Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900/Nouveaux essais sur l’entendement humain/Préface

Nouveaux essais

sur l’entendement humain

par l’auteur du système de l’harmonie préétablie[1]


Préface

L’Essai sur l’Entendement humain, donné par un illustre Anglais, étant un des plus beaux et des plus estimés ouvrages de ce temps, j’ai pris la résolution d’y faire des remarques, parce qu’ayant assez médité depuis longtemps sur le même sujet et sur la plupart des matières qui y sont touchées, j’ai cru que ce serait une bonne occasion d’en faire paraître quelque chose sous le titre de Nouveaux essais sur l’entendement[2] et de procurer une entrée plus favorable à mes pensées, en les mettant en si bonne compagnie. J’ai cru encore pouvoir profiter du travail d’autrui, non seulement pour diminuer le mien (puisqu’en effet il y a moins de peine à suivre le fil d’un bon auteur qu’a travailler à nouveau frais en tout), mais encore pour ajouter quelque chose à ce qu’il nous a donné, ce qui est toujours plus facile que de commencer ; car je crois avoir levé quelques difficultés, qu’il avait laissées en leur entier. Ainsi sa réputation m’est avantageuse, étant d’ailleurs d’humeur à rendre justice et bien loin de vouloir diminuer l’estime qu’on a pour cet ouvrage, je l’accroîtrais si mon approbation était de quelque poids. Il est vrai que je suis souvent d’un autre avis ; mais, bien loin de disconvenir pour cela du mérite des écrivains célèbres, on leur rend témoignage en faisant connaître en quoi et pourquoi on s’éloigne de leur sentiment quand on juge nécessaire d’empêcher que leur autorité ne prévaille sur la raison en quelques points de conséquence ; outre qu’en satisfaisant à de si excellents hommes, on rend la vérité plus recevable, et il faut supposer que c’est principalement pour elle qu’ils travaillent. En effet, quoique l’auteur de l’Essai dise mille belles choses, où j’applaudis, nos systèmes différent beaucoup. Le sien a plus de rapport à Aristote[3] et le mien à Platon[4], quoique nous nous éloignions en bien des choses l’un et l’autre de la doctrine de ces deux anciens. Il est plus populaire, et moi je suis forcé quelquefois d’être un peu plus achromatique et plus abstrait, ce qui n’est pas un avantage à moi surtout, quand on écrit dans une langue vivante. Je crois cependant qu’en faisant parler deux personnes, dont l’une expose les sentiments, tirés de l’Essai de cet auteur, et l’autre y joint mes observations, le parallèle sera plus au gré du lecteur que des remarques toutes sèches dont la lecture aurait été interrompue à tout moment par la nécessité de recourir à son livre pour entendre le mien. Il sera pourtant bon de conférer encore quelquefois nos écrits et de ne juger de ses sentiments que par son propre ouvrage, quoique j’en aie gardé ordinairement les expressions. Il est vrai que la sujétion que donne le discours d’autrui dont on doit suivre le fil, en faisant des remarques, a fait que je n’ai pu songer à attraper les agréments dont le dialogue est susceptible : mais j’espère que la matière réparera le défaut de la façon.

Nos différends sont sur des sujets de quelque importance. Il s’agit de savoir si l’âme en elle-même est vide entièrement comme des tablettes, où l’on n’a encore rien écrit (tabula rasa) suivant Aristote et l’auteur de l’Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement des sens et de l’expérience ? ou si l’âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines, que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon et même avec l’école et avec tous ceux qui prennent dans cette signification le passage de saint Paul (Rom., II, 15) où il marque que la loi de Dieu est écrite dans les cœurs ? Les Stoïciens appelaient ces principes prolepses, c’est-à-dire des assomptions fondamentales, ou ce qu’on prend pour accordé par avance. Les mathématiciens les appellent notions communes (ϰοινὰς ἐννοίας). Les philosophes modernes leur donnent d’autres beaux noms, et Jules Scaliger[5] particulièrement les nommait semina œternitatis, item Zopyra, comme voulant dire des feux vivants, des traits lumineux, cachés au dedans de nous, que la rencontre des sens et des objets externes fait paraître comme des étincelles que le choc fait sortir du fusil ; et ce n’est pas sans raison qu’on croit que ces éclats marquent quelque chose de divin et d’éternel, qui paraît surtout dans les vérités nécessaires. D’où il naît une autre question, savoir : si toutes les vérités dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples ; ou s’il y en a qui ont encore un autre fondement. Car, si quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu’on en ait faite, il est manifeste que nous contribuons par quelque chose du nôtre. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous les exemples, qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’il soient, ne suffisent pas pour établir la nécessite universelle de cette même vérité : car il ne suit pas que ce qui est arrive arrivera toujours de même. Par exemple les Grecs et les Romains et tous les autres peuples de la terre connue aux anciens ont toujours remarqué qu’avant le décours de vingt-quatre heures le jour se change en nuit, et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l’on avait cru que la même règle s’observe partout ailleurs, puisque depuis on a expérimenté le contraire dans le séjour de Nova Zembla. Et celui-là se tromperait encore, qui croirait que dans nos climats au moins, c’est une vérité nécessaire et éternelle qui sera toujours, puisqu’on doit juger que la terre et le soleil même n’existent pas nécessairement, et qu’il y aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, au moins en sa présente forme, ni tout son système. D’où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu’on les trouve dans les mathématiques pures et particulièrement dans l’arithmétique et dans la géométrie doivent avoir des principes, dont la preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d’y penser. C’est ce qu’il faut bien distinguer, et c’est ce qu’Euclide a si bien compris qu’il démontre souvent par la raison ce qui se voit assez par l’expérience et par les images sensibles. La logique encore avec la métaphysique et la morale, dont l’une forme la théologie et l’autre la jurisprudence, naturelles toutes deux, sont pleines de telles vérités ; et par conséquent leur preuve ne peut venir que des principes internes, qu’on appelle innés. Il est vrai qu’il ne faut point s’imaginer qu’on puisse lire dans l’âme ces éternelles lois de la raison à livre ouvert, come l’édit du Préteur se lit sur son album sans peine et sans recherche ; mais c’est assez qu’on les peut découvrir en nous à force d’attention, à quoi les occasions sont fournies par les sens ; et le succès des expériences sert encore de confirmation à la raison, à peu près comme les épreuves servent dans l’arithmétique pour mieux éviter l’erreur du calcul quand le raisonnement est long. C’est aussi en quoi les connaissances des hommes et celles des bêtes sont différentes. Les bêtes sont purement empiriques et ne font que se régler sur les exemples ; car elles n’arrivent jamais à former des propositions nécessaires, autant qu’on en peut juger, au lieu que les hommes sont capables des sciences démonstratives. C’est pour cela que la faculté, que les bêtes ont, de faire des consécutions, est quelque chose d’inférieur à la raison, qui est dans les hommes. Les consécutions des bêtes sont purement comme celles des simples empiriques, qui prétendent que ce qui est arrivé quelquefois arrivera encore dans un cas, où ce qui les frappe est pareil, sans être capables de juger si les mêmes raisons subsistent. C’est par là qu’il est si aisé aux hommes d’attraper les bêtes et qu’il est si facile aux simples empiriques de faire des fautes. C’est de quoi les personnes devenues habiles par l’âge et par l’expérience ne sont pas exemptes, lorsqu’elles se fient trop à leur expérience passée, comme il est arrivé à quelques-uns dans les affaires civiles et militaires, parce qu’on ne considère point assez que le monde change et que les hommes deviennent plus habiles, en trouvant mille adresses nouvelles, au lieu que les cerfs ou les lièvres de ce temps ne deviennent pas plus rusés que ceux du temps passé. Les consécutions des bêtes ne sont qu’une ombre du raisonnement, c’est-à-dire ce ne sont que connexions d’imagination et que passages d’une image à une autre, parce que dans une rencontre nouvelle, qui paraît semblable à la précédente, on s’attend de nouveau à ce qu’on y trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient liées en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. Il est vrai qu’encore la raison conseille qu’on s’attende pour l’ordinaire de voir arriver à l’avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé ; mais ce n’est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser, quand on s’y attend le moins, lorsque les raisons changent, qui l’ont maintenu. C’est pourquoi les plus sages ne s’y fient pas tant, qu’ils ne tâchent de pénétrer (s’il est possible) quelque chose de la raison de ce fait, pour juger quand il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d’établir des règles sûres et de suppléer ce qui manque à celles qui ne l’étaient point, en y insérant leurs exceptions, et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires ; ce qui donne souvent le moyen de prévoir l’événement sans avoir besoin d’expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bêtes sont réduites ; de sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires, distingue encore l’homme de la bête.

Peut-être que notre habile auteur ne s’éloignera pas entièrement de mon sentiment. Car après avoir employé tout son premier livre à rejeter les lumières innées, prises dans un certain sens, il avoue pourtant au commencement du second et dans la suite, que les idées, qui n’ont point leur origine dans la sensation, viennent de la réflexion. Or la réflexion n’est autre chose qu’une attention à ce qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous portons déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu’il y a beaucoup d’inné en notre esprit, puisque nous sommes pour ainsi dire innés à nous-mêmes ? et qu’il y a en nous-mêmes : être, unité, substance, durée, changement, action, perception, plaisir, et mille autres objets de nos idées intellectuelles ? et ces mêmes objets étant immédiats a notre entendement et toujours présents (quoiqu’ils ne sauraient être toujours aperçus à cause de nos distractions et besoins), pourquoi s’étonner que nous disons que ces idées nous sont innées avec tout ce qui en dépend ? Je me suis servi aussi de la comparaison d’une pierre de marbre, qui a des veines, plutôt que d’une pierre de marbre tout unie, ou des tablettes vides, c’est-à-dire de ce qui s’appelle tabula ræsa chez les philosophes ; car, si l’âme ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d’Hercule est dans un marbre, quand le marbre est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure ou quelque autre. Mais, s’il y avait des veines dans la pierre, qui marquassent la figure d’Hercule préférablement à d’autres figures, cette pierre y serait plus déterminée, et Hercule y serait comme inné en quelque façon, quoiqu’il fallût du travail pour découvrir ces veines et pour les nettoyer par la politure, en retranchant ce qui les empêche de paraître. C’est ainsi que les idées et les vérités nous sont innées, comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques actions souvent insensibles, qui y répondent.

Il semble que notre habile auteur prétende qu’il n’y ait rien de virtuel en nous, et même rien, dont nous ne nous apercevions toujours actuellement. Mais il ne peut pas le prendre à la rigueur, autrement son sentiment serait trop paradoxe, puisque encore les habitudes acquises et les provisions de notre mémoire ne sont pas toujours aperçues et même ne viennent pas toujours il notre secours au besoin, quoique souvent nous nous les remettions aisément dans l’esprit sur quelque occasion légère, qui nous en fait souvenir, comme il ne nous faut que le commencement pour nous souvenir d’une chanson. Il limite aussi sa thèse en d’autres endroits, en disant qu’il n’y a rien en nous dont nous ne nous soyons au moins aperçus autrefois. Mais, outre que personne ne peut assurer par la seule raison jusqu’où peuvent être allées nos aperceptions passées, que nous pouvons avoir oubliées, surtout suivant la réminiscence des Platoniciens, qui, toute fabuleuse qu’elle est, n’a rien d’incompatible, au moins en partie, avec la raison toute nue ; outre cela, dis-je, pourquoi faut-il que tout nous soit acquis par les aperceptions des choses externes, et que rien ne puisse être deterré en nous-mêmes ? Notre âme est-elle donc seule si vide, qu’outre les images empruntées du dehors, elle n’est rien ? Ce n’est pas là un sentiment (je m’assure) que notre judicieux auteur puisse approuver. Et où trouvera-t-on des tablettes qui ne soient quelque chose de varié par elles-mêmes ? Car jamais on ne verra un plan parfaitement uni et uniforme ? Donc pourquoi ne pourrions-nous pas fournir aussi à nous-mêmes quelque chose de pensée de notre propre fonds à nous-mêmes, lorsque nous y voudrons creuser ? Ainsi je suis porté à croire que dans le fond son sentiment sur ce point n’est pas différent du mien, ou plutôt du sentiment commun, d’autant qu’il reconnaît deux sources de nos connaissances, les sens et la réflexion.

Je ne sais-s’il sera si aisé de l’accorder avec nous et avec les Cartésiens, lorsqu’il soutient que l’esprit ne pense pas toujours, et particulièrement qu’il est sans perception, quand on dort sans avoir des songes ; et il objecte que, puisque les corps peuvent être sans mouvement, les âmes pourront bien être aussi sans pensée. Mais ici je réponds un peu autrement qu’on n’a coutume de faire. Car je soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans action, et qu’il n’y a même jamais de corps sans mouvement. L’expérience me favorise déjà, et on n’a qu’à consulter le livre de l’illustre M.  Boyle[6] contre le repos absolu, pour en être persuadé. Mais je crois que la raison y est encore. Et c’est une des preuves que j’ai pour détruire les atomes.

D’ailleurs, il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même, dont nous ne nous apercevons pas ; parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part ; mais, jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet, et de se faire sentir, au moins confusément, dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes et qu’il ne se passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde à cause de l’harmonie de l’âme et du corps ; mais ces impressions, qui sont dans l’âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants, car toute attention demande de la mémoire, et souvent quand nous ne sommes point admonestes, pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées ; mais, si quelqu’un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c’étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l’aperception ne venant dans ce cas que de l’avertissement, après quelque intervalle tout petit qu’il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions, que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit, comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties, qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas, si cette vague, qui le fait, était seule. Car il faut qu’on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague, et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. On ne dort jamais si profondément, qu’on n’ait quelque sentiment faible et confus ; et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on n’avait quelque perception de son commencement, qui est petit, comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n’était tendue et allongée un peu par des moindres efforts, quoique cette petite extension, qu’ils font, ne paraisse pas.

Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leurs suites qu’on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties ; ces impressions que les corps environnants font sur nous et qui enveloppent l’infini ; cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers. On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions le présent est gros de l’avenir et chargé du passe, que tout est conspirant (σύμπνοια πάντα, comme disait Hippocrate)[7], et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu, pourraient lire toute la suite des choses de l’univers,

Quæ sint, quæ fuerint, quæ mox futura trahantur.[8]

Ces perceptions insensibles marquent encore et constituent le même individu, qui est caractérisé par les traces ou expressions qu’elles conservent des états précédents de cet individu, en faisant la connexion avec son état présent, qui se peuvent connaître par un esprit supérieur, quand même cet individu ne les sentirait pas, c’est-à-dire lorsque le souvenir exprès n’y serait plus. Mais elles (ces perceptions, dis-je), donnent même le moyen de retrouver le souvenir au besoin par des développements périodiques, qui peuvent arriver un jour. C’est pour cela que la mort ne saurait être qu’un sommeil, et même ne saurait en demeurer un, les perceptions cessant seulement à être assez distinguées et se réduisant à un état de confusion dans les animaux, qui suspend l’aperception, mais qui ne saurait durer toujours, pour ne parler ici de l’homme qui doit avoir des grands privilèges pour garder sa personnalité.

C’est aussi par les perceptions insensibles que s’explique cette admirable harmonie préétablie de l’âme et du corps, et même de toutes les monades ou substances simples, qui supplée à l’influence insoutenable des unes sur les autres, et qui, au jugement de l’auteur du plus beau des dictionnaires, exalte la grandeur des perfections divines au delà de ce qu’on en a jamais conçu. Après cela j’ajouterais peu de chose, si je disais que ce sont ces petites perceptions qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu’on y pense, et qui ironisent le vulgaire par l’apparence d’une indifférence d’équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par exemple à droite ou à gauche. Il n’est point nécessaire aussi que je fasse remarquer ici comme j’ai fait dans le livre même, qu’elles causent cette inquiétude, que je montre consister en quelque chose, qui ne diffère de la douleur que comme le petit du grand, et qui fait pourtant souvent notre désir et même notre plaisir, en lui donnant comme un sel qui pique. Ce sont aussi les parties insensibles de nos perceptions sensibles qui font qu’il y a un rapport entre ces perceptions des couleurs, des chaleurs, et autres qualités sensibles, et entre les mouvements dans les corps qui y répondent ; au lieu que les cartésiens, avec notre auteur, tout pénétrant qu’il est, conçoivent les perceptions que nous avons de ces qualités, comme arbitraires, c’est-à-dire comme si Dieu les avait données à l’âme suivant son bon plaisir, sans avoir égard à aucun rapport essentiel entre les perceptions et leurs objets : sentiment qui me surprend et me paraît peu digne de la sagesse de l’auteur des choses, qui ne fait rien sans harmonie et sans raison.

En un mot, les perceptions insensibles sont d’un aussi grand usage dans la pneumatique[9], que les corpuscules dans la physique ; et il est également déraisonnable de rejeter les uns et les autres, sous prétexte qu’elles sont hors de la portée de nos sens. Rien ne se fait tout d’un coup, et c’est une de mes grandes maximes et des plus vérifiées, que la nature ne fait jamais des sauts : ce que j’appelais la loi de la continuité, lorsque j’en parlais dans les premières Nouvelles de la république des lettres ; et l’usage de cette loi est très considérable dans la physique. Elle porte qu’on passe toujours du petit au grand et à rebours par le médiocre, dans les degrés comme dans les parties ; et que jamais un mouvement ne naît immédiatement du repos, ni ne s’y réduit que par un mouvement plus petit, comme on n’achève jamais de parcourir aucune ligne ou longueur avant d’avoir achevé une ligne plus petite, quoique jusqu’ici ceux qui ont donné les lois du mouvement n’aient point observé cette loi, croyant qu’un corps peut recevoir en un moment un mouvement contraire au précédent. Tout cela fait bien juger que les perceptions remarquables viennent par degrés de celles qui sont trop petites pour être remarquées. En juger autrement, c’est peu connaître l’immense subtilité des choses, qui enveloppe un infini actuel toujours et partout.

J’ai remarqué aussi qu’en vertu des variations insensibles, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables, et qu’elles doivent toujours différer plus que numero, ce qui détruit les tablettes vides de l’âme, une âme sans pensée, une substance sans action, le vide de l’espace, les atomes, et même des parcelles non actuellement divisées dans la matière, le repos pur, l’uniformité entière dans une partie du temps, du lieu, ou de la matière, les globes parfaits du second élément, nés des cubes parfaits originaires, et mille autres fictions des philosophes, qui viennent de leurs notions incomplètes, que la nature des choses ne souffre point, et que notre ignorance et le peu d’attention que nous avons à l’insensible, fait passer, mais qu’on ne saurait rendre tolérables, à moins qu’on ne les borne à des abstractions de l’esprit, qui proteste de ne point nier ce qu’il met à quartier, et qu’il juge ne devoir point entrer en quelque considération présente. Autrement, si on l’entendait tout de bon, savoir que les choses dont on ne s’aperçoit pas ne sont point dans l’âme, ou dans le corps, on manquerait en philosophie comme en politique, en négligeant τὸ μιϰρόν, les progrès insensibles ; au lieu qu’une abstraction n’est pas une erreur, pourvu qu’on sache que ce qu’on dissimule y est. C’est comme les mathématiciens en usent quand ils parlent des lignes parfaites qu’ils nous proposent, des mouvements uniformes et d’autres effets règles, quoique la matière (c’est-à-dire le mélange des effets de l’infini environnant) fasse toujours quelque exception. C’est pour distinguer les considérations, pour réduire les effets aux raisons, autant qu’il nous est possible, et en prévoir quelques suites, qu’on procède ainsi : car, plus on est attentif à ne rien négliger des considérations que nous pouvons régler, plus la pratique répond à la théorie. Mais il n’appartient qu’à la suprême raison, à qui rien n’échappe, de comprendre distinctement tout l’infini et de voir toutes les raisons et toutes les suites. Tout ce que nous pouvons sur les infinités, c’est de les connaître confusément et de savoir au moins distinctement qu’elles y sont ; autrement nous jugeons fort mal de la beauté et de la grandeur de l’univers, comme aussi nous ne saurions avoir une bonne physique, qui explique la nature des corps en général, et encore moins une bonne pneumatique, qui comprenne la connaissance de Dieu, des âmes et des substances simples en général.

Cette connaissance des perceptions insensibles sert aussi à expliquer pourquoi et comment deux âmes humaines ou autrement deux choses d’une même espèce ne sortent jamais parfaitement semblables des mains du Créateur, et ont toujours chacune son rapport originaire aux points de vue qu’elles auront dans l’univers. Mais c’est ce qui suit déjà de ce que j’avais remarqué de deux individus ; savoir, que leur différence est toujours plus que numérique. Il y a encore un autre point de conséquence où je suis obligé de n’éloigner non seulement des sentiments de notre auteur, mais aussi de ceux de la plupart des modernes ; c’est que je crois, avec la plupart des anciens, que tous les génies, toutes les âmes, toutes les substances simples créées, sont toujours jointes à un corps, et qu’il n’y a jamais des âmes entièrement séparées. J’en ai des raisons à priori, mais on trouvera encore qu’il y a cela d’avantageux dans ce dogme, qu’il résout toutes les difficultés philosophiques sur l’état des âmes, sur leur conservation perpétuelle, sur leur immortalité et sur leur opération, la différence d’un de leurs états à l’autre n’étant jamais et n’ayant jamais été que du plus ou moins sensible, du plus parfait au moins parfait, ou à rebours, ce qui rend leur état passé ou à venir aussi explicable que celui d’à présent. On sent assez, en faisant tant soit peu de réflexion, que cela est raisonnable, et qu’un saut d’un état à un autre, infiniment différent, ne saurait être naturel. Je m’étonne qu’en quittant le naturel sans sujet, les écoles ont voulu s’enfoncer exprès dans des difficultés très grandes, et fournir de la matière aux triomphes apparents des esprits forts, dont toutes les raisons tombent tout d’un coup par cette explication des choses, où il n’y a pas plus de difficulté à concevoir la conservation des âmes (ou plutôt selon moi de l’animal), que celle qu’il y a dans le changement de la chenille en papillon, et dans la conservation de la pensée dans le sommeil, auquel Jésus-Christ a divinement bien comparé la mort. Aussi ai-je déjà dit qu’aucun sommeil ne saurait durer toujours ; et il durera moins[10] ou presque point du tout aux âmes raisonnables, qui sont toujours destinées à conserver le personnage qui leur a été donné dans la Cité de Dieu, et par conséquent la souvenance, et cela pour être mieux susceptibles des châtiments et des récompenses. Et j’ajoute encore qu’en général aucun dérangement des organes visibles n’est capable de porter les choses à une entière confusion dans l’animal, ou de détruire tous les organes et priver l’âme de tout son corps organique, et des restes ineffaçables de toutes les traces précédentes. Mais la facilité qu’on a eue de quitter l’ancienne doctrine des corps subtils, joints aux anges (qu’on confondait avec la corporalité des anges mêmes), et l’introduction de prétendues intelligences séparées dans les créatures (à quoi celles qui font rouler les cieux d’Aristote, ont contribué beaucoup) et enfin l’opinion mal entendue, où l’on a été, qu’on ne pouvait conserver les âmes des bêtes sans tomber dans la métempsycose et sans les promener de corps en corps et l’embarras où on a été en ne sachant ce qu’on devait faire, ont fait, à mon avis, qu’on a négligé la manière naturelle d’expliquer la conservation de l’âme. Ce qui a fait bien du tort à la religion naturelle et a fait croire à plusieurs que notre immortalité n’était qu’une grâce miraculeuse de Dieu, dont encore notre célèbre auteur parle avec quelque doute, comme je dirai tantôt. Mais il serait à souhaiter que tous ceux qui sont de ce sentiment en eussent parlé aussi sagement et d’aussi bonne foi que lui ; car il est à craindre que plusieurs qui parlent de l’immortalité par grâce, ne le font que pour sauver les apparenes et approchent dans le fond de ces averroistes et de quelques mauvais quiétistes, qui s’imaginent une absorption et réunion de l’âme à l’océan de la divinité, notion dont peut-être mon système seul fait bien voir l’impossibilité.

Il semble aussi que nous différons encore par rapport à la matière, en ce que l’auteur juge que le vide est nécessaire pour le mouvement, parce qu’il croit que les petites parties de la matière sont roides. Et j’avoue que, si la matière était composée de telles parties, le mouvement dans le plein serait impossible, comme si une chambre était pleine d’une quantité de petits cailloux, sans qu’il y eût la moindre place vide. Mais on n’accorde pas cette supposition, dont il ne paraît pas aussi qu’il y ait aucune raison ; quoique cet habile auteur aille jusqu’à croire que la roideur ou la cohésion des petites parties fait l’essence du corps. Il faut plutôt concevoir l’espace comme plein d’une matière originairement fluide, susceptible de toutes les divisions, et assujettie, même actuellement, à des divisions et subdivisions à l’infini ; mais avec cette différence pourtant, qu’elle est divisible et divisée inégalement en différents endroits à cause des mouvements qui y sont déjà plus ou moins conspirants. Ce qui fait qu’elle a partout un degré de roideur aussi bien que de fluidité et qu’il n’y a aucun corps, qui soit dur ou fluide au suprême degré, c’est-à-dire qu’on n’y trouve aucun atome d’une dureté insurmontable, ni aucune masse entièrement indifférente à la division. Aussi l’ordre de la nature, et particulièrement la loi de la continuité détruit également l’un et l’autre.

J’ai fait voir aussi que la cohésion, qui ne serait pas elle-même l’effet de l’impulsion ou du mouvement, causerait une traction prise à rigueur. Car, s’il y avait un corps originairement roide, par exemple un atome d’Épicure, qui aurait une partie avancée en forme de crochet (puisqu’on peut se figurer des atomes de toutes sortes de figures), ce crochet poussé tirerait avec lui le reste de cet atome, c’est-à-dire la partie qu’on ne pousse point, et qui ne tombe point dans la ligne de l’impulsion. Cependant notre habile auteur est lui-même contre ces tractions philosophiques, telles qu’on attribuait autrefois à la crainte du vide ; et il les réduit aux impulsions, soutenant avec les modernes qu’une partie de la matière n’opère immédiatement sur l’autre qu’en la poussant de près, en quoi je crois qu’ils ont raison, parce qu’autrement il n’y a rien d’intelligible dans l’opération.

Il faut pourtant que je ne dissimule point d’avoir remarqué une manière de rétractation en notre excellent auteur sur ce sujet dont je ne saurais m’empêcher de louer en cela la modeste sincérité, autant que j’ai admiré son génie pénétrant en d’autres occasions. C’est dans la réponse à la seconde lettre de feu M.  l’évêque de Worcester[11], imprimée en 1699, page 408, où pour justifier le sentiment qu’il avait soutenu contre ce savant prélat, savoir que la matière pourrait penser, il dit entre autres choses : «v J’avoue que j’ai dit (livre II de l’Essai concernant l’entendement, ch. viii, § 11) que le corps opère par impulsion et non autrement. Aussi était-ce mon sentiment quand je l’écrivais, et encore présentement je ne saurais concevoir une autre manière d’agir. Mais depuis j’ai été convaincu par le livre incomparable du judicieux M.  Newton qu’il y a trop de présomption de vouloir limiter la puissance de Dieu par nos conceptions bornées. La gravitation de la matière vers la matière par des voies qui me sont inconcevables, est non seulement une démonstration que Dieu peut, quand bon lui semble, mettre dans les corps des puissances et manières d’agir, qui sont au-dessus de ce qui peut être dérivé de notre idée du corps, ou expliqué par ce que nous connaissons de la matière ; mais c’est encore une instance incontestable qui l’a fait effectivement. C’est pourquoi j’aurai soin que dans la prochaine édition de mon livre ce passage soit redressé. » Je trouve que dans la version française de ce livre, faite sans doute sur les dernières éditions, on l’a mis ainsi dans ce § 11. « Il est visible au moins autant que nous pouvons le concevoir, que c’est par impulsion, et non autrement que les corps agissent les uns sur les autres ; car il nous est impossible de comprendre que le corps puisse agir sur ce qu’il ne touche pas, ce qui est autant que d’imaginer qu’il puisse agir où il n’est pas.

Je ne puis que louer cette piété modeste de notre célèbre auteur, qui reconnaît que Dieu peut faire au delà de ce que nous pouvons entendre ; et qu’ainsi il peut y avoir des mystères inconcevables dans les articles de la foi ; mais je ne voudrais pas qu’on fut obligé de recourir au miracle dans le cours ordinaire de la nature, et d’admettre des puissances et opérations absolument inexplicables. Autrement, ou donnera trop de licence aux mauvais philosophes, à la faveur de ce que Dieu peut faire ; et en admettant ces vertus centripètes, ou ces attractions immédiates de loin, sans qu’il soit possible de les rendre intelligibles, je ne vois rien qui empêcherait nos scolastiques de dire que tout se fait simplement par les facultés et de soutenir leurs espèces intentionnelles, qui vont des objets jusqu’à nous, et trouvent moyen d’entrer dans nos âmes. Si cela va bien,

Omnia jam fient, fieri quæ posse negabam.

De sorte qu’il me semble que notre auteur, tout judicieux qu’il est, va ici un peu trop d’une extrémité à l’autre. Il fait le difficile sur les opérations des âmes, quand il s’agit seulement d’admettre ce qui n’est point sensible, et le voilà qui donne aux corps ce qui n’est pas même intelligible ; leur accordant des puissances et des actions qui passent tout ce qu’à mon avis un esprit créé saurait faire entendre, puisqu’il leur accorde l’attraction et même à des grandes distances sans se borner à aucune sphère d’activité ; et cela pour soutenir un sentiment, qui n’est pas moins inexplicable, savoir la possibilité de la pensée de la matière dans l’ordre naturel.

La question qu’il agite avec le célèbre prélat, qui l’avait attaqué, est si la matière peut penser ; et, comme c’est un point important, même pour le présent ouvrage, je ne puis me dispenser d’y entrer un peu, et de prendre connaissance de leur contestation. J’en représenterai la substance sur ce sujet, et prendrai la liberté de dire ce que je pense. Feu M.  l’évêque de Worcester appréhendant (mais sans en avoir grand sujet à mon avis), que la doctrine des idées de notre auteur ne fût sujette à quelques abus, préjudiciables à la foi chrétienne, entreprit d’en examiner quelques endroits dans sa Vindication de la doctrine de la Trinité, et ayant rendu justice à cet excellent écrivain, en reconnaissant qu’il juge l’existence de l’esprit aussi certaine que celle du corps, quoique l’une de ces substances soit aussi peu connue que l’autre, il demande (p. 241, seq.) comment la réflexion nous peut assurer de l’existence de l’esprit, si Dieu peut donner à la matière la faculté de penser suivant le sentiment de notre auteur (liv. iv, chap. 3), puisque ainsi la voie des idées qui doit servira à discerner ce qui peut convenir à l’âme ou au corps, deviendrait inutile, au lieu qu’il était dit dans le livre II, de l’Essai sur l’Entendement (chap. xxiii, § 15, 27, 28), que les opérations de l’âme nous fournissent l’idée de l’esprit, et que l’entendement avec la volonté nous rend cette idée aussi intelligible que la nature du corps nous est rendue intelligible par la solidité et par l’impulsion. Voici comment notre auteur y répond dans la première lettre (p. 65, seq.) : « Je crois avoir prouvé qu’il y a une substance spirituelle en nous, car nous expérimentons en nous la pensée ; or cette action, ou ce mode, ne saurait être l’objet de l’idée d’une chose subsistante de soi, et par conséquent ce mode a besoin d’un support ou sujet d’invasion, et l’idée de ce support fait ce que nous appelons substance » car, puisque l’idée générale de la substance est partout la même, « il s’ensuit que la modification qui s’appelle pensée ou pouvoir de penser, y étant jointe, cela fait un esprit sans qu’on ait besoin de considérer quelle autre modification il y a encore, c’est-à-dire s’il a de la solidité ou non ; et de l’autre côté la substance, qui a la modification qu’on appelle solidité, sera matière, soit que la pensée y soit jointe ou non. Mais, si par une substance spirituelle vous entendez une substance immatérielle, j’avoue de n’avoir point prouvé qu’il y en ait en nous, et qu’on ne peut point le prouver démonstrativement sur mes principes. Quoique ce que j’ai dit sur les systèmes de la matière (liv. IV, ch. x, § 16), en démontrant que Dieu est immatériel, rende probable, au suprême degré, que la substance qui pense en nous est immatérielle — cependant j’ai montré (ajoute l’auteur, p. 68) que les grands buts de la religion et de la morale sont assurés par l’immortalité de l’âme, sans qu’il soit besoin de supposer son immatérialité. »

Le savant évêque dans sa réponse à cette lettre, pour faire voir que notre auteur a été d’un autre sentiment, lorsqu’il écrivait son second livre de l’Essai, en allègue, p. 51, ce passage (pris du même livre, ch. 23, § 15), où il est dit que « par les idées simples que nous avons déduites des opérations de notre esprit, nous pouvons former l’idée complexe d’un esprit, et que mettant ensemble les idées de pensée, de perception, de liberté et de puissance de mouvoir notre corps, nous avons une notion aussi claire des substances immatérielles que des matérielles. » Il allègue d’autres passages encore pour faire voir que l’auteur opposait l’esprit au corps, et dit. (p. 54) que le but de la religion et de la morale est mieux assuré, en prouvant que l’âme est immortelle par sa nature, c’est-à-dire immatérielle. Il allègue encore (p. 70) ce passage « que toutes les idées que nous avons des espèces particulières et distinctes des substances, ne sont autre chose que différentes combinaisons d’idées simples », et qu’ainsi l’auteur a cru que l’idée de penser et de vouloir donnait une autre substance, différente de celle que donne l’idée de la solidité et de l’impulsion. Et que (§ 17) il marque que ces idées constituent le corps opposé il l’esprit.

M.  de Worcester pouvait ajouter que de ce que l’idée générale de substance est dans le corps et dans l’esprit, il ne s’ensuit pas que leurs différences soient des modifications d’une même chose, comme notre auteur vient de le dire dans l’endroit que j’ai rapporté de sa première lettre. Il faut bien distinguer entre modifications et attributs. Les facultés d’avoir de la perception et d’agir, l’étendue, la solidité, sont des attributs ou des prédicats perpétuels et principaux ; mais la pensée, l’impétuosité, les figures, les mouvements, sont des modifications de ces attributs. De plus, on doit distinguer entre genre physique ou plutôt réel, et genre logique ou idéal. Les choses qui sont d’un même genre physique, ou qui sont homogènes, sont d’une même matière pour ainsi dire et peuvent souvent être changées l’une dans l’autre par le changement de la modification, comme les cercles et les carrés. Mais deux choses hétérogènes peuvent avoir un genre logique commun, et alors leurs différences ne sont pas de simples modifications accidentelles d’un même sujet ou d’une même matière métaphysique ou physique. Ainsi le temps et l’espace sont des choses fort hétérogènes, et on aurait tort de s’imaginer je ne sais quel sujet réel commun, qui n’eût que la quantité continue en général et dont les modifications fissent provenir le temps ou l’espace. Quelqu’un se moquera peut-être de ces distinctions des philosophes de deux genres, l’un logique seulement, l’autre encore réel ; et de deux matières, l’une physique, qui est celle des corps, l’autre métaphysique seulement ou générale, comme si quelqu’un disait que deux parties de l’espace sont d’une même matière, ou que deux fleures sont aussi entre elles d’une même matière. Cependant ces distinctions ne sont pas seulement des termes, mais des choses mêmes, et semblent venir bien à propos ici, où leur confusion a fait naître une fausse conséquence. Ces deux genres ont une notion commune, et celle du genre réel est commune aux deux matières ; de sorte que leur généalogie sera telle :

Genre
Logique seulement, varié par des différences simples.
Réel, dont les différences sont des modifications, c’est-à-dire Matière.
Métaphysique, seulement où il y a homogénéité.
Physique, où il y a une masse homogène solide.

Je n’ai point vu la seconde lettre de l’auteur à l’évêque. La réponse que ce prélat y fait ne touche guère au point qui regarde la pensée de la matière. Mais la réplique de notre auteur à cette seconde réponse y retourne : « Dieu, dit-il à peu près dans ces termes (p. 397), ajoute à l’essence de la matière les qualités et perfections qui lui plaisent ; le mouvement simple dans quelques parties, mais dans les plantes la végétation et dans les animaux le sentiment. Ceux qui en demeurent d’accord jusqu’ici se récrient aussitôt qu’on fait encore un pas pour dire que Dieu peut donner à la matière, pensée, raison, volonté, comme si cela détruisait l’essence de la matière. Mais, pour le prouver, ils allèguent que la pensée ou raison n’est pas renfermée dans l’essence de la matière ; ce qui ne fait rien, puisque le mouvement et la vie n’y sont pas renfermés non plus. Ils allèguent aussi qu’on ne saurait concevoir que la matière pense. Mais notre conception n’est pas la mesure du pouvoir de Dieu. » Après cela, il cite l’exemple de l’attraction de la matière (p. 99), mais surtout (p. 408), où il parle de la gravitation de la matière vers la matière, attribuée à M.  Newton, dans les termes que j’ai cités ci-dessus, avouant qu’on n’en saurait jamais concevoir le comment. Ce qui est en effet retourner aux qualités occultes, ou, qui plus est, inexplicables. Il ajoute (p. 401) que rien n’est plus propre à favoriser les sceptiques que de nier ce qu’on n’entend point : et (p. 402) qu’on ne conçoit pas même comment l’âme pense ; Il veut (p. 403) que les deux substances, la matérielle et l’immatérielle, pouvant être conçues dans leur essence nue sans aucune activité, à dépend de Dieu de donner à l’une et a l’autre la puissance de penser. Et on veut se prévaloir de l’aveu de l’adversaire, qui avait accordé le sentiment aux bêtes, mais qui ne leur accorderait pas quelque substance immatérielle. On prétend que la liberté ; la consciosité (p. 408) et la puissance de faire des abstractions (p. 409) peuvent être données à la matière, non pas comme matière, mais comme enrichie par une puissance divine. Enfin, on rapporte (p. 434) la remarque d’un voyageur aussi considérable et judicieux que l’est M.  de la Loubère[12], que les païens de l’orient connaissent l’immortalité de l’âme, sans en pouvoir comprendre l’immatérialité.

Sur tout cela, je remarquerai, avant de venir à l’explication de mon opinion, qu’il est sûr que la matière est aussi peu capable de produire machinalement du sentiment, que de produire de la raison, comme notre auteur en demeure d’accord ; qu’à la vérité je reconnais qu’il n’est pas permis de nier ce qu’on n’entend pas, mais j’ajoute qu’on a droit de nier (au moins dans l’ordre naturel) ce qui absolument n’est point intelligible ni explicable. Je soutiens aussi que les substances (matérielles ou immatérielles) ne sauraient être conçues dans leur essence nue sans aucune activité ; que l’activité est de l’essence de la substance en général, et qu’enfin la conception des créatures n’est pas la mesure du pouvoir de Dieu, mais que leur conceptivité, ou force de concevoir, est la mesure du pouvoir de la nature, tout ce qui est conforme à l’ordre naturel pouvant être conçu ou entendu par quelque créature.

Ceux qui concevront mon système, jugeront que je ne saurais me conformer en tout avec l’un ou l’autre de ces deux excellents auteurs dont la contestation cependant est fort instructive. Mais, pour m’expliquer distinctement, il faut considérer, avant toutes choses, que les modifications qui peuvent venir naturellement ou sans miracle à un sujet, y doivent venir des limitations ou variations d’un genre réel ou d’une nature originaire constante et absolue. Car c’est ainsi qu’on distingue chez les philosophes les modes d’un être absolu, de cet être même, comme l’on sait que la grandeur, la figure et le mouvement, sont manifestement des limitations et variations de la nature corporelle. Car il est clair comment une étendue bornée donne des figures, et que le changement qui s’y fait n’est autre chose que le mouvement ; et toutes les fois qu’on trouve quelque qualité dans un sujet, on doit croire que si on entendait la nature de ce sujet et de cette qualité, on concevrait comment cette qualité en peut résulter. Ainsi, dans l’ordre de la nature (les miracles mis à part), il n’est pas arbitraire à Dieu de donner indifféremment aux substances telles ou telles qualités ; et il ne leur en donnera jamais que celles qui leur seront naturelles, c’est-à-dire qui pourront être dérivées de leur nature comme des modifications explicables. Ainsi on peut juger que la matière n’aura pas naturellement l’attraction, mentionnée ci-dessus, et n’ira pas d’elle-même en ligne courbe, parce qu’il n’est pas possible de concevoir comment cela s’y fait, c’est-à-dire de l’expliquer mécaniquement ; au lieu que ce qui est naturel doit pouvoir devenir concevable distinctement, si l’on était admis dans le secret des choses. Cette distinction entre ce qui est naturel et explicable et ce qui est inexplicable et miraculeux lève toutes les difficultés, et en la rejetant, on soutiendrait quelque chose de pis que les qualités occultes, et on renoncerait en cela à la philosophie et à la raison, en ouvrant des asiles de l’ignorance et de la paresse par un système sourd, qui admet non seulement qu’il y a des qualités que nous n’entendons pas, dont il n’y en a que trop, mais aussi, qu’il y en a, que le plus grand esprit, si Dieu lui donnait toute l’ouverture possible, ne pourrait pas comprendre, c’est-à-dire qui seraient ou miraculeuses, ou sans rime et sans raison : et cela même serait sans rime et sans raison que Dieu fit des miracles ordinairement ; de sorte que cette hypothèse fainéante détruit-ait également notre philosophie, qui cherche les raisons, et la divine sagesse qui les fournit.

Pour ce qui est maintenant de la pensée, il est sûr, et l’auteur le reconnaît plus d’une fois, qu’elle ne saurait être une modification intelligible de la matière, c’est-à-dire que l’être sentant ou pensant n’est pas une chose machinale, comme une montre ou un moulin, en sorte qu’on pourrait concevoir des grandeurs, figures et mouvements, dont la conjonction machinale pût produire quelque chose de pensant et même de sentant dans une masse, où il n’y avait rien de tel, qui cesserait aussi de même par le dérèglement de cette machine. Ce n’est donc pas une chose naturelle à la matière de sentir et de penser, et cela ne peut arriver chez elle que de deux façons, dont l’une sera que Dieu y joigne une substance à laquelle il soit naturel de penser ; et l’autre, que Dieu y mette la pensée par miracle. En cela donc, je suis entièrement du sentiment des cartésiens, excepté que je l’étends jusqu’aux bêtes, et que je crois qu’elles ont du sentiment et des a mes immatérielles (à proprement parler), et aussi peu périssables que les atomes le sont chez Démocrite ou Gassendi, au lieu que les cartésiens, embarrassés sans sujet des âmes des bêtes et ne sachant ce qu’ils en doivent faire si elles se conservent (faute de s’aviser de la conservation de l’animal réduit en petit), ont été forcés de refuser même le sentiment aux bêtes contre toutes les apparences et contre le jugement du genre humain. Mais, si quelqu’un disait que Dieu, au moins, peut ajouter la faculté de penser à la machine préparée, je répondrais que, si cela se faisait et si Dieu ajoutait cette faculté à la matière, sans y verser en même temps une substance qui fût le sujet de l’invasion de cette même faculté (comme je le conçois), c’est-à-dire sans y ajouter une âme immatérielle, il faudrait que la matière eût été exaltée miraculeusement pour recevoir une puissance dont elle n’est pas capable naturellement : comme quelques scolastiques prétendent que Dieu exalte le feu jusqu’à lui donner la force de brûler immédiatement les esprits séparés des corps, ce qui serait un miracle tout pur. Et c’est assez qu’on ne puisse soutenir que la matière pense, sans y mettre une âme impérissable ou bien un miracle ; et qu’ainsi l’immatérialité de nos âmes suit de ce qui est naturel, puisqu’on ne saurait soutenir leur extinction que par un miracle, soit en exaltant la matière, soit en anéantissant l’âme, car nous savons bien que la puissance de Dieu pourrait rendre nos âmes mortelles, toutes immatérielles (ou immortelles par la nature seule) qu’elles puissent être, puisqu’il les peut anéantir.

Or cette vérité de l’immatérialité de l’âme est sans doute de conséquence ; car il est infiniment plus avantageux à la religion et à la morale, surtout dans les temps où nous sommes, où bien des gens ne respectent guère la révélation toute seule et les miracles, de montrer que les âmes sont immortelles naturellement, et que ce serait un miracle si elles ne le fussent pas, que de soutenir que nos âmes doivent mourir naturellement, mais que c’est en vertu d’une grâce miraculeuse, fondée dans la seule promesse de Dieu, qu’elles ne meurent pas. Aussi sait-on depuis longtemps que ceux qui ont voulu détruire la religion naturelle et réduire tout à la révélée, comme si la raison ne nous enseignait rien la-dessus, ont passé pour suspects ; et ce n’est pas toujours sans raison. Mais notre auteur n’est pas de ce nombre. Il soutient la démonstration de l’existence de Dieu, et il attribue à l’immatérialité de l’âme une probabilité dans le suprême degré, qui pourra passer par conséquent pour une certitude morale ; de sorte que je crois qu’ayant autant de sincérité que de pénétration, il pourrait bien s’accommoder de la doctrine que je viens d’exposer et qui est fondamentale en toute philosophie raisonnable. Autrement je ne vois pas comment on pourrait s’empêcher de retomber dans la philosophie fanatique, telle que la philosophie mosaïque des Fludd[13], qui sauve tous les phénomènes en les attribuant à Dieu immédiatement et par miracle : ou barbare, comme celle de certains philosophes et médecins du temps passé, qui se ressentait encore de la barbarie de leur siècle, et qu’aujourd’hui on méprise avec raison, qui sauvaient les apparences en forgeant tout exprès des qualités occultes ou facultés qu’on s’imaginait semblables à des petits démons ou lutins, capables de faire sans façon ce qu’on demande, comme si les montres de poche marquaient les heures par une certaine faculté horodeictique, sans avoir besoin de roues, ou comme si les moulins brisaient les grains par une faculté fractive, sans avoir besoin de rien, qui ressemblât aux meules. Pour ce qui est de la difficulté que plusieurs peuples ont eue ; de concevoir une substance immatérielle, elle cessera aisément au moins (en bonne partie), quand on ne me demandera pas des substances séparées de la matière, comme, en effet, je ne crois pas qu’il y en ait jamais naturellement parmi les créatures.

  1. Écrit en 1704, et publié pour la première fois par Raspe en 1765.
  2. Gehrardt, Sur Entendement.
  3. Aristote, disciple de Platon, fondateur de l’école péripatéticienne, ou du Lycée, né à Stagyre en 384, mort à Chalcis dans l’Eubée en 322, Il fut le précepteur d’Alexandre. C’est le plus illustre encyclopédiste de l’antiquité. : il n’est guère de sciences auxquelles il n’ait travaillé. Ses principaux ouvrages sont : l’Organon (composé de six ouvrages), ou Logique, la Physique le Traité de l’âme, la Métaphtysique, la Morale à Nicomaque, la Politique, l’Histoire des animaux, etc. — La première édition complète de ses œuvres est celle de Venise, 5 vol. in-fol., 1495-1498. On estime aussi celle de Duval, Paris, 1619-1654, 4 vol. in-fol. avec une traduction latine. La plus complète et la plus récente est celle de M.  Boeck, édition dite de Berlin. Il faut compter aussi l’édition gréco-latine de Firmin-Didot (4 vol. in-4o). M.  Barthélemy Saint-Hilaire a entrepris une traduction complète d’Aristote en français qui est aujourd’hui achevée.
  4. Platon, philosophe illustre de l’antiquité, ne dans l’île d’Égine 427 av. J.-C., mort en 347. Il fut disciple de Socrate, fonda l’Académie, dont il laissa la directions à son neveu, Speusippe Tous ses ouvrages nous sont parvenus. Ce sont les Dialogues, dont le principal personnage est toujours Socrate. Les plus célèbres sont le Phédon, le Phèdre, le Banquet, le Gorgias, le Timée et la République. Nous avons aussi sous son nom des Lettres que la plupart des critiques regardent comme apocryphes. Il y a eu un nombre considérable d’éditions de Platon, dont les plus célèbres sont celles d’Henri Étienne, en 1578, et parmi les modernes celles de Becker, d’Ast, de Stallbaum. et tout récemment de Steinbart. Parmi les traductions, nous citerons la traduction latine de Marcile Ficin, allemande de Schleiermacher, et française de M.  Victor Cousin. Quant aux Commenttaires sur Platon, ils sont innombrables. Un ouvrage important sur Platon a été publie à Londres par M.  Grote, l’historien de la Grèce, 3 vol. in-8o, Londres, 1864, et un autre en France par M.  Alfred Fouillée, 1660.
  5. Scaliger (Jules-César) 1484-1568, érudit et philosophe. L’ouvrage qui intéresse le plus la philosophie est le suivant : Exercitationum exotericarum liber ; réfutation du De subtilitate de Cardan.
  6. Boyle (Robert), célèbre physicien anglais, né à Lismore, en Irlande ; en 1626, mort à Londres en 1691. Ses œuvres complètes ont paru à Londres en cinq volumes in-fol., 1744. — Ses œuvres physiques et chimiques ont été traduites en latin et publiées à Genève en six volumes in-4, 1680, et en cinq 1714. Il a écrit aussi plusieurs ouvrages importants sur la religion et sur la philosophie, entre autres le Chrétien naturaliste, ou Considérations pour concilier la religion et la raison.
  7. Hipocrate, le plus grand médecin de l’antiquité, né dans l’île de Cos en 460 avant Jésus-Christ ; on ne sait l’époque de sa mort ; mais il parvint à un âge avancé. Ses théories ont perdu toute leur valeur ; mais ses observations sont admirables. La première édition complète de ses œuvres est de Venise, 1526. La dernière est celle de Littré, avec traduction, 1839-1851.
  8. Le vers est évidemnent faux, la première syllabe de futura étant brève. Cependant, c’est le texte donné par Gehrardt dans son édition collationnée avec le manuscrit. Amédée Jacques, dans son édition (2 vol., 1842), a remplacé fŭtūra par vēntūra.
  9. Pneumatique, science des esprits (πνεῦμα, souffle, esprit).
  10. Gehrardt : du moins, pas de sens.
  11. Stillingfleet (Ed.), controversiste anglican, né à Cranbourg (comte de Dorset) en 1635, èvêque de Worcester, et célèbre par sa discussion contre Locke sur la question de l’immatérialité de l’âme, mort il Westminster en 1699. Ses œuvres ont été imprimées en 1711, en 6 vol. in-fol.
  12. La Loubère, Simon (1642-1720) a publié un livre sur le royaume de Siam (Paris, 1691).
  13. Fludd, philosophe mystique du xvie siècle, né en Angleterre en 1574, mort en 1637. Ses écrits forment 8 vol. in-fol. L’un d’eux est intitulé : Philosophia in Fluddanam mosaica (Gouda, 1638). Il a été réfuté par Gassendi : Exercitatio in Fluddanam philisihiam (Paris, 1630, in-12).