles, quand on a des idées claires et distinctes ; et d’autres veulent même qu’alors elles ne sont absolument de nul usage et prétendent que quiconque, dans ces rencontres, ne peut pas discerner la vérité et la fausseté sans ces sortes de maximes, ne pourra le faire par leur entremise ; et notre auteur (§ 16, 17) fait même voir qu’elles ne servent point à décider si un tel est homme ou non.

Th. Si les vérités sont fort simples et évidentes, et fort proches des identiques et des définitions, on n’a guère besoin d’employer expressément des maximes pour en tirer ces vérités, car, l’esprit les emploie virtuellement et fait sa conclusion tout d’un coup sans entrepôts. Mais, sans les axiomes et les théorèmes déjà connus, les mathématiciens auraient bien de la peine à avancer ; car dans les longues conséquences, il est bon de s’arrêter de temps en temps et de se faire comme des colonnes militaires au milieu du chemin, qui serviront encore aux autres à le marquer. Sans cela, ces longs chemins seront trop incommodes et paraîtront même confus et obscurs, sans qu’on y puisse rien discerner et relever que l’endroit où l’on est ; c’est aller sur mer sans compas dans une nuit obscure sans voir fond, ni rive, ni étoiles ; c’est marcher dans de vastes landes, où il n’y a ni arbres, ni collines, ni ruisseaux ; c’est aussi comme une chaîne à anneaux, destinée à mesurer des longueurs, où il y aurait quelques centaines d’anneaux semblables entre eux tout de suite, sans une distinction de chapelet, ou de plus gros grains, ou de plus grands anneaux, ou d’autres divisions, qui pourraient marquer les pieds, les toises, les perches, etc. L’esprit qui aime l’unité dans la multitude, joint donc ensemble quelques-unes des conséquences pour en former des conclusions moyennes, et c’est l’usage des maximes et des théorèmes. Par ce moyen, il y a plus de plaisir, plus de lumière, plus de souvenir, plus d’application et moins de répétition. Si quelque analyste ne voulait point supposer en calculant ces deux maximes géométriques, que le carré de l’hypoténuse est égal aux deux carrés des côtés de l’angle droit, et que les côtés correspondants des triangles semblables sont proportionnels, s’imaginant que, parce qu’on a la démonstration de ces cieux théorèmes par la liaison des idées qu’ils enferment, il pourrait s’en passer aisément en mettant les idées mêmes à leur place, il se trouvera fort éloigné de son compte. Mais, afin que vous ne pensiez pas, Monsieur, que le bon usage de ces maximes est resserré dans les bornes des seules sciences mathématiques, vous trouverez qu’il n’est pas moindre dans la jurisprudence ; et un des principaux moyens de la rendre plus facile et d’en envisager le vaste océan comme dans une carte de géographie, c’est de réduire quantité de décisions particulières à des principes plus généraux. Par exemple, on trouvera que quantité de lois des Digestes, d’actions ou d’exceptions, de celles qu’on appelle in factum, dépendent de cette maxime, ne quis alterius damno fiat locupletior, qu’il ne faut pas que l’un profite du dommage qui en arriverait à l’autre, ce qu’il faudrait pourtant exprimer un peu plus précisément. Il est vrai qu’il y a une grande distinction à faire entre les règles de droit. Je parle des bonnes et non de certains brocards (brocardica) introduits par les docteurs, qui sont vagues et obscurs ; quoique ces règles encore pourraient devenir souvent bonnes et utiles, si on les réformait, au lieu qu’avec leurs distinctions infinies (cum suis fallentiis) elles ne servent qu’à embrouiller. Or, les bonnes règles sont ou des aphorismes ou des maximes, et sous les maximes je comprends tant axiomes que théorèmes. Si ce sont des aphorismes qui se forment par induction et observation et non par raison à priori, et que les habiles gens ont fabriqués après une revue du droit établi, ce texte du jurisconsulte [41], dans le titre des Digestes, qui parle des règles de droit, a lieu : non ex regula jus sami, sed ex jure quod est regulam fieri, c’est-à-dire qu’on tire des règles d’un droit déjà connu, pour s’en mieux souvenir, mais qu’on n’établit pas le droit sur ces règles. Mais il y a des maximes fondamentales qui constituent le droit même et forment les actions, exceptions, réplications, etc., qui, lorsqu’elles sont enseignées par la pure raison et ne viennent pas du pouvoir arbitraire de l’État, constituent le droit naturel ; et telle est la règle dont je viens de parler, qui défend le profit dommageable. Il y a aussi des règles dont les exceptions sont rares et par conséquent qui passent pour universelles. Telle est la règle des Institutions de l’empereur Justinien dans le § 2 du titre des Actions, qui porte que, lorsqu’il s’agit des choses corporelles, l’acteur ne possède point, excepte dans un seul cas, que l’empereur dit être marqué dans les Digestes. Mais on est encore après pour le chercher. Il est vrai que quelques-uns au lieu de sane uno casu, lisent same non uno, et d’un cas on peut faire plusieurs quelquefois. Chez les médecins, feu M. Barner [42], qui nous avait fait espérer un Nouveau Sennertus ou système de médecine, accommodé aux nouvelles découvertes ou opinions, en nous donnant son Prodromus, avance que la manière que les médecins observent ordinairement dans leurs systèmes de pratique est d’expliquer l’art de guérir, en traitant d’une maladie après l’autre, suivant l’ordre des parties du corps humain ou autrement, sans avoir donné des préceptes de pratique universels, communs à plusieurs maladies et symptômes, et que cela les engage à une infinité de répétitions ; en sorte qu’on pourrait retrancher, selon lui, les trois quarts de Sennertus et abréger la science infiniment par des propositions générales et surtout par celles à qui convient le καθόλου πρῶτον d’Aristote c’est-à-dire qui sont réciproques, ou y approchent. Je crois qu’il a raison de conseiller cette méthode, surtout à l’égard des préceptes, où la médecine est ratiocinative. Mais à proportion qu’elle est empirique, il n’est pas si aisé ni si sûr de former des propositions universelles. Et de plus, il y a ordinairement des complications dans les maladies particulières, qui forment comme une imitation des substances ; tellement qu’une maladie est comme une plante ou un animal, qui demande une histoire à part ; c’est-à-dire ce sont des modes ou façons d’être, à qui convient ce que nous avons dit des corps ou choses substantielles, une lièvre quarte étant aussi difficile à approfondir que l’or ou le vif-argent. Ainsi il est bon, nonobstant les préceptes universels, de chercher dans les espèces des maladies des méthodes de guérir et des remèdes qui satisfont à plusieurs indications et concours de causes ensemble et surtout de recueillir ceux que l’expérience a autorisés ; ce que Sennertus [43] n’a pas assez fait, car des habiles gens ont remarqué que les compositions des recettes qu’il propose sont souvent plus formées ex ingenio par estime qu’autorises par l’expérience, comme il le faudrait pour être plus sûr de son fait. Je crois donc que le meilleur sera de joindre les deux voies et de pas se plaindre des répétitions dans une matière si délicate et si importante comme est la médecine, où je trouve qu’il nous manque ce que nous avons de trop à mon avis dans la jurisprudence, c’est-à-dire des livres, des cas particuliers et des répertoires de ce qui a déjà été observe ; car je crois que la millième partie des livres jurisconsultes nous suffirait, mais que nous n’aurions rien de trop en matière de médecine, si nous avions mille fois plus d’observations bien circonstanciées. C’est que la jurisprudence est toute fondée en raison à l’égard de ce qui n’est pas expressément marqué par les lois ou par les coutumes. Car on le peut toujours tirer ou de la loi ou du droit naturel au défaut de la loi par le moyen de la raison. Et les lois de chaque pays sont finies et déterminées, ou peuvent le devenir ; au lien qu’en médecine les principes d’expérience, c’est-à-dire les observations, ne sauraient être trop multipliées pour donner plus d’occasion à la raison de déchiffrer ce que la nature ne nous donne à connaître qu’à demi. Au reste, je ne sache personne qui emploie les axiomes de la manière que l’auteur habile dont vous parlez le fait faire (§ 16, 17) comme si quelqu’un, pour démontrer à un enfant qu’un nègre est un homme se servait du principe : ce qui est, est ; en disant : Un nègre a l’âme raisonnable ; or l’âme raisonnable et l’homme est la même chose, et par conséquent si, ayant l’âme raisonnable, à n’était pas homme, il serait faux que ce qui est est, ou bien une même chose serait et ne serait pas en même temps. Car, sans employer ces maximes, qui ne sont point de saison ici et n’entrent pas directement dans le raisonnement, comme aussi elles n’y avancent rien, tout le monde se contentera de raisonner ainsi : un nègre a l’âme raisonnable ; quiconque a l’âme raisonnable est un homme, donc le nègre est un homme. Et, si quelqu’un prévenu qu’il n’y a point d’âme raisonnable quand elle ne nous paraît point, concluait que les enfants qui viennent de naître et les imbéciles ne sont point de l’espèce humaine (comme en effet l’auteur rapporte d’avoir discouru avec des personnes fort raisonnables qui le niaient), je ne crois point que le mauvais usage de la maxime, qu’il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas, les séduirait, ni qu’ils y pensent même en faisant ce raisonnement. La source de leur erreur serait une extension du principe de notre auteur, qui nie qu’il y a quelque chose dans l’âme dont elle ne s’aperçoit pas, au lieu que ces messieurs iraient jusqu’à nier l’âme même, lorsque d’autres ne l’aperçoivent point.

Chap. VIII. — Des propositions frivoles.

Ph. Je crois bien que les personnes raisonnables n’ont garde d’employer les axiomes identiques de la manière dont nous venons de parler. § 2. Aussi semble-t-il que ces maximes purement identiques ne sont que des propositions frivoles ou négatrice, comme les écoles mêmes les appellent. Et je ne me contenterais pas de dire que cela semble ainsi, si votre surprenant exemple de la démonstration de la conversion par l’entremise des identiques ne me faisait aller bride en main dorénavant, lorsqu’il s’agit de mépriser quelque chose. Cependant je vous rapporterai ce qu’on allègue pour les déclarer frivoles entièrement. C’est, § 3, qu’on reconnaît à la première vue qu’elles ne renferment aucune instruction, si ce n’est pour l’aire voir quelquefois à un homme l’absurdité où il s’est engagé.

Th. Comptez-vous cela pour rien, Monsieur, et ne reconnaissez vous pas que réduire une proposition à l’absurdité, c’est démontrer sa contradictoire ? Je crois bien qu’on n’instruira pas un homme en lui disant qu’il ne doit pas nier et affirmer le même en même temps ; mais on l’instruit en lui montrant, par la force des conséquences, qu’il le fait sans y penser. Il est difficile, à mon avis, de se passer toujours de ces démonstrations anagogiques, c’est-à-dire qui réduisent à l’absurdité, et de tout prouver par les ostensives, comme on les appelle ; et les géomètres, qui sont fort curieux la-dessus, l’expérimentent assez. Proclus le remarque de temps en temps, lorsqu’il voit que certains géomètres anciens, venus après Euclide, ont trouvé une démonstration plus directe (comme on le croit) que la sienne. Mais le silence de cet ancien commentateur fait assez voir qu’on ne l’a point fait toujours.

§ 3. Ph. Au moins avouerez-vous, Monsieur, qu’on peut former un million de propositions à peu de frais, mais aussi fort peu utiles ; car n’est-il pas frivole de remarquer., par exemple, que l’huître est l’huître, et qu’il est faux de le nier ou de dire que l’huitre n’est point l’huître ? Sur quoi notre auteur dit agréablement qu’un homme qui ferait de cette huître, tantôt le sujet, tantôt l’attribut, ou le predicatum, serait justement comme un singe qui s’amuserait à jeter une huître d’une main à l’autre, ce qui pourrait tout aussi bien satisfaire la faim du singe, que ces propositions sont capables de satisfaite l’entendement de l’homme.

Th. Je trouve que cet auteur, aussi plein d’esprit que doué de jugement, a toutes les raisons du monde de parler contre ceux qui en useraient ainsi. Mais vous voyez bien comment il faut employer les identiques pour les rendre utiles ; c’est en montrant, à force de conséquences et de définitions, que d’autres vérités qu’on veut établir s’y réduisent.

§ 4. Ph. Je le reconnais, et je vois bien qu’on le peut appliquer à plus forte raison aux propositions qui paraissent frivoles, et le sont en bien des occasions, ou une partie de l’idée complexe est affirmée de l’objet de cette idée, comme en disant : le plomb est un métal, dans l’esprit d’un homme qui connaît la signification de ces termes, et qui sait que le plomb signifie un corps fort pesant, fusible et malléable ; il y a ce seul usage, qu’en disant métal, on lui désigne tout d’un coup plusieurs des idées simples, au lieu de les lui compter une par une, § 5. Il en est de même lorsqu’une partie de la définition est affirmée du terme défini, comme en disant : tout or est fusible supposé qu’on a défini l’or, que c’est un corps jaune, fusible et malléable. Item de dire que le triangle a trois côtés, que l’homme est un animal, qu’un palefroi (vieux mot français) est un animal qui hennit, cela sert pour définir les mots, et non pas pour apprendre quelque chose outre la définition. Mais on nous apprend quelque chose, en disant que l’homme a une notion de Dieu, et que l’opium le plonge dans le sommeil.

Th. Outre ce que j’ai dit des identiques qui le sont entièrement, on trouvera que ces identiques à demi ont encore une utilité particulière. Par exemple : un homme sage est toujours un homme ; cela donne à connaître qu’il n’est pas infaillible, qu’il est mortel, etc. Quelqu’un a besoin, dans le danger, d’une balle de pistolet ; il manque de plomb pour en fondre dans la forme qu’il a ; un ami lui dit : Souvenez-vous que l’argent, que vous avez dans votre bourse, est fusible ; cet ami ne lui apprendra point une qualité de l’argent ; mais il le fera penser à un usage qu’il en peut faire, pour avoir des balles à pistolet dans ce pressant besoin. Une bonne partie des vérités morales et des plus belles sentences des auteurs est de cette nature. Elles n’apprennent rien bien souvent, mais elles font penser à propos à ce que l’on sait. Cet ïambe sénaire de la tragédie

latine :

Cuivis potest accidere, quod cuiquam potest,

(qu’on pourrait exprimer ainsi, quoique moins joliment : ce qui peut arriver à l’un, peut arriver à chacun), ne fait que nous faire souvenir de la condition humaine : Quod nihil humani à nobis alienum putare debemus. Cette règle des jurisconsultes qui jure suo ulitur, nemini facit injuriam (celui qui use de son droit ne fait tort à personne), paraît frivole. Cependant elle a un usage fort bon en certaines rencontres et fait penser justement à ce qu’il faut. Comme si quelqu’un haussait sa maison, autant qu’il est permis par les statuts et usances, et qu’ainsi il ôtait quelque vue à son voisin on payerait ce voisin d’abord de cette même règle de droit, s’il s’avisait de se plaindre. Au reste, les propositions de fait, ou les expériences, comme celle qui dit que l’opium est narcotique, nous mènent plus loin que les vérités de la pure raison, qui ne nous peuvent jamais faire aller au delà de ce qui est dans nos idées distinctes. Pour ce qui est de cette proposition, que tout homme a une notion de Dieu, elle est de la raison, quand notion signifie idée. Car l’idée de Dieu, selon moi, est innée dans tous les hommes ; mais, si cette notion signifie une idée où l’on pense actuellement, c“est une proposition de fait qui dépend de l’histoire du genre humain. § 7. Enfin dire qu’un triangle a trois côtés cela n’est pas si identique qu’il semble, car il faut un peu d’attention pour voir qu’un polygone doit avoir autant d’angles que de côtés ; aussi y aurait-il un côté de plus, si le polygone n’était point supposé fermé.

§ 5. Ph. Il semble que les propositions générales qu’on forme sur les substances sont pour la plupart frivoles, si elles sont certaines. Et qui sait les significations des mots, substance, homme, animal, forme, âme végétative, sensitive, raisonnable, en formera plusieurs propositions indubitables, mais inutiles, particulièrement sur l’âme, dont on parle souvent sans savoir ce qu’elle est réellement. Chacun peut voir une infinité de propositions, de raisonnements et de conclusions de cette nature dans les livres de métaphysique, de théologie scolastique, et d’une certaine espèce de physique, dont la lecture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des esprits et des corps, que ce qu’il en savait avant d’avoir parcouru ces livres.

Th. Il est vrai que les abrégés de métaphysique et tels autres livres de cette trempe, qui se voient communément, n’apprennent que des mots. De dire, par exemple, que la métaphysique est la science de l’Être en général, qui en explique les principes et les affections qui en émanent ; que les principes de l’Être sont l’essence et l’existence ; et que les affections sont ou primitives, savoir, l’un, le vrai, le bon ; ou dérivatives, savoir le même et le divers, lé simple et le composé, etc., et en parlant de chacun de ces termes, ne donner que des notions vagues et des distinctions de mots, c’est bien abuser du nom de science. Cependant, il faut rendre cette justice aux scolastiques plus profonds, comme Suarez[44] (dont Grotius[45] faisait si grand cas), de reconnaître qu’il y a quelquefois chez eux des discussions considérables, comme sur le continuum, sur l’infini, sur la contingence, sur la réalité des abstraits, sur le principe de l’individuation, sur l’origine et le vide des formes, sur l’âme et sur ses facultés, sur le concours de Dieu avec ses créatures, etc., et même en morale, sur la nature de la volonté et sur les principes de la justice ; en un mot, il faut avouer qu’il y a encore de l’or dans ces scories, mais il n’y a que des personnes éclairées qui en puissent profiter ; et de charger la jeunesse d’un fatras d’inutilités, parce qu’il y a quelque chose de bon par-ci par-là, ce serait mal ménager la plus précieuse de toutes les choses, qui est le temps. Au reste, nous ne sommes pas tout à fait dépourvus de propositions générales sur les substances, qui soient certaines et qui méritent d’être sues. Il y a de grandes et belles vérités sur Dieu et sur l’âme, que notre habile auteur a enseignées ou de son chef, ou en partie après d’autres. Nous y avons peut-être ajouté quelque chose aussi. Et quant aux connaissances générales touchant les corps, on en ajoute d’assez considérables à celles qu’Aristote avait laissées, et l’on doit dire que la physique, même la générale, est devenue bien plus réelle qu’elle n’était auparavant. Et quant à la métaphysique réelle, nous commençons quasi à l’établir, et nous trouvons des vérités importantes fondées en raison et confirmées par l’expérience, qui appartiennent aux substances en général. J’espère aussi d’avoir avancé un peu la connaissance générale de l’âme et des esprits. Une telle métaphysique est ce qu’Aristote demandait, c’est la science qui s’appelle chez lui ζητουμένη la désirée ou qu’il cherchait, qui doit être, à l’égard des autres sciences théoriques, ce que la science de la félicité est aux arts dont elle a besoin, et ce que l’architecte est aux ouvriers. C’est pourquoi Aristote disait que les autres sciences dépendent de la métaphysique comme de la plus générale, et en devaient emprunter leurs principes, démontrés chez elle. Aussi faut-il savoir que la vraie morale est à la métaphysique ce que la pratique est à la théorie, parce que de la doctrine des substances en commun dépend la connaissance des esprits et particulièrement de Dieu et de l’âme, qui donne une juste étendue à la justice et à la vertu. Car, comme j’ai remarqué ailleurs, s’il n’y avait ni Providence ni vie future, le sage serait plus borne dans la pratique de la vertu ; car il ne rapporterait tout qu’à son contentement présent, et même ce contentement, qui paraît déjà chez Socrate, chez l’empereur Marc Antonin, chez Épictète[46] et autres anciens, ne serait pas si bien fondé toujours sans ces belles et grandes vues que l’ordre et l’harmonie de l’univers nous ouvrent jusque dans un avenir sans bornes ; autrement la tranquillité de l’âme ne sera que ce qu’on appelle patience par force, de sorte qu’on peut dire que la théologie naturelle, comprenant deux parties, la théorique et la pratique, contient tout à la fois la métaphysique réelle et la morale la plus parfaite.

§ 12. Ph. Voilà des connaissances, sans doute, qui sont bien éloignés d’être frivoles, ou purement verbales. Mais il semble que ces dernières sont celles où deux abstraits sont affirmés l’un de l’autre ; par exemple, que l’épargne est frugalité, que la gratitude est justice ; et quelque spacieuses que ces propositions et autres paraissent quelquefois du premier coup d’œil, cependant si nous en pressons la force, nous trouvons que tout cela n’emporte autre chose que la signification des termes.

Th. Mais les significations des termes, c’est-à-dire les définitions, jointes aux axiomes identiques, expriment les principes de toutes les démonstrations ; et, comme ces définitions peuvent faire connaître en même temps les idées et leur possibilité, il est visible que ce qui en dépend n’est pas toujours purement verbal. Pour ce qui est de l’exemple, que la gratitude est justice, ou plutôt une partie de la justice, il n’est pas à mépriser, car il fait connaître que ce qui s’appelle actio ingrati, ou la plainte qu’on peut faire contre les ingrats, devrait être moins négligée dans les tribunaux. Les Romains recevaient cette action contre les libertés ou affranchis, et encore aujourd’hui elle doit avoir lieu à l’égard de la révocation des dons. Au reste, j’ai déjà dit ailleurs qu’encore des idées abstraites peuvent être attribuées l’une à l’autre, le genre à l’espèce ; comme en disant : la durée est une continuité, la vertu est une habitude ; mais la justice universelle est non seulement une vertu, mais même c’est la vertu morale entière.

Chap. IX. — De la connaissance que nous avons de notre existence.

§ 1. Ph. Nous n’avons considéré jusqu’ici que les essences des choses et, comme notre esprit ne les connaît que par abstraction, en les détachant de toute existence particulière, autre que celle qui est dans notre entendement, elles ne nous donnent absolument point de connaissance d’aucune existence réelle. Et les propositions universelles, dont nous pouvons avoir une connaissance certaine, ne se rapportent point à l’existence. Et d’ailleurs, toutes les fois qu’on attribue quelque chose à un individu d’un genre ou d’une espèce par une proposition qui ne serait point certaine, si le même était attribué au genre ou à l’espèce en général, la proposition n’appartient qu’à l’existence et ne fait connaître qu’une liaison accidentelle dans ces choses existantes en particulier, comme lorsqu’on dit qu’un tel homme est docte.

Th. Fort bien, et c’est dans ce sens que les philosophes aussi, distinguant si souvent entre ce qui est de l’essence et ce qui est de l’existence, rapportent à l’existence tout ce qui est accidentel ou contingent. Bien souvent on ne sait pas même si les propositions universelles, que nous ne savons que par expérience, ne sont pas peut-être accidentelles aussi, parce que notre expérience est bornée, comme dans les pays où l’eau n’est point glacée, cette proposition qu’on y formera, que l’eau est toujours dans un état fluide, n’est pas essentielle, et on le connaît en venant dans des pays plus froids. Cependant, on peut prendre l’accidentel d’une manière plus rétrécie, en sorte qu’il y a comme un milieu entre lui et l’essentiel ; et ce milieu est le naturel, c’est-à-dire ce qui n’appartient pas à la chose nécessairement, mais qui cependant lui convient de soi si rien ne l’empêche. Ainsi quelqu’un pourrait soutenir qu’à la vérité il n’est pas essentiel à l’eau mais qu’il lui est naturel au moins d’être fluide. On le pourrait soutenir, dis-je, mais ce n’est pourtant pas une chose démontrée, et peut-être que les habitants de la Lune, s’il y en avait, auraient sujet de ne se pas croire moins fondés de dire qu’il est naturel à l’eau d’être glacée. Cependant, il y a d’autres cas où le naturel est moins douteux. Par exemple, un rayon de lumière va toujours droit dans le même milieu, à moins que par accident il ne rencontre quelque surface qui le réfléchit. Au reste, Aristote a coutume de rapporter à la matière la source des choses accidentelles ; mais alors il y faut entendre la matière seconde, c’est-à-dire le tas ou la masse des corps.

§ 2. Ph. J’ai remarqué déjà, suivant l’excellent auteur anglais qui a écrit l’Essai concernant l’entendement, que nous connaissions notre existence par l’intuition, celle de Dieu par démonstration, et celle des autres par sensation. § 3. Or cette intuition qui fait connaître notre existence à nous-mèmes, fait que nous la connaissons avec une évidence entière qui n’est point capable d’être prouvée et n’en a point besoin ; tellement que, lors même que j’entreprends de douter de toutes choses, ce doute même ne me permet pas de douter de mon existence. Enfin nous avons la-dessus le plus haut degré de certitude qu’on puisse imaginer.

Th. Je suis entièrement d’accord de tout ceci. Et j’ajoute que l’aperception immédiate de notre existence et de nos pensées nous fournit les premières vérités à posteriori ou de fait, c’est-à-dire les premières expériences ; comme les propositions identiques contiennent les premières vérités à priori ou de raison, c’est-à-dire les premières lumières. Les unes et les autres sont incapables d’être prouvées et peuvent être appelées immédiates ; celles-la, parce qu’il y a immédiation entre l’entendement et son objet, celles-ci, parce qu’il

y a immédiation entre le sujet et le prédicat.

Chap. X. — De la connaissance que nous avons de l’existence de Dieu.

§ 1. Ph. Dieu ayant donné à notre âme les facultés dont elle est ornée, il ne s’est point laissé sans témoignage ; car les sens, l’intelligence et la raison nous fournissent des preuves manifestes de son existence.

Th. Dieu n’a pas seulement donné à l’âme des facilités propres à le connaître, mais il lui a aussi imprimé des caractères qui le marquent, quoiqu’elle ait besoin des facultés pour s’apercevoir de ces caractères. Mais je ne veux point répéter ce qui a été discuté entre nous sur les idées et les vérités innées, parmi lesquelles je compte l’idée de Dieu et la vérité de son existence. Venons plutôt au fait.

Ph. Or, encore que l’existence de Dieu soit la vérité la plus aisée à prouver par la raison, et que son évidence égale, si je ne me trompe, celle des démonstrations mathématiques, elle demande pourtant de l’attention. Il n’est besoin d’abord que de faire réflexion sur nous-mêmes et sur notre propre existence indubitable. Ainsi je suppose que chacun connaît qu’il est quelque chose qui existe actuellement, et qu’ainsi il y a un Être réel. S’il y a quelqu’un qui puisse douter de sa propre existence, je déclare que ce n’est pas à lui que je parle. § 3. Nous savons encore, par une connaissance de simple vue, que le pur néant ne peut point produire un Être réel. D’où il s’ensuit d’une évidence mathématique que quelque chose a existé de toute éternité, puisque tout ce qui a un commencement doit avoir été produit par quelque autre chose. § 4. Or tout être qui tire son existence d’un autre tire aussi de lui tout ce qu’il a et toutes ses facultés. Donc la source éternelle de tous les êtres est aussi le principe de toutes leurs puissances, de sorte que cet Être éternel doit être aussi tout-puissant. § 5. De plus, l’homme trouve en lui-même la connaissance. Donc il y a un être intelligent. Or il est impossible qu’une chose absolument destituée de connaissance et de perception produise un être intelligent, et il est contraire à l’idée de la matière, privée de sentiment, de s’en produire à elle-même. Donc la source des choses est intelligente, et il y a eu un Être intelligent de tout éternité. § 6. Un Être éternel, très puissant et très intelligent, est ce qu’on appelle Dieu. Que s’il se trouvait quelqu’un assez déraisonnable pour supposer que l’homme est le seul être qui ait de la connaissance et de la sagesse, mais que néanmoins il a été formé par le pur hasard, et que c’est ce même principe aveugle et sans connaissance qui conduit tout le reste de l’univers, je l’avertirai à l’examiner à loisir la censure tout à fait solide et pleine d’emphase de Cicéron (De legibus, lib.  II). Certainement, dit-il, personne ne devrait être si sottement orgueilleux que de s’imaginer qu’il y a au dedans de lui un entendement et de la raison, et que cependant il n’y a aucune intelligence qui gouverne tout ce vaste univers. De ce que je viens de dire, il s’ensuit clairement que nous avons une connaissance plus certaine de Dieu, que de quelque autre chose que ce soit hors de nous.

Th. Je vous assure, Monsieur, avec une parfaite sincérité, que je suis extrêmement fâché d’être obligé de dire quelque chose contre cette démonstration ; mais je le fais seulement afin de vous donner occasion de remplir le vide. C’est principalement à l’endroit où vous concluez (§ 3) que quelque chose a existé de toute éternité. J’y trouve de l’ambiguïté, si cela veut dire qu’il n’y ait jamais eu aucun temps où rien n’existait. J’en demeure d’accord, et cela suit véritablement les précédentes propositions, par une conséquence toute mathématique. Car, si jamais il y avait eu rien, il y aurait toujours eu rien, le rien ne pouvant point produire un être ; donc nous-mêmes ne serions pas, ce qui est contre la première vérité d’expérience. Mais la suite fait voir d’abord que, disant que quelque chose a existé de toute éternité, vous entendez une chose éternelle. Cependant il ne s’ensuit point, en vertu de ce que vous avez avancé jusqu’ici, que s’il y a toujours eu quelque chose, il y a toujours eu une certaine chose, c’est-à-dire qu’il y a un Être éternel. Car quelques adversaires diront que moi, j’ai éte produit par d’autres choses, et ces choses encore par d’autres. De plus, si quelques-uns admettent des êtres éternels (comme les épicuriens leurs atomes), ils ne se croiront pas être obligés pour cela d’accorder un Être éternel qui soit seul la source de tous les autres. Car, quand ils reconnaîtraient que ce qui donne l’existence donne aussi les autres qualités et puissances de la chose, ils nieront qu’une seule chose donne l’existence aux autres, et ils diront même qu’à chaque chose plusieurs autres doivent concourir. Ainsi nous n’arriverons pas par cela seul à une source de toutes les puissances. Cependant il est très raisonnable de juger qu’il y en a une, et même que l’univers est gouverné avec sagesse. Mais, quand on croit la matière susceptible de sentiment, on pourra être disposé à croire qu’il n’est point impossible qu’elle le puisse produire. Au moins il sera difficile d’en apporter une preuve, qui ne fasse voir en même temps qu’elle en est incapable tout à fait ; et supposé que notre pensée vienne d’un être pensant, peut-on prendre pour accordé, sans préjudice de la démonstration, que ce doit être Dieu ?

§ 7. Ph. Je ne doute point que l’excellent homme dont j’ai emprunté cette démonstration, ne soit capable de la perfectionner ; et je tâcherai de l’y porter, puisqu’il ne saurait guère rendre un plus grand service au public. Vous-même le souhaitez. Cela me fait croire que vous ne croyez point que, pour fermer la bouche aux athées on doit faire rouler tout sur l’existence de l’idée de Dieu en nous, comme font quelques-uns, qui s’attachent trop fortement à cette découverte favorite, jusqu’à rejeter toutes les autres démonstrations de l’existence de Dieu, ou du moins a tâcher de les affaiblir et à défendre de les employer, comme si elles étaient faibles ou fausses : quoique dans le fond ce soient des preuves qui nous font voir si clairement et d’une manière convaincante l’existence de ce souverain Être par la considération de notre propre existence et des parties sensibles de l’Univers, que je ne pense qu’un homme sage y doive résister.

Th. Quoique je sois pour les idées innées et particulièrement pour celle de Dieu, je ne crois point que les démonstrations des Cartésiens, tirées de l’idée de Dieu, soient parfaites. J’ai montré amplement ailleurs (dans les Actes de Leipsick et dans les mémoires de Trévoux) que celle de M. Descartes a empruntée d’Anselme (1), archevêque de Cantorbéry, est très belle et très ingénieuse à la vérité, mais qu’il y a un vide à remplir. Ce célèbre archevêque, qui a sans doute été un des plus capables hommes de son temps, se félicite, non sans raison, d’avoir trouvé un moyen de prouver l’existence de Dieu à priori, par sa propre notion, sans recourir à ses effets. Et voici à peu près la force de son argument : Dieu est le plus grand, ou (comme parle Descartes) le plus parfait des êtres, ou bien c’est un être d’une grandeur et d’une perfection suprême, qui en enveloppe tous les degrés. C’est la la notion de Dieu. Voici maintenant comment l’existence suit de cette notion. C’est quelque chose de plus d’exister que de ne pas exister, ou bien l’existence ajoute un degré à la grandeur ou à la perfection, et comme l’énonce M. Descartes, l’existence est elle-même une perfection. Donc ce degré de grandeur et de perfection, ou bien cette perfection, qui consiste dans l’existence, est dans cet Être suprême, tout grand, tout parfait : car autrement quelque degré lui manquerait, contre sa définition. Et par conséquent cet Être suprême existe. Les scolastiques, sans excepter même leur Docteur angélique ont méprise cet argument et l’ont fait passer pour un paralogisme ; en quoi ils ont eu tort, et M. Descartes, qui avait étudié assez longtemps la philosophie scolastique au collège des Jésuites de la Flèche, a eu grande raison de le rétablir. Ce n’est pas un paralogisme, mais c’est une démonstration imparfaite, qui suppose quelque chose qu’il fallait encore prouver, pour le rendre d’une évidence mathématique, c’est qu’on suppose tacitement que cette idée de l’Être tout grand ou tout parfait est possible et n’implique point de contradiction. Et c’est déjà quelque chose que par cette remarque on prouve que supposé que Dieu soit possible, il existe, ce qui est le privilège de la seule divinité. On a droit de présumer la possibilité de tout être et surtout celle de Dieu jusqu’à ce que quelqu’un prouve le contraire. De sorte que cet argument métaphysique donne déjà une conclusion morale démonstrative, qui porte que suivant l’état présent de nos connaissances, il faut juger que Dieu existe, et agir conformément à cela. Mais il serait pourtant à souhaiter que des habiles gens achevassent la démonstration dans la rigueur d’une évidence mathématique, et je crois d’avoir dit quelque chose ailleurs qui y pourra servir. L’autre argument de M. Descartes, qui entreprend de prouver l’existence de Dieu, parce que son idée est en notre âme, et qu’il faut qu’elle soit venue de l’original, est encore moins concluant. Car premièrement cet argument a ce défaut commun avec le précédent, qu’il suppose qu’il y a en nous une telle idée, c’est-à-dire que Dieu est possible. Car ce qu’allègue M. Descartes qu’en parlant de Dieu nous savons ce que nous disons, et que par conséquent nous en avons l’idée, est un indice trompeur, puisqu’en parlant du mouvement perpétuel mécanique, par exemple, nous savons ce que nous disons, et cependant ce mouvement est une chose impossible, dont par conséquent on ne saurait avoir idée qu’en apparence. Et secondement, ce même argument ne prouve pas assez que l’idée de Dieu, si nous l’avons, doit venir de l’original. Mais je ne veux point m’y arrêter présentement. Vous me direz, Monsieur, que, reconnaissant en nous l’idée innée de Dieu, je ne dois point dire qu’on peut révoquer en doute s’il y en a une ? Mais je ne permets ce doute que par rapport à une démonstration rigoureuse fondée sur l’idée toute seule. Car on est assez assuré, d’ailleurs, de l’idée et de l’existence de Dieu. Et vous vous souviendrez que j’ai montré comment les idées sont en nous non pas toujours en sorte qu’on s’en aperçoive, mais toujours en sorte qu’on les peut tirer de son propre fond et rendre apercevables. Et c’est aussi ce que je crois de l’idée de Dieu, dont je tiens la possibilité et l’existence démontrées de plus d’une façon. Et l’harmonie préétablie même nous fournit un autre moyen incontestable. Je crois d’ailleurs que tous les moyens qu’on a employés pour prouver l’existence de Dieu sont bons et pourraient servir, si on les perfectionnait, et je ne suis nullement d’avis qu’on doive négliger celui qui se tire de l’ordre des choses.

§ 9. Ph. Il sera peut-être à propos d’insister un peu sur cette question, si un être pensant peut venir d’un être non pensant et privé de tout sentiment et connaissance, tel que pourrait être la matière. § 10. Il est même assez manifeste qu’une partie de la matière est incapable de rien produire par elle-même et de se donner du mouvement. Il faut donc, ou que son mouvement soit éternel, ou qu’il lui soit imprimé par un être plus puissant. Quand ce mouvement serait éternel, il serait toujours incapable de produire de la connaissance. Divisez-la en autant de petites parties qu’il vous plaira, comme pour la spiritualiser, donnez-lui toutes les figures et tous les mouvements que vous voudrez, faites-en un globe, un cube, un prisme, un cylindre, etc., dont les diamètres ne soient que la 100000e partie d’un gry, qui est l/10 d’une ligue qui est 1/10 d’un pouce, qui est 1/10 d’un pied philosophique, qui est 1/3 d’un pendule, dent chaque vibration dans la latitude de 45 degrés est égale à une seconde de temps. Cette particule de matière, quelque petite qu’elle soit, n’agira pas autrement sur d’autres corps, d’une grosseur qui lui soit proportionnée, que les corps qui ont un pouce ou un pied de diamètre agissent entre eux. Et l’on peut [47] espérer avec autant de raison de produire du sentiment, des pensées et de la connaissance, en joignant ensemble des grosses parties de la matière de certaine figure et de certain mouvement, que par le moyen des plus petites parties de matière qu’il y ait au monde. Ces dernières se heurtent, se poussent, et résistent l’une à l’autre justement comme les grosses, et c’est ce qu’elles peuvent faire. Mais, si la matière pouvait tirer de son sein le sentiment, la perception et la connaissance, immédiatement et sans machine, ou sans le secours des figures et des mouvements, en ce cas-là ce devrait être une propriété inséparable de la matière et de toutes ses parties, d’en avoir. À quoi l’on pourrait ajouter qu’encore que l’idée générale et spécifique, que nous avons de la matière, nous porte à en parler comme si c’était une chose unique en nombre, cependant toute la matière n’est pas proprement une chose individuelle qui existe comme un être matériel, ou un corps singulier que nous connaissons, ou que nous pouvons concevoir. De sorte que, si la matière était le premier être éternel pensant, il n’y aurait pas un être unique éternel, infini et pensant, mais un nombre infini d’êtres éternels, infinis, pensants, qui seraient indépendants les uns des autres, dont les forces seraient bornées et les pensées distinctes, et qui, par conséquent, ne pourraient jamais produire cet ordre, cette harmonie et cette beauté qu’on remarque dans la nature. D’où il s’ensuit nécessairement que le premier être éternel ne peut être la matière. J’espère que vous serez plus content, Monsieur, de ce raisonnement pris de l’auteur célèbre de la démonstration précédente, que vous n’avez paru l’être de sa démonstration.

Th. Je trouve le présent raisonnement le plus solide du monde, et non seulement exact, mais encore profond et digne de son auteur. Je suis parfaitement de son avis qu’il n’y a point de combinaison et de modification des parties de la matière, quelque petites qu’elles soient, qui puisse produire de la perception ; d’autant que les parties grosses n’en sauraient donner (comme on reconnaît manifestement), et que tout est proportionnel dans les petites parties, à ce qui peut se passer dans les grandes. C’est encore une importante remarque sur la matière, que celle que l’auteur fait ici, qu’on ne la doit point prendre pour une chose unique en nombre ou (comme j’ai coutume de parler) pour une vraie monade ou unité, puisqu’elle n’est qu’un amas d’un nombre infini d’êtres. Il ne fallait ici qu’un pas de cet excellent auteur pour parvenir à mon système. Car, en effet, je donne de la perception à tous ces êtres infinis, dont chacun est comme un animal donc d’âme (ou de quelque principe actif analogique, qui en fait la vraie unité) avec ce qu’il faut à cet être pour être passif et doué d’un corps organique. Or ces êtres ont reçu leur nature tant active que passive (c’est-à-dire ce qu’ils ont d’immatériel et de matériel) d’une cause générale et suprême, parce qu’autrement, comme l’auteur, le remarque très bien, étant indépendants les uns des autres, ils ne pourraient jamais produire cet ordre, cette harmonie, cette beauté qu’on remarque dans la nature. Mais cet argument, qui ne paraît être que d’une certitude morale, est poussé à une nécessité tout à fait métaphysique par la nouvelle espèce d’harmonie que j’ai introduite, qui est l’harmonie préétablie. Car chacune de ces âmes exprimant à sa manière ce qui se passe au dehors et ne pouvant avoir aucune influence sur les autres êtres particuliers, ou plutôt, devant tirer cette expression du propre fond de sa nature, il faut nécessairement que chacun ait reçu cette nature (ou cette raison interne des expressions de ce qui est au dehors) d’une cause universelle, dont ces êtres dépendent tous, et qui fasse que l’un soit parfaitement d’accord et correspondant avec l’autre ; ce qui ne se peut sans une connaissance et puissance infinies, et par un artifice grand par rapport surtout au consentement spontané de la machine avec les actions de l’âme raisonnable, qu’un illustre auteur, qui fit des objections à l’encontre dans son merveilleux dictionnaire (1), douta quasi s’il ne passait pas toute la sagesse possible, en disant que celle de Dieu ne lui paraissait point trop grande pour un tel effet, et reconnut au moins qu’on n’avait jamais donné un si grand relief aux faibles conceptions que nous pouvons avoir de la perfection divine.

§ 12. Ph. Que vous me réjouissez par cet accord de vos pensées avec celles de mon auteur ! J’espère que vous ne serez point fâché, Monsieur, que je vous rapporte encore le reste de son raisonnement sur cet article. Premièrement, il examine si l’être pensant, dont tous les autres êtres intelligents dépendent (et par plus forte raison tous les autres êtres) est matériel ou non ? § 13. Il s’objecte qu’un être pensant pourrait être matériel. Mais il répond que, quand cela serait, c’est assez que ce soit un être éternel, qui ait une science et une puissance infinie. De plus, si la pensée et la matière peuvent être séparées, l’existence éternelle de la matière ne sera pas une suite de l’existence éternelle d’un être pensant. § 14. On demandera encore à ceux qui font Dieu matériel, s’ils croient que chaque partie de la matière pense. En ce cas, il s’ensuivra qu’il y aurait autant de dieux que de particules de la matière. Mais, si chaque partie de la matière ne pense point, voila encore un être pensant composé de parties non pensantes, qu’on a déjà réfuté. §15. Que si quelque atome de matière pense seulement et que les autres parties, quoique également éternelles, ne pensent point, c’est dire gratis qu’une partie de la matière est infiniment au-dessus de l’autre-et produit les êtres pensants non éternels. § 16. Que si l’on veut que l’être pensant éternel et matériel est un certain amas particulier de matière, dont les parties sont non pensantes, nous retombons dans ce qui a été réfuté : car les parties de matière ont beau être jointes, elles n’en peuvent acquérir qu’une nouvelle relation locale, qui ne saurait leur communiquer la connaissance. § 17. Il n’importe si cet amas est en repos ou en mouvement. S’il est en repos, ce n’est qu’une masse sans action, qui n’a point de privilège sur un atome ; s’il est en mouvement, ce mouvement, qui le distingue d’autres parties, devant produire la pensée, toutes ces pensées seront accidentelles et limitées, chaque partie à part étant sans pensées et n’ayant rien qui règle ses mouvements. Ainsi il n’y aura ni liberté, ni choix, ni sagesse, non plus que dans la simple matière brute. § 18. Quelques-uns croiront que la matière est au moins coéternelle avec Dieu. Mais ils ne disent point pourquoi : la production d’un être pensant, qu’ils admettent, est bien plus difficile que celle de la matière qui est moins parfaite. Et peut-être (dit l’auteur), si nous voulions nous éloigner un peu des idées communes, donner l’essor à notre esprit et nous engager dans l’examen le plus profond que nous pourrions faire de la nature des choses, « nous pourrions en venir jusqu’à concevoir, quoique d’une manière imparfaite, comment la matière peut d’abord avoir été faite, et comment elle a commencé d’exister par le Pouvoir de ce premier être éternel. » Mais on verrait en même temps que de donner l’être à un esprit, c’est un effet de cette puissance éternelle et infinie, beaucoup plus malaisé à comprendre. Mais parce que cela m’écarterait peut-être trop (ajoute-t-il) « des notions, sur lesquelles la philosophie est présentement fondée dans le monde », je ne serais pas excusable de m’en éloigner si fort, ou de rechercher, autant que la grammaire le pourrait permettre, si dans le fond l’opinion communément établie est contraire à ce sentiment particulier ; j’aurais tort, dis-je, de m’engager dans cette discussion, surtout dans cet endroit de la terre, où la doctrine reçue est assez bonne pour mon dessein, puisqu’elle pose comme une chose indubitable que, si l’on admet une fois la création ou le commencement de quelque substance que ce soit, tirée du néant, on peut supposer avec la même facilité la création de toute autre substance, excepté le créateur lui-même.

Th. Vous m’avez fait un vrai plaisir, Monsieur, de me rapporter quelque chose d’une pensée profonde de votre habile auteur, que sa prudence trop scrupuleuse a empêché de produire tout entière. Ce serait grand dommage s’il la supprimait et nous laissait là, après nous avoir fait venir l’eau à la bouche. Je vous assure, Monsieur, que je crois qu’il y a quelque chose de beau et d’important caché sous cette manière d’énigme [48]. La substance en grosses lettres pourrait faire soupçonner qu’il conçoit la production de la matière comme celle des accidents, qu’on ne fait point de difficulté de tirer du néant : et distinguant sa pensée singulière « de la philosophie, qui est présentement fondée dans le monde, ou dans cet endroit de la terre », je ne sais s’il n’a pas eu en vue les platoniciens, qui prenaient la matière pour quelque chose de fuyant et de passager, à la manière des accidents, et avaient toute une autre idée des esprits et des âmes.

§ 19. Ph. Enfin, si quelques-uns nient la création, par laquelle les choses sont faites de rien, parce qu’ils ne la sauraient concevoir, notre auteur, écrivant avant qu’il ait su votre découverte sur la raison de l’union de l’âme et du corps, leur objecte qu’ils ne comprennent pas comment les mouvements volontaires sont produits dans les corps par la volonté de l’âme et ne laissent pas de le croire, convaincus par l’expérience ; et il réplique avec raison à ceux qui répondent que l’âme ne pouvait produire un nouveau mouvement, produit seulement une nouvelle détermination des esprits animaux, il leur réplique, dis-je, que l’un est aussi inconcevable que l’autre. Et rien ne peut être mieux dit que ce qu’il ajoute à cette occasion, que vouloir borner ce que Dieu peut faire, à ce que nous pouvons comprendre, c’est donner une étendue infinie à notre compréhension, ou faire Dieu lui-même fini.

Th. Quoique maintenant la difficulté sur l’union de l’âme et du corps soit levée, à mon avis, il en reste ailleurs. J’ai montré à posteriori par l’harmonie préétablie que toutes les monades ont reçu leur origine de Dieu et en dépendent. Cependant on n’en saurait comprendre le comment en détail ; et dans le fond leur conservation n’est autre chose qu’une création continuelle, comme les scolastiques l’ont fort bien reconnu.

Chap. XI. — De la connaissance que nous avons de l’existence des autres choses.

§ 1. Ph. Comme donc la seule existence de Dieu a une liaison nécessaire avec la nôtre, nos idées que nous pouvons avoir de quelque chose ne prouvent pas plus l’existence de cette chose que le portrait d’un homme ne prouve son existence dans le monde. § 2. La certitude cependant que j’ai du blanc et du noir sur ce papier par la voie de la sensation, est aussi grande que celle du mouvement de mes mains, qui ne cède qu’à la connaissance de notre existence et à celle de Dieu. Cette certitude mérite le nom de connaissance. Car je ne crois pas que personne puisse être sérieusement si sceptique que d’être incertain de l’existence des choses qu’il voit et qu’il sent. Du moins, celui qui petit porter ses doutes si avant n’aura jamais aucun différend avec moi, puisqu’il ne pourra jamais être assuré que je dise quoi que ce soit contre son sentiment. Les perceptions des choses sensibles, § 4, sont produites par des causes extérieures qui affectent nos sens, car nous n’acquérons point ces perceptions sans les organes ; et, si les organes suffisaient, ils les produiraient toujours. § 5. De plus, j’éprouve quelquefois que je ne saurais empêcher qu’elles ne soient produites dans mon esprit, comme, par exemple, la lumière, quand j’ai les yeux ouverts dans un lieu où le jour petit entrer ; au lieu que je puis quitter les idées qui sont dans ma mémoire. Il faut donc qu’il y ait quelque cause extérieure de cette impression vive, dont je ne puis surmonter l’efficace. § 6. Quelques-unes de ces perceptions sont produites en nous avec douleur, quoique ensuite nous nous en souvenions sans ressentir la moindre incommodité. Bien qu’aussi les démonstrations mathématiques ne dépendent point des sens, cependant l’examen qu’on en fait le moyen des figures, sert beaucoup à prouver l’évidence de notre vue et semble lui donner une certitude qui approche de celle de la démonstration même. § 7. Nos sens aussi en plusieurs cas se rendent témoignage l’un à l’autre. Celui qui voit le feu, peut le sentir s’il en doute. Et en écrivant ceci, je vois que je puis changer les apparences du papier et dire par avance quelle nouvelle idée il va présenter à l’esprit : mais, quand ces caractères sont tracés, je ne puis éviter de les voir, tels qu’ils sont, outre que la vue de ces caractères fera prononcer à un autre homme les mêmes sons. § 8. Si quelqu’un croit que tout cela n’est qu’un long songe, il pourra songer, s’il lui plaît, que je lui fais cette réponse, que notre certitude fondée sur le témoignage des sens est aussi parfaite que notre nature le permet et que notre condition le demande. Qui voit brûler une chandelle et éprouve la chaleur de la flamme qui lui fait du mal s’il ne retire le doigt, ne demandera pas une plus grande certitude pour régler son action, et si ce songeur ne le faisait, il se trouverait éveillé. Une telle assurance nous suffit donc, qui est aussi certaine que le plaisir ou la douleur, deux choses au delà desquelles nous n’avons aucun intérêt dans la connaissance ou existence des choses. § 9. Mais, au delà de notre sensation actuelle, il n’y a point de connaissance, et ce n’est que vraisemblance, comme lorsque je crois qu’il y a des hommes dans le monde ; en quoi il y a une extrême probabilité, quoique maintenant, seul dans mon cabinet, je n’en voie aucun. § 10. Aussi serait-ce une folie d’attendre une démonstration sur chaque chose et de ne point agir suivant les vérités claires et évidentes, quand elles ne sont point démontrables. Et un homme qui voudrait en user ainsi ne pourrait s’assurer d’autre chose que de périr en fort peu de temps.

Th. J’ai déjà remarqué dans nos conférences précédentes que la vérité des choses sensibles se justifie par leur liaison, qui dépend des vérités intellectuelles, fondées en raison, et des observations constantes dans les choses sensibles mêmes, lors même que les raisons ne paraissent pas. Et, comme ces raisons et observations nous donnent moyen de juger l’avenir par rapport à notre intérêt et que le succès répond à notre jugement raisonnable, on ne saurait demander ni avoir même une plus grande certitude sur ces objets. Aussi peut-on rendre raison des songes mômes et de leur peu de liaison avec d’autres phénomènes. Cependant je crois qu’on pourrait étendre l’appellation de la connaissance et de la certitude au delà des sensations actuelles, puisque la clarté et l’évidence vont au delà, que je considère comme une espèce de la certitude : et ce serait sans doute une folie de douter sérieusement s’il y a des hommes au monde, lorsque nous n’en voyons point. Douter sérieusement est douter par rapport à la pratique, et l’on pourrait prendre la certitude pour une connaissance de la vérité avec laquelle on n’en peut point douter par rapport à la pratique sans folie ; et quelquefois on la prend encore plus généralement et on l’applique aux cas où l’on ne saurait douter sans mériter d’être fort blâmé. Mais l’évidence serait une certitude lumineuse, c’est-à-dire ou l’on ne doute point à cause de la liaison qu’on voit entre les idées. Suivant cette définition de la certitude, nous sommes certains que Constantinople est dans le monde, que Constantin et Alexandre le Grand et que Jules César ont vécu. Il est vrai que quelque paysan des Ardennes en pourrait douter avec justice, faute d’information ; mais un homme de lettres et du monde ne le pourrait faire sans un grand dérèglement d’esprit.

§ 11. Ph. Nous sommes assurés véritablement par notre mémoire de beaucoup de choses qui sont passées, mais nous ne pourrons pas bien juger si elles subsistent encore. Je vis hier de l’eau et un certain nombre de belles couleurs sur des bouteilles, qui se formèrent sur cette eau. Maintenant je suis certain que ces bouteilles ont existé aussi bien que cette eau, mais je ne connais pas plus certainement l’existence présente de l’eau que celle des bouteilles, quoique la première soit infiniment plus probable, parce qu’on a observé que l’eau est durable et que les bouteilles disparaissent. § 12. Enfin hors de nous et de Dieu nous ne connaissons d’autres esprits que par la révélation et n’en avons que la certitude de la foi.

Th. Il a été remarqué déjà que notre mémoire nous trompe quelquefois. Et nous y ajoutons foi ou non, selon qu’elle est plus ou moins vive, et plus ou moins liée avec les choses que nous savons. Et quand même nous sommes assurés du principal, nous pouvons souvent douter des circonstances. Je me souviens d’avoir connu un certain homme, car je sens que son image ne m’est point nouvelle, non plus que sa voix ; et ce double indice m’est un meilleur garant que l’un des deux, mais je ne saurais me souvenir où je l’ai vu. Cependant il arrive, quoique rarement, qu’on voit une personne en songe, avant de la voir en chair et en os. Et on m’a assuré qu’une demoiselle d’une cour connue vit en songeant et dépeignit à ses amies celui qu’elle épousa depuis, et la salle où les fiançailles se célébrèrent ; ce qu’elle fit avant d’avoir vu et connu ni l’homme ni le lieu. On l’attribuait à je ne sais quel pressentiment secret ; mais le hasard peut produire cet effet, puisqu’il est assez rare que cela arrive ; outre que, les images des songes étant un peu obscures, on a plus de liberté de les rapporter par après quelques autres.

§ 13. Ph. Concluons qu’il y a deux sortes de propositions, les unes particulières et sur l’existence, comme par exemple qu’un éléphant existe ; les autres générales sur la dépendance des idées, comme par exemple, que les hommes doivent obéir à Dieu. § 14. La plupart de ces propositions générales et certaines portent le nom de vérités éternelles, et en effet elles le sont toutes. Ce n’est pas que ce soient des propositions, formées actuellement quelque part de toute éternité, ou qu’elles soient gravées dans l’esprit d’après quelque modèle qui existât toujours, mais c’est parce que nous sommes assurés que lorsqu’une créature, enrichie de facultés et de moyens pour cela, appliquera ses pensées à la considération de ses idées, elle trouvera la vérité de ces propositions.

Th. Votre division paraît revenir à la mienne des propositions de fait, et des propositions de raison. Les propositions de fait aussi peuvent devenir générales en quelque façon, mais c’est par l’induction ou observation ; de sorte que ce n’est qu’une multitude de faits semblables, comme lorsqu’on observe que tout vif-argent s’évapore par la force du feu, et ce n’est pas une généralité parfaite, parce qu’on n’en voit point la nécessité. Les propositions générales de raison sont nécessaires, quoique la raison en fournisse aussi, qui ne sont pas absolument générales, et ne sont que vraisemblables, comme, par exemple, lorsque nous présumons qu’une idée est possible, jusqu’à ce que le contraire se découvre par une plus exacte recherche. Il y a enfin des propositions mixtes, qui sont tirées de prémisses, dont quelques-unes viennent des faits et des observations, et d’autres sont des propositions nécessaires : et telles sont quantité de conclusions géographiques et astronomiques sur le globe de la terre, et sur le cours des astres qui naissent par la combinaison des observions des voyageurs et des astronomes avec les théorèmes de géométrie et d’arithmétique. Mais comme, selon l’usage des logiciens, la conclusion suit la plus faible des prémisses, et ne saurait avoir plus de certitude qu’elle, ces propositions mixtes n’ont que la certitude et la généralité qui appartient à des observations. Pour ce qui est des vérités éternelles, il faut observer, que dans le fond elles sont toutes conditionnelles et disent en effet : telle chose posée, telle autre chose est. Par exemple, disant : toute figure qui a trois côtés, aura aussi trois angles, je ne dis autre chose sinon que, supposé qu’il y ait une figure à trois côtés, cette même figure aura trois angles. Je dis cette même, et c’est en quoi les propositions catégoriques, qui peuvent être énoncées sans condition, quoiqu’elles soient conditionnelles dans le fond, diffèrent de celles qu’on appelle hypothétiques, comme serait cette proposition : si une figure a trois côtés, ses angles sont égaux à deux droits, où l’on voit que la proposition antécédente (savoir, la figure de trois côtés) et la conséquente (savoir, les angles de la figure de trois côtés sont égaux à deux droits), n’ont pas le même sujet, comme elles l’avaient dans le cas précédent, où l’antécédent était, cette figure est de trois côtés, et le conséquent, ladite figure est de trois angles ; quoique encore l’hypothétique souvent puisse être transformée en catégorique, mais en changeant un peu les termes, comme si au lieu de l’hypothétique précédente, je disais : les angles de toute figure à trois côtés sont égaux à deux droits. Les scolastiques ont fort disputé de constantia subjecti, comme ils l’appelaient, c’est-à-dire comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité réelle, si ce sujet n’existe point. C’est que la vérité n’est que conditionnelle et dit qu’en cas que le sujet existe jamais, on le trouvera tel. Mais on demandera encore : en quoi est fondée cette connexion, puisqu’il y a de la réalité là-dedans qui ne trompe pas ? La réponse sera qu’elle est dans la liaison des idées. Mais on demandera en répliquant : où seraient ces idées, si aucun esprit n’existait, et que deviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités éternelles ? Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités, savoir à cet esprit suprême et universel, qui ne peut manquer d’exister, dont l’entendement, à dire vrai, est la région des vérités éternelles, comme saint Augustin [49] l’a reconnu, et l’exprime d’une manière assez vive. Et, afin qu’on ne pense pas qu’il n’est point nécessaire d’y recourir, il faut considérer que ces vérités nécessaires contiennent la raison déterminante et le principe régularité des existences mêmes et, en un mot, les lois de l’univers. Ainsi ces vérités nécessaires étant antérieures aux existences des êtres contingents, il faut bien qu’elles soient fondées dans l’existence d’une substance nécessaire. C’est là où je trouve l’original des idées et des vérités qui sont gravées dans nos âmes, non pas en forme de propositions, mais comme des sources dont l’application et les occasions feront naître des énonciations actuelles.

Chap. XII. — Des moyens d’augmenter nos connaissances.

§ 1. Ph. Nous avons parlé des espèces de connaissance que nous avons. Maintenant venons aux moyens d’augmenter la connaissance ou de trouver la vérité. C’est une opinion reçue parmi les savants, que les maximes sont les fondements de toute connaissance, et que chaque science en particulier est fondée sur certaines choses déjà connues (præcognita). § 2. J’avoue que les mathématiques semblent favoriser cette méthode par leur bon succès, et vous avez assez appuyé là-dessus. Mais on doute encore si ce ne sont pas plutôt les idées qui y ont servi par leur liaison, bien plus que deux ou trois maximes générales qu’on a posées au commencement. Un jeune garçon connaît que son corps est plus grand que son petit doigt, mais non pas en vertu de cet axiome, que le tout est plus grand que sa partie. La connaissance a commencé par les propositions particulières ; mais depuis on a voulu décharger la mémoire, par le moyen des notions générales, d’un tas embarrassant d’idées particulières. Si le langage était si imparfait qu’il n’y eût point les termes relatifs, tout et partie, ne pourrait-on point connaître que le corps est plus grand que le doigt ? Au moins je vous présente les raisons de mon auteur, quoique je croie entrevoir ce que vous y pourrez dire en conformité de ce que vous avez déjà dit.

Th. Je ne sais pourquoi l’on en veut tant aux maximes pour les attaquer encore de nouveau ; si elles servent à décharger la mémoire de quantités d’idées particulières, comme on le reconnaît, elles doivent être fort utiles, quand elles n’auraient point d’autre usage. Mais j’ajoute qu’elles n’en naissent point, car on ne les trouve point par l’induction des exemples. Celui qui connaît que dix est plus que neuf, que le corps est plus grand que le doigt, et que la maison est trop grande pour pouvoir s’enfuir par la porte, connaît chacune de ces propositions particulières, par une même raison générale, qui y est comme incorporée et enluminée, tout comme l’on voit des traits chargés de couleurs, où la proposition et la configuration, consistent proprement dans les traits, quelle que soit la couleur. Or cette raison commune est l’axiome même, qui est connu pour ainsi dire implicitement, quoiqu’il ne le soit pas d’abord d’une manière abstraite et séparée. Les exemples tirent leur vérité de l’axiome incorpore, et l’axiome n’a pas le fondement dans les exemples. Et comme cette raison commune de ces vérités particulières est dans l’esprit de tous les hommes, vous voyez bien qu’elle n’a point besoin que les mots « tout et partie » se trouvent dans le langage de celui qui en est pénétré.

§ 4. Ph. Mais n’est-t-il pas dangereux d’autoriser les suppositions, sous prétexte d’axiomes ? L’un supposera avec quelques anciens, que tout est matière, l’autre avec Polémon [50] que le monde est Dieu ; un troisième, mettra en fait que le soleil est la principale divinité. Jugez quelle religion nous aurions, si cela était permis. Tant il est vrai qu’il est dangereux de recevoir des principes sans les mettre en question, surtout s’ils intéressent la morale ; car quelqu’un attendra une autre vie semblable plutôt à celle d’Aristippe [51] qui mettait la béatitude dans les plaisirs du corps qu’à celle d’Antisthène [52] qui soutenait que la vertu suffit pour rendre heureux. Et Archélaus [53] qui posera pour principe que le juste et l’injuste, l’honnête et le déshonnête sont uniquement déterminés par les lois et non par la nature, aura sans doute d’autres mesures du bien et du mal moral que ceux qui reconnaissent des obligations antérieures aux constitutions humaines. § 5. Il faut donc que les principes soient certains. § 6. Mais cette certitude ne vient que de la comparaison des idées ; ainsi nous n’avons point besoin d’autres principes, et suivant cette seule règle nous irons plus loin qu’en soumettant notre esprit à la discrétion d’autrui.

Th. Je n’étonne, Monsieur, que vous tournez contre les maximes, c’est-à-dire contre les principes évidents, ce qu’on peut et doit dire contre les principes supposés gratis. Quand on demande des præcognita dans les sciences, ou des connaissances antérieures, qui servent à fonder la science, on demande des principes connus, et non pas des positions arbitraires dont la vérité n’est point connue ; et même Aristote l’entend ainsi, que les sciences inférieures et subalternes empruntent leurs principes d’autres sciences supérieures où ils ont été démontrés, excepté la première des sciences que nous appelons la métaphysique, qui selon lui ne demande rien aux autres et leur fournit les principes dont elles ont besoin ; et quand il dit : δεῖ πιστεύειν τὸν μανθάνοντα, l’apprenti doit croire son maître, son sentiment est qu’il ne le doit faire qu’en attendant, lorsqu’il n’est pas encore instruit dans les sciences supérieures, de sorte que ce n’est que par provision. Ainsi l’on est bien éloigné de recevoir des principes gratuits. À quoi il faut ajouter que même des principes dont la certitude n’est pas entière peuvent avoir leur usage, si l’on ne bâtit là-dessus que par démonstration, car, quoique toutes les conclusions en ce cas ne soient que conditionnelles et vaillent seulement en supposant que ce principe est vrai, néanmoins cette liaison même et ces énonciations conditionnelles seraient au moins démontrées ; de sorte qu’il serait fort à souhaiter que nous eussions beaucoup de livres écrits de cette manière, où il n’y aurait aucun danger d’erreur, le lecteur ou disciple étant averti de la condition. Et on ne réglera point la pratique sur ces conclusions, qu’à mesure que la supposition se trouvera vérifiée ailleurs. Cette méthode sert encore elle-même bien souvent à vérifier les suppositions ou hypothèses, quand il en naît beaucoup de conclusions, dont la vérité est connue d’ailleurs, et quelquefois cela donne un parfait retour suffisant à démontrer la vérité de l’hypothèse. M. Conring [54], médecin de profession, mais habile homme en toute sorte d’érudition, excepté peut-être les mathématiques, avait écrit une lettre à un ami, occupé à faire réimprimer à Helmstædt le livre de Viottus [55], philosophe péripatéticien estimé, qui tâche d’expliquer la démonstration et les analytiques postérieures d’Aristote. Cette lettre fut jointe au livre, et M. Conring y reprenait Pappus [56], lorsqu’il dit : que l’analyse propose de trouver l’inconnu en le supposant, et en parvenant de là par conséquence à des vérités connues ; ce qui est contre la logique (disait-il), qui enseigne que des faussetés on ne veut conclure des vérités. Mais je lui fis connaître par après que l’analyse se sert des définitions et autres propositions réciproques, qui donnent moyen de faire le retour et de trouver des démonstrations synthétiques. Et meme lorsque ce retour n’est point démonstratif, comme dans la physique, il ne laisse pas quelque fois d’être d’une grande vraisemblance, lorsque l’hypothèse explique facilement beaucoup de phénomènes, difficiles sans cela et fort indépendants les uns des autres. Je tiens à la vérité, Monsieur, que le principe des principes est en quelque façon le bon usage des idées et des expériences ; mais en l’approfondissant on trouvera qu’à l’égard des idées, ce n’est autre chose que de lier les définitions par le moyen des axiomes identiques. Cependant ce n’est pas toujours une chose aisée de venir à cette dernière analyse, et quelque envie que les géomètres, au moins les anciens, aient témoignée d’en venir à bout, ils ne l’ont pas encore pu faire. Le célèbre auteur de l’Essai concernant l’entendement humain leur ferait bien du plaisir s’il achevait cette recherche, un peu plus difficile qu’on ne pense. Euclide, par exemple, a mis parmi les axiomes ce qui revient à dire : que deux lignes droites ne se peuvent rencontrer qu’une seule fois. L’imagination, prise de l’expérience des sens, ne nous permet pas de nous figurer plus d’une rencontre de deux droites ; mais ce n’est pas sur quoi la science doit être fondée. Et, si quelqu’un croit que cette imagination donne la liaison des idées distinctes, il n’est pas assez instruit de la source des vérités, et quantité de propositions, démontrables par d’autres antérieures, passeraient chez lui pour immédiates. C’est ce que bien des gens qui ont repris Euclide n’ont pas assez considéré. Ces sortes d’images ne sont qu’idées confuses, et celui qui ne connaît la ligne droite que par ce moyen, ne sera pas capable d’en rien démontrer. C’est pourquoi Euclide, faute d’une idée distinctement exprimée, c’est-à-dire d’une définition de la ligne droite (car celle qu’il donne en attendant est obscure, et ne lui sert point dans les démonstrations), a été obligé de revenir à deux axiomes, qui lui ont tenu lieu de définition et qu’il emploie dans ses démonstrations : l’un que deux droites n’ont point de partie commune, l’autre, qu’elles ne comprennent point d’espace. Archimède a donné une manière de définition de la droite en disant que c’est la plus courte ligne entre deux points. Mais il suppose tacitement en employant dans ses définitions des éléments tels que ceux d’Euclide, fondés sur les deux axiomes dont je viens de faire mention, que les affections, dont parlent ces axiomes, conviennent à la ligne qu’il définit. Ainsi, si vous croyez avec vos amis, sous prétexte de la convenance et disconvenance des idées, qu’il était permis et l’est encore de recevoir en Géométrie ce que les images nous disent, sans chercher cette rigueur de démonstration par les définitions et les axiomes que les anciens ont exigée dans cette science (comme je crois, bien des gens jugeront faute d’information), je vous avouerai, Monsieur, qu’on peut s’en contenter pour ceux qui ne se mettent en peine que de la géométrie pratique telle quelle, mais non pas pour ceux qui veulent avoir la science qui elle-même a perfectionné la pratique. Et, si les anciens avaient été de cet avis et s’étaient relâchés sur ce point, je crois qu’ils ne seraient allés guère avant et ne nous auraient laissé qu’une géométrie empirique telle qu’était apparemment celle des Égyptiens, et telle qu’il semble que celle des Chinois est encore : ce qui nous aurait privés des plus belles connaissances physiques et mécaniques que la géométrie nous a fait trouver et qui sont inconnues partout ou l’est notre géométrie. Il y a aussi de l’apparence qu’en suivant les sens et leurs images, on serait tombé dans des erreurs ; à peu près comme l’on voit que tous ceux qui ne sont point instruits dans la géométrie exacte reçoivent pour une vérité indubitable, sur la foi de leur imagination, que deux lignes qui s’approchent continuellement doivent se rencontrer enfin, au lieu que les géomètres donnent des instances contraires dans certaines lignes, qu’ils appellent asymptotes. Mais, outre cela., nous serions privés de ce que j’estime le plus dans la géométrie par rapport à la contemplation, qui est de laisser entrevoir la vraie source des vérités éternelles et du moyen de nous en faire comprendre la nécessité, que les idées confuses des sens ne sauraient faire voir distinctement. Vous me direz qu’Euclide a été obligé pourtant de se borner à certains axiomes, dont on ne voit l’évidence que confusément par le moyen des images. Je vous avoue qu’il s’est borné à ces axiomes, mais il valait mieux se borner à un petit nombre de vérités de cette nature qui lui paraissaient les plus simples, et en déduire les autres, qu’un autre moins exact aurait prises aussi pour certaines sans démonstration, que d’en laisser beaucoup d’indémontrées, et qui pis est, de laisser la liberté aux gens d’étendre leur relâchement suivant leur humeur. Vous voyez donc, Monsieur, que ce que vous avez dit avec vos amis sur la liaison des idées comme la vraie source des vérités a besoin d’explication. Si vous voulez vous contenter de voir confusément cette liaison, vous affaiblissez exactitude des démonstrations, et Euclide a mieux fait sans comparaison de tout réduire aux définitions et à un petit nombre d’axiomes. Que si vous voulez que cette liaison des idées se voie et s’exprime distinctement, vous serez obligé de recourir aux définitions et aux axiomes identiques, comme je le demande ; et quelquefois vous serez obligé de vous contenter de quelques axiomes moins primitifs, comme Euclide et Archimède ont fait, lorsque vous aurez de la peine à parvenir à une parfaite analyse ; et vous ferez mieux en cela que de négliger ou différer quelques belles découvertes, que vous pouvez déjà trouver par leur moyen : comme, en effet, je vous ai déjà dit une autre fois, Monsieur, que je crois que nous n’aurions point de géométrie (j’entends une science démonstrative) si les anciens n’avaient point voulu avancer, avant que d’avoir démontré les axiomes qu’ils ont été obligés d’employer.

§ 7. Ph. Je commence à entendre ce que c’est qu’une liaison des idées distinctement connue, et je vois bien qu’en cette façon les axiomes sont nécessaires. Je vois bien aussi comment il faut que la méthode que nous suivons dans nos recherches quand il s’agit d’examiner les idées soit réglée sur l’exemple des mathématiciens, qui depuis certains commencements fort clairs et fort faciles (qui ne sont autre chose que les axiomes et les définitions) montent, par de petits degrés et par une enchaînera continuelle de raisonnements, à la découverte et à la démonstration des vérités qui paraissent d’abord au-dessus de la capacité humaine. L’art de trouver des preuves et ces méthodes admirables qu’ils ont inventées pour démêler et mettre en ordre les idées moyennes est ce qui a produit des découvertes si étonnantes et si inespérées. Mais de savoir si avec le temps on ne pourra point inventer quelque semblable méthode qui serve aux autres idées, aussi bien qu’à celles qui appartiennent à la grandeur, c’est ce que je ne veux point déterminer. Du moins, si d’autres idées étaient examinées selon la méthode ordinaire aux mathématiciens, elles conduiraient nos pensées plus loin que nous ne sommes peut-être portés à nous le figurer, § 8, et cela se pourrait faire particulièrement dans la morale, comme j’ai dit plus d’une fois.

Th. Je crois que vous avez raison, Monsieur, et je suis disposé depuis longtemps à me mettre en devoir d’accomplir vos prédictions.

§ 9. Ph. À l’égard de la connaissance des corps, il faut prendre une route directement contraire ; car, n’ayant aucunes idées de leurs essences réelles, nous sommes obligés de recourir à l’expérience. § 10. Cependant je ne nie pas qu’un homme accoutumé à faire des expériences raisonnables et régulières ne soit capable de former des conjectures plus justes qu’un autre sur leurs propriétés encore inconnues. Mais c’est jugement et opinion et non connaissance et certitude. Cela me fait croire que la physique n’est pas capable de devenir science entre nos mains. Cependant les expériences et les observations historiques peuvent nous servir par rapport à la santé de nos corps et aux commodités de la vie.

Th. Je demeure d’accord que la physique entière ne sera jamais une science parfaite parmi nous, mais nous ne laisserons pas de pouvoir avoir quelque science physique et même nous en avons déjà des échantillons. Par exemple, la magnétologie peut passer pour une telle science, car, faisant peu de suppositions fondées dans l’expérience, nous en pouvons démontrer par une conséquence certaine quantité de phénomènes, qui arrivent effectivement comme nous voyons que la raison le porte. Nous ne devons pas espérer de rendre raison de toutes les expériences, comme même les géomètres n’ont pas encore prouvé tous leurs axiomes ; mais de même qu’ils se sont contentés de déduire un grand nombre de théorèmes d’un petit nombre de principes de la raison, c’est assez aussi que les physiciens par le moyen de quelques principes d’expérience rendent raison de quantité de phénomènes et peuvent même les prévoir dans la pratique.

§ 11. Ph. Puis donc que nos facultés ne sont pas disposées à nous faire discerner la fabrique intérieure des corps, nous devons juger que c’est assez qu’elles nous découvrent l’existence de Dieu et une assez grande connaissance de nous-mêmes pour nous instruire de nos devoirs et de nos plus grands intérêts par rapport surtout à l’éternité. Et je crois être en droit d’inférer de là que « la morale est la propre science et la grande affaire des hommes en général, comme d’autre part les différents arts, qui regardent différentes parties de la nature, sont le partage des particuliers ». On peut dire, par exemple, que l’ignorance de l’usage du fer est cause que dans les pays de l’Amérique, où la nature a répandu abondamment toutes sortes de biens, il manque la plus grande partie des commodités de la vie. Ainsi, bien loin de mépriser la science de la nature, § 12, je tiens que si cette étude est dirigée comme il faut, elle peut être d’une plus grande utilité au genre humain que tout ce qu’on a fait jusqu’ici ; et celui qui inventa l’imprimerie, qui découvrit l’usage de la boussole et qui fit connaître la vertu du quinquina, a plus contribué à la propagation de la connaissance et à l’avancement des commodités utiles à la vie, et a sauvé plus de gens du tombeau que les fondateurs des collèges et des hôpitaux et d’autres monuments de la plus insigne charité, qui ont été élevés à grands frais.

Th. Vous ne pouviez rien dire, Monsieur, qui fût plus à mon gré. La vraie morale ou piété nous doit pousser à cultiver les arts, bien loin de favoriser la paresse de quelques quiétistes fainéants. Et comme je l’ai dit il n’y a pas longtemps, une meilleure police serait capable de nous amener un jour une médecine beaucoup meilleure que celle d’à présent. C’est ce qu’on ne saurait assez prêcher, après le soin de la vertu.

§ 13. Ph. Quoique je recommande l’expérience, je ne méprise point les hypothèses probables. Elles peuvent mener à de nouvelles découvertes et sont du moins d’un grand secours à la mémoire. Mais notre esprit est fort porté à aller trop vite et à se payer de quelques apparences légères, faute de prendre la peine et le temps qu’il faut pour les appliquer à quantité de phénomènes.

Th. L’art de découvrir les causes des phénomènes, ou les hypothèses véritables, est comme l’art de déchiffrer, où souvent une conjecture ingénieuse abrège beaucoup de chemin. Le lord Bacon[57] a commencé à mettre l’art d’expérimenter en préceptes, et le chevalier Boyle a eu un grand talent pour le pratiquer. Mais si l’on n’y joint point l’art d’employer les expériences et d’en tirer des conséquences, on n’arrivera pas avec des dépenses royales à ce qu’un homme d’une grande pénétration pouvait découvrir d’abord. M. Descartes [58], qui l’était assurément, a fait une remarque semblable dans une de ses lettres à l’occasion de la méthode du chancelier d’Angleterre ; et Spinosa [59] (que je ne fais point de difficulté de citer, quand il dit de bonnes choses), dans une de ses lettres à feu M. Oldenbourg [60], secrétaire de la Société royale d’Angleterre, imprimées parmi les œuvres posthumes de ce juif subtil, fait une réflexion approchante sur un ouvrage de M. Boyle, qui s’arrête un peu trop, pour dire la vérité, à ne tirer d’une infinité de belles expériences d’autre conclusion que celle qu’il pouvait prendre pour principe, savoir que tout se fait mécaniquement dans la nature, principe qu’on peut rendre certain par la seule raison et jamais par les expériences, quelque nombre qu’on en fasse.

§ 14. Ph. Après avoir établi des idées claires et distinctes avec des noms fixes, le grand moyen d’étendre nos connaissances est l’art de trouver des idées moyennes, qui nous puissent faire voir la connexion ou l’incompatibilité des idées extrêmes. Les maximes au moins ne servent pas à les donner. Supposé qu’un homme n’ait point d’idée exacte d’un angle droit, il se tourmentera en vain à démontrer quelque chose du triangle rectangle, et quelques maximes qu’on emploie on aura de la peine à arriver par leurs secours à prouver que les carrés de ses côtés qui comprennent l’angle droit sont égaux au carré de l’hypoténuse. Un homme pourrait ruminer longtemps ces axiomes, sans voir jamais plus clair dans les mathématiques.

Th. Il ne sert de rien de ruminer les axiomes, sans avoir de quoi les appliquer. Les axiomes servent souvent à lier les idées, comme par exemple cette maxime, que les étendues semblables de la seconde et de la troisième dimension sont en raison doublée et triplée des étendues correspondantes de la dimension première, est d’un grandissime usage ; et la quadrature, par exemple, de la lunule d’Hippocrate en naît d’abord dans le cas des cercles, en y joignant l’application de ces deux figures l’une à l’autre, quand leur position donnée y fournit la commodité, comme leur comparaison connue en promet des lumières.

Chap. XIII. — Autres considérations
sur notre connaissance
.

§ 1. Ph. Il sera peut-être encore à propos d’ajouter que notre connaissance a beaucoup de rapport avec la vue en ceci, aussi bien qu’en autres choses, qu’elle n’est ni entièrement nécessaire, ni entièrement volontaire. On ne peut manquer de voir quand on a les yeux ouverts à la lumière, mais on peut la tourner vers certains objets, § 2, et les considérer avec plus ou moins d’application. Ainsi, quand la faculté est une fois appliquée, il ne dépend pas de la volonté de déterminer la connaissance ; non plus qu’un homme ne peut s’empêcher de voir ce qu’il voit. Mais il faut employer ses facultés comme il faut pour s’instruire.

Th. Nous avons parlé autrefois de ce point et établi qu’il ne dépend pas de l’homme d’avoir un tel ou un tel sentiment dans l’état présent, mais il dépend de lui de se préparer pour l’avoir et pour ne le point avoir dans la suite, et qu’ainsi les opinions ne sont volontaires que d’une manière indirecte.

Chap. XIV. — Du jugement.

§ 1. Ph. L’homme se trouverait indéterminé dans la plupart des actions de sa vie s’il n’avait rien à se conduire dès qu’une connaissance certaine lui manque. § 2. Il faut souvent se contenter d’un simple crépuscule de probabilité. § 3. Et la faculté de s’en servir est le jugement. On s’en contente souvent par nécessité, mais souvent c’est faute de diligence, de patience et d’adresse. § 4. On l’appelle assentiment ou dissentiment, et il a lieu lorsqu’on présume quelque chose, c’est-à-dire quand on la prend pour vraie avant la preuve. Quand cela se fait conformément à la réalité des choses, c’est un jugement droit.

Th. D’autres appellent juger l’action qu’on fait toutes les fois qu’on prononce après quelque connaissance de cause ; et il y en aura même qui distingueront le jugement de l’opinion, comme ne devant pas être si incertain. Mais je ne veux point faire le procès à personne sur l’usage des mots, et il vous est permis, Monsieur, de prendre le jugement pour un sentiment probable. Quant à la présomption, qui est un terme des jurisconsultes, le bon usage chez eux le distingue de la conjecture. C’est quelque chose de plus et qui doit passer pour vérité provisionnellement, jusqu’à ce qu’il y ait preuve du contraire, au lieu qu’un indice ou une conjecture doit être pesée souvent contre une autre conjecture. C’est ainsi que celui qui avoue avoir emprunté l’argent d’un autre est présumé de le devoir payer, à moins qu’il ne fasse voir qu’il l’a fait déjà, ou que la dette cesse par quelque autre principe. Présumer n’est donc pas, dans ce sens, prendre avant la preuve, ce qui n’est point permis, mais prendre par avance, mais avec fondement, en attendant une preuve contraire.

Chap. XV. — De la probabilité.

§ 1. Ph. Si la démonstration fait voir la liaison des idées, la probabilité n’est autre chose que l’apparence de cette liaison, fondée sur des preuves où l’on ne voit point de connexion immuable. § 2. Il y a plusieurs degrés d’assentiment, depuis l’assurance jusqu’à la conjecture, au doute, à la défiance. § 3. Lorsqu’on a certitude, il y a intuition dans toutes les parties du raisonnement qui en marquent la liaison ; mais ce qui me fait croire est quelque chose d’étranger. § 4. Or la probabilité est fondée en des conformités avec ce que nous savons, ou dans le témoignage de ceux qui le savent. Th. J’aimerais mieux soutenir qu’elle est toujours fondée dans la vraisemblance ou dans la conformité avec la vérité : et le témoignage d’autrui est encore une chose que le vrai a coutume d’avoir pour lui à l’égard des faits qui sont à portée. On peut donc dire que la similitude du probable avec le vrai est prise ou de la chose même, ou de quelque chose étrangère. Les rhétoriciens mettent deux sortes d’arguments : les artificiels, qui sont tirés des choses par le raisonnement, et les inartificiels, qui ne se fondent que dans le témoignage exprès, ou de l’homme, ou peut-être encore de la chose même. Mais il y en a de mêlés encore, car le témoignage peut fournir lui-même un fait, qui tend à former un argument artificiel.

§ 5. Ph. C’est faute de similitude avec le vrai que nous ne croyons pas facilement ce qui n’a rien d’approchant à ce que nous savons. Ainsi lorsqu’un ambassadeur dit au roi de Siam que l’eau s’endurcissait tellement en hiver chez nous qu’un éléphant pourrait marcher dessus sans enfoncer, le roi lui dit : « Jusqu’ici, je vous ai cru homme de bonne foi, maintenant je crois que vous mentez. » § 6. Mais si le témoignage des autres peut rendre un fait probable, l’opinion des autres ne doit pas passer par elle-même pour un vrai fondement de probabilité. Car il y a plus d’erreur que de connaissance parmi les hommes ; et si la créance de ceux que nous connaissons et estimons est un fondement légitime d’assentiment, les hommes auront raison d’être païens au Japon, mahométans en Turquie, papistes en Espagne, calvinistes en Hollande et luthériens en Suède.

Th. Le témoignage des hommes est sans doute de plus de poids que leur opinion, et on y fait aussi plus de réflexion en justice. Cependant l’on sait que le juge fait quelquefois prêter serment de crédulité comme on l’appelle ; et dans les interrogatoires on demande souvent aux témoins, non seulement ce qu’ils ont vu, mais aussi ce qu’ils jugent, en leur demandant en même temps les raisons de leur jugement, et on y fait telle réflexion qu’il appartient. Les juges aussi défèrent beaucoup aux sentiments et opinions des experts en chaque profession ; les particuliers ne sont pas moins obligés de le faire, à mesure qu’il ne leur convient pas de venir au propre examen. Ainsi, un enfant ou un autre homme dont l’état ne vaut guère mieux à cet égard, est obligé, même lorsqu’il se trouve dans une certaine situation, de suivre la religion du pays, tant qu’il n’y voit aucun mal, et tant qu’il n’est pas en état de chercher s’il y en a une meilleure. Et un gouverneur des pages, de quel que parti qu’il soit les obligera d’aller chacun dans l’église où vont ceux de la créance que ce jeune homme professe. On peut consulter les disputes entre M. Nicole[61] et autres sur l’argument du grand nombre en matière de foi, où quelquefois l’un lui défère trop et l’autre ne le considère pas assez. Il y a d’autres préjugés semblables, par lesquels les hommes seraient bien aises de s’exempter de la discussion. C’est ce que Tertullien[62], dans un traité exprès, appelle prescriptions, se servant d’un terme que les anciens jurisconsultes, dont le langage ne lui était point inconnu, entendaient de plusieurs sortes d’exceptions ou allégations étrangères et prévenantes, mais qu’aujourd’hui on n’entend guère que de la prescription temporelle, lorsqu’on prétend rebuter la demande d’autrui parce qu’elle n’a point été faite dans le temps fixé par les lois. C’est ainsi qu’on a eu de quoi publier des préjugés légitimes tant du côté de l’Église romaine que de celui des protestants. On a trouvé qu’il y a moyen d’opposer la nouveauté, par exemple, tant aux uns qu’aux autres à certains égards, comme, par exemple, lorsque les protestants pour la plupart ont quitté la forme des anciennes ordinations des ecclésiastiques, et que les romanistes ont changé l’ancien canon des livres de la sainte Écriture du Vieux Testament, comme j’ai montré assez clairement dans une dispute que j’ai eue par écrit et à reprises avec Mgr l’évêque de Meaux[63], qu’on vient de perdre suivant les nouvelles qui en sont venues depuis quelques jours. Ainsi ces reproches étant réciproques, la nouveauté, quoiqu’elle donne quelque soupçon d’erreur en ces matières, n’en est pas une preuve certaine.

Chap. XVI. — Des degrés d’assentiment.

§ 1. Ph. Pour ce qui est des degrés d’assentiment, il faut prendre garde que les fondements de probabilité que nous avons n’opèrent point en cela au delà du degré de l’apparence qu’on y trouve, ou qu’on y a trouvé lorsqu’on l’a examinée. Car il faut avouer que l’assentiment ne saurait être toujours fondé sur une vue actuelle des raisons, qui ont prévalu dans l’esprit et il serait très difficile, même à ceux qui ont une mémoire admirable, de toujours retenir toutes les preuves qui les ont engagés dans un certain sentiment et qui pourraient quelquefois remplir un volume sur une seule question. Il suffit qu’une fois ils aient épluché la matière sincèrement et avec soin et qu’ils aient, pour ainsi dire, arrêté le compte. § 2. Sans cela il faudrait que les hommes fussent fort sceptiques, ou changeassent d’opinion à tout moment, pour se rendre à tout homme qui, ayant examiné la question depuis peu, leur propose des arguments auxquels ils ne sauraient satisfaire entièrement sur-le-champ, faute de mémoire ou d’application à loisir. § 3. Il faut avouer que cela rend souvent les hommes obstinés dans l’erreur : mais la faute est non pas de ce qu’ils se reposent sur leur mémoire, mais de ce qu’ils ont mal jugé auparavant. Car souvent il tient lieu d’examen et de raison aux hommes, de remarquer qu’ils n’ont jamais pensé autrement. Mais ordinairement ceux qui ont le moins examiné leurs opinions y sont les plus attachés. Cependant l’attachement à ce qu’on a vu est louable, mais non pas toujours à ce qu’on a cru, parce qu’on peut avoir laissé quelque considération en arrière capable de tout renverser. Et il n’y a peut-être personne au monde qui ait le loisir, la patience et les moyens d’assembler toutes les preuves de part et d’autre sur les questions, où il a ses opinions, pour comparer ces preuves et pour conclure sûrement qu’il ne lui reste plus rien à savoir pour une plus ample instruction. Cependant le soin de notre vie et de nos plus grands intérêts ne saurait souffrir de délai, et il est absolument nécessaire que notre jugement se détermine sur des articles où nous ne sommes pas capables d’arriver à une connaissance certaine.

Th. Il n’y a rien que de bon et de solide dans ce que vous venez de dire, Monsieur. Il serait à souhaiter cependant que les hommes eussent en quelques rencontres des abrégés par écrit (en forme de mémoires) des raisons qui les ont portés à quelque sentiment de conséquence qu’ils sont obligés de justifier souvent dans la suite à eux-mêmes ou aux autres. D’ailleurs, quoiqu’en matière de justice il ne soit pas ordinairement permis de rétracter les jugements qui ont passé, et de revoir des comptes arrêtés (autrement il faudrait être perpétuellement en inquiétude, ce qui serait d’autant plus intolérable, qu’on ne saurait toujours garder les notices des choses passées) ; néanmoins on est reçu quelquefois, sur de nouvelles lumières, à se pourvoir en justice et à obtenir même ce qu’on appelle restitution in integrum contre ce qui a été réglé ; de même dans nos propres affaires, surtout dans les matières fort importantes où il est encore permis de s’embarquer ou de reculer, et où il n’est point préjudiciable de suspendre l’exécution et d’aller bride en main, les arrêts de notre esprit, fondés sur des probabilités, ne doivent jamais tellement passer in rem judicatam, comme les jurisconsultes l’appellent, c’est-à-dire pour établis, qu’on ne soit disposé à la révision du raisonnement lorsque de nouvelles raisons considérables se présentent à l’encontre. Mais quand il n’est plus temps de délibérer, il faut suivre le jugement qu’on fait avec autant de fermeté que s’il était infaillible, mais non pas toujours avec autant de rigueur[64].

§ 4. Ph. Puis donc que les hommes ne sauraient éviter de s’exposer à l’erreur en jugeant et d’avoir de divers sentiments, lorsqu’ils ne sauraient regarder les choses par les mêmes côtés, ils doivent conserver la paix entre eux et les devoirs d’humanité, parmi cette diversité d’opinions, sans prétendre qu’un autre doive changer promptement sur nos objections une opinion enracinée, surtout s’il y a lieu de se figurer que son adversaire agit par intérêt ou ambition, ou par quelque autre motif particulier. Et le plus souvent ceux qui voudraient imposer aux autres la nécessité de se rendre à leurs sentiments n’ont guère bien examiné les choses. Car ceux qui sont entrés assez avant dans la discussion pour sortir du doute sont en si petit nombre et trouvent si peu de sujet de condamner les autres, qu’on ne doit s’attendre à rien de violent de leur part.

Th. Effectivement ce qu’on a le plus droit de blâmer dans les hommes, ce n’est pas leur opinion, mais leur jugement téméraire à blâmer celle des autres, comme s’il fallait être stupide ou méchant pour juger autrement qu’eux ; ce qui, dans les auteurs de ces passions et haines qui les répandent parmi le public, est l’effet d’un esprit hautain et peu équitable qui aime à dominer et ne peut point souffrir de contradiction. Ce n’est pas qu’il n’y ait véritablement du sujet bien souvent de censurer les opinions des autres, mais il faut le faire avec un esprit d’équité et compatir et la faiblesse humaine. Il est vrai qu’on a droit de prendre des précautions contre de mauvaises doctrines, qui ont de l’influence dans les mœurs et dans la pratique de la piété : mais on ne doit pas les attribuer aux gens, à leur préjudice, sans en avoir de bonnes preuves. Si l’équité vent qu’on épargne les personnes, la piété ordonne de représenter où il appartient le mauvais effet de leurs dogmes, quand ils sont nuisibles, comme sont ceux qui vont contre la providence d’un Dieu parfaitement sage, bon et juste, et contre cette immortalité des âmes qui les rend susceptibles des effets de sa justice, sans parler d’autres opinions dangereuses par rapport à la morale et à la police. Je sais que d’excellents hommes et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques ont moins d’influence dans la pratique qu’on ne pense, et je sais aussi qu’il y a des personnes d’un excellent naturel, à qui les opinions ne feront jamais rien faire d’indigne d’elles : comme d’ailleurs ceux qui sont venus à ces erreurs par la spéculation ont coutume d’être naturellement plus éloignés des vices dont le commun des hommes est susceptible, outre qu’ils ont soin de la dignité de la secte où ils sont comme des chefs ; et l’on peut dire qu’Épicure et Spinoza, par exemple, ont mené une vie tout à fait exemplaire. Mais ces raisons cessent le plus souvent dans leurs disciples ou imitateurs, qui, se croyant déchargés de l’importune crainte d’une providence surveillante et d’un avenir menaçant, lâchent la bride à leurs passions brutales et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres ; et s’ils sont ambitieux et d’un naturel un peu dur, ils seront capables ; pour leur plaisir un avancement, de mettre le feu aux quatre coins de la terre, comme j’en ai connu de cette trempe que la mort a enlevés. Je trouve même que des opinions approchantes s’insinuant peu à peu dans l’esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres, et dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, disposent toutes choses à la révolution générale dont l’Europe est menacée et achèvent de détruire ce qui reste encore dans le monde des sentiments généreux des anciens Grecs et Romains, qui préféraient l’amour de la patrie et du bien public et le soin de la postérité à la fortune et même à la vie. Ces « publiks spirits », comme des Anglais les appellent, diminuent extrêmement et ne sont plus à la mode ; et ils cesseront davantage quand ils cesseront d’être soutenus par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle même nous enseigne. Les meilleurs du caractère opposé, qui commence de régner, n’ont plus d’autre principe que celui qu’ils appellent de l’honneur. Mais la marque de l’honnête homme et de l’homme d’honneur chez eux est seulement de ne faire aucune bassesse comme ils la prennent. Et si, pour la grandeur ou par caprice, quelqu’un versait un déluge de sang, s’il renversait tout sens dessus dessous, on compterait cela pour rien, et un Êrostrate des anciens ou bien un Don Juan dans le Festin de Pierre passerait pour un héros. On se moque hautement de l’amour de la patrie, on tourne en ridicule ceux qui ont soin du public, et, quand quelque homme bien intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond : alors comme alors. Mais il pourra arriver à ces personnes d’éprouver eux-mêmes les maux qu’ils croient réservés à d’autres. Si l’on se corrige encore de cette maladie d’esprit épidémique, dont les mauvais effets commencent à être visibles, ces maux peut-être seront prévenus ; mais si elle va croissant, la Providence corrigera les hommes par la révolution même qui en doit naître : car, quoi qu’il puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général au bout du compte, quoique cela ne doive et ne puisse arriver sans le châtiment de ceux qui ont contribué même au bien par leurs actions mauvaises. Mais je reviens d’une digression où la considération des opinions nuisibles et du droit de les blâmer m’a mené. Or, comme en théologie les censures vont encore plus loin qu’ailleurs, et que ceux qui font valoir leur orthodoxie condamnent souvent les adversaires, à quoi s’opposent dans le parti même ceux qui sont appelés syncrétistes par leurs adversaires, cette opinion a fait naître des guerres civiles entre les rigides et les condescendants dans un même parti. Cependant, comme refuser le salut éternel a ceux qui sont d’une autre opinion est entreprendre sur les droits de Dieu, les plus sages des condamnants ne l’entendent que du péril où ils croient voir les âmes errantes, et ils abandonnent à la miséricorde singulière de Dieu ceux dont la méchanceté ne les rend pas incapables d’en profiter, et de leur côté ils se croient obligés à faire tous les efforts imaginables pour les retirer d’un état si dangereux. Si ces personnes, qui jugent ainsi du péril des autres, sont parvenues à cette opinion après un examen convenable et s’il n’y a pas moyen de les en désabuser, on ne saurait blâmer leur conduite, tant qu’ils n’usent que des voies de douceur. Mais aussitôt qu’ils vont plus loin, c’est violer les lois de l’équité. Car ils doivent penser que d’autres, aussi persuadés qu’eux, ont autant de droit de maintenir leurs sentiments et même de les répandre, s’ils les croient importants. On doit excepter les opinions qui enseignent des crimes, qu’on ne doit point souffrir et qu’on a droit d’étouffer par les voies de la rigueur, quand il serait vrai même que celui qui les soutient ne peut point s’en défaire ; comme on a droit de détruire même une bête venimeuse, tout innocente qu’elle est. Mais je parle d’étouffer la secte et non les hommes, puisqu’on peut les empêcher de nuire et de dogmatiser.

§ 5. Ph. Pour revenir au fondement et aux degrés de l’assentiment, il est à propos de remarquer que les propositions sont de deux sortes : les unes sont de fait, qui dépendant de l’observation peuvent être fondées sur un témoignage humain ; les autres sont de spéculation, qui regardant les choses que nos sens ne sauraient nous découvrir, ne sont pas capables d’un semblable témoignage. § 6. Quand un fait particulier est conforme à nos observations constantes et aux rapports uniformes des autres, nous nous y appuyons aussi fermement que si c’était une connaissance certaine, et quand il est conforme au témoignage de tous les hommes, dans tous les siècles, autant qu’il peut être connu, c’est le premier et le plus haut degré de probabilité ; par exemple, que le feu échauffe, que le fer coule au fond de l’eau. Notre créance bâtie sur de tels fondements s’élève jusqu’à l’assurance. § 7. En second lieu, tous les historiens rapportent qu’un tel a préféré l’intérêt particulier au public, et comme on a toujours observé que c’est la coutume de la plupart des hommes, l’assentiment que je donne à ces histoires est une confiance. § 8. En troisième lieu, quand la nature des choses n’a rien qui soit ni pour ni contre, un fait, attesté par le témoignage de gens non suspects, par exemple, que Jules César a vécu, est reçu avec une ferme créance. § 9. Mais lorsque les témoignages se trouvent contraires au cours ordinaire de la nature, ou entre eux, les degrés de probabilité peuvent se diversifier à l’infini, d’où viennent ces degrés, que nous appelons croyance, conjecture, doute, incertitude, défiance ; et c’est là où il faut de l’exactitude pour former un jugement droit et proportionner notre assentiment aux degrés de probabilité.

Th. Les jurisconsultes, en traitant des preuves, présomptions, conjectures et indices, ont dit quantité de bonnes choses sur ce sujet et sont allés à quelque détail considérable. Ils commencent par la notoriété, où l’on n’a point besoin de preuve. Par après ils viennent à des preuves entières, ou qui passent pour telles, sur lesquelles on prononce au moins en matière civile, mais où en quelques lieux on est plus réservé en matière criminelle ; et on n’a pas tort de demander des preuves plus que pleines et surtout ce qu’on appelle corpus delicti, selon la nature du fait. Il y a donc preuves plus que pleines, et il y a aussi des preuves pleines ordinaires. Puis il y a présomptions, qui passent pour preuves entières provisionnellement, c’est-à-dire tandis que le contraire n’est point prouvé. Il y a preuves plus que demi-pleines (à proprement parler) où l’on permet à celui qui s’y fonde de jurer pour y suppléer ; c’est juramentum suppletorium. Il y en a d’autres moins que demi-pleines, où tout au contraire on défère le serment à celui qui nie le fait pour se purger ; c’est juramentum progationis. Hors de cela, il y a quantité de degrés des conjectures et des indices. Et particulièrement en matière criminelle il y a indices (ad torturam) pour aller à la question (laquelle a elle-même ses degrés marqués par les formules de l’arrêt) ; il y a indices (ad terrendum) suffisants à faire montrer les instruments de la torture et préparer les choses comme si l’on y voulait venir. Il y en a (ad capturam) pour s’assurer d’un homme suspect ; et (ad inquirendum) pour s’informer sous main et sans bruit. Et ces différences peuvent encore servir en d’autres occasions proportionnelles ; et toute la forme des procédures en justice n’est autre chose en effet qu’une espèce de logique, appliquée aux questions de droit. Les médecins encore ont quantité de degrés et de différences de leurs signes et indications, qu’on peut voir chez eux. Les mathématiciens de notre temps ont commencé à estimer les hasards à l’occasion des jeux. Le chevalier de Méré[65], dont les Agréments et autres ouvrages ont été imprimés, homme d’un esprit pénétrant et qui était joueur et philosophe, y donna occasion en formant des questions sur les partis, pour savoir combien vaudrait le jeu, s’il était interrompu dans un tel ou tel état. Par là il engagea M. Pascal[66] (2), son ami, à examiner un peu ces choses. La question éclata et donna occasion à M. Hugens de faire son traité de Aleâ. D’autres savants hommes y entrèrent. On établit quelques principes dont se servit aussi M. le pensionnaire de Wit, dans un petit discours imprimé en hollandais sur les rentes à vie. Le fondement, sur lequel on a bâti, revient à la prostapherèse, c’est-à-dire à prendre un moyen arithmétique entre plusieurs suppositions également recevables, et nos paysans s’en sont servis il y a longtemps suivant leur mathématique naturelle. Par exemple, quand quelque héritage ou terre doit être vendue, ils forment trois bandes d’estimateurs ; ces bandes sont appelées Schurzen en bas saxon, et chaque bande fait une estime du bien en question. Supposé donc que l’une l’estime être de la valeur de 1000 écus, l’autre de 1400, la troisième de 1500, on prend la somme de ces trois estimes qui est 3900, et parce qu’il y a eu trois bandes, on en prend le tiers, qui est 1300 pour la valeur moyenne demandée ; ou bien, ce qui est la même chose, on prend la somme des troisièmes parties de chaque estimation. C’est l’axiome, æqualibus æqualia, pour des suppositions égales il faut avoir des considérations égales. Mais quand les suppositions sont inégales, on les compare entre elles. Soit supposé, par exemple, qu’avec deux dés l’un doit gagner s’il fait 7 points, l’autre s’il en fait 9 ; on demande quelle proportion se trouve entre leurs apparences de gagner ? Je dis que l’apparence pour le dernier ne vaut que deux tiers de l’apparence pour le premier, car le premier peut faire 7 de trois façons avec deux dés, savoir par 4 et 6, ou 2 et 5, ou 3 et 4 ; et l’autre ne peut faire 9 que de deux façons, en jetant 3 et 6 ou 4 et 5. Et toutes ces manières sont également possibles. Donc les apparences, qui sont comme les nombres des possibilités égales, seront comme 3 à 2 ou comme 1 à . J’ai dit plus d’une fois qu’il faudrait une nouvelle espèce de logique, qui traiterait des degrés de probabilité, puisque Aristote dans ses Topiques n’a rien moins fait que cela, et s’est contenté de mettre en quelque ordre certaines règles populaires, distribuées selon les lieux communs, qui peuvent servir dans quelque occasion où il s’agit d’amplifier le discours et de lui donner apparence, sans se mettre en peine de nous donner une balance nécessaire pour peser les apparences et pour former là-dessus un jugement solide. Il serait bon que celui qui voudrait traiter cette matière poursuivit l’examen des jeux de hasard ; et généralement je souhaiterais qu’un habile mathématicien voulût faire un ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux, ce qui serait de grand usage pour perfectionner l’art d’inventer, l’esprit humain paraissant mieux dans les jeux que dans les matières plus sérieuses.

§ 40. Ph. La loi d’Angleterre observe cette règle, que la copie d’un acte reconnue authentique par des témoins est une bonne preuve ; mais la copie d’une copie, quelque attestée qu’elle soit et par les témoins les plus accrédités, n’est jamais admise pour preuve en jugement. Je n’ai encore ouï blâmer à personne cette sage précaution. On en peut tirer au moins cette observation, qu’un témoignage a moins de force à mesure qu’il est plus éloigné de la vérité originale, qui est dans la chose même ; au lieu que chez certaines gens on en use d’une manière directement contraire. Les opinions acquièrent des forces en vieillissant, et ce qui n’aurait pas paru probable à un homme raisonnable, contemporain de celui qui l’a certifié le premier, passe présentement pour certain parce que plusieurs l’ont rapporté sur son témoignage.

Th. Les critiques en matière d’histoire ont grand égard aux témoins contemporains des choses : cependant un contemporain même ne mérite d’être cru que principalement sur les événements publics ; mais quand il parle des motifs, des secrets, des ressorts cachés, et des choses disputables, comme par exemple des empoisonnements, des assassinats, on apprend au moins ce que plusieurs ont cru. Procope est fort croyable quand il parle de la guerre de Bélisaire contre les Vandales et les Goths ; mais quand il débite des médisances horribles contre l’impératrice Théodore dans ses Anecdotes, les croie qui voudra. Généralement on doit être réservé à croire les satires : nous en voyons qu’on a publiées de notre temps, contraires à toute apparence, qui ont pourtant été gobées avidement par les ignorants. Et on dira peut-être un jour : Est-il possible qu’on aurait osé publier ces choses en ce temps-là, s’il n’y avait quelque fondement apparent ? Mais si on le dit un jour, on jugera fort mal. Le monde cependant est incliné à donner dans le satirique ; et pour n’en alléguer qu’un exemple, feu M. du Maurier le fils [67] ayant publié, par je ne sais quel travers, dans ses mémoires imprimés il y a quelques années, certaines choses tout à fait mal fondées, contre l’incomparable Hugo Grotius, ambassadeur de la Suède en France, piqué apparemment par je ne sais quoi contre la mémoire de cet illustre ami de son père, j’ai vu que quantité d’auteurs les ont répétées à l’envi, quoique les négociations et lettres de ce grand homme fassent assez connaître le contraire. On s’émancipe même d’écrire des romans dans l’histoire, et celui qui a fait la dernière Vie de Cromwell a cru que pour égayer la matière il lui était permis en parlant de la vie encore privée de cet habile navigateur, de le faire voyager en France, où il le suit dans les auberges de Paris, comme s’il avait été son gouverneur. Cependant il paraît, par l’histoire de Cromwell, faite par Carrington, homme informé, et dédiée à Richard, son fils, quand il faisait encore le protecteur, que Cromwell n’est jamais sorti des îles Britanniques. Le détail surtout est peu sûr. On n’a presque point de bonnes relations des batailles. La plupart de celles de Tite-Live paraissent imaginaires, autant que celles de Quinte-Curce. Il faudrait avoir de part et d’autre les rapports de gens exacts et capables qui en dressassent même des plans, semblables ceux que le comte de Dahlberg, qui avait déjà servi avec distinction sous le roi de Suède Charles-Gustave, et qui étant gouverneur général de la Livonie a défendu Riga dernièrement, a fait graver touchant les actions et batailles de ce prince. Cependant il ne faut point d’abord décrier un bon historien sur un mot de quelque prince ou ministre, qui se récrie contre lui en quelque occasion, ou sur quelque sujet qui n’est pas à son gré et où véritablement il y a peut-être quelque faute. On rapporte que Charles-Quint, voulant se faire lire quelque chose de Sleidan disait : « Apportez-moi mon menteur, » et que Carlowiz, gentilhomme saxon fort employé dans ce temps-là, disait que l’histoire de Sleidan détruisait dans son esprit toute la bonne opinion qu’il avait eue des anciennes histoires. Cela, dis-je, ne sera d’aucune force dans l’esprit des personnes informées pour renverser l’autorité de l’histoire de Sleidan, dont la meilleure partie est un tissu d’actes publics des diètes et assemblées et des écrits autorisés par les princes. Et quand resterait le moindre scrupule la-dessus, il vient d’être levé par l’excellente histoire de mon illustre ami, feu M. Seckendorf[68] (dans lequel je ne puis m’empêcher pourtant de désapprouver le nom du luthéranisme sur le titre, qu’une mauvaise coutume a autorisé en Saxe), où la plupart des choses sont justifiées par les extraits d’une infinité de pièces, tirées des archives saxonnes, qu’il avait à sa disposition, quoique M. de Meaux, qui y est attaqué et à qui je l’envoyai, me répondit seulement que ce livre est d’une horrible prolixité ; mais je souhaiterais qu’il fût deux fois plus grand sur le même pied. Plus il est ample, plus il devait donner de prise, puisqu’on n’avait qu’à choisir les endroits ; outre qu’il y a des ouvrages historiques estimés, qui sont bien plus grands. Au reste on ne méprise pas toujours les auteurs postérieurs au temps dont ils parlent, quand ce qu’ils rapportent est apparent d’ailleurs. Et il arrive quelquefois qu’ils conservent des morceaux des plus anciens. Par exemple, on a douté de quelle famille est Suibert, évêque de Bamberg, depuis pape sous le nom de Clément II. Un auteur anonyme de l’histoire de Brunswick, qui a vécu dans le XIVe siècle, avait nommé sa famille, et des personnes savantes dans notre histoire n’y avaient point voulu avoir égard : mais j’ai eu une chronique beaucoup plus ancienne non encore imprimée, où la même chose est dite avec plus de circonstances, d’où il paraît qu’il était de la famille des anciens seigneurs allodiaux de Hornbourg (guère loin de Wolfenbuttel) dont le pays fut donné par le dernier possesseur à l’église cathédrale de l’Halberstadt.

§ 11. Ph. Je ne veux pas aussi qu’on croie que j’ai voulu diminuer l’autorité de l’usage de l’histoire par ma remarque. C’est de cette source que nous recevons avec une évidence convaincante une grande partie de nos vérités utiles. Je ne vois rien de plus estimable que les mémoires qui nous restent de l’antiquité, et je voudrais que nous en eussions un plus grand nombre et de moins corrompus. Mais il est toujours vrai que nulle copie ne s’élève au-dessus de la certitude de son premier original.

Th. Il est sûr que, lorsqu’on a un seul auteur de l’antiquité pour garant d’un fait, tous ceux qui l’ont copié n’y ajoutent aucun poids, ou plutôt doivent être comptés pour rien. Et ce doit être tout autant que si ce qu’ils disent était du nombre τῶν ἅπαξ λεγομένων, des choses qui n’ont été dites qu’une seule fois, dont M. Ménage voulait faire un livre. Et encore aujourd’hui, quand cent mille petits écrivains répéteraient les médisances de Bolsec[69] (par exemple), un homme de jugement n’en ferait pas plus de cas que du bruit des oisons. Des jurisconsultes ont écrit de fide historica ; mais la matière mériterait une plus exacte recherche, et quelques-uns de ces messieurs ont été trop indulgents. Pour ce qui est de la grande antiquité, quelques-uns des faits les plus éclatants sont douteux. Des habiles gens ont douté avec sujet si Romulus a été le premier fondateur de la ville de Rome. On dispute sur la mort de Cyrus, et d’ailleurs l’opposition entre Hérodote et Ctésias a répondu des doutes sur l’histoire des Assyriens, Babyloniens et Persans. Celle de Nabuchodonosor, de Judith et même de l’Assuérus d’Esther souffre de grandes difficultés. Les Romains en parlant de l’or de Toulouse contredisent à ce qu’ils racontent de la défaite des Gaulois par Camille. Surtout l’histoire propre et privée des peuples est sans crédit, quand elle n’est point prise des originaux fort anciens, ni assez conforme à l’histoire publique. C’est pourquoi ce qu’on nous raconte des anciens Rois germains, gaulois, britanniques, écossais, polonais, et autres, passe avec raison pour fabuleux et fait à plaisir. Ce Trébéta, fils de Ninus, fondateur de Trèves ; ce Brutus, auteur des Britons ou Brittains, sont aussi véritables que les Amadis. Les contes pris de quelques fabulateurs, que Trithémius[70], Aventin[71], et même Albinus[72], Sifrid Petri[73] ont pris la liberté de débiter des anciens princes Francs, Boïens, Frisons ; et ce que Saxon le Grammairien et l’Edda nous racontent des antiquités reculées du Septentrion, ne saurait avoir plus d’autorité que ce que dit Kadlubko[74], premier historien polonais d’un de leurs rois, gendre de Jules César. Mais quand les histoires des différents peuples se rencontrent dans les cas où il n’y a pas d’apparence que l’un ait copié l’autre, c’est un grand indice de la vérité. Tel est l’accord d’Hérodote avec l’histoire du Vieux Testament en bien des choses ; par exemple lorsqu’il parle de la bataille de Mégiddo entre le roi d’Égypte et les Syriens de la Palestine, c’est-à-dire les Juifs, où, suivant le rapport de l’histoire sainte, que nous avons des Hébreux, le roi Josias fut blessé mortellement. Le consentement encore des historiens arabes, persans et turcs avec les grecs, romains et autres occidentaux, fait plaisir à ceux qui recherchent les faits ; comme aussi les témoignages que les médailles et suscriptions, restées de l’antiquité, rendent aux livres venus des Anciens jusqu’à nous, et qui sont à la vérité copies de copies. Il faut attendre ce que nous apprendra encore l’histoire de la Chine, quand nous serons plus en état d’en juger et jusqu’où elle portera sa crédibilité avec soi. L’usage de l’histoire consiste principalement dans le plaisir qu’il y a de connaître les origines, dans la justice qu’on rend aux hommes qui ont bien mérité des autres hommes, dans l’établissement de la critique historique, et surtout de l’histoire sacrée, qui soutient les fondements de la révélation, et (mettant encore à part les généalogies et droits des princes et puissances) dans les enseignements utiles que les exemples nous fournissent. Je ne méprise point qu’on épluche les antiquités jusqu’aux moindres bagatelles ; car quelquefois la connaissance que les critiques en tirent peut servir aux choses plus importantes. Je consens, par exemple, qu’on écrive même toute l’histoire des vêtements et de l’art des tailleurs depuis les habits des pontifes des Hébreux, ou si l’on veut depuis les pelleteries, que Dieu donna aux premiers mariés au sortir du Paradis, jusqu’aux fontanges et falbalas (Faltblâts) de notre temps, et qu’on y joigne tout ce qu’on peut tirer des anciennes sculptures et des peintures encore faites depuis quelques siècles. J’y fournirai même, si quelqu’un le désire, les mémoires d’un homme d’Augsbourg du siècle passé, qui s’est peint avec tous les habits qu’il a portés depuis son enfance jusqu’à l’âge de 63 ans. Et je ne sais qui m’a dit que feu M. le duc d’Aumont[75], grand connaisseur des belles antiquités, a eu une curiosité approchante. Cela pourra peut-être servir à discerner les monuments légitimes de ceux qui ne le sont pas, sans parler de quelques autres usages. Et puisqu’il est permis aux hommes de jouer, il leur sera encore plus permis de se divertir à ces sortes de travaux, si les devoirs essentiels n’en souffrent point. Mais je désirerais qu’il y eût des personnes qui s’appliquassent préférablement à tirer de l’histoire ce qu’il y a de plus utile, comme seraient des exemples extraordinaires de vertu, des remarques sur les commodités de la vie, des stratagèmes de politique et de guerre. Et je voudrais qu’on fît exprès une espèce d’histoire universelle, qui ne marquât que de telles choses et quelque peu d’autres de plus de conséquence ; car quelquefois on lira un grand livre d’histoire, savant, bien écrit, propre même au but de l’auteur, et excellent en son genre, mais qui ne contiendra guère d’enseignements utiles, par lesquels je n’entends pas ici de simples moralités, dont le Theatrum vitæ humanæ et tels autres florilèges sont remplis, mais des adresses et connaissances dont tout le monde ne s’aviserait pas au besoin. Je voudrais encore qu’on tirât des livres des voyages une infinité de choses de cette nature, dont on pourrait profiter, et qu’on les rangeât selon l’ordre des matières. Mais il est étonnant que, tant de choses utiles restant à faire, les hommes s’amusent presque toujours à ce qui est déjà fait, ou à des inutilités pures, ou du moins à ce qui est le moins important ; et je n’y vois guère de remède jusqu’à ce que le public s’en mêle davantage dans des temps plus tranquilles.

§ 12. Ph. Vos digressions donnent du plaisir et du profit. Mais des probabilités des faits venons à celles des opinions touchant les choses qui ne tombent pas sous les sens. Elles ne sont capables d’aucun témoignage, comme sur l’existence et la nature des esprits, anges, démons, etc., sur les substances corporelles, qui sont dans les planètes et dans d’autres demeures de ce vaste univers, enfin sur la manière d’opérer de la plupart des ouvrages de la nature, et de toutes ces choses nous ne pouvons avoir que des conjectures, où l’analogie est la grande règle de la probabilité. Car, ne pouvant point être attestées, elles ne peuvent paraître probables qu’en tant qu’elles conviennent plus ou moins avec les vérités établies. Un frottement violent de deux corps produisant de la chaleur et même du feu, les réfractions des corps transparents faisant paraître des couleurs, nous jugeons que le feu consiste dans une agitation violente des parties imperceptibles, et qu’encore les couleurs, dont nous ne voyons pas l’origine, viennent d’une semblable réfraction ; et trouvant qu’il y a une connexion graduelle dans toutes les parties de la création, qui peuvent être sujettes à l’observation humaine sans aucun vide considérable entre deux, nous avons tout sujet de penser que les choses s’élèvent aussi vers la perfection peu à peu et par des degrés insensibles. Il est malaisé de dire où le sensible et le raisonnable commence et quel est le plus bas degré des choses vivantes ; c’est comme la quantité augmente ou diminue dans un cône régulier. Il y a une différence excessive entre certains hommes et certains animaux brutes ; mais si nous voulons comparer l’entendement et la capacité de certains hommes et de certaines bêtes, nous y trouverons si peu de différence, qu’il sera bien malaisé d’assurer que l’entendement de ces hommes soit plus net ou plus étendu que celui de ces bêtes. Lors donc que nous observons une telle gradation insensible entre les parties de la création depuis l’homme jusqu’aux parties les plus basses, qui sont au-dessous de lui, la règle de l’analogie nous fait regarder comme probable qu’il y a une pareille gradation dans les choses qui sont au-dessus de nous et non de la sphère de nos observations, et cette espèce de probabilité est le grand fondement des hypothèses raisonnables.

Th. C’est sur cette analogie que M. Huyghens juge dans son Cosmotheoros[76] que l’état des autres planètes principales est assez approchant du nôtre ; excepté ce que la différente distance du soleil doit causer de différence : et M. de Fontenelle[77], qui avait donné déjà auparavant ses entretiens pleins d’esprit et de savoir sur la pluralité des mondes, a dit de jolies choses là-dessus, et a trouvé l’art d’égayer une matière difficile. On dirait quasi que c’est dans l’empire de la lune d’Harlequin tout comme ici. Il est vrai qu’on juge tout autrement des lunes (qui sont des satellites seulement) que des planètes principales. Képler[78] a laissé un petit livre, qui contient une fiction ingénieuse sur l’état de la lune ; et un Anglais[79], homme d’esprit, a donné la plaisante description d’un Espagnol de son invention, que des oiseaux de passage transportèrent dans la lune, sans parler de Cyrano, qui alla depuis trouver cet Espagnol. Quelques hommes d’esprit, voulant donner un beau tableau de l’autre vie, promènent les âmes bien heureuses de monde en monde ; et notre imagination y trouve une partie des belles occupations qu’on peut donner aux génies. Mais, quelque effort qu’elle se donne, je doute : qu’elle puisse les rencontrer, à cause du grand intervalle entre nous et ces génies et de la grande variété qui s’y trouve. Et jusqu’à ce que nous trouvions des lunettes, telles que M. Descartes nous faisait espérer pour discerner des parties du globe de la lune pas plus grandes que nos maisons, nous ne saurions déterminer ce qu’il y a dans un globe différent du nôtre. Nos conjectures seront plus utiles et plus véritables sur les parties intérieures de nos corps. J’espère qu’on ira bien au delà de la conjecture en bien des occasions et je crois déjà maintenant qu’au moins la violente agitation des parties du feu, dont vous venez de parler, ne doit pas être comptée parmi les choses qui ne sont que paraboles. C’est dommage que l’hypothèse de M. Descartes sur la contexture des parties de l’univers visible ait été si peu confirmée par les recherches et découvertes faites depuis, ou que M. Descartes n’ait pas vécu 50 ans plus tard pour nous donner une hypothèse sur les connaissances présentes, aussi ingénieuse que celle qu’il donna sur celles de son temps. Pour ce qui est de la connexion graduelle des espèces, nous en avons dit quelque chose dans une conférence précédente, où je remarquai que déjà des philosophes avaient raisonné sur le vide dans les formes ou espèces. Tout va par degrés dans la nature et rien par saut, et cette règle à l’égard des changements est une partie de ma loi de la continuité. Mais la beauté de la nature, qui veut des perceptions distinguées, demande des apparences de sauts et pour ainsi dire des chutes de musique dans les phénomènes, et prend plaisir de mêler les espèces. Ainsi, quoiqu’il puisse y avoir dans quelque autre monde des espèces moyennes entre l’homme et la bête (selon qu’on prend le sens de ces mots) et qu’il y ait apparemment quelque part des animaux raisonnables qui nous passent, la nature a trouvé bon de les éloigner de nous, pour nous donner sans contredit la supériorité que nous avons dans notre globe. Je parle des espèces moyennes et je ne voudrais pas me régler ici sur les individus humains qui approchent de brutes, parce qu’apparemment ce n’est pas un défaut de la faculté, mais un empêchement de l’exercice ; de sorte que je crois que le plus stupide des hommes (qui n’est pas dans un état contraire à la nature par quelque maladie ou par un autre défaut permanent tenant lieu de maladie) est incomparablement plus raisonnable et plus docile que la plus spirituelle de toutes les bêtes, quoiqu’on dise quelquefois le contraire par un jeu d’esprit. Au reste, j’approuve fort la recherche des analogies : les plantes, les insectes et l’anatomie comparative des animaux les fourniront de plus en plus, surtout quand on continuera à se servir du microscope encore plus qu’on ne fait. Et dans les matières plus générales on trouvera que mes sentiments sur les monades, répandues partout, sur leur durée interminable, sur la conservation de l’animal avec l’âme, sur les perceptions peu distinguées dans un certain état, tel que la mort des simples animaux, sur les corps qu’il est raisonnable d’attribuer aux génies, sur l’harmonie des âmes et des corps, qui fait que chacun suit parfaitement ses propres lois sans être troublé par l’autre et sans que le volontaire ou l’involontaire y doivent être distingués : on trouvera, dis-je, que-tous ces sentiments sont tout à fait conformes à l’analogie des choses que nous remarquons et que j’étends seulement au delà de nos observations, sans les borner à certaines portions de la matière ou à certaines espèces d’actions, et qu’il n’y a de la différence que du grand au petit, du sensible à l’insensible.

§ 13. Ph. Néanmoins il y a un cas où nous déférons moins a l’analogie des choses naturelles que l’expérience nous fait connaître, qu’au témoignage contraire d’un fait étrange qui s’en éloigne. Car, lorsque des événements surnaturels sont conformes aux fins de celui qui a de pouvoir de changer le cours de la nature, nous n’avons point de sujet de refuser de les croire quand ils sont bien attestés, et c’est le cas des miracles qui ne trouvent pas seulement créance pour eux-mêmes, mais la communiquent encore à d’autres vérités qui ont besoin d’une telle confirmation. § 14. Enfin il y a un témoignage qui l’emporte sur tout autre assentiment, c’est la révélation, c’est-à-dire le témoignage de Dieu, qui ne peut ni tromper ni être trompé ; et l’assentiment que nous lui donnons s’appelle foi, qui exclut tout doute aussi parfaitement que la connaissance la plus certaine. Mais le point est d’être assuré que la révélation est divine, et de savoir que nous en comprenons le véritable sens ; autrement on s’expose au fanatisme et à des erreurs d’une fausse interprétation : et lorsque l’existence et le sens de la révélation n’est que probable, l’assentiment ne saurait avoir une probabilité plus grande que celle qui se trouve dans les preuves. Mais nous en parlerons encore davantage.

Th. Les théologiens distinguent entre les motifs de crédibilité (comme ils les appellent) avec l’assentiment naturel qui en doit naître et ne peut avoir plus de probabilité que ces motifs, et entre l’assentiment surnaturel, qui est un effet de la grâce divine. On a fait des livres exprès sur l’analyse de la foi, qui ne s’accordent pas tout à fait entre eux ; mais puisque nous en parlerons dans la suite, je ne veux point anticiper ici sur ce que nous aurons à dire en son lieu.

Chap. XVII. — De la raison.

§ 1. Ph. Avant que de parler distinctement de la foi, nous traiterons de la raison. Elle signifie quelquefois des principes clairs et véritables, quelquefois des conclusions déduites de ces principes et quelquefois la cause, et particulièrement la cause finale. Ici on la considère comme une faculté, par où l’on suppose que l’homme est distingué de la bête et en quoi il est évident qu’il la surpasse de beaucoup. § 2. Nous en avons besoin, tant pour étendre notre connaissance que pour régler notre opinion, et elle constitue, à le bien prendre, deux facultés qui sont la sagacité pour trouver les idées moyennes, et la faculté de tirer des conclusions ou d’inférer. § 3. Et nous pouvons considérer dans la raison ces quatre degrés : 1o Découvrir des preuves ; 2o les ranger dans un ordre, qui en fasse voir la connexion ; 3o s’apercevoir de la connexion dans chaque partie de la déduction ; 4o en tirer la conclusion. Et on peut observer ces degrés dans les démonstrations mathématiques.

Th. La raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière. Mais particulièrement et par excellence on l’appelle raison, si c’est la cause non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité même, ce qu’on appelle aussi raison à priori, et la cause dans les choses répond à la raison dans les vérités. C’est pourquoi la cause même est souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale. Enfin la faculté qui s’aperçoit de cette liaison des vérités ou la faculté de raisonner est aussi appelée raison, et c’est le sens que vous employez ici. Or cette faculté est véritablement affectée à l’homme seul ici-bas, et ne parait pas dans les autres animaux ici-bas : car j’ai déjà fait voir ci-dessus que l’ombre de la raison qui se fait voir dans les bêtes n’est que l’attente d’un événement semblable dans un cas qui parait semblable au passé, sans connaître si la même raison a lieu. Les hommes mêmes n’agissent pas autrement dans le cas où ils sont empiriques seulement. Mais ils s’élèvent au-dessus des bêtes, en tant qu’ils voient les liaisons des vérités ; les liaisons, dis-je, qui constituent encore en elles-mêmes des vérités nécessaires et universelles. Ces liaisons sont même nécessaires quand elles ne produisent qu’une opinion, lorsqu’après une exacte recherche la prévalence de la probabilité, autant qu’on en peut juger, peut être démontrée ; de sorte qu’il y a démonstration alors, non pas de la vérité de la chose, mais du parti que la prudence veut qu’on prenne. En partageant cette faculté de la raison, je crois qu’on ne fait pas mal d’en reconnaître deux parties, suivant un sentiment assez reçu qui distingue l’invention et le jugement. Quant à vos quatre degrés que vous remarquez dans les démonstrations des mathématiques, je trouve qu’ordinairement le premier, qui est de découvrir les preuves, n’y paraît pas comme il serait à souhaiter. Ce sont des synthèses qui ont été trouvées quelquefois sans analyse, et quelquefois l’analyse a été supprimée. Les géomètres, dans leurs démonstrations, mettent premièrement la proposition qui doit être prouvée, et pour venir à la démonstration ils exposent par quelque figure ce qui est donné. C’est qu’on appelle ecthèse. Après quoi ils viennent à la préparation et tracent de nouvelles lignes dont ils ont besoin pour le raisonnement ; et souvent le plus grand art consiste à trouver cette préparation. Cela fait, ils font le raisonnement même, en tirant des conséquences de ce qui était donné dans l’ecthèse et de ce qui y a été ajouté par la préparation ; et employant pour cet effet les vérités déjà connues ou démontrées, ils viennent à la conclusion. Mais il y a des cas où l’on se passe de l’ecthèse et de la préparation.

§ 4. Ph. On croit généralement que le syllogisme est le grand instrument de la raison et le meilleur moyen de mettre cette faculté en usage. Pour moi j’en doute, car il ne sert qu’à voir la connexion des preuves dans un seul exemple et non au delà : mais l’esprit la voit aussi facilement et peut-être mieux sans cela. Et ceux qui savent se servir des figures et des modes, en supposent le plus souvent l’usage par une foi implicite pour leurs maîtres, sans en entendre la raison. Si le syllogisme est nécessaire, personne ne connaissait quoi que ce soit par raison avant son invention, et il faudra dire que Dieu ayant fait de l’homme une créature à deux jambes, a laissé à Aristote le soin d’en faire un animal raisonnable ; je veux dire, de ce petit nombre d’hommes qu’il pourrait engager à examiner les fondements des syllogismes, où entrent plus de 60 manières de former les trois propositions, il n’y en a qu’environ 14 de sûres. Mais Dieu a eu beaucoup plus de bonté pour les hommes ; il leur a donné un esprit capable de raisonner. Je ne dis point ceci pour rabaisser Aristote, que je regarde comme un des plus grands hommes de l’antiquité, que peu ont égale en étendue, en subtilité, en pénétration d’esprit et par la force du jugement, et qui, en cela même qu’il a invente ce petit système des formes de l’argumentation, a rendu un grand service aux savants contre ceux qui n’ont pas honte de nier tout. Mais cependant ces formes ne sont pas le seul ni le meilleur moyen de raisonner ; et Aristote ne les trouva pas par le moyen des formes mêmes, mais par la voie originale de la convenance manifeste des idées ; et la connaissance qu’on en acquiert par l’ordre naturel dans les démonstrations mathématiques paraît mieux sans le secours d’aucun syllogisme. Inférer est tirer une proposition comme véritable d’une autre déjà avancée pour véritable, en supposant une certaine connexion d’idées moyennes ; par exemple, de ce que les hommes seront punis en l’autre monde, on inféra qu’ils se peuvent déterminer ici eux-mêmes. En voici la liaison : « Les hommes seront punis et Dieu est celui qui punit ; donc la punition est juste : donc le puni est coupable ; donc il aurait pu faire autrement ; donc il a la liberté en lui ; donc enfin il à la puissance de se déterminer. » La liaison se voit mieux ici que s’il y avait cinq ou six syllogismes embrouillés, où les idées seraient transposées répétées et enchâssées dans les formes artificielles. Il s’agit de savoir quelle connexion a une idée moyenne avec les extrêmes dans le syllogisme : mais c’est ce que nul syllogisme ne peut montrer. C’est l’esprit qui peut apercevoir ces idées placées ainsi par une espèce de juxtaposition, et cela par sa propre vue. À quoi sert donc le syllogisme ? Il est d’usage dans les écoles, où l’on n’a pas la honte de nier la convenance des idées, qui conviennent visiblement. D’où vient que les hommes ne font jamais de syllogismes en eux-mêmes lorsqu’ils cherchent la vérité ou qu’ils l’enseignent à ceux qui désirent sincèrement de la connaître. Il est assez visible aussi que cet ordre est plus-naturel

Homme. — Animal — vivant,

c’est-à-dire l’homme est un animal, et l’animal est vivant, donc l’homme est vivant, que celui du syllogisme

Animal — vivant. Homme — animal. Homme - vivant,
c’est-à-dire l’animal est vivant, l’homme est un animal, donc

l’homme est vivant. Il est vrai que les syllogismes peuvent servir à découvrir une fausseté cachée sous l’éclat brillant d’un ornement emprunté de la rhétorique, et j’avais cru autrefois que le syllogisme était nécessaire, au moins pour se garder des sophismes déguisés sous des discours fleuris ; mais, après un plus sévère examen, j’ai trouvé qu’on n’a qu’à démêler les idées dont dépend la conséquence de celles qui sont superflues, et les ranger dans un ordre naturel pour en montrer l’incohérence. J’ai connu un homme, à qui les règles du syllogisme étaient entièrement inconnues, qui apercevait d’abord la faiblesse et les faux raisonnements d’un long discours artificieux et plausible, auquel d’autres gens exercés à toute la finesse de la logique se sont laissé attraper ; et je crois qu’il y aura peu de mes lecteurs, qui ne connaissent de telles personnes. Et si cela n’était ainsi, les princes, dans les matières qui intéressent leur couronne et leur dignité, ne manqueraient pas de faire entrer les syllogismes dans les discussions les plus importantes, où cependant tout le monde croit que ce serait une chose ridicule de s’en servir. En Asie, en Afrique et en Amérique, parmi les peuples indépendants des Européens, personne n’en a presque jamais ouï parler. Enfin il se trouve au bout du compte que ces formes scolastiques ne sont pas moins sujettes à tromper ; les gens aussi sont rarement réduits au silence par cette méthode scolastique et encore plus rarement convaincus et gagnés. Ils reconnaîtront tout au plus que leur adversaire est plus adroit, mais ils ne laissent pas d’être persuadés de la justice de leur cause. Et si l’on peut envelopper des raisonnements fallacieux dans le syllogisme, il faut que la fallace puisse être découverte par quelque autre moyen que celui du syllogisme. Cependant je ne suis point d’avis qu’on rejette les syllogismes, ni qu’on se prive d’aucun moyen capable d’aider l’entendement. Il y a des yeux qui ont besoin de lunettes ; mais ceux qui s’en servent ne doivent pas dire que personne ne peut voir sans lunettes. Ce serait trop rabaisser la nature en faveur d’un art, auquel ils sont peut-être redevables. Si ce n’est qu’il leur soit arrivé tout au contraire ce qui a été éprouvé par des personnes qui se sont servies des lunettes trop ou trop tôt, qu’ils ont si fort offusqué la vue par leur moyen qu’ils n’ont plus pu voir sans leur secours.

Th. Votre raisonnement sur le peu d’usage des syllogismes est plein de quantité de remarques solides et belles. Et il faut avouer que la forme scolastique des syllogismes est peu employée dans le monde, et qu’elle serait trop longue et embrouillerait si on la voulait employer sérieusement. Et cependant, le croiriez-vous ? je tiens que l’invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de l’esprit humain, et même des plus considérables. C’est une espèce de mathématique universelle, dont l’importance n’est pas assez connue ; et l’on peut dire qu’un art d’infaillibilité y est contenu, pourvu qu’on sache et qu’on puisse s’en bien servir, ce qui n’est pas toujours permis. Or il faut savoir que, par les arguments en forme, je n’entends pas seulement cette manière scolastique d’argumenter dont on se sert dans les collèges, mais tout raisonnement qui conclut par la force de la forme, et où l’on n’a besoin de suppléer aucun article ; de sorte qu’un sorite, un autre tissu de syllogismes, qui évite la répétition, même un compte bien dressé, un calcul d’algèbre, une analyse des infinitésimales me seront à peu près des arguments en forme, puisque leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu’on est sûr de ne s’y point tromper. Et peu s’en faut que les démonstrations d’Euclide ne soient des arguments en forme le plus souvent ; car, quand il fait des enthymèmes en apparence, la proposition supprimée et qui semble manquer est suppléée par la citation à la marge, où l’on donne le moyen de la trouver déjà démontrée ; ce qui donne un grand abrégé sans rien déroger à la force. Ces inversions, compositions et divisions des raisons, dont il se sert, ne sont que des espèces de formes d’argumenter particulières et propres aux mathématiciens et à la matière qu’ils traitent, et ils démontrent ces formes avec 1’aide des formes universelles de la logique. De plus, il faut savoir qu’il y a des conséquences syllogistiques bonnes et qu’on ne saurait démontrer à la rigueur par aucun syllogisme sans en changer un peu les termes ; et ce changement même des termes fait la conséquence syllogistique. Il y en a plusieurs, comme entre autres a recto ad obliquum. Par exemple : Jésus-Christ est Dieu ; donc la mère de Jésus-Christ est la mère de Dieu ; item, celle que des habiles logiciens ont appelée inversion de relation, comme, par exemple, cette conséquence : si David est père de Salomon, sans doute Salomon est fils de David. Et ces conséquences ne laissent pas d’être démontrables par des vérités dont les syllogismes vulgaires mêmes dépendent. Les syllogismes aussi ne sont pas seulement catégoriques, mais encore hypothétiques, où les disjonctifs sont compris. Et l’on peut dire que les catégoriques sont simples ou composés. Les catégoriques simples sont ceux qu’on compte ordinairement, c’est-à-dire selon les modes des figures : et j’ai trouvé que les quatre figures ont chacune six modes, de sorte qu’il y a 24 modes en tout. Les quatre modes vulgaires de la première figure ne sont que l’effet de la signification des signes : Tout, Nul, Quelqu’un. Et les deux que j’y ajoute, pour ne rien omettre, ne sont que les subalternations des propositions universelles. Car de ces deux modes ordinaires, tout B est C, et tout A est B, donc tout A est C ; item nul B est C, tout A est B, donc nul A est C, on peut faire ces deux modes additionnels, tout B est C, tout A est B, donc quelque A est C ; item nul B est C, tout A est B, donc quelque A n’est point C. Car il n’est point nécessaire de démontrer la subalternation et de prouver ses conséquences : tout A est C, dont quelque A est C ; item nul A est C, donc quelque A n’est point C, quoiqu’on la puisse pourtant démontrer par les identiques, joints aux modes déjà reçus de la première figure. en cette façon.: tout A est C ; quelque A est A, donc quelque A est C. Item nul A est C, quelque A est A, donc quelque A n’est point C. De sorte que les deux modes additionnels de la première figure se démontrent par les deux premiers modes ordinaires de ladite figure avec l’intervention de la subalternation, démontrable elle-même par les deux autres modes de la même figure. Et de la même façon, la seconde figure en reçoit aussi deux nouveaux. Ainsi la première et la seconde en ont six ; la troisième en a eu six de tout temps ; on en donnait cinq à la quatrième, mais il se trouve qu’elle en a six aussi par le même principe d’addition. Mais il faut savoir que la forme logique ne nous oblige pas à cet ordre des propositions, dont on se sert communément, et je suis de votre opinion, Monsieur, que cet autre arrangement vaut mieux : tout A est B, tout B est C, donc tout A est C, ce qui serait particulièrement par les sorites, qui sont un tissu de tels syllogismes. Car s’il y en avait encore un : tout A est C, tout C est D, donc tout A est D, on peut faire un tissu de ces deux syllogismes, qui évite la répétition en disant : tout A est B, tout B est C, tout C est D, donc tout A est D, où l’on voit que la proposition inutile, tout A est C, est négligée, et la répétition inutile de cette même proposition que les deux syllogismes demandaient, est évitée ; car cette proposition, est inutile désormais, et le tissu est un argument parfait et bon en forme sans cette même proposition quand la force du tissu a été démontrée une fois pour toutes par le moyen de ces deux syllogismes. Il y a une infinité d’autres tissus plus composés, non seulement parce qu’un plus grand nombre de syllogismes simples y entre mais encore parce que les syllogismes ingrédients sont plus différents entre eux, car on y peut faire entrer non seulement des catégoriques simples, mais encore des copulatifs, et non seulement des catégoriques, mais encore des hypothétiques ; et non seulement des syllogismes pleins, mais encore des enthymèmes où les propositions, qu’on croit évidentes, sont supprimées. Et tout cela joint avec des conséquences asyllogistiques, et avec des transpositions où les propositions, et avec quantité de tours et pensées qui cachent ces propositions par l’inclination naturelle de l’esprit à abréger, et par les propriétés du langage, qui paraissent en partie dans l’emploi des particules, fera un tissu de raisonnement, qui représentera toute argumentation même d’un orateur, mais décharnée et dépouillée de ses ornements et réduite à la forme logique, non pas scolastiquement, mais toujours suffisamment pour connaître la force, suivant les lois de la logique, qui ne sont autres que celles du bon sens, mises en ordre et par écrit et qui n’en diffèrent pas davantage que la coutume d’une province diffère de ce qu’elle avait été, quand de non écrite qu’elle était elle est devenue écrite. Si ce n’est qu’étant mise par écrit et se pouvant mieux envisager tout d’un coup elle fournit plus de lumière pour pouvoir être poussée et appliquée ; car le bon sens naturel sans l’aide de l’art, faisant l’analyse de quelque raisonnement, sera un peu en peine quelquefois sur la force des conséquences, en en trouvant par exemple qui enveloppent quelque mode, bon à la vérité mais moins usité ordinairement. Mais un logicien qui voudrait qu’on ne se servît point de tels tissus, ou ne voudrait point s’en servir lui-même prétendant qu’on doit toujours réduire tous les arguments composés aux syllogismes simples, dont ils dépendent en effet, serait, suivant ce que je vous ai déjà dit, comme un homme qui voudrait obliger les marchands, dont il achète quelque chose, à lui compter les nombres un a un, comme on compte aux doigts, ou comme l’on compte les heures de l’horloge de la ville ; ce qui marquerait sa stupidité, s’il ne pouvait compter autrement, et s’il ne pouvait trouver qu’au bout des doigts que 5 et 3 font 8 ; ou bien cela marquerait un caprice s’il savait ces abrégés et ne voulait point s’en servir, ou permettre qu’on s’en servît. Il serait aussi comme un homme qui ne voudrait point qu’on employât les axiomes et les théorèmes déjà démontrés, prétendant qu’on doit toujours réduire tout raisonnement aux premiers principes, où se voit la liaison immédiate des idées dont, en effet, ces théorèmes moyens dépendent. Après avoir expliqué l’usage des formes logiques de la manière que je crois qu’on le doit prendre, je viens à vos considérations. Et je ne vois point comment vous voulez, Monsieur, que le syllogisme ne serve qu’à voir la connexion des preuves dans un seul exemple. De dire que l’esprit voit toujours facilement les conséquences, c’est ce qui ne se trouvera pas, car on en voit quelquefois (au moins dans les raisonnements d’autrui) où l’on a lieu de douter d’abord, tant qu’on n’en voit pas la démonstration. Ordinairement on se sert des exemples pour justifier les conséquences, mais cela n’est pas toujours assez sûr, quoiqu’il y ait un art de choisir des exemples qui ne se trouveraient point vrais si la conséquence n’était« bonne. Je ne crois pas qu’il fût permis dans les écoles bien gouvernées de nier sans aucune honte les convenances manifestes des idées, et il ne me paraît pas qu’on emploie le syllogisme à les montrer. Au moins ce n’est pas son unique et principal usage. On trouvera plus souvent qu’on ne pense (en examinant les paralogismes des auteurs) qu’ils ont péché contre les règles de la logique et j’ai moi-même expérimenté quelquefois, en disputant même par écrit avec des personnes de bonne foi, qu’on n’a commencé à s’entendre que lorsqu’on a argumenté en forme pour débrouiller un chaos de raisonnements. Il serait ridicule sans doute de vouloir argumenter à la scolastique dans des délibérations importantes, il cause des prolixités importunes et embarrassantes de cette forme de raisonnement et parce que c’est comme compter aux doigts. Mais cependant il n’est que trop vrai que, dans les plus importantes délibérations qui regardent la vie, l’État, le salut, les hommes se laissent éblouir souvent par le poids de l’autorité, par la lueur de l’éloquence, par des exemples mal appliqués, par des enthymèmes qui supposent faussement l’évidence de ce qu’ils suppriment, et même par des conséquences fautives, de sorte qu’une logique sévère, mais d’un autre tour que celle de l’École, ne leur serait que trop nécessaire, entre autres pour déterminer de quel côté est la plus grande apparence. Au reste, de ce que le vulgaire des hommes ignore la logique artificielle, et qu’on ne laisse pas d’y bien raisonner et mieux quelquefois que des gens exercés en logique, cela ne prouve pas l’inutilité, non plus qu’on prouverait celle de l’arithmétique artificielle, parce qu’on voit quelques personnes bien compter dans les rencontres ordinaires sans avoir appris à lire ou écrire, et sans savoir manier la plume ni les jetons, jusqu’à redresser même des fautes d’un autre qui a appris à calculer, mais qui se peut négliger ou embrouiller dans les caractères ou marques. Il est vrai qu’encore les syllogismes peuvent devenir sophistiques, mais leurs propres lois servent à les reconnaître : et les syllogismes ne convertissent et même ne convainquent pas toujours ; mais c’est parce que l’abus des distinctions et des termes mal entendus en rend l’usage prolixe jusqu’à devenir insupportable s’i1 fallait le pousser à bout. Il ne me reste ici qu’à considérer et à suppléer votre argument, apporté pour servir d’exemple d’un raisonnement clair sans la forme des logiciens. Dieu punit l’homme (c’est un fait supposé), Dieu punit justement celui qu’il punit (c’est une vérité de raison qu’on peut prendre pour démontrer) ; donc Dieu punit l’homme justement (c’est une conséquence syllogistique étendue asyllogistiquement a recto ad obliquum ; donc l’homme est puni justement (c’est une inversion de relation, mais qu’on supprime à cause de son évidence) ; donc l’homme est coupable (c’est un enthymème, où l’on supprime cette proposition, qui en effet n’est qu’une définition : celui qu’on punit justement est coupable) ; donc l’homme aurait pu faire autrement (on supprime cette proposition : celui qui est coupable a pu faire autrement) ; donc l’homme a été libre (on supprime encore : qui a pu faire autrement a été libre) ; donc (par la définition du libre) il a eu la puissance de se déterminer. Ce qu’il fallait prouver. Où je remarque encore que ce donc même enferme en effet et la proposition sous entendue (que celui qui est libre a la puissance de se déterminer) et sert à éviter la répétition des termes. Et dans ce sens, il n’y aurait rien d’omis, et l’argument cet égard pourrait passer pour entier.

On voit que ce raisonnement est un tissu de syllogismes entièrement conformes à la logique ; car je ne veux point maintenant considérer la matière de ce raisonnement, où il y aurait peut-être des remarques à faire ou des éclaircissements à demander. Par exemple, quand un homme ne peut point faire autrement, il y a des cas ou il pourrait être coupable devant Dieu, comme s’il était bien aise de ne point pouvoir secourir son prochain pour avoir une excuse. Pour conclure, j’avoue que la forme d’argumenter scolastique est ordinairement incommode, insuffisante, mal ménagée, mais je dis en même temps que rien ne saurait être plus important que l’art d’argumenter en forme selon la vraie logique, c’est-à-dire pleinement quant à la matière, et clairement quant à l’ordre et à la forme des conséquences, soit évidentes par elles-mêmes, soit prédémontrées.

§ 5. Ph. Je croyais que le syllogisme serait encore moins utile, ou plutôt absolument d’aucun usage dans les probabilités parce qu’il ne pousse qu’un seul argument topique. Mais je vois maintenant qu’il faut toujours prouver solidement ce qu’il y a de sûr dans l’argument topique même, c’est-a-dire l’apparence qui s’y trouve, et que la force de la conséquence consiste dans la forme. § 6. Cependant si les syllogismes servent à juger, je doute qu’ils puissent servir à inventer, c’est-à-dire à trouver des preuves et à faire de nouvelles découvertes. Par exemple, je ne crois pas que la découverte de la 47e proposition du premier livre d’Euclide soit due aux règles de la logique ordinaire, car on connaît premièrement, et puis on est capable de prouver en forme syllogistique.

Th. Comprenant sous les syllogismes encore les tissus des syllogismes et tout ce que j’ai appelé argumentation en forme, on peut dire que la connaissance, qui n’est pas évidente par elle-même, s’acquiert par des conséquences, lesquelles ne sont bonnes que lorsqu’elles ont leur forme due. Dans la démonstration de ladite proposition, qui fait le carré de l’hypoténuse égal aux deux carrés des côtés, on coupe le grand carré en pièces et les deux petits aussi, et il se trouve que les pièces des deux petits carrés se peuvent toutes trouver dans le grand et ni plus ni moins. C’est prouver l’égalité en forme, et les égalités des pièces se prouvent aussi par des arguments en bonne forme. L’analyse des anciens était, suivant Pappus, de prendre ce qu’on demande, et d’en tirer les conséquences, jusqu’à ce qu’on vienne à quelque chose de donné ou de connu. J’ai remarqué que pour cet effet il faut que les propositions soient réciproques, afin que la démonstration synthétique puisse repasser à rebours par les traces de l’analyse, mais c’est toujours tirer des conséquences. Il est bon cependant de remarquer ici que dans les hypothèses astronomiques ou physiques le retour n’a point lieu : mais aussi le succès ne démontre pas la vérité de l’hypothèse. Il est vrai qu’il la rend probable, mais comme cette probabilité paraît pécher contre la règle de logique, qui enseigne que le vrai peut être tiré du faux, on dira que les règles logiques n’auront point lieu entièrement dans les questions probables. Je réponds qu’il est possible que le vrai soit conclu du faux, mais il n’est pas toujours probable, surtout lorsqu’une simple hypothèse rend raison de beaucoup de vérités ; ce qui est rare et se rencontre difficilement. On pourrait dire avec Cardan que la logique des probables a d’autres conséquences que la logique des vérités nécessaires. Mais la probabilité même de ces conséquences doit être démontrée par les conséquences de la logique des nécessaires.

§ 7. Ph. Vous paraissez faire l’apologie de la logique vulgaire, mais je vois bien que ce que vous apportez appartient à une logique plus sublime, à qui la vulgaire n’est que ce que les rudiments abécédaires sont a l’érudition : ce qui me fait souvenir d’un passage du judicieux Hooker[80], qui dans son livre intitulé la Police ecclésiastique, liv. I, § 6, croit que, si l’on pouvait fournir les vrais secours du savoir et de l’art de raisonner, que dans ce siècle qui passe pour éclairé on ne connaît pas beaucoup et dont on ne se met pas fort en peine, il y aurait autant de différence par rapport à la solidité du jugement entre les hommes qui s’en serviraient et ce que les hommes sont à présent, qu’entre les hommes d’à présent et les imbéciles. Je souhaite que notre conférence puisse donner occasion a faire trouver a quelques-uns ces vrais secours de l’art dont parle ce grand homme, qui avait l’esprit si pénétrant. Ce ne seront pas les imitateurs qui comme le bétail suivent le chemin battu (imitatorum servum pecus). Cependant, j’ose dire qu’il y a dans ce siècle des personnes d’une telle force de jugement, et d’une si grande étendue d’esprit, qu’ils pourraient trouver pour l’avancement de la connaissance des chemins nouveaux, s’ils voulaient prendre la peine de tourner leurs pensées de ce côté-là.

Th. Vous avez bien remarqué, Monsieur, avec feu M. Hooker, que le monde ne s’en met guère en peine ; autrement je crois qu’il y a et qu’il y a eu des personnes capables d’y réussir. Il faut avouer cependant que nous avons maintenant de grands secours, tant du côté des mathématiques que de la philosophie, où les Essais concernant l’entendement humain de votre excellent ami ne sont pas le moindre. Nous verrons s’il y a moyen d’en profiter.

§ 8. Ph. Il faut que je vous dise encore, Monsieur, que j’ai cru qu’il y avait une méprise visible dans les règles du syllogisme ; mais depuis que nous conférons ensemble, vous m’avez fait hésiter. Je vous représenterai pourtant ma difficulté. On dit « que nul raisonnement syllogistique ne peut être concluant s’il ne contient au moins une proposition universelle ». Mais il semble qu’il n’y ait que les choses particulières qui soient l’objet immédiat de nos raisonnements et de nos connaissances ; elles ne roulent que sur la convenance des idées, dont chacune n’a qu’une existence particulière et ne représente qu’une chose singulière.

Th. Autant que vous concevez la similitude de choses, vous concevez quelque chose de plus, et l’universalité ne consiste qu’en cela. Toujours vous ne proposerez jamais aucun de nos arguments, sans y employer des vérités universelles. Il est bon pourtant de remarquer qu’on comprend (quant à la forme) les propositions singulières sous les universelles. Car, quoiqu’il soit vrai qu’il n’y a qu’un seul saint Pierre apôtre, on peut pourtant dire que quiconque a été saint Pierre l’apôtre a renié son Maître. Ainsi ce syllogisme : saint Pierre a renié son Maître (quoiqu’il n’ait que des propositions singulières) est jugé de les avoir universelles affirmatives, et le mode sera darapti de la troisième figure.

Ph. Je voulais encore vous dire qu’il me paraissait mieux de transposer les prémisses des syllogismes et de dire : tout A est B, tout B est C, donc tout A est C ; que de dire : tout B est C, tout A est B, donc tout Aest C. Mais il semble, par ce que vous avez dit, qu’on ne s’en éloigne pas et qu’on compte l’un et l’autre pour un même mode. Il est toujours vrai, comme vous avez remarqué que la disposition différente de la vulgaire est plus propre il faire un tissu de plusieurs syllogismes.

Th. Je suis tout à fait de votre sentiment. Il semble cependant qu’on a cru qu’il était plus didactique de commencer par des propositions universelles, telles que sont les majeures dans la première et dans la seconde figure ; et il y a encore des orateurs qui ont cette coutume. Mais la liaison paraît mieux comme vous le proposez. J’ai remarqué autrefois qu’Aristote peut avoir eu une raison particulière pour la disposition vulgaire. Car, au lieu de dire A est B, il a coutume de dire B est en A. Et de cette façon d’énoncer, la liaison même que vous demandez lui viendra dans la disposition reçue. Car au lieu de dire B est C, A est B, donc A est C ; il l’énoncera ainsi : C est en B, B est en A, donc C est en A. Par exemple, au lieu de dire : « le rectangle est isogone (ou à angles égaux), le carré est rectangle, donc le carré est isogone, » Aristote, sans transposer les propositions, conservera la place du milieu au terme moyen par cette manière dénoncer les propositions qui en renverse les termes, et il dira : l’isogone est dans le rectangle, le rectangle est dans le carré, donc l’isogone est dans le carré. Et cette manière d’énoncer n’est pas à mépriser, car en effet le prédicat est dans le sujet, ou bien l’idée du prédicat est enveloppée dans l’idée du sujet. Par exemple, l’isogone est dans le rectangle, car le rectangle est la figure dont tous les angles droits sont égaux entre eux, donc dans l’idée du rectangle est l’idée d’une figure dont tous les angles sont égaux, ce qui est l’idée de l’isogone. La manière d’énoncer vulgaire regarde plutôt les individus, mais celle d’Aristote a plus d’égard aux idées ou universaux. Car disant « tout homme est animal », je veux dire que tous les hommes sont compris dans tous les animaux ; mais j’entends en même temps que l’idée de l’animal est comprise dans l’idée de l’homme. L’animal comprend plus d’individus que l’homme, mais l’homme comprend plus d’idées ou plus de formalités ; l’un a plus d’exemples, l’autre plus de degrés de réalité ; l’un a plus d’extension, l’autre plus d’intention. Aussi peut-on dire véritablement que toute la doctrine syllogistique pourrait être démontrée par celle de continente et contento, du comprenant et du compris, qui est différente de celle du tout et de la partie ; car le tout excède toujours la partie, mais le comprenant et le compris sont quelquefois égaux comme il arrive dans les propositions réciproques.

§ 9. Ph. Je commence à me former une tout autre idée de la logique que je n’en avais autrefois.. Je la prenais pour un jeu d’écolier, et je vois maintenant qu’il y a comme une mathématique universelle de la manière que vous l’entendez. Plût à Dieu qu’on la poussât à quelque chose de plus qu’elle n’est encore, afin que nous y pussions trouver ces vrais secours de la raison dont nous parlait Hooker, qui élèveraient les hommes bien au-dessus de leur présent état. Et la raison est une faculté qui en a d’autant plus besoin que son étendue est assez limitée et qu’elle nous manque en bien des rencontres. C’est 1o parce que souvent les idées mêmes nous manquent. § 10. Et puis 2o elles sont souvent obscures et imparfaites : au lieu que là où elles sont claires et distinctes comme dans les nombres, nous ne trouvons point de difficultés insurmontables et ne tombons dans aucune contradiction. § 11. 3o Souvent aussi la difficulté vient de ce que les idées moyennes nous manquent. L’on sait qu’avant que l’algèbre, ce grand instrument et cette preuve insigne de la sagacité de l’homme, eût été découverte, les hommes regardaient avec étonnement plusieurs démonstrations des anciens mathématiciens. § 12. Il arrive aussi 4o qu’on bâtit sur de faux principes, ce qui peut engager dans des difficultés, où la raison embrouille davantage, bien loin d’éclairer. § 13. Enfin les termes dont la signification est incertaine embarrassent la raison.

Th. Je ne sais s’il nous manque tant d’idées qu’on croit, c’est-adire de distinctes. Quant aux idées confuses ou images plutôt, ou si vous voulez impressions, comme couleurs, goûts, etc., qui sont un résultat de plusieurs petites idées distinctes en elles-mêmes, mais dont on ne s’aperçoit pas distinctement, il nous en manque une infinité, qui sont convenables d’autres créatures plus qu’à nous. Mais ces impressions aussi servent plutôt a donner des instincts et à fonder des observations d’expérience qu’à fournir de la matière à la raison, si ce n’est en tant qu’elles sont accompagnées de perceptions distinctes. C’est donc principalement le défaut de la connaissance que nous avons de ces idées distinctes, cachées dans les confuses, qui nous arrête, et lors même que tout est distinctement exposé à nos sens ou à notre esprit, la multitude des choses qu’il faut considérer nous embrouille quelquefois. Par exemple, lorsqu’il y a un tas de 1000 boulets devant nos yeux, il est visible que, pour bien concevoir le nombre et les propriétés de cette multitude, il sert beaucoup de les ranger en figures comme l’on fait dans les magasins, afin d’en avoir des idées distinctes et les fixer même en sorte qu’on puisse s’épargner la peine de les compter plus d’une fois. C’est la multitude des considérations aussi qui fait que dans la science des nombres même il y a des difficultés très grandes, car on y cherche des abrégés, et on ne sait pas quelquefois si la nature en a dans ses replis pour le cas dont il s’agit. Par exemple, qu’y a-t-il de plus simple en apparence que la notion du nombre primitif, c’est-à-dire du nombre entier indivisible par tout autre excepté par l’unité et par lui-même ? Cependant on cherche encore une marque positive et facile pour les reconnaître certainement sans essayer tous les diviseurs primitifs, moindres que la racine carrée du primitif donné. Il y a quantité de marques qui font connaître sans beaucoup de calcul que tel nombre n’est point primitif, mais on en demande une qui soit facile et qui fasse connaître certainement qu’il est primitif quand il l’est. C’est ce qui fait aussi que l’algèbre est encore si imparfaite, quoiqu’il n’y ait rien de plus connu que les idées dont elle se sert, puisqu’elles ne signifient que des nombres en général ; car le public n’a pas encore le moyen de tirer les racines irrationnelles d’aucune équation au de la du 4o degré (excepté dans un cas fort borné) ; et les méthodes dont Diophante[81], Scipion du Fer[82] et Louis de Ferrare[83] se sont servis respectivement pour le second, 3e et 4e degré, afin de les réduire au premier, ou afin de réduire une} équation affectée à une pure, sont toutes différentes entre elles, c’est-a-dire celle qui sert pour un degré diffère un degré de celle qui sert pour l’autre. Car le second degré, ou de l’équation carrée, se réduit au premier, en ôtant seulement le second terme. Le troisième degré, ou de l’équation cubique, a été résolu parce qu’en coupant l’inconnue en parties il en provient heureusement une équation du second degré. Et dans le 4e degré, ou des biquadrates, on ajoute quelque chose des deux côtés de l’équation pour la rendre extrayable de part et d’autre ; et il se trouve encore heureusement que, pour obtenir cela, on n’a besoin que d’une équation cubique seulement. Mais tout cela n’est qu’un mélange de bonheur ou de hasard avec l’art ou méthode. Et en le tentant dans ces deux derniers degrés, on ne savait pas si l’on réussirait. Aussi faut-il encore quelque autre artifice pour réussir dans le 5e ou 6e degré, qui sont des sursolides et des bicubes ; et quoique M. Descartes ait cru que la méthode dont il s”est servi dans le 4e en concevant l’équation comme produite par deux autres équations carrées (mais qui dans le fond ne saurait donner plus que celle de Louis de Ferrare) réussirait aussi dans le 6e, cela ne s’est point trouvé. Cette difficulté fait voir qu’encore les idées les plus claires et les plus distinctes ne nous donnent pas toujours tout ce qu’on demande et tout ce qui s’en petit tirer. Et cela fait encore juger qu’il s’en faut beaucoup que l’algèbre soit l’art d’inventer, puisqu’elle-même a besoin d’un art plus général, c’est-à— dire l’art des caractères est un secours merveilleux parce qu’elle décharge l’imagination. L’on ne doutera point, voyant l’arithmétique de Diophante et les livres géométriques d’Apollonius et de Pappus, que les Anciens n’en aient eu quelque chose. Viète y a donné plus d’étendue en exprimant non seulement ce qui est demandé, mais encore les nombres donnés par des caractères généraux, faisant en calculant ce qu’Euclide faisait déjà en raisonnant ; et Descartes a étendu l’application de ce calcul à la géométrie, en marquant les lignes par les équations. Cependant encore, après la découverte de notre algèbre moderne, M. Bouillaud[84] (Ismael Bullialdus), excellent géomètre sans doute, que j’ai encore connu à Paris, ne regardait qu’avec étonnement les démonstrations d’Archimède sur la spirale et ne pouvait point comprendre comment ce grand homme s’était avisé d’employer la tangente de cette ligne pour la dimension du cercle. Le père Grégoire de Saint-Vincent[85] le paraît avoir deviné, jugeant qu’il y est venu par le parallélisme de la spirale avec la parabole. Mais cette voie n’est que particulière, au lieu que le nouveau calcul des infinitésimales, qui procède par la voie des différences, dont je me suis avisé et dont j’ai fait part au public avec succès, en donne une générale, où cette découverte par la spirale n’est qu’un jeu et qu’un essai des plus faciles, comme presque tout ce qu’on avait trouvé auparavant en matière de dimensions des courbes. La raison de l’avantage de ce nouveau calcul est encore qu’il décharge l’imagination dans les problèmes que M. Descartes avait exclus de sa géométrie sous prétexte qu’ils menaient au mécanique le plus souvent, mais dans le fond parce qu’ils ne convenaient pas à son calcul. Pour ce qui est des erreurs qui viennent des termes ambigus, il dépend de nous de les éviter.

Ph. Il y a aussi un cas où la raison ne petit pas être appliquée, mais où aussi on n’en a point besoin et où la vue vaut mieux que la raison. C’est dans la connaissance intuitive, où la liaison des idées et des vérités se voit immédiatement. Telle est la connaissance des maximes indubitable si ; et je suis tenté de croire que c’est le degré d’évidence que les anges ont présentement et que les esprits des hommes justes, parvenus à la perfection, auront dans un état à venir sur mille choses qui échappent à présent à notre entendement. § 15. Mais la démonstration fondée sur des idées moyennes donne une connaissance raisonnée. C’est parce que la liaison de l’idée moyenne avec les extrêmes est nécessaire et se voit par une juxtaposition d’évidence semblable à celle d’une aune qu’on applique tantôt à un drap et tantôt à un autre pour faire voir qu’ils sont égaux. § 16. Mais si la liaison n’est que probable, le jugement ne donne qu’une opinion.

Th. Dieu seul a l’avantage de n’avoir que des connaissances intuitives. Mais les âmes bienheureuses, quelque détachées qu’elles soient de ces corps grossiers, et les génies mêmes, quelque sublimes qu’soient, quoiqu’ils aient une connaissance plus intuitive que nous sans comparaison et.qu’ils voient souvent d’un coup d’œil ce que nous ne trouvons qu’à force de conséquences, après avoir employé du temps et de la peine, doivent trouver aussi des difficultés en leur chemin, sans quoi ils n’auraient point de plaisir de faire des découvertes, qui est un des plus grands. Et il faut toujours reconnaître qu’il y aura une infinité de vérités qui, leur sont cachées, ou tout à fait ou pour un temps, où il faut qu’ils arrivent à force de conséquences et par la démonstration ou même souvent par conjecture.

Ph. Donc ces génies ne sont que des animaux plus parfaits que nous, c’est comme si vous disiez avec l’Empereur de la lune que c’est tout comme ici.

Th. Je le dirai, non pas tout a fait, mais quant au fond des choses, car la manière et les degrés de perfection varient à l’infini. Cependant le fond est partout le même, ce qui est une maxime fondamentale chez moi et qui règne dans toute ma philosophie. Et je ne conçois les choses inconnues ou confusément connues que de la manière de celles qui nous sont distinctement connues ; ce qui rend la philosophie bien aisée et je crois même qu’il en faut user ainsi : mais si cette philosophie est la plus simple dans le fond, elle est aussi la plus riche dans les manières, parce que la nature les peut varier à l’infini, comme, elle le fait aussi avec autant d’abondance, d’ordre et d’ornements qu’il est possible de se figurer. C’est pourquoi je crois qu’il n’y a point de génie, quelque sublime qu’il soit, qui n’en ait une infinité au-dessus de lui. Cependant, quoique nous soyons fort inférieurs a tant d’êtres intelligents, nous avons l’avantage de n’être point contrôlés visiblement dans ce globe, où nous tenons sans contredit le premier rang ; et avec toute l’ignorance où nous sommes plongés, nous avons toujours le plaisir de ne rien voir qui nous surpasse. Et si nous étions vains, nous pourrions juger comme César, qui aimait mieux être le premier dans une bourgade que le second à Rome. Au reste, je ne parle ici que des connaissances naturelles de ces esprits et non pas de la vision béatifique, ni des lumières surnaturelles que Dieu veut bien leur accorder.

§ 19. Ph. Comme chacun se sert de la raison ou à part soi, ou envers un autre, il ne sera pas inutile de faire quelques réflexions sur quatre sortes d’arguments dont les hommes sont accoutumés de se servir pour entraîner les autres dans leurs sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect, qui les empêche de contredire. Le premier argument se peut appeler 1o argumentum ad verecundiam, quand on cite l’opinion de ceux qui ont acquis de l’autorité par leur savoir, rang, puissance ou autrement ; car, lorsqu’un autre ne s’y rend pas promptement, on est porté à le censurer comme plein de vanité et même à le taxer d’insolence. § 20. Il y a 2o argumentum ad ignoremtiam, c’est d’exiger que l’adversaire admette la preuve ou qu’il en assigne une meilleure. § 21. Il y a 3o argumentum ad hominem, quand on presse un homme par ce qu’il a dit lui-même. § 22. Enfin il y a 4o argumentum ad judicium, qui consiste à employer des preuves tirées de quelqu’une des sources de la connaissance ou de la probabilité ; et c’est le seul de tous qui nous avance et instruit ; car, si par respect je n’ose point contredire ou si je n’ai rien de meilleur à dire, ou si je me contredis, il ne s’ensuit point que vous avez raison. Je puis être modeste, ignorant, trompé, et vous pouvez vous être trompé aussi.

Th. Il faut sans doute faire différence entre ce qui est bon à dire et ce qui est vrai ai croire. Cependant, comme la plupart des vérités peuvent être soutenues hardiment, il y a quelque préjugé contre une opinion qu’il faut cacher. L’argun1ent ad ignorentiam est bon dans les cas à présomption, où il est raisonnable de se tenir à une opinion jusqu’à ce que le contraire se prouve. L’argument ad hominem a cet effet, qu’il montre que l’une ou l’autre assertion est fausse et que l’adversaire s’est trompé de quelque manière qu’on le prenne. On pourrait encore apporter d’autres arguments, dont on se sert, par exemple celui qu’on pourrait appeler ad vertiginem, lorsqu’on raisonne ainsi : si cette preuve n’est point reçue, nous n’avons aucun moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s’agit, ce qu’on prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certains cas, comme si quelqu’un voulait nier les vérités primitives et immédiates, par exemple que rien ne peut être et n’être pas en même temps, car s’il avait raison, il n’y aurait aucun moyen de connaître quoique ce soit. Mais quand on s’est fait certains principes et quand on les veut soutenir parce qu’autrement tout le système de quelque doctrine reçue tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il faut distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos connaissances et entre ce qui sert de fondement a nos doctrines reçues ou à nos pratiques. On s’est servi quelquefois chez les jurisconsultes d’un raisonnement approchant pour justifier la condamnation ou la torture des prétendus sorciers sur la déposition d’autres accusés du même crime, car on disait : si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? Et quelquefois, en matière criminelle. certains auteurs prétendent que, dans les faits où la conviction est plus difficile, des preuves plus légères peuvent passer pour suffisantes.`Mais ce n’est pas une raison. Cela prouve seulement qu’il faut employer plus de soin et non pas qu’on doit croire plus légèrement, excepté dans les crimes extrêmement dangereux, comme par exemple en matière de haute trahison où cette considération est de poids, non pas pour condamner un homme, mais pour l’empêcher de nuire ; de sorte qu’il peut y avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre la condamnation et le renvoi, dans les jugements où la loi et la coutume l’admettent. On s’est servi d’un semblable argument en Allemagne depuis quelque temps, pour colorer les fabriques de la mauvaise monnaie ; car, disait-on, s’il faut se tenir aux règles prescrites, on n’en pourra point battre sans y perdre. il doit donc être permis d’en détériorer l’alliage. Mais outre qu’on devait diminuer le poids seulement et non pas l’alliage ou le titre, pour mieux obvier aux fraudes, on suppose qu’une pratique est nécessaire, qui ne l’est point ; car il n’y a point d’ordre du ciel ni de loi humaine qui oblige à battre monnaie ceux qui n’ont point de mine ni d’occasion d’avoir de l’argent en barres ; et de faire monnaie de monnaie, c’est une. mauvaise pratique, qui porte naturellement la détérioration avec elle. Mais comment exercerons-nous, disent-ils, notre régale d’en battre ? La réponse est aisée. Contentez-vous de faire battre quelque peu de bon argent, même avec une petite perte, si vous croyez qu’il vous importe d’être mis sous le marteau, sans que vous ayez besoin ni droit d'inonder le monde de méchant billon.

23. Ph. Après avoir dit un mot du rapport de notre raison aux

autres hommes, ajoutons quelque chose de son rapport à Dieu, qui fait que nous distinguons entre ce qui est contraire à la raison et ce qui est au-dessus de la raison. De la première sorte est tout ce qui est incompatible avec nos idées claires et distinctes ; de la seconde est tout sentiment, dont nous ne voyons pas que la vérité ou la probabilité puisse être déduite de la sensation ou de la réflexion par le secours de la raison. Ainsi l’existence de plus d’un Dieu est contraire à la raison, et la résurrection des morts est au-dessus de la raison.

Th. Je trouve quelque chose à remarquer sur votre définition de ce qui est au-dessus de la raison, au moins si vous le rapportez à l’usage reçu de cette phrase ; car il me semble que, de la manière que cette définition est couchée, elle va trop loin d’un côté et pas assez loin de l’autre ; et si nous la suivons, tout ce que nous ignorons et que nous ne sommes pas en pouvoir de connaître dans notre présent état serait au-dessus de la raison, par exemple, qu’une telle étoile fixe est plus ou moins grande que le soleil, item que le Vésuve jettera du feu dans une telle année, ce sont des faits dont la connaissance nous surpasse, non pas parce qu’ils sont au-dessus de la raison, mais parce qu’ils sont au-dessus des sens ; car nous pourrions fort bien juger de cela si nous avions des organes plus parfaits et plus d’information des circonstances. Il y a aussi des difficultés qui sont au-dessus de notre présente faculté, mais non pas au-dessus de toute la raison ; par exemple, il n’y a point d’astronome ici-bas qui puisse calculer le détail d’une éclipse dans l’espace d’un pater, et sans mettre la plume à la main ; cependant il y a peut-être des génies à qui cela ne serait qu’un jeu. Ainsi toutes ces choses pourraient être rendues connues ou praticables par le secours de la raison, en supposant plus d’information des faits, des organes plus parfaits et l’esprit plus élevé.

Ph. Cette objection cesse si j’entends ma définition, non seulement de notre sensation ou réflexion, mais aussi de celle de tout autre esprit créé possible.

Th. Si vous le prenez ainsi, vous avez raison. Mais il restera l’autre difficulté, c’est qu’il n’y aura rien au-dessus de la raison suivant votre définition, parce que Dieu pourra toujours donner des moyens d’apprendre par la sensation et la réflexion quelque vérité que ce soit ; comme en effet les plus grands mystères nous deviennent connus par le témoignage de Dieu, qu’on reconnaît par les motifs de crédibilité, sur lesquels notre religion est fondée. Et ces motifs dépendent sans doute de la sensation et de la réflexion. Il semble donc que la question est, non pas si l’existence d’un fait ou la vérité d’une proposition peut être déduite des principes dont se sert la raison, c’est-à-dire de la sensation et de la réflexion ou bien des sens externes et internes, mais si un esprit créé est capable de connaître le comment de ce fait, ou la raison à priori de cette vérité ; de sorte qu’on peut dire que, ce qui est au-dessus de la raison peut bien être appris, mais il ne peut pas être compris par les voies et les forces de la raison créée, quelque grande et relevée qu’elle soit. Il est réservé à Dieu seul de l’entendre, comme il appartient à lui seul de le mettre en fait.

Ph. Cette considération me paraît bonne, et c’est ainsi que je veux qu’on prenne ma définition. Et cette même considération me confirme aussi dans l’opinion où je suis, que la manière de parler qui oppose la raison à la foi, quoiqu’elle soit fort autorisée, est impropre ; car c’est par la raison que nous vérifions ce que nous devons croire. La foi est un ferme assentiment, et l’assentiment réglé comme il faut ne peut être donné que sur des bonnes raisons. Ainsi celui qui croit sans avoir aucune raison de croire peut être amoureux de ses fantaisies, mais il n’est pas vrai qu’il cherche la vérité, ni qu’il rende une obéissance légitime à son divin Maître, qui voudrait qu’il fît usage des facultés dont il l’a enrichi pour le préserver de l’erreur. Autrement, s’il est dans le bon chemin, c’est par hasard ; et s’il est dans le mauvais, c’est par sa faute dont il est comptable à Dieu.

Th. Je vous applaudis fort, Monsieur, lorsque vous voulez que la foi soit fondée en raison : sans cela pourquoi préférerions-nous la Bible à l’Alcoran ou aux anciens livres des Bramines ? Aussi nos théologiens et autres savants hommes l’ont bien reconnu, et c’est ce qui nous a fait avoir de si beaux ouvrages de la vérité de la religion chrétienne, et tant de belles preuves qu’on a mises en avant contre les païens et autres mécréants anciens et modernes. Aussi les personnes sages ont toujours tenu pour suspects ceux qui ont prétendu qu’il ne fallait point se mettre en peine des raisons et preuves quand il s’agit de croire ; chose impossible en effet, à moins que croire ne signifie réciter, ou répéter et laisser passer sans s’en mettre en peine, comme font bien des gens et comme c’est le caractère de quelques nations plus que d’autres. C’est pourquoi quelques philosophes aristotéliciens des {{s|XV|e} et XVIe siècle siècles, dont des restes ont subsisté encore longtemps depuis (comme l’on peut juger par les lettres de feu M. Naudé[86], et- les Naudeana), ayant voulu soutenir deux vérités opposées, l’une philosophique et l’autre théologique, le dernier concile de Latran, sous Léon X, eut raison de s’y opposer comme je crois avoir déjà remarqué. Et une dispute toute semblable s’éleva à Helmstadt autrefois entre Daniel Hofmann[87], théologien, et Corneille Martin, philosophe, mais avec cette différence que le philosophe conciliait la philosophie, avec la révélation et que le théologien en voulait rejeter l’usage. Mais le duc Jules, fondateur de 1’Université, prononça pour le philosophe. Il est vrai que de notre temps une personne de la plus grande élévation disait qu’en matière de foi il fallait se crever les yeux pour voir clair, et Tertullien dit quelque part : « Ceci est vrai, car il est impossible ; il faut le croire, car c’est une absurdité. » Mais si l’intention de ceux qui, s’expliquent de cette manière est bonne, toujours les expressions sont outrées et peuvent faire du tort. Saint Paul parle plus juste lorsqu’il dit que la sagesse de Dieu est folie devant les hommes ; c’est parce que les hommes ne jugent des choses que suivant leur expérience, qui est extrêmement bornée, et tout ce qui n’y est point conforme leur paraît une absurdité. Mais ce jugement est fort téméraire, car il y a même une infinité de choses naturelles, qui nous passeraient pour absurdes, si on nous les racontait, comme la glace qu’on disait couvrir nos rivières le parut au roi de Siam. Mais l’ordre de la nature même, n’étant d’aucune nécessité métaphysique, n’est fondé que dans le bon plaisir de Dieu, de sorte qu’il s’en peut éloigner par des raisons supérieures de la grâce, quoiqu’il n’y faille point aller que sur des bonnes preuves, qui ne peuvent venir que du témoignage de Dieu lui-même, où l’on doit déférer absolument lorsqu’il est dûment vérifié.

Chap. XVIII. — De la foi et de la raison
et de leurs bornes distinctes
.

§ 1. Ph. Accommodons-nous cependant de la manière de parler reçue, et souffrons que dans un certain sens on distingue la foi de la raison. Mais il est juste qu’on explique bien nettement ce sens et

qu’on établisse les homes qui sont entre ces deux choses ; car l’incertitude de ces bornes a certainement produit dans le monde de grandes disputes et peut-être causé même de grands désordres. Il est au moins manifeste que, jusqu’à ce qu’on les ait déterminées, c’est en vain qu’on dispute, puisqu’il faut employer la raison en disputant de la foi. § 2. Je trouve que chaque secte se sert avec plaisir de la raison, autant qu’elle en croit pouvoir tirer quelque secours : cependant, dès que la raison vient à manquer, on s’écrie que c’est un article de foi qui est au-dessus de la raison. Mais l’antagoniste aurait pu se servir de la même défaite, lorsqu’on se mêlait de raisonner contre lui, à moins qu’on ne marque pourquoi cela ne lui était pas permis dans un cas qui semble pareil. Je suppose que la raison est ici la découverte de la certitude ou de la probabilité des propositions tirées des connaissances que nous avons acquises par l’usage de nos facultés naturelles, c’est-à-dire par sensation et par réflexion, et que la foi est l’assentiment qu’on donne à une proposition fondée sur la révélation, c’est-à-dire sur une communication extraordinaire de Dieu, qui l’a fait connaître aux hommes. § 3. Mais un homme inspiré de Dieu ne peut point communiquer aux autres aucune nouvelle idée simple, parce qu’il ne se sert que des paroles ou d’autres signes qui réveillent en nous des idées simples que la coutume y a attachées, ou de leur combinaison : et quelques idées nouvelles que saint Paul eût reçues lorsqu’il fut ravi au troisième ciel, tout ce qu’il en a pu dire fut « que ce sont des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point ouïes, et qui ne sont jamais entrées dans le cœur de l’homme ». Supposé qu’il y eût des créatures dans le globe de Jupiter, pourvues de six sens, et que Dieu donnât surnaturellement à un homme d’entre nous les idées de ce sixième sens, il ne pourra point les faire naître par des paroles dans l’esprit des autres hommes. Il faut donc distinguer entre révélation originelle et traditionnelle. La première est une impression que Dieu fait immédiatement sur l’esprit, à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes, l’autre ne vient que par les voies ordinaires de la communication et ne saurait donner de nouvelles idées simples. § 4. Il est vrai qu’encore les vérités qu’on peut découvrir par la raison nous peuvent être communiquées par une révélation traditionnelle, comme si Dieu avait voulu communiquer aux hommes des théorèmes géométriques, mais ce ne serait pas avec autant de certitude que si nous en avions la démonstration tirée de la liaison des idées. C’est aussi comme Noé avait une connaissance plus certaine du déluge que celle que nous en acquérons par le livre de Moyse ; et comme l’assurance de celui qui a vu que Moyse l’écrivait actuellement et qu’il faisait les miracles qui justifient son inspiration était plus grande que la nôtre. § 5. C’est ce qui fait que la révélation ne peut aller contre une claire évidence de raison, parce que, lors même que la révélation est immédiate et originelle, il faut savoir avec évidence que nous ne nous trompons point en l’attribuant à Dieu et que nous en comprenons le sens ; et cette évidence ne peut jamais être plus grande que celle de notre connaissance intuitive ; et, par conséquent, nulle proposition ne saurait être reçue pour révélation divine lorsqu’elle est opposée contradictoirement à cette connaissance immédiate. Autrement, il ne resterait plus de différence dans le monde entre la vérité et la fausseté, nulle mesure du croyable et de l’incroyable. Et il n’est point convenable qu’une chose vienne de Dieu, ce bienfaisant auteur de notre être, laquelle étant reçue pour véritable doit renverser les fondements de nos connaissances et rendre toutes nos facultés inutiles. § 6. Et ceux qui n’ont la révélation que médiatement ou par tradition de bouche en bouche, ou par écrit, ont encore plus besoin de la raison pour s’en assurer. § 7. Cependant, il est toujours vrai que les choses qui sont au delà de ce que nos facultés naturelles peuvent découvrir sont les propres matières de la foi comme la chute des anges rebelles, la ressuscitation des morts. § 9. G°est là où il faut écouter uniquement la révélation. Et même à l’égard des propositions probables, une révélation évidente nous déterminera contre la probabilité.

Th. Si vous ne prenez la foi que pour ce qui est fondé dans des motifs de crédibilité (comme on les appelle), et la détachez de la grâce interne qui y détermine l’esprit immédiatement, tout ce que vous dites, Monsieur, est incontestable. Il faut avouer qu’il y a bien des jugements plus évidents que ceux qui dépendent de ces motifs. Les uns y sont plus avancés que les autres, et même il y a quantité de personnes qui ne les ont jamais connus et encore moins pesés, et qui par conséquent n’ont pas même ce qui pourrait passer pour un motif de probabilité. Mais la grâce interne du Saint-Esprit y supplée immédiatement ; d’une manière surnaturelle, et c’est ce qui fait ce que les théologiens appellent proprement une foi divine. Il est vrai que Dieu ne la donne jamais que lorsque ce qu’il faut croire est fondé en raison ; autrement il détruirait les moyens de connaître la vérité, et ouvrirait la porte à l’enthousiasme : mais il n’est point nécessaire que tous ceux qui ont cette foi divine connaissent ces raisons et encore moins qu’ils lès aient toujours devant les yeux. Autrement les simples et idiots, au moins aujourd’hui, n’auraient jamais la vraie foi, et les plus éclairés ne l’auraient pas quand ils pourraient en avoir le plus de besoin, car ils ne peuvent pas se souvenir toujours des raisons de croire. La question de l`usage de la raison en théologie a été des plus agitées, tant entre les sociniens et ceux qu’on peut appeler catholiques dans un sens général, qu’entre les réformés et les évangéliques comme on nomme préférablement en Allemagne ceux que plusieurs appellent luthériens, mal à propos. Je me souviens d’avoir lu un jour une métaphysique d’un Stegmanuus[88] socinien (différent de Josué Stegmann qui a écrit lui-même contre eux), qui n’a pas encore été imprimée que je sache ; de l’autre côté un Keslerus[89], théologien de Saxe, a écrit une logique et quelques autres sciences philosophiques opposées exprès aux sociniens. On peut dire généralement que les sociniens vont trop vite à rejeter tout ce qui n’est pas conforme à l’ordre de la nature, lors même qu’ils n’en sauraient prouver absolument l’impossibilité. Mais aussi leurs adversaires quelquefois vont trop loin et poussent le mystère jusqu’aux bords de la contradiction ; en quoi ils font du tort à la vérité qu’ils tâchent de défendre, et je fus surpris de voir un jour dans la Somme de théologie du P. Honoré Fabry[90], qui d’ailleurs a été un des plus habiles de son ordre, qu’il niait dans les choses divines (comme font encore quelques autres théologiens) ce grand principe qui dit : « que les choses qui sont les mêmes avec une troisième sont les mêmes entre elles. » C’est donner cause gagnée aux adversaires sans y penser et ôter toute certitude à tout raisonnement. Il faut dire plutôt que ce principe y est mal appliqué. Le même auteur rejette dans sa Philosophie les distinctions virtuelles, que les scotistes mettent dans les choses créées, parce qu’elles renverseraient, dit-il, le principe de contradiction : et quand on lui objecte qu’il faut admettre ces distinctions en Dieu, il répond que la foi l’ordonne. Mais comment la foi peut-elle ordonner quoi que ce soit, qui renverse un principe sans lequel toute créance, affirmation ou négation serait vaine ? Il faut donc nécessairement que deux propositions vraies en même temps ne soient point tout à fait contradictoires ; et si A et C ne sont point la même chose, il faut bien que B, qui est le même avec A, soit pris autrement que B, qui est le même avec C. Nicolaus Vedelius [91], professeur de Genève, et depuis de Deventer, a publié autrefois un livre intitulé Rationale theologicum, à qui Jean Musaeus[92], professeur d’Iéna (qui est une université évangélique en Thuringe), opposa un autre livre sur le même sujet, c’est-à-dire sur l’usage de la raison en théologie. Je me souviens de les avoir considérés autrefois, et d’avoir remarqué que la controverse principale était embrouillée par des questions incidentes, comme lorsqu’on demande ce que c’est qu’une conclusion théologique, et s’il en faut juger par les termes qui la composent ou par le moyen qui la prouve, et par conséquent si Ockam[93] a eu raison ou non, de dire que la science d’une même conclusion est la même quel moyen qu’on emploie à la prouver. Et on s’arrête sur quantités d’autres minuties encore moins considérables qui ne regardent que les termes. Cependant Musaeus convenait lui-même que les principes nécessaires d’une nécessité logique, c’est-à-dire dont l’opposé implique contradiction, doivent et peuvent être employés sûrement en théologie ; mais il avait sujet de nier que ce qui est seulement nécessaire d’une nécessité physique (c’est-à-dire fondée sur l’induction de ce qui se pratique dans la nature ou sur les lois naturelles, qui sont pour ainsi dire d’institution divine) suffit pour réfuter la créance d’un mystère ou d’un miracle ; puisqu’il dépend de Dieu de changer le cours ordinaire des choses. C’est ainsi que selon l’ordre de la nature on peut assurer qu’une même personne ne saurait être en même temps mère et vierge, ou qu’un corps humain ne saurait manquer de tomber sous les sens, quoique le contraire de l’un et de l’autre soit possible à Dieu. Vedelius aussi parait convenir de cette distinction. Mais on dispute quelquefois sur certains principes s’ils sont nécessaires logiquement, ou s’ils ne le sont que physiquement. Telle est la dispute avec les sociniens, si la substance peut être multipliée lorsque l’essence singulière ne l’est pas ; et la dispute avec les Zwingliens[94] si un corps ne peut être que dans un lieu. Or il faut avouer que toutes les fois que la nécessité logique n’est point démontrée, on ne peut présumer dans une proposition qu’une nécessité physique. Mais il me semble qu’il reste une question que les auteurs dont je viens de parler n’ont pas assez examinée, que voici : supposé que d’un côté se trouve le sens littéral d’un texte de la sainte Écriture, et que de l’autre côté se trouve une grande apparence d’une impossibilité logique, ou du moins une impossibilité physique reconnue, s’il est plus raisonnable de renoncer au sens littéral ou de renoncer au principe philosophique ? Il est sûr qu’il y a des endroits, où 1’on ne fait point difficulté de quitter la lettre, comme lorsque l’Écriture donne des mains à Dieu et lui attribue la colère, la pénitence, et autres affections humaines ; autrement il faudrait se ranger du côté des anthropomorphes, ou de certains fanatiques d’Angleterre, qui crurent qu’Hérode avait été métamorphosé effectivement en renard, lorsque Jésus-Christ l’appela de ce nom. C’est ici que les règles d’interprétation ont lieu, et si elles ne fournissent rien qui combatte le sens littéral pour favoriser la maxime philosophique, et si d’ailleurs le sens littéral n’a rien qui attribue à Dieu quelque imperfection, ou entraîne quelque danger dans la pratique de la piété, il est plus sûr et même plus raisonnable de le suivre. Ces deux auteurs que je viens de nommer disputent encore sur l’entreprise de Kekermann qui voulait démontrer la Trinité par la raison, comme Raymond Lulle[95] avait aussi tâché de faire autrefois. Mais Musaeus reconnaît avec assez d’équité que, si la démonstration de l’auteur réformé avait été bonne et juste, il n’y aurait rien eu à dire ; qu’il aurait eu raison de soutenir par rapport à cet article que la lumière du Saint-Esprit pourrait être allumée par la philosophie. Ils ont agité aussi la question fameuse : si ceux qui, sans avoir connaissance de la révélation du Vieux ou Nouveau Testament, sont morts dans des sentiments d’une piété naturelle ont pu être sauvés par ce moyen et obtenir rémission de leurs péchés ? L’on sait que Clément d’Alexandrie[96], Justin martyr[97] et saint Chrysostome[98] en quelque façon y ont incliné, et même je fis voir autrefois à M. Pélisson[99] que quantité d’excellents docteurs de l’Église romaine, bien loin de condamner les protestants non opiniâtres, ont même voulu sauver des païens et soutenir que les personnes dont je viens de parler avaient pu être sauvées par un acte de contrition, c’est-à-dire de pénitence fondée sur l’amour de bienveillance, en vertu duquel on aime Dieu sur toutes choses, parce que ses perfections le rendent souverainement aimable. Ce qui fait qu’ensuite on est porté de tout son cœur à se conformer avec sa volonté et à imiter ses perfections pour nous mieux joindre avec lui, puisqu’il paraît juste que Dieu ne refuse point sa grâce à ceux qui sont dans de tels sentiments. Et sans parler d’Érasme[100] et de Ludovicus Vives[101], je produisis le sentiment de Jacques Payva Andradius[102] docteur portugais fort célèbre de son temps, qui avait été un des théologiens du concile de Trente et qui avait dit même que ceux qui n’en convenaient pas faisaient Dieu cruel au suprême degré (neque enim, inquit, immanitas deterior ulla esse potest). M. Pélisson eut de la peine à trouver ce livre dans Paris, marque que des auteurs estimés dans leur temps sont souvent négligés ensuite. C’est ce qui a fait juger à M. Bayle[103] que plusieurs ne citent Andradius que sur la foi de Chemnitius[104] son antagoniste. Ce qui peut bien être ; mais pour moi je l’avais lu avant que de l’alléguer. Et sa dispute avec Chemnitius l’a rendu célèbre en Allemagne, car il avait écrit pour les jésuites contre cet auteur, et on trouve dans son livre quelques particularités touchant l’origine de cette fameuse compagnie. J’ai remarqué que quelques protestants nommaient Andradiens ceux qui étaient de son avis sur la matière dont je viens de parler. Il y a eu des auteurs qui ont écrit exprès du salut d’Aristote sur ces mêmes principes avec approbation des censeurs. Les livres aussi de Collins[105] en latin et de Mgr La Mothe Le Vayer[106] en français sur le salut des païens sont fort connus. Mais un certain Franciscus

Puccius [107] allait trop loin. Saint Augustin, tout habile et pénétrant qu’il a été, s’est jeté dans une autre extrémité, jusqu’à condamner les enfants morts sans baptême, et les scolastiques paraissent avoir eu raison de l’abandonner ; quoique des personnes habiles d’ailleurs, et quelques-unes d’un grand mérite, mais d’une humeur un peu misanthrope à cet égard, aient voulu ressusciter cette doctrine de ce Père et l’aient peut-être outrée. Et cet esprit peut avoir eu quelque influence dans la dispute entre plusieurs docteurs trop animés ; et les jésuites missionnaires de la Chine, ayant insinué que les anciens Chinois avaient eu la vraie religion de leur temps et des vrais saints et que la doctrine de Confucius n’avait rien d’idolâtre ni athée, il semble qu’on a eu plus de raison à Rome de ne pas vouloir condamner une des plus grandes nations sans l’entendre. Bien nous en prend que Dieu est plus philanthrope que les hommes. Je connais des personnes qui, croyant marquer leur zèle par des sentiments durs, s’imaginent qu’on ne saurait croire le péché originel sans être de leur opinion, mais c’est en quoi ils se trompent. Et il ne s’ensuit point que ceux qui sauvent les païens ou autres, qui manquent des secours ordinaires, le doivent attribuer aux seules forces de la nature (quoique peut-être quelques Pères aient été de cet avis), puisqu’on peut soutenir que Dieu, en leur donnant la grâce d’exciter un acte de contrition, leur donne aussi, soit explicitement, soit virtuellement, mais toujours surnaturellement, avant que de mourir, quand ce ne serait qu’aux derniers moments, toute la lumière de la foi et toute l’art leur de la charité qui leur est nécessaire pour le salut. Et c’est ainsi que des réformes expliquent chez Vedelius le sentiment de Zwinglius, qui avait été aussi exprès sur ce point du salut des hommes vertueux du paganisme, que les docteurs de l’Église romaine l’ont pu être. Aussi cette doctrine n’a-t-elle rien de commun pour cela avec la doctrine particulière des pélagiens ou des demi-pélagiens dont ou sait que Zwingle était fort éloigné. Et puisqu’on enseigne contre les pélagiens une grâce surnaturelle en tous ceux qui ont la foi (en quoi conviennent les trois religions reçues, excepté peut-être les disciples de M. Pajon[108], et qu’on accorde même ou la foi ou des mouvements approchants aux enfants qui reçoivent le baptême, il n’est pas extraordinaire d’en accorder autant, au moins à l’article de la mort, aux personnes de bonne volonté qui n’ont pas eu le bonheur d’être instruits a l’ordinaire par le christianisme. Mais le parti le plus sage est de ne rien déterminer sur des points si peu connus, et de se contenter de juger en général que Dieu ne saurait rien faire qui ne soit plein de bonté et de justice : melius est dubitare de occultis quam litigare de incertis. (Augustin, Lib. VIII, Genes, ad litt. e.v.)

Chap. XIX. — De l’enthousiasme.

§ 1. Ph. Plût à Dieu que tous les théologiens et saint Augustin lui-même eussent toujours pratiqué la maxime exprimée dans ce passage ! Mais les hommes croient que l’esprit dogmatisant est une marque de leur zèle pour la vérité, et c’est tout le contraire. On ne l’aime véritablement qu’à proportion qu’on aime à examiner les preuves qui la font connaître pour ce qu’elle est. Et quand on précipite son jugement, on est toujours poussé par des motifs moins sincères. § 2. L’esprit de dominer n’est pas un des moins ordinaires, et une certaine complaisance qu’on a pour ses propres rêveries en est un autre qui fait naître l’enthousiasme. § 3. C’est le nom qu’on donne au défaut de ceux qui s'imaginent une révélation immédiate, lorsqu’elle n’est point fondée en raison. § 4. Et comme l’on peut dire que la raison est une révélation naturelle, dont Dieu est l’auteur de même qu’il l'est de la nature, l'on peut dire aussi que la révélation est une raison surnaturelle, c’est-a-dire une raison étendue par un nouveau fonds de découvertes, émanées immédiatement de Dieu. Mais ces découvertes supposent que nous avons le moyen de les discerner, qui est la raison même ; et la vouloir proscrire pour faire place à la révélation, ce serait s’arracher les yeux pour mieux voir les satellites de Jupiter à travers un télescope. § 5. La source l'enthousiasme est qu’une révélation immédiate est plus commode et plus courte qu’un raisonnement long et pénible, et qui n’est pas toujours suivi d’un heureux succès. On a vu dans tous les siècles des hommes, dont la mélancolie mêlée avec la dévotion,


jointe a la bonne opinion qu’ils ont eue d’eux-mêmes, leur a fait accroire qu’ils avaient une tout autre familiarité avec Dieu que les autres hommes. Ils supposent qu’il l’a promise aux siens, et ils croient être son peuple préférablement aux autres. § 6. Leur fantaisie devient une illumination et une autorité divine, et leurs desseins sont une direction infaillible du ciel, qu’ils sont obligés de suivre. § 7. Cette opinion a fait de grands effets et causé de grands maux, car un homme agit plus vigoureusement lorsqu’il suit ses propres impulsions, et que l’opinion d’une autorité divine est soutenue par notre inclination. § 8. Il est difficile de le tirer de là, parce que cette prétendue certitude sans preuve flatte la vanité et l’amour qu’on a pour ce qui est extraordinaire. Les fanatiques comparent leur opinion à la vue et au sentiment. Ils voient la lumière divine comme nous voyons celle du soleil en plein midi, sans avoir besoin que le crépuscule de la raison la leur montre. § 9. Ils sont assurés parce qu’ils sont assurés et leur persuasion est droite parce qu’elle est forte, car c’est à quoi se réduit leur langage figuré. § 10. Mais comme il y a deux perceptions, celle de la proposition et celle de la révélation, on peut leur demander où est la clarté. Si c’est dans la vue de la proposition, à quoi bon la révélation ? Il faut donc que ce soit dans le sentiment de la révélation. Mais comment peuvent-ils voir que c’est Dieu qui révèle et que ce n’est pas un feu follet qui les promène autour de ce cercle : c’est une révélation parce que je le crois fortement, et je le crois parce que c’est une révélation ? § 11. Y a1t-il quelque chose plus propre à se précipiter dans l’erreur que de prendre l’imagination pour guide ? § 12. Saint Paul avait un grand zèle quand il persécutait les chrétiens et ne laissait pas de se tromper.§ 13. L’on sait que le diable a eu des martyrs, et s’il suffit bien d’être persuadé, on ne saura distinguer les illusions de Satan des inspirations du Saint-Esprit. § 14. C’est donc la raison qui fait connaître la vérité de la révélation. § 15. Et si notre créance la prouvait, ce serait le cercle dont je viens de parler. Les saints hommes qui recevaient des révélations de Dieu avaient des signes extérieurs qui les persuadaient de la vérité de la lumière interne. Moyse vit un buisson qui brûlait sans se consumer et entendit une voix du milieu du buisson, et Dieu pour l’assurer davantage de sa mission, lorsqu’il l’envoya en Égypte pour délivrer ses frères, y employa le miracle de la verge changée en serpent. Gédéon fut envoyé par un ange pour délivrer le peuple d’Israël du joug des Madianites. Cependant il demanda un signe pour être convaincu que cette commission lui était donnée de la part de Dieu. § 16. Je ne nie cependant pas que Dieu n’illumine quelquefois l’esprit des hommes pour leur faire comprendre certaines vérités importantes ou pour les porter à de bonnes actions, par l’influence et l’assistance immédiate du Saint-Esprit, sans aucuns signes extraordinaires qui accompagnent cette influence. Mais aussi dans ces cas nous avons la raison et l’Écriture, deux règles infaillibles pour juger de ces illuminations, car, si elles s’accordent avec ces règles, nous ne courrons du moins aucun risque en les regardant comme inspirées de Dieu, encore que ce ne soit peut-être pas une révélation immédiate.

Th. L’enthousiasme était au commencement un bon nom. Et comme le sophisme marque proprement un exercice de la sagesse, l’enthousiasme signifie qu’il y a une divinité en nous. Est Deus in nobis. Et Socrate[109] prétendait qu’un Dieu ou démon lui donnait des avertissements intérieurs, de sorte qu’enthousiasme serait un instinct divin. Mais les hommes ayant consacré leurs passions, leurs fantaisies, leurs songes et jusqu’à leur fureur pour quelque chose de divin, l’enthousiasme commença à signifier un dérèglement d’esprit, attribué il la force de quelque divinité, qu’on supposait dans ceux qui en étaient frappés, car les devins et les devineresses faisaient paraître une aliénation d’esprit, lorsque leur dieu s’emparait d’eux, comme la Sibylle de Cumes chez Virgile. Depuis on l’attribue à ceux qui croient sans fondement que leurs mouvements viennent de Dieu, Nisus chez le même poète se sentant poussé par je ne sais quelle impulsion à une entreprise dangereuse, où il périt avec son ami, la lui propose en ces termes pleins d’un doute raisonnable :

« Di ne hunc ardorem mentibus addunt,
Euryale, an sua cuique Deus fit dira cupido ? »

Il ne laissa pas de suivre cet instinct, qu’il ne savait pas s’il venait de Dieu ou d’une malheureuse envie de se signaler. Mais s’il avait réussi, il n’aurait point manqué de s’en autoriser dans un autre cas et de se croire poussé par quelque puissance divine. Les enthousiastes d*aujourd’hui croient recevoir encore de Dieu des dogmes qui les éclairent. Les trembleurs sont dans cette persuasion, et Barclay, leur premier auteur méthodique, prétend qu’ils trouvent en eux une certaine lumière qui se fait connaître par elle-même. Mais pourquoi appeler lumière ce qui ne fait rien voir ? Je sais qu’il y a des personnes de cette disposition d’esprit, qui voient des étincelles et même quelque chose de plus lumineux, mais cette image de lumière corporelle excitée quand leurs esprits sont échauffés ne donne point de lumière à l’esprit. Quelques personnes idiotes, ayant l’imagination agitée, se forment des conceptions qu’ils n’avaient point auparavant ; ils sont en état de dire de belles choses à leur sens, ou du moins de fort animées ; ils admirent eux-mêmes et font admirer aux autres cette fertilité qui passe pour inspiration. Cet avantage leur vient en bonne partie d’une forte imagination que la passion anime et d’une mémoire heureuse, qui a bien retenu les manières de parler des livres prophétiques que la lecture ou les discours des autres leur ont rendus familiers. Antoinette de Bourignon[110] se servait de la facilité qu’elle avait de parler et d’écrire comme d’une preuve de sa mission divine. Et je connais un visionnaire qui fonde la sienne sur le talent qu’il a de parler et prier tout haut presque une journée entière sans se lasser et sans demeurer à sec. Il y a des personnes qui, après avoir pratiqué des austérités ou après un état de tristesse, goûtent une paix et consolation dans l’âme qui les ravit, et ils y trouvent tant de douceur qu’ils croient que c’est un effet du Saint-Esprit. Il est bien vrai que le contentement qu’on trouve dans la considération de la grandeur et de la bonté de Dieu, dans l’accomplissement de sa volonté, dans la pratique des vertus, est une grâce de Dieu, et des plus grandes ; mais ce n’est pas toujours une grâce qui ait besoin d’un secours surnaturel nouveau, comme beaucoup de ces bonnes gens le prétendent. On a vu, il n’y a pas longtemps, une demoiselle fort sage en toute autre chose, qui croyait dès sa jeunesse de parler à Jésus-Christ et d’être son épouse d’une manière toute particulière. Sa mère, à ce qu’on racontait, avait un peu donné dans l’enthousiasme, mais la fille ayant commencé de bonne heure, était allée bien plus avant. Sa satisfaction et sa joie était indicible, sa sagesse paraissait dans sa conduite et son esprit dans ses discours. La chose alla cependant si loin, qu’elle recevait des lettres qu’on adressait à Notre-Seigneur, et elle les renvoyait cachetées comme elle les avait reçues avec la réponse. qui paraissait quelquefois faite à propos et toujours raisonnable. Mais enfin elle cessa d’en recevoir, de peur de faire trop de bruit. En Espagne, elle aurait été une autre sainte Thérèse. Mais toutes les personnes qui ont de pareilles visions n’ont pas la même conduite. Il y en a qui cherchent à faire secte et même à faire naître des troubles, et l’Angleterre en a fait une étrange épreuve. Quand ces personnes agissent de bonne foi, il est difficile de les ramener : quelquefois le renversement de tous leurs desseins les corrige, mais souvent c’est trop tard. Il y avait un visionnaire mort depuis peu qui se croyait immortel, parce qu’il était fort âgé et se portait bien, et, sans avoir lu le livre d’un Anglais publié depuis peu (qui voulait faire croire que Jésus-Christ était venu encore pour exempter de la mort corporelle les vrais croyants), il était à peu près dans les mêmes sentiments depuis longues années ; mais quand il se sentit mourir, il alla jusqu’à douter de toute la religion parce qu’elle ne répondait pas à sa chimère. Quirin Kuhlmann, Silésien[111], homme de savoir et d’esprit, mais qui avait donné depuis dans deux sortes de visions également dangereuses, l’une des enthousiastes, l’autre des alchimistes, et qui a fait du bruit en Angleterre, en Hollande et jusqu’à Constantinople, s’étant enfin avisé d’aller en Moscovie et de s’y mêler dans certaines intrigues contre le ministère, dans le temps que la princesse Sophie y gouvernait, fut condamné au feu et ne mourut pas en homme persuadé de ce qu’il avait prêché. Les dissensions de ces gens entre eux les devraient encore convaincre que leur prétendu témoignage interne n’est point divin, et qu’il faut d’autres marques pour le justifier. Les Labbadistes[112], par exemple, ne s’accordent pas avec Mlle Antoinette, et quoique William Pen paraisse avoir eu dessein dans son voyage d’Allemagne, dont on a publié une relation, d’établir une espèce d’intelligence entre ceux qui se fondent sur ce témoignage, il ne parait pas qu’il ait réussi. Il serait à souhaiter, à la verité, que les gens de bien fussent d’intelligence[113] et agissent de concert : rien ne serait plus capable de rendre le genre humain meilleur et plus heureux ; mais il faudrait qu’ils fussent eux-mêmes véritablement du nombre des gens de bien, c’est-à-dire bienfaisants, et, de plus, dociles et raisonnables, au lieu qu’on n’accuse que trop ceux qu’on appelle dévots aujourd’hui d’être durs, impérieux, entêtés. Leurs dissensions font paraître au moins que leur témoignage interne a besoin d’une vérification externe pour être cru, et il leur faudrait des miracles pour avoir droit de passer pour prophètes et inspirés. Il y aurait pourtant un cas, où ces inspirations porteraient leurs preuves avec elles. Ce serait si elles éclairaient véritablement l’esprit par des découvertes importantes de quelque connaissance extraordinaire, qui seraient au-dessus des forces de la personne, qui les aurait acquises sans aucun secours externe. Si Jacob Boehme, fameux cordonnier de la Lusace, dont les écrits ont été traduits de l’allemand en d’autres langues sous le nom de Philosophe Teutonique, et ont, en effet, quelque chose de grand et de beau pour un homme de cette condition, avait su faire de l’or, comme quelques-uns se le persuadent, ou comme fit saint Jean l’Évangéliste si nous en croyons ce que dit un hymne fait à son honneur :

« lnexhaustum fert thésaurus

Qui de virgis fecit aurum,

Gemmas de lapidibus. »

on aurait eu quelque lieu de donner plus de créance à ce cordonnier extraordinaire. Et si Mlle Antoinette Bourignon avait fourni à Bertrand La Coste[114], ingénieur français à Hambourg, la lumière dans les sciences qu’il crut avoir reçue d’elle, comme il le marque en lui dédiant son livre de la quadrature du cercle (où, faisant allusion à Antoinette et Bertrand, il l’appelait l’A en théologie, comme il se disait être lui-même B en mathématiques), on n’aurait su que dire. Mais on ne voit pas d’exemples d’un succès considérable de cette nature, non plus que des prédictions très circonstanciées qui aient réussi à de telles gens. Les prophéties de Poniatovia[115], de Drabitius et d’autres, que le bonhomme Comenius[116] publia dans son Lux in tenebris et qui

contribuèrent à des remuements dans les terres héréditaires de l’Empereur,

se trouvèrent fausses, et ceux qui y donnèrent créance furent malheureux. Rogozky, prince de Transylvanie, fut poussé par Drabitius[117] à l’entreprise de Pologne, où il perdit son armée, ce qui lui fit enfin perdre ses États avec la vie : et le pauvre Drabitius longtemps après, à l’âge de 80 ans, eut enfin la tête tranchée par ordre de l’Empereur. Cependant, je ne doute point qu’il n'y ait des gens maintenant qui fassent revivre ces prédictions mal à propos, dans la conjecture présente des désordres de la Hongrie, ne considérant point que ces prétendus prophètes parlaient des événements de leur temps ; en quoi ils feraient à peu près comme celui qui après le bombardement de Bruxelles publia une feuille volante, où il y avait un passage pris d’un livre de Mlle Antoinette, qui ne voulut point venir dans cette ville parce que (si je m’en souviens bien) elle avait songé de la voir en feu, mais ce bombardement arriva longtemps après sa mort. J’ai connu un homme qui alla en France durant la guerre, qui fut terminée par la paix de Nimègue, importuner M. de Montausier et M. de Pomponne sur le fondement des prophéties publiées par Comenius : et il se serait cru inspiré lui-même (je pense) s’il lui fût arrivé de faire ses propositions dans un temps pareil au nôtre. Ce qui fait voir non seulement le peu de fondement, mais aussi le[118] danger de ces entêtements. Les histoires sont pleines du mauvais effet des prophéties fausses ou mal entendues, comme l’on peut voir dans une savante et judicieuse dissertation, De officio viri boni circa futura contingentia que feu M. Jacobus Thomasius[119], professeur célèbre à Leipzig, donna autrefois au public. Il est vrai cependant que ces persuasions font quelquefois un bon effet et servent à de grandes choses : car Dieu se peut servir de l’erreur pour établir ou maintenir la vérité. Mais je ne crois point qu’il soit permis facilement à nous de se servir des fraudes pieuses pour une bonne fin. Et quant aux dogmes de religion, nous n’avons point besoin de nouvelles révélations ; c’est assez qu’on nous propose des règles salutaires pour que nous soyons obligés de les suivre, quoique celui qui les propose ne


fasse aucun miracle ; et quoique Jésus-Christ en fût muni, il ne laisse pas de refuser quelquefois d’en faire pour complaire à cette race perverse, qui demandait des signes, lorsqu’il ne prêchait que la vertu et ce qui avait déjà été enseigne par la raison naturelle et les prophètes.

Chap. XX. — De l’erreur.

§ 1. Ph. Après avoir assez parlé de tous les moyens qui nous font connaître ou deviner la vérité, disons encore quelque chose de nos erreurs et mauvais jugements. Il faut que les hommes se trompent souvent puisqu’il y a tant de dissensions entre eux. Les raisons de cela se peuvent réduire à ces quatre. 1o Le manque de preuves. 2o Le peu d’habileté il s’en servir. 3o Le manque de volonté d’en faire usage. 4o Les fausses règles des probabilités. § 2. Quand je parle du défaut des preuves, je comprends encore celles qu’on pourrait trouver si on en avait les moyens et la commodité : mais c’est de quoi on manque le plus souvent. Tel est l’état des hommes, dont la vie se passe il chercher de quoi subsister : ils sont aussi peu instruits de ce qui se passe dans le monde, qu’un cheval de somme, qui va toujours par le même chemin, peut devenir habile dans la carte du pays. Il leur faudrait les langues, la lecture, la conversation, les observations de la nature et les expériences de l’art. § 3. Or tout cela ne convenant point leur état, dirons-nous donc que le gros des hommes n’est conduit au bonheur et à la misère que par un hasard aveugle ? Faut-il qu’ils s’abandonnent aux opinions courantes et aux guides autorisés dans le pays, même par rapport au bonheur ou malheur éternel ? Ou sera-t-on malheureux éternellement pour être né plutôt dans un pays que dans un autre ? il faut pourtant avouer que personne n’est si fort occupé du soin de pourvoir à sa subsistance qu’il n’ait aucun temps de reste pour penser à son âme et pour s’instruire de ce qui regarde la religion, s’il y était aussi appliqué qu’il l’est à des choses moins importantes.

Th. Supposons que les hommes ne soient pas toujours en état de s’instruire eux-mêmes, et que, ne pouvant pas abandonner avec prudence le soin de la subsistance de leur famille pour chercher des vérités difficiles, ils soient obligés de suivre les sentiments autorisés chez eux, il faudra toujours juger que dans ceux qui ont la vraie religion sans en avoir des preuves la grâce intérieure suppléera au défaut des motifs de la crédibilité ; et la charité nous fait juger encore, comme je vous ai déjà marqué, que Dieu fait pour les personnes de bonne volonté, élevées parmi les épaisses ténèbres des erreurs les plus dangereuses, tout ce que sa bonté et sa justice demandent, quoique peut-être d’une manière qui nous est inconnue. On a des histoires applaudies dans l’Église romaine de personnes qui ont été ressuscitées exprès pour ne point manquer des secours salutaires. Mais Dieu peut secourir les âmes par l’opération interne du Saint-Esprit, sans avoir besoin d’un si grand miracle ; et ce qu’il y a de bon et de consolant pour le genre humain, c’est que, pour se mettre dans l’état de la grâce de Dieu, il ne faut que la bonne volonté, mais sincère et sérieuse. Je reconnais qu’on n’a pas même cette bonne volonté sans la grâce de Dieu ; d’autant que tout bien naturel ou surnaturel vient de lui ; mais c’est toujours assez qu’il ne faut qu’avoir la volonté et qu’il est impossible que Dieu puisse demander une condition plus facile et plus raisonnable.

§ 41. Ph. Il y en a qui sont assez à leur aise pour avoir toutes les commodités propres à éclaircir leurs doutes ; mais ils sont détournés de cela par des obstacles pleins d’artifices, qu’il est assez facile d’apercevoir, sans qu’il soit nécessaire de les étaler en cet endroit. § 5. J’aime mieux parler de ceux qui manquent d’habileté pour faire valoir les preuves qu’ils ont pour ainsi dire sous la main, et qui ne sauraient retenir une longue suite de conséquences ni peser toutes les circonstances. Il y a des gens d’un seul syllogisme, et il y en a de deux seulement. Ce n’est pas le lieu ici de déterminer si cette imperfection vient d’une différence naturelle des âmes mêmes ou des organes, ou si elle dépend du défaut de l’exercice qui polit les facultés naturelles. Il nous suffit ici qu’elle est visible, et qu’on n’a qu’à aller du Palais ou de la Bourse aux hôpitaux et aux petites-maisons pour s’en apercevoir.

Th. Ce ne sont pas les pauvres seuls qui sont nécessitent ; ; il manque plus à certains riches qu’à eux, parce que ces riches demandent trop et se mettent volontairement dans une espèce d’indigence qui les empêche de vaquer aux considérations importantes. L’exemple y fait beaucoup. On s’attache à suivre celui de ses pareils qu’on est obligé de pratiquer sans faire paraître un esprit de contrariété, et cela j’ai ; aisément qu’on leur devient semblable. Il est bien difficile de contenter en même temps la raison et la coutume. Quant à ceux qui manquent de capacité, il y en a peut-être moins qu’on ne pense ; je crois que le bon sens avec l’application peuvent suffire à tout ce qui ne demande pas de la promptitude. Je présuppose le bon sens, parce que je ne crois pas que vous vouliez exiger la recherche de la vérité des habitants des petites-maisons. Il est vrai qu’il n’y en a pas beaucoup qui n’en pourraient revenir, si nous en connaissions les moyens, et, quelque différence originale qu’il y ait entre nos âmes (comme je crois en effet qu’il y en a), il est toujours sûr que l’une pourrait aller aussi loin que l’autre (mais non pas peut-être si vite) si elle était menée comme il faut.

§ 6. Ph. Il y a une autre sorte de gens qui ne manquent que de volonté. Un violent attachement au plaisir, une constante application à ce qui regarde leur fortune, une paresse ou négligence générale, une aversion particulière pour l’étude et la méditation, les empêchent de penser sérieusement à la vérité. Il y en a même qui craignent qu’une recherche, exempte de toute partialité, ne fût point favorable aux opinions qui s’accommodent le mieux à leurs préjugés et à leurs desseins. On connaît des personnes qui ne veulent pas lire une lettre qu’on suppose porter de méchantes nouvelles, et bien des gens évitent d’arrêter leurs comptes ou de s’informer de l’état de leur bien, de peur d’apprendre ce qu’ils voudraient ignorer. Il y en a qui ont de grands revenus et les emploient tous à des provisions pour le corps, sans songer aux moyens de perfectionner l’entendement. Ils prennent un grand soin de paraître toujours dans un équipage propre et brillant, et ils souffrent sans peine que leur âme soit couverte des méchants haillons de la prévention et de l’erreur et que la nudité, c’est-à-dire l’ignorance, paraisse à travers. Sans parler des intérêts qu’ils doivent prendre à un état à venir, ils ne négligent pas moins ce qu’ils sont intéressés à connaître dans la vie qu’ils mènent dans ce monde. Et c’est quelque chose d’étrange que bien souvent ceux qui regardent le pouvoir et l’autorité comme un apanage de leur naissance ou de leur fortune l’abandonnent négligemment à des gens d’une condition inférieure à la leur, mais qui les surpassent en connaissance ; car il faut bien que les aveugles soient conduits par ceux qui voient, ou qu’ils tombent dans la fosse, et il n’y a point de pire esclavage que celui de l’entendement.

Th. Il n’y a point de preuve plus évidente de la négligence des hommes par rapport à leurs vrais intérêts, que le peu de soin qu’on a de connaître et de pratiquer ce qui convient à la santé, qui est un de nos plus grands biens ; et quoique les grands se ressentent autant et plus que les autres des mauvais effets de cette négligence, ils n’en reviennent point. Pour ce qui se rapporte à la foi, plusieurs regardent la pensée qui les pourrait porter à la discussion comme une tentation du démon, qu’ils ne croient pouvoir mieux surmonter qu’en tournant l’esprit à toute autre chose. Les hommes qui n’aiment que les plaisirs ou qui s’attachent à quelque occupation ont coutume de négliger les autres affaires. Un joueur, un chasseur, un buveur, un débauché, et même un curieux de bagatelles perdra sa fortune et son bien, faute de se donner la peine de solliciter un procès ou de parler à des gens en poste. Il y en a comme l’empereur Honorius, qui, lorsqu’on lui porta la perte de Rome, crut que c’était sa poule qui portait ce nom, ce qui le fâcha plus que la vérité. Il serait à souhaiter que les hommes qui ont du pouvoir eussent de la connaissance à proportion ; mais quand le détail des sciences, des arts, de l’histoire des langues n’y serait pas ; un jugement solide et exercé et une connaissance des choses également grandes et générales, en un mot summa rerum pourrait suffire. Et comme l’empereur Auguste avait un abrégé des forces et besoins de l’État qu’il appelait breviarium imperii, on pourrait avoir un abrégé des intérêts de l’homme, qui mériterait d’être appelé enchiridion sapientiæ, si les hommes voulaient avoir soin de ce qui leur importe le plus.

§ 7. Ph. Enfin la plupart de nos erreurs viennent des fausses mesures de probabilité qu’on prend, soit en suspendant son jugement malgré des raisons manifestes, soit en le donnant malgré des probabilités contraires. Ces fausses mesures consistent : 1o dans des propositions douteuses, prises pour principes ; 2o dans les hypothèses reçues ; 3o dans l’autorité. § 8. Nous jugeons ordinairement de la vérité par la conformité avec ce que nous regardons comme principes incontestables, et cela nous fait mépriser le témoignage des autres et même celui de nos sens quand ils y sont ou paraissent contraires : mais, avant que de s’y fier avec tant d’assurance, il faudrait les examiner avec la dernière exactitude. § 9. Les enfants reçoivent des propositions qui leur sont inculquées par leur père et mère, nourrices, précepteurs et autres qui sont autour d’eux, et ces propositions, ayant pris racine, passent pour sacrées comme un Urim et Thunim, que Dieu aurait mis lui-même dans l’âme. § 10. On a a de la peine à souffrir ce qui choque ces oracles internes pendant qu’on digère les plus grandes absurdités qui s’y accordent. Cela paraît par l’extrême obstination qu’on remarque dans différents, hommes à croire fortement des opinions directement opposées comme des articles de foi, quoiqu’elles soient fort souvent également absurdes. Prenez un homme de bon sens, mais persuadé de cette maxime qu’on doit croire ce qu’on croit dans sa communion, telle qu’on l’enseign à Wittemberg ou en Suède, quelle disposition n’a-t-il pas à recevoir sans peine la doctrine de la consubstantiation et à croire qu’une même chose est chair et pain à la fois.

Th. Il paraît bien, Monsieur, que vous n’êtes pas assez instruit des sentiments des Évangéliques, qui admettent la présence réelle du corps de Notre-Seigneur dans l’Eucharistie. Ils se sont expliqués mille fois qu’ils ne veulent point de consubstantiation du pain et du vin avec la chair et le sang de Jésus-Christ, et encore moins qu’une même chose est chair et pain ensemble. Ils enseignent seulement qu’en recevant les symboles visibles on reçoit d’une manière invisible et surnaturelle le corps du Sauveur, sans qu’il soit enfermé dans le pain. Et la présence qu’ils entendent n’est point locale, ou spatiale pour ainsi dire, c’est-à-dire déterminée par les dimensions du corps présent : de sorte que tout ce que les sens y peuvent opposer ne les regarde point. Et, pour faire voir que les inconvénients qu’on pourrait tirer de la raison ne les touchent point non plus, ils déclarent que ce qu’ils entendent par la substance du corps ne consiste point dans l’étendue ou dimension ; et ils ne font point difficulté d’admettre que le corps glorieux de Jésus-Christ garde une certaine présence ordinaire et locale, mais convenable à son état dans le lieu sublime où il se trouve, toute différente de cette présence sacramentale, dont il s’agit ici, ou de sa présence miraculeuse, avec laquelle il gouverne l’Église qui fait qu’il est non pas partout comme Dieu, mais là où il veut bien être : ce qui est le sentiment des plus modérés, de sorte que, pour montrer l’absurdité de leur doctrine, il faudrait démontrer que toute l’essence du corps ne consiste que dans l’étendue et de ce qui est uniquement mesuré par là, ce que personne n’a encore fait que je sache. Aussi toute cette difficulté ne regarde pas moins les réformés, qui suivent les confessions gallicane et belgique, la déclaration de l’assemblée de Sendomir, composée de gens des deux confessions augustane et helvétique, conforme il la confession saxonne, destinée pour le concile de Trente ; la profession de foi des réformés venus au colloque de Thorn, convoqué sous l’autorité d’Uladislas, roi de Pologne, et la doctrine constante de Calvin[120] et de Bèze[121], qui ont déclaré le plus distinctement et le plus fortement du monde que)es symboles fournissent effectivement ce qu’ils représentent et que nous devenons participants de la substance même du corps et du sang de Jésus-Christ. Et Calvin, après avoir réfuté ceux qui se contentent d’une participation métaphorique de pensée ou de sceau et d’une union de foi, ajoute qu’on ne pourra rien dire d’assez fort pour établir la réalité, qu’il ne soit prêt à signer, pourvu qu’on évite tout ce qui regarde la circonscription des lieux ou la diffusion des dimensions ; de sorte qu’il paraît que dans le fond sa doctrine était celle de Mélanchton[122] et même de Luther[123] (comme Calvin le présume lui-même dans une de ses lettres), excepté qu’outre la condition de la perception des symboles dont Luther se contente il demande encore la condition de la foi, pour exclure la participation des indignes. Et j’ai trouvé Calvin si positif sur cette communion réelle en cent lieux de ses ouvrages, et même dans les lettres familières, où il n’en avait point besoin, que je ne vois point de lieu de soupçonner d’artifice.

§ 11. Ph. Je vous demande pardon si j’ai parlé de ces Messieurs selon l’opinion vulgaire. Et je me souviens maintenant d’avoir remarqué que de fort habiles théologiens de l’Église anglicane ont été pour cette participation réelle. Mais des principes établis passons aux hypothèses reçues. Ceux qui reconnaissent que ce ne sont qu’hypothèses ne laissent pas souvent de les maintenir avec chaleur, à peu près comme des principes assurés, et de mépriser les probabilités contraires. Il serait insupportable à un savant professeur de voir son autorité renversée en un instant par un nouveau venu qui rejetterait ses hypothèses ; son autorité, dis-je, qui est en vogue depuis 30 ou 40 ans, acquise par bien des veilles, soutenue par quantité de grec et de latin, confirmée par une tradition générale et par une barbe vénérable. Tous les arguments qu’on peut employer pour le convaincre de la fausseté de son hypothèse seront aussi peu capables de prévaloir sur son esprit que les efforts que fit Borée pour obliger le voyageur à quitter son manteau qu’il tint d’autant plus ferme que ce vent soufflait avec plus de violence.

Th. En effet, les coperniciens ont éprouvé dans leurs adversaires que les hypothèses, reconnues pour telles, ne laissent pas d’être soutenues avec un zèle ardent. Et les cartésiens ne sont pas moins positifs pour leurs particules cannelées[124] et petites boules du second élément[125] que si c’étaient des théorèmes d’Euclide ; et il semble que le zèle pour nos hypothèses n’est qu’un effet de la passion que nous avons de nous faire respecter nous-mêmes. Il est vrai que ceux qui ont condamné Galilée ont cru que le repos de la terre était plus qu’une hypothèse, car ils le jugeaient conforme à l’Écriture et à la raison. Mais depuis on s’est aperçu que la raison au moins ne la soutenait plus ; et quant à l’Écriture, le Père Fabry, pénitencier de Saint-Pierre, excellent théologien et philosophe, publiant dans Rome même une Apologie des Observations d’Eustachio Divini[126], fameux opticien[127], ne feignit point de déclarer que ce n’était que provisionnellement qu’on entendait dans le texte sacré un vrai mouvement du soleil, et que, si le sentiment de Copernic se trouvait vérifié, on ne ferait point difficulté de l’expliquer comme ce passage de Virgile :

« Terræque urbesque recedunt. »

Cependant on ne laisse pas de continuer en Italie et en Espagne et même dans les pays héréditaires de l’empereur de supprimer la doctrine de Copernic, au grand préjudice de ces nations, dont les esprits pourraient s’élever à des plus belles découvertes, s’ils jouissaient d’une liberté raisonnable et philosophique.

§ 12. Ph. Les passions dominantes paraissent être, en effet, comme vous dites, la source de l’amour qu’on a pour les hypothèses ; mais elles s’étendent encore bien plus loin. La plus grande probabilité du monde ne servira de rien ai faire voir son injustice à un avare et à un ambitieux ; et un amant aura toute la facilité du monde à se laisser duper par sa maîtresse, tant il est vrai que nous croyons facilement ce que nous voulons, et selon la remarque de Virgile

« Qui amant ipsi sibi somnia fingunt. »

C’est ce qui fait qu’on se sert de deux moyens d’échapper aux probabilités les plus apparentes, quand elles attaquent nos passions et nos préjugés. § 13. Le premier est de penser qu’il y peut avoir quelque sophistiquerie cachée dans l’argument qu’on nous objecte. § 14. Et le second de supposer que nous pourrions mettre en avant de tout aussi bons, ou même de meilleurs arguments pour battre l’adversaire si nous avions la commodité, ou 1’habileté, ou l’assistance qu’il nous faudrait pour les trouver. § 15. Ces moyens de se défendre de la conviction sont bons quelquefois, mais aussi ce sont des sophismes lorsque la matière est assez éclaircie, et qu’on a tout mis en ligne de compte ; car après cela il y a moyen de connaître sur le tout de quel côte se trouve la probabilité. C’est ainsi qu’il n’y a point lieu de douter que les animaux ont été formés plutôt par des mouvements qu’un agent intelligent a conduits, que par un concours fortuit des atomes ; comme il n’y a personne qui doute le moins du monde si les caractères d’imprimerie, qui forment un discours intelligible, ont été assemblés par un homme attentif, ou par un mélange confus. Je croirais donc qu’il ne dépend point de nous de suspendre notre assentiment dans ces rencontres : mais nous le pouvons faire quand la probabilité est moins évidente, et nous pouvons nous contenter même des preuves plus faibles qui conviennent le mieux avec notre inclination. § 16. Il me paraît impraticable à la vérité qu’un homme penche du côté où il voit le moins de probabilité : la perception, la connaissance et l’assentiment ne sont point arbitraires : comme il ne dépend point de moi de voir ou de ne point voir la convenance de deux idées, quand mon esprit y est tourné. Nous pouvons pourtant arrêter volontairement le progrès de nos recherches ; sans quoi l’ignorance ou l’erreur ne pourrait être un péché en aucun cas. C’est en cela que nous exerçons notre liberté. Il est vrai que, dans les rencontres où l’on n’a aucun intérêt, on embrasse l’opinion commune, ou le sentiment du premier venu ; mais, dans les points où notre bonheur ou malheur est intéressé, l’esprit s’applique plus sérieusement à peser les probabilités, et je pense qu’en ce cas, c’est-à-dire lorsque nous avons de l’attention, nous n’avons pas le choix de nous déterminer pour le côté que nous voulons, s’il y a entre les deux partis des différences tout à fait visibles, et que ce sera la plus grande probabilité qui déterminera notre assentiment.

Th. Je suis de votre avis dans le fond, et nous nous sommes assez expliqués là-dessus dans nos conférences précédentes quand nous avons parlé de la liberté. J ’ai montré alors que nous ne croyons jamais ce que nous voulons, mais bien ce que nous voyons le plus apparent : et que néanmoins nous pouvons nous faire croire indirectement ce que nous voulons, en détournant l’attention d’un objet désagréable pour nous appliquer à un autre, qui nous plaît ; ce qui fait qu’en envisageant davantage les raisons d’un parti favori nous le croyons enfin le plus vraisemblable. Quant aux opinions, où nous ne prenons guère d’intérêt, et que nous recevons sur des raisons légères, cela se fait parce que, ne remarquant presque rien qui s’y oppose, nous trouvons que l’opinion qu’on nous fait envisager favorablement surpasse autant et plus le sentiment opposé, qui n’a rien pour lui dans notre perception, que s’il y avait eu beaucoup de raisons de part et d’autre, car la différence entre 0 et 1, ou entre 2 et 3, est aussi grande qu’entre 9 et 10, et nous nous apercevons de cet avantage, sans penser à l’examen qui serait encore nécessaire pour juger, mais où rien ne nous convie.

§ 17. Ph. La dernière fausse mesure de probabilité, que j’ai dessein de remarquer, est l’autorité mal entendue, qui retient plus de gens dans l’ignorance et dans l’erreur que toutes les autres ensemble. Combien voit-on de gens qui n’ont point d’autre fondement de leur sentiment que les opinions reçues parmi nos amis ou parmi les gens de notre profession ou dans notre parti, ou dans notre pays ? Une telle doctrine a été approuvée par la vénérable antiquité ; elle vient à moi sous le passeport des siècles précédents ; d’autres hommes s’y rendent ; c’est pourquoi je suis à l’abri de l’erreur en la recevant. On serait aussi bien fondé à jeter à croix ou à pile pour prendre ses opinions, qu’à les choisir sur de telles règles. Et, outre que tous les hommes sont sujets à l’erreur, je crois que si nous pouvions voir les secrets motifs qui font agir les savants et les chefs de parti, nous trouverions souvent tout autre chose que, le pur amour de la vérité. Il est sûr au moins qu’i] n’y a point d’opinion si absurde, qu’elle ne puisse être embrassée sur ce fondement, puisqu’il n’y a guère d’erreur qui n’ait eu ses partisans. Th. Il faut avouer pourtant qu’on ne saurait éviter en bien des rencontres de se rendre à l’autorité. Saint Augustin a fait un livre assez joli, De Utilitate credendi, qui mérite d’être lu sur ce sujet, et quant aux opinions reçues, elles ont pour elles quelque chose d’approchant à ce qui donne ce qu’on appelle présomption chez les jurisconsultes : et quoiqu’on ne soit point obligé de les suivre toujours sans preuves, on n’est pas autorisé non plus à les détruire dans l’esprit d’autrui sans avoir des preuves contraires. C’est qu’il n’est point permis de rien changer sans raison. On a fort disputé sur l’argument tiré du grand nombre des approbateurs d’un sentiment depuis que feu M. Nicole publia son livre sur l’Église : mais tout ce qu’on peut tirer de cet argument, lorsqu’il s’agit d’approuver une raison et non pas d’attester un fait, ne peut être réduit qu’a ce que je viens de dire. Et comme cent chevaux ne courent pas plus vite qu’un cheval quoiqu’ils puissent tirer davantage, il en est de même de cent hommes comparés à un seul ; ils ne sauraient aller plus droit, mais ils travailleront plus efficacement ; ils ne sauraient mieux juger, mais ils seront capables de fournir plus de matière ou le jugement puisse être exercé. C’est ce que porte le proverbe : plus vident oculi quam oculus. On le remarque dans les Assemblées, où véritablement quantité de considérations sont mises sur le tapis, qui seraient peut-être échappées à un ou deux, mais on court risque souvent de ne point prendre le meilleur parti en concluant sur toutes ces considérations, lorsqu’il, n’y a point des personnes habiles chargées de les digérer et de les peser. C’est pourquoi quelques théologiens judicieux du parti de Rome, voyant que l’autorité de l’Église, c’est-à-dire celle des plus élevés en dignité et des plus appuyés par la multitude, ne pouvait être sûre en matière de raisonnement, l’ont réduite à la seule attestation des faits sous le nom de tradition. Ce fut l’opinion de Henri Holden[128], Anglais, docteur de Sorbonne, auteur d’un livre intitulé Analyse de la foi, où, suivant les principes du Commonitorium de Vincent de Lérins[129], il soutient qu’on ne saurait faire des décisions nouvelles dans l’Église, et que tout ce que les Évêques assemblés en concile peuvent faire, c’est d’attester le fait de la doctrine reçue dans leurs diocèses. Le principe est spécieux tant qu’on demeure dans les généralités ; mais quand on vient au fait, il se trouve que des différents pays ont reçu des opinions différentes depuis longtemps ; et dans les mêmes pays encore on est allé du blanc au noir, malgré les arguments de M. Arnaud contre les changements insensibles ; outre que souvent, sans se borner à attester, on s’est mêlé de juger. C’est aussi dans le fond l’opinion de Gretser[130], savant jésuite de Bavière, auteur d’une autre Analyse de la foi, approuvée des théologiens de son ordre, que l’Église peut juger des controverses en faisant de nouveaux articles de foi, l’assistance du Saint-Esprit lui étant promise, quoiqu’on tâche le plus souvent de déguiser ce sentiment surtout en France, comme si l’Église ne faisait qu’éclaircir des doctrines déjà établies. Mais l’éclaircissement est une énonciation déjà reçue ou c’en est une nouvelle qu’on croit tirer de la doctrine reçue. La pratique s’oppose le plus souvent au premier sens, et dans le second l’énonciation nouvelle, qu’on établit, que peut-elle être qu’un article nouveau ? Cependant je ne suis point d’avis qu’on méprise l’antiquité en matière de religion ; et je crois même qu’on petit dire que Dieu a préservé les Conciles véritablement œcuméniques jusqu’ici de toute erreur contraire à la doctrine salutaire. Au reste, c’est une chose étrange que la prévention de parti : j’ai vu des gens embrasser avec ardeur une opinion, par la seule raison qu’elle est reçue dans leur ordre, ou même seulement parce qu’elle est contraire à celle d’un homme d’une religion ou d’une nation qu’ils n’aimaient point, quoique la question n’eût presque point de connexion avec la religion ou avec les intérêts des peuples. Ils ne savaient point peut-être que c’était là véritablement la source de leur zèle ; mais je reconnaissais que sur la première nouvelle qu’un tel avait écrit telle ou telle chose ; ils fouillaient dans les bibliothèques et alambiquaient leurs esprits animaux pour trou» ver de quoi le réfuter. C’est ce qui se pratique aussi souvent par ceux qui soutiennent des thèses dans les universités et qui cherchent à se signaler contre les adversaires. Mais que dirons-nous des doctrines prescrites dans les livres symboliques du parti même parmi les protestants, qu’on est souvent obligé d’embrasser avec serment ? que quelques-uns ne croient signifier chez nous que l’obligation de professer ce que ces livres ou formulaires ont de la sainte Écriture ; en quoi ils sont contredits par d’autres. Et dans les ordres religieux du parti de Rome, sans se contenter des doctrines établies dans leur Église, on prescrit des bornes plus étroites à ceux qui enseignent ; témoin les propositions que le général des Jésuites, Claude Aquaviva[131] (si je ne me trompe), défendit d’enseigner dans leurs écoles. Il serait bon (pour le dire en passant) de faire un recueil systématique des propositions décidées et censurées par des conciles Papes, Évêques, Supérieurs, Facultés, qui servirait à l’histoire ecclésiastique. On peut distinguer entre enseigner et embrasser un sentiment. Il n’y a point de serment au monde ni de défense, qui puisse forcer un homme à demeurer dans la même opinion, car les sentiments sont involontaires en eux-mêmes ; mais il se peut et doit abstenir d’enseigner une doctrine qui passe pour dangereuse, à moins qu’il ne s’y trouve obligé en conscience. Et, en ce cas, il faut se déclarer sincèrement et sortir de son poste, quand on a été chargé d’enseigner ; supposé pourtant qu’on le puisse faire sans s’exposer à un danger extrême qui pourrait forcer de quitter sans bruit. Et on ne voit guère, d’autre moyen d’accorder les droits du public et du particulier : l’un devant empêcher ce qu’il juge mauvais, et l’autre ne pouvant point se dispenser des devoirs exigés par sa conscience.

§ 18. Ph. Cette opposition entre le public et le particulier et même entre les opinions publiques de différents partis est un mal inévitable. Mais souvent les mêmes oppositions ne sont qu’apparentés, et ne consistent que dans les formules. Je suis obligé aussi de dire, pour rendre justice au genre humain, qu’il n’y a pas tant de gens engagés dans l’erreur qu’on le suppose ordinairement ; non que je crois qu’ils embrassent la vérité, mais parce qu’en effet sur les doctrines, dont on fait tant de bruit, ils n’ont absolument point d’opinion positive, et que, sans rien examiner et sans avoir dans l’esprit les idées les plus superficielles sur l’affaire en question, ils sont résolus de se tenir attachés à leur parti, comme des soldats qui n’examinent point la cause qu’ils défendent : et si la vie d’un homme fait voir qu’il n’a aucun égard sincère pour la religion, il lui suffit d’avoir la main et la langue prêtes à soutenir l’opinion commune, pour se rendre recommandable à ceux qui lui peuvent procurer de 1”appui.

Th. Cette justice, que vous rendez au genre humain, ne tourne point à sa louange ; et les hommes seraient plus excusables de suivre sincèrement leurs opinions que de les contrefaire par intérêt. Peut-être pourtant qu’il y a plus de sincérité dans leur fait, que vous ne semblez donner à entendre ; car, sans aucune connaissance de cause, ils peuvent être parvenus à une foi implicite en se soumettant généralement et quelquefois aveuglément, mais souvent de bonne foi, au jugement des autres, dont ils ont une fois reconnu l’autorité. Il est vrai que l’intérêt qu’ils trouvent contribue à cette soumission, mais cela n’empêche point qu’enfin l’opinion ne se forme. On se contente dans l’Église romaine de cette foi implicite à peu près, n’y ayant peut-être point (l’article, dû à la révélation, qui y soit jugé absolument fondamental et qui y passe pour nécessaire, necessitate medii, c’est-à-dire dont la créance soit une condition absolument nécessaire au salut. Et ils le sont tous nécessitate præcepti, par la nécessité qu’on y enseigne d’obéir à l’Église, comme on l’appelle, et de donner toute l’attention due à ce qui est proposé, le tout sous peine de péché mortel. Mais cette nécessité n’exige qu’une docilité raisonnable et n’oblige point absolument à l’assentiment, suivant les plus savants docteurs de cette Église. Le cardinal Bellarmin même crut cependant que rien n’était meilleur que cette foi d’enfant, qui se soumet à une autorité établie, et il raconte avec approbation l’adresse d’un moribond, qui éluda le diable par ce cercle, qu’on lui entend répéter souvent :

« Je crois tout ce que croit l’Église,
L’Église croit ce que je crois. »

Chap. XXI. — De la division des sciences..

§ 1. Ph. Nous voilà au bout de notre course et toutes les opérations de l’entendement sont éclaircies. Notre dessein n’est pas d’entrer dans le détail même de nos connaissances. Cependant ici il sera peut-être à propos, avant que de finir, d’en faire une revue générale en considérant la division des sciences. Tout ce qui petit entrer dans la sphère de l’entendement humain est ou la nature des choses en elles-mêmes, ou en second lieu l’homme en qualité d’agent, tendant à sa fin et particulièrement à sa félicité ; ou en troisième lieu, les moyens d’acquérir et de communiquer la connaissance. Et voila la science divisée en trois espèces. § 2. La première est la physique ou la philosophie naturelle, qui comprend non seulement les corps et leurs affections comme nombre, figure, mais encore les esprits, Dieu même et les anges. § 3. La seconde est la philosophie pratique ou la morale, qui enseigne le moyen d’obtenir des choses bonnes et utiles, et se propose non seulement la connaissance de la vérité, mais encore la pratique de ce qui est juste. § 4. Enfin la troisième est la logique ou la connaissance des signes, car λόγος signifie parole. Et nous avons besoin des signes de nos idées pour pouvoir nous entrecommuniquer nos pensées, aussi bien que pour les enregistrer pour notre propre usage. Et peut-être que, si l’on considérait distinctement et avec tout le soin possible que, cette dernière espèce de science roule sur les idées et les mots, nous aurions une logique et une critique différente de celle qu’on a vue jusqu’ici. Et ces trois espèces, la physique, la morale et la logique, sont comme trois grandes provinces dans le monde intellectuel, entièrement séparées et distinctes l’une de l’autre.

Th. Cette division a déjà été célèbre chez les Anciens ; car sous la logique ils comprenaient encore, comme vous faites, tout ce qu’on rapporte aux paroles et à l’explication de nos pensées, artes dicendi. Cependant il y a de la difficulté là dedans ; car la science de raisonner, de juger, d’inventer paraît bien différente de la connaissance des étymologies des mots et de l’usage des langues, qui est quelque chose d’indéfini et d’arbitraire. De plus, en expliquant les mots on est obligé de faire une course dans les sciences mêmes comme il paraît dans les dictionnaires ; et de l’autre côté on ne saurait traiter la science sans donner en même temps les définitions des termes. Mais la principale difficulté, qui se trouve dans cette division des sciences, est que chaque parti paraît engloutir le tout ; premièrement la morale et la logique tomberont dans la physique, prise aussi généralement qu’on vient de dire ; car en parlant des esprits, c’est-à-dire des substances qui ont de l’entendement et de la volonté, et en expliquant cet entendement à fond, vous y ferez entrer toute la logique : et en expliquant dans la doctrine des esprits ce qui appartient à la volonté, il faudrait parler du bien et du mal, de la félicité et de la misère, et il ne tiendra qu’à vous de pousser assez cette doctrine pour y faire entrer toute la philosophie pratique. En échange, tout pourrait entrer dans la philosophie pratique comme servant à notre félicité. Vous savez qu’on considère la théologie avec raison comme une science pratique, et la jurisprudence aussi bien que la médecine ne le sont pas moins ; de sorte que la doctrine de la félicité humaine ou de notre bien et mal absorbera toutes ces connaissances, lorsqu’on voudra expliquer suffisamment tous les moyens, qui servent à la fin que la raison se propose. C’est ainsi que Zwingerus[132] a tout compris dans son Théâtre méthodique de la vie humaine, que Beyerling[133] a détraqué en le mettant en ordre alphabétique. Et en traitant toutes les matières par dictionnaires suivant l’ordre de l’alphabet, la doctrine des langues (que vous mettez dans la logique avec les Anciens), c’est-a-dire dans la discursive, s’emparera à son tour du territoire des deux autres. Voila donc vos trois grandes provinces dé l’Encyc1opédie en guerre continuelle, puisque l’une entreprend toujours sur les droits des autres. Les nominaux ont cru qu’il y avait autant de sciences particulières que de vérités, lesquelles composaient après des touts, selon qu’on les arrangeait ; et d’autres comparent le corps entier de nos connaissances à un océan qui est tout d’une pièce et qui n’est divisé en calédonien, atlantique, éthiopique, indien, que par des lignes arbitraires. Il se trouve ordinairement qu’une même vérité peut être placée en différents endroits, selon les termes qu’elle contient, et même selon les termes moyens ou causes dont elle dépend, et selon les suites et les effets qu’elle peut avoir. Une proposition catégorique simple n’a que deux termes ; mais une proposition hypothétique en peut avoir quatre, sans parler des énonciations composées. Une histoire mémorable peut être placée dans les annales de l’histoire universelle et dans l’histoire du pays où elle est arrivée, et dans l’histoire de la vie d’un homme qui y était intéressé. Et suppose qu’il s’y agisse de quelque beau précepte de morale, de quelque stratagème de guerre, de quelque invention utile pour les arts, qui servent à la commodité de la vie ou à la santé des hommes ; cette même histoire sera rapporté utilement à la science ou art qu’elle regarde, et même on en pourra faire mention en deux endroits de cette science, savoir dans l’histoire de la discipline pour raconter son accroissement effectif, et aussi dans les préceptes, pour les confirmer ou éclaircir par les exemples. Par exemple, ce qu’on raconte bien à propos dans la vie du cardinal Ximénès, qu’une femme moresque le guérit par des frictions seulement d’une hectique presque désespérée, mérite encore lieu dans un système de médecine tant au chapitre de la fièvre hectique, que lorsqu’il s’agit d’une diète médicinale en y comprenant les exercices ; et cette observation servira encore a mieux découvrir les causes de cette maladie. Mais on en pourrait parler encore dans la logique médicinale, où il s’agit de l’art de trouver les remèdes, et dans l’histoire de la médecine, pour faire voir comment les remèdes sont venus à la connaissance des hommes, et que c’est bien souvent par le secours de simples empiriques et même des charlatans. Beverovicius[134], dans un joli livre de la médecine ancienne, tire tout entier des auteurs non médecins, aurait rendu son ouvrage encore plus beau, s’il fût passé jusqu’aux auteurs modernes. On voit par là qu’une : même vérité peut avoir beaucoup de places selon les différents rapports qu’elle peut avoir. Et ceux qui rangent une bibliothèque ne savent bien souvent où placer quelques livres, étant suspendus entre deux ou trois endroits également convenables. Mais ne parlons maintenant que des doctrines générales, et mettons à part les faits singuliers, l’histoire et les langues. Je trouve deux dispositions principales de toutes les vérités doctrinales, dont chacune aurait son mérite, et qu’il serait bon de joindre. L’une Serait synthétique et théorique, rangeant les vérités selon l’ordre des preuves, comme font les mathématiciens, de sorte que chaque proposition viendrait après celles dont elle dépend. L’autre disposition serait analytique et pratique, commençant par le but des hommes, c’est-à-dire par les biens, dont le comble est la félicité, et cherchant par ordre les moyens qui servent à acquérir ces biens ou à éviter les maux contraires. Et ces deux méthodes ont lien dans l’Encyclopédie en général comme encore quelques-uns les ont pratiquées dans les sciences particulières ; car la géométrie même, traitée synthétiquement par Euclide comme une science, a été traitée par quelques autres comme un art et pourrait néanmoins être traitée démonstrativement sous cette forme qui en montrerait même l’invention ; comme si quelqu’un se proposait de mesurer toutes sortes de figures plates, et commençant par les rectilignes s’avisait qu’on les peut partager en triangles et que chaque triangle est la moitié d’un parallélogramme, et que les parallélogrammes peuvent être réduits aux rectangles, dont la mesure est aisée. Mais en écrivant l’Encyclopédie suivant toutes ces deux dispositions ensemble, on pourrait prendre des mesures de renvoi, pour éviter les répétitions. À ces deux dispositions il faudrait joindre la troisième suivant les termes, qui, en effet, ne serait qu’une espèce de répertoire, soit systématique, rangeant les termes selon certains prédicaments, qui seraient communs à toutes les notions ; soit alphabétique selon la langue reçue parmi les savants. Or ce répertoire serait nécessaire pour trouver ensemble toutes les propositions, où le terme entre d’une manière assez remarquable ; car suivant les deux voies précédentes, où les vérités sont rangées selon leur origine ou selon leur usage, les vérités qui regardent un même terme ne sauraient se trouver ensemble. Par exemple, il n’a point été permis à Euclide, lorsqu’il enseignait de trouver la moitié d’un angle, d’y ajouter le moyen d’en trouver le tiers, parce qu’il aurait fallu parler des sections coniques dont on ne pouvait pas encore prendre connaissance en cet endroit. Mais le répertoire peut et doit indiquer les endroits où se trouvent les propositions importantes, qui regardent un même sujet. Et nous manquons encore d’un tel répertoire en géométrie, qui serait d’un grand usage pour faciliter même l’invention et pousser la science, car il soulagerait la mémoire et nous épargnerait souvent la peine de chercher de nouveau ce qui est déjà tout trouvé. Et ces répertoires encore serviraient à plus forte raison dans les autres sciences, où l’art de raisonner a moins de pouvoir, et serait surtout d’une extrême nécessité dans la médecine. Mais l’art de faire de tels répertoires ne serait pas des moindres. Or, considérant ces trois dispositions, je trouve cela de curieux qu’elles répondent à l’ancienne division, que vous avez renouvelée, qui partage la science ou la philosophie en théorique, pratique et discursive, ou bien en physique, morale et logique. Car la disposition synthétique répond à la théorique, l’analytique à la pratique, et celle du répertoire selon les termes à la logique : de sorte que cette ancienne division va fort bien, pourvu qu’on l’entende comme je viens d’expliquer ces dispositions, c’est-à-dire, non pas comme des sciences distinctes, mais comme des arrangements divers des mêmes vérités, autant qu’on juge à propos de les répéter. Il y a encore une division civile des sciences selon les facultés et les professions. On s’en sert dans les universités et dans les arrangements des bibliothèques ; et Draudius[135] avec son continuateur Lipenius[136], qui nous ont laissé le plus ample mais non pas le meilleur catalogue de livres, au lieu de suivre la méthode des pandectes de Gesner[137], qui est toute systématique, se sont contentés de se servir de la grande division des matières (à peu près comme les libraires) suivant les quatre facultés (comme on les appelle) de théologie, de jurisprudence, de médecine et de philosophie, et ont rangé par après les titres de chaque faculté selon l’ordre alphabétique des termes principaux, qui entrent dans l’inscription des livres : ce qui soulageait des auteurs parce qu’ils n’avaient pas besoin de voir le livre ni d’entendre la matière que le livre traite, mais il ne sert pas assez aux autres, à moins qu’on ne fasse des renvois des titres à d’autres de pareille signification ; car, sans parler de quantité de fautes, qu’ils ont faites, l’on voit que souvent une même chose est appelée de différents noms, comme, par exemple, observationes juris, miscellanea, conjectanea, electa, semestria, probabilia, benedicta, et quantité d’autres inscriptions semblables ; de tels livres de jurisconsultes ne signifient que des mélanges du droit romain. C’est pourquoi la disposition systématique des matières est sans doute la meilleure, et on y peut joindre des indices alphabétiques bien amples selon les termes et les auteurs. La division civile et reçue, selon les quatre facultés, n’est point à mépriser. La théologie traite de la félicité éternelle et de tout ce qui s’y rapporte, autant que cela dépend de l’âme et de la conscience. C’est comme une jurisprudence, qui regarde ce qu’on dit être de foro interno et emploie des substances et intelligences invisibles. La jurisprudence a pour objet le gouvernement et les lois, dont le but est la félicité des hommes autant qu’on y peut contribuer par l’extérieur et le sensible ; mais elle ne regarde principalement que ce qui dépend de la nature de l’esprit, et n’entre point fort avant dans le détail des choses corporelles, dont elle suppose la nature pour les employer comme des moyens. Ainsi elle se décharge d’abord d’un grand point, qui regarde la santé, la vigueur et la perfection du corps humain, dont le soin est départi à la faculté de médecine. Quelques-uns ont cru, avec quelque raison, qu’on pourrait ajouter aux autres la faculté économique, qui contiendrait les arts mathématiques et mécaniques, et tout ce qui regarde le détail de la subsistance des hommes et les commodités de la vie, où l’agriculture et l’architecture seraient comprises. Mais on abandonne à la faculté de la philosophie tout ce qui n’est pas compris dans les trois facultés qu’on appelle supérieures ; on l’a fait assez mal, car c’est sans donner moyen à ceux qui sont de cette quatrième faculté de se perfectionner parla pratique comme peuvent faire ceux qui enseignent les autres facultés. Ainsi, excepté peut-être les mathématiques, on ne considère la faculté de philosophie que comme une introduction aux autres. C’est pourquoi l’on veut que la jeunesse y apprenne l’histoire et les arts de parler et quelques rudiments de la théologie et de la jurisprudence naturelle, indépendantes des lois divines et humaines, sous le titre de métaphysique ou pneumatique, de morale et de politique, avec quelque peu de physique encore, pour servir aux jeunes médecins. C’est là la division civile des sciences suivant les corps et professions des savants qui les enseignent, sans parler des professions de ceux qui travaillent pour le public autrement que par leurs discours et qui devraient être dirigés par les vrais savants, si les mesures du savoir étaient bien prises. Et même dans les arts manuels plus nobles, le savoir a été fort bien allié avec l’opération, et pourrait l’être davantage. Comme en effet on les allie ensemble dans la médecine non seulement autrefois chez les Anciens (où les médecins étaient encore chirurgiens et apothicaires), mais encore aujourd’hui surtout chez les chimistes. Cette alliance aussi de la pratique et de la théorie se voit à la guerre, et chez ceux qui enseignent ce qu’on appelle les exercices, comme aussi chez les peintres ou sculpteurs et musiciens et chez quelques autres espèces de Virtuosi. Et si les principes de toutes ces professions et arts, et même des métiers, étaient enseignés pratiquement chez les philosophes, ou dans quelque autre faculté de savants que ce pourrait être, ces savants seraient véritablement les précepteurs du genre humain. Mais il faudrait changer en bien des choses l’état présent de la littérature et de l’éducation de la jeunesse et par conséquent de la police. Et quand je considère combien les hommes sont avancés en connaissance depuis un siècle ou deux, et combien il leur serait aisé d’aller incomparablement plus loin pour se rendre plus heureux, je ne désespère point qu’on ne vienne à quelque amendement considérable dans un temps plus tranquille, sous quelque grand prince que Dieu pourra susciter pour le bien du genre humain.


  1. Les Ramistes, disciples de Ramus ou Pierre de La Ramée, célèbre réformateur de la logique au xvie siècle et grand adversaire d’Aristote, né à Cuth (Vermandois) en 1515, mort à Paris en 1572 dans le massacre de la Saint-Barthélémy. Ses principaux ouvrages sont ses Dialecticæ partitiones (1543) ; Aristotelicæ animadversiones (même année) ; Schola dialecticæ, etc. La liste complète en est donnée par M. Ch. Vaddington dans son livre sur la Vie et les Écrits de Ramus.
  2. Lucien, sophiste et polygraphe célèbre de l’antiquité, né à Samosate, dans le iie siècle de l’ère chrétienne. Parmi les nombreux écrits de Lucien, on connaît surtout ses Dialogues des dieux et des morts, son Traité sur l’art d’écire l’histoire, l’Assemblée des Dieu, Ménippe. — Édition d’Hermsterhuys (4 vol., Amsterdam, 1743 ; — Traduction française de Talbot, 2 vol. in-12, Paris, 1860).
  3. Gerardt : la vie.
  4. Scheubelius, géomètre du xvie siècle, a publié Euclidis sex libros priores de geometricis principiis, Græce et Latine.
  5. Herlinus, éditeur d’Euclide, avec Dalgprédius, professeur de mathématique à l’Université de Strasbourg : Analysis geometricæ sex librorum Euclidis, 1566.
  6. Galien (Galenus), célèbre médecin de l’antiquité, né en 131 à Pergame. On ne sait ni le lieu ni l’époque de sa mort. Parmi ses nombreux ouvrages, celui qui intéresse le plus la philosophie est son célèbre De Usu partiam, de l’Usage des parties qui est une apologie et une application continuelle du principe des causes finales. La plus belle et la plus complète édition de Galien est la traduction grecque-latine de Kühn, Leipzig, 20 vol. in-8o, 1821-1833. M. Daremberg a commencé une traduction française dont 2 vol. sont parus (Paris, 1854-1856).
  7. La conversion des propositions à changer l’attribut en sujet, et réciproquement.
  8. Ὕστερον πρότερον, mettre avant ce qui est après.
  9. Archimède, le plus grand géomètre de l’antiquité, né à Syracuse en 287, mort au siège de cette ville en 212. On connaît son fameux principe qui est la base de l’hydrostatique. L’édition la plus, complète d’Archimède est celle d’Oxford, par Stanhope, in-fo, 1793. Traduction française de Peyrard, 1 vol. in-4o, 1807, et 2 vol., in-8o, 1800.
  10. Valla (Laurent), célèbre philologue du xve siècle né à Rouen en 1406, mort à Naples en 1457. Ses principaux ouvrages concernant la philosophie sont : de Dialectica Contra Aristotelicos, (in-fo, Venise, 1499), de Libertate arbitrii, (Bâle, in-4o, 1518) ; de Voluptate et vero bono (in-4o, id., 1519).
  11. On appelle succédanés en médecine les remèdes qui peuvent en remplacer d’autres.
  12. On distingue dans la théologie morale plusieurs opinions : 1o Le probabilisme qui autorise à agir suivant une opinion probable, lors même qu’elle le serait moins qu’une autre ; 2o le probabiliorisme qui conseille de n’agir que suivant l’opinion la plus probable ; 3o le tutiorisme qui conseille de choisir le parti le plus sûr, c’est-à-dire où on risque le moins ; par exemple, il est toujours plus sûr de prendre le parti le plus sévère. Voir une dissertation de Nicole extraite de la traduction latine des Provinciales.
  13. Ce sont les casuistes réfutés par Pascal.
  14. Foucher (l’abbé), né à Dijon en 1644, mort à Paris en 1696. Il soutenait la philosophie académique, c’est-à-dire le doute, à la manière de Cicéron. Ses principaux ouvrables sont Dissertation sur la recherche de la vérité, ou sur la Philosophie des Académiciens, Paris, in-12 ; Critique de la recherche de la vérité (du P. Malebranche) ; in-12, Paris, 1675 ; de la Sagesse des Anciens, in-12, Paris, 1682.
  15. Clavius (Christophe), 1537-1612, jésuite, mathématicien distingué, surnommé l’Euclide du xvie siècle.
  16. Sur le sourd, voir plus haut, l. II, ch. xvi. P. J.
  17. De Witt (Jean), bien plus célèbre comme homme d’État que comme géomètre, est né à Dordreeht en 1625, et mort avec son frère Corneille, en 1672, massacré dans une révolution qui mit Guillaume d’Orange à la tête des Provinces-Unies. Jean de Witt a laissé des Elemenlta linearum curcarum, Leyde, 1650. P. J.
  18. De Arte combinatoria.
  19. Weigel (Erhard), 1625-1699, célèbre mathématicien allemand, professeur à Iéna. ; a écrit une Arithmétique de la morale. P. J.
  20. Puffendorf, l’un des fondateurs du Droit naturel, né à Dippoldswald en 1632, mort à Berlin en 1694 Son principal ouvrage est son De Jure naturæ et gentium libri octo (Leipzig, 1744, 1 vol.  in-4o), traduit par Barbeyrae en français avec notes (Amsterdam, 2 vol.  in-4o, 1712) ; Elementa jurisprudentiæ, de officio hominis libri duo. P. J.
  21. Cebes, disciple de Socrate. Voirie le Phédon de Platon.
  22. Journal fondé par de Visé en 1672.
  23. Maurolyco (Francisco), 1494-1579, célèbre mathématicien grec, originaire de Constantinople, enseigna les mathématiques à Palerme. Le livre auquel Leibniz fait allusion est le suivant : Problemata ad perspectivam et iridem pertinentia.
  24. M.-A. de Dominis, 1566-1624, né en Dalmatie, professeur à l’Université de Padoue, passe pour avoir jeté les fondements de la théorie de l’arc-en-ciel.
  25. Boniface (Windfrid), 680-756, archevêque de Mayence. Ses ouvrages, Opera onmia quæ restant, ont été publiés à Londres en 1844, 2 vol.  in-8o.
  26. Virgil ou Fergil, moine irlandais, devenu évêque de Salzbourg, mort en 789. Il a été canonisé.
  27. Livin Lemmens (en latin Levinus Limnius), 1505-1568, a écrit ; De Miraculis occultis nturæ (Francfort, 1628).
  28. La plus basse des espèces (species infima) est celle qui ne peut plus être sous-divisée, et qui ne peut pas être considérée comme genre. P. J.
  29. Le texte de Gehrardt est inintelligible : « Et tout ce qui a une connexion avec cette idée à une connexion où à une incompatibilité qu’on peut découvrir. »
  30. Thalès, fondateur de la philosophie grecque, né à Milet vers l’an 640 avant J.-C., mort à un âge très avancé, n’a pas laissé d’ouvrages, et peut-être n’a t-il pas écrit. Il passe pour avoir le premier prédit une éclipse de soleil (Hérodote, I, 74). — Voy. Diog. Laert, l. I, c. xxiv. P. J.
  31. Arnauld (Antoine), appelé aussi le grand Arnauld, célèbre janséniste, né à Paris en 1612, mort à Liège en 1694, après une vie très agitée. Ses principaux ouvrages philosophiques sont : La Logique, appelée Logique de Port-Royal, et à laquelle Nicole a collaboré ; le Traité des Vraies et des fausses idées, dirigé contre Mallebranche ; les Objections contre Descartes. Il a fait aussi des Éléments de géométrie auxquels Leibniz fait ici allusion. P. J.
  32. Hardy, orientaliste, mathématicien et jurisconsulte, mort à Paris en 1678 à un âge très avancé, a donné une traduction latine des Data d’Euclide, avec le Commentaire de Marinus. P. J.
  33. Marinus, philosophe grec du ive siècle, disciple de Proclus, dont il nous a laissé la vie. P. J.
  34. Serenus, d’Antisso, géomètre grec, a écrit des livres sur les Sections coniques. P. J.
  35. Comenius, savant célèbre du xviie siècle né à Comna, près de Brunmen (Moravie) en 1592, mort à Amsterdam en 1671, a surtout publié des ouvrages de pédagogie qu’il a réunis sous ce titre : Opera didactica. Le plus important est son Spicilegium didacticum.
  36. Gehrardt : réserver.
  37. Viete (François) (1510-1603), grand geomètre français, — Ses Opera mathematica ont été recueillis et publiés en 1613 par Von Schooten, professeur à Leyde. P. J.
  38. Hippocrate (460-375), nommé le Père de la Médecine. Ses œuvres complètes avec traduction française ont été publiées par Littré (Paris, 1839-1861), 10 vol. in-8o). P. J.
  39. Casaubon (Isaac), illustre érudit du xvie siècle, né à Bourdeaux, dans le Dauphiné, en 1559, mort à Londres en 1614. On a de lui des lettres. Casauboni Epistolæ, dont l’édition la plus complète est de Rotterdam, 1703.
  40. Satyricon, ch.  i.
  41. Lacune dans le manuscrit.
  42. Barner (Jacques), médecin, florissait dans la deuxième moitié du xviie siècle, a donné un Prodromus Sennerti novi et est surtout connu par sa Chimia philosophica. P. J.
  43. Sennert (Daniel), illustre médecin, né à Breslam en 1572, mort à Vittemberg en 1637, a publié de nombreux ouvrages, dont les plus importants, au point de vue philosophique, sont ses : Hypommemata physica de rerum principiis, etc., et le De origine animarum in brutis. Ses œuvres complètes ont eu plusieurs éditions, dont la meilleure est celle de Lyon, 1650 ou 1666. P. J.
  44. Suarez (F.), jésuite, théologien célèbre, né à Grenade en 1548, mort en 1617. C’est, on peut le dire, le dernier des scholastiques On a de lui des Metaphysicarum disputationum libri duo (in-fo, Londres, 1679). P. J.
  45. Grotius (Hugo de Groop), illustre jurisconsulte, ne à Delft en Hollande, le 10 avril 1583, mort à Ractock en 1645. Son principal écrit est son De Jure pacis et blili, traduit en français par Barbeyrac. P. J.
  46. Antonin, Épictète, stoïciens romains du temps de l’empire. Épictète, né à Hieropolis en Phrygie, dans le premier siècle de notre ère, mort dans le milieu du second siècle ; il fut d’abord esclave, puis affranchi. Les deux ouvrages qui résument sa doctrine sont le Manuel et les Entretiens. La plus célèbre édition d’Épictète est celle de Schweighauser, grecque-latine, 15 vol. in-8o ; Leipzig, 1799-1801.

    M. Antonin ou Marc Aurèle, empereur, né à Rome l’an 221 avant J.-C., mort en 180 ; son seul ouvrage est le livre des Pensées. Schulz en a donné une édition in-8o à Sleswig, 1802. On a une trad. franç. de Dacier, 2 vol. in-12, Paris, 1691 ; de Joly, in-12 et in-8o, 1770 et 1813 ; de Pierron, gr. in-18, Paris, 1843 ; et de Barthélemy-Saint-Hilaire. 1876. P. J.

  47. Gehrardt : l’on pense.
  48. M. Coste l’a expliqué, d’après le chevalier Newton, dans la remarque ii au § 18 de ce chapitre. Édition de Locke d’Amsterdam de 1755, p.  523. (Note de Raspe, dans son édition des Nouveaux Essais de 1764.)
  49. Saint Augustin, illustre père de l’Église latine, né in Tagaste en Afrique en 354. Tout le monde connaît l’histoire de sa conversion, racontée par lui dans ses Confessions ; évêque d’Hippone en 395, Il combattit énergiquement les Manichéens, les Donatistes et les Pélagiens. Son nom est resté attaché à la doctrine de la grâce. Ses œuvres complètes ont été publiées par les Bénédictins en 1677-1700.
  50. Polémon, successeur de Xénocrate, dans la direction de l’Académie (394-314). — Son opinion que le monde est Dieu est fondée sur le témoignage de Stobée (Eclogne physiol., liv.  I, ch.  ii.) P. J.
  51. Aristippe, né à Cyrène, florissait vers l’an 380 avant J.-C. Il fut disciple de Socrate.
  52. Antisthène, fondateur de l’école cynique, né à Athènes vers 422 avant J.-C., mort vers 365. Il avait écrit un grand nombre d’ouvrages, dont D. Laerte nous donne les titres, et dont il ne nous reste que des fragments. P. J.
  53. Archélaus, philosophe ionien, maître de Socrate (D. Laert, ii, 16.) P. J.
  54. Conring, médecin, publiciste et polygraphe célèbre du xviie siècle, né à Norden en Frise (1606), mort à Helmstadt en Suède en 1681. Il a publié un nombre considérable d’ouvrage de médecine et de politique. P. J.
  55. Viotti (Bartholomeo), philosophe et physicien, professeur à l’Université de Turin, mort en 1568. P. J.
  56. Pappus, philosophe et mathématicien d’Alexandrie, vivait sous le règne de
  57. Bacon (François), célèbre philosophe anglais, né à Londres en 1560, mort dans la même ville en 1626. Il fut chancelier d’Angleterre, et accusé de péculat. Ses principaux ouvrages sont : l’Instauratio magna, dont la première partie est le De Dignatate scientiarum, 1623, et la seconde le Novum Organum, inachevé, 1620. — Les Essais de morale et de politique, en anglais. Ses œuvres complètes ont été publiées plusieurs fois, Londres, 1730, 4 vol.  in-fol. ; 1765, 5 vol.  in-4o ; 1825-1836, 12 vol. , in-8o ; la plus complète de toutes. En France, M. Bouillet a donné une édition en 3 vol.  in-8o des œuvres philosophiques de Bacon, Ant. Lassalle a publié de 1800 à 1803 les œuvres de Bacon traduites en français, 15 vol.  in-8o. P. J.
  58. Descartes. Nous avons négligé jusqu’ici de résumer la vie et les travaux de cet illustre philosophe, né à la Haye en Touraine en 1596, mort à Stockholm en 1650. Il passa en Hollande la plus grande partie de sa vie. Ses principaux ouvrages sont : Le Discours de la Méthode, Leyde, 1637 : Meditationes de primâ philosophiâ, in-4o, Amsterdam, 1644, trad. en franç. par le duc de Luynes, Paris, 1647 ; les Passions de l’âme, in-8o, Amsterdam, 1649 ; Principia philosophiæ, in-4o, Amsterdam, 1644, trad. par Picot, Paris, 1647, — Il y a plusieurs éditions de ses œuvres complètes dont la plus ancienne est celle d’Amsterdam, 8 vol.  in-4o, 1670-1683, et la plus complète celle de M. Cousin, 11 vol.  in-8o, Paris, 1824-1826. Il se publie en ce moment (1897) une nouvelle édition des œuvres complètes de Descartes, par les soins de MM. Charles Adam et Paul Tannery. P. J.
  59. Spinosa, illustre philosophe, né à Amsterdam en 1632, d’une famille de juifs portugais, mort en 1677. — Ses principaux ouvrages sont : Renati Descartes principia, Amsterd., 1663 ; Tractacus theologico-politicus, Opera posthuma, l’Ethica, le Tractacus politicus, le De Emendatione intellectus. On a trois éditions complètes de Spinosa : celle de Paulus, 2 grav. in-8o, Iéna, 1803, et celle de Gfrœrer (Corpus philosophorum), t.  III, Stuttgart, 1830, et enfin celle de Van Vloten et Land, La Haye, 1882. Il a paru récemment à Amsterdam (1862) un volume d’œuvres inédites, sous ce titre : Ad opera Ben. Spinosa supplementum. Une traduction française de Spinosa a été donnée par Em. Saisset. Paris, 3 vol.  in-18, 1842. P. J.
  60. Oldenbourg, secrétaire de la Société royale de Londres, publia Philosophical Transactions de 1664 à 1677, mort en 1678, a traduit en anglais le Prodromus de solidis Nic. Stenon. P. J.
  61. Nicole (Pierre), philosophe et théologien de l’école de Port-Royal, né à Chartres en 1625, mort en 1695. Son principal ouvrage est : Essais de morale et instructions théologiques, 25  vol. in-12, 1671-1714, dont 6  vol. de Traités de morale. — La Logique ou l’Art de penser a été composé en commun avec Arnauld. P. J.
  62. Tertullien, l’un des Pères de l’Église latine, né à Carthage en 160, mort en 245. Il finit par tomber dans l’hérésie de Montan. Ses principaux ouvrages sont : l’Apologie ;Contre les spectacles ;Sur l’idolâtrie ;Sur le voile des vierges ;De Anima ;Præscriptiones, etc. P. J.
  63. Bossuet (Jacques-Bénigne), évêque de Meaux, né à Dijon en 1627, mort à Paris en 1704. Ses principaux ouvrages philosophiques sont : La Connaissance de Dieu et de soi-même ; Discours sur l’Histoire universelle ; La Logique ; Traité du libre arbitre. P. J.
  64. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé que si elles eussent été très assurées. » Descartes, (Discours de la Méthode, 3e partie). P. J.
  65. Méré (chevalier de), célèbre au xviie siècle, par l’agrément de son esprit ami de Pascal et de Balzac. Ses œuvres ont été publiées à Amsterdam en 1692, 2  vol. petit in-8o. P. J.
  66. Pascal, illustre écrivain et philosophe français, né à Clermont en 1623, mort à Paris en 1662. Ses deux principaux ouvrages sont les Provinciales et les Pensées. M. Cousin, dans son célèbre Rapport à l’Académie française, a démontré que le texte de ce dernier ouvrage avait été gravement altéré par les premiers éditeurs de P.-Royal. Nous en avons aujourd’hui deux éditions fidèles : 1e celle de M. Faugère, 2  vol. in-8o ; 2e celle de M. Havet, un vol.  in-8o. P. J.
  67. Louis Aubery du Maurier, historien mort en 1687, fils de Benjamin du Maurier, ambassadeur en Hollande, publia des Mémoires pour servir à l’histoire de la Hollande.
  68. Seckendorf (de), célèbre historien allemand, né à Herzagen-Anspach en Franconie en 1626, mort en 1692. Son ouvrage le plus important (auquel, Leibniz fait ici allusion) est son Commentarius historicus et apologeticus de lutheranismo, en réponse à l’Histoire du luthéranisme, du P. Mainbourg.
  69. Bolsec (Jérôme), né à Paris, carmélite devenu protestant, a écrit l’histoire de la vie, mœurs, actes, doctrine et mort de Jean Calvin, Paris, 1577.
  70. Trithémius (Johann), 1452-1516. — Son principal ouvrage est le Compendium, sive Breviarium de origine rerum et gestis Francorum, 1515.
  71. Aventinus (Johann), 1466-1534, auteur des Annales Boiorum.
  72. Alcuin (Albinus), 735-804, Alcuini Opera, Ratisbonne, 1777.
  73. Petri (Sigfried), 1527-1597, De Frisorum Origine ; Cologne, 1590.
  74. Kadlubko, 1161-1223, Historia polonica, 1612.
  75. Le duc d’Aumont, savant du xviie siècle, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, né en 1632, mort en 1704. P. J.
  76. Le Cosmotheoros de Huygliens (1693), traduit en français en 1702 sous le titre de la Pluralité des mondes, postérieurement à l’ouvrage de Fontenelle et à peu près sur le même sujet. P. J.
  77. Fontenelle, ne à Rouen en 1657, mort à Paris en 1757 à l’âge de cent ans. Sans être précisément un philosophe, il appartient à l’histoire de la philosophie par l’esprit d’examen et de critique qui anime ses ouvrages. Les principaux sont : Dialogues des morts (1683) ; Entretiens sur pluralité des mondes (1686) ; l’Histoire des oracles (1687) ; Doutes sur le système des causes occasionnelles, et enfin ses Éloges, qui sont son chef-d’œuvre. P. J.
  78. Képler, né à Weill dans le Wurtemberg en 1571, mort à Ratisbonne en 1630, illustre géomètre et astronome, qui a découvert les lois des mouvements planétaires. Ses principaux ouvrages sont : Harmonices mundi libri quinque, les cinq livres de l’Harmonie du monde, et son Astronomie nouvelle, ou Physique céleste fondée sur l’étude du mouvement de Mars. Le livre auquel Leibniz fait allusion est le Somnium Kepleri. Francfort, in-4o. P. J.
  79. Godwin de Landaff, évêque anglais, dans son livre The man in the moon, London, 1638, trad. fr. Paris, 1648. P. J.
  80. Hooker, théologien anglais, né à Heavitrée près d’Exeter, en 1554, mort en 1600. Son principal ouvrage est The laws of ecclesiastical polity.
  81. Diophante, d’Alexandrie, a vécu du temps de l’empereur Julien vers 360 ; il est auteur du plus ancien Traité d’algèbre que nous ayons. On en a plusieurs éditions : la plus importante est celle de Toulouse (1760, in-fol.), avec les observations de Fermat. P. J.
  82. Scipion, jésuite de Bohème, né à Pilsen en 1567, s’est occupé de philosophie, de mathématiques et théologie. P. J.
  83. Louis de Ferrare (1522-1562), mathématicien italien, élève de Cardan, Opera omnia (Lyon, 1663, 10 vol.).
  84. Bouillau (et non Bouillaud) mathématicien né à Londres en 1605, mort à Paris en 1694. Dans son Astronomica philolaïca, il a attaqué les lois de Képler. P. J.
  85. Grégoire (de Saint-Vincent), célèbre géomètre, né à Bruges en 1584, mort à Gand en 1667 Son principal ouvrage est son Opus geometricum quadraturæ circuli et sectionum coni. P. J.
  86. Naudé (Gabriel), savant célèbre du XVIIe siècle siècle, né à Paris en 1600, mort à Abbeville en 1653. il fut bibliothécaire du cardinal Mazarin. Ses principaux ouvrages sont : Apologie pour les grands hommes soupçonnés de magie, Paris. 1625, in-8o ; et Considérations politiques sur les corps d’État, Rome, 1639, in-4o.
  87. Hofmann, théologien à Helmstadt, vivait vers 1677. P. J.
  88. Stegmannus (Joachim), socinien, né dans le Brandebourg, mort en 1632. On a de lui des ouvrages de mathématiques et de théologie. Il eut du reste deux frères, également sociniens, dont le plus jeune, Christophe, a publié une Dyade philosophique. Serait-ce le traité de métaphysique dont parle Leibniz ? P. J.
  89. Kesslerus (Andreas), 1595-1643. Il a écrit contre les sociniens ou photiniens : Photinianæ Physicæ Examen, Wittemberg, 1856 ; Metaphysicæ Photinianæ Examen, 1648 ; Logicæ Photininæ Examen, 1642.
  90. Farry (Honoré), 1607-1688, jésuite philosophe et mathématicien français ; Synopsys geometrica, Lyon, 1669 ; Physica, Lyon, 1669 ; Summa Theologiæ, Lyon, 1669.
  91. Vedelius (Nicolas), du Palatinat, mort vers 1612.
  92. Musaeus (Jean), né en 1613 dans le comté de Schwarzbourg, mort en 1674. Il a fait un grand nombre d’ouvrages de polémique. P. J.
  93. Ockam (Guillaume d’), né à Ockam (comté de Larvey), franciscain, adversaire du pape Jean XXII, grand défenseur du nominalisme, vivait dans la première moitie du XIVe siècle siècle. Il fut disciple de Duns Scot. Ses écrits sont : Super libros Sententiarum subtilissimæ quaestiones, in-fol., Lyon, 1495 — Quodlibem septem, in-fol., Paris, 1747. — Summa logicæ, in-4o, Venise, 1591. P. J.
  94. Les Zwingliens, sectateurs de Zwingle, réformateur suisse, né en Suisse, à Wildhaus, dans le comté de Tockenbourg. en 1484. Il introduisit la réforme en Suisse, en même temps que Luther en Allemagne. Il mourut en 1531, dans le combat de Cappel. Ses œuvres complètes ont été publiées à Zurich, en 4 vol. in-fol., 1544-45. P. J.
  95. Lulle (Raymond), né à Palma, dans l’île de Majorque, en 1235, mort à Bougie en 1315, martyr des musulmans, après une vie très romanesque et très agitée, célèbre par l’invention du Grand Art, système qui réduisait tous les raisonnements à un mécanisme. Ses œuvres complètes ont été publiées à Mayence en 10 vol. in-fol., 1721. P. J.
  96. Clément d’Alexandrie, né dans cette ville, selon les uns, à Athènes selon les autres, vers le milieu du second siècle. Il mourut vers 220. — Son principal ouvrage, les Stromates, sont une mine pour l’histoire de la philosophie. — Il y a plusieurs éditions de ses œuvres complètes, La plus estimée est celle d’Oxford, in-fol., 1715 ; la plus récente celle de Leipzig, 4 vol. in-12, 1831-1834. P. J.
  97. Saint Justin, né à Sichem en Palestine, l’an 89 de Jésus-Christ, mort martyr à Rome en 167. Ses principaux ouvrages sont : 1o le Traité de la monarchie ou de l’Unité de Dieu ; 2o le Discours aux Grecs ; 3o les deux Apologies ; 4o Dialogue avec le juif Tryphon. Une des meilleures éditions de ses œuvres complètes est celle de Paris, in-fol., 1636. On en a donné une récente en Allemagne, en 2 vol in-8o. P. J.
  98. Chrysostome (saint Jean), l’un des plus illustres Pères de l’Église, né à Antioche en 341, évêque de Constantinople en 398, mort dans cette ville en 407. Ses œuvres complètes ont été publiées en grec et latin par le P. Montfaucon, 1718, 13 vol. in-fol., et à Eton en 1612 par le chevalier Henri Saville, 9 vol. in-fol. On y remarquera trois livres de la Providence écrits vers 380 ; cinq Homélies sur la mature incompréhensible de Dieu, et un grand nombre d’Homélies sur la morale. P. J.
  99. Pélisson, de l’académie française, né à Béziers en 1624, mort en 1692, célèbre par sa défense de Fouquet et par son Histoire de.l’Académie française, Paris, 1853, in-8o. P. J.
  100. Erasme, célèbre humaniste du XVIe siècle, né à Rotterdam en 1467, voyagea en Italie, en Angleterre, et dans d’autres pays jusqu’en 1521 où il se fixa à Bâle ; il y mourut en 1536. Ses œuvres complètes furent publiées à Bâle (9 vol. in-fol.), et réimprimées à Leyde en 1703, 10 tomes in-fol. Parmi ces ouvrages, on connaît surtout ses Colloques, les Adages, l’Éloge de la Folie (Encomium moriæ). Venise, 1515, in-8o. P. J.
  101. Vives (Louis), célèbre érudit du XVIe siècle siècle, né à Valence en 1492, mort à Bruges en 1540. Ses nombreux ouvrages sont consacrés à l’érudition ; on y remarquera cependant son traité De initiis, sectis et laudibus philosophiæ c’est un des premiers essais d’histoire de la philosophie. P. J.
  102. Andrada (Payva d’), né à Coïmbre en 1528, mort en 1575. On a de lui : Orthodoxorum quæstionum libri X contra Chemnitzii petulantem audaciam, Venise, 1564, in-1°, et Defensio Trid. fidei libri XI adversus hæreticorum calumnias, Lisbonne, 1578, in-4o. P. J.
  103. Bayle (Pierre). célèbre critique, philosophe, controversiste du XVIIe siècle siècle, né au Carlat (comté de Foix) en 1647, professeur de philosophie à Sedan en 1675 et à Rotterdam en 1681, mort en 1706. Ses principaux ouvra*es sont : Pensées diverses sur la comète, 1682 ; Critique générale de l’histoire du calvinisme de Mainbourg ; Nouvelles de la République des lettres, publication périodique, et enfin son célèbre Dictionnaire historique et critique, 1696. On a publié à La Haye en 1727-31 et 1737 en 4 vol. in-fol. les OEuvres diverses de P. Bayle. P. J.
  104. (Martin), théologien protestant, disciple de Mélanchton, ne à Bretzen, dans le Brandebourg, en 1522 ; mort en 1586, célèbre par son Examen Concilii Tridentini. Francfort, 1585, 4 vol, in-fol. P. J.
  105. Collins (Antoine), philosophe anglais, né à Heston en 1676, mort en 1729. On a de lui un Essai sur l’usage de la raison, 1707, et une Recherche philosophique sur la liberté de l’homme, Londres, 1717. P. J.
  106. La Mothe Le Vayer, savant et philosophe du XVIIe siècle siècle, né à Paris en 1588, mort en 1672, Il professait la philosophie sceptique. Son principal ouvrage est : Cinq Dialogues faits à l’imitation des Anciens par Horatius Tubéron (1671). Ses œuvres complètes ont été publiées in Dresde, 15 vol. in-8o (1766). P. J.
  107. Pucci (François), théologien du XVIe siècle siècle, inclinant au socinianisme, né à Florence, mort en 1600 après s’être rétracté. On a de lui un traité De Immortalitate naturali primi hominis ante peccatum et De Christi salvatoris efficacitate, etc. Gouda, 1592, in-8o. P. J.
  108. Pajon (Claude), théologien protestant, né à Romorantin en 1626, mort près d’Orléaus en 1684. Ses opinions se rapprochaient de celles d’Arminius. Son principal Ouvrage est son Examen des préjugés légitimes contre les Calvinistes. La Haye, 2 vol. in-12. P. J.
  109. Socrate, célèbre philosophe grec, né à Athènes 470 av. J.-C., mort en 399, condamné à boire la ciguë. Socrate n’a rien écrit ; nous connaissons ses opinions par les Mémorables de Xénophon et par les Dialogues de Platon. Voir le Dictionnaire des sciences philosophiques. P. J.
  110. Bourignon (Antoinette), célèbre illuminée du XVIIe siècle siècle, née à Lille en 1616, morte à Franeker en 1680. On a d’elle un Traité de l’aveuglement des hommes ; le Nouveau Ciel, etc. Poiret, autre mystique, a développé et systématisé les idées de Mlle Bourignon, dans son Économie de la nature ; Amsterdam, 1686, 21 vol. in-8o. P. J.
  111. Kuhlmann (1691~1669), illuminé, voulut épouser Antoinette Bouriguon, qui le refusa.
  112. Les Labbadistes, secte communiste, fondée par de Labadie, qui, de cathotique romain, se fit protestant. Sa doctrine avait de l’analogie avec celle des Anabaptistes.
  113. Gehrardt, De l’intelligence.
  114. La Coste, (Bertrand), ingénieur français du XVIIe siècle siècle. A laissé deux ouvrages : Schola inventa quadratura circuli, 1663, et Démonstrations de la quadrature du cercle, 1666.
  115. Poniatovia, (Christine), 1610-44, célèbre enthousiaste polonaise.
  116. Comenius (Jean-Amos), né en 1592 en Moravie, appartenant à la secte des frères moraves, mort à Amsterdam en 1671.— On a de lui les ouvrages suivants Synopsis physices, Leipzig, in-8o, 1633 ; Theatrum divinum in-4o, Prague, 1616 ; Labyrinthe du monde, in-1°, 1631 ; Panegenesis, in-4o, Halle, 1702.
  117. Drabitius (1587-1671), illuminé de Bohème.
  118. Gehrardt.
  119. Thomasius (Jacques), professeur de philosophie à Leipzig (qu’il ne faut pas confondre avec le jurisconsulte Christian Thomasius, bien plus célèbre), né en 1655, mort en 1728, s’est beaucoup occupé d’histoire de la philosophie. P. J.
  120. Calvin (Jean), illustre réformateur, né à Noyon en 1509, mort en 1564, à Genève, où il avait introduit la Réforme et où il exerça toute sa vie une véritable dictature. Son plus grand ouvrage est son Institution chrétienne, 1559, beaucoup plus théologique que philosophique. P. J.
  121. De Bèze (Théod.), ami et disciple de Calvin, né à Vézelai en 1519, mort en 1601. P. J.
  122. Mélanchton (Philippe), ami et disciple de Luther, né à Bretten dans le Bas-Paiatinat en 1497, mort en 1567. Il a réconcilié la Réforme avec la philosophie d’Aristote. Ses principaux ouvrages sont Dialectica, in-8o, Wittemberg, 1530 ; Commentarius de animá, ib., in-8o, 1540 ; Initia doctrinæ, in-8o, 1517 ; Epitome philosophiæ moralis, in-8o, 1550. P. J.
  123. Luther (Martin), illustre réformateur dont il est inutile de rappeler l’histoire, né à Eisleben en Saxe en 1484, mort dans cette ville en 1546. On a de lui des OEuvres latines (Iéna, 4 vol. in-fol.), et des OEuvres allemandes (Wittemberg, 1539-1559, 12 vol. in-fol. ; ses Propos été table (Tischreden), publiés en allemand a Eisleben, 15565 in-8o, ont été traduits en latin, Francfort, 1571, en français sous le titre de Mémoires de Luther, par M. Michelet (Paris, 1837, 2 vol. in-8o). P. J.
  124. Voir Descartes, Principes de la philosophie, I. III, 90. P. J.
  125. Ibid., 52.
  126. Nous n’avons pas trouve la date de cet ouvrage qui doit être curieux.
  127. Eustachio Divini, célèbre opticien et musicien italien,1620-1666.
  128. Holden (Henri), docteur de la Faculté de théologie de Paris, né en 1576 dans la province de Lancastre en Angleterre, mort à Paris en 1665. On a de lui : Divinæ fidei analysis, Paris, 1632, in-8o ; Tractatus de schismate ; Tractatus de usurá ; Divers Traités de controverse. P. J.
  129. (2) Vincent de Lérins (saint), né à Toul, à ce que l’on suppose, vécut au Ve siècle siècle de l’ère chrétienne, mort vers 430. Ses œuvres complètes ont été publiées par Balard en 1663. P. J.
  130. Gretser (Jacques), jésuite, né à Marckdorf en Souabe en 1561, mort à Ingolstadt en 1625. Ses œuvres complètes ont été publiées à Ratisbonne en 1734 et suiv. en 17 vol. in-fol. P. J.
  131. Aquaviva (Claude), général des Jésuites, né dans le royaume de Naples en 1543, mort en 1615. — On connaît surtout son ordonnance intitulée Ratio studiorum (Rome, 1566, in-8o). ouvrage que les Jésuites ont fait supprimer par l’Inquisition. Il fut réimprimé avec changement en 1591. P. J.
  132. Zwinger (H). Il y a trois Zwinger : le premier, dit l’ancien ou chef de la famille, médecin, né à Bâle, 1533, mort. en 1588, auteur du Theatrum vitæ humanæ (Bâle, 1565 ; c’est le livre cité par Leibniz). — Le second, fils du précédent, né à Bâle, 1569, également médecin. — Le troisième, fils du précédent, médecin et théologien, né à Bâle en 1597, mort en 1654, auteur du Theatrum sapientiæ cœlestis. Bâle, 1652, in-4o. P. J.
  133. Beyerlin (Laurent), né à Anvers en 1578, mort en cette ville en 1627. Il publia, avec additions et corrections, le Theatrum de Zwinger (Cologne, 1631, 8 vol. in-fol.), qui déjà avait eu trois éditions : « C’est, nous dit-on, un fatras de théologie, d’histoire, de politique et de philosophie. » (Biog. univ.) P. J.
  134. Beverovicius ou Beverick (Jean Van), médecin, ne à Dordrecht en 1594, mort en 1647, on cite de lui une réfutation des objections de Montaigne contre la médecine, sous ce titre : Montanas elenchomenos (Dordrecht, 1639, in-12o ; un autre (De Excellentià feminei sexùs, ibid., 1636, in-12o). Ses œuvres complètes en flamand ont été publiées à Amsterdam en 1656.P. J.
  135. Draud (Georges), grand catalogueur, né à Davernheim, dans la Hesse, en 1572, mort en 1635 à Butzbach. On a de lui une Bibliotheca classica ; Bibliotheca exotica, etc. P. J.
  136. Lipenius (Mart.), philologue, né à Goritz eu 1630, mort à Hubeck en 1682. On a de lui : Bibliotheca realis theologica ; juridicia ; medica ; philosophica, et un grand nombre de traités d’érudition. P. J.
  137. Gesner (Jean-Matthias), érudit illustre du XVIIIe siècle siècle, né en 1691, mort à Gottinger en 1761. Il avait fait un Catalogue raisonné de la bibliothèque ducale de Weimar. C’est le travail sans doute auquel Leibniz fait allusion. Il publia de nombreuses éditions classiques. On connaît aussi de lui une curieuse dissertation, au moins par le titre, qui touche la philosophie : Socrates sanctus pederasta (Mém. de l’Académie de Gottingue), réimprimée à Utrecht en 1765. P. J.