Traité des trois imposteurs/Réponse

RÉPONSE

à la Dissertation de M. DE LA MONNOYE sur
Le traité des trois Imposteurs


Un espèce de dissertation assez peu démonstrative, qui se trouve à la fin de la nouvelle édition du Menagiana qu’on vient de publier en ce pays, me donne occasion de mettre la main à la plume pour donner quelque certitude au public sur un fait sur lequel il semble que tous les savants veulent exercer leur critique & en même temps pour discul- per un très grand nombre de très-habiles personnages & même quelques-uns d’une vertu distinguée, qu’on a tâché de faire passer pour être les auteurs du livre qui fait le sujet de cette dissertation, qu’on dit être de Mr. de La Monnoye : je ne doute pas que ce nouveau livre ne soit déjà entre vos mains , vous voyez que je veux parler du petit Traité de tribus impostoribus. L’Auteur de la dissertation soutient la non-existence de ce Livre & tâche de prouver son sentiment par des conjectures, & sans autre preuve capable de faire impression sur un esprit accoutumé à ne pas souffrir qu’on en lui fasse accroire. Je n’entreprendrai pas de réfuter, article par article, cette dissertation qui n’a rien de plus nouveau que ce qui se trouve dans une dissertation Latine de doctis impostoribus, de M. Buchar Gottheffle Struve imprimée pour la seconde fois à Jêne chez Muller en 1706. & que l’auteur a vue puisqu’il la cite. J’ai en main un moyen bien sûr pour détruire cette dissertation de M. de La Monnoye, en lui apprenant que j’ai vu meis oculis le fameux petit Traité de tribus impostoribus, & que je l’ai dans mon Cabinet. Je vais vous rendre compte, Monsieur, & au public, de la manière dont je l’ai découvert, & comment je l’ai vû ; & je vous en donnerai un court & fidèle extrait.

Etant à Francfort-sur-le-Mein en 1706., je m’en fus un jour chez un des Libraires le mieux assorti en toutes sortes de livres, avec un Juif & un ami nommé Frecht, Etudiant alors en Théologie : Nous examinions le catalogue du Libraire, lorsque nous vîmes entrer dans la boutique une espèce d’Officier Allemand qui s’adressant au libraire, lui demanda en Allemand, s’il vouloit conclure un marché, ou qu’il alloit chercher un autre Marchand. Frecht, qui reconnut l’Officier, le salua & renouvela leur connaissance ; ce qui donna occasion à mon ami de demander à cet Officier, qui s’appeloit Trawsendorff, ce qu’il avoit à démêler avec le Libraire. Trawsendorff lui répondit qu’il avoit deux manuscrits & un livre très ancien, dont il vouloit faire une petite somme pour la Campagne prochaine, & que le libraire se tenoit à 50. rixdales, ne voulant lui donner que 450. Rixdales de ces trois livres, dont il en vouloit tirer 500. Cette grosse somme pour deux manuscrits & un petit livret, excita la curiosité de Frecht, qui demanda à son ami s’il ne pouvait pas voir des pièces qu’il vouloit vendre si cher. Trawsendorff tira aussitôt de sa poche un paquet de parchemin lié d’un cordon de soie, & en tira ses trois livres. Nous entrâmes dans le magasin du Libraire, pour les examiner en liberté, & le premier que Frecht ouvrit se trouva l’imprimé, qui avait un titre italien écrit à la main, à la place du véritable titre, qui avait été déchiré. Ce titre était Spacio della bestia triumphante, dont l’impression ne paraissait pas ancienne : je crois que c’est le même dont Toland a fait imprimer une traduction en Anglois il y a quelques années, & dont les exemplaires se sont vendus si cher. Le second, qui étoit un vieux manuscrit Latin d’un caractère assez difficile, n’avoit point de titre, mais au haut de la première page était écrit en assez gros caractère : Othoni illustrissimo amico meo carissimo F.I.S.D., & l’ouvrage commençoit par une lettre dont voici les premières lignes : Quod de tribus famosissimis nationum deceptoribus in ordinem jussu meo, digessit doctissimus ille vir quorum sermonem de illa re in museo habuisti, exscribi curavi, atque Codicem illum stylo æque vero ac puro scriptum, ad te quam primum mitto : etenim, &c. L’autre manuscrit étoit aussi latin & sans titre, & commençoit par ces mots, qui sont, ce me semble, de Cicéron, dans le premier livre de natura Deorum. Qui vero Deos esse dixerunt tanta sunt in varietate & dissensione constituti, ut eorum molestum sit annumerare Sententias…… alterum fieri potest profecto, ut earum nulla  ; alterum certe non potest, ut plus una vera fit.

Frecht, après avoir ainsi parcouru les trois livres avec assez de précipitation, s’arrêta au second dont il avoit souvent entendu parler, & duquel il avoit lu tant d’histoires différentes ; & sans rien examiner des deux autres, il tira Trawsendorff à part, & lui dit qu’il trouveroit partout des marchands pour ces trois livres. On ne parla pas beaucoup du livre italien, & pour l’autre, on convint en lisant par-ci par-là quelques phrases, que c’étoit un système d’athéisme démontré. Comme le Libraire s’en tenoit à son offre, & ne vouloit pas convenir avec l’officier, nous sortîmes, et fûmes au logis de Frecht, qui ayant ses vues, fit venir du vin et en priant Trawsendorff de nous apprendre comment ces trois livres lui étoient tombés entre les mains, nous lui fîmes vuider tant de rasades que sa raison étant en garouage, Frecht obtint sans beaucoup de peine qu’il lui laissât le manuscrit de tribus famosissimis deceptoribus  ; mais il fallut faire un serment exécrable qu’on ne le copieroit pas. À cette condition nous nous en vîmes les maîtres, vendredi à dix heures du soir jusqu’au dimanche au soir que Trawsendorff le viendroit chercher & vuider encore quelques bouteilles de ce vin qui étoit à son goût.

Comme je n’avois pas moins d’envie que Frecht de connoître ce livre, nous nous mîmes aussitôt à le parcourir, bien résolus de ne pas dormir jusqu’au dimanche. Le livre étoit donc bien gros, dira-t-on  ? point du tout, c’étoit un gros in-8o de dix cahiers, sans la lettre qui étoit à la tête, mais d’un si petit caractère, & chargé de tant d’abréviations sans point ni virgules, que nous eûmes bien de la peine à en déchiffrer la première page en deux heures de temps  ; mais alors la lecture nous en devint plus aisée. C’est ce qui me fit proposer à mon ami Frecht un moyen, qui me sent assez l’équivoque Jésuitique, pour avoir une copie de ce célèbre Traité, sans fausser son serment, qui avoit été fait ad mentem interrogantis  ; & il est probable que Trawsendorff, en exigeant qu’on ne copiât pas son livre, entendoit qu’on ne le transcrivît point  ; ainsi mon expédient fut que nous en fissions une traduction : Frecht y consentit après quelques difficultés, & nous mîmes aussitôt la main à l’œuvre. Enfin, nous nous vîmes maîtres du livre le samedi vers minuit. Je repassai ensuite à loisir notre hâtive traduction, & nous en prîmes chacun une copie, nous engageant de n’en donner à personne. Quant à Travsendorff, il tira les 500 Rixdales du Libraire qui avoit cette commission d’un Prince de la Maison de Saxe, qui savoit que ce Manuscrit avait été enlevé de la Bibliothèque de Munich lorsqu’après la défaite des Française & des Bavarois à Hochstet, les Allemands s’emparèrent de cette ville, où Trawsendorff, comme il nous l’a raconté, étant entré d’appartement en appartement, jusqu’à la Bibliothèque de S.A. Elect., ce paquet de parchemin & ce cordon de soie jaune s’étant offert à ses yeux, il n’avoit pu résister à la tentation de le mettre dans sa poche, se doutant que ce pouvoit être quelque pièce curieuse  ; en quoi il ne se trompoit point.

Reste, pour faire l’histoire de l’invention de ce Traité, à vous dire les conjectures que nous fîmes, Frecht & moi, sur son origine. Nous tombâmes d’accord que cet illustrissimo Othoni, à qui il est envoyé, étoit Othon l’Illustre Duc de Bavière, fils de Louis I., & petit-fils d’Othon le Grand, Comte de Schiven & de Witelspach, à qui l’Empereur Frédéric Barberousse avoit donné la Bavière pour récompenser sa fidélité, en l’ôtant à Henri le Lion pour punir son ingratitude : or cet Othon l’Illustre succéda à son père Louis I. en 1230, sous le règne de l’Empereur Frédéric II. petit-fils de Frédéric Barberousse, & dans le temps que cet Empereur se brouilla tout-à-fait avec la Cour de Rome, à son retour de Jérusalem  ; ce qui nous a fait conjecturer que F. I. S. D., qui suivoit l’amico meo carissimo signifioit Fredericus Imperator salutem dicit, conjecture d’où nous conclûmes que le Traité de tribus impostoribus avoit été composé depuis l’an 1230. par l’ordre de cet Empereur animé contre la religion à cause des mauvais traitements qu’il recevoit du chef de la sienne, lequel étoit Grégoire IX, dont il avoit été excommunié avant de partir pour ce voyage & qui l’avoit poursuivi jusque dans la Syrie, où il avoit empêché par ses intrigues sa propre armée de lui obéir. Ce Prince à son retour fut assiéger le Pape dans Rome, après avoir ravagé les provinces des environs, & ensuite il fit avec lui une paix qui ne dura guère & qui fut suivie d’une animosité si violente entre l’Empereur & le Saint Pontife qu’elle ne finit que par la mort de celui-ci, qui mourut de chagrin de voir Frédéric triompher de ses vaines fulminations, & démasquer les vices du Saint-Père dans les vers satiriques qu’il fit répandre de tous côtés, en Allemagne, en Italie & en France. Mais nous ne pûmes déterrer quel était ce doctissimus vir, avec qui Othon s’étoit entretenu de cette matière dans le cabinet & apparemment en la compagnie de l’empereur Frédéric, à moins qu’on ne dise que c’est le fameux Pierre des Vignes Secrétaire, ou comme d’autres veulent Chancelier de l’empereur Frédéric II. Son traité de protestate imperiali & ses Epîtres nous apprennent quelle étoit son érudition & le zèle qu’il avoit pour les intérêts de son Maître, & son animosité contre Grégoire IX, les Ecclésiastiques & les Eglises de son tems. Il est vrai que dans une de ses Epîtres il tâche de disculper son maître qu’on accusoit dès lors d’être auteur de ce livre, mais cela pourroit appuyer la conjecture & faire croire qu’il ne plaidoit pour Frédéric qu’afin qu’on ne mît pas sur son compte une production si scandaleuse : & peut-être nous aurait-il ôté tout prétexte de conjecture, en confessant la vérité, si lorsque Frédéric le soupçonnant d’avoir conspiré contre sa vie, ne l’eût condamné à avoir les yeux crevés, & à être livré aux Pisantins ses cruels ennemis, & si le désespoir n’eût avancé sa mort dans un infâme cachot, d’où il ne pouvoit se faire entendre à personne. Ainsi, voilà détruites toutes les fausses accusations contre Averroès, Boccace, Dolet, Aretin, Servet, Ochin, Campanelle, Pogge, Pulci, Muret, Vanini, Milton & plusieurs autres  ; & le livre se trouve avoir été composé par un savant du premier ordre de la Cour de cet Empereur, & par son ordre. Quant à ce qu’on a soutenu qu’il avait été imprimé, je crois pouvoir avancer qu’il y a guère d’apparence, puisqu’on peut s’imaginer que Frédéric ayant tant d’ennemis de tous côtés, n’aura pas divulgué ce livre qui leur auroit donné une belle occasion de publier son irréligion, & peut-être n’y en eût-il jamais que l’original, & cette copie envoyée à Othon de Bavière.

En voilà, ce me semble, assez pour la découverte de ce livre, & pour l’époque de son origine : Voici ce qu’il contient.

Il est divisé en six livres ou chapitres chacun desquels contient plusieurs paragraphes  ; le premier chapitre a pour titre de Dieu, & contient six paragraphes dans lesquels l’auteur, voulant paroître exempt de tous préjugés d’éducation ou de parti, fait voir que quoique les hommes aient un intérêt tout particulier de connaître la vérité, cependant tout particulier de connaître la vérité, cependant, ils ne se repaissent que d’opinions & d’imaginations & que, trouvant des gens qui ont intérêt de les y entretenir, ils y restent attachés, quoiqu’ils puissent facilement en secouer le joug, en faisant le moindre usage de leur raison. Il passe ensuite aux idées qu’on a de la divinité, & prouve qu’elles lui sont injurieuses, & qu’elles constituent l’être le plus affreux & le plus imparfait qu’on puisse s’imaginer : il s’en prend à l’ignorance du Peuple, ou plutôt à sa sotte crédulité en ajoutant foi aux visions des Prophêtes & des Apôtres, dont il fait un portrait conforme à l’idée qu’il en a.

Le second Chapitre traite des raisons qui ont porté les hommes à se figurer un Dieu  ; il est divisé en onze paragraphes  où l’on prouve que de l’ignorance des causes physiques est née une crainte naturelle à la vue de mille accidents terribles, laquelle a fait douter s’il n’existait pas quelque Puissance invisible : doute & crainte, dit l’auteur, dont les fins Politiques ont sçu faire usage selon leurs intérêts, & ont donné cours à l’opinion de cette existence qui a été confirmée par d’autres qui y trouvaient leur intérêt particulier, & s’est enracinée par la sottise du Peuple toujours admirateur de l’extraordinaire, du sublime & du merveilleux. Il examine ensuite quelle est la nature de Dieu, & détruit l’opinion vulgaire des causes finales comme contraire à la saine Physique : enfin il fait voir qu’on ne s’est formé telle ou telle idée de la Divinité, qu’après avoir réglé ce que c’est que persécution, bien, mal, vertu, vice, règlement fait par l’imagination & souvent le plus faux qu’on puisse imaginer  ; d’où sont venues les fausses idées qu’on s’est faites & qu’on conserve de la divinité. Dans le dixième l’auteur explique à sa manière ce que c’est que Dieu, & en donne une idée assez conforme au système des Panthéistes, disant que le mot Dieu nous représente un être infini, dont l’un des attributs est d’être une substance étendue, & par conséquent éternelle & infinie  ; & dans le 11. il tourne en ridicule l’opinion populaire qui établit un Dieu tout-à-fait ressemblant aux Rois de la terre  ; & passant aux livres sacrés, il en parle d’une manière désavantageuse.

Le troisième Chapitre a pour titre ce que signifie le mot Religion  ; comment & pourquoi il s’en est introduit un si grand nombre dans le monde. Ce Chapitre a vingt-trois paragraphes. Il y examine dans les neuf premiers l’origine des Religions & il confirme par des exemples & des raisonnements que bien loin d’être divines, elles sont toutes l’ouvrage de la Politique : Dans le dixième paragraphe il prétend dévoiler l’imposture de Moyse en faisant voir qui il étoit & comment il s’est conduit pour établir la Religion Judaïque : dans le onzième, on examine les impostures de quelques politiques, comme Numa & Alexandre. Dans le douzième on passe à Jésus-Christ, dont on examine la naissance. Dans le 13e. & les suivants on traite de sa politique. Dans le dix-septième & le suivant on examine sa morale, qu’on ne trouve pas plus pure que celle d’un grand nombre d’anciens Philosophes : dans le dix-neuvième, on examine si la réputation où il a été après sa mort est de quelque poids pour sa Déification ; & enfin, dans le 22e. & le 23e. on traite de l’imposture de Mahomet, dont on ne dit pas grand’chose, parce qu’on ne trouve pas d’Avocats de sa doctrine, comme celles des deux autres.

Le quatrième Chapitre contient des vérités sensibles & évidentes, & n’a que six paragraphes où on démontre ce que c’est que Dieu, & quels sont ses attributs : on rejette la croyance d’une vie à venir & de l’existence des esprits.

Le cinquième Chapitre traite de l’âme  ; il a sept paragraphes dans lesquels, après avoir exposé l’opinion vulgaire, on rapporte celles des Philosophes de l’antiquité, ainsi que le sentiment de Descartes  ; & enfin l’auteur démontre la nature de l’âme, selon son système.

Le sixième & dernier Chapitre a sept paragraphes  ; on y traite des Esprits qu’on nomme Démons, & on fait voir l’origine & la fausseté de l’opinion qu’on a de leur existence.

Voilà l’anatomie du fameux livre en question  : j’aurois pu la faire d’une manière plus étendue & plus particularisée, mais outre que cette lettre est déjà trop longue, j’ai cru que c’étoit en dire assez pour le faire connoître, & faire voir qu’il est en nature entre mes mains. Mille autres raisons que vous comprendrez assez m’empêchent de m’étendre autant que je l’aurois pu ; mais est modus in rebus.

Ainsi, quoique ce livre soit en état d’être imprimé, avec une Préface dans laquelle j’ai fait l’histoire de ce livre, & de la manière qu’il a été découvert avec quelques conjectures sur son origine, outre quelques remarques qu’on pourroit mettre à la fin, cependant je ne crois pas qu’il voie jamais le jour, ou il faudroit que les hommes quittassent tout d’un coup leurs imaginations, comme ils ont quitté les fraises, les canons & les autres vieilles modes. Quant à moi, je ne m’exposerai pas au Stylet Théologique que je crains autant que Fra-Paulo craignoit le Stylum Romanum, pour donner le plaisir à quelques savants de lire ce petit Traité  ; mais aussi je ne serai pas assez superstitieux pour, au lit de la mort, le faire jeter au feu, comme on prétend que fit Salvius, Plénipotentiaire de Suède à la Paix de Munster : ceux qui viendront après moi en feront tout ce qui leur plaira, sans que je m’en inquiette dans le tombeau. Avant d’y descendre, je suis avec estime, Monsieur, votre très-obéissant serviteur,

J. M. R. L.
De Leyde, ce 1er janvier 1716.


Cette lettre est du sieur Pierre-Frédéric Arpe, de Kiel, dans le Holstein, auteur de l’Apologie de Vanini, imprimée à Rotterdam, in-8o, en 1712.