Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900/Nouveaux essais sur l’entendement humain/Livre premier

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livre premier

des notions innées


Chap. Ier. — S’il y a des principes innés
dans l’esprit de l’homme
.

Philalèthe. Ayant repasse la mer après avoir achevé les affaires en Angleterre, j’ai pensé d’abord il vous rendre visite, Monsieur, pour cultiver notre ancienne amitié, et pour vous entretenir des matières qui nous tiennent fort au cœur, à vous à moi, et où je crois avoir acquis de nouvelles lumières pendant mon séjour à Londres. Lorsque nous demeurions autrefois tout proche l’un de l’autre à Amsterdam, nous prenions beaucoup de plaisir tous deux à faire des recherches sur les principes et sur les moyens de pénétrer dans l’intérieur des choses. Quoique nos sentiments fussent souvent différents, cette diversité augmentait notre satisfaction lorsque nous en conférions ensemble, sans que la contrariété qu’il y avait quelquefois y mêlât rien de désagréable. Vous étiez pour Descartes[1], et pour les opinions du célèbre auteur de la Recherche de la vérité ; et moi je trouvais les sentiments de Gassendi[2], éclaircis par Rernier[3], plus faciles et plus naturels. Maintenant, je me sens excrément fortifié par l’excellent ouvrage qu’un illustre Anglais, que j’ai l’honneur de connaître particulièrement, a publié depuis, et qu’on a réimprimé plusieurs fois en Angleterre, sous le titre modeste d’Essais concernant l’enterrement humain. Et je suis ravi qu’il paraît depuis peu en latin et en français, afin qu’il puisse être d’une utilité plus-générale. J’ai fort profité de la lecture de cet ouvrage et même de la conversation de l’auteur, que j’ai entretenu souvent à Londres et quelquefois à Oates, chez milady Masham, digne fille du célèbre M.  Cudworth, grand philosophe et théologien anglais[4], auteur du Système intellectuel dont elle a hérité l’esprit de méditation et l’amour des belles connaissances, qui paraît particulièrement par l’amitié qu’elle entretient avec l’auteur de l’Essai, et comme il a été attaqué par quelques docteurs de mérite, j’ai pris plaisir à lire aussi l’apologie, qu’une demoiselle fort sage et fort spirituelle a faite pour lui, outre celles qu’il a faites lui-même. Cet auteur est assez dans le système de M.  Gassendi, qui est dans le fond celui de Démocrite[5]. Il est pour le vide et pour les atomes ; il croit que la matière pourrait penser ; qu’il n’y a point d’idées innées ; que notre esprit est tabula rosa, et que nous ne pensons pas toujours ; il paraît d’Humeur à approuver la plus grande partie des objections que M.  Gassendi a faites à M.  Descartes. Il a enrichi et renforcé ce système par mille belles réflexions ; et je ne doute point que maintenant notre parti ne triomphe hautement de ses adversaires, les péripatéticiens et les cartésiens. C’est pourquoi, si vous n’avez pas encore lu ce livre, je vous y invite ; et, si vous l’avez lu, je vous supplie de m’en dire votre sentiment.

Théophile. Je me réjouis de vous voir de retour après une longue absence, heureux dans la conclusion de votre importante affaire, plein de santé, ferme dans l’amitié pour moi, et toujours porté avec une ardeur égale à la recherche des plus importantes vérités. Je n’ai pas moins continué mes méditations dans le même esprit ; et je crois d’avoir profité aussi autant et peut-être plus que vous, si je ne me flatte pas. Aussi en avais-je plus besoin que vous, car vous étiez plus avancé que moi. Vous aviez plus de commerce avec les philosophes spéculatifs, et j’avais plus de penchant vers la morale. Mais j’ai appris de plus en plus combien la morale reçoit d’affermissement des principes solides de la véritable philosophie, c’est pourquoi je les ai étudiés depuis avec plus d’application, et je suis entré dans des méditations assez nouvelles. De sorte que nous aurons de quoi nous donner un plaisir réciproque et de longue durée en nous communiquant l’un à l’autre nos éclaircissements. Mais il faut que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus cartésien, et que cependant je suis éloigné plus que jamais de votre Gassendi, dont je reconnais d’ailleurs le savoir et le mérite. J’ai été frappé d’un nouveau système, dont j’ai lu quelque chose dans les journaux des savants de Paris, de Leipsig et de Hollande, et dans le merveilleux dictionnaire de M.  Bayle[6] article de Rorarius, et depuis je crois voir une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous côtés et que puis après il va plus loin qu’on n’est allé encore. J’y trouve une explication intelligible de l’union de l’âme et du corps, chose dont j’avais désespéré auparavant. Je trouve les vrais principes des choses dans les unités des substances que ce système introduit et dans leur harmonie préétablie par la substance primitive. J’y trouve une simplicité et une uniformité surprenantes, en sorte que l’on peut dire que c’est partout et toujours la même chose aux degrés de perfection près. Je vois maintenant ce que Platon entendait, quand il prenait la matière pour un être imparfait et secondaire ; ce qu’Aristote voulait dire par son antéléchie ; ce que c’est que la promesse que Démocrite lui-même faisait d’une autre vie, chez Pline ; jusqu’où les sceptiques avaient raison en déclamant contre les sens ; comment les animaux sont en effet des automates, suivant Descartes, et comment ils ont pourtant des âmes et du sentiment selon l’opinion du genre humain ; comment il faut expliquer raisonnablement ceux qui ont logé vie et perception en toutes choses, comme Cardan[7], Campanella[8], et mieux qu’eux feu Mme la comtesse de Connaway, platonicienne, et notre ami feu M.  François Mercure Van Helmont[9] (quoique d’ailleurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M.  Henri Morus[10] ; comment les lois de la nature (dont une bonne partie était ignorée avant ce système) tirent leur origine des principes supérieurs à la matière et que pourtant tout se fait mécaniquement dans la matière, en quoi les auteurs spiritualisant, que je viens de nommer, avaient manqué avec leurs archées, et même les cartésiens, en croyant que les substances immatérielles changeaient sinon la force, au moins la direction ou détermination des mouvements des corps, au lieu que l’âme et le corps gardent parfaitement leurs lois, chacun les siennes, selon le nouveau système, et que néanmoins l’un obéit à l’autre autant qu’il le faut. Enfin c’est depuis que j’ai inédite ce système, que j’ai trouvé comment les âmes des bêtes et leurs sensations ne nuisent point à l’immortalité des âmes humaines, ou plutôt comment rien n’est plus propre à établir notre immortalité naturelle, que de concevoir que toutes les âmes sont impérissables (morte carent animæ), sans qu’il y ait pourtant des métempsycoses à craindre, puisque non seulement les âmes, mais encore les animaux demeurent et demeureront vivants, sentants, agissants : c’est partout comme ici, et toujours, et partout comme chez nous, suivant ce que je vous ai déjà dit. Si ce n’est que les états des animaux sont plus ou moins parfaits et développés sans qu’on ait jamais besoin d’âmes tout à fait séparées, pendant que néanmoins nous avons toujours des esprits aussi purs qu’il se peut, nonobstant des organes qui ne sauraient troubler par aucune influence les lois de notre spontanéité. Je trouve le vide et les atomes exclus bien autrement que par le sophisme des cartésiens, fondé dans la prétendue coïncidence du corps et de l’étendue. Je vois toutes choses réglées et ornées au delà de tout ce qu’on a conçu jusqu’ici, la matière organique partout, rien de vide, stérile, négligé, rien de trop uniforme, tout varié, mais avec ordre, et, ce qui passe l’imagination, tout l’univers en raccourci, mais d’unc vue différente dans chacune de ses parties, et même dans chacune de ses unités de substances. Outre cette nouvelle analyse des choses, j’ai mieux compris celle des notions ou idées et des vérités. J’entends ce que c’est qu’idée vraie, claire, distincte, adéquate, si j’ose adopter ce mot.. J’entends quelles sont les vérités primitives et les vrais axiomes, la distinction des vérités nécessaires et de celles de fait, du raisonnement des hommes des consentions des bêtes qui en sont une ombre. Enfin vous serez surpris, Monsieur, d’entendre tout ce que j’ai à vous dire et surtout de comprendre combien la connaissance des grandeurs et des perfections de Dieu en est relevée. Car je ne saurais dissimuler à vous, pour qui je n’ai rien eu de caché, combien je suis pénétré maintenant d’admiration, et (si nous pouvons oser nous servir de ce terme) d’amour pour cette souveraine source de choses et de beautés, ayant trouvé que celle que ce système découvre, passent tout ce qu’on a conçu jusqu’ici). Vous savez que j’étais allé un peu trop loin ailleurs et que je commençais à pencher du côté des spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu, sans reconnaître ni perfection, ni sagesse à son égard, et, méprisant la recherche des causes finales, dérivent tout d’une nécessité brute. Mais ces nouvelles lumières m’en ont guéri ; et depuis ce temps-la je prends le nom de Théophile. J’ai lu le livre de ce célèbre Anglais, dont vous venez de parler. Je l’estime beaucoup, et j’y ai trouvé de belles choses ; mais il me semble qu’il faut aller plus avant et même s’écarter de ses sentiments, lorsqu’il en a pris, qui nous bornent plus qu’il ne faut, et ravalent un peu non seulement la condition de l’homme, mais encore celle de l’univers.

Ph. Vous m’étonnez en effet avec toutes les merveilles dont vous me faites un récit un peu trop avantageux pour que je les puisse croire facilement. Cependant je veux espérer qu’il y aura quelque chose de solide parmi tant de nouveautés dont ; vous me voulez régaler. En ce cas, vous me trouverez fort docile. Vous savez que c’était toujours mon humeur de me rendre à la raison et que je prenais quelquefois le nom de Philalète. C’est pourquoi nous nous servirons maintenant, s’il vous plaît, de ces deux noms, qui ont tant de rapport. Il y a moyen de venir à l’épreuve, car, puisque vous avez lu le livre du célèbre Anglais, qui me donne tant de satisfaction, et qu’il traite une bonne partie des matières dont vous venez de parler et surtout l’analyse de nos idées et connaissances, ce sera le plus court d’en suivre le fil et de voir ce que vous aurez à remarquer.

Th. J’approuve votre proposition. Voici le livre.

§ 1. Ph. Je l’ai si bien lu que j’en ai retenu jusqu’aux expressions que j’aurai soin de suivre. Ainsi je n’aurai point besoin de recourir au livre qu’en quelques rencontres Où nous le jugerons nécessaire.

Nous parlerons premièrement de l’origine des idées ou notions (livre I) puis des différentes sortes d’idées (livre II) et des mots qui servent à les exprimer (livre III), enfin des connaissances et vérités qui en résultent (livre IV), et c’est cette dernière partie qui nous occupera le plus. Quant à l’origine des idées, je crois avec cet auteur et quantité d’habiles gens qu’il n’y en a point d’innées, non plus que de principes innés. Et pour réfuter l’erreur de ceux qui en admettent, il suffit de montrer, : comme il paraîtra dans la suite, qu’on n’en a point besoin et que les hommes peuvent acquérir toutes leurs connaissances sans le secours d’aucune impression innée.

Th. Vous savez, Philalèthe, que je suis d’un autre sentiment depuis longtemps, que j’ai toujours été comme je suis encore pour l’idée innée de Dieu, que M.  Descartes a soutenue, et par conséquent pour d’autres idées innées et qui ne nous sauraient venir des sens. Maintenant je vais encore plus loin, en conformité du nouveau système, et je crois même que toutes les pensées et actions de notre âme viennent de son propre fond, sans pouvoir lui être données par les sens, comme vous allez voir dans la suite. Mais à présent je mettrai cette recherche à part et, m’accommodant aux expressions reçues, puisqu’en effet elles sont bonnes et soutenables et qu’on peut dire, dans un certain sens que les sens externes sont cause en partie de nos pensées, j’examinerai comment on doit dire à mon avis, encore dans le système commun (parlant de l’action des corps sur l’âme, comme les eopernieiens parlent avec les autres hommes du mouvement du soleil, et avec fondement), qu’il y a des idées et des principes qui ne nous viennent point des sens et que nous trouvons en nous sans les former, quoique les sens nous donnent occasion de nous en apercevoir. Je m’imagine que votre habile auteur a remarqué que, sous le nom de principes innés, on soutient souvent ses préjugés et qu’on veut s’exempter de la peine des discussions, et que cet abus aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura voulu combattre la paresse et la manière superficielle de penser de ceux qui, sous le prétexte spécieux d’idées innées et de vérités gravées naturellement dans l’esprit où nous donnons facilement notre consentement, ne se soucient point de rechercher et d’examiner les sources, les liaisons et la certitude de ces connaissances. En cela je suis entièrement de son avis, et je vais même plus avant. Je voudrais qu’on ne bornât point notre analyse, qu’on donnât les définitions de tous les termes qui en sont capables, et qu’on démontrât ou donnât le moyen de démontrer tous les axiomes qui ne sont point primitifs, sans distinguer l’opinion que les hommes en ont, et sans se soucier s’ils y donnent leur consentement ou non. Il y aurait en cela plus d’utilité qu’on ne pense. Mais il semble que l’auteur a été porté trop loin d’un autre côté par son zèle fort louable d’ailleurs. Il n’a pas assez distingué à mon avis l’origine des vérités nécessaires, dont la source est dans l’entendement, d’avec celles de fait qu’on tire des expériences des sens et même des perceptions confuses qui sont en nous. Vous voyez donc, Monsieur, que je n’accorde pas ce que vous mettez en fait, que nous pouvons acquérir toutes nos connaissances sans avoir besoin d’impressions innées. Et la suite fera voir qui de nous a raison.

§ 2. Ph. Nous l’allons voir en effet. Je vous avoue, mon cher Théophile, qu’il n’y a point d’opinion plus communément reçue que celle qui établit qu’il y a certains principes de la vérité desquels les hommes conviennent généralement ; c’est pourquoi ils sont appelés notions communes, ϰοιναὶ ἔννοιαι ; d’où l’on infère qu’il faut que ces principes-là soient autant d’impressions que nos esprits reçoivent avec l’existence.

§ 3. Mais, quand le fait serait certain, qu’il y aurait des principes dont tout le genre humain demeure d’accord, ce consentement universel ne prouverait point qu’ils soient innés, si l’on peut montrer, comme je le crois, une autre voie par laquelle les hommes ont pu arriver à cette uniformité de sentiment. Mais ce qui est bien pis, ce consentement universel ne se trouve guère, non pas même par rapport à ces deux célèbres principes spéculatifs (car nous parlerons par après de ceux de pratique), que tout ce qui est, est ; et qu’il est impossible qu’une chose soit ou ne soit pas en même temps ; car il y a une grande partie du genre humain à qui ces deux propositions, qui passeront sans doute pour vérités nécessaires et pour des axiomes chez vous, ne sont pas même connues.

Th. Je ne fonde pas la certitude des principes innés sur le consentement universel, car je vous ai déjà dit, Philalèthe, que mon avis est qu’on doit travailler à pouvoir démontrer tous les axiomes qui ne sont point primitifs. Je vous accorde aussi qu’un consentement fort général, mais qui n’est pas universel, peut venir d’une tradition, répandue par tout le genre humain, comme l’usage de la fumée du tabac a été reçu presque par tous les peuples en moins d’un siècle, quoiqu’on ait trouvé quelques insulaires, qui, ne connaissant pas même le feu, n’avaient garde de fumer. C’est ainsi que quelques habiles gens, même parmi les théologiens, mais du parti d’Arminius, ont cru que la connaissance de la divinité venait d’une tradition très ancienne et fort générale ; et je veux croire en effet que l’enseignement a confirmé et rectifié cette connaissance. Il paraît pourtant que la nature a contribué à y mener sans la doctrine ; les merveilles de l’univers ont fait penser à un pouvoir supérieur. On a vu un enfant né sourd et muet marquer de la vénération pour la pleine lune, et l’on a trouvé des nations, qu’on ne voyait pas avoir appris autre chose d’autres peuples, craindre des puissances invisibles. Je vous avoue, mon cher Philalèthe, que ce n’est pas encore l’idée de Dieu, telle que nous avons et que nous demandons ; mais cette idée même ne laisse pas d’être dans le fond de nos âmes, sans y être mise, comme nous verrons. Et les lois éternelles de Dieu y sont en partie gravées d’une manière encore plus lisible et par une espèce d’instinct. Mais ce sont des principes de pratique dont nous aurons aussi occasion de parler. Il faut avouer, cependant, le penchant que nous avons à reconnaître l’idée de Dieu est dans la nature humaine. Et, quand on en attribuerait le premier enseignement à la révélation, toujours la facilité que les hommes ont témoignée à recevoir cette doctrine vient du naturel de leurs âmes[11]. Mais nous jugerons dans la suite que la doctrine externe ne fait qu’exciter ici ce qui est en nous. Je conclus qu’un consentement assez général parmi les hommes est un indice et non pas une démonstration d’un principe inné ; mais que la preuve exacte et décisive de ces principes consiste à faire voir que leur certitude ne vient que de ce qui est en nous. Pour répondre encore à ce que vous dites contre l’approbation générale qu’on donne aux deux grands principes spéculatifs, qui sont pourtant des mieux établis, je puis vous dire que, quand même ils ne seraient pas connus, ils ne laisseraient pas d’être innés, parce qu’on les reconnaît dès qu’on les a entendus. Mais j’ajouterai encore que, dans le fond, tout le monde les connaît, et qu’on se sert à tout moment du principe de contradiction (par exemple) sans le regarder distinctement. Il n’y a point de barbare qui, dans une affaire qu’il trouve sérieuse, ne soit choqué de la conduite d’un menteur qui se contredit. Ainsi on emploie ces maximes sans les envisager expressément. Et c’est à peu près comme on a virtuellement dans l’esprit les propositions supprimées dans les enthymèmes, qu’on laisse à l’écart, non seulement au dehors, mais encore dans notre pensée.

§ 5 Ph. Ce que vous dites de ces connaissances virtuelles et de ces suppressions intérieures me surprend, car de dire qu’il y a des vérités imprimées dans l’âme qu’elle n’aperçoit point, c’est, ce me semble, une véritable contradiction.

Th. Si vous êtes dans ce préjugé, je ne m’étonne pas que vous rejetiez les connaissances innées. Mais je suis étonné comment il ne vous est pas venu dans la pensée que nous avons une infinité de connaissances, dont nous ne nous apercevons pas toujours, pas même lorsque nous en avons besoin ; c’est à la mémoire de les garder et in la réminiscence de nous les représenter, comme elle fait souvent au besoin, mais non pas toujours. Cela s’appelle fort bien souvenir (subvenire), car la réminiscence demande quelque aide. Et il faut bien que dans cette multitude de nos connaissances nous soyons déterminés par quelque chose à renouveler l’une plutôt que l’autre, puisqu’il est impossible de penser distinctement tout à la fois à tout ce que nous savons.

Ph. En cela, je crois que vous avez raison : et cette affirmation trop générale que nous nous apercevons toujours de toutes les vérités qui sont dans notre âme, m’est échappée sans que j’y aie donné assez d’attention. Mais vous aurez un peu plus de peine à répondre à ce que je m’en vais vous représenter. C’est que, si on peut dire de quelque proposition en particulier qu’elle est innée, on pourra soutenir par la même raison que toutes les propositions, qui sont raisonnables et que l’esprit pourra toujours regarder comme telles, sont déjà imprimées dans l’âme.

Th. Je vous l’accorde à l’égard des idées pures, que j’oppose aux fantômes des sens, et à l’égard des vérités nécessaires ou de raison, que j’oppose aux vérités de fait. Dans ce sens, on doit dire que toute l’arithmétique et toute la géométrie sont innées et sont en nous d’une manière virtuelle, en sorte qu’on les y peut trouver en considérant attentivement et rangeant ce qu’on a déjà dans l’esprit, sans se servir d’aucune vérité apprise par l’expérience ou par la tradition d’autrui, comme Platon l’a montré dans un dialogue[12] où il introduit Socrate menant un enfant à des vérités abstruses par les seules interrogations sans lui rien apprendre. On peut donc se fabriquer ces sciences dans son cabinet et même à yeux clos, sans apprendre par la vue ni même par l’attouchement les vérités dont on a besoin ; quoiqu’il soit vrai qu’on n’envisagerait pas les idées dont il s’agit, si l’on-n’avait rien vu ni touché. Car c’est par une admirable économie de la nature que nous ne saurions avoir des pensées abstraites qui n’aient point besoin de quelque chose de sensible, quand ce ne seraient que des caractères tels que sont les figures des lettres et les sons ; quoiqu’il n’y ait aucune connexion nécessaire entre tel caractères arbitraires et telles pensées. Et, si les traces sensibles n’étaient point requises, l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps, dont j’aurai occasion de vous entretenir plus amplement, n’aurait point lieu. Mais cela n’empêche point que l’esprit ne prenne les vérités nécessaires de chez soi. On voit aussi quelquefois combien il peut aller loin sans aucun aide, par une logique et arithmétique purement naturelles, comme ce garçon suédois qui, cultivant la sienne, va jusqu’à faire de grands calculs sur-le-champ dans sa tête, sans avoir appris la manière vulgaire de compter ni même à lire et à écrire, si je me souviens bien de ce qu’on m’a raconté. Il est vrai qu’il ne peut pas venir à bout des problèmes à rebours, tels que ceux qui demandent les extractions des racines. Mais cela n’empêche point qu’il n’eût pu encore les tirer de son fond par quelque nouveau tour d’esprit. Ainsi cela prouve seulement qu’il y a des degrés dans la difficulté qu’on a de s’apercevoir de ce qui est en nous. Il y a des principes innés qui sont communs et fort aisés à tous ; il y a des théorèmes qu’on découvre aussi d’abord et qui composent des sciences naturelles, qui sont plus étendues dans l’un que dans l’autre. Enfin, dans un sens plus ample qu’il est bon d’employer pour avoir des notions plus compréhensives et plus déterminées, toutes les vérités qu’on peut tirer des connaissances innées primitives se peuvent encore appeler innées, parce que l’esprit les peut tirer de son propre fond, quoique souvent ce ne soit pas une chose aisée. Mais, si quelqu’un donne un autre sens aux paroles, je ne veux point disputer des mots.

Ph. Je vous ai accordé qu’on peut avoir dans l’âme ce qu’on n’y aperçoit pas, car on ne se souvient pas toujours à point nommé de tout ce que l’on sait, mais il faut toujours qu’on l’ait appris et qu’on l’ait connu autrefois expressément. Ainsi, si on peut dire qu’une chose est dans l’âme, quoique l’âme ne l’ait pas encore connue, ce ne peut être qu’à cause qu’elle a la capacité ou la faculté de la connaître.

Th. Pourquoi cela ne pourrait-il avoir encore une autre cause, telle que serait [celle-ci][13], que l’âme peut avoir cette chose en elle sans qu’on s’en soit aperçu ? Car, puisqu’une connaissance acquise y peut être cachée par la mémoire, comme vous en convenez, pourquoi la nature ne pourrait›elle pas y avoir aussi caché quelque connaissance originale ? Faut-il que tout ce qui est naturel à une substance qui se connaît, s’y connaisse d’abord actuellement ? Cette substance telle que notre âme ne peut et ne doit-elle pas avoir plusieurs propriétés et affections qu’il est impossible d’envisager toutes d’abord et tout à la fois ? C’était l’opinion des platoniciens que toutes nos connaissances étaient des réminiscences, et qu’ainsi les vérités que l’âme a apportées avec la naissance de l’homme, et qu’on appelle innées, doivent être des restes d’une connaissance expresse antérieure. Mais cette opinion n’a nul fondement. Et il est aisé de juger que l’âme devait avoir des connaissances innées dans l’état précédent (si la préexistence avait lieu), quelque reculé qu’il pourrait être, tout comme ici : elles devraient donc aussi venir d’un autre état précédent, où elles seraient enfin innées ou au moins congréées, ou bien il faudrait aller à l’infini et faire les âmes éternelles, auquel cas ces connaissances seraient innées en effet, parce qu’elles n’auraient jamais de commencement dans l’âme ; et, si quelqu’un prétendait que chaque état antérieur a eu quelque chose d’un autre plus antérieur, qu’il n’a point laissé aux suivants, on lui répondrait qu’il est manifeste que certaines vérités évidentes devraient avoir été de tous ces états. Et, de quelque manière qu’on se prenne, il est toujours clair, dans tous les états de l’âme ; que les vérités nécessaires sont innées et se prouvent par ce qui est interne, ne pouvant point être établies par les expériences, comme on établit par la les vérités de fait. Pourquoi faudrait-il aussi qu’on ne pût rien posséder dans l’âme dont on ne se fût jamais servi ? Avoir une chose sans s’en servir est-ce la même chose que d’avoir seulement la faculté de l’acquérir ? Si cela était, nous ne posséderions jamais que des choses dont nous jouissons : au lieu qu’on sait qu’outre la faculté et l’objet, il faut souvent quelque disposition dans la faculté ou dans l’objet et dans tous les deux pour que la faculté s’exerce sur l’objet.

Ph. À le prendre de cette manière-la, on pourra dire qu’il y a des vérités gravées dans l’âme, que l’âme n’a portant jamais connues, et que même elle ne connaîtra jamais, ce qui me paraît étrange.

Th. Je n’y vois aucune absurdité, quoique aussi on ne puisse point assurer qu’il y ait de telles vérités. Car des choses plus relevées que celles que nous pouvons connaître dans ce présent train de vie, se peuvent développer un jour dans nos âmes, quand elles seront dans un autre état.

Ph. Mais, supposé qu’il y ait des vérités qui puissent être imprimées dans l’entendement sans qu’il les aperçoive, je ne vois pas comment, par rapport à leur origine, elles peuvent différer des vérités qu’il est seulement capable de connaître.

Th. L’esprit n’est pas seulement capable de les connaître, mais encore de les trouver en soi, et, s’il n’avait que la simple capacité de recevoir les connaissances ou la puissance passive pour cela, aussi indéterminée que celle qu’à la cire de recevoir des figures et la table rase de recevoir des lettres, il ne serait pas la source des vérités nécessaires, comme je viens de montrer qu’il l’est : car il est incontestable que les sens ne suffisent pas pour en faire voir la nécessite, et qu’ainsi l’esprit a une disposition (tant active que passive) pour les tirer lui-même de son fonds ; quoique les sens soient nécessaires pour lui donner de l’occasion et de l’attention pour cela, et pour le porter plutôt aux unes qu’aux autres. Vous voyez donc, Monsieur, que ces personnes, très habiles d’ailleurs, qui sont d’un autre sentiment, paraissent n’avoir pas assez médité sur les suites de la différence qu’il y a entre les vérités nécessaires ou éternelles, et entre les vérités d’expérience, comme je l’ai déjà remarqué, et comme toute notre contestation le montre. La preuve originaire des vérités nécessaires vient du seul entendement, et les autres vérités viennent des expériences ou des observations des sens. Notre esprit est capable de connaître les unes et les autres, mais il est la source des premières, et, quelque nombre d’expériences particulières qu’on puisse avoir d’une vérité universelle, on ne saurait s’en assurer pour toujours par l’induction, sans en connaître la nécessité par la raison.

Ph.. Mais n’est-il pas vrai que, si ces mots : être dans l’entendement, emportent quelque chose de positif, ils signifient être aperçu et compris par l’entendement ?

Th. Ils nous signifient tout autre chose : c’est assez que ce qui est dans l’entendement y puisse être trouvé et que les sources ou preuves originaires des vérités dont il s’agit ne soient que dans l’entendement : les sens peuvent insinuer, justifier et confirmer ces vérités, mais non pas en démontrer la certitude immanquable et perpétuelle.

§ 11. Ph.. Cependant tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir avec un peu d’attention sur les opérations de l’entendement trouveront que ce consentement que l’esprit donne sans peine à certaines vérités dépend de la faculté de l’esprit humain.

Th. Fort bien ; mais c’est ce rapport particulier de l’esprit humain à ces vérités, qui rend l’exercice de la faculté aisé et naturel à leur égard, et qui fait qu’on les appelle innées. Ce n’est donc pas une faculté nue qui consiste dans la seule possibilité de les entendre : c’est une disposition, une aptitude, une préformation, qui détermine notre âme et qui fait qu’elles en peuvent être tirées. Tout comme il y a de la différence entre les figures qu’on donne à la pierre ou au marbre indifféremment, et entre celles que ses veines marquent déjà ou sont disposées à marquer si l’ouvrier en profite.

Ph.. Mais n’est-il point vrai que les vérités sont postérieures aux idées dont elles naissent ? Or les idées viennent des sens.

Th. Les idées intellectuelles, qui sont la source des vérités nécessaires, ne viennent point des sens ; et vous reconnaissez qu’il y a des idées qui sont dues à la réflexion de l’esprit lorsqu’il réfléchit sur soi-même. Au reste, il est vrai que la connaissance expresse des vérités est postérieure (tempore vel natura) à la connaissance expresse des idées, comme la nature des vérités dépend de la nature des idées, avant qu’on forme expressément les unes et les autres ; et les vérités où entrent les idées qui viennent des sens, dépendent des sens, au moins en partie. Mais les idées qui viennent des sens sont confuses, et les vérités qui en dépendent le sont aussi, au moins en partie, au lieu que les idées intellectuelles et les vérités qui en dépendent sont distinctes, et ni les unes ni les autres n’ont point leur origine des sens ; quoiqu’il soit vrai que nous n’y penserions jamais sans les sens.

Ph. Mais, selon vous, les nombres sont des idées intellectuelles et cependant il se trouve que la difficulté y dépend de la formation expresse des idées ; par exemple un homme sait que 18 et 19 sont égaux à 37, avec la même évidence qu’il sait qu’un et deux sont égaux à trois ; mais pourtant un enfant ne connaît pas la première proposition sitôt que la seconde, ce qui vient de ce qu’il n’a pas sitôt formé les idées que les mots.

Th. Je puis vous accorder que souvent la difficulté qu’il y a dans la formation expresse des vérités dépend de celle qu’il y a dans la formation expresse des idées. Cependant je crois que dans votre exemple, il s’agit de se servir des idées déjà formées. Car ceux qui ont appris à compter jusqu’à 10 et la manière de passer plus avant par une certaine réplication de dizaines, entendent sans peine ce que c’est que 18, 19, 37, savoir une, deux ou trois fois 10, avec 8, ou 9, ou 7 ; mais pour en tirer que 18 plus 19 fait 37, il faut bien plus d’attention que pour connaître que 2 plus 1 sont 3, ce qui dans le fond n’est que la définition de trois.

§ 10 Ph. Ce n’est pas un privilège attaché aux nombres ou aux idées que vous appelez intellectuelles, de fournir des propositions auxquelles on acquiesce infailliblement, dès qu’on les entend. On en rencontre aussi dans la physique et dans toutes les autres sciences, et les sens même en fournissent. Par exemple, cette proposition : deux corps ne peuvent pas être en un même lieu à la fois, est une vérité dont on n’est pas autrement persuadé que des maximes suivantes : « Il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps ; le blanc n’est pas le rouge, le carré n’est pas un cercle, la couleur jaune n’est pas la douceur. »

Th. Il y a de la différence entre ces propositions. La première qui prononce que la pénétration des corps est impossible, a besoin de preuve. Tous ceux qui croient des condensations et des raréfactions véritables et prises à la rigueur, comme les péripatéticiens et feu M.  le chevalier Digby, la rejettent en effet ; sans parler des chrétiens, qui croient la plupart que le contraire, savoir la pénétration des dimensions, est possible à Dieu. Mais les autres propositions sont identiques, ou peut s’en faut ; et les identiques ou immédiates ne reçoivent point de preuve. Celles qui regardent ce que les sens fournissent, comme celle qui dit que la couleur jaune n’est pas la douceur, ne font qu’appliquer la maxime identique générale à des cas particuliers.

Ph. Chaque proposition, qui est composée de deux différentes idées dont l’une est niée de l’autre, par exemple que le carré n’est pas un cercle, qu’être jaune n’est pas être doux, sera aussi certainement reçue comme indubitable, dès qu’on en comprendra les termes, que cette maxime générale : il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps.

Th. C’est que l’une (savoir, la maxime générale) est le principe, et l’autre (c’est-à-dire la négation d’une idée d’une autre opposée) en est l’application.

Ph. Il me semble plutôt que la maxime dépend de cette négation, qui en est le fondement ; et qu’il est encore plus aisé d’entendre que ce qui est la même chose n’est pas différent, que la maxime qui rejette les contradictions. Or, à ce compte, il faudra qu’on reçoive pour vérités innées un nombre infini de propositions de cette espèce qui nient une idée de l’autre, sans parler des autres vérités. Ajoutez à cela qu’une proposition ne pouvant être innée, à moins que les idées dont elle est composée ne le soient, il faudra supposer que toutes les idées que nous avons des couleurs, des sons, des goûts, des figures, etc., sont innées.

Th. Je ne vois pas bien comment ceci : ce qui est la même chose n’est pas différent, soit l’origine du principe de contradiction et plus aisé ; car il me paraît qu’on se donne plus de liberté en avançant qu’A n’est point B, qu’en disant qu’A n’est point non A. Et la raison qui empêche A d’être B, est que B enveloppe non A. Au reste cette proposition « le doux n’est pas l’amer » n’est point innée, suivant le sens que nous avons donné à ce terme de vérité innée. Car les sentiments du doux et de l’amer viennent des sens externes. Ainsi c’est une conclusion mêlée (hybrida conclusio), où l’axiome est appliqué à une vérité sensible. Mais, quant à cette proposition : le carré n’est point un cercle, on peut dire qu’elle est innée, car en l’envisageant, on fait une subsomption ou application du principe de contradiction à ce que l’entendement fournit lui-même, dès qu’on s’aperçoit que ces idées, qui sont innées, renferment des notions incompatibles.

§ 19. Ph. Quand vous soutenez que ces propositions particulières et évidentes par elles-mêmes, dont on reconnaît la vérité dès qu’on les entend prononcer (comme que le vert n’est pas le rouge), sont reçues comme des conséquences de ces autres propositions plus générales, qu’on regarde comme autant de principes innés ; il semble que vous ne considérez point, Monsieur, que ces propositions particulières sont reçues comme des vérités indubitables de ceux qui n’ont aucune connaissance de ces maximes plus générales.

Th. J’ai déjà répondu à cela ci-dessus : On se fonde sur ces maximes générales, comme on se fonde sur les majeures qu’on supprime lorsqu’on raisonne par enthymèmes ; car, quoique bien souvent on ne pense pas distinctement à ce qu’on fait en raisonnant, non plus qu’à ce qu’on fait en marchant et en sautant, il est toujours vrai que la force de la conclusion consiste en partie dans ce qu’on supprime et ne saurait venir d’ailleurs, ce qu’on trouvera quand on voudra la justifier.

§ 20. Ph. Mais il semble que les idées générales et abstraites sont plus étrangères à notre esprit que les notions et les vérités particulières : donc ces vérités particulières seront plus naturelles à l’esprit que le principe de contradiction, dont vous voulez qu’elles ne soient que l’application.

Th. Il est vrai que nous commençons plutôt de nous apercevoir des vérités particulières, comme nous commençons par les idées plus composées et plus grossières : mais cela n’empêche point que l’ordre de la nature ne commence par le plus simple, et que la raison des vérités plus particulières ne dépende des plus générales, dont elles ne sont que les exemples. Et, quand on veut considérer ce qui est en nous virtuellement et avant toute aperception, on a raison de commencer par le plus simple. Car les principes généraux entrent dans nos pensées, dont ils font l’âme et la liaison. Ils y sont nécessaires comme les muscles et les tendons le sont pour marcher, quoiqu’on n’y pense point. L’esprit s’appuie sur ces principes à tous moments, mais il ne vient pas si aisément à les démêler et à se les représenter distinctement et séparément, parce que cela demande une grande attention à ce qu’il fait, et la plupart des gens, peu accoutumés à méditer, n’en ont guère. Les Chinois n’ont-ils pas comme nous des sons articulés ? et cependant s’étant attachés à une autre manière d’écrire, ils ne sont pas encore avisés de faire un alphabet de ces sons. C’est ainsi qu’on possède bien des choses sans le savoir.

§ 21. Ph. Si l’esprit acquiesce si promptement à certaines vérités, cela ne peut-il point venir de la considération même de la nature des choses, qui ne lui permet pas d’en juger autrement, plutôt que de ce que ces propositions sont gravées naturellement dans l’esprit ?

Th. L’un et l’autre est vrai. La nature des choses, et la nature de l’esprit y concourent. Et, puisque vous opposez la considération de la chose à l’aperception de ce qui est gravé dans l’esprit, cette objection même lait voir, monsieur, que ceux dont vous prenez le parti n’entendent par les vérités innées que ce qu’on approuverait naturellement comme par instinct et même sans le connaître que confusément. Il y en a de cette nature et nous aurons sujet d’en parler ; mais ce qu’on appelle la lumière naturelle suppose une connaissance distincte, et bien souvent la considération de la nature des choses n’est autre chose que la connaissance de la nature de notre esprit et de ces idées innées, qu’on n’a point besoin de chercher au dehors. Ainsi j’appelle innées les vérités qui n’ont besoin que de cette considération pour être vérifiées. J’ai déjà répondu, § 5, à l’objection, § 22, qui voulait que lorsqu’on dit que les notions innées sont implicitement dans l’esprit, cela doit signifier seulement, qu’il a la faculté de les connaître ; car j’ai fait remarquer qu’outre cela, il a la faculté de les trouver en soi et la disposition à les approuver quand il y pense comme il faut.

§ 23. Ph. Il semble donc que vous voulez, monsieur, que ceux à qui on propose ces maximes générales pour la première fois, n’apprennent rien qui leur soit entièrement nouveau. Mais il est clair qu’ils apprennent premièrement les noms, et puis les vérités et même les idées dont ces vérités dépendent.

Th. Il ne s’agit point ici des noms, qui sont arbitraires en quelque façon, au lieu que les idées et les vérités sont naturelles. Mais, quant à ces idées et vérités, vous nous attribuez, monsieur, une doctrine dont nous sommes fort éloignés, car je demeure d’accord que nous apprenons les idées et les vérités innées, soit en prenant garde à leur source, soit en les vérifiant par l’expérience, Ainsi je ne fais point la supposition que vous dites, comme si dans le cas dont vous parlez nous n’apprenions rien de nouveau. Et je ne saurais admettre cette proposition : tout ce qu’on apprend n’est pas inné. Les vérités des nombres sont en nous, et on ne laisse pas de les apprendre, soit en les tirant de leur source, soit en les vérifiant par l’expérience lorsqu’on les apprend par raison démonstrative (ce qui fait voir qu’elles sont innées), soit en les éprouvant dans les exemples comme font les arithméticiens vulgaires, qui faute de savoir les raisons n’apprennent leurs règles que par tradition ; et tout au plus, avant de les enseigner, ils les justifient par l’expérience, qu’ils poussent aussi loin qu’ils jugent à propos. Et quelquefois même un fort habile mathématicien, ne sachant point la source de la découverte d’autrui, est obligé de se contenter de cette méthode de l’induction pour l’examiner ; comme lit un célèbre écrivain à Paris, quand j’y étais, qui poussa assez loin l’essai de mon tétragonisme arithmétique, en le comparant avec les nombres de Ludolphe[14], croyant d’y trouver quelque faute : et il eut raison de douter jusqu’à ce qu’on lui en communiqua la démonstration, qui nous dispense de ces essais, qu’on pourrait toujours continuer sans être jamais parfaitement certain. Et c’est cela même, savoir l’imperfection des inductions, qu’on peut encore vérifier par les instances de l’expérience. Car il y a des progressions où l’on peut aller fort loin avant de remarquer les changements et les lois qui s’y trouvent.

Ph. Mais ne se peut-il point que non seulement les termes ou paroles dont on se sert, mais encore les idées, nous viennent du dehors ?

Th. Il faudrait donc que nous fussions nous-mêmes hors de nous, car les idées intellectuelles ou de réflexion sont tirées de notre esprit : et je voudrais bien savoir comment nous pourrions avoir l’idée de l’être si nous n’étions des êtres nous-mêmes, et ne trouvions ainsi l’être en nous.

Ph. Mais que dites-vous, Monsieur, à ce defi d’un de mes amis ? Si quelqu’un, dit-il, peut trouver une proposition, dont les idées soient innées, qu’il me la nomme, il ne saurait me faire un plus grand plaisir.

Th. Je lui nommerai les propositions d’arithmétique et de géométrie, qui sont toutes de cette nature et en matière de vérités nécessaires on n’en saurait trouver d’autres.

§ 25. Ph. Cela paraît étrange à bien des gens. Peut-on dire que les sciences les plus difficiles et les plus profondes sont innees ?

Th. Leur connaissance actuelle ne l’est point, mais bien ce qu’on peut appeler la connaissance virtuelle, comme la figure tracée par les veines du marbre est dans le marbre avant qu’on les découvre en travaillant.

Ph. Mais est-il possible que des enfants recevant des notions, qui leur viennent au dehors, et y donnant leur consentement, n’aient aucune connaissance de celles qu’on suppose être innées avec eux et faire comme partie de leur esprit, où elles sont, dit-on, empreintes en caractères ineffaçables pour servir de fondement. Si cela était, la nature se serait donné de la peine inutilement, ou du moins elle aurait mal gravé ces caractères, puisqu’ils ne sauraient être aperçus par des yeux qui voient fort bien d’autres choses.

Th. L’aperception de ce qui est en nous dépend d’une attention et d’un ordre. Or non seulement il est possible, mais il est même convenable que les enfants aient plus d’attention aux notions des sens parce que l’attention est réglée par le besoin. L’événement cependant fait voir dans la suite que la nature ne s’est point donné inutilement la peine de nous imprimer les connaissances innées, puisque sans elle il n’y aurait aucun moyen de parvenir à la connaissance actuelle des vérités nécessaires dans les sciences démonstratives et aux raisons des faits ; et nous n’aurions rien au-dessus des bêtes.

§ 26. Ph. S’il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu’il y ait des pensées innées ?

Th. Point du tout, car les pensées sont des actions et les connaissances ou les vérités, en tant qu’elles sont en nous, quand même on n’y pense point, sont des habitudes ou des dispositions, et nous savons bien des choses auxquelles nous ne pensons guère.

Ph. Il est bien difficile de concevoir qu’une vérité soit dans l’esprit, si l’esprit n’a jamais pensé à cette vérité.

Th. C’est comme si quelqu’un disait qu’il est difficile de concevoir qu’il y a des veines dans le marbre avant qu’on les découvre. Il semble aussi que cette objection approche un peu trop de l’a pétition de principe. Tous ceux qui admettent des vérités innées, sans les fonder sur la réminiscence platonicienne en admettent auxquelles on n’a pas encore pensé. D’ailleurs, ce raisonnement prouve trop ; car, si les vérités sont des pensées, on sera privé non seulement des vérités auxquelles on n’a jamais pensé, mais encore de celles auxquelles on a pensé et auxquelles on ne pense plus actuellement, et si les vérités ne sont pas des pensées, mais des habitudes et aptitudes, naturelles ou acquises, rien n’empêche qu’il y en ait en nous, auxquelles on n’ait jamais pensé ni ne pensera jamais.

§ 27. Ph. Si les maximes générales étaient innées, elles devraient paraître avec plus d’éclat dans l’esprit de certaines personnes où cependant nous n’en voyons aucune trace, je veux parler des enfants, des idiots et des sauvages ; car, de tous les hommes, ce sont eux qui ont l’esprit le moins altéré et corrompu par la coutume et par l’impression des opinions étrangères.

Th. Je crois qu’il faut raisonner tout autrement ici. Les maximes innées ne paraissent que par l’attention qu’on leur donne, mais ces personnes n’en ont guère ou l’ont pour toute autre chose. Ils ne pensent presque qu’aux besoins du corps, et il est raisonnable que les pensées pures et détachées soient le prix de soins plus nobles. Il est vrai que les enfants et les sauvages ont l’esprit moins altéré par les coutumes, mais ils l’ont aussi moins élevé parla doctrine qui donne de l’attention. Ce serait quelque chose de bien peu juste que les plus vives lumières dussent mieux briller dans les esprits qui les méritent moins et qui sont enveloppés des plus épais nuages. Je ne voudrais donc pas qu’on fit tant d’honneur à l’ignorance et à la barbarie, quand on est aussi habile que vous l’êtes, Philalèthe, aussi bien que notre excellent auteur ; ce serait rabaisser les dons de Dieu. Quelqu’un dira que plus on est ignorant, plus on approche de l’avantage d’un bloc de marbre ou d’une pièce de bois qui sont infaillibles et impeccables. Mais, par malheur, ce n’est pas en cela qu’on y approche et tant qu’on est capable de connaissance, on pèche en négligeant de l’acquérir et on manquera d’autant plus aisément qu’on sera moins instruit.

Chap. II. — Qu’il n’y a point de principes de pratique qui soient innés.

Ph. La morale est une science démonstrative, et cependant elle n’a point de principes innés et même il serait bien difficile de produire une règle de morale, qui soit d’une nature à être résolue par un consentement aussi général et aussi prompt que cette maxime : ce qui est est.

Th. Il est absolument impossible qu’il y ait des vérités de raison aussi évidentes que les identiques ou immédiates. Et, quoiquon puisse dire véritablement que la morale a des principes indémontrables et qu’un des premiers et des plus pratiques est qu’il faut suivre la joie et éviter la tristesse, il faut ajouter que ce n’est pas une vérité qui soit connue purement de raison, puisqu’elle est fondée sur l’expérience interne ou sur des connaissances confuses ; car on ne sent pas ce que c’est que la joie et la tristesse.

Ph. Ce n’est que par des raisonnements, par des discours et par quelque application d’esprit qu’on peut s’assurer des vérités de pratique.

Th. Quand cela serait, elles n’en seraient pas moins innées. Cependant la maxime que je viens d’alléguer parait d’une autre nature ; elle n’est pas connue par la raison, mais pour ainsi dire par un instinct. C’est un principe inné, mais il ne fait point partie de la lumière naturelle ; car on ne le connaît point d’une manière lumineuse. Cependant, ce principe posé, on en peut tirer des conséquences scientifiques ; et j’applaudis extrêmement à ce que vous venez de dire, Monsieur, de la morale comme d’une science démonstrative. Aussi voyons-nous qu’elle enseigne des vérités si évidentes que les larrons, les pirates et les bandits sont forcés de les observer entre eux.

§ 2. Ph. Mais les bandits gardent entre eux les règles de la justice, sans les considérer comme des principes innés.

Th. Qu’importe ? Est-ce que le monde se soucie de ces questions théoriques ?

Ph. Ils n’observent les maximes de justice que comme des règles de convenance, dont la pratique est absolument nécessaire pour la conservation de leur société.

Th. Fort bien. On ne saurait rien dire de mieux à légard de tous les hommes en général. Et c’est ainsi que ces lois sont gravées dans l’âme, savoir comme les conséquences de notre conservation et de nos vrais biens. Est-ce qu’on simagine que nous voulons que les vérités soient dans l’entendement comme indépendantes les unes des autres et comme les édits du préteur étaient dans son affiche ou album ? Je mets à part ici l’instinct qui porte l’homme à aimer l’homme, dont je parlerai tantôt ; car maintenant je ne veux parler que des vérités, en tant qu’elles se connaissent par la raison. Je reconnais aussi que certaines règles de la justice ne sauraient être démontrées dans toute leur étendue et perfection, qu’en supposant l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ; et celles où l’instinct de l’humanité ne nous pousse point, ne sont gravées dans l’âme que comme d’autres vérités dérivatives. Cependant, ceux qui ne fondent la justice que sur les nécessités de cette vie et sur le besoin qu’ils en ont plutôt que sur le plaisir qu’ils y devraient prendre, qui est des plus grands, lorsque Dieu en est le fondement, ceux-la sont sujets à ressembler un peu il la société des bandits.

Sit spes fallendi, miscebunt sacra profanis.

§ 3. Ph. Je vous avoue que la nature a mis dans tous les hommes l’envie d’être heureux et une forte aversion pour la misère. Ce sont là des principes de pratique véritablement innés, et qui, selon la destination de tout principe de pratique, ont une influence continuelle sur toutes nos actions. Mais ce sont la des inclinations de l’âme vers le bien et non pas des impressions de quelque vérité, qui soit gravée dans notre entendement.

Th. Je suis ravi, Monsieur, de vous voir reconnaître en effet des vérités innées comme je dirai tantôt. Ce principe convient assez avec celui que je viens de marquer qui nous porte à suivre la joie et à éviter la tristesse, car la félicité n’est autre chose qu’une joie durable. Cependant notre penchant va, non pas à la félicité proprement, mais à la joie, c’est-à-dire au présent ; c’est la raison qui porte à l’avenir et à la durée. Or, le penchant exprime par l’entendement, passe en précepte ou vérité de pratique ; et, si le penchant est inné, la vérité l’est aussi, n’y ayant rien dans l’âme qui ne soit exprimé dans l’entendement, mais non pas toujours par une considération actuelle distincte, comme j’ai assez fait voir. Les instincts aussi ne sont pas toujours de pratique ; il y en a qui contiennent des vérités de théorie, et tels sont les principes internes des sciences et du raisonnement, lorsque, sans en connaître la raison, nous les employons par un instinct naturel. Et dans ce sens vous ne pouvez pas vous dispenser de reconnaître des principes innés, quand même vous voudriez nier que les vérités dérivatives sont innées. Mais ce serait une question de nom après l’explication que j’ai donnée de ce que j’appelle inné. Et, si quelqu’un ne veut donner cette appellation qu’aux vérités, qu’on reçoit d’abord par instinct, je ne le lui contesterai pas.

Ph. Voilà qui va bien. Mais s’il y avait dans notre âme certains caractères qui y fussent graves naturellement, comme autant de principes de connaissance, nous ne pourrions que les apercevoir agissant en nous, comme nous sentons l’influence des deux principes qui agissent constamment en nous, savoir, l’envie d’être heureux et la crainte d’être misérables.

Th. Il y a des principes de connaissance qui influent aussi constamment dans nos raisonnements que ceux de pratique dans nos volontés ; par exemple, tout le monde emploie les règles des conséquences par une logique naturelle sans s’en apercevoir.

§ 4. Ph. Les règles de morale ont besoin d’être prouvées ; donc elles ne sont pas innées, comme cette règle, qui est la source des vertus qui regardent la société : ne faites ai autrui que ce que vous voudriez qu’il vous soit fait il vous-mêmes.

Th. Vous me faites toujours l’objlection que j’ai déjà réfutée. Je vous accorde, Monsieur, qu’il y a des règles de morale qui ne sont point des principes innés, mais cela n’empêche pas que ce ne soient des vérités innées, car une vérité dérivative sera innée lorsque nous la pouvons tirer de notre esprit. Mais il y a des vérités innées que nous trouvons en nous de deux façons, par lumière et par instinct. Celles que je viens de marquer se démontrent par nos idées, ce qui fait la lumière naturelle. Mais il y a des conclusions de la lumière naturelle, qui sont des principes par rapport à l’instinct. C’est ainsi que nous sommes portés aux actes d’humanité par instinct, parce que cela nous plait, et par raison parce que cela est juste. Il y a donc en nous des vérités d’instinct, qui sont des principes innés, qu’on sent et qu’on approuve quand même on n’en a point la preuve, qu’on obtient pourtant lorsqu’on rend raison de cet instinct. C’est ainsi qu’on se sert des lois des conséquences suivant une connaissance confuse et comme par instinct, mais les logiciens en démontrent la raison, comme les mathématiciens aussi rendent raison de ce qu’on fait sans y penser en marchant et en sautant. Quant à la règle qui porte : qu’on ne doit faire aux autres que ce qu’on voudrait qu’ils nous lissent, elle a besoin non seulement de preuve, mais encore de déclaration. On voudrait trop, si on en était le maître ; est-ce donc qu’on doit trop aussi aux autres ? On me dira que cela ne s’entend que d’une volonté juste. Mais ainsi cette règle, bien loin de suffire à servir de mesure, en aurait besoin. Le véritable sens de la règle est que la place d’autrui est le vrai point de vue, pour juger équitablement lorsqu’on s’y met.

§ 9. Ph. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun remords de conscience, par exemple lorsqu’on prend les villes d’assaut, les soldats commettent sans scrupules les plus méchantes actions ; des nations polies ont exposé leurs enfants, quelques Caribes châtrent les leurs pour les engraisser et les manger. Garcilasso de la Vega[15] rapporte que certains peuples de Pérou prenaient des prisonnières pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants jusqu’a l’age de treize ans, après quoi ils les mangeaient, et traitaient de même les mères dès qu’elles ne faisaient plus d’enfants. Dans le voyage de Baumgarten, il est rapporté qu’il y avait un santon en Égypte, qui passait pour un saint homme, eo quod non fœminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum.

Th. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait suivre la joie et fuir la tristesse) n’est pas autrement innée que l’arithmétique, car elle dépend aussi de démonstrations que la lumière interne fournit. Et comme les démonstrations ne sautent pas d’abord aux yeux, ce n’est pas grande merveille, si les hommes ne s’aperçoivent pas toujours et d’abord de tout ce qu’ils possèdent en eux, et ne lisent pas assez promptement les caractères de la loi naturelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravée dans leur esprit. Cependant comme la morale est plus importante que l’arithmétique, Dieu a donné à l’homme des instincts qui portent d’abord et sans raisonnement à quelque chose de ce que la raison ordonne. C’est comme nous marchons suivant les lois de la mécanique sans penser à ces lois, et comme nous mangeons non seulement parce que cela nous est nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait plaisir. Mais ces instincts ne portent pas à l’action d’une manière invincible ; on y résiste par des passions, on les obscurcit par des préjugés et on les altère par des coutumes contraires. Cependant on convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les suit même quand de plus grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la plus saine partie du genre humain leur rend témoignage. Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et l’Aleoran conviennent en cela ; la police des Mahométans a coutume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait être aussi abruti que les sauvages américains pour approuver leurs coutumes, pleines d’une cruauté qui passe même celle des bêtes. Cependant ces mêmes sauvages sentent bien ce que c’est que la justice en d’autres occasions ; et quoi qu’il n’y ait point de mauvaise pratique peut-être qui ne soit autorisée quelque part et en quelques rencontres, il y en a peu pourtant qui ne soient condamnées le plus souvent et par la plus grande partie des hommes. Ce qui n’est point arrivé sans raison, et n’étant pas arrivé par le seul raisonnement doit être rapporté en partie aux instincts naturels. La coutume, la tradition, la discipline s’y est mêlée, mais le naturel est cause que la coutume s’est tournée plus généralement du bon côté sur ces devoirs. C’est comme le naturel est encore cause que la tradition de l’existence de Dieu est venue. Or la nature donne à l’homme et même à la plupart des animaux une affection et une douceur pour ceux de leur espèce. Le tigre même parcit cognatis maculis : d’où vient ce bon mot d’un jurisconsulte romain, quia inter omnes homines natura cognationem constituit, inde hominem homini insidiari ne fas esse. Il n’y a presque que les araignées qui fassent exception et qui s’entremangent jusqu’à ce point que la femelle dévore le mâle après en avoir joui. Après cet instinct général de société, qui se peut appeler philanthropie dans l’homme, il y en a de plus particuliers, comme l’affection entre le mâle et la femelle, l’amour que père et mère portent à leurs enfants, que les Grecs appellent στοργήν[16], et autres inclinations semblables, qui font ce droit naturel ou cette image de droit plutôt, que selon les jurisconsultes romains la nature a enseigné aux animaux. Mais dans l’homme particulièrement il se trouve un certain soin de la dignité et de la convenance, qui porte à cacher les choses qui nous rabaissent, à ménager la pudeur, à avoir de la répugnance pour des incestes, à ensevelir les cadavres, à ne point manger des hommes du tout ni des bêtes vivantes. On est porté encore à avoir soin de sa réputation, même au delà du besoin et de la vie ; à être sujet à des remords de la conscience et à sentir ces laniatus et ictus, ces tortures et ces gênes, dont parle Tacite après Platon, outre la crainte d’un avenir et d’une puissance suprême, qui vient encore assez naturellement. Il y a de la réalité en tout cela ; mais dans le fond ces impressions, quelque naturelles qu’elles puissent être, ne sont que des aides à la raison et des indices du conseil de la nature. La coutume, l’éducation, la tradition, la raison y contribuent beaucoup ; mais la nature humaine ne laisse pas d’y avoir part. Il est vrai que sans la raison ces aides ne suffiraient pas pour donner une certitude entière à la morale. Enfin, niera-t-on que l’homme est porté naturellement, par exemple, à s’éloigner des choses vilaines, sous prétexte qu’on trouve des gens qui aiment à ne parler que d’ordures, qu’il y en a même dont le genre de vie les engage à manier des excréments, et qu’il y a des peuples de Boutan, où ceux du roi passent pour quelque chose d’aromatique. Je n’imagine que vous êtes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond à l’égard de ces instincts naturels au bien honnête ; quoique vous direz peut-être comme vous avez dit à l’égard de l’instinct, qui porte à la joie et à la félicité, que ces impressions ne sont pas des vérités innées. Mais j’ai déjà répondu que tout sentiment est la perception d’une vérité, et que le sentiment naturel l’est d’une vérité innée, mais bien souvent confuse, comme sont les expériences des sens externes : ainsi on peut distinguer les vérités innées d’avec la lumière naturelle (qui ne contient que de distinctement connaissable) comme le genre doit être distingué de son espèce, puisque les vérités innées comprennent tant les instincts que la lumière naturelle.

§ 11. Ph. Une personne qui connaîtrait les bornes naturelles du juste et de l’injuste et ne laisserait pas de les confondre ensemble, ne pourrait être regardée que comme l’ennemi déclaré du repos et du bonheur de la société dont il fait partie. Mais les hommes les confondent à tout moment, donc ils ne les connaissent point.

Th. C’est prendre les choses un peu trop théoriquement. Il arrive tous les jours que les hommes agissent contre leurs connaissances en se les cachant à eux-mêmes lorsqu’ils tournent l’esprit ailleurs pour suivre leurs passions : sans cela nous ne verrions pas les gens manger et boire de ce qu’ils savent leur devoir causer des maladies et même la mort ; ils ne négligeraient pas leurs affaires ; ils ne feraient pas ce que des nations entières ont fait à certains égards. L’avenir et le raisonnement frappent rarement autant que le présent et les sens. Cet Italien le savait bien, qui, devant être mis à la torture, se proposa d’avoir continuellement le gibet en vue pendant les tourments pour y résister, et on l’entendit dire quelquefois : Io ti vedo ; cet qu’il expliqua ensuite quand il fut échappé. À moins de prendre une ferme résolution d’envisager le vrai bien et le vrai mal, pour les suivre ou les éviter, on se trouve emporté, et il arrive encore par rapport aux besoins les plus importants de cette vie ce qui arrive par rapport au paradis et à l’enfer chez ceux-la même qui les croient le plus :

Cantantur hæc, laudateur hæc,
Dicuntur, audiuntur.
Scribuntur hæc, leguntur hæc,
Et lecta negliguntur.

Ph. Tout principe qu’on suppose inné ne peut qu’être connu d’un chacun comme juste et avantageux.

Th. C’est toujours revenir à cette supposition que j’ai réfutée tant de fois, que toute vérité innée est connue toujours et de tous.

§ 12 Ph. Mais une permission publique de violer la loi prouve que cette loi n’est pas innée : par exemple la loi d’aimer et de conserver les enfants a été violée chez les anciens lorsqu’ils ont permis de les exposer.

Ph. Cette violation supposée, il s’ensuit seulement qu’on n’a pas bien lu ces caractères de la nature, gravés dans nos âmes, mais quelquefois assez enveloppés par nos désordres ; outre que pour voir la nécessité des devoirs d’une manière invincible, il en faut envisager la démonstration, ce qui n’est pas fort ordinaire. Si la géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts présents que la morale, nous ne la contesterions et ne la violerions guère moins, malgré toutes les démonstrations d’Euclide et d’Archimède, qu’on traiterait de rêveries, et croirait pleines de paralogismes ; et Joseph Scaliger, Hobbes et autres, qui ont écrit contre Euclide et Archimède, ne se trouveraient point si peu accompagnés qu’ils le sont. Ce n’était que la passion de la gloire, que ces auteurs croyaient trouver dans la quadrature du cercle et autres problèmes difficiles, qui ait pu aveugler jusqu’à un tel point des personnes d’un si grand mérite. Et si d’autres avaient le même intérêt, ils en useraient de même.

Ph. Tout devoir emporte l’idée de loi, et une loi ne saurait être connue et supposée sans un législateur qui l’ait prescrite, ou sans récompense et sans peine.

Th. Il peut y avoir des récompenses et des peines naturelles sans législateur ; l’intempérance, par exemple, est punie par des maladies. Cependant, comme elle ne nuit pas à tous d’abord, j’avoue qu’il n’y a guère de préceptes, à qui on serait obligé indispensablement, s’il n’y avait pas un Dieu, qui ne laisse aucun crime sans châtiment ni aucune bonne action sans récompense.

Ph. Il faut donc que les idées d’un Dieu et d’une vie à venir soient aussi innées.

Th. J’en demeure d’accord dans le sens que j’ai expliqué.

Ph. Mais ces idées sont si éloignées d’être gravées naturellement dans l’esprit de tous les hommes qu’elles ne paraissent pas même fort claires et fort distinctes dans l’esprit de plusieurs hommes d’étude et qui font profession d’examiner les choses avec quelque exactitude ; tant il s’en faut qu’elles soient connues de toute créature humaine.

Th. C’est encore revenir à la même supposition, qui prétend que ce qui n’est point connu n’est point inné, que j’ai pourtant réfutée tant de fois. Ce qui est inné n’est pas d’abord connu clairement et distinctement pour cela, il faut souvent beaucoup d’attention et d’ordre pour s’en apercevoir ; les gens d’étude n’en apportent pas toujours, et toute créature humaine encore moins.

§ 13. Ph. Mais, si les hommes peuvent ignorer ou révoquer en doute ce qui est inné, c’est en vain qu’on nous parle de principes innés et qu’on en prétend faire voir la nécessité ; bien loin qu’ils puissent servir à nous instruire de la vérité et de la certitude des choses, comme on le prétend, nous nous trouverions dans le même état d’incertitude avec ces principes que s’ils n’étaient point en nous.

Th. On ne peut point révoquer en doute tous les principes innés. Vous en êtes demeuré d’accord, Monsieur, à l’égard des identiques ou du principe de contradiction, avouant qu’il y a des principes incontestables, quoique vous ne les reconnaissiez point alors comme innés, mais il ne s’ensuit point que tout ce qui est inné et lié nécessairement avec ces principes innés soit aussi d’abord d’une, évidence indubitable.

Ph. Personne n’a encore entrepris, que je sache, de nous donner un catalogue exact de ces principes.

Th. Mais nous a-t-on donné jusqu’ici un catalogue plein et exact des axiomes de géométrie ?

§ 15. Ph. Mylord Herbert[17] a voulu marquer quelques-uns de ces principes qui sont : 1° qu’il y a un Dieu suprême ; 2° qu’il doit être servi ; 3° que la vertu jointe avec la piété est le meilleur culte ; 4° qu’il faut se repentir de ses péchés ; 5° qu’il y a des peines et des récompenses après cette vie. Je tombe d’accord que ce sont là des vérités évidentes et d’une telle nature qu’étant bien expliquées, une créature raisonnable ne peut guère éviter d’y donner son consentement. Mais nos amis disent qu’il s’en faut beaucoup que ce soient autant d’impressions innées. Et, si ces cinq propositions sont des notions communes, gravées dans nos âmes par le doigt de Dieu, il y en a beaucoup d’autres qu’on doit aussi mettre de ce rang.

Th. J’en demeure d’accord, Monsieur, car je prends toutes les vérités nécessaires pour innées, et j’y joins même les instincts. Mais je vous avoue que ces cinq propositions ne sont point des principes innés ; car je tiens qu’on peut et qu’on doit les prouver.

§ 18. Ph. Dans la proposition troisième, que la vertu est le culte le plus agréable à Dieu, il est obscur ce qu’on entend par la vertu. Si on l’entend dans le sens qu’on lui donne le plus communément, je veux dire de ce qui passe pour louable selon les différentes opinions, qui règnent en divers pays, tant s’en faut que cette proposition soit évidente, qu’elle n’est pas même véritable. Que si on appelle vertu les actions qui sont conformes à la volonté de Dieu, ce sera presque idem per idem, et la proposition ne nous apprendra pas grand chose, car elle voudra dire seulement que Dieu a pour agréable ce qui est conforme à sa volonté. Il en est de même de la notion du péché dans la quatrième proposition.

Th. Je ne me souviens pas d’avoir remarqué qu’on prenne communément la vertu pour quelque chose qui dépende des opinions ; au moins les philosophes ne le font pas. Il est vrai que le nom de vertu dépend de l’opinion de ceux qui le donnent à de différentes habitudes ou actions, selon qu’ils jugent bien ou mal et font usage de leur raison ; mais tous conviennent assez de la notion de la vertu en général, quoiqu’ils diffèrent dans l’application. Selon Aristote et plusieurs autres, la vertu est une habitude de modérer les passions par la raison, et encore plus simplement une habitude d’agir suivant la raison. Et cela ne peut manquer d’être agréable à celui qui est la suprême et dernière raison des choses, à qui rien n’est indifférent, et les actions des créatures raisonnables moins que toutes les autres.

§ 20. Ph. On a coutume de dire que les coutumes, l’éducation et les opinions générales de ceux avec qui on converse peuvent obscurcir ces principes de morale, qu’on suppose innés. Mais, si cette réponse est bonne, elle anéantit la preuve qu’on prétend tirer du consentement universel. Le raisonnement de bien des gens se réduit à ceci : les principes que les gens de bon sens reconnaissent sont innés : nous et ceux de notre parti sommes des gens de bon sens : donc nos principes sont innés. Plaisante manière de raisonner, qui va tout droit à l’infaillibilité !

Th. Pour moi, je me sers du consentement universel, non pas comme d’une preuve principale, mais comme d’une confirmation : car les vérités innés, prises pour la lumière naturelle de la raison, portent leurs caractères avec elles comme la géométrie, car elles sont enveloppées dans les principes immédiats, que vous reconnaissez vous-mêmes pour incontestables. Mais j’avoue qu’il est plus difficile de démêler les instincts, et quelques autres habitudes naturelles, d’avec les coutumes, quoique cela se puisse pourtant, ce semble, le plus souvent. Au reste, il me paraît que les peuples qui ont cultivé leur esprit ont quelque sujet de s’attribuer l’usage du bon sens préférablement aux barbares, puisqu’en les domptant si aisément presque comme des bêtes ils montrent assez leur supériorité. Si on n’en peut pas toujours venir à bout, c’est qu’encore comme les bêtes ils se sauvent dans les épaisses forêts, où il est difficile de les forcer, et le jeu ne vaut pas la chandelle. C’est un avantage sans doute d’avoir cultivé l’esprit, et s’il est permis de parler pour la barbarie contre la culture, on aura aussi le droit d’attaquer la raison en faveur des bêtes et de prendre sérieusement les saillies spirituelles de M.  Despréaux dans une de ses satires, où, pour contester à l’homme sa prérogative sur les animaux, il demande si

L’ours a peur du passant ou le passant de l’ours ?
Et si par un édit des pâtres de Lybie
Les lions videraient les parcs de Numidie, etc.[18]

Cependant il faut avouer qu’il y a des points importants où les barbares nous passent, surtout à l’égard de la vigueur du corps ; et à l’égard de l’âme même on peut dire qu’à certains égards leur morale pratique est meilleure que la nôtre, parce qu’ils n’ont point l’avarice d’amasser, ni l’ambition de dominer. Et on peut même ajouter que la conversation des chrétiens les a rendus pires en bien des choses. On leur a appris l’ivrognerie (en leur apportant de l’eau-de-vie), les jurements, les blasphèmes et d’autres vices, qui leur étaient peu connus. Il y a chez nous plus de bien et plus de mal que chez eux. Un méchant européen est plus méchant qu’un sauvage : il raffine sur le mal. Cependant rien n’empêcherait les hommes d’unir les avantages que la nature donne à ces peuples, avec ceux que nous donne la raison.

Ph. Mais que répondrez-vous, Monsieur, à ce dilemme d’un de mes amis ? Je voudrais bien, dit-il, que les partisans des idées innées me disent si ces principes peuvent ou ne peuvent pas être effacés par l’éducation et la coutume. S’ils ne peuvent l’être, nous devons les trouver dans tous les hommes, et il faut qu’ils paraissent clairement dans l’esprit de chaque homme en particulier ; que s’ils peuvent être altérés par des notions étrangères, ils doivent paraître plus distinctement et avec plus d’éclat lorsqu’ils sont plus près de leur source, je veux dire dans les enfants et les ignorants, sur qui les opinions étrangères ont fait le moins d’impression. Qu’ils prennent tel parti qu’ils voudront, ils verront clairement, dit-il, qu’il est démenti par des faits constants et par une continuelle expérience.

Th. Je métonne que votre habile ami a confondu obscurcir et effacer, comme en confond dans votre parti n’être point et ne point paraître. Les idées et vérités innées ne sauraient être effacées, mais elles sont obscurcies dans tous les hommes (comme ils sont présentement) par leur penchant vers les besoins du corps, et souvent encore plus par les mauvaises coutumes survenues. Ces caractères de lumière interne seraient toujours éclatants dans l’entendement et donneraient de la chaleur dans la volonté, si les perceptions confuses des sens ne s’emparaient de notre attention. C’est le combat dont la sainte Écriture ne parle pas moins que la philosophie ancienne et moderne.

Ph. Ainsi donc nous nous trouvons dans les ténèbres aussi épaisses et dans une aussi grande incertitude que s’il n’y avait point de semblables lumières.

Th. À Dieu ne plaise ; nous n’aurions ni sciences, ni lois, et nous n’aurions pas même de la raison.

§ 21, 22, etc. Ph. J’espère que vous conviendrez au moins de la force des préjugés, qui font souvent passer pour naturel ce qui est venu des mauvais enseignements ou les enfants ont été exposés, et des mauvaises coutumes, que l’éducation de la conversation leur ont données.

Th. J’avoue que l’excellent auteur que vous suivez dit de fort belles choses la-dessus et qui ont leur prix si on les prend comme il faut ; mais je ne crois pas qu’elles soient contraires à la doctrine bien prise du naturel ou des vérités innées. Et je m’assure qu’il ne voudra pas étendre ses remarques trop loin ; car je suis également persuadé, et que bien des opinions passent pour des vérités qui ne sont que des effets de la coutume et de la crédulité, et qu’il y en a bien aussi que certains philosophes voudraient faire passer pour des préjugés, qui sont pourtant fondées dans la droite raison et dans la nature. Il y a autant et plus de sujet de se garder de ceux qui, par ambition le plus souvent, prétendent innover, que de se défier des impressions anciennes. Et après avoir médité sur l’ancien et sur le nouveau, j’ai trouvé que la plupart des doctrines reçues peuvent souffrir un bon sens. De sorte que je voudrais que les hommes d’esprit cherchassent de quoi satisfaire à leur ambition, en s’occupant plutôt à bâtir et à avancer qu’à reculer et à détruire. Et je souhaiterais qu’on ressemblât plutôt aux Romains qui faisaient des beaux ouvrages publics, qu’à ce roi vandale, à qui sa mère recommanda que ne pouvant pas espérer la gloire d’égaler ces grands bâtiments il en cherchât à les détruire.

Ph. Le but des habiles gens qui ont combattu les vérités innées a été d’empêcher que sous ce beau nom on ne fasse passer les préjugés et cherche à couvrir sa paresse.

Th. Nous sommes d’accord sur ce point, car bien loin que j’approuve qu’on se fasse des principes douteux, je voudrais, moi, qu’on cherchât jusqu’à la démonstration des axiomes d’Euclide, comme quelques anciens ont fait aussi. Et, lorsqu’on demande le moyen de connaître et d’examiner les principes innés, je réponds suivant ce que j’ai dit ci-dessus, qu’excepte les instincts dont la raison est inconnue, il faut tâcher de les réduire aux premiers principes, c’est-à-dire aux axiomes identiques ou immédiats par le moyen des définitions, qui ne font autre chose qu’une exposition distincte des idées. Je ne doute pas même que vos amis, contraires jusqu’ici aux vérités innées, n’approuvent cette méthode, qui paraît conforme à

leur but principal.

Chap. III. — Autres considérations touchant les principes innés, tant ceux qui regardent la spéculation que ceux qui appartiennent à la pratique.

§ 3. Ph. Vous voulez qu’on réduise les vérités aux premiers principes et je vous avoue que, s’il y a quelque principe, c’est sans contredit celui-ci : il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps. Cependant il paraît difficile de soutenir qu’il est inné, puisqu’il faut se persuader en même temps que les idées d’impossibilité et d’identité sont innées.

Ph. Il faut bien que ceux qui sont pour les vérités innées soutiennent et soient persuadés que ces idées le sont aussi ; et j’avoue que je suis de leur avis. L’idée de l’être, du possible, du même, sont si bien innées, qu’elles entrent dans toutes nos pensées et raisonnements, et je les regarde comme des choses essentielles à notre esprit ; mais j’ai déjà dit qu’on n’y a pas toujours une attention particulière et qu’on ne les démêle qu’avec le temps. J’ai déjà dit que nous sommes, pour ainsi dire, innés à nous-mêmes, et, puisque nous sommes des êtres, l’être nous est inné, et la connaissance de l’être est enveloppée dans celle que nous avons de nous-mêmes. Il y a quelque chose d’approchant en d’autres notions générales.

§ 4. Ph. Si l’idée de l’identité est naturelle, et par conséquent si évidente et si présente à l’esprit que nous devions la connaître dès le berceau, je voudrais bien qu’un enfant de sept ans et même un homme de soixante-dix ans me dit si un homme, qui est une créature composée de corps et d’âme, est le même lorsque son corps est échangé, et si, supposé la métempsycose, Euphorbe serait le même que Pythagore.

Th. J’ai assez dit que ce qui nous est naturel ne nous est pas connu pour cela dès le berceau, et même une idée nous peut être connue, sans que nous puissions décider d’abord toutes les questions qu’on peut former là-dessus. C’est comme si quelqu’un prétendait qu’un enfant ne saurait connaître ce que c’est que le carré et sa diagonale, parce qu’il aura de la peine à connaître que la diagonale est incommensurable avec le côté du carré. Pour ce qui est de la question en elle-même, elle me paraît démonstrativement résolue par la doctrine des monades, que j’ai mise ailleurs dans son jour, et nous parlerons plus amplement de cette matière dans la suite.

§ 6. Ph. Je vois bien que je vous objecterais en vain que l’axiome qui porte que le tout est plus grand que sa partie n’est point inné, sous prétexte que les idées du tout et de la partie sont relatives, dépendant de celles du nombre et de l’étendue : puisque vous soutiendrez apparemment qu’il y a des idées innées respectives et que celles des nombres et de l’étendue sont innées aussi.

Th. Vous avez raison et même je crois plutôt que l’idée de l’étendue est postérieure à celle du tout et de la partie.

§ 7. Que dites-vous de la vérité que Dieu doit être adoré ? est-elle innée ?

Th. Je crois que le devoir d’adorer Dieu porte que dans les occasions on doit marquer qu’on l’honore au delà de tout autre objet, et que c’est une conséquence nécessaire de son idée et de son existence ; ce qui signifie chez moi que cette vérité est innée.

§ 8. Ph. Mais les athées semblent prouver par leur exemple que l’idée de Dieu n’est point innée. Et sans parler de ceux dont les anciens ont fait mention, n’a-t-on pas découvert des nations entières qui n’avaient aucune idée de Dieu ni des noms pour marquer Dieu et l’âme ; comme à la baie de Soldanie, dans le Brésil, dans les îles Caribes, dans le Paraguay ?

Th. Feu M.  Fabricius, théologien célèbre de Heidelberg, a fait une apologie du genre humain, pour le purger de l’imputation de l’athéisme. C’était un auteur de beaucoup d’exactitude et fort au-dessus de bien des préjugés ; cependant je ne prétends point entrer dans cette discussion des faits. Je veux que des peuples entiers n’aient jamais pensé à la substance suprême, ni à ce que c’est que l’âme. Et je me souviens que, lorsqu’on voulut à ma prière, favorisée par l’illustre M.  Witsen, m’obtenir en Hollande une version de l’oraison dominicale dans la langue de Barantola, on fut arrêté à cet endroit : ton nom soit sanctifié, parce qu’on ne pouvait point faire entendre aux Barantolois ce que voulait dire saint. Je me souviens aussi que dans le credo, fait pour les Hottentots, on fut obligé d’exprimer Saint-Esprit par des mots du pays qui signifient un vent doux et agréable, ce qui n’était pas sans raison, car nos mots grecs et latins, πνεῦμα, anima, spiritus, ne signifient originairement que l’air ou vent qu’on respire, comme une des plus subtiles choses qui nous soit connue par les sens et on commence par les sens pour mener peu à peu les hommes à ce qui est au-dessus des sens. Cependant toute cette difficulté qu’on trouve à parvenir aux connaissances abstraites ne fait rien contre les connaissances innées. Il y a des peuples qui n’ont aucun mot qui réponde à celui d’être ; est-ce qu’on doute qu’ils ne savent pas ce que c’est que d’être, quoiqu’ils n’y pensent guère à part ? Au reste, je trouve si beau et si à mon gré ce que j’ai lu chez notre excellent auteur sur l’idée de Dieu (Essai de l’entendement, liv. I, ch. iii, § 9) que je ne saurais m’empêcher de le rapporter. Le voici : « Les hommes ne sauraient guère éviter d’avoir quelque espèce d’idée des choses, dont ceux avec qui ils conversent ont souvent occasion de les entretenir sous certains noms ; et si c’est une chose qui emporte avec elle l’idée d’excellence, de grandeur ou de quelque qualité extraordinaire qui intéresse par quelque endroit et qui s’imprime dans l’esprit sous l’idée d’une puissance absolue et irrésistible, qu’on ne puisse s’empêcher de craindre », (j’ajoute : et sous l’idée d’une grandissime bonté, qu’on ne saurait s’en pêcher d’aimer), « une telle idée doit, suivant toutes les apparences, faire de plus fortes impressions et se répandre plus loin qu’aucune autre, surtout si c’est une idée qui s’accorde avec les plus simples lumières de la raison et qui découle naturellement de chaque partie de nos connaissances. Or, telle est l’idée de Dieu, car les marques éclatantes d’une sagesse et d’une puissance extraordinaire paraissent si visiblement dans tous les ouvrages de la création, que toute créature raisonnable qui voudra y faire réflexion, ne saurait manquer de découvrir l’auteur de toutes ces merveilles ; et l’impression que la découverte d’un tel être doit faire naturellement sur l’âme de tous ceux qui en ont entendu parler une seule fois est si grande et entraîne avec elle des pensées d’un si grand poids et si propres à se répandre dans le monde, qu’il me paraît tout à fait étrange qu’il se puisse trouver sur la terre une nation entière d’hommes assez stupides pour n’avoir aucune idée de Dieu. Cela, dis-je, me semble aussi surprenant que d’imaginer des hommes qui n’auraient aucune idée des nombres ou du feu. » Je voudrais qu’il me fût toujours permis de copier mot à mot quantité d’autres excellents endroits de notre auteur, que nous sommes obligés de passer. Je dirai seulement ici que cet auteur, parlant des plus simples lumières de la raison qui s’accordent avec l’idée de Dieu et de ce qui en découle naturellement, ne paraît guère s’éloigner de mon sens sur les vérités innées et sur ce qui lui paraît aussi étrange qu’il y ait des hommes dans aucune idée de Dieu qu’il serait surprenant de trouver des hommes qui n’auraient aucune idée des nombres ou du feu, je remarquerai que les habitants des îles Mariannes, à qui on a donné le nom de la reine d’Espagne, qui y a favorisé les missions, n’avaient aucune connaissance du feu lorsqu’on les découvrit, comme il paraît par la relation que le R. P. Gobien[19], jésuite français, chargé du soin des missions éloignées, a donnée au public et m’a envoyée.

§ 16. Si l’on a le droit de conclure que l’idée de Dieu est innée, de ce que tous les gens sages ont eu cette idée, la vertu doit aussi être innée parce que les gens sages en ont toujours eu une véritable idée.

Th. Non pas la vertu, mais l’idée de la vertu est innée, et peut-être ne voulez-vous que cela.

Ph. Il est aussi certain qu’il y a un Dieu, qu’il est certain que les angles opposés, qui se font par l’intersection de deux lignes droites, sont égaux. Et il n’y eut jamais de créature raisonnable qui se soit appliquée sincèrement à examiner la vérité de ces deux propositions, qui ait manqué d’y donner son consentement. Cependant il est hors de doute qu’il y a bien des hommes qui, n’ayant point tourné leurs pensées de ce côté-là, ignorent également ces deux vérités.

Th. Je l’avoue ; mais cela n’empêche point qu’elles soient innées, c’est-à-dire qu’on les puisse trouver en soi.

§ 18. Ph. Il serait encore avantageux d’avoir une idée innée de la substance ; mais il se trouve que nous ne l’avons, ni innée, ni acquise, puisque nous ne l’avons ni par la sensation, ni par la réflexion.

Th. Je suis d’opinion que la réflexion suffit pour trouver l’idée de la substance en nous-mêmes, qui sommes des substances. Et cette notion est des plus importantes. Mais nous en parlerons peut-être plus amplement dans la suite de notre conférence.

Ph. S’il y a des idées innées, qui soient dans l’esprit, sans que l’esprit y pense actuellement, il faut du moins qu’elles soient dans la mémoire, d’où elles doivent être tirées par voie de réminiscence. c’est-à-dire être connues lorsqu’on en rappelle le souvenir, comme autant de perceptions, qui aient été auparavant dans l’âme, à moins que la réminiscence ne puisse subsister sans réminiscence. Car cette persuasion, où l’on est intérieurement sûr qu’une telle idée a été auparavant dans notre esprit, est proprement ce qui distingue la réminiscence de toute autre voie de penser.

Th. Pour que les connaissances, idées ou vérités soient dans notre esprit, il n’est point nécessaire que nous y ayons jamais pensé actuellement ; ce ne sont que des habitudes naturelles, c’est-à-dire des dispositions et aptitudes actives et passives et plus que tabula rasa. Il est vrai cependant que les platoniciens croyaient que nous avions déjà pensé actuellement à ce que nous retrouvons en nous ; et pour les réfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en souvenons point, car il est sûr qu’une infinité de pensées nous revient, que nous avons oublié d’avoir eues. Il est arrivé qu’un homme a cru faire un vers nouveau, qu’il s’est trouvé avoir lu mot pour mot longtemps auparavant dans quelque ancien poète. Et souvent nous avons une facilite non commune de concevoir certaines choses, parce que nous les avons conçues autrefois, sans que nous nous en souvenions. Il se peut qu’un enfant, devenu aveugle, oublie d’avoir vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à l’âge de deux ans et demi par la petite vérole à ce célèbre Ulric Schonberg, natif de Weide au haut Palatinat, qui mourut à Konigsberg en Prusse en 1649, où il avait enseigné la philosophie et les mathématiques avec l’admiration de tout le monde. Il se peut qu’il reste à un tel homme des effets des anciennes impressions, sans qu’il s’en souvienne. Je crois que les songes nous renouvellent souvent ainsi d’anciennes pensées. Jules Scaliger, ayant célébré en vers les hommes illustres de Vérone, un certain soi-disant Brugnolus, Bavarois d’origine, mais depuis établi à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d’avoir été oublié. Jules Scaliger, ne se souvenant pas d’en avoir ouï parler auparavant, ne laissa point de faire des vers élégiaques à son honneur sur ce songe, Enfin le fils Joseph, Scaliger[20], passant en Italie, apprit plus particulièrement qu’il y avait eu autrefois à Vérone un célèbre grammairien ou critique savant de ce nom qui avait contribué au rétablissement des belles lettres en Italie. Cette histoire se trouve dans les poésies de Scaliger le père avec l’élégie, et dans les lettres du fils. Un la rapporte aussi dans les Scaligerana, qu’on a recueillis des conversations de Joseph Scaliger. Il y a bien de l’apparence que Jules Scaliger avait su quelque chose de Brugnol, dont il ne se souvenait plus, et que le songe avait été en partie le renouvellement d’une ancienne idée, quoiqu’il n’y ait pas eu cette réminiscence proprement appelée ainsi, qui nous fait connaître que nous avons déjà eu cette même idée ; du moins, je ne vois aucune nécessité qui nous oblige d’assurer qu’il ne reste aucune trace d’une perception quand il n’y en a pas assez pour se souvenir qu’on l’a eue.

§ 24. Ph. Il faut que je reconnaisse que vous répondez assez naturellement aux difficultés que nous avons formées contre les vérités innées. Peut-être aussi que nos auteurs ne les combattent point dans le sens où vous les soutenez. Ainsi je reviens seulement à vous dire, Monsieur, qu’on a eu quelque sujet de crainte que l’opinion des vérités innées ne servit de prétexte aux paresseux, de s’exempter de la peine des recherches, et donnait la commodité aux docteurs et aux maîtres de poser pour principe des principes que les principes ne doivent pas être mis en question.

Th. J’ai déjà dit que, si c’est la le dessein de vos amis, de conseiller qu’on cherche les preuves des vérités, qui en peuvent recevoir, sans distinguer si elles sont innées ou non, nous sommes entièrement d’accord ; et l’opinion des vérités innées, de la manière dont je les prends, n’en doit détourner personne, car, outre qu’on fait bien de chercher la raison des instincts, c’est une de mes grandes maximes, qu’il est bon de chercher les démonstrations des axiomes mêmes, et je me souviens qu’a Paris, lorsqu’on se moquait de feu M.  Roberval[21] déjà vieux, parce qu’il voulait démontrer ceux d’Euclide à l’exemple d’Appollonius et de Proclus, je fis voir l’utilité de cette recherche. Pour ce qui est du principe de ceux qui disent qu’il ne faut point disputer contre celui qui nie les principes, il n’a lieu entièrement qu’a l’égard de ces principes qui ne sauraient recevoir ni doute ni preuve. Il est vrai que pour éviter les scandales et les désordres, on peut faire des règlements à l’égard des disputes publiques et de quelques autres conférences, en vertu desquels il soit défendu de mettre en contestation certaines vérités établies. Mais c’est plutôt un point de police que de philosophie.


  1. Descartes, illustre fondateur de la philosophie moderne (1596-1650). Les œuvres de Descartes sont les suivantes : 1° Discours de la Méthode, Leyde, 1637. — 2° Méditationes de prima philosophia, Amsterdam, 1644, traduit en français par le duc de Luynes, 1647. — 3° Principia philosophiæ, 1644, traduit en français par Claude Vicat, 1647. — Les Passions de l’âme, en français, 1649. — Les autres écrits de Descartes ont été publiés après sa mort. Les œuvres complètes sont : Opera omnia, 8 vol. in-4o, Amsterdam, 1670-1683. Œuvres complètes de Descartes, 9 vol. in-12, Paris, 1724. — Œuvres complètes publiées par V. Cousin, 11 vol. in-8o, 1814-1826. — Il se prépare en ce moment une édition nouvelle dont le 1er  vol. vient de paraître, par MM. Charles Adam et Paul Tannery. Paris, Léopold Cerf, 1898.
  2. Gasseundi né en Provence en 1592, professeur au Collège de France, mort en 1656. Sonprincipal ouvrage est : Syntagma philosopltiæ Epcuri. Ses œuvres complètes ont été publiées à Lyon en 1658, 6 vol. in-fol.
  3. Bernier, voyageur et philosophe célèbre du xviie siècle et élève de Gassendi. Son ouvrage principal en philosophie est l’abrégé de la philosophie de Gassentli en 8 volumes, in-12, 1678.
  4. Ralph Cudworth né à Aller dans le comté de Sommerset, professeur à l’Université de Cambridge. Il y avait alors à Cambridge une sorte d’académie platonicienne, composée d’Henri Morus, Théophile Gale, Thomas Burnet, Whitcok, Tillotson le prédicateur. Ils passaient pour latitudinariens, secte théologique, large et tolérante, qui avait cherché un milieu entre le papisme et le puritanisme, et dont le chef était Chillingsworth. Le principal ouvrage de Cudworh est le Vrai système intellectuel (The true intellectual system) ; Londres, 1678. Mosheim a donné une traduction latine des œuvres confrères de Cudworth. Une édition anglaise a été publiée récemment. — Sa fille, lady Masham, amie de Locke, et chez laquelle il est mort, s’est aussi occupée de philosophie ; on a d’elle un petit traité sur l’Amour divin, contre Norris, Mallebranche et les mystiques de son temps.
  5. Démocrite, philosophe grec, né à Abdère vers 491 av. J-C. Il vécut très longtemps, de quatre-vingts a cent ans, fit de nombreux voyages qui nous sont attestés par lui-même dans un fragment célèbre. Il est avec Leucippe le fondateur de la philosophie des atomes. Il composa de nombreux ouvrages sur toutes les connaissances humaines, et Diogène Laerce en compte jusqu’à soixante-douze.
  6. Bayle : (Pierre), célèbre critique, controversiste, philosophe du xviie siècle, né au Carlat (Comté de Foix) en 1647. Professeur de philosophie à Sedan en 1673, mort en 1706. Ses principaux ouvrages sont : Pensées sur la Comète (1682), Critique générale de l’histoire du Cctlvinisme de Maimbourg, Nouvelles de la République des Lettres et enfin son célèbre Dictionnaire historique et critique (1698). On a publié à La Haye en 1727-1737 les Œuvres diverses de Bayle, en 4 volumes in-folio.
  7. Cardan, médecin, naturaliste, mathématicien, philosophe, l’un des personnages les plus étranges dlu xvie siècle, est né à Paris en 1501, et mort à Rome en 1576. Ses œuvres forment 10 vol. in-fol. Lyon, 1631. Les principales sont le Theognoston, le De Consolatione, les traités De Natura, De Immortatitate animarum, De Uno, De Summo bono et enfin le De Vita propriá, sorte de confession où il nous donne sur lui-même les détails les plus extraordinaires. Sa philosophie est une sorte de mysticisme matérialiste.
  8. Campanella, moine italien, né en Calabre vers la fin du xvie siècle, mort à Paris en 1639, dans le couvent des Jacobins. Sa vie, pleine l’aventures tragiques, se termina paisiblement en France sous la protection du cardinal Riehelieu. Ses œuvres sont très nombreuses. On connaît surtout le De sensu rerum, Francfort-sur-Mein, 1620 ; son De rerum natura, et enfin sa Civitas solis, utopie communiste, imitée de Platon.
  9. Mercure Van Helmont qu’on ne doit pas confondre avec son père François Van Helmont (1577-1641), est né à Vilvorde, en 1618, et mort in Berlin, en 1699. Sa philosophie est un illuminisme désordonné. Il passa sa vie à chercher et crut avoir trouve l’élixir de vie et la pierre philosophale. Ses principaux ouvrages sont : Alphabeti naturalis, hebraici delineati, etc., in-12, Sulzbach, 1667 ; Opuscula philosophica, in-12, Amsterdam, 1690 ; Seder olam, sive ordo seculorum, ib., 1693.
  10. Henri More (en latin Morus), né à Grantham, en 1614, mort à Cambridge, en 1687, philosophe mystique platonicien. Ses œuvres complètes philosophiques ont été publiées sons ce titre : H. Mori Cantabrigiensis opera omnia, tum quæ latinè, tum quæ anglicè scripta sunt, 2 vol. in-fol., Londres, 1679.
  11. Il y a ici dans l’édition de Gehrardt, par rapport à l’édition de Raspe et Erdmann que nous avons suivie, dans notre 1re édition, une interversion de trois ou quatre pages qui ne nous paraît pas justifiée, car elle amène des incohérences et des non-sens.

    1° Par exemple, édition Gehrardt, p. 69 : « La facilité que les hommes ont toujours témoignée à concevoir cette doctrine vient du naturel de nos âmes. Mais nous jugeons que ces idées qui sont séparées renferment des notions incompatibles. » Ce dernier menbre de phrase n’a aucun rapport à ce qui précède.

    Au contraire, dans le texte de Raspe, qui est le nôtre, la suite des idées est parfaitement claire.

    Texte de Raspe : Après ces derniers mots : « vient du naturel de nos âmes », suivent ces mots : Mais nous jugerons dans la suite que la doctrine externe ne fait qu’exciter ce qui est en nous. » Ce qui est le complément légitime de la doctrine de l’innéité.

    2° Gehrardt, p. 72 : « S’il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu’il y ait dans la suite que la doctrine externe ne fait qu’exciter ce qui est en nous. » C’est un complet non-sens.

    Au contraire, notre texte est absolument clair et cohérent : « S’il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu’il y ait des pensées innées ? — Point du tout. »

    3° Texte Gehrardt, p. 19 : « Mais, quant à cette proposition : le carré n’est pas le cercle, on peut dire qu’elle est innée ; car en l’envisageant on fait une subsomption ou application du principe de contradiction, dès qu’on s’apperçoit des pensées innées. — Point du tout, car les pensées sont des actions. » Propositions incohérentes.

    Texte de Raspe : « Dès qu’on s’aperçoit que ces idées qui sont innées, renferment des notions incompatibles. » Proposition qui se lie naturellement à la précédente.

    Le texte de Gehrardt : n’est pas même conforme au manuscrit de Hanovre : ce qui nous a été confirmé par les soins d’une personne obligeante de cette ville. Le désordre vient donc de Gerhardt lui-même.

  12. Dans le Ménon.
  13. Celle-ci manque dans le texte de Gehrardt.
  14. Ludolphe (1649-1716), Tetragonometria tubularia (Francfort, 1690).
  15. Garcillasso de La Vega (1540-1618), fils d’une princesse Inca et d’un compagnon de Pizarre ; Histoire générale du Pérou (Cordoue, 1607).
  16. Gehrardt, ὀαγην.
  17. Herbert de Cherbury (1581-1648), De veritate (Paris, 1648).
  18. Vers tirés de la satire VIII.
  19. Gobien (Charles) (1653-1708), professeur de philosophie à Tours, a publié une Histoire des îles Mariannes (Paris, 1700), p. 72.
  20. Scaliger (Joseph), fils de Jules César, né à Agen, 1540 mort à Leyde 1609. On peut dire qu’il a fixé la Chronologie par son célèbre ouvrage : De emendatione temporum.
  21. Roberval, célèbre géomètre français, 1602-1675, professeur de mathématiques au Collège de France.