Réponse de M. Foucher à Leibniz sur son nouveau système de la connaissance des substances

Réponse de M. Foucher à M. Leibniz

sur son nouveau système
de la connaissance des substances
Journal des Savants, 12 septembre 1695.

Quoique votre système, Monsieur, ne soit pas nouveau pour moi, et que je vous aie déclaré en partie mon sentiment, en répondant à une lettre que vous m’aviez écrite sur ce sujet il y a plus de dix ans, je ne laisserai pas de vous dire encore ici ce que j’en pense, puisque vous m’y invitez de nouveau.

La première partie ne tend qu’à faire reconnaître dans toutes les substances des unités qui constituent leur réalité et, les distinguant des autres, forment, pour parler à la manière de l’école, leur individuation ; et c’est ce que vous remarquez premièrement au sujet de la matière, ou de l’étendue. Je demeure d’accord avec vous qu’on a raison de demander des unités qui fassent la composition et la réalité de l’étendue. Car sans cela, comme vous remarquez fort bien, une étendue toujours divisible n’est qu’un composé chimérique dont les principes n’existent point, puisque sans unités il n’y a point de multitude véritablement. Cependant je m’étonne que l’on s’endorme sur cette question : car les principes essentiels de l’étendue ne sauraient exister réellement. En effet, des points sans parties ne peuvent être dans l’univers, et deux points joints ensemble ne forment aucune extension : il est impossible qu’aucune longueur subsiste sans largeur, ni aucune superficie sans profondeur. Et il ne sert de rien d’apporter des points physiques, puisque ces points sont étendus et renferment toutes les difficultés qu’on voudrait éviter. Mais je ne n’arrêterai pas davantage sur ce sujet, sur lequel nous avons déjà disputé vous et moi dans les journaux du seizième mars 1693 et du troisième août de la même année.

Vous apportez d’autre part une autre sorte d’unités, qui sont, à proprement parler, des unités de composition, ou de relation, et qui regardent la perfection, ou l’achèvement d’un tout, lequel est destiné à quelques fonctions, étant organique : par exemple, une horloge est une, un animal est un ; et vous croyez donner le nom de formes substantielles aux unités naturelles des animaux et des plantes, en sorte que ces unités fassent leur individuation, en les distinguant de tout autre composé. Il me semble que vous avez raison de donner aux animaux un principe d’individuation, autre que celui qu’on a coutume de leur donner, qui n’est que par rapport à des accidents extérieurs. Effectivement il faut que ce principe soit interne, tant de la part de leur âme que de leur corps : mais, quelque disposition qu’il puisse y avoir dans les organes de l’animal, cela ne suffit pas pour le rendre sensible ; car enfin tout cela ne regarde que la composition organique et machinale ; et je ne vois pas que vous ayez raison par là de constituer un principe sensitif dans les bêtes, diffèrent substantiellement de celui des hommes : et après tout ce n’est pas sans sujet que les cartésiens reconnaissent que, si on admet un principe sensitif, capable de distinguer le bien du mal dans les animaux, il est nécessaire aussi par conséquent d’y admettre de la raison, du discernement et du jugement. Ainsi permettez-moi de vous dire, Monsieur, que cela ne résout point non plus la difficulté.

Venons à notre concomitance, qui fait la principale et la seconde partie de votre système. On vous accordera que Dieu, ce grand artisan de l’univers, peut si bien ajuster toutes les parties organiques du corps d’un homme, qu’elles soient capables de produire tous les mouvements que l’âme jointe à ce corps voudra produire dans le cours de sa vie, sans qu’elle ait le pouvoir de changer ces mouvements ni de les modifier en aucune manière, et que réciproquement Dieu peut faire une construction dans l’âme (soit que ce soit une machine d’une nouvelle espèce, ou non) par le moyen de laquelle toutes les pensées et modifications, qui correspondent à ces mouvements, puissent naître successivement dans le même moment que le corps fera ses fonctions, et que cela n’est pas plus impossible que de faire que deux horloges s’accordent si bien, et agissent si uniformément, que dans le moment que l’horloge A sonnera midi, l’horloge B le sonne aussi, en sorte que l’on s’imagine que les deux horloges ne soient conduites que par un même poids ou un même ressort. Mais, après tout, à quoi peut servir tout ce grand artifice dans les substances, sinon pour faire croire que les unes agissent sur les autres, quoique cela ne soit pas ? En vérité, il me semble que ce système n’est guère plus avantageux que celui des cartésiens ; et si on a raison de rejeter le leur, parce qu’il suppose inutilement que Dieu considérant les mouvements qu’il produit lui-même dans le corps, produit aussi dans l’âme des pensées qui correspondent à ces mouvements ; comme s’il n’était pas plus digne de lui produire tout d’un coup les pensées et modifications de l’âme, sans qu’il y ait des corps qui lui servent comme de règle et, pour ainsi dire, lui apprennent ce qu’il doit faire ; n’aura-t-on pas sujet de vous demander pourquoi Dieu ne se contente point de produire toutes les pensées et modifications de l’âme ; soit qu’il le fasse immédiatement ou par artifice, comme vous voudriez, sans qu’il y ait des corps inutiles que l’esprit ne saurait ni remuer ni connaître ? jusque-la que quand il n’arriverait aucun mouvement dans ces corps, l’âme ne laisserait pas toujours de penser qu’il y en aurait ; de même que ceux qui sont endormis croient remuer leurs membres et marcher lorsque néanmoins ces membres sont en repos, ne se meuvent point du tout. Ainsi pendant la veille des âmes demeureraient toujours persuadées que leurs corps se mouvraient suivant leurs volontés, quoique pourtant ces masses vaines et inutiles fussent dans l’inaction et demeurassent dans une continuelle léthargie. En vérité, Monsieur, ne voit-on pas que ces opinions sont faites exprès, et que ces systèmes venant après coup n’ont été fabriqués que pour sauver certains principes dont on est prévenu ? En effet, les cartésiens, supposant qu’il n’y a rien de commun entre les substances spirituelles et les corporelles, ne peuvent expliquer comment les unes agissent sur les autres : et par conséquent ils en sont réduits à dire ce qu’ils disent. Mais vous, Monsieur, qui pourriez vous en démêler par d’autres voies, je m’étonne de ce que vous vous embarrassez de leurs difficultés. Car qui est-ce qui ne conçoit qu’une balance étant en équilibre et sans action, si on ajoute un poids nouveau à l’un des côtés, incontinent on voit du mouvement, et l’un des contrepoids fait monter l’autre, malgré l’effort qu’il fait pour descendre. Vous concevez que les êtres matériels sont capables d’efforts et de mouvement ; et il s’ensuit fort naturellement que le plus grand effort doit surmonter le plus faible. D’autre part, vous reconnaissez aussi que les êtres spirituels peuvent faire des efforts ; et comme il n’y a point d’effort qui ne suppose quelque résistance, il est nécessaire ou que cette résistance se trouve plus forte ou plus faible ; si plus forte, elle surmonte ; si plus faible, elle cède. Or il n’est pas impossible que l’esprit faisant effort pour mouvoir le corps, le trouve muni d’un effort contraire qui lui résiste tantôt plus, tantôt moins, et cela suffit pour faire qu’il en souffre. C’est ainsi que saint Augustin explique de dessein formé, dans ses livres de la musique, l’action des esprits sur le corps.

Je sais qu’il y a bien encore des questions à faire avant que d’avoir résolu toutes celles que l’on peut agiter, depuis les premiers principes ; tant il est vrai que l’on doit observer les lois des académiciens, dont la seconde défend de mettre en question les choses que l’on voit bien ne pouvoir décider, comme sont presque toutes celles dont nous venons de parler ; non pas que ces questions soient absolument irrésolubles, mais parce qu’elles ne le sont que dans un certain ordre qui demande que les philosophes commencent à s’accorder pour la marque infaillible de la vérité, et s’assujettissent aux démonstrations depuis les premiers principes : et en attendant, on peut toujours séparer ce que l’on conçoit clairement et suffisamment, des autres points ou sujets qui renferment quelque obscurité.

Voilà, Monsieur, ce que je puis dire présentement de votre système, sans parler des autres beaux sujets que vous y traitez par occasion et qui mériteraient une discussion particulière.