Traité des trois imposteurs/Texte entier


TRAITÉ
DES
TROIS IMPOSTEURS

CHAPITRE I

De Dieu

§. 1.

Quoiqu’il importe à tous les hommes de connoître la vérité, il y en a très-peu cependant qui jouissent de cet avantage : les uns sont incapables de la rechercher par eux-mêmes, les autres ne veulent pas s’en donner la peine. Il ne faut donc pas s’étonner si le monde est rempli d’opinions vaines & ridicules  ; rien n’est plus capable de leur donner cours que l’ignorance  ; c’est-là l’unique source des fausses idées que l’on a de la Divinité, de l’Ame, des Esprits & de presque tous les autres objets qui composent la Religion. L’usage a prévalu, l’on se con- tente des préjugés de la naissance & l’on s’en rapporte sur les choses les plus essentielles à des personnes intéressées qui se font une loi de soutenir opiniâtrement les opinions reçues & qui n’osent les détruire de peur de se détruire eux-mêmes.

§. 2.

Ce qui rend le mal sans remède, c’est qu’après avoir établi les fausses idées qu’on a de Dieu, on n’oublie rien pour engager le peuple à les croire, sans lui permettre de les examiner  ; au contraire, on lui donne de l’aversion pour les Philosophes ou les véritables Savans, de peur que la raison qu’ils enseignent ne lui fasse connoître les erreurs où il est plongé. Les partisans de ces absurdités ont si bien réussi qu’il est dangereux de les combattre. Il importe trop à ces imposteurs que le peuple soit ignorant, pour souffrir qu’on le désabuse. Ainsi on est contraint de déguiser la vérité, ou de se sacrifier à la rage des faux Savants, ou des âmes basses & intéressées.

§. 3.

Si le peuple pouvoit comprendre en quel abîme l’ignorance le jette, il secoueroit bientôt le joug de ses indignes conducteurs, car il est possible de laisser agir la raison sans qu’elle découvre la vérité.

Ces imposteurs l’ont si bien senti, que pour empêcher les bons effets qu’elle produiroit infailliblement, ils se sont avisés de nous la peindre comme un monstre qui n’est capable d’inspirer aucun bon sentiment, & quoiqu’ils blâment en général ceux qui sont déraisonnables, ils seroient cependant bien fâchés que la vérité fût écoutée. Ainsi l’on voit tomber sans cesse dans des contradictions continuelles ces ennemis jurés du bon sens  ; & il est difficile de savoir ce qu’ils prétendent. S’il est vrai que la droite raison soit la seule lumière que l’homme doive suivre, & si le peuple n’est pas aussi incapable de raisonner qu’on tâche de le persuader, il faut que ceux qui cherchent à l’instruire s’appliquent à rectifier ses faux raisonnements, & à détruire ses préjugés  ; alors on verra ses yeux se dessiller peu à peu & son esprit se convaincre de cette vérité, que Dieu n’est point ce qu’il s’imagine ordinairement.

§. 4.

Pour en venir à bout, il n’est besoin ni de hautes spéculations, ni de pénétrer fort avant dans les secrets de la nature. On n’a besoin que d’un peu de bon sens pour juger que Dieu n’est ni colère, ni jaloux  ; que la justice & la miséricorde sont des faux titres qu’on lui attribue  ; & que ce que les Prophètes & les Apôtres en ont dit ne nous apprend ni sa nature, ni son essence.

En effet, à parler sans fard & à dire la chose comme elle est, ne faut-il pas convenir que ces Docteurs n’étoient ni plus habiles, ni mieux instruits que le reste des hommes  ; que bien loin de là, ce qu’ils disent au sujet de Dieu est si grossier, qu’il faut être tout-à-fait peuple pour le croire  ? Quoique la chose soit assez évidente d’elle-même, nous allons la rendre encore plus sensible, en examinant cette question : S’il y a quelque apparence que les Prophètes & les Apôtres aient été autrement conformés que les hommes  ?

§. 5.

Tout le monde demeure d’accord que pour la naissance & les fonctions ordinaires de la vie, ils n’avoient rien qui les distinguât du reste des hommes  ; ils étoient engendrés par des hommes, ils naissoint des femmes, & ils conserveroient leur vie de la même façon que nous. Quant à l’esprit, on veut que Dieu animât bien plus celui des Prophètes que des autres hommes, qu’il se communiquât à eux d’une façon toute particulière : On le croit d’aussi bonne foi que si la chose étoit prouvée  ; & sans considérer que tous les hommes se ressemblent, & qu’ils ont tous une même origine, on prétend que ces hommes ont été d’une trempe extraordinaire , & choisis par la Divinité pour annoncer ses oracles. Mais, outre qu’ils n’avoient ni plus d’esprit que le vulgaire, ni l’entendement plus parfait, que voit-on dans leurs écrits qui nous oblige à prendre une si haute opinion d’eux  ? La plus grande partie des choses qu’ils ont dites est si obscure que l’on n’y entend rien, & en si mauvais ordre qu’il est facile de s’apercevoir qu’ils ne s’entendoient pas eux-mêmes, & qu’ils n’étoient que des fourbes ignorants. Ce qui a donné lieu à l’opinion que l’on a conçue d’eux, c’est la hardiesse qu’ils ont eue de se vanter de tenir immédiatement de Dieu tout ce qu’ils annonçoient au peuple  ; créance absurde & ridicule, puisqu’ils avouent eux-mêmes que Dieu ne leur parloit qu’en songe. Il n’est rien de plus naturel à l’homme que les songes, par conséquent il faut qu’un homme soit bien effronté, bien vain & bien insensé pour dire que Dieu lui parle par cette voie, & il faut que celui qui y ajoute foi, soit bien crédule & bien fol pour prendre des songes pour des oracles divins. Supposons pour un moment que Dieu se fît entendre à quelqu’un par des songes, par des visions, ou par telle autre voie qu’on voudra imaginer, personne n’est obligé d’en croire sur sa parole un homme sujet à l’erreur, & même au mensonge & à l’imposture  ; aussi voyons-nous que dans l’ancienne Loi l’on n’avoit pas à beaucoup près pour les Prophètes autant d’estime qu’on en a aujourd’hui. Lorsqu’on était las de leur babil qui ne tendait souvent qu’à semer la révolte, & à détourner le peuple de l’obéissance due aux Souverains, on les faisait taire par divers supplices  ; Jésus-Christ lui-même n’échappa point au juste châtiment qu’il méritoit  ; il n’avoit pas, comme Moyse, une armée à sa suite pour défendre ses opinions[1] ; ajoutez à cela que les Prophètes étoient tellement accoutumés à se contredire les uns les autres, qu’il ne s’en trouvoit pas dans quatre cents[2] un seul véritable. De plus, il est certain que le but de leur Prophéties, aussi bien que des lois des plus célèbres législateurs, étoit d’éterniser leur mémoire, en faisant croire aux peuples qu’ils conféroient avec Dieu. Les plus fins politiques en ont toujours usé de la sorte, quoique cette ruse n’ai pas toujours réussi à ceux qui, à l’imitation de Moyse, n’avoient pas le moyen de pourvoir à leur sûreté.

§. 6.

Cela posé, examinons un peu l’idée que les Prophètes ont eue de Dieu. S’il faut les en croire, Dieu est un Etre purement corporel  ; Michée le voit assis  ; Daniel, vêtu de blanc & sous la forme d’un vieillard  ; Ezéchiel le voit comme un feu, voilà pour le Vieux-Testament. Quant au Nouveau, les Disciples de Jésus-Christ s’imaginent le voir sous la forme d’une colombe, les Apôtres sous celle de langues de feu, & St. Paul, enfin, comme une lumière qui l’éblouit & l’aveugle. Pour ce qui est de la contradiction de leurs sentiments, Samuel[3], croyoit que Dieu ne se repentoit jamais de ce qu’il avoit résolu  ; au contraire, Jérémie[4] nous dit que Dieu se repent des conseils qu’il a pris. Joël[5] nous apprend qu’il ne se repent que du mal qu’il a fait aux hommes : Jérémie dit qu’il ne s’en repent point. La Genèse[6] nous enseigne que l’homme est maître du péché & qu’il ne tient qu’à lui de bien faire, au lieu que St. Paul[7] assure que les hommes n’ont aucun empire sur la concupiscence sans une grâce de Dieu toute particulière, &c. Telles sont les idées fausses & contradictoires que ces prétendus inspirés nous donnent de Dieu, & que l’on veut que nous en ayons, sans considérer que ces idées nous représentent la Divinité comme un être sensible, matériel & sujet à toutes les passions humaines. Cependant on vient nous dire après cela que Dieu n’a rien de commun avec la matière, & qu’il est un Etre incompréhensible pour nous. Je souhaiterois fort savoir comment tout cela peut s’accorder, s’il est juste d’en croire des contradictions si visibles & si déraisonnables, & si l’on doit enfin s’en rapporter au témoignage d’hommes assez grossiers pour s’imaginer, non-obstant les sermons de Moyse, qu’un Veau était leur Dieu  ! Mais sans nous arrêter aux rêveries d’un peuple élevé dans la servitude & dans l’absurdité, disons que l’ignorance a produit la croyance de toutes les impostures & les erreurs qui règnent aujourd’hui parmi nous.

CHAPITRE II.

Des raisons qui ont engagé les hommes à se figurer un Être invisible qu’on nomme communément Dieu.
§. 1.

Ceux qui ignorent les causes physiques ont une crainte[8] naturelle qui procède de l’inquiétude & du doute où ils sont s’il existe un Être ou une puissance qui ait le pouvoir de leur nuire ou de les conserver. De là le penchant qu’ils ont à feindre des causes invisibles, qui ne sont que des Phantômes de leur imagination, qu’ils invoquent dans l’adversité & qu’ils louent dans la prospérité. Ils s’en font des Dieux à la fin, & cette crainte chimérique des puissances invisibles est la source des Religions que chacun se forme à sa mode. Ceux à qui il importoit que le peuple fût contenu & arrêté par de semblables rêveries ont entretenu cette semence de Religion, en ont fait une loi, & ont enfin réduit les peuples, par les terreurs de l’avenir, à obéir aveuglément.

§. 2.

La source des Dieux étant trouvée, les hommes ont cru qu’ils leur ressembloient & qu’ils faisoient comme eux toutes choses pour quelque fin. Ainsi ils disent & croient unanimement que Dieu n’a rien fait que pour l’homme, & réciproquement que l’homme n’est fait que pour Dieu. Ce préjugé est général, & lorsqu’on réfléchit sur l’influence qu’il a dû nécessairement avoir sur les mœurs & les opinions des hommes, on voit clairement que c’est là qu’ils ont pris occasion de se former des idées fausses du bien & du mal, du mérite & du démérite, de l’honneur & de la honte, de l’ordre & de la confusion, de la beauté & de la difformité, & des autres choses semblables.

§. 3.

Chacun doit demeurer d’accord que tous les hommes sont dans une profonde ignorance en naissant, & que la seule chose qui leur soit naturelle, est de chercher ce qui leur est utile & profitable : de là vient : 1°. qu’on croît qu’il suffit d’être libre de sentir par soi-même qu’on peut vouloir & souhaiter sans se mettre nullement en peine des causes qui disposent à vouloir & à souhaiter, parce qu’on ne les connaît pas  ; 2°. comme les hommes ne font rien que pour une fin qu’ils préfèrent à toute autre, ils n’ont pour but que de connaître les causes finales de leurs actions & ils s’imaginent qu’après cela ils n’ont plus aucun sujet de doute, & comme ils trouvent en eux-mêmes & hors d’eux plusieurs moyens de parvenir à ce qu’ils se proposent, vu qu’ils ont, par exemple, un soleil pour les éclairer, &c., ils ont conclu qu’il n’y a rien dans la nature qui ne soit fait pour eux, & dont ils ne puissent jouir & disposer  ; mais comme ils savent que ce n’est point eux qui ont fait toutes ces choses, ils se sont crus bien fondés à imaginer un être suprême auteur de tout en un mot ils ont pensé que tout ce qui existe était l’ouvrage d’une ou de plusieurs Divinités. D’un autre côté la nature des Dieux que les hommes ont admis leur étant inconnue, ils en ont jugé par eux-mêmes, s’imaginant qu’ils étaient susceptibles des mêmes passions qu’eux  ; & comme les inclinations des hommes sont différentes, chacun a rendu à sa Divinité un culte selon son humeur, dans la vue d’attirer ses bénédictions & de la faire servir par là toute la nature à ses propres désirs.

§. 4.

C’est de cette manière que le préjugé s’est changé en superstition  ; il s’est enraciné de telle sorte, que les gens les plus grossiers se sont crus capables de pénétrer dans les causes finales comme s’ils en avaient une entière connaissance. Ainsi, au lieu de faire voir que la nature ne fait rien en vain, ils ont cru que Dieu & la nature pensoient à la façon des hommes. L’expérience ayant fait connaître qu’un nombre infini de calamités troublent les douceurs de la vie comme les orages, les tremblements de terre, les maladies, la faim, la soif, &c., on attribua tous ces maux à la colère céleste, on crut la Divinité irritée contre les offenses des hommes qui n’ont pu ôter de leur tête une pareille chimère, ni se désabuser de ces préjugés par les exemples journaliers qui leur prouvent que les biens & les maux ont été de tout temps communs aux bons & aux méchants. Cette erreur vient de ce qu’il leur fut plus facile de demeurer dans leur ignorance naturelle que d’abolir un préjugé reçu depuis tant de siècles & d’établir quelque chose de vraisemblable.

§. 5.

Ce préjugé les a conduits à un autre qui est de croire que les jugements de Dieu étoient incompréhensibles, & que par cette raison la connoissance de la vérité étoit au-dessus des forces de l’esprit humain  ; erreur où l’on seroit encore, si les mathématiques, la physique & quelques autres sciences ne l’avoient détruite.

§. 6.

Il n’est pas besoin de longs discours pour montrer que la nature ne se propose aucune fin, & que toutes les causes finales e sont que des fictions humaines. Il suffit de prouver que cette doctrine ôte à Dieu les perfections qu’on lui attribue. C’est ce que nous allons faire voir.

Si Dieu agit pour une fin, soit pour lui-même, soit pour quelque autre, il désire ce qu’il n’a point, & il faudra convenir qu’il y a un temps auquel Dieu n’ayant pas l’objet pour lequel il agit, il a souhaité l’avoir  : ce qui est faire un Dieu indigent. Mais pour ne rien omettre de ce qui peut appuyer le raisonnement de ceux qui tiennent l’opinion contraire  ; supposons par exemple qu’une pierre qui se détache d’un bâtiment tombe sur une personne & la tue, il faut bien, disent nos ignorants, que cette pierre soit tombée à dessein pour tuer cette personne , or cela n’a pu arriver que parce que Dieu l’a voulu. Si on leur répond que c’est le vent qui a causé cette chute dans le temps que ce pauvre malheureux passoit, ils vous demanderont d’abord pourquoi il passoit précisément dans ce moment que le vent ébranloit cette pierre. Répliquez-leur qu’il alloit dîner chez un de ses amis qu’il l’en avoit prié, ils voudront savoir pourquoi cet ami l’avoit plutôt prié dans ce temps-là que dans un autre  ; ils vous feront aussi une infinité de questions bizarres pour remonter de causes en causes & vous faire avouer que la seule volonté de Dieu qui est l’asile des ignorants, est la cause première de la chute de cette pierre. De même lorsqu’ils voient la structure du corps humain, ils tombent dans l’admiration  ; & de ce qu’ils ignorent les causes des effets qui leur paroissent si merveilleux, ils concluent que c’est un effet surnaturel auquel les causes qui nous sont connues ne peuvent avoir aucune part. De là vient que celui qui veut examiner à fond les œuvres de la création, & pénétrer en vrai Savant dans leurs causes naturelles, sans s’asservir aux préjugés formés par l’ignorance, passe pour un impie, ou est bientôt décrié par la malice de ceux que le vulgaire reconnaît pour les interprètes de la nature & des Dieux : ces âmes mercenaires savent très bien que l’ignorance qui tient le peuple dans l’étonnement, est ce qui les fait subsister & qui conserve leur crédit.

§. 7.

Les hommes s’étant donc imbus de la ridicule opinion que tout ce qu’ils voyent est fait pour eux, se sont fait un point de Religion d’appliquer tout à eux-mêmes, & de juger des choses par le profit qu’ils en retirent. C’est là-dessus qu’ils ont formé des notions qui leur servent à expliquer la nature des choses, à juger du bien & du mal, de l’ordre & du désordre, du chaud & du froid, de la beauté & de la laideur, &c., qui dans le fond ne sont point ce qu’ils s’imaginent : maîtres de former ainsi leurs idées, ils se flattèrent d’être libres  ; ils se crurent en droit de décider de la louange & du blâme, du bien & du mal  ; ils ont appelé bien ce qui tourne à leur profit & ce qui regarde le culte divin & mal au contraire, ce qui ne convient ni à l’un ni à l’autre : & comme les ignorans ne sont capables de juger de rien, & n’ont aucune idée des choses que par le secours de l’imagination qu’ils prennent pour le jugement, ils nous disent que l’on ne connoît rien dans la nature, & se figurent un ordre particulier dans le monde. Enfin ils croient les choses bien ou mal ordonnées, suivant qu’ils ont de la facilité ou de la peine à les imaginer, quand le sens les leur représente  ; & comme on s’arrête volontiers à ce qui fatigue le moins le cerveau, on se persuade d’être bien fondé à préférer l’ordre à la confusion  ; comme si l’ordre était autre chose qu’un pur effet de l’imagination des hommes. Ainsi, dire que Dieu a tout fait avec ordre, c’est prétendre que c’est en faveur de l’imagination humaine qu’il a créé le monde, de la manière la plus facile à être conçue par elle : ou, ce qui, au fond est la même chose, que l’on connaît avec certitude les rapports & les fins de tout ce qui existe, assertion trop absurde pour mériter d’être réfutée sérieusement.

§. 8.

Pour ce qui est des autres notions, ce sont de purs effets de la même imagination, qui n’ont rien de réel, & qui ne sont que des différentes affections ou modes dont cette faculté est susceptible : quand, par exemple, les mouvements que les objets impriment dans les nerfs, par le moyen des yeux, sont agréables aux sens, on dit que ces objets sont beaux. Les odeurs sont bonnes ou mauvaises, les saveurs douces ou amères, ce qui se touche dur ou tendre, les sons rudes & les sons frappent ou pénètrent les sens  ; c’est d’après ces idées qu’il se trouve des gens qui croient que Dieu se plaît à la mélodie, tandis que d’autres ont cru que les mouvements célestes étaient un concert harmonieux : ce qui marque bien que chacun se persuade que les choses sont telles qu’il se les figure, ou que le monde est purement imaginaire. Il n’est dont point étonnant qu’il se trouve à peine deux hommes d’une même opinion & qu’il y en ait même qui se fassent gloire de douter de tout : car, quoique les hommes aient un même corps, & qu’ils se ressemblent tous à beaucoup d’égards, il diffèrent néanmoins à beaucoup d’autres  ; de là vient que ce qui semble bon à l’un devient mauvais pour l’autre, que ce qui plaît à celui-ci déplaît à celui-là. D’où il est aisé de conclure que les sentiments ne diffèrent qu’en raison de l’organisation & de la diversité des coexistances, que le raisonnement y a peu de part, & qu’enfin les notions des choses du monde ne sont qu’un pur effet de la seule imagination.

§. 9.

Il est donc évident que toutes les raisons dont le commun des hommes a coutume de se servir, lorsqu’il se mêle d’expliquer la nature, ne sont que des façons d’imaginer qui ne peuvent rien moins que ce qu’il prétend  ; l’on donne à ces idées des noms, comme si elles existoient ailleurs que dans un cerveau prévenu  ; on devroit les appeler, non des êtres, mais des pures chimères. À l’égard des arguments fondés sur ces notions, il n’est rien de plus aisé que de les réfuter, par exemple.

S’il était vrai, nous dit-on, que l’Univers fût un écoulement & une suite nécessaire de la nature divine, d’où viendraient les imperfections & les défauts qu’on y remarque  ? Cette objection se réfute sans nulle peine. On ne saurait juger de la perfection & de l’imperfection d’un être qu’autant qu’on en connaît l’essence & la nature ; & c’est s’abuser étrangement que de croire qu’une chose est plus ou moins parfaite suivant qu’elle plaît ou déplaît, & qu’elle est utile ou nuisible à la nature humaine. Pour fermer la bouche à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a point créé tous les hommes bons & heureux, il suffit de dire que tout est nécessairement ce qu’il est, & que dans la nature il n’y a rien d’imparfait puisque tout découle de la nécessité des choses.

§. 10.

Cela posé, si l’on demande ce que c’est que Dieu, je réponds que ce mot nous représente l’Être universel dans lequel, pour parler comme saint Paul, nous avons la vie, le mouvement & l’être. C’est notion n’a rien qui soit indigne de Dieu  ; car, si tout est Dieu, tout découle nécessairement de son essence, & il faut absolument qu’il soit tel que ce qu’il contient, puisqu’il est incompréhensible que des êtres tout matériels soient maintenus & contenus dans un être qui ne le soit point. Cette opinion n’est point nouvelle  ; Tertullien, l’un des plus savants hommes que les Chrétiens aient eu, a prononcé contre Appelles, que ce qui n’est pas corps n’est rien, & contre Praxéas, que toute substance est un corps[9]. Cette doctrine cependant n’a pas été condamnée dans les quatre premiers Conciles Œcuméniques ou généraux[10].

§. 11.

Ces idées sont claires, simples & les seules même qu’un bon esprit puisse se former de Dieu. Cependant il y a peu de gens qui se contentent d’une telle simplicité. Le peuple grossier & accoutumé aux flatteries des sens demande un Dieu qui ressemble aux Rois de la terre. Cette pompe, ce grand éclat qui les environne l’éblouit de telle sorte que lui ôter l’espérance d’aller, après la mort, grossir le nombre des courtisans célestes, pour jouir avec eux des mêmes plaisirs qu’on goûte à la Cour des Rois  ; c’est priver l’homme de la seule consolation qui l’empêche de se désespérer dans les misères de la vie. On dit qu’il faut un Dieu juste & vengeur qui punisse & récompense  ; on veut un Dieu susceptible de toutes les passions humaines, on lui donne des pieds, des mains, des yeux & des oreilles, & cependant on ne veut point qu’un Dieu constitué de la sorte ait rien de matériel. On dit que l’homme est son chef-d’œuvre & même son image, mais on ne veut pas que la copie soit semblable à l’original. Enfin, le Dieu du peuple d’aujourd’hui est sujet à bien plus de formes que le Jupiter des Payens. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que plus ces notions se contredisent & choquent le bon sens, plus le vulgaire les révère, parce qu’il croit opiniâtrement ce que les Prophètes en ont dit, quoique ces visionnaires ne fussent parmi les Hébreux que ce qu’étaient les augures & les devins chez les Payens. On consulte la Bible, comme si Dieu & la nature s’y expliquaient d’une façon particulière  ; quoique ce livre ne soit qu’un tissu de fragments cousus ensemble en divers temps, ramassés par diverses personnes & publiés de l’aveu des Rabbins, qui ont décidé, suivant leur fantaisie, de ce qui devait être approuvé ou rejeté, selon qu’ils l’ont trouvé conforme ou opposé à la Loi de Moyse[11]. Telle est la malice & la stupidité des hommes. Ils passent leur vie à chicaner & persistent à respecter un livre où il n’y a guère plus d’ordre que dans l’Alcoran de Mahomet  ; un livre, dis-je, que personne n’entend, tant il est obscur & mal conçu  ; un livre qui ne sert qu’à fomenter des divisions. Les Juifs & les Chrétiens aiment mieux consulter ce grimoire que d’écouter la Loi naturelle que Dieu, c’est-à-dire la Nature, en tant qu’elle est le principe de toutes choses, a écrit dans le cœur des hommes. Toutes les autres lois ne sont que des fictions humaines, & de pures illusions mises au jour, non par les Démons ou mauvais Esprits, qui n’existèrent jamais qu’en idée, mais par la politique des Princes & des Prêtres. Les premiers ont voulu par là donner plus de poids à leur autorité, & ceux-ci ont voulu s’enrichir par le débit d’une infinité de chimères qu’ils vendent cher aux ignorans.

Toutes les autres lois qui ont succédé à celle de Moyse, j’entends les lois des Chrétiens, ne sont appuyées que sur cette Bible dont l’original ne se trouve point, qui contient des choses surnaturelles & impossibles, qui parle de récompenses & de peines pour les actions bonnes ou mauvaises, mais qui ne sont que pour l’autre vie, de peur que la fourberie ne soit découverte, nul n’en étant jamais revenu. Ainsi, le peuple, toujours flottant entre l’espérance & la crainte est retenu dans son devoir par l’opinion qu’il a que Dieu n’a fait les hommes que pour les rendre éternellement heureux ou malheureux. C’est là ce qui a donné lieu à une infinité de Religions.

CHAPITRE III.

Ce que signifie le mot RELIGION : comment & pourquoi il s’en est introduit un si grand nombre dans le monde.
§. 1.

Avant que le mot Religion se fût introduit dans le monde, on n’étoit obligé qu’à suivre la loi naturelle, c’est-à-dire à se conformer à la droite raison. Ce seul instinct étoit le lien auquel les hommes étaient attachés  ; & ce lien, tout simple qu’il est, les unissait de telle sorte que les divisions étoient rares. Mais dès que la crainte eût fait soupçonner qu’il y a des Dieux & des Puissances invisibles, ils élevèrent des autels à ces êtres imaginaires, & secouant le joug de la nature & de la raison, ils se lièrent par de vaines cérémonies & par un culte superstitieux aux vains fantômes de l’imagination. C’est de là que dérive le mot de Religion qui fait tant de bruit dans le monde. Les hommes ayant admis des Puissances invisibles qui avaient tout pouvoir sur eux, ils les adorèrent pour les fléchir, & de plus ils s’imaginèrent que la nature étoit un être subordonné à ces Puissances. Dès lors, ils se la figurèrent comme une masse morte, ou comme une esclave qui n’agissoit que suivant l’ordre de ces Puissances. Dès que cette fausse idée eût frappé leur esprit, ils n’eurent plus que du mépris pour la nature, & du respect pour ces êtres prétendus, qu’ils nommèrent leurs Dieux. De là est venue l’ignorance où tant de peuples sont plongés, ignorance d’où les vrais savants les pourroient retirer, quelque profond qu’en soit l’abîme, si leur zèle n’était traversé par ceux qui mènent ces aveugles, & qui ne vivent qu’à la faveur de leurs impostures.

Mais quoi qu’il y ait bien peu d’apparence de réussir dans cette entreprise, il ne faut pas abandonner le parti de la vérité ; quand ce serait qu’en considération de ceux qui se garantissent des symptômes de ce mal, il faut qu’une âme généreuse dise les choses comme elles sont. La vérité, de quelque nature qu’elle soit, ne peut jamais nuire, au lieu que l’erreur, quelque innocente & quelque utile même qu’elle paraisse, doit nécessairement avoir à la longue des effets très funestes.

§. 2.

La crainte qui a fait les Dieux a fait aussi la Religion, & depuis que les hommes se sont mis en tête qu’il y avoit des anges invisibles qui étoient cause de leur bonne ou mauvaise fortune, ils ont renoncé au bon sens & à la raison, & ils ont pris leurs chimères pour autant de divinités qui avoient soin de leur conduite. Après donc s’être forgé des Dieux, ils voulurent savoir quelle étoit leur nature, & s’imaginant qu’ils devoient être de la même substance que l’âme, qu’ils croient ressembler aux fantômes qui paraissent dans le miroir ou pendant le sommeil  ; ils crurent que leurs Dieux étoient des substances réelles  ; mais si ténues & si subtiles que, pour les distinguer des Corps, ils les appelèrent Esprits, bien que ces corps & ces esprits ne soient, en effet, qu’une même chose, & ne diffèrent que du plus ou moins, puisqu’être Esprit ou incorporel, est une chose incompréhensible. La raison est que tout esprit a une figure qui lui est[12] propre, & qu’il est renfermé dans quelque lieu, c’est-à-dire qu’il a des bornes, & que par conséquent, c’est un corps quelque subtil qu’on le suppose[13].

§. 3.

Les Ignorans, c’est-à-dire la plupart des hommes, ayant fixé de cette sorte la nature de la substance de leurs Dieux, tâchèrent aussi de pénétrer par quels moyens ces Agens invisibles produisaient leurs effets  ; mais n’en pouvant venir à bout, à cause de leur ignorance, ils en crurent leurs conjectures  ; jugeant aveuglément de l’avenir par le passé  : comme si l’on pouvait raisonnablement conclure de ce qu’une chose est arrivée autrefois de telle & telle manière, qu’elle arrivera ou qu’elle doive arriver constamment, de la même manière  ; surtout lorsque les circonstances & toutes les causes qui influent nécessairement sur les événements & actions humaines, & qui en déterminent la nature & l’actualité, sont diverses. Ils envisagèrent donc le passé & augurèrent bien ou mal pour l’avenir, suivant que la même entreprise avait autrefois bien ou mal réussi. C’est ainsi que Phormion ayant défait les Lacédémoniens dans la bataille de Naupacte, les Athéniens, après sa mort, élirent un autre Général du même nom. Annibal ayant succombé sous les armes de Scipion l’Africain, à cause de ce bon succès, les Romains envoyèrent dans la même Province un autre Scipion contre César, ce qui ne réussit ni aux Athéniens ni aux Romains. Ainsi, plusieurs nations après deux ou trois expériences ont attaché aux lieux, aux objets & aux noms leurs bonnes ou mauvaises fortunes  ; d’autres se sont servis de certains mots qu’ils appellent des enchantements & les ont cru si efficaces qu’ils s’imaginent par leur moyen faire parler les arbres, faire un homme ou un Dieu d’un morceau de pain, & métamorphoser tout ce qui paraissait devant eux[14].

§. 4.

L’empire des Puissances invisibles étant établi de la sorte, les hommes ne les révélèrent d’abord que comme leurs Souverains, c’est-à-dire, par des marques de soumission & de respect, tels que sont les présents, les prières, &c. Je dis d’abord, car la nature n’apprend point à user de Sacrifices sanglants en cette rencontre : ils n’ont été institués que pour la subsistance des Sacrificateurs & des Ministres destinés au service de ces Dieux imaginaires.

§. 5.

Ce germe de Religion (je veux dire de l’espérance & la crainte), fécondé par les passions & opinions diverses des hommes, a produit ce grand nombre de croyances bizarres qui sont les causes de tant de maux & de tant de révolutions qui arrivent dans les États.

Les honneurs & les grands revenus qu’on a attachés au Sacerdoce, ou aux Ministres des Dieux, ont flatté l’ambition & l’avarice de ces hommes rusés qui ont su profiter de la stupidité des Peuples  ; ceux-ci ont si bien donné dans leurs pièges qu’ils se sont fait insensiblement une habitude d’encenser le mensonge & de haïr la vérité.

§. 6.

Le mensonge étant établi, & les ambitieux épris de la douceur d’être élevés au-dessus de leurs semblables, ceux-ci tâchèrent de se mettre en réputation en feignant d’être les amis des Dieux invisibles que le vulgaire redoutoit. Pour y mieux réussir, chacun les peignit à sa mode & prit la licence de les multiplier au point qu’on en trouvait à chaque pas.

§. 7.

La matière informe du monde fut appelée le Dieu Cahos. On fit de même un Dieu du Ciel, de la Terre, de la Mer, du Feu, des Vents & des Planettes. On fit le même honneur aux hommes & aux femmes  ; les oiseaux, les reptiles, le crocodile, le veau, le chien, l’agneau, le serpent & le pourceau, en un mot toutes sortes d’animaux & de plantes furent adorés. Chaque fleuve, chaque fontaine porta le nom d’un Dieu, chaque maison eut le sien, chaque homme eut son génie. Enfin, tout étoit plein, tant dessus que dessous la terre, de Dieux, d’Esprits, d’Ombres & de Démons. Ce n’étoit pas encore assez de feindre des Divinités dans tous les lieux imaginables  ; on eût cru offenser le temps, le jour, la nuit, la concorde, l’amour, la paix, la victoire, la contention, la rouille, l’honneur, la vertu, la fièvre & la santé  ; on eût, dis-je, cru faire outrage à de telles Divinités qu’on pensait toujours prêtes à fondre sur la tête des hommes, si on ne leur eût élevé des temples & des autels. Ensuite, on s’avisa d’adorer son génie, que quelques-uns invoquèrent sous le nom de Muses  ; d’autres sous le nom de Fortune, adorèrent leur propre ignorance. Ceux-ci sanctifièrent leurs débauches sous le nom de Cupidon, leur colère sous celui de Furies, leurs parties sexuelles sous le nom de Priape  ; en un mot, il n’y eut rien à quoi ils ne donnassent le nom d’un Dieu ou d’un Démon[15].

§. 8.

Les fondateurs des Religions sentant bien que la base de leurs impostures était l’ignorance des Peuples, s’avisèrent de les y entretenir par l’adoration des images dans lesquelles ils feignirent que les Dieux habitaient  ; cela fit tomber sur leurs Prêtres une pluie d’or & des Bénéfices que l’on regarda comme des choses saintes parce qu’elles furent destinées à l’usage des ministres sacrés, & personne n’eut la témérité ni l’audace d’y prétendre, ni même d’y toucher. Pour mieux tromper le Peuple, les Prêtres se proposèrent des Prophètes, des Devins, des Inspirés capables de pénétrer dans l’avenir, ils se vantèrent d’avoir commerce avec les Dieux  ; & comme il est naturel de vouloir savoir sa destinée, ces imposteurs n’eurent garde d’omettre une circonstance si avantageuse à leur dessein. Les uns s’établirent à Délos, les autres à Delphes & ailleurs, où, par des oracles ambigus, ils répondirent aux demandes qu’on leur faisoit : les femmes même s’en mêloient  ; les Romains avoient recours, dans les grandes calamités, aux Livres des Sybilles. Les fous passaient pour des inspirés. Ceux qui feignoient d’avoir un commerce familier avec les morts étaient nommés Nécromanciens  ; d’autres prétendoient connaître l’avenir par le vol des oiseaux ou par les entrailles des bêtes. Enfin, les yeux, les mains, le visage, un objet extraordinaire, tout leur semble d’un bon ou mauvais augure, tant il est vrai que l’ignorance reçoit telle impression qu’on veut, quand on a trouvé le secret de s’en prévaloir[16].

§. 9.

Les ambitieux qui ont toujours été de grands maîtres dans l’art de tromper, ont suivi cette route lorsqu’ils donnèrent des lois  ; & pour obliger le Peuple de se soumettre volontairement, ils lui ont persuadé qu’ils les avoient reçues d’un Dieu ou d’une Déesse.

Quoi qu’il en soit de cette multitude de Divinités, ceux chez qui elles ont été adorées, & qu’on nomme Payens, n’avoient point de systême général de Religion. Chaque République, chaque État, chaque ville & chaque particulier avait ses rites propres & pensoit de la Divinité à sa fantaisie. Mais il s’est élevé par la suite des législateurs plus fourbes que les premiers, qui ont employé des moyens plus étudiés & plus sûrs en donnant des lois, des cultes, des cérémonies propres à nourrir le fanatisme qu’ils vouloient établir.

Parmi un grand nombre, l’Asie en a vu naître trois qui se sont distingués tant par les lois & les cultes qu’ils ont institués, que par l’idée qu’ils ont donnée de la Divinité & par la manière dont ils s’y sont pris pour faire recevoir cette idée & rendre leurs lois sacrées. Moyse fut le plus ancien. Jésus-Christ venu depuis, travailla sur son plan & en conservant le fond de ses loix, il abolit le reste. Mahomet qui a paru le dernier sur la scène, a pris dans l’une & dans l’autre Religion de quoi composer la sienne, & s’est ensuite déclaré l’ennemi de toutes les deux. Voyons les caractères de ces trois législateurs, examinons leur conduite, afin qu’on juge après cela lesquels sont les mieux fondés, ou ceux qui les révèrent comme des hommes divins, ou ceux qui les traitent de fourbes & d’imposteurs.

§. 10.
De Moyse

Le célèbre Moyse, petit-fils d’un grand Magicien[17] au rapport de Justin Martyr, eut tous les avantages propres à le rendre ce qu’il devint par la suite. Chacun sait que les Hébreux dont il se fit le chef, étoient une nation de Pasteurs, que le roi Pharaon Osiris I. reçut en son pays en considération des services qu’il avait reçus de l’un d’eux dans le temps d’une grande famine : il leur donna quelques terres à l’Orient de l’Égypte, dans une contrée fertile en pâturages & par conséquent propre à nourrir leurs troupeaux ; pendant près de deux cents ans ils se multiplièrent considérablement, soit parce qu’y étant considérés comme étrangers, on ne les obligeât point de servi dans les armées, soit à cause des privilèges qu’Osiris leur avait accordés, plusieurs naturels du pays se joignirent à eux, soit enfin que quelques bandes d’Arabes fussent venues se joindre à eux en qualité de leurs frères, car ils étoient d’une même race. Quoi qu’il en soit, ils multiplièrent si étonnamment que ne pouvant plus tenir dans la contrée de Gossen, ils se répandirent dans toute l’Égypte, & donnèrent à Pharaon une juste raison de craindre qu’ils ne fussent capables de quelques entreprises dangereuses au cas que l’Égypte fut attaquée, (comme cela arrivoit alors assez souvent) par les Éthiopiens, ses ennemis assidus. Ainsi, une raison d’État obligea ce Prince à leur ôter leurs privilèges, & à chercher les moyens de les affoiblir & de les asservir.

Pharaon Orus, surnommé Burisis à cause de sa cruauté, lequel succéda à Memnon, suivit son plan à l’égard des Hébreux, & voulant éterniser sa mémoire par l’érection des Pyramides, & en bâtissant la ville de Thèbes, il condamna les Hébreux à travailler les briques, à la formation desquelles les terres de leur pays étaient très propres. C’est pendant cette servitude que naquit le célèbre Moyse , la même année que le Roi ordonna qu’on jetât dans le Nil tous les enfants mâles des Hébreux, voyant qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de faire périr cette Peuplade d’étrangers. Ainsi Moyse fut exposé à périr par les eaux dans un panier enduit de bitume, que sa mère plaça dans les joncs sur les bords du fleuve. Le hasard voulut que Thermutis, fille du Pharaon Orus, vint se promener de ce côté-là, & qu’ayant ouï les cris de cet enfant, la compassion si naturelle à son sexe lui inspirât le désir de le sauver. Orus étant mort, Thermutis lui succéda, & Moyse lui ayant été présenté, elle lui fit donner une éducation telle qu’on pouvait la donner à un fils de la reine d’une nation alors la plus savante & la plus polie de l’univers. En un mot, en disant qu’il fut élevé dans toutes les sciences des Egyptiens, c’est tout dire, & c’est nous présenter Moyse comme le plus grand politique, le plus savant naturaliste, & le plus fameux magicien de son temps. Outre qu’il est fort apparent qu’il fût admis dans l’ordre des Prêtres, qui étoient en Egypte ce que les Druides étoient dans les Gaules. Ceux qui ne savent pas quel étoit alors le gouvernement de l’Égypte ne seront peut-être pas fâchés d’apprendre que ses fameuses Dynasties ayant pris fin, & tout le pays dépendant d’un seul souverain, elle étoit divisée alors en plusieurs contrées qui n’avoient pas une trop grande étendue. On nommoit Monarques les Gouverneurs de ces contrées, & ces gouverneurs étoient ordinairement du puissant ordre des Prêtres, qui possédaient près d’un tiers de l’Egypte. Le roi nommoit à ces Monarchies : & si l’on en croit les auteurs qui ont écrit de Moyse, en comparant ce qu’ils en ont dit avec ce que Moyse en a lui-même écrit, on conclura qu’il devoit son élévation à Thermutis, à qui il devoit aussi la vie. Voilà quel fut Moyse en Égypte, où il eut tout le temps & les moyens d’étudier les mœurs des Egyptiens & de ceux de sa nation, leurs passions dominantes, leurs inclinations  ; connaissances dont il se servit dans la suite pour exciter la révolution dont il fut le moteur.

Thermutis étant morte, son successeur renouvela la persécution contre les Hébreux, & Moyse déchu de la faveur où il avait été, eut peur de ne pouvoir justifier quelques homicides qu’il avait commis  ; ainsi il prit le parti de fuir. Il se retira dans l’Arabie Pétrée, qui confine à l’Egypte  ; le hasard l’ayant conduit chez un chef de quelque Tribu du Pays, les services qu’il rendit & les talents que son Maître crut remarquer ici que Moyse était si mauvais Juif, & qu’il connaissoit alors si peu le redoutable Dieu qu’il imagina dans la suite, qu’il épousa une idolâtre, & qu’il ne pensa pas seulement à circoncire ses enfants.

C’est dans les déserts de cette Arabie qu’en gardant les troupeaux de son beau-père & de son beau-frère, il conçut le dessein de se venger de l’injustice que le Roi d’Egypte lui avait faite, en portant le trouble & la sédition dans le cœur de ses Etats. Il se flattoit de pouvoir aisément réussir, tant à cause de ses talents, que par les dispositions où il savait trouver ceux de sa nation, déjà irrités contre le gouvernement par les mauvais traitements qu’on leur faisait éprouver.

Il paroît, par l’histoire qu’il a laissée de cette révolution, ou du moins que nous a laissée l’auteur des Livres qu’on attribue à Moyse, que Jéthro, son beau-père, était du complot, aussi bien que son frère Aaron & sa sœur Marie, qui était restée en Égypte & avec qui il avait sans doute entretenu une correspondance.

Quoi qu’il en soit, on voit par l’exécution qu’il avait formé un vaste plan en bon politique, & qu’il sut mettre en œuvre contre l’Égypte toute la science qu’il y avait apprise, je veux dire sa prétendue Magie : en quoi il était plus subtil & plus habile que tous ceux qui faisaient métier des mêmes tours d’adresse à la Cour de Pharaon.

C’est par ces prétendus prodiges qu’il fit soulever, & auxquels se joignirent les mutins & mécontents Egyptiens, Éthiopiens & Arabes. Enfin vantant la puissance de sa Divinité, les fréquents entretiens qu’il avait avec elle, & la faisant intervenir dans toutes les mesures qu’il prenoit avec les chefs de la révolte, il les persuada si bien qu’ils le suivirent au nombre de six cens mille hommes combattans, sans les femmes & les enfans, à travers les déserts de l’Arabie dont il connaissoit tous les détours. Après six jours de marche, dans une pénible retraite, il prescrivit à ceux qui le suivoient de consacrer le septième jour à son Dieu par un repos public, afin de leur faire croire que Dieu le favorisoit, qu’il approuvoit sa domination ; & afin que personne n’eût l’audace de le contredire.

Il n’y eut jamais de Peuple plus ignorant que les Hébreux, ni, par conséquent, plus crédule. Pour être convaincu de cette ignorance profonde, il ne faut que se souvenir dans quel état ce Peuple étoit en Egypte, lorsque Moyse le fit révolter  ; il était haï des Egyptiens à cause de sa profession de Pâtres, persécuté par le Souverain, & employé aux travaux les plus vils. Au milieu d’une telle Populace, il ne fut pas bien difficile à Moyse de faire valoir se talents. Il leur fit accroire que son Dieu (qu’il nomma quelquefois simplement un Ange), le Dieu de leurs Pères lui étoit apparu ; que c’étoit par son ordre qu’il prenoit soin de les conduire  ; qu’il l’avoit choisi pour les gouverner, & qu’ils seroient le Peuple favori de ce Dieu, pourvu qu’ils crussent ce qu’il leur diroit de sa part. L’usage adroit de ses prestiges & de la connaissance qu’il avoit de la nature, fortifia ces exhortations : & il confirmoit ce qu’il leur avoit dit par ce qu’on appelle des prodiges, qui sont capables de faire toujours beaucoup d’impressions sur la Populace imbécile.

On peut remarquer surtout qu’il crut avoir trouvé un moyen sûr de tenir les Hébreux soumis à ses ordres en leur persuadant que Dieu était lui-même conducteur de nuit sous la figure d’une colonne de feu, & de jour sous la forme d’une Nuée. Mais aussi on peut prouver que ce fut là la fourberie la plus grossière de cet imposteur. Il avait appris pendant le séjour qu’il avait fait en Arabie que comme le pays étoit vaste & inhabité, c’étoit la coutume de ceux qui voyageoient par troupes de prendre des guides qui les conduisoient la nuit par le moyen d’un brasier dont ils suivoient la flamme, & de jour par la fumée du même brasier, que tous les membres de la Caravane pouvaient découvrir, & par conséquent ne se point égarer. Cette coutume était encore en usage chez les Mèdes & les Assyriens  ; Moyse s’en servit & la fit passer pour un miracle, & pour une marque de la protection de son Dieu. Qu’on ne m’en croie pas quand je dis que c’est un fourbe  ; qu’on en croie Moyse lui-même, qui, au 10e. Chapitre des Nombres (v. 19), jusqu’au 33e. prie son beau-frère Hobad de venir avec les Israëlites afin qu’il leur montrât le chemin parce qu’il connaissoit le pays. Ceci est démonstratif, car si c’étoit Dieu qui marchoit devant Israël nuit & jour en nuée ou en colonne de feu, pouvoient-ils avoir un meilleur guide  ? Cependant, voilà Moyse qui exhorte son beau-frère par les motifs les plus pressants à lui servir de guide  ; donc la Nuée & la colonne de feu n’étoient Dieu que pour le peuple, & non pour Moyse.

Les pauvres malheureux ravis de se voir adoptés par le Maître des Dieux au sortir d’une cruelle servitude, applaudirent à Moyse & jurèrent de lui obéir aveuglément. Son autorité étant confirmée, il voulut la rendre perpétuelle, & sous le prétexte spécieux d’établir le culte de ce Dieu, dont il se disoit le Lieutenant, il fit d’abord son frère & ses enfants chefs du Palais Royal  ; c’est-à-dire, du lieu où il trouvoit à propos de faire rendre les oracles ; ce lieu étoit hors de la vue & de la présence du Peuple. Ensuite il fit ce qui s’est toujours pratiqué dans les nouveaux établissements, savoir, des prodiges, des miracles dont les simples étoient éblouis, quelques-uns étourdis, qui faisoient pitié à ceux qui étoient pénétrants & qui lisoient au travers de ces impostures.

Quelque rusé que fût Moyse, il eût eu bien de la peine à se faire obéir, s’il n’avoit eu la force en main. La fourberie sans les armes réussit rarement.

Malgré le grand nombre de dupes qui se soumettoient aveuglément aux volontés de cet habile législateur, il se trouva des personnes assez hardies pour lui reprocher sa mauvaise foi, en lui disant que, sous de fausses apparences de justice & d’égalité, il s’étoit emparé de tout  ; que l’autorité souveraine étant attachée à sa famille, nul n’avoit plus droit d’y prétendre, & qu’il étoit enfin moins le Père que le tyran du Peuple. Mais dans ces occasions Moyse en profond politique perdoit ces Esprits forts & n’épargnoit aucun de ceux qui blâmoient son gouvernement.

C’est avec de pareilles précautions & en colorant toujours de la vengeance divine ses supplices, qu’il régna en Despote absolu  ; & pour en finir de la manière qu’il avait commencé, c’est-à-dire en fourbe & en imposteur, il se précipita dans un abîme qu’il avoit fait creuser au milieu d’une solitude où il se retirait de temps en temps sous prétexte d’aller conférer secrètement avec Dieu, afin de se concilier, par là, le respect & la soumission de ses sujets. Au reste il se jeta dans ce précipice préparé de longue main, afin que son corps ne se trouvât point & qu’on crût que Dieu l’avoit enlevé pour le rendre semblable à lui  ; il n’ignoroit pas que la mémoire des Patriarches qui l’avoient précédé était en grande vénération, quoiqu’on eût trouvé leurs sépultures, mais cela ne suffisoit pas pour contenter son ambition : il falloit qu’on le révérât comme un Dieu, sur qui la mort n’a point de prise. C’est à quoi tendoit, sans doute, ce qu’il dit au commencement de son règne : qu’il était établi de Dieu pour être le Dieu de Pharaon. Elie, à son exemple, Romulus, Zamolxis, & tous ceux qui ont eu la sotte vanité d’éterniser leurs noms, ont caché le temps de leur mort pour qu’on les crût immortels.

§. 11.

Mais, pour revenir aux législateurs, il n’y en a point eu qui n’aient fait émaner leurs loix[18] de quelques Divinités, & qui n’aient tâché de persuader qu’ils étaient eux-mêmes quelque chose de plus que de simples mortels. Numa Pompilius ayant goûté les douceurs de la solitude, eut peine à la quitter, quoique ce fut pour remplir le trône de Romulus, mais s’y voyant forcé par les acclamations publiques, il profita de la dévotion des Romains, & leur insinua qu’il conversait avec les Dieux, qu’ainsi, s’ils le voulaient absolument pour leur Roi, ils devaient se résoudre à lui obéir aveuglément & observer religieusement les lois & les instructions divines qui lui avaient été dictées par la Nymphe Égérie.

Alexandre le Grand n’eut pas moins de vanité ; non content de se voir le maître du monde, il voulut qu’on le crût fils de Jupiter. Persée prétendait aussi tenir sa naissance du même Dieu & de la Vierge Danaé. Platon regardait Apollon comme son père, qui l’avait eu d’une Vierge. Il y eut encore d’autres personnages qui eurent la même folie  ; sans doute que tous ces grands hommes croyaient ces rêveries fondées sur l’opinion des Égyptiens qui soutenoient que l’esprit de Dieu pouvoit avoir commerce avec une femme & la rendre féconde.

§. 12.
De Jésus-Christ.

Jésus-Christ qui n’ignoroit ni les maximes ni la science des Égyptiens, donna cours à cette opinion  ; il la crut propre à son dessein. Considérant combien Moyse s’était rendu célèbre, quoiqu’il n’eût commandé qu’un peuple d’ignorants, il entreprit de bâtir sur ce fondement, & se fit suivre par quelques imbéciles auxquels il persuada que le St-Esprit était son père, & sa mère une Vierge. Ces bonnes gens, accoutumés à se payer de songes & de rêveries, adoptèrent ces notions & crurent tout ce qu’il voulut, d’autant plus qu’une pareille naissance n’étoit pas véritablement quelque chose de trop merveilleux pour eux[19].

Être donc né d’une Vierge par l’opération du Saint-Esprit, n’est pas plus extraordinaire ni plus miraculeux que ce que content les Tartares de leur Gengis-kan, dont une Vierge fut aussi la mère  ; les Chinois disent que le Dieu Foé devait le jour à une Vierge rendu féconde par les rayons du Soleil.

Ce prodige arriva dans un temps où les Juifs, lassés de leur Dieu, comme ils l’avaient été de leurs Juges[20], en voulaient avoir un visible comme les autres nations. Comme le nombre des sots est infini, Jésus-Christ trouva des sujets partout, mais comme son extrême pauvreté était un obstacle invincible à son élévation[21], les Pharisiens, tantôt ses admirateurs, tantôt jaloux de son audace, le déprimaient ou l’élevaient selon l’humeur inconstante de la populace. Le bruit courut de sa Divinité, mais, dénué de forces comme il était, il était impossible que son dessein réussît. Quelques malades qu’il guérit, quelques prétendus morts qu’il ressuscita, lui donnèrent de la vogue  ; mais n’ayant ni argent, ni armée, il ne pouvoit manquer de périr. S’il eût eu ces deux moyens, il n’eût pas moins réussi que Moyse & Mahomet, ou que tous ceux qui ont eu l’ambition de s’élever au-dessus des autres. S’il a été plus malheureux, il n’a pas été moins adroit & quelques endroits de son histoire prouvent que le plus grand défaut de sa politique a été de n’avoir pas assez pourvu à sa sûreté. Du reste, je ne trouve pas qu’il ait plus mal pris ses mesures que les deux autres  ; sa loi est au moins devenue la règle de la croyance des Peuples qui se flattent d’être les plus sages du monde.

§. 13.
De la Politique de Jésus-Christ.

Est-il rien, par exemple, de plus subtil que la réponse de Jésus au sujet de la femme surprise en adultère  ? Les Juifs lui ayant demandé s’ils lapideroient cette femme, au lieu de répondre positivement à la question, ce qui l’aurait fait tomber dans le piège que ses ennemis lui tendoient, la négative étant directement contre la loi & l’affirmative le convaincant de rigueur & de cruauté, ce qui lui eût aliéné les esprits : au lieu, dis-je de répartir comme eût fait un homme ordinaire, que celui, dit-il, d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. Réponse adroite & qui montre bien la présence de son esprit. Une autre fois, interrogé s’il était permis de payer le tribut de César & voyant l’image du Prince sur la pièce qu’on lui montrait, il éluda la difficulté en répondant qu’on eût à rendre à César ce qui appartenait à César. La difficulté consistait en ce qu’il se rendait criminel de Lèze-Majesté, s’il niait que cela fût permis, & qu’en disant qu’il le fallait payer, il renversait la loi de Moyse, ce qu’il protesta ne vouloir jamais faire, lorsqu’il se crut sans doute trop faible pour le faire impunément ; car, quand il se fut rendu plus célèbre, il la renversa presque totalement : il fit comme ces Princes qui promettent toujours de confirmer les privilèges de leurs Sujets, pendant que la puissance n’est pas encore établie, mais qui dans la suite, ne s’embarrassent point de tenir leurs promesses.

Quand les Pharisiens lui demandèrent de quelle autorité il se mêlait de prêcher & d’enseigner le peuple, Jésus-Christ pénétrant leur dessein qui ne tendait qu’à le convaincre de mensonge, soit qu’il répondit que c’était par une autorité humaine, parce qu’il n’était point du Corps Sacerdotal, qui seul était chargé de l’instruction du peuple  ; soit qu’il se vantât de prêcher par l’ordre exprès de Dieu, sa doctrine étant opposée à la Loi de Moyse  ; il se tira d’affaire en les embarrassant eux-mêmes & en leur demandant au nom de qui Jean avait été baptisé  ?

Les Pharisiens, qui s’opposaient par politique au Baptême de Jean, se fussent condamnés eux-mêmes en avouant que c’était au nom de Dieu. S’ils ne l’avouaient pas, ils s’exposoient à la rage de la populace, qui croyoit le contraire. Pour sortir de ce mauvais pas, ils répondirent qu’ils n’en savoient rien, à quoi Jésus-Christ répondit qu’il n’était pas obligé de leur dire pourquoi & au nom de qui il prêchoit.

§. 14.

Telles étaient les défaites du destructeur de l’ancienne Loi, & du père de la nouvelle religion, qui fut bâtie sur les ruines de l’ancienne, où un esprit désintéressé ne voit rien de plus divin que dans les Religions qui l’ont précédé. Son fondateur, qui n’était pas tout-à-fait ignorant, voyant l’extrême corruption de la République des Juifs, la jugea proche de sa fin, & crut qu’une autre devait renaître de ses cendres.

La crainte d’être prévenu par des hommes plus adroits que lui, le fit hâter de s’établir par des moyens opposés à ceux de Moyse. Celui-ci commença par se rendre terrible & formidable aux autres nations  ; Jésus-Christ, au contraire, les attira à lui par l’espérance des avantages d’une autre vie que l’on obtiendrait, disait-il, en croyant en lui  ; tandis que Moyse ne promettait que des biens temporels aux observateurs de sa Loi, Jésus-Christ en fit espérer qui ne finiraient jamais. Les Loix de l’un ne regardaient que l’extérieur, celles de l’autre vont jusqu’à l’intérieur, influent sur les pensées & prennent en tout le contre-pied de la loi de Moyse. D’où il s’ensuit que Jésus-Christ crut, avec Aristote, qu’il en est de la Religion & des États comme de tous les individus qui s’engendrent & qui se corrompent ; & comme il ne se fait rien que de ce qui s’est corrompu, nulle Loi ne cède à l’autre qui ne lui soit toute opposée. Or, comme on a de peine à se résoudre de passer d’une loi à une autre, & comme la plupart des esprits sont difficiles à ébranler en matière de religion, Jésus-Christ, à l’imitation des autres novateurs, eut recours aux miracles qui ont toujours été l’écueil des ignorants, & l’asile des ambitieux adroits.

§. 15.

Par ce moyen, le Christianisme étant fondé, Jésus-Christ songea habilement à profiter des erreurs de la politique de Moyse, & à rendre la Nouvelle Loi éternelle  ; entreprise qui lui réussit au-delà, peut-être, de ses espérances. Les prophètes hébreux pensaient faire honneur à Moyse en prédisant un successeur qui lui ressembleroit  ; c’est-à-dire un Messie grand en vertus, puissant en biens & terrible à ses ennemis. Cependant, leurs Prophéties ont produit un effet tout contraire, quantité d’ambitieux ayant pris de là occasion de se faire passer pour le Messie annoncé, ce qui causa des révoltes qui ont duré jusqu’à l’entière destruction de l’ancienne République des Hébreux. Jésus-Christ, plus habile que les prophètes Mosaïques, pour discréditer d’avance ceux qui s’élèveroient contre lui, a prédit qu’un tel homme seroit le grand ennemi de Dieu, le favori des Démons, l’assemblage de tous les vices & la désolation du monde.

Après de si beaux éloges, il paraît que personne ne doit être tenté de se dire l’Antéchrist, & je ne crois pas qu’on puisse trouver de meilleur secret pour éterniser une Loi, quoiqu’il n’y ait rien de plus fabuleux de tout ce qu’on a débité de cet Antéchrist prétendu. Saint Paul disait, de son vivant, qu’il était déjà né, par conséquent, qu’on était à la veille de l’avènement de Jésus-Christ  ; cependant, il y a plus de 1600 ans d’écoulés depuis la prédiction de la naissance de ce formidable personnage, sans que personne en ait ouï parler. J’avoue que quelques-uns ont appliqué ces paroles à Ebiron & à Cérinthus, deux grands ennemis de Jésus-Christ, dont ils combattirent la prétendue Divinité  ; mais on peut dire aussi que si cette interprétation est conforme au sens de l’Apôtre, ce qui n’est nullement croyable, ces paroles désignent dans tous les siècles une infinité d’Antéchrists, n’y ayant point de vrais savants qui croient blesser la vérité en disant que l’histoire de Jésus-Christ est une[22] fable méprisable & que sa loi n’est qu’un tissu de rêveries que l’ignorance a mis en vogue, que l’intérêt entretient, & que la tyrannie protège.

§. 16.

On prétend néanmoins qu’une religion établie sur des fondements si faibles, est divine & surnaturelle, comme si on ne savoit pas qu’il n’y a point de gens plus propres à donner cours aux plus absurdes opinions que les femmes & les sots  ; Il n’est donc pas merveilleux que Jésus-Christ n’eût pas de savant à sa suite, il savoit bien que sa Loi ne pouvoit s’accorder avec le bon sens  ; voilà, sans doute, pourquoi il déclamoit si souvent contre les sages, qu’il exclut de son Royaume, où il n’admet que les pauvres d’esprit, les simples & les imbéciles : les esprits raisonnables doivent se consoler de n’avoir rien à démêler avec les insensés.

§. 17.
De la Morale de Jésus-Christ.

Quant à la morale de Jésus-Christ, on n’y voit rien de divin qui la doive faire préférer aux écrits des anciens, ou plutôt tout ce qu’on y voit en est tiré ou imité. Saint Augustin[23] avoue qu’il a trouvé dans quelques-uns de leurs récits tout le commencement de l’Evangile selon St Jean : ajoutez à cela que l’on remarque que cet Apôtre était tellement accoutumé à piller les autres qu’il n’a point fait difficulté de dérober aux Prophètes leurs énigmes & leurs visions, pour en composer son Apocalypse. D’où vient, par exemple, la conformité qui se trouve entre la doctrine du Vieux ou du Nouveau Testament, & les écrits de Platon, sinon de ce que les rabbins, & ceux qui ont composé les écritures, ont pillé ce grand homme  ? La naissance du monde a plus de vraisemblable dans son Timée, que dans le livre de la Genèse  ; cependant on ne peut pas dire que cela vienne de ce que Platon aura lu dans son voyage d’Égypte des livres judaïques, puisqu’au rapport de saint Augustin[24], le Roi Ptolémée ne les avoit pas encore fait traduire quand ce Philosophe y voyagea.

La description du Pays que Socrate fait à Simias dans le Phædon, a infiniment plus de grâce que le Paradis terrestre  ; & la fable des Androgynes[25] est sans comparaison mieux trouvée que tout ce que nous apprenons de la Genèse au sujet de l’extraction de l’une des côtes d’Adam pour en former la femme, &c. Y a-t-il encore rien qui ait plus de rapport aux deux embrasements de Sodôme & de Gomorrhe que celui que causa Phaëton  ? Y a-t-il rien de plus conforme que la chute de Lucifer & celle de Vulcain, ou celles des Géants abîmés par la foudre de Jupiter  ? Quelles choses se ressemblent mieux que Samson & Hercule, Elie & Phaëton, Joseph & Hypolite, Nabuchodonosor & Lycaon, Tantale & le mauvais riche, la Manne des Israëlites & l’Ambroisie des Dieux  ? Saint Augustin[26], saint Cyrille & Théophilacte comparent Jonas à Hercule, surnommé Trinoctius, parce qu’il fut trois jours & trois nuits dans le ventre de la Baleine.

Le fleuve de Daniel, représenté au Chapitre 7. de ses Prophéties, est une imitation visible du Pyriphlégéton, dont il est parlé au dialogue de l’immortalité de l’âme. On a tiré le péché originel de la boëte de Pandore, le Sacrifice d’Isaac & de Jephté de celui d’Iphigénie, en la place de laquelle une biche fut substituée. Ce qu’on rapporte de Loth & de sa femme est tout à fait conforme à ce que la fable nos apprend de Baucis & de Philémon  ; l’histoire de Bellérophon est le fondement de cette de saint Michel & du démon qu’il vainquit  ; enfin il est constant que les auteurs de l’Ecriture ont transcrit presque mot à mot les œuvres d’Hésiode & d’Homère.

§. 18.

Quant à Jésus-Christ, Celse montroit, au rapport d’Origène[27] qu’il avoit tiré de Platon ses plus belles sentences. Telle est celle qui porte qu’un chameau passeroit plutôt par le trou d’une aiguille, qu’il n’est aisé à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu[28] C’est à la secte des Pharisiens, dont il étoit, que ceux qui croient en lui doivent la croyance qu’ils ont de l’immortalité de l’âme, de la résurrection, de l’enfer, & la plus grande partie de sa morale, où je ne vois rien qui ne soit dans celle d’Epictète, d’Épicure & de quantité d’autres  ; ce dernier était cité par St. Jérôme[29] comme un homme dont la vertu faisoit honte aux meilleurs chrétiens & dont la vie était si tempérante, que ses meilleurs repas n’étoient qu’un peu de fromage, du pain & de l’eau. Avec une vie si frugale, ce philosophe, tout payen qu’il était, disait qu’il valait mieux être infortuné & raisonnable que d’être riche & opulent sans avoir de raison  ; ajoutant qu’il est rare que la fortune & la sagesse se trouvent réunies sous un même sujet, & qu’on ne sauroit être heureux ni vivre satisfait qu’autant que notre félicité est accompagnée de prudence, de justice & d’honnêteté, qui sont les qualités d’où résulte la vraie & la solide volupté.

Pour Epictète, je ne crois pas que jamais aucun homme, sans excepter Jésus-Christ, ait été plus ferme, plus austère, plus égal, & ait eu une morale pratique plus sublime que la sienne. Je ne dis rien qu’il ne me fut aisé de prouver si s’en étoit ici le lieu, mais de peur de passer les bornes que je me suis prescrites, je ne rapporterai, des belles actions de sa vie, qu’un seul exemple. Étant esclave d’un affranchi, nommé Epaphrodite, Capitaine des Gardes de Néron, il prit fantaisie à ce brutal de lui tordre la jambe. Epictète, s’apercevant qu’il y prenait plaisir, lui dit en souriant qu’il voyait bien qu’il ne finirait pas qu’il ne lui eût cassé la jambe  ; ce qui arriva comme il l’avait prédit. Eh bien  ! continua-t-il d’un visage égal & riant, ne vous avais-je pas bien dit que vous me casseriez la jambe  ? Y eût-il jamais de constance pareille à celle-là  ? Et peut-on dire que Jésus-Christ ait été jusque-là, lui qui pleuroit & suoit de peur à la moindre allarme qu’on lui donnoit, & qui témoigna, près de mourir, une pusillanimité tout à fait méprisable & que l’on ne vit point chez les martyrs.

Si l’injure des temps ne nous eut pas ravi le livre qu’Arrien avoit fait de la vie & de la mort de notre Philosophe, je suis persuadé que nous verrions bien d’autres exemples de sa patience. Je ne doute pas qu’on ne dise de cette action ce que les Prêtres disent des vertus des Philosophes, que c’est une vertu dont la vanité est la base, & qui n’est point en effet ce qu’elle paroît. Mais je sais bien que disent en chaire tout ce qui leur vient à la bouche, & croyent avoir bien gagné l’argent qu’on leur donne pour instruire le peuple, quand ils ont déclamé contre les seuls hommes qui sachent ce que c’est que la droite raison & la véritable vertu  ; tant il est vrai que rien au monde n’approche si peu des mœurs des vrais sages que les actions de ces hommes superstitieux qui les décrient  ; ceux-ci semblent n’avoir étudié que pour parvenir à un poste qui leur donne du pain, ils sont vains & s’applaudissent quand ils l’ont obtenu, comme s’ils étoient parvenus à un état de perfection, bien qu’il ne soit pour ceux qui obtiennent qu’un état d’oisiveté, d’orgueil, de licence & de volupté, où la plupart ne suivent rien moins que les maximes de la Religion qu’ils professent. Mais laissons-là des gens qui n’ont aucune idée de la vertu réelle, pour examiner la Divinité de leur Maître.

§. 19.

Après avoir examiné la politique & la morale du Christ, où l’on ne trouve rien d’aussi utile & d’aussi sublime que dans les écrits des anciens Philosophes, voyons si la réputation qu’il s’est acquise après sa mort est une preuve de sa Divinité. Le Peuple est si accoutumé à la déraison, que je m’étonne qu’on prétende tirer aucune conséquence de sa conduite  ; l’expérience nous prouve qu’il court toujours après des phantômes, & qu’il ne fait & ne dit rien qui marque du bon sens. Cependant, c’est sur de pareilles chimères, qui ont été de tout temps en vogue, malgré les efforts des savants qui s’y sont toujours opposés, que l’on fonde sa croyance. Quelques soins qu’ils aient pris pour déraciner les folies régnantes, le Peuple ne les a quittées qu’après en avoir été rassasié.

Moyse eut beau se vanter d’être l’interprète de Dieu & prouver sa mission & ses droits par des signes extraordinaires, pour peu qu’il s’absentât (ce qu’il faisoit de temps à autre pour conférer, disait-il, avec Dieu, & ce qui firent pareillement Numa Pompilius & plusieurs autres législateurs) pour peu, dis-je, qu’il s’absentât, il ne trouvoit à son retour que les traces du culte des Dieux que les Hébreux avaient vus en Égypte. Il eut beau les tenir 40 ans dans un désert pour leur faire perdre l’idée des Dieux qu’ils avoient quittés  ; ils ne les avoient de visibles qui marchassent devant eux, ils les adoroient opiniâtrement, quelque cruauté qu’on leur fît éprouver.

La seule haine qu’on leur inspira pour les autres nations, par un orgueil dont les plus idiots sont capables, leur fit perdre insensiblement le souvenir des Dieux d’Égypte, pour s’attacher à celui de Moyse  ; on l’adora quelque temps avec toutes les circonstances marquées dans la Loi, mais on le quitta par la suite pour suivre celle de Jésus-Christ, par cette inconstance qui fait courir après la nouveauté.

§. 20.

Les plus ignorants des Hébreux avaient adopté la Loi de Moyse  ; ce furent aussi de pareilles gens qui coururent après Jésus ; & comme le nombre en est infini & qu’ils s’aiment les uns les autres, on ne doit pas s’étonner si ces nouvelles erreurs se répandirent aisément. Ce n’est pas que les nouveautés ne soient dangereuses pour ceux qui les embrassent, mais l’enthousiasme qu’elles excitent anéantit la crainte. Ainsi les Disciples de Jésus-Christ, tout misérables qu’ils étaient à sa suite, & tout mourant de faim (comme on le voit par la nécessité où ils furent un jour, avec leur conducteur, d’arracher des Epics dans les champs pour se nourrir) les disciples de Jésus-Christ, dis-je, ne commencèrent à se décourager que lorsqu’ils virent leur maître entre les mains des bourreaux & hors d’état de leur donner les biens la puissance & la grandeur qu’il leur avait fait espérer.

Après sa mort, ses disciples, au désespoir de se voir frustrés de leurs espérances, firent de nécessité vertu ; bannis de tous les lieux & poursuivis par les Juifs qui les vouloient traiter comme leur Maître, ils se répandirent dans les contrées voisines, où, sur le rapport de quelques femmes, ils débitèrent sa résurrection, sa filiation Divine & le reste des fables dont les Évangiles sont si remplis.

La peine qu’ils avoient à réussir parmi les Juifs les fit résoudre à chercher fortune parmi des étrangers, mais comme il falloit plus de science qu’ils n’en avoient, les Gentils étant Philosophes & par conséquent trop amis de la raison pour se rendre à des bagatelles, les Sectateurs de Jésus gagnèrent un jeune homme[30] d’un esprit bouillant & actif  ; un peu mieux instruit que les pêcheurs sans lettres ou plus capable de faire écouter son babil. Celui-ci, s’associant avec eux par un coup du Ciel (car il falloit du merveilleux) attira quelques partisans à la secte naissante par la crainte des prétendues peines d’un Enfer, imité des fables des anciens Poëtes, & par l’espérance des joies du Paradis, où il eut l’impudence de faire dire qu’il avait été enlevé.

Ces disciples, à force de prestiges & de mensonges, procurèrent à leur Maître l’honneur de passer pour un Dieu, honneur auquel Jésus de son vivant n’avoit pu parvenir. Son sort ne fut pas meilleur que celui d’Homère, ni même si honorable, puisque six des villes qui avaient chassé & méprisé ce dernier pendant sa vie, se firent la guerre pour savoir à qui resterait l’honneur de lui avoir donné le jour.

§. 21.

On peut juger par tout ce que nous avons dit que le Christianisme n’est comme toutes les autres Religions qu’une imposture grossièrement tissue, dont le succès & les progrès étonneraient même ses inventeurs s’ils revenaient au monde  ; mais, sans nous engager plus avant dans un labyrinthe d’erreurs & de contradictions visibles dont nous avons assez parlé, disons quelque chose de Mahomet, lequel a fondé une loi sur des maximes toutes opposées à celles de Jésus-Christ.

§. 22.
De Mahomet.

A peine les disciples du Christ avoient éteint la Loi Mosaïque, pour introduire la Loi Chrétienne, que les hommes, entraînés par leur inconstance ordinaire, suivirent un nouveau législateur, qui s’éleva par les mêmes voies que Moyse. Il prit comme lui le titre de Prophète & d’Envoyé de Dieu  ; comme lui, il fit des miracles, & sut mettre à profit les passions du peuple. D’abord, il se vit escorté d’une populace ignorante, à laquelle il exprimoit les nouveaux Oracles du Ciel. Ces misérables, séduits par les promesses & les fables de ce nouvel imposteur, répandirent sa renommée & l’exaltèrent au point d’éclipser celle de ses Prédécesseurs.

Mahomet n’étoit pas un homme qui parût propre à fonder un Empire, il n’excelloit ni en Politique, ni[31] en Philosophie ; il ne savoit ni lire ni écrire. Il avoit même si peu de fermeté qu’il eût été forcé à soutenir la gageure par l’adresse d’un de ses spectateurs. Dès qu’il commença à s’élever & à devenir célèbre  ; Corais, puissant Arabe, jaloux qu’un homme de néant eut l’audace d’abuser le peuple, se déclara son ennemi & traversa son entreprise, mais le peuple, persuadé que Mahomet avait des conférences continuelles avec Dieu & ses anges, fit qu’il l’emporta sur son ennemi. La famille de Corais eut le dessous & Mahomet, se voyant suivi d’une foule imbécile qui le croyoit un homme divin, crut n’avoir plus besoin de son compagnon  ; mais de peur que celui-ci ne découvrît ses impostures, il voulut le prévenir, & pour le faire plus sûrement, il l’accabla de promesses & lui jura qu’il ne vouloit devenir grand que pour partager avec lui son pouvoir, auquel il avoit tant contribué. «  Nous touchons, dit-il au temps de notre élévation, nous sommes sûr d’un grand peuple que nous avons gagné, il s’agit de nous assurer de lui par l’artifice que vous avez si heureusement imaginé  ». En même temps, il lui persuada de se cacher dans la fosse des Oracles.

C’étoit un puits d’où il parloit pour faire croire au Peuple que la voix de Dieu se déclaroit pour Mahomet, qui étoit au milieu de ses prosélites. Trompé par les caresses de ce perfide, son associé alla dans la fosse contrefaire l’Oracle à son ordinaire  ; Mahomet, passant alors à la tête d’une multitude infatuée, on entendit une voix qui disoit : «  Moi, je suis votre Dieu, je déclare que j’ai établi Mahomet pour être le Prophète de toutes les nations  ; ce sera de lui que vous apprendrez ma véritable loi, que les Juifs & les Chrétiens ont altérée  ». Il y avoit longtemps que cet homme jouoit ce rôle, mais enfin il fut payé par la plus grande a la plus noire ingratitude. En effet, Mahomet, entendant la voix qui le proclamoit un homme divin, se tournant vers le peuple, lui commanda, au nom de ce Dieu qui le reconnaissoit pour son Prophète, de combler de pierres cette fosse, d’où étoit sorti en sa faveur un témoignage si authentique, en mémoire de la pierre que Jacob éleva pour marquer le lieu où Dieu lui étoit apparu. Ainsi périt le misérable qui avoit contribué à l’élévation de Mahomet  ; ce fut sur cet amas de pierre que le dernier des plus célèbres imposteurs a établi sa loi. Ce fondement est si solide & fixé de telle sorte qu’après plus de mille ans de règne, on ne voit pas encore d’apparence qu’il soit sur le point d’être ébranlé.

§. 23.

Ainsi Mahomet s’éleva & fut plus heureux que Jésus, en ce qu’il vit avant sa mort le progrès de sa loi, ce que le fils de Marie ne put faire à cause de sa pauvreté. Il fut même plus heureux que Moyse qui par un excès d’ambition se précipita lui-même pour finir ses jours. Mahomet mourut en paix & au comble de ses souhaits, il avait de plus quelque certitude que sa Doctrine subsisterait après sa mort, l’ayant accommodée au génie de ses sectateurs nés & élevés dans l’ignorance  ; ce qu’un homme plus habile n’eût peut-être pu faire.

Voilà, Lecteur, ce qu’on peut dire de plus remarquable touchant les trois célèbres Législateurs dont les Religions ont subjugué une grande partie de l’univers. Ils étaient tels que nous les avons dépeints  ; c’est à vous d’examiner s’ils méritent que vous les respectiez, & si vous êtes excusables de vous laisser conduire par des guides que la seule ambition a élevés & dont l’ignorance éternise les rêveries. Pour vous guérir des erreurs dont ils vous ont aveuglés, lisez ce qui suit avec un esprit libre & désintéressé, ce sera le moyen de découvrir la vérité.

CHAPITRE IV.

Vérités sensibles & évidentes.
§. 1.

Moyse, Jésus & Mahomet étant tels que nous venons de les peindre, il est évident que ce n’est point dans leurs écrits qu’il faut chercher une véritable idée de la Divinité. Les apparitions & les conférences de Moyse & de Mahomet, de même que l’origine divine de Jésus, sont les plus grandes impostures qu’on ait pu mettre au jour, & que vous devez fuir si vous aimez la vérité.

§. 2.

Dieu n’étant, comme on a vu, que la nature, ou, si l’on veut, l’assemblage de tous les êtres, de toutes les propriétés & de toutes les énergies, est nécessairement la cause immanente & non distincte de ses effets  ; il ne peut être appelé ni bon, ni méchant, ni juste, ni miséricordieux, ni jaloux  ; ce sont des qualités qui ne conviennent qu’à l’homme  ; par conséquent, il ne sauroit ni punir ni récompenser. Cette idée de punitions & de récompenses ne peut séduire que des ignorants, qui ne conçoivent l’Être simple, qu’on nomme Dieu, que sous des images qui ne lui conviennent nullement. Ceux qui se servent de leur jugement, sans confondre ses opérations avec celles de l’imagination, & qui ont la force de se défaire des préjugés de l’enfance, sont les seuls qui s’en fassent une idée claire & distincte. Ils l’envisagent comme la source de tous les Êtres, qui les produit sans distinction, les uns n’étant pas préférables aux autres à son égard, & l’homme ne lui coûtant pas plus à produire que le plus petit vermisseau ou la moindre plante.

§. 3.

Il ne faut donc pas croire que l’Être universel, qu’on nomme communément Dieu, fasse plus de cas d’un homme que d’une fourmi, d’un lion plus que d’une pierre. Il n’y a rien à son égard de beau ou de laid, de bon ou de mauvais, de parfait ou d’imparfait. Il ne s’embarrasse point d’être loué, prié, recherché, caressé  ; il n’est point ému de que les hommes font ou disent, il n’est susceptible ni d’amour ni de haine[32]  ; en un mot, il ne s’occupe pas plus de l’homme que du reste des créatures, de quelque nature qu’elles soient. Toutes ces distinctions ne sont que des inventions d’un esprit borné ; l’ignorance les imagina & l’intérêt les fomente.

§. 4.

Ainsi tout homme sensé ne peut croire ni Dieu, ni Enfer, ni Esprit, ni Diables, de la manière qu’on en parle communément. Tous ces grands mots n’ont été forgés que pour éblouir ou intimider le vulgaire. Que ceux donc qui veulent se convaincre encore mieux de cette vérité prêtent une sérieuse attention à ce qui suit, & s’accoutument à ne porter des jugements qu’après de mûres réflexions.

§. 5.

Une infinité d’astres que nous voyons au-dessus de nous, on fait admettre autant de corps solides où ils se meuvent, parmi lesquels il y en a un destiné à la Cour céleste, où Dieu se tient comme un Roi au milieu de ses Courtisans. Ce lieu est le séjour des Bienheureux, où l’on suppose que les bonnes âmes vont se rendre en quittant le corps. Mais, sans nous arrêter à une opinion si frivole & que nul homme de bon sens ne peut admettre, il est certain que ce que l’on appelle Ciel, n’est autre chose que la continuation de l’air qui nous environne, fluide dans lequel les planètes se meuvent, sans être soutenues par aucune masse solide, de même que la terre que nous habitions.

§. 6.

Comme l’on a imaginé un Ciel, dont on a fait le séjour de Dieu & des bienheureux, ou, suivant les Payens, des Dieux & des Déesses, on s’est depuis figuré un Enfer, ou lieu souterrain, où l’on assure que les âmes des méchants descendent pour y être tourmentées. Mais ce mot d’Enfer, dans sa signification naturelle, n’exprime autre chose qu’un lieu bas & creux, que les Poëtes ont inventé pour opposer à la demeure des habitants célestes, qu’ils ont supposée haute & élevée. Voilà ce que signifient exactement les mots infernus ou inferi des Latins, ou celui des Grecs αδης, qui entendent un lieu profond & redoutable par son obscurité. Tout ce qu’on en dit n’est que l’effet de l’imagination des Poëtes & de la fourberie des Prêtres  ; tous les discours des premiers sont figurés & propres à faire impression sur des esprits faibles, timides & mélancoliques  ; ils furent changés en articles de foi par ceux qui ont le plus grand intérêt à soutenir cette opinion.

CHAPITRE V.

De l’âme.
§. 1.

L’Ame est quelque chose de plus délicat à traiter que ne sont le Ciel & l’Enfer  ; il est donc à propos, pour satisfaire la curiosité du Lecteur, d’en parler avec plus d’étendue. Mais avant que de la définir, il faut exposer ce qu’en ont pensé les plus célèbres Philosophes  ; je ne ferai en plus de mots, afin qu’on le retienne avec plus de facilité.

§. 2.

Les uns ont prétendu que l’âme est un Esprit, ou une substance immatérielle  ; d’autres ont soutenu que c’est une portion de la Divinité  ; quelques-uns en font un air très subtil  ; d’autres disent que c’est une harmonie de toutes les parties du corps  ; enfin, d’autres, que c’est la plus subtile partie du sang, qui s’en sé- pare dans le cerveau, & se distribue par les nerfs ; cela posé, la source de l’âme est le cœur où elle s’engendre ; & le lieu où elle exerce ses plus nobles fonctions est le cerveau, vu qu’elle y est plus épurée des parties grossières du sang. Voilà quelles sont les opinions diverses que l’on s’est faites sur l’âme. Cependant, pour les mieux développer, divisons-les en deux classes. Dans l’une seront les Philosophies qui l’ont cru corporelle  ; dans l’autre, ceux qui l’ont regardée comme incorporelle.

§. 3.

Pithagore & Platon ont avancé que l’âme était incorporelle, c’est-à-dire, un être capable de subsister sans l’aide du corps & qui peut se mouvoir de lui-même. Ils prétendent que toutes les âmes particulières des animaux sont des portions de l’âme universelle du monde, que ces portions sont incorporelles & immortelles, ou de la même nature qu’elle, comme l’on conçoit fort bien que cent petits feux sont de même nature qu’un grand feu d’où ils ont été pris.

§. 4.

Ces Philosophes ont cru que l’univers étoit animé par une substance immatérielle, immortelle & invisible, qui fait tout, qui agit toujours, & qui est la cause de tout mouvement, & la source de toutes les âmes, qui en sont des émanations. Or, comme ces âmes sont très-pures & d’une nature infiniment supérieure au corps, elles ne s’unissent pas, disent-ils, immédiatement, mais par le moyen d’un corps subtil comme la flamme, ou cet air subtil & étendu que le vulgaire prend pour le Ciel. Ensuite, elles prennent un corps encore subtil, puis un autre un peu moins grossier, & toujours ainsi par degrés, jusqu’à ce qu’elles puissent s’unir aux corps sensibles des animaux où elles descendent comme dans des cachots ou des sépulcres. La mort du corps, selon eux, est la vie de l’âme, qui s’y trouvoit comme ensevelie, & où elle n’exerçoit que faiblement ses plus nobles fonctions  ; ainsi, par la mort du corps, l’âme sort de sa prison, se débarrasse de la matière, & se réunit à l’âme du monde dont elle étoit émanée.

Ainsi, suivant cette opinion, toutes les âmes des animaux sont de même nature, & la diversité de leurs fonctions ou facultés ne vient que de la différence des corps où elles entrent.

Aristote admet[33] une intelligence universelle commune à tous les êtres & qui fait à l’égard des intelligences particulières ce que fait la lumière à l’égard des yeux  ; & comme la lumière rend les objets visibles, l’entendement universel rend ces objets intelligibles.

Ce Philosophe définit l’âme ce qui nous fait vivre, sentir, concevoir & mouvoir  ; mais il ne dit point quel est cet Être, qui est la source & le principe de ces nobles fonctions, & par conséquent ce n’est point chez lui qu’il faut chercher l’éclaircissement des doutes que l’on a sur la nature de l’âme.

§. 5.

Dicéarque, Asclépiade, & Galien à quelques égards, ont aussi cru que l’âme étoit incorporelle, mais d’une autre manière  ; car ils ont dit que l’âme n’est autre chose que l’harmonie de toutes les parties du corps, c’est-à-dire, ce qui résulte d’un mélange exact des éléments & de la disposition des parties, des humeurs & des esprits. Ainsi, disent-ils, comme la santé n’est point une partie de celui qui se porte bien, quoi qu’elle soit en lui, de même, quoique l’âme soit dans l’animal, ce n’est point une de ses parties, mais l’accord de toutes celles dont il est composé.

Sur quoi il est à remarquer que ces auteurs croient l’âme incorporelle, sur un principe tout opposé à leur intention  ; car, dire qu’elle n’est point un corps, mais seulement quelque chose d’inséparablement attaché au corps, c’est dire qu’elle est corporelle, puisqu’on appelle corporel non seulement ce qui est corps, mais tout ce qui est forme ou accident, ou ce qui ne peut être séparé de la matière.

Voilà les Philosophes qui soutiennent que l’âme est incorporelle ou immatérielle  ; on voit qu’ils ne sont pas d’accord avec eux-mêmes, & par conséquent qu’ils ne méritent pas d’être crus.

Passons à ceux qui ont avoué qu’elle est corporelle ou matérielle.

§. 6.

Diogène a cru que l’âme est composée d’air, d’où il a dérivé la nécessité de respirer, & il la définit un air qui passe de la bouche par les poumons dans le cœur, où il s’échauffe, & d’où il se distribue ensuite dans tout le corps.

Leucippe & Démocrite ont dit qu’elle étoit de feu & que, comme le feu, elle était composée d’atomes, qui pénètrent aisément toutes les parties du corps & qui le font mouvoir.

Hippocrate a dit qu’elle étoit composée d’eau & de feu  ; Empédocle de quatre éléments. Épicure a cru, comme Démocrite, que l’âme est composée de feu, mais il ajoute que dans cette composition il entre de l’air, une vapeur & une autre substance qui n’a point de nom, & qui est le principe du sentiment  ; que, de ces quatre substances différentes, il se fait un esprit très subtil, qui se répand par tout le corps & qui doit s’appeler l’ame.

Descartes soutient aussi, mais pitoyablement, que l’âme n’est point matérielle  ; je dis pitoyablement, car jamais philosophe ne raisonna si mal sur ce sujet que ce grand homme  ; & voici de quelle façon il s’y prend. D’abord, il dit qu’il faut douter de l’existence de son corps  ; croire qu’il n’y en a point  ; puis raisonner de cette manière : Il n’y a point de corps  ; je suis pourtant, donc je ne suis pas un corps  ; par conséquent, je ne puis être qu’une substance qui pense. Quoique ce beau raisonnement se détruise assez de lui-même, je dirai néanmoins en deux mots quel est mon sentiment.

1° Ce doute que M. Descartes propose est totalement impossible, car quoi qu’on pense quelquefois ne point penser qu’il y ait des corps, il est vrai néanmoins qu’il y en a quand on y pense.

2° Quiconque croit qu’il n’y a point de corps doit être assuré qu’il n’en est pas un, nul ne pouvant douter de soi-même, ou, s’il en est assuré, son doute est donc inutile.

3° Lorsqu’il dit que l’âme est une substance qui pense, il ne nous apprend rien de nouveau. Chacun en convient, mais la difficulté est de déterminer ce que c’est que cette substance qui pense, & c’est ce qu’il ne fait pas plus que les autres.

§. 7.

Pour ne point biaiser comme il a fait & pour avoir la plus saine idée qu’on puisse se former de l’âme de tous les animaux, sans en excepter l’homme qui est de la même nature & qui n’exerce des fonctions différentes que par la diversité seule des organes & des humeurs, il faut faire attention à ce qui suit.

Il est certain qu’il y a dans l’univers un fluide très subtil ou une matière très déliée & toujours en mouvement, dont la source est dans le soleil  ; le reste est répandu dans les autres corps, plus ou moins, selon leur nature ou leur consistance. Voilà ce que c’est que l’âme du monde  ; voilà ce qui le gouverne & le vivifie, & dont quelque portion est distribuée à toutes les parties qui le composent.

Cette âme est le feu le plus pur qui soit dans l’univers. Il ne brûle pas de soi-même, mais par différents mouvements qu’il donne aux particules des autres corps où il entre, il brûle & fait ressentir sa chaleur. Le feu visible contient plus de cette matière que l’air, celui-ci que l’eau, & la terre en a beaucoup moins  ; les plantes en ont plus que les minéraux, & les animaux encore davantage. Enfin, ce feu renfermé dans le corps le rend capable des sentiments, & c’est ce qu’on appelle l’âme, ou ce qu’on nomme les esprits animaux, qui se répandent dans toutes les parties du corps. Or, il est certain que cette âme, étant de même nature dans tous les animaux, se dissipe à la mort de l’homme, ainsi qu’à celle des bêtes. D’où il suit que ce que les Poëtes & les Théologiens nous disent de l’autre monde est une chimère qu’ils ont enfantée & débitée pour des raisons qu’il est aisé de deviner.

CHAPITRE VI.

Des Esprits qu’on nomme Démons.
§. 1.

Nous avons dit ailleurs comment la notion des Esprits s’est introduite parmi les hommes, & nous avons fait voir que ces Esprits n’étoient que des fantômes qui n’existoient que dans leur propre imagination.

Les premiers docteurs du genre humain n’étoient pas assez éclairés pour expliquer au peuple ce que c’étoit que ces fantômes, mais ils ne laissoient pas de lui dire ce qu’ils en pensoient. Les uns, voyant que les Fantômes se dissipoient, & n’avoient nulle consistance, les appeloient immatériels, incorporels, des formes sans matière, des couleurs & des figures, sans être néanmoins des corps ni colorés ni figurés, ajoutant qu’ils pouvoient se revêtir d’air comme d’un habit lorsqu’ils vouloient se rendre visibles aux yeux des hommes. Les autres disaient que c’étoient des corps animés, mais qu’ils étoient faits d’air ou d’une autre matière plus subtile, qu’ils épaississaient à leur gré, lorsqu’ils voulaient paraître.

§. 2.

Si ces deux sortes de Philosophes étoient opposés dans l’opinion qu’ils avoient des Phantômes, ils s’accordoient dans les noms qu’ils leur donnoient, car tous les appeloient Démons  ; en quoi ils étoient aussi insensés que ceux qui croient voir en dormant les âmes des personnes mortes, & que c’est leur propre âme qu’ils voient quand ils se regardent dans un miroir, ou enfin qui croient que les Etoiles qu’on voit dans l’eau sont les âmes des Etoiles. D’après une opinion ridicule, ils tombèrent dans une erreur qui n’est pas moins absurde, lorsqu’ils crurent que ces Fantômes avoient un pouvoir illimité, notion destituée de raison  ; mais ordinaire aux ignorants, qui s’imaginent que les Êtres qu’ils ne connoissent pas ont une puissance merveilleuse.

§. 3.

Cette ridicule opinion ne fut pas plutôt divulguée que les législateurs s’en servirent pour appuyer leur autorité. Ils établirent la croyance des Esprits qu’ils appelèrent Religion, espérant que la crainte que le peuple auroit de ces puissances invisibles le retiendroit dans son devoir  ; & pour donner plus de poids à ce dogme, ils distinguèrent les Esprits ou Démons en bons & mauvais  ; les uns furent destinés à exciter les hommes à observer leurs loix, les autres à les retenir & à les empêcher de les enfreindre.

Pour savoir ce que c’est que les Démons, il ne faut que lire les Poètes grecs & leurs histoires, & sur-tout ce qu’en dit Hésiode dans sa Théogonie, où il traite amplement de la génération & de l’origine des Dieux.

§. 4.

Les Grecs sont les premiers qui les ont inventés  ; de chez eux ils ont passé, par le moyen de leurs colonies, dans l’Asie, dans l’Égypte & l’Italie. C’est là où les Juifs qui étoient dispersés à l’Alexandrie & ailleurs en ont eu connoissance. Ils s’en sont heureusement servis comme les autres peuples, mais avec cette différence qu’ils n’ont pas nommé Démons, comme les Grecs, les bons & les mauvais esprits indifféremment, mais seulement les mauvais, réservant au seul bon Démon le nom d’Esprit, de Dieu, & appelant Prophètes ceux qui étoient inspirés par le bon esprit  ; de plus, ils regardoient comme les effets de l’Esprit Divin tout ce qu’ils regardoient comme un grand bien, & comme effets du Caco-Démon, ou Esprit malin, tout ce qu’ils estimoient un grand mal.

§. 5.

Cette distinction du bien & du mal fit appeler Démoniaques ceux que nous nommons Lunatiques, Insensés, Furieux, Epileptiques  ; comme aussi ceux qui parloient un langage inconnu. Un homme mal fait & malpropre étoit, à leur avis, possédé d’un Esprit immonde  ; un muet l’étoit d’un Esprit muet. Enfin, les mots Esprit & de Démon leur devinrent si familiers qu’ils en parloient en toute rencontre  ; d’où il est clair que les Juifs croyoient, comme les Grecs, que les Esprits ou Fantômes n’étoient pas de pures chimères, ni des visions, mais des êtres réels, indépendants de l’imagination.

§. 6.

De là vient que la Bible est toute remplie de contes sur les Esprits, les Démons & les Démoniaques  ; mais il n’y est dit nulle part comment & quand ils furent créés, ce qui n’est guère pardonnable à Moyse, qui s’est, dit-on mêlé de parler de la Création du Ciel & de la Terre. Jésus, qui parle assez souvent d’Anges & d’Esprits bons & mauvais, ne nous dit pas non plus s’ils sont matériels ou immatériels. Cela fait voir que tous les deux ne savoient que ce que les Grecs en avoient appris à leurs ancêtres. Sans cela, Jésus-Christ ne seroit pas moins blâmable de son silence que de sa malice à refuser à tous les hommes la grâce, la foi & la piété qu’il assure leur pouvoir donner.

Mais, pour revenir aux Esprits, il est certain que ces morts Démons, Satan, Diable, ne sont point des noms propres qui désignent quelque individu, & qu’il n’y eût jamais que les ignorants qui y crurent, tant parmi les Grecs, qui les inventèrent, que parmi les Juifs, qui les adoptèrent : Depuis que ces derniers furent infectés de ces idées, ils approprièrent ces noms, qui signifie ennemi, accusateur & exterminateur, tantôt aux Puissances invisibles, c’est-à-dire aux Gentils, qu’ils disoient habiter le Royaume de Satan, n’y ayant qu’eux, dans leur opinion, qui habitassent celui de Dieu.

§. 7.

Comme Jésus-Christ étoit Juif, par conséquent fort imbu de ces opinions, il ne faut pas s’étonner si l’on rencontre souvent dans ses Évangiles & dans les écrits de ses disciples, ces mots de Diable, de Satan, d’Enfer, comme si c’étoit quelque chose de réel ou d’effectif. Cependant, il est très évident, comme nous l’avons déjà fait observer, qu’il n’y a rien de plus chimérique et quand ce que nous avons dit ne suffiroit pas pour le prouver, il ne faut que deux mots pour convaincre les opiniâtres.

Tous les Chrétiens demeurent d’accord que Dieu est la source de toutes choses, qu’il les a créées, qu’il les conserve, & que sans son secours elles tomberaient dans le néant  ; suivant ce principe, il est certain qu’il a créé ce qu’on appelle le Diable ou Satan. Or, soit qu’il l’ait créé bon ou mauvais (ce dont il ne s’agit pas ici), il est incontestablement l’ouvrage du premier principe. S’il subsiste, tout méchant qu’il est, comme on le dit, ce ne peut être que par la volonté de Dieu. Or, comment est-il possible de concevoir que Dieu conserve une créature, qui non seulement le haït mortellement & le maudit sans cesse, mais qui s’efforce encore de lui débaucher ses amis pour avoir le plaisir de le mortifier  ? Comment, dis-je, est-il possible que Dieu laisse subsister ce Diable, pour lui faire lui-même tout le chagrin qu’il peut, pour le détrôner s’il était en son pouvoir, et pour détourner de son service ses Favoris & ses Élus  ?

Quel est ici le but de Dieu, ou plutôt que nous veut-on dire en nous parlant du Diable & de l’Enfer  ? Si Dieu peut tout & qu’on ne puisse rien sans lui, d’où vient que le Diable le haït, le maudit, & lui enlève ses amis  ? Ou Dieu y consent, ou il n’y consent pas : S’il y consent, le diable en le maudissant ne fait que ce qu’il doit, puisqu’il ne peut que ce que Dieu veut  ; par conséquent ce n’est pas le Diable, mais Dieu même qui se maudit  ; chose absurde, s’il en fût jamais  ! S’il n’y consent pas, il n’est pas vrai qu’il soit Tout-Puissant, & par conséquent il y a deux principes, l’un du bien & l’autre du mal  ; l’un qui veut une chose, l’autre qui veut le contraire. Où nous conduira ce raisonnement  ? À faire avouer sans réplique que ni Dieu ni le Diable, ni le Paradis, ni l’Enfer, ni l’âme ne sont point ce que la religion les dépeint, & que les Théologiens, c’est-à-dire ceux qui débitent des fables pour des vérités, sont des gens de mauvaise foi, qui abusent de leur crédulité des peuples pour leur insinuer ce qui leur plaît, comme si le vulgaire était absolument indigne de la vérité, ou ne dût être nourri que de chimères, dans lesquelles un homme raisonnable ne voit que du vuide, du néant & de la folie.

Il y a longtemps que le monde est infecté de ces absurdes opinions ; cependant, de tout temps, il s’est trouvé des esprits solides & des hommes sincères, qui, malgré la persécution, se sont récriés contre les absurdités de leur siècle, comme on vient de le faire dans ce petit traité. Ceux qui aiment la vérité y trouveront, sans doute, quelque consolation  ; c’est à ceux-là que je veux plaire, sans me soucier du jugement de ceux à qui les préjugés tiennent lieu d’oracles infaillibles.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque letus omnes & inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acheronis avari.

Virg. Géorg. Liv. 2. vs. 490

SENTIMENTS

Sur le Traité
DES TROIS IMPOSTEURS.



Il y a longtemps qu’on dispute s’il y a eu véritablement un Livre imprimé sous le titre de tribus impostoribus.

Mr. de la Monnoye, informé qu’un savant d’Allemagne[34] vouloit publier une dissertation pour prouver qu’il y a eu véritablement un Livre imprimé, de tribus impostoribus, écrivit à un de ses amis une Lettre pour établir le contraire : cette lettre fut communiquée par M. Bayle à M. Basnage de Beauval, qui en donna au mois de février 1694, un extrait dans son Histoire des Ouvrages des Savans. Postérieurement Mr. de la Monnoye a fait sur cette matière une plus ample dissertation dans une lettre de Paris, du 26 Juin 1712, à M. le Président Bouhier, dans laquelle, il assure qu’on trouvera en petit l’Histoire presque complète de ce fameux livre.

Il réfute d’abord l’opinion de ceux qui attribuent cet Écrit à l’Empereur Frédéric I. Cette fausse imputation vient d’un endroit de Grotius, dans son appendice du traité de Antichristo, dont voici les termes.

Librum de tribus impostoribus absit ut Papæ tribuam aut Papa oppugnatoribus ; jam olim inimici Frederici Barbarossæ imperatoris famum sparserant libri talis, quasi jussu ipsius scripti, sed ab es tempore, nemo est qui viderit  ; quare fabulam esse arbitror. C’est Colomiez qui rapporte cette citation, p. 28 de ses mêlanges Historiques. Mais il y a deux fautes, ajoute-t-il : I ° Ce ne fut pas Frédéric I, ou Barberousse, qu’on faisoit auteur de ce livre, mais Frédéric II, son petit-fils, comme il paroît par les Epîtres de Pierre des Vignes, son secrétaire & son chancelier, & par Mathieu Paris, qui rapportent qu’il fut accusé d’avoir dit que le monde avoit été séduit par trois imposteurs, & non pas d’avoir composé un Livre sous ce titre. Mais cet Empereur a fortement nié qu’il eût jamais dit pareille chose. Il détesta le baptême qu’on lui reprochoit, déclarant que c’était une calomnie atroce : ainsi c’est à tort que Lipse & d’autres écrivains l’ont condamné sans avoir asse examiné ses défenses.

Averroès, près d’un siècle auparavant, s’étoit moqué des trois Religions, & avait dit que[35] la Religion Judaïque était une Loi d’enfants, la Chrétienté une loi d’impossibilité & la Mahométane une Loi de pourceaux.

Depuis, plusieurs ont écrit avec beaucoup de liberté sur le même sujet.

On lit dans Thomas de Cantimpré qu’un Maître Simon de Tournay disoit que trois Séducteurs, Moyse, Jésus-Christ & Mahomet, avoient infatué de leur doctrine le genre humain. C’est apparemment ce Maître Simon de Churnay, dont Mathieu Paris conte une autre impiété, & le même que Polidor de Virgile appelle de Turvay, noms l’un & l’autre corrompus.

Parmi les manuscrits de la Bibliothèque de M. l’Abbé Colbert, que le Roi acquit en 1732., il s’en trouve un numéroté 2071. qui est d’Alvare Pélage, Cordelier espagnol Evêque de Salves & Algarvev, connu par ses livres de Planctu Ecclesiæ, qui rapporte qu’un nommé Scotus Cordelier & Jacobin, détenu prisonnier à Lisbonne pour plusieurs impiétés, avait traité également d’imposteurs Moyse, Jésus-Christ & Mahomet, disant que le premier avoit trompé les Juifs, le second les Chrétiens, & le troisième les Sarrazins. Disseminavit iste impius hereticus in bispaniâ (ce sont les termes d’Alvare Pélage) quod tres deceptores fuerunt in mundo, scilicet Moises qui deceperat Judeos, & Christus qui deceperat Christianos, & Mahometus qui decepit Sarrazenos.

Le bon Gabriel Barlette dans un sermon de St André fait dire à Porphyre ce qui suit : & sic falsa est Porphirii sententia, qui dixit tres fuisse garrulatores qui totum mundum ad se converterunt  ; primus suit Moyses in Populo Judaico, secundus Mahometus, tertius Christus. Belle Chronologie, qui met Jésus-Christ & Porphyre après Mahomet  !

Les Manuscrits du Vatican, cités par Odonir Rainoldo, tome 19 des Annales Ecclésiastiques, font mention d’un Jeannin de Solcia, Chanoine de Bergame, Docteur en Droit Civil & Canon, nommé en Latin dans le Décret de Pie II. Javinus de Solcia, condamné le 14 Novembre 1459, pour avoir soutenu cette impiété que Moyse, Jésus-Christ & Mahomet avoient gouverné le monde à leur fantaisie, mundum pro suarum libito voluntarum rexisse. Jean-Louis Vivaldo de Mondovi, qui écrivoit en 1506. & dont on a, entre autres ouvrages, un traité de duodecim persecutionibus Ecclesiæ Dei, dit au Chapitre de la sixième persécution, qu’il y a des gens qui osent mettre en question lequel des trois Législateurs a été le plus suivi, Jésus-Christ, Moïse ou Mahomet : qui in questionem vertere presumunt, dicentes : quis in hoc mundo majorem gentium aut populorum sequelam habuit, an Christus, an Moyses, an Mahometus ?

Herman Riswyk, Hollandois, brûlé à La Haye en 1512, se moquoit de la Religion Juive & de la Chrétienne. On ne dit pas qu’il parloit de la Mahométane, mais un homme qui traitoit Moyse & Jésus-Christ d’imposteurs, pouvait-il avoir meilleure opinion de Mahomet  ?

On doit penser de même de l’auteur inconnu des impiétés contre Jésus-Christ, trouvées l’an 1547 à Genève, parmi les papiers du nommé Gruet. Un Italien, nommé Fausto de Longiano avoit entrepris un ouvrage qu’il intituloit le temple de la Vérité, dans lequel il ne prétendoit pas moins que de détruire toutes les religions. «  J’ai, dit-il, commencé un autre ouvrage intitulé le temple de la Vérité, dessein bizarre que peut-être je diviserai en trente livres  ; on y verra la destruction de toutes les sectes, de la Juive, de la Chrétienne, de la Mahométane & des autres Religions, à prendre toutes ces choses dans leur premier principe  ». Mais parmi les lettres de l’Aretin à ce Fausto, il ne s’en trouve aucune où cet ouvrage soit désigné  ; peut-être n’a-t-il jamais été achevé, & quand il l’auroit été & qu’il auroit paru, il seroit différent de celui dont il s’agit, dont on prétend qu’il y a une traduction allemande imprimée in folio, dont il reste encore des exemplaires dans les bibliothèques d’Allemagne. Claude Beauregard, en latin Berigardus, Professeur en Philosophie, premièrement à Paris, ensuite à Pise & enfin à Padoue, cite ou désigne un passage du livre des trois Imposteurs, où les miracles que Moïse fit en Égypte sont attribués à la supériorité de son démon sur celui des Magiciens du Pharaon. Giordan Brun, brûlé le 17 février 1600, a été accusé d’avoir avancé quelque chose d’approchant. Mais, parce que Beauregard & Brun ont avancé de pareilles rêveries, & ont jugé à propos de les citer comme tirées du livre des trois imposteurs, est-ce une preuve sûre qu’ils aient lu ce livre  ? Ils l’auroient sans doute mieux fait connaître, & auroient dit s’il est manuscrit ou imprimé, en quel volume & en quel lieu.

Tentzelius, sur la foi d’un de ses amis, prétendu témoin oculaire, faire la description du livre, spécifiant jusqu’au nombre de huit feuilles ou cahiers ; & voulant prouver au 3°. Chapitre que l’ambition des législateurs est la source unique de toutes les Religions, il cite pour exemple Moyse, Jésus-Christ & Mahomet. Struvius, après Tentzelius rapporte le même détail, & n’y trouvant rien que la fiction ne puisse inventer, ne paraît pas plus disposé à croire l’existence du livre.

Le Journaliste de Leipzig, dans ses acta eruditorum du mois de Janvier 1709. pages 36. & 37. produit cet extrait d’une Lettre dont voici le sens : étant en Saxe, j’ai vu le livre des trois imposteurs, dans le Cabinet de M. ***. C’est un volume in 8°. Latin, sans marque ni du nom de l’imprimeur, ni du temps de l’impression, laquelle, à en juger par le caractère, paroissoint avoir été faite en Allemagne  ; j’eus beau employer toutes les inventions imaginables pour obtenir la permission de le lire entier ; le maître du livre, homme d’une piété délicate, ne voulut jamais y consentir, & j’ai même sçu qu’un célèbre Professeur de Wittemberg lui en avait offert une grosse somme. Étant allé peu de temps après à Nuremberg, comme je m’y entretenois un jour de ce livre avec M. André Mylhdorf, homme respectable par son âge & par sa doctrine, il m’avoua de bonne foi qu’il l’avoit lu & que c’étoit M. Wilfer Ministre, qui le lui avait prêté : sur quoi, de la manière dont il le détailloit la chose, je gageai que c’étoit un exemplaire tout semblable au précédent  ; d’où je concluois qu’indubitablement c’étoit le livre en question  ; tout autre qui ne fera pas in 8°. ni d’aussi ancienne impression, ne pouvant être le véritable. L’Auteur de ce livre auroit pu & dû donner plus d’éclaircissement  ; car, il ne suffit pas de dire j’ai vu, il faut faire voir & démontrer qu’on a vu. Autrement, cela n’est pas plus authentique qu’un ouï-dire  ; à quoi il faut réduire tous les auteurs, dont il est jusqu’ici fait mention dans ces dissertations.

Le premier qui ait parlé du livre comme existant en 1543. est Guillaume Postel, dans son traité de la conformité de l’Alcoran avec la doctrine des Luthériens ou des Evangélistes, qu’il nomme Anévangélistes, & qu’il entreprend de rendre tout à fait odieux, en voulant faire voir que le Luthérianisme conduit droit à l’Athéisme. Il en rapporte pour preuves trois ou quatre livres composés, selon lui, par des Athées, qu’il dit avoir été des premiers sectateurs du prétendu nouvel Evangile. Id arguit nefarius tractatus Villanovani de tribus Prophetis, cimbalum mundi, Pantagruelus & novæ insulæ, quorum autores erant an evangelistarum antesignani. Ce Villanovanus, que Postel dit Auteur du livre des trois imposteurs, est Michel Servet, fils d’un Notaire, qui étant né en 1509 à Villanueva en Arragon, a pris le nom de Villanovanus dans la préface qu’il ajoute à une Bible qu’il fit imprimer à Lyon en 1542 . par Hugues de la Porte, & prenoit en France le nom de Villeneuve, sous lequel on lui fit son procès après avoir fait imprimer en 1553. à Vienne en Dauphiné la même année de sa mort, son livre intitulé Christianismi restitutio, un livre devenu extrêmement rare par les soins qu’on prit à Genève d’en rechercher les exemplaires pour les brûler  ; mais dans tous les catalogues des livres de Servet, on n’y trouve point de livre de tribus impostoribus. Ni Calvin, ni Bèze, ni Alexandre Morus, ni aucun autre défenseur du parti Huguenot, qui ont écrit contre Servet, & qui avoient intérêt de justifier son supplice, & de le convaincre d’avoir composé ce livre, aucun ne l’en avoit accusé. Postel, Ex-Jésuite, est le premier qui, sans autorité l’a fait.

Florilond de Rémond, Conseiller au Parlement de Bordeaux, a écrit positivement avoir vu le livre imprimé. Voici les termes : «  Jacques Curio en sa Chronologie de l’an 1556. dit que le Palatinat se remplissoit de tels moqueurs de religion, nommés Liévanistes, gens qui tiennent pour fables les livres saints, sur-tout du grand Législateur de Dieu, Moyse : n’a-t-on pas vu un livre forgé en Allemagne quoiqu’imprimé ailleurs, au même temps que l’hérésie jouoit aussi son personnage, qui semoit cette doctrine portant ce titre des trois imposteurs, &c., se moquant des trois Religions qui seules reconnaissent le vrai Dieu, la Juive, la Chrétienne & la Mahométane  ? ce seul titre montroit quel était le siècle de sa naissance qui osoit produire un livre si impie. Je n’en eusse pas fait mention si Osius & Génébrard avant moi n’en eussent parlé. Il me souvient qu’en mon enfance j’en vis un exemplaire au Collège de Presle entre les mains de Ramus, homme assez remarquable par son haut & éminent savoir, qui embrouilla son esprit parmi plusieurs recherches du secret de la religion, qu’il manioit avec la Philosophie. On faisoit passer ce méchant livre de main en main parmi les plus doctes désireux de le voir. O aveugle curiosité  !   » Tout le monde connoît Florimond de Rémond pour auteur sans conséquence, dont on disoit communément trois choses mémorables. Ædificabat sine pecunia, judicabat sine conscientia, scribebat sine scientia. On sait même qu’il prêtoit son nom au P. Richeaume, Jésuite, qui (son nom étant fort odieux aux Protestants) se cachoit sous celui du Conseiller de Bordeaux. Mais, si Osius & Génébrard en parloient aussi formellement que Florimond de Rémond, il y auroit de quoi balancer : voici ce que Génébrard en dit, dans la page 39. de sa Réponse à Lambert Danan imprimée in 8° à Paris en 1581. Non Blandratum non Alciatum, non Ochinum, ad Mahometismum impulerunt : non Valleum ad atheismi professionem induxerunt : non alium quemdam ad spargendum libellum de tribus impostoribus quorum secundus esset Christus Dominus, duo alii Moses & Mahometes, pellexerunt. Mais est-ce assez spécifier ce livre impie  ? & Génébrard dit-il l’avoir vu  ? & seroit-il possible qu’on n’en eût aujourd’hui plus, & de plus véritables connoissances, s’il avoit véritablement existé  ? On sait combien de menteries se sont débitées dans tous les temps sur plusieurs livres qui ne se sont jamais trouvés, quoique des gens eussent assuré les avoir vus, & même cité les lieux où ils leur avaient été communiqués.

On a voulu dire que le livre des trois imposteurs étoit dans la Bibliothèque de M. Salvius, Plénipotentiaire de Suède à Munster  ; que la reine Christine n’ayant pas voulu le lui demander pendant qu’il vivoit, aussitôt qu’elle avoit sçu sa mort avoit envoyé M. Bourdelot, son premier Médecin, prier la veuve de satisfaire sa curiosité , mais qu’elle avoit répondu que le malade saisi de remords de conscience la veille de sa mort avoit dans sa chambre fait jeter le livre au feu. C’est à-peu-près en même temps que Christine faisait chercher avec empressement le Colloquium heptaplomeres de Bodin, manuscrit alors fort rare : après une longue quête elle parvint enfin à le trouver  ; mais, quelque passion qu’elle eût de voir le livre de tribus impostoribus, quelques recherches qu’elle en eût fait faire dans toutes les bibliothèques de l’Europe, elle est morte sans avoir pu le déterrer. N’en peut-on pas conclure qu’il n’existoit pas  ? Sans quoi les soins de la Reine Christine auroient infailliblement découvert ce Livre que Postel annonce avoir paru en 1543. & Florimond de Rémond en 1556. D’autres dans la suite ont assigné d’autres époques.

En 1654, Jean Baptiste Morin, Médecin célèbre & Mathématicien écrivit une lettre sous le nom de Vincent Panurge qu’il s’adressa à lui-même. Vincentii Panurgii epistola de tribus impostoribus, ad clarissimum virum Joannem-Baptistam Morinum Medicum. Les trois imposteurs dont il veut parler sont Gassendi, Neure & Bernier, qu’il veut rendre odieux par ce titre. Chrétien Kortholt en 1680. a donné le titre de tribus impostoribus à son livre contre Herbert, Hobbes & Spinosa, & a dit dans sa préface qu’on avoit vu le traité véritable des trois imposteurs entre les mains d’un Libraire de Basle. Tel a été l’abus qu’on a fait de ce titre contre des adversaires, & par où on a imposé à la crédulité des demi-savants, qui, sans examiner, sont les dupes du premier coup d’œil. Car, seroit-il possible, si ce livre avoit existé véritablement, qu’on ne l’eût pas réfuté, comme on a fait le livre des Préadamistes de M. de la Peyrere, & les écrits de Spinosa, l’ouvrage même de Bodin  ? Le Colloquium heptaplomeres, quoique manuscrit, a été réfuté. Le livre de tribus impostoribus méritoit-il plus de grâce  ? D’où vient qu’il n’ait point été censuré & mis à l’Index  ? Pourquoi n’a-t-il point été brûlé par la main du bourreau  ? Les livres contre les bonnes mœurs se tolèrent quelquefois, mais ceux qui attaquent aussi fortement le fond de la Religion ne demeurent jamais impunis. Florimond de Rémond, qui dit avoir vu le livre, affecte de dire qu’il était alors enfant, âge propre à écrire les Contes des Fées  ; il cite Ramus qui était mort il y avait trente ans, & ne pouvait plus le convaincre de mensonge  ; il cite Osius & Génébrard, mais en termes vagues, sans spécifier l’endroit de leurs œuvres . Il dit qu’on faisoit passer ce livre de main en main, qu’on auroit plutôt dû enfermer & tenir sous la clef.

On peut encore opposer ce passage de Thomas Browne dont voici les mots (partie Iere, section 19) de son livre intitulé Religio medici, traduit de l’Anglois en Latin par Jean Merrivheater : Monstrum illud hominis, diis inferis a secretis scelus, nefarii illius tractatus de tribus impostoribus author quantumvis ab omni Religione alienus, adeo ut nec Judæs, nec Turca, nec Christianus, fuerit, plane tamen athæus non erat. D’où il inférera qu’il falloit qu’il eût vu le livre pour juger ainsi de l’auteur. Mais Browne ne parle pas de la sorte parce que Bernardin Ochin, qui, selon lui, comme il le marque par une astérisque, étoit auteur de ce livre, étoit plutôt Déiste qu’Athée, & que tout Déiste avec de l’Esprit & un peu de littérature est capable de concevoir & d’exécuter un pareil dessein. Moltkius, dans sa note sur cet endroit de Browne, n’assure pas, & avec raison, que ce livre fût d’Ochin  ; car on veut que ce livre ait été composé en Latin, & Ochin n’a jamais écrit qu’en Italien  ; de plus s’il avoit été soupçonné d’avoir eu part à cet ouvrage, ses ennemis, qui ont fait tant de bruit de quelques-uns de ses Dialogues touchant la Trinité & touchant la Polygamie, ne lui auroient pas pardonné le traité des trois imposteurs. Mais comment accorder Browne & Génébrard qui traitent Ochin de mahométan, et qui disent qu’il n’étoit sectateur, ni de Moyse, ni de Jésus-Christ, ni de Mahomet  ? Que de contradictions  !

Naudé par une ridicule méprise croyoit ce Traité des trois imposteurs d’Arnauld de Villeneuve, Ecrivain grossier & barbare  ; & Erustius déclare avoir ouï-dire, étant à Rome, à Campanelle que c’étoit l’ouvrage de Muret, Ecrivain très-poli & très-latin, postérieur de plus de deux siècles à Arnauld de Villeneuve. Mais il faut qu’Erustius se trompe & que Campanelle ait varié, car, dans la préface de son Atheismus triumphatus, & plus expressément encore dans sa question de gentilismo non retinendo, il dit que c’est d’Allemagne que l’ouvrage étoit parti : ou il faudroit supposer qu’il n’y avoit que l’édition qui fût d’Allemagne, mais que la composition étoit de Muret : ce qui seroit entièrement opposé à ce que Florimond de Rémond a dit ci-dessus, que le livre avait été forgé en Allemagne, quoique imprimé ailleurs, mais Muret a été accusé à faux & ne doit pas avoir besoin d’apologie. On a jugé de sa religion par ses mœurs. Les Huguenots fâchés de ce qu’ayant leur doctrine il l’avoit depuis quittée sans retour, ne l’ont pas épargné dans l’occasion. Bèze, dans son Histoire Ecclésiastique, lui a reproché deux crimes, dont le second est l’athéisme. Joseph Scaliger piqué contre lui[36] pour une bagatelle d’érudition ne lui a pas fait plus de justice. Muret, a-t-il dit malicieusement, seroit le meilleur Chrétien du monde s’il croyoit en Dieu aussi bien qu’il persuaderoit qu’il y faut croire : De là sont venues les mauvaises impressions qu’on a prises contre Muret, au lieu d’avoir égard à la piété exemplaire dont il donna des marques édifiantes les dernières années de sa vie : on s’est avisé de le noircir 50. ans après sa mort d’un soupçon inconnu à ses ennemis les plus déclarés & duquel il est très sûr que de son vivant il ne fut jamais atteint.

Des compilateurs idiots qui n’ont nulle teinture de critique ont enveloppé dans la même accusation le premier que la moindre apparence leur a offert  ; un Etienne Dolet, d’Orléans  ; un François Pucci, de Florence  ; un Jean Milton, de Londres  ; un Merula faux mahométan  ; on y a même mêlé Pierre Arétin, sans considérer qu’il étoit fort ignorant, sans études, sans lettre, & ne savoit que sa langue naturelle  ; parce qu’ils en ont ouï parler comme d’un écrivain hardi, & très-licencieux, & on s’est avisé de le faire auteur de ce livre. Par la même raison on accuse Pogge & d’autres ; on remonte jusqu’à Bocace, sans doute à cause du 3e Conte de son Décameron où est rapportée la parabole des trois anneaux ressemblants, de laquelle il fait une très dangereuse application à la Religion Juive, à la Chrétienne & à la Mahométane, comme s’il voulait insinuer qu’on peut embrasser indifféremment l’une des trois, parce qu’on ne sait à laquelle adjuger la préférence. On n’a pas non plus oublié Machiavel & Rabelais que Decker nomme ; & le Hollandois qui a traduit en François le livre de la Religion du Médecin de Browne, dans ses notes sur le Chapitre 20 ., outre Machiavel, nomme encore Erasme.

Avec moins d’extravagance on pourroit y mêler & Pomponace, & Cardan. Pomponace, Chap. 14e. de son traité de l’immortalité de l’ame raisonnant en pur Philosophe, & faisant abstraction de la croyance Catholique, à laquelle solennellement à la fin de ses livres il proteste de se soumettre, a osé dire que la doctrine de l’immortalité de l’ame avait été introduite par tous les fondateurs de Religion pour contenir les peuples dans le devoir  ; en quoi, ou tout le monde, ou la plus grande partie étoit dupe  ; parce que je suppose, ajoute-t-il, qu’il n’y ait que trois Religions, celle de Jésus-Christ, celle de Moyse & celle de Mahomet, si toutes les trois sont fausses, il s’ensuit que tout le monde est trompé : raisonnement scandaleux, & qui, nonobstant toutes les précautions de Pomponace, a donné lieu à Jacques Charpentier de s’écrier : quid vel hac sola dubitatione in Christiana Schola cogitari potest perniciosius ? Cardan fait encore pis dans le IIe. de ses livres de la subtilité ; il compare entre elles succinctement les quatre Religions générales, & après les avoir fait disputer l’une contre l’autre, sans qu’il se déclare pour aucune, il finit brusquement de cette sorte : his igitur arbitrio victoriæ relictis ; ce qui signifie qu’il laisse au hasard à décider de la victoire : paroles qu’il corrige de lui-même dans la seconde édition. Ce qui n’a pas empêché qu’il n’en ait été repris très aigrement trois ans après par Jules Scaliger, à cause du sens terrible qu’elles renferment, & de l’indifférence qu’elles marquoient de la part de Cardan, touchant la victoire que l’un des quatre partis, quel qu’il fût, pouvoit remporter, soit par la force des raisons, soit par la force des armes.

Dans le dernier article de Naudæana, qui est une rhapsodie de bévues & de faussetés, il y a quelques recherches confuses touchant le livre des trois imposteurs. Il est dit que Ramus l’attribuoit à Postel, ce qui ne se trouve nulle part dans les écrits de Ramus ; quoique Postel eût d’étranges visions, & que Henri Etienne dépose lui avoir ouï dire que des trois Religions, la Juive, la Chrétienne, & la Mahométane, on pouvoit en faire une bonne , il n’a pourtant, dans aucune de ses œuvres, attaqué la Mission de Moyse, ni la Divinité de Jésus-Christ, & n’a pas même osé soutenir en termes précis que cette Religieuse Hospitalière Vénitienne qu’il appeloit sa Mère Jeanne seroit la rédemptrice des femmes, comme Jésus-Christ avoit été le rédempteur des hommes. Seulement, après avoir dit que dans l’homme animus étoit la partie masculine, anima la féminine, il a eu la folie d’ajouter que ces deux parties ayant été corrompues par le péché, sa mère Jeanne répareroit la féminine, comme Jésus-Christ avoit réparé la masculine. Le livre où il débite cette extravagance fut imprimé in-16° à Paris, l’an 1553, sous le titre des trois merveilleuses victoires des femmes, & n’est pas devenu si rare qu’on ne le trouve encore assez aisément  ; & l’on verroit de même celui qu’il auroit publié des trois imposteurs, s’il étoit vrai qu’il fût venu à cet excès d’impiété. Il en étoit si éloigné que, dès l’an 1543, il déclara hautement que l’ouvrage étoit de Michel Servet, & ne fit aucun scrupule pour se venger des Huguenots ses calomniateurs de leur imposer dans une Lettre qu’il écrivit à Masius l’an 1563, de l’avoir eux-mêmes fait imprimer à Caën, nefarium illud trium impostorum Commentum seu liber contra Christum, Moysem & Mahometem Cadomi nuper ab illis qui Evangelio Calvini se adductissimos profitentur typis excussus est. Au même chapitre du Naudæana, il est parlé d’un certain Barnaud, en des termes si embrouillés qu’on n’y comprend rien, à moins d’avoir un petit livre intitulé le Magot Génevois  ; c’est un in-8o. de 98. pages imprimé l’an 1613, sans nom de lieu  ; l’auteur ne s’y nomme pas non plus, & pourroit bien être Henri de Sponde, depuis Evêque de Pamiers : il dit qu’en ce tems-là un Médecin nommé Barnaud convaincu d’Arianisme le fut aussi d’avoir fait le livre de tribus impostoribus, qui à ce compte, seroit de bien fraîche date. Ce qu’il y a de plus raisonnable dans ce même dernier article du Naudæana, c’est qu’on y fait dire à Naudé, homme d’une expérience infinie en matière de livres, qu’il n’avait jamais lu le livre des trois imposteurs, qu’il ne le croyoit pas imprimé, & qu’il estimoit fabuleux tout ce qu’on en débitoit.

On peut encore ajouter à ce catalogue le fameux athée Jules César Vanini, brûlé à Toulouse, l’an 1619. sous le nom de Lucilio Vanino, accusé d’avoir répandu ce mauvais livre en France quelques années avant celle de son supplice.

S’il y a des écrivains follement crédules, gens dépourvus de sens commun, qui puissent admettre ces impertinences, & assurer que ce livre se vendoit publiquement alors en divers endroits de l’Europe, les exemplaires n’en devroient pas être si rares  ; un seul suffiroit pour résoudre la question, mais on n’en voit aucun, ni de ceux-là, ni de ceux qu’on dit avoir été imprimés, soit par Chrétien Wechel à Paris vers le milieu du seizième siècle, soit par le nommé Nachtegal, à La Haye, en 1614. ou 1615. Le Père Théophile Raynaud a dit que le premier, de riche qu’il étoit, tomba par punition divine dans une extrême pauvreté. Mullerus dit que le second fut chassé de la Haye avec ignominie. Mais Bayle dans son Dictionnaire au nom de Wechel a solidement réfuté la fable qu’on a débitée de cet Imprimeur. A l’égard de Nachtegal, Spizelius rapporte que cet homme, qui étoit d’Alcmar, fut chassé, non pour avoir publié le livre des trois imposteurs, mais pour y avoir proféré quelques blasphèmes de cette espèce. Enfin, qu’on parcoure avec attention & patience ce que dit Vincent Placcius dans l’édition in-folio de son vaste ouvrage de Anonimis & Pseudonimis, Chrétien Korthold dans son livre de tribus impostoribus, revu par son fils Sébastien, & enfin Struvius dans l’édition de 1706 de sa dissertation de doctis impostoribus ; on ne trouvera rien dans leurs recherches qui prouve que ce livre a existé ; & il est étonnant que Struvius qui, malgré les preuves plus spécieuses que Tentzelius avoit pu rapporter de l’existence de ce livre, s’étoit toujours tenu ferme à la négative, se soit avisé depuis de croire le livre existant sur la plus frivole raison qui se puisse imaginer.

Une préface anecdote de l’Atheismus triumphatus lui étant tombé entre les mains, il y trouva que l’auteur, pour se disculper du crime qu’on lui avoit imputé d’avoir fait le livre de tribus impostoribus, répondit que, 30. ans avant qu’il vînt au monde ce livre avait vu le jour. Chose merveilleuse  ! cette réponse avancée en l’air a paru si démonstrative à Struvius qu’il a cessé de douter de l’existence du livre, concluant qu’elle étoit sûre puisqu’il n’étoit plus permis d’ignorer le temps de l’édition, qui ayant précédé de 30. ans la naissance de Campanelle, arrivée en en 1568, tomboit par conséquent juste en 1538. De là poussant les découvertes plus loin, il s’est déterminé à prendre Bocace pour auteur du livre, par une mauvaise interprétation du livre de Campanelle qui au chapitre 2, N° 6. du livre intitulé Atheismus triumphatus, s’exprime en ces termes : hinc Boccacius in fabellis impiis probare contendit non posse discerni inter legem Christi, Moysis & Mahometis, quia eadem signa habent uti tres anulli consimiles. Mais Campanelle a-t-il entendu par là que Bocace fut auteur du livre de tribus impostoribus  ? bien loin de cela ; répondant ailleurs à cette objection des Athées , il dit y avoir satisfait ailleurs contra Boccacium & librum de tribus impostoribus : & Struvius, au paragraphe 9. de sa dissertation de doctis impostoribus, cite lui-même le passage d’Ernstius, qui dit que Campanelle lui a dit que le livre étoit de Muret : mais Muret étoit né en 1526., & le livre ayant été imprimé en 1538., Muret ne pouvait avoir que 12. ans, âge auquel on ne présumera jamais qu’il ait été capable d’avoir composé un tel livre. Il faut donc conclure que le livre de tribus impostoribus écrit en Latin & imprimé en Allemagne n’a jamais existé. Il n’y a jamais eu de livre imprimé, quelque rare qu’il ait été, dont on n’ait eu plus de connaissance & plus distincte & plus circonstanciée.

Quoiqu’on n’ait point vu les Œuvres de Michel Servet, on a toujours sçu qu’elles avoient été imprimées  où elles l’avoient été. Avant les deux éditions modernes qui ont été faites du Cymbulum Mundi, ouvrage de Bonnaventure des Perrieres, caché sous le nom de Thomas Du Clevier, qui dit l’avoir traduit du Latin , & dont il ne restoit que deux exemplaires anciens, l’un dans la Bibliothèque du Roi, & l’autre dans celle de M. Bigot, de Rouen. On savait qu’ils étoient imprimés, le temps & le nom du Libraire  ; il en est de même du Livre de la Bêatitude des Chrétiens, ou le fléau de la foi, dont l’auteur, Geoffroi Vallée, d’Orléans, fut pendu & brûlé en Grève le 9 février 1573, après avoir abjuré son erreur, petit livre de 13. pages in-8o. imprimé sans nom de lieu & sans date, très-mal raisonné, mais si rare que l’exemplaire qu’en avait M. l’Abbé d’Estrées est peut-être l’unique. Quand tous ces livres auroient absolument péri, on ne douteroit pas néanmoins qu’ils n'eussent existé, parce que leur histoire est aussi vraie que celle du livre des trois imposteurs est apocryphe.

RÉPONSE

à la Dissertation de M. DE LA MONNOYE sur
Le traité des trois Imposteurs


Un espèce de dissertation assez peu démonstrative, qui se trouve à la fin de la nouvelle édition du Menagiana qu’on vient de publier en ce pays, me donne occasion de mettre la main à la plume pour donner quelque certitude au public sur un fait sur lequel il semble que tous les savants veulent exercer leur critique & en même temps pour discul- per un très grand nombre de très-habiles personnages & même quelques-uns d’une vertu distinguée, qu’on a tâché de faire passer pour être les auteurs du livre qui fait le sujet de cette dissertation, qu’on dit être de Mr. de La Monnoye : je ne doute pas que ce nouveau livre ne soit déjà entre vos mains , vous voyez que je veux parler du petit Traité de tribus impostoribus. L’Auteur de la dissertation soutient la non-existence de ce Livre & tâche de prouver son sentiment par des conjectures, & sans autre preuve capable de faire impression sur un esprit accoutumé à ne pas souffrir qu’on en lui fasse accroire. Je n’entreprendrai pas de réfuter, article par article, cette dissertation qui n’a rien de plus nouveau que ce qui se trouve dans une dissertation Latine de doctis impostoribus, de M. Buchar Gottheffle Struve imprimée pour la seconde fois à Jêne chez Muller en 1706. & que l’auteur a vue puisqu’il la cite. J’ai en main un moyen bien sûr pour détruire cette dissertation de M. de La Monnoye, en lui apprenant que j’ai vu meis oculis le fameux petit Traité de tribus impostoribus, & que je l’ai dans mon Cabinet. Je vais vous rendre compte, Monsieur, & au public, de la manière dont je l’ai découvert, & comment je l’ai vû ; & je vous en donnerai un court & fidèle extrait.

Etant à Francfort-sur-le-Mein en 1706., je m’en fus un jour chez un des Libraires le mieux assorti en toutes sortes de livres, avec un Juif & un ami nommé Frecht, Etudiant alors en Théologie : Nous examinions le catalogue du Libraire, lorsque nous vîmes entrer dans la boutique une espèce d’Officier Allemand qui s’adressant au libraire, lui demanda en Allemand, s’il vouloit conclure un marché, ou qu’il alloit chercher un autre Marchand. Frecht, qui reconnut l’Officier, le salua & renouvela leur connaissance ; ce qui donna occasion à mon ami de demander à cet Officier, qui s’appeloit Trawsendorff, ce qu’il avoit à démêler avec le Libraire. Trawsendorff lui répondit qu’il avoit deux manuscrits & un livre très ancien, dont il vouloit faire une petite somme pour la Campagne prochaine, & que le libraire se tenoit à 50. rixdales, ne voulant lui donner que 450. Rixdales de ces trois livres, dont il en vouloit tirer 500. Cette grosse somme pour deux manuscrits & un petit livret, excita la curiosité de Frecht, qui demanda à son ami s’il ne pouvait pas voir des pièces qu’il vouloit vendre si cher. Trawsendorff tira aussitôt de sa poche un paquet de parchemin lié d’un cordon de soie, & en tira ses trois livres. Nous entrâmes dans le magasin du Libraire, pour les examiner en liberté, & le premier que Frecht ouvrit se trouva l’imprimé, qui avait un titre italien écrit à la main, à la place du véritable titre, qui avait été déchiré. Ce titre était Spacio della bestia triumphante, dont l’impression ne paraissait pas ancienne : je crois que c’est le même dont Toland a fait imprimer une traduction en Anglois il y a quelques années, & dont les exemplaires se sont vendus si cher. Le second, qui étoit un vieux manuscrit Latin d’un caractère assez difficile, n’avoit point de titre, mais au haut de la première page était écrit en assez gros caractère : Othoni illustrissimo amico meo carissimo F.I.S.D., & l’ouvrage commençoit par une lettre dont voici les premières lignes : Quod de tribus famosissimis nationum deceptoribus in ordinem jussu meo, digessit doctissimus ille vir quorum sermonem de illa re in museo habuisti, exscribi curavi, atque Codicem illum stylo æque vero ac puro scriptum, ad te quam primum mitto : etenim, &c. L’autre manuscrit étoit aussi latin & sans titre, & commençoit par ces mots, qui sont, ce me semble, de Cicéron, dans le premier livre de natura Deorum. Qui vero Deos esse dixerunt tanta sunt in varietate & dissensione constituti, ut eorum molestum sit annumerare Sententias…… alterum fieri potest profecto, ut earum nulla  ; alterum certe non potest, ut plus una vera fit.

Frecht, après avoir ainsi parcouru les trois livres avec assez de précipitation, s’arrêta au second dont il avoit souvent entendu parler, & duquel il avoit lu tant d’histoires différentes ; & sans rien examiner des deux autres, il tira Trawsendorff à part, & lui dit qu’il trouveroit partout des marchands pour ces trois livres. On ne parla pas beaucoup du livre italien, & pour l’autre, on convint en lisant par-ci par-là quelques phrases, que c’étoit un système d’athéisme démontré. Comme le Libraire s’en tenoit à son offre, & ne vouloit pas convenir avec l’officier, nous sortîmes, et fûmes au logis de Frecht, qui ayant ses vues, fit venir du vin et en priant Trawsendorff de nous apprendre comment ces trois livres lui étoient tombés entre les mains, nous lui fîmes vuider tant de rasades que sa raison étant en garouage, Frecht obtint sans beaucoup de peine qu’il lui laissât le manuscrit de tribus famosissimis deceptoribus  ; mais il fallut faire un serment exécrable qu’on ne le copieroit pas. À cette condition nous nous en vîmes les maîtres, vendredi à dix heures du soir jusqu’au dimanche au soir que Trawsendorff le viendroit chercher & vuider encore quelques bouteilles de ce vin qui étoit à son goût.

Comme je n’avois pas moins d’envie que Frecht de connoître ce livre, nous nous mîmes aussitôt à le parcourir, bien résolus de ne pas dormir jusqu’au dimanche. Le livre étoit donc bien gros, dira-t-on  ? point du tout, c’étoit un gros in-8o de dix cahiers, sans la lettre qui étoit à la tête, mais d’un si petit caractère, & chargé de tant d’abréviations sans point ni virgules, que nous eûmes bien de la peine à en déchiffrer la première page en deux heures de temps  ; mais alors la lecture nous en devint plus aisée. C’est ce qui me fit proposer à mon ami Frecht un moyen, qui me sent assez l’équivoque Jésuitique, pour avoir une copie de ce célèbre Traité, sans fausser son serment, qui avoit été fait ad mentem interrogantis  ; & il est probable que Trawsendorff, en exigeant qu’on ne copiât pas son livre, entendoit qu’on ne le transcrivît point  ; ainsi mon expédient fut que nous en fissions une traduction : Frecht y consentit après quelques difficultés, & nous mîmes aussitôt la main à l’œuvre. Enfin, nous nous vîmes maîtres du livre le samedi vers minuit. Je repassai ensuite à loisir notre hâtive traduction, & nous en prîmes chacun une copie, nous engageant de n’en donner à personne. Quant à Travsendorff, il tira les 500 Rixdales du Libraire qui avoit cette commission d’un Prince de la Maison de Saxe, qui savoit que ce Manuscrit avait été enlevé de la Bibliothèque de Munich lorsqu’après la défaite des Française & des Bavarois à Hochstet, les Allemands s’emparèrent de cette ville, où Trawsendorff, comme il nous l’a raconté, étant entré d’appartement en appartement, jusqu’à la Bibliothèque de S.A. Elect., ce paquet de parchemin & ce cordon de soie jaune s’étant offert à ses yeux, il n’avoit pu résister à la tentation de le mettre dans sa poche, se doutant que ce pouvoit être quelque pièce curieuse  ; en quoi il ne se trompoit point.

Reste, pour faire l’histoire de l’invention de ce Traité, à vous dire les conjectures que nous fîmes, Frecht & moi, sur son origine. Nous tombâmes d’accord que cet illustrissimo Othoni, à qui il est envoyé, étoit Othon l’Illustre Duc de Bavière, fils de Louis I., & petit-fils d’Othon le Grand, Comte de Schiven & de Witelspach, à qui l’Empereur Frédéric Barberousse avoit donné la Bavière pour récompenser sa fidélité, en l’ôtant à Henri le Lion pour punir son ingratitude : or cet Othon l’Illustre succéda à son père Louis I. en 1230, sous le règne de l’Empereur Frédéric II. petit-fils de Frédéric Barberousse, & dans le temps que cet Empereur se brouilla tout-à-fait avec la Cour de Rome, à son retour de Jérusalem  ; ce qui nous a fait conjecturer que F. I. S. D., qui suivoit l’amico meo carissimo signifioit Fredericus Imperator salutem dicit, conjecture d’où nous conclûmes que le Traité de tribus impostoribus avoit été composé depuis l’an 1230. par l’ordre de cet Empereur animé contre la religion à cause des mauvais traitements qu’il recevoit du chef de la sienne, lequel étoit Grégoire IX, dont il avoit été excommunié avant de partir pour ce voyage & qui l’avoit poursuivi jusque dans la Syrie, où il avoit empêché par ses intrigues sa propre armée de lui obéir. Ce Prince à son retour fut assiéger le Pape dans Rome, après avoir ravagé les provinces des environs, & ensuite il fit avec lui une paix qui ne dura guère & qui fut suivie d’une animosité si violente entre l’Empereur & le Saint Pontife qu’elle ne finit que par la mort de celui-ci, qui mourut de chagrin de voir Frédéric triompher de ses vaines fulminations, & démasquer les vices du Saint-Père dans les vers satiriques qu’il fit répandre de tous côtés, en Allemagne, en Italie & en France. Mais nous ne pûmes déterrer quel était ce doctissimus vir, avec qui Othon s’étoit entretenu de cette matière dans le cabinet & apparemment en la compagnie de l’empereur Frédéric, à moins qu’on ne dise que c’est le fameux Pierre des Vignes Secrétaire, ou comme d’autres veulent Chancelier de l’empereur Frédéric II. Son traité de protestate imperiali & ses Epîtres nous apprennent quelle étoit son érudition & le zèle qu’il avoit pour les intérêts de son Maître, & son animosité contre Grégoire IX, les Ecclésiastiques & les Eglises de son tems. Il est vrai que dans une de ses Epîtres il tâche de disculper son maître qu’on accusoit dès lors d’être auteur de ce livre, mais cela pourroit appuyer la conjecture & faire croire qu’il ne plaidoit pour Frédéric qu’afin qu’on ne mît pas sur son compte une production si scandaleuse : & peut-être nous aurait-il ôté tout prétexte de conjecture, en confessant la vérité, si lorsque Frédéric le soupçonnant d’avoir conspiré contre sa vie, ne l’eût condamné à avoir les yeux crevés, & à être livré aux Pisantins ses cruels ennemis, & si le désespoir n’eût avancé sa mort dans un infâme cachot, d’où il ne pouvoit se faire entendre à personne. Ainsi, voilà détruites toutes les fausses accusations contre Averroès, Boccace, Dolet, Aretin, Servet, Ochin, Campanelle, Pogge, Pulci, Muret, Vanini, Milton & plusieurs autres  ; & le livre se trouve avoir été composé par un savant du premier ordre de la Cour de cet Empereur, & par son ordre. Quant à ce qu’on a soutenu qu’il avait été imprimé, je crois pouvoir avancer qu’il y a guère d’apparence, puisqu’on peut s’imaginer que Frédéric ayant tant d’ennemis de tous côtés, n’aura pas divulgué ce livre qui leur auroit donné une belle occasion de publier son irréligion, & peut-être n’y en eût-il jamais que l’original, & cette copie envoyée à Othon de Bavière.

En voilà, ce me semble, assez pour la découverte de ce livre, & pour l’époque de son origine : Voici ce qu’il contient.

Il est divisé en six livres ou chapitres chacun desquels contient plusieurs paragraphes  ; le premier chapitre a pour titre de Dieu, & contient six paragraphes dans lesquels l’auteur, voulant paroître exempt de tous préjugés d’éducation ou de parti, fait voir que quoique les hommes aient un intérêt tout particulier de connaître la vérité, cependant tout particulier de connaître la vérité, cependant, ils ne se repaissent que d’opinions & d’imaginations & que, trouvant des gens qui ont intérêt de les y entretenir, ils y restent attachés, quoiqu’ils puissent facilement en secouer le joug, en faisant le moindre usage de leur raison. Il passe ensuite aux idées qu’on a de la divinité, & prouve qu’elles lui sont injurieuses, & qu’elles constituent l’être le plus affreux & le plus imparfait qu’on puisse s’imaginer : il s’en prend à l’ignorance du Peuple, ou plutôt à sa sotte crédulité en ajoutant foi aux visions des Prophêtes & des Apôtres, dont il fait un portrait conforme à l’idée qu’il en a.

Le second Chapitre traite des raisons qui ont porté les hommes à se figurer un Dieu  ; il est divisé en onze paragraphes  où l’on prouve que de l’ignorance des causes physiques est née une crainte naturelle à la vue de mille accidents terribles, laquelle a fait douter s’il n’existait pas quelque Puissance invisible : doute & crainte, dit l’auteur, dont les fins Politiques ont sçu faire usage selon leurs intérêts, & ont donné cours à l’opinion de cette existence qui a été confirmée par d’autres qui y trouvaient leur intérêt particulier, & s’est enracinée par la sottise du Peuple toujours admirateur de l’extraordinaire, du sublime & du merveilleux. Il examine ensuite quelle est la nature de Dieu, & détruit l’opinion vulgaire des causes finales comme contraire à la saine Physique : enfin il fait voir qu’on ne s’est formé telle ou telle idée de la Divinité, qu’après avoir réglé ce que c’est que persécution, bien, mal, vertu, vice, règlement fait par l’imagination & souvent le plus faux qu’on puisse imaginer  ; d’où sont venues les fausses idées qu’on s’est faites & qu’on conserve de la divinité. Dans le dixième l’auteur explique à sa manière ce que c’est que Dieu, & en donne une idée assez conforme au système des Panthéistes, disant que le mot Dieu nous représente un être infini, dont l’un des attributs est d’être une substance étendue, & par conséquent éternelle & infinie  ; & dans le 11. il tourne en ridicule l’opinion populaire qui établit un Dieu tout-à-fait ressemblant aux Rois de la terre  ; & passant aux livres sacrés, il en parle d’une manière désavantageuse.

Le troisième Chapitre a pour titre ce que signifie le mot Religion  ; comment & pourquoi il s’en est introduit un si grand nombre dans le monde. Ce Chapitre a vingt-trois paragraphes. Il y examine dans les neuf premiers l’origine des Religions & il confirme par des exemples & des raisonnements que bien loin d’être divines, elles sont toutes l’ouvrage de la Politique : Dans le dixième paragraphe il prétend dévoiler l’imposture de Moyse en faisant voir qui il étoit & comment il s’est conduit pour établir la Religion Judaïque : dans le onzième, on examine les impostures de quelques politiques, comme Numa & Alexandre. Dans le douzième on passe à Jésus-Christ, dont on examine la naissance. Dans le 13e. & les suivants on traite de sa politique. Dans le dix-septième & le suivant on examine sa morale, qu’on ne trouve pas plus pure que celle d’un grand nombre d’anciens Philosophes : dans le dix-neuvième, on examine si la réputation où il a été après sa mort est de quelque poids pour sa Déification ; & enfin, dans le 22e. & le 23e. on traite de l’imposture de Mahomet, dont on ne dit pas grand’chose, parce qu’on ne trouve pas d’Avocats de sa doctrine, comme celles des deux autres.

Le quatrième Chapitre contient des vérités sensibles & évidentes, & n’a que six paragraphes où on démontre ce que c’est que Dieu, & quels sont ses attributs : on rejette la croyance d’une vie à venir & de l’existence des esprits.

Le cinquième Chapitre traite de l’âme  ; il a sept paragraphes dans lesquels, après avoir exposé l’opinion vulgaire, on rapporte celles des Philosophes de l’antiquité, ainsi que le sentiment de Descartes  ; & enfin l’auteur démontre la nature de l’âme, selon son système.

Le sixième & dernier Chapitre a sept paragraphes  ; on y traite des Esprits qu’on nomme Démons, & on fait voir l’origine & la fausseté de l’opinion qu’on a de leur existence.

Voilà l’anatomie du fameux livre en question  : j’aurois pu la faire d’une manière plus étendue & plus particularisée, mais outre que cette lettre est déjà trop longue, j’ai cru que c’étoit en dire assez pour le faire connoître, & faire voir qu’il est en nature entre mes mains. Mille autres raisons que vous comprendrez assez m’empêchent de m’étendre autant que je l’aurois pu ; mais est modus in rebus.

Ainsi, quoique ce livre soit en état d’être imprimé, avec une Préface dans laquelle j’ai fait l’histoire de ce livre, & de la manière qu’il a été découvert avec quelques conjectures sur son origine, outre quelques remarques qu’on pourroit mettre à la fin, cependant je ne crois pas qu’il voie jamais le jour, ou il faudroit que les hommes quittassent tout d’un coup leurs imaginations, comme ils ont quitté les fraises, les canons & les autres vieilles modes. Quant à moi, je ne m’exposerai pas au Stylet Théologique que je crains autant que Fra-Paulo craignoit le Stylum Romanum, pour donner le plaisir à quelques savants de lire ce petit Traité  ; mais aussi je ne serai pas assez superstitieux pour, au lit de la mort, le faire jeter au feu, comme on prétend que fit Salvius, Plénipotentiaire de Suède à la Paix de Munster : ceux qui viendront après moi en feront tout ce qui leur plaira, sans que je m’en inquiette dans le tombeau. Avant d’y descendre, je suis avec estime, Monsieur, votre très-obéissant serviteur,

J. M. R. L.
De Leyde, ce 1er janvier 1716.


Cette lettre est du sieur Pierre-Frédéric Arpe, de Kiel, dans le Holstein, auteur de l’Apologie de Vanini, imprimée à Rotterdam, in-8o, en 1712.

COPIE

de l’Article IX. du Tome 1er, seconde Partie, des Mémoires de Littérature, imprimés à La Haye chez Henri de Sauzet, 1716.


On ne peut plus présentement douter qu’il n’y ait eu un Traité de tribus impostoribus, puisqu’il s’en trouve plusieurs copies manuscrites. Si M. de La Monnoye l’eût vu aussi conforme qu’il l’est à l’extrait qu’en donne M. Arpe, dans sa lettre imprimée à Leyde le 1er janvier 1716., même division en six Chapitres, mêmes titres & les mêmes matières qui y sont traitées, il se seroit récrié contre la supposition de ce livre, qu’on voudroit mal à propos attribuer à Pierre des Vignes, Secrétaire & Chancelier de l’Empereur Frédéric II. Ce justicieux Critique a déjà fait voir la différence du style Gothique de Pierre des Vignes dans ses Epîtres d’avec celui employé dans la Lettre que l’on feint adressée au Duc de Bavière Othon l’Illustre en lui envoyant ce livre. Une remarque bien plus importante n’aurait pas échappé à ses lumières. Ce Traité des trois Imposteurs est écrit & raisonné suivant la méthode & les principes de la nouvelle Philosophie, qui n’ont prévalu que vers le milieu du 17e. siècle, après que les Descartes, les Gassendi, les Bernier & quelques autres se sont expliqués avec des raisonnements plus justes & plus clairs que les anciens Philosophes qui avoient affecté une obscurité mystérieuse, voulant que leurs secrets ne fussent que pour les initiés. Il a même échapé à l’auteur de l’ouvrage, dans son cinquième Chapitre de nommer M. Descartes, & il y combat les raisonnements de ce grand homme au sujet de l’âme. Or ni Pierre des Vignes, ni aucun de ceux qu’on a voulu faire passer pour auteurs de ce livre, n’ont pu raisonner suivant les principes de la nouvelle Philosophie, qui n’ont prévalu que depuis qu’ils ont écrit. A qui donc attribuer ce livre  ? On pourrait conclurre qu’il n’est que du même temps que la petite Lettre imprimée à Leyde en 1716. Mais il se trouva une difficulté. Tentzelius, qui a écrit en 1689, & postérieurement, donne aussi un extrait de ce livre sur la foi d’un de ses amis prétendu témoin oculaire  : ainsi sans vouloir fixer l’époque de la composition de ce livre qu’on disoit composé en latin & imprimé, le petit Traité François manuscrit, soit qu’il n’ait jamais été écrit qu’en cette langue, ou qu’il soit une traduction du Latin, ce qui serait difficile à croire, ne peut être fort ancien.

Ce n’est pas même le seul livre composé sous ce titre & sur cette matière  : un homme que son caractère & sa profession auroit dû engager à s’appliquer à d’autres matières plus convenables, s’est avisé de composer un gros ouvrage écrit en François, sous ce même titre des trois imposteurs. Dans une préface qu’il a mise à la tête de son ouvrage, il dit qu’il y a longtemps qu’on parle beaucoup du livre des trois imposteurs, qui ne se trouve nulle part, soit qu’il n’ait véritablement jamais existé, ou qu’il soit perdu  ; c’est pourquoi il veut, pour le restituer, écrire sur le même sujet. Son ouvrage est fort long, fort ennuyeux, & fort mal composé, sans principes, sans raisonnements. C’est un amas confus de toutes les injures & invectives répandues contre les trois législateurs. Ce manuscrit était en deux volumes in-folio, épais, & d’une belle écriture, & assez menue  : le livre est divisé en grand nombre de Chapitres. Un autre manuscrit semblable fut trouvé après la mort d’un Seigneur, ce qui donna occasion de faire enlever cet auteur, qui ayant été averti, fit ensorte qu’il ne se trouvât rien parmi ses papiers pour le convaincre. Depuis ce temps, il vit enfermé dans un monastère où il fait pénitence. En 1733, il a recouvré entièrement sa liberté, & on a ajouté une pension de 250 liv. sur l’abbaye de St-Liguiare, à une première qu’il avoit réservée de 350 liv. sur son bénéfice  ; il se nommoit Guillaume, Curé de Fresne-sur-Berny, frère d’un Laboureur du Pays. Il avoit été ci-devant Régent au Collège de Montaigu ; dans sa jeunesse il avoit été enrôlé dans les dragons, & ensuite il s’étoit fait Capucin.


TABLE
DES MATIERES
Traitées dans le Livre
DES TROIS IMPOSTEURS,
Et des pieces relatives à cet Ouvrage.


CHAPITRE I. — De Dieu. Fausses idées que l’on a de la Divinité, parce qu’au lieu de consulter le bon sens & la raison, on a la faiblesse de croire aux opinions, aux imaginations, aux visions des gens intéressés à tromper le peuple & à l’entretenir dans l’ignorance & dans la superstition. Page 1.
CHAPITRE II. — Des raisons qui ont engagé les hommes à se figurer un être invisible qu’on nomme communément Dieu. De l’ignorance des causes physiques, & de la crainte produite par des accidents naturels, mais extraordinaires ou terribles, est venue l’idée de l’existence de quelque puissance invisible ; idée dont la politique & l’imposture n’ont pas manqué de profiter. Examen de la nature de Dieu. Opinion des causes finales réfutée comme contraire à la saine Physique. 9
CHAPITRE III. — Ce que signifie le mot Religion. Comment & pourquoi il s’en est introduit un si grand nombre dans le monde. Toutes les religions sont l’ouvrage de la politique. Conduite de Moyse pour établir la religion judaïque. Examen de la Naissance de Jésus-Christ, de sa Politique, de sa Morale & de sa réputation après sa mort. Artifices de Mahomet pour établir sa Religion. Succès de cet Imposteur, plus grand que celui de Jésus-Christ. 24
CHAPITRE IV. — Vérités sensibles & évidentes. Idée de l’Être universel. Les attributs qu’on lui donne dans toutes les Religions sont pour la plupart incompatibles avec son essence & ne conviennent qu’à l’homme. Opinion d’une vie à venir & de l’existence des Esprits combattue & rejetée. 69
CHAPITRE V. — De l’âme. Opinions différentes des Philosophes de l’antiquité sur la nature de l’Ame. Sentiment de Descartes réfuté. Exposition de celui de l’Auteur. 74
CHAPITRE VI. — Des Esprits qu’on nomme Démons. Origine & fausseté de l’opinion qu’on a de leur existence. 82
SENTIMENTS sur le Traité des Trois Imposteurs. Extrait d’une lettre ou dissertation de M. de La Monnoye à ce sujet. 91
RÉPONSE à la Dissertation de M. de La Monnoye sur le Traité des Trois Imposteurs. 116
COPIE de l’article XI. du tome 1er, seconde Partie des Mémoires de Littérature, imprimés à La Haye chez Henri du Sauzet, 1716. 132
F I N.
  1. Moyse fit mourir tout d’un coup 24000 hommes pour s’être opposés à sa Loi.
  2. Il est écrit au premier livre des Lois, chap. 22, V. 6, qu’Achab, roi d’Israël, consulta 400. Prophêtes, qui se trouvèrent tous faux, par les suites de leurs Prophéties.
  3. Chap. 15, vs. 2 & 9.
  4. Chap. 18, vs. 10.
  5. Chap. 2, vs. 18.
  6. Chap. 4, vs. 7.
  7. Rom. 15, 9, vs. 10.
  8. Cætera qua fieri in terris ,Cæloque tuentur
    Mortales pavidis cum pendent mentibus sæpe
    Efficiunt animos humileis formidine Divum,
    Depressosque premunt ad terram, propterea quod
    Ignorantia causorum conferre Deorum
    Cogit ad imperium res, & concedere regnum : &
    Quorur operum causas nulla ratione videre
    I offunt hæc fieri Divino numine rentur.

      Lucret, de rer. nat. Lib. VI, vs, 49. & seqq.

  9. Quis autem negabit Deum esse corpus, etsi Deus Spiritus  ? Spiritus ? Spiritus etiam corporis sui generis, in sua effigie. Tertul. adv. Prax. Cap. 7.
  10. Ces quatre premiers Conciles sont : 1o  celui de Nicée, en 325, sous Constantin & le pape Sylvestre  ; 2o  celui de Constantinople, en 381, sous Gratien, Valentinien & Théodose, & le pape Damase I   ; 3o  celui d’Ephèse, en 431, sous Théodose le jeune & Valentinien, & le pape Célestin  ; 4o  celui de Chalcédoine, en 451, sous Valentinien & Martian, & le pape Léon I.
  11. Le Talmud porte que les Rabbins délibèrent s’ils ôteraient le Livre des Proverbes & celui de l’Ecclésiaste du nombre des Canoniques ; ils les laissèrent parce qu’il y est parlé avec éloges de Moyse et de sa Loi. Les Prophéties d’Ezéchiel auraient été retranchés du Catalogue Sacré, si un certain chanoine n’avait entrepris de les concilier avec la même Loi.
  12. Voyez le passage de Tertullien, cité pag. 24.
  13. Voyez Hobbes, Léviathan, de homine, Cap. 12, pag. 56, 57, 58.
  14. Hobbes Leviathan de homine Cap. 12, pag. 55, 56, 57.
  15. Hobbes ubi suprà de homine Cap. 12, p. 58.
  16. Hobbes ubi suprà de homine Cap. 12, p. 58 & 59.
  17. Il ne faut pas entendre ce mot selon l’opinion vulgaire, car, qui dit Magicien chez des gens raisonnables entend homme adroit, un habile Charlatan, un subtil joueur de gibecière, dont tout l’art consiste dans la subtilité & l’adresse et non en aucun pacte avec le diable, comme le croit le vulgaire.
  18. Voyez Hobbes, Leviathan : de homine cap. 12, p. 59 & 60.
  19. Qu’un beau pigeon à tire d’aile
    Vienne obombrer une Pucelle,
    Rien n’est surprenant en cela  ;
    L’on en vit autant en Lydie :
    Et le beau cygne de Léda
    Vaut bien le Pigeon de Marie.

  20. 4e Livre de Samuel, chap. 8. Les Israëlites, mécontents des enfants de Samuel demandent un Roi.
  21. Jésus-Christ était de la secte des Pharisiens, c’est-à-dire, des misérables, & ceux-là étaient opposés aux Sadducéens, qui formaient la secte des Riches, &c. Voyez le Talmud.
  22. C’est le jugement qu’en portait le pape Léon X, comme il paraît par ce mot si connu & si hardi dans un siècle où l’esprit philosophique avait fait encore si peu de progrès : «  On sait de temps immémorial (disoit-il au Cardinal Bembo) combien cette fable de Jésus-Christ, nous a été profitable  ». Quantum nobis nostrique que ea de Christo fabula profuerit, satis est omnibus seculis notum.
  23. Confessions, Liv. 7, Chap. 9, v. 20.
  24. Idem Ibidem.
  25. Voyez dans le Banquet de Platon, le discours d’Aristophane.
  26. Cité de Dieu, Liv. 1. Chap. 14.
  27. Liv. 6, contre Celse.
  28. Liv. 8, chap. 4.
  29. Liv. 2, contre Jovinien, chap. 8.
  30. St. Paul.
  31. «  Mahomet, dit le Comte de Boulainvilliers, étoit ignorant des Lettres vulgaires, je veux le croire  ; mais il ne l’étoit pas assûrément de toutes les connaissances qu’un grand voyageur pour acquérir avec beaucoup d’esprit naturel  ; lorsqu’il s’efforce de l’employer utilement. Il n’étoit point ignorant dans sa propre langue, dont l’usage, & non la lecture, lui avoit appris toute la finesse & les beautés. Il n’étoit pas ignorant dans l’art de savoir rendre odieux ce qui est véritablement condamnable & de peindre la vérité avec des couleurs simples & vives, qui ne permettent pas de la méconnoître. En effet, tout ce qu’il dit est vrai par rapport aux dogmes essentiels de la religion, mais il n’a pas dit tout ce qui est vrai, & c’est en cela seul que notre religion diffère de la sienne.  » Il ajoute plus bas « que Mahomet n’est ni grossier, ni barbare, qu’il a conduit son entreprise avec tout l’art, toute la délicatesse, toute la circonstance, l’intrépidité, les grandes vues dont Alexandre & César eussent été capables à sa place, &c. » (Vie de Mahomet par le Comte de Boulainvilliers, liv. 2, p. 266, 267 & 268, édition d’Amst. 1731.)
  32. Omnis enim per se divum natura necesse est
    Immortali ævo summa cum pace fruatur,
    Semota ab nostris rebus, sejunctaque longe ;
    Nam privata dolore omni, privata periclis,
    Ipsa suis pollens opibus : nihil indiga Nostri,
    Nec bene pro meritis capitur, nec tangitur ira,

        Lucret. de rerum nat Lib, I. vs 57. & seqq.

  33. Voyez le Dictionnaire de Bayle. Art. Averroës.
  34. Daniel George Morhof, mort le 30. Juin 1691. sans avoir tenu parole.
  35. Apud Nevizanum, I, Silvæ nupt. 2. n. 121.
  36. Voyez à ce sujet le dictionnaire de Bayle. art Trabea.