Traité des trois imposteurs/Chapitre 3

CHAPITRE III.

Ce que signifie le mot RELIGION : comment & pourquoi il s’en est introduit un si grand nombre dans le monde.
§. 1.

Avant que le mot Religion se fût introduit dans le monde, on n’étoit obligé qu’à suivre la loi naturelle, c’est-à-dire à se conformer à la droite raison. Ce seul instinct étoit le lien auquel les hommes étaient attachés  ; & ce lien, tout simple qu’il est, les unissait de telle sorte que les divisions étoient rares. Mais dès que la crainte eût fait soupçonner qu’il y a des Dieux & des Puissances invisibles, ils élevèrent des autels à ces êtres imaginaires, & secouant le joug de la nature & de la raison, ils se lièrent par de vaines cérémonies & par un culte superstitieux aux vains fantômes de l’imagination. C’est de là que dérive le mot de Religion qui fait tant de bruit dans le monde. Les hommes ayant admis des Puissances invisibles qui avaient tout pouvoir sur eux, ils les adorèrent pour les fléchir, & de plus ils s’imaginèrent que la nature étoit un être subordonné à ces Puissances. Dès lors, ils se la figurèrent comme une masse morte, ou comme une esclave qui n’agissoit que suivant l’ordre de ces Puissances. Dès que cette fausse idée eût frappé leur esprit, ils n’eurent plus que du mépris pour la nature, & du respect pour ces êtres prétendus, qu’ils nommèrent leurs Dieux. De là est venue l’ignorance où tant de peuples sont plongés, ignorance d’où les vrais savants les pourroient retirer, quelque profond qu’en soit l’abîme, si leur zèle n’était traversé par ceux qui mènent ces aveugles, & qui ne vivent qu’à la faveur de leurs impostures.

Mais quoi qu’il y ait bien peu d’apparence de réussir dans cette entreprise, il ne faut pas abandonner le parti de la vérité ; quand ce serait qu’en considération de ceux qui se garantissent des symptômes de ce mal, il faut qu’une âme généreuse dise les choses comme elles sont. La vérité, de quelque nature qu’elle soit, ne peut jamais nuire, au lieu que l’erreur, quelque innocente & quelque utile même qu’elle paraisse, doit nécessairement avoir à la longue des effets très funestes.

§. 2.

La crainte qui a fait les Dieux a fait aussi la Religion, & depuis que les hommes se sont mis en tête qu’il y avoit des anges invisibles qui étoient cause de leur bonne ou mauvaise fortune, ils ont renoncé au bon sens & à la raison, & ils ont pris leurs chimères pour autant de divinités qui avoient soin de leur conduite. Après donc s’être forgé des Dieux, ils voulurent savoir quelle étoit leur nature, & s’imaginant qu’ils devoient être de la même substance que l’âme, qu’ils croient ressembler aux fantômes qui paraissent dans le miroir ou pendant le sommeil  ; ils crurent que leurs Dieux étoient des substances réelles  ; mais si ténues & si subtiles que, pour les distinguer des Corps, ils les appelèrent Esprits, bien que ces corps & ces esprits ne soient, en effet, qu’une même chose, & ne diffèrent que du plus ou moins, puisqu’être Esprit ou incorporel, est une chose incompréhensible. La raison est que tout esprit a une figure qui lui est[1] propre, & qu’il est renfermé dans quelque lieu, c’est-à-dire qu’il a des bornes, & que par conséquent, c’est un corps quelque subtil qu’on le suppose[2].

§. 3.

Les Ignorans, c’est-à-dire la plupart des hommes, ayant fixé de cette sorte la nature de la substance de leurs Dieux, tâchèrent aussi de pénétrer par quels moyens ces Agens invisibles produisaient leurs effets  ; mais n’en pouvant venir à bout, à cause de leur ignorance, ils en crurent leurs conjectures  ; jugeant aveuglément de l’avenir par le passé  : comme si l’on pouvait raisonnablement conclure de ce qu’une chose est arrivée autrefois de telle & telle manière, qu’elle arrivera ou qu’elle doive arriver constamment, de la même manière  ; surtout lorsque les circonstances & toutes les causes qui influent nécessairement sur les événements & actions humaines, & qui en déterminent la nature & l’actualité, sont diverses. Ils envisagèrent donc le passé & augurèrent bien ou mal pour l’avenir, suivant que la même entreprise avait autrefois bien ou mal réussi. C’est ainsi que Phormion ayant défait les Lacédémoniens dans la bataille de Naupacte, les Athéniens, après sa mort, élirent un autre Général du même nom. Annibal ayant succombé sous les armes de Scipion l’Africain, à cause de ce bon succès, les Romains envoyèrent dans la même Province un autre Scipion contre César, ce qui ne réussit ni aux Athéniens ni aux Romains. Ainsi, plusieurs nations après deux ou trois expériences ont attaché aux lieux, aux objets & aux noms leurs bonnes ou mauvaises fortunes  ; d’autres se sont servis de certains mots qu’ils appellent des enchantements & les ont cru si efficaces qu’ils s’imaginent par leur moyen faire parler les arbres, faire un homme ou un Dieu d’un morceau de pain, & métamorphoser tout ce qui paraissait devant eux[3].

§. 4.

L’empire des Puissances invisibles étant établi de la sorte, les hommes ne les révélèrent d’abord que comme leurs Souverains, c’est-à-dire, par des marques de soumission & de respect, tels que sont les présents, les prières, &c. Je dis d’abord, car la nature n’apprend point à user de Sacrifices sanglants en cette rencontre : ils n’ont été institués que pour la subsistance des Sacrificateurs & des Ministres destinés au service de ces Dieux imaginaires.

§. 5.

Ce germe de Religion (je veux dire de l’espérance & la crainte), fécondé par les passions & opinions diverses des hommes, a produit ce grand nombre de croyances bizarres qui sont les causes de tant de maux & de tant de révolutions qui arrivent dans les États.

Les honneurs & les grands revenus qu’on a attachés au Sacerdoce, ou aux Ministres des Dieux, ont flatté l’ambition & l’avarice de ces hommes rusés qui ont su profiter de la stupidité des Peuples  ; ceux-ci ont si bien donné dans leurs pièges qu’ils se sont fait insensiblement une habitude d’encenser le mensonge & de haïr la vérité.

§. 6.

Le mensonge étant établi, & les ambitieux épris de la douceur d’être élevés au-dessus de leurs semblables, ceux-ci tâchèrent de se mettre en réputation en feignant d’être les amis des Dieux invisibles que le vulgaire redoutoit. Pour y mieux réussir, chacun les peignit à sa mode & prit la licence de les multiplier au point qu’on en trouvait à chaque pas.

§. 7.

La matière informe du monde fut appelée le Dieu Cahos. On fit de même un Dieu du Ciel, de la Terre, de la Mer, du Feu, des Vents & des Planettes. On fit le même honneur aux hommes & aux femmes  ; les oiseaux, les reptiles, le crocodile, le veau, le chien, l’agneau, le serpent & le pourceau, en un mot toutes sortes d’animaux & de plantes furent adorés. Chaque fleuve, chaque fontaine porta le nom d’un Dieu, chaque maison eut le sien, chaque homme eut son génie. Enfin, tout étoit plein, tant dessus que dessous la terre, de Dieux, d’Esprits, d’Ombres & de Démons. Ce n’étoit pas encore assez de feindre des Divinités dans tous les lieux imaginables  ; on eût cru offenser le temps, le jour, la nuit, la concorde, l’amour, la paix, la victoire, la contention, la rouille, l’honneur, la vertu, la fièvre & la santé  ; on eût, dis-je, cru faire outrage à de telles Divinités qu’on pensait toujours prêtes à fondre sur la tête des hommes, si on ne leur eût élevé des temples & des autels. Ensuite, on s’avisa d’adorer son génie, que quelques-uns invoquèrent sous le nom de Muses  ; d’autres sous le nom de Fortune, adorèrent leur propre ignorance. Ceux-ci sanctifièrent leurs débauches sous le nom de Cupidon, leur colère sous celui de Furies, leurs parties sexuelles sous le nom de Priape  ; en un mot, il n’y eut rien à quoi ils ne donnassent le nom d’un Dieu ou d’un Démon[4].

§. 8.

Les fondateurs des Religions sentant bien que la base de leurs impostures était l’ignorance des Peuples, s’avisèrent de les y entretenir par l’adoration des images dans lesquelles ils feignirent que les Dieux habitaient  ; cela fit tomber sur leurs Prêtres une pluie d’or & des Bénéfices que l’on regarda comme des choses saintes parce qu’elles furent destinées à l’usage des ministres sacrés, & personne n’eut la témérité ni l’audace d’y prétendre, ni même d’y toucher. Pour mieux tromper le Peuple, les Prêtres se proposèrent des Prophètes, des Devins, des Inspirés capables de pénétrer dans l’avenir, ils se vantèrent d’avoir commerce avec les Dieux  ; & comme il est naturel de vouloir savoir sa destinée, ces imposteurs n’eurent garde d’omettre une circonstance si avantageuse à leur dessein. Les uns s’établirent à Délos, les autres à Delphes & ailleurs, où, par des oracles ambigus, ils répondirent aux demandes qu’on leur faisoit : les femmes même s’en mêloient  ; les Romains avoient recours, dans les grandes calamités, aux Livres des Sybilles. Les fous passaient pour des inspirés. Ceux qui feignoient d’avoir un commerce familier avec les morts étaient nommés Nécromanciens  ; d’autres prétendoient connaître l’avenir par le vol des oiseaux ou par les entrailles des bêtes. Enfin, les yeux, les mains, le visage, un objet extraordinaire, tout leur semble d’un bon ou mauvais augure, tant il est vrai que l’ignorance reçoit telle impression qu’on veut, quand on a trouvé le secret de s’en prévaloir[5].

§. 9.

Les ambitieux qui ont toujours été de grands maîtres dans l’art de tromper, ont suivi cette route lorsqu’ils donnèrent des lois  ; & pour obliger le Peuple de se soumettre volontairement, ils lui ont persuadé qu’ils les avoient reçues d’un Dieu ou d’une Déesse.

Quoi qu’il en soit de cette multitude de Divinités, ceux chez qui elles ont été adorées, & qu’on nomme Payens, n’avoient point de systême général de Religion. Chaque République, chaque État, chaque ville & chaque particulier avait ses rites propres & pensoit de la Divinité à sa fantaisie. Mais il s’est élevé par la suite des législateurs plus fourbes que les premiers, qui ont employé des moyens plus étudiés & plus sûrs en donnant des lois, des cultes, des cérémonies propres à nourrir le fanatisme qu’ils vouloient établir.

Parmi un grand nombre, l’Asie en a vu naître trois qui se sont distingués tant par les lois & les cultes qu’ils ont institués, que par l’idée qu’ils ont donnée de la Divinité & par la manière dont ils s’y sont pris pour faire recevoir cette idée & rendre leurs lois sacrées. Moyse fut le plus ancien. Jésus-Christ venu depuis, travailla sur son plan & en conservant le fond de ses loix, il abolit le reste. Mahomet qui a paru le dernier sur la scène, a pris dans l’une & dans l’autre Religion de quoi composer la sienne, & s’est ensuite déclaré l’ennemi de toutes les deux. Voyons les caractères de ces trois législateurs, examinons leur conduite, afin qu’on juge après cela lesquels sont les mieux fondés, ou ceux qui les révèrent comme des hommes divins, ou ceux qui les traitent de fourbes & d’imposteurs.

§. 10.
De Moyse

Le célèbre Moyse, petit-fils d’un grand Magicien[6] au rapport de Justin Martyr, eut tous les avantages propres à le rendre ce qu’il devint par la suite. Chacun sait que les Hébreux dont il se fit le chef, étoient une nation de Pasteurs, que le roi Pharaon Osiris I. reçut en son pays en considération des services qu’il avait reçus de l’un d’eux dans le temps d’une grande famine : il leur donna quelques terres à l’Orient de l’Égypte, dans une contrée fertile en pâturages & par conséquent propre à nourrir leurs troupeaux ; pendant près de deux cents ans ils se multiplièrent considérablement, soit parce qu’y étant considérés comme étrangers, on ne les obligeât point de servi dans les armées, soit à cause des privilèges qu’Osiris leur avait accordés, plusieurs naturels du pays se joignirent à eux, soit enfin que quelques bandes d’Arabes fussent venues se joindre à eux en qualité de leurs frères, car ils étoient d’une même race. Quoi qu’il en soit, ils multiplièrent si étonnamment que ne pouvant plus tenir dans la contrée de Gossen, ils se répandirent dans toute l’Égypte, & donnèrent à Pharaon une juste raison de craindre qu’ils ne fussent capables de quelques entreprises dangereuses au cas que l’Égypte fut attaquée, (comme cela arrivoit alors assez souvent) par les Éthiopiens, ses ennemis assidus. Ainsi, une raison d’État obligea ce Prince à leur ôter leurs privilèges, & à chercher les moyens de les affoiblir & de les asservir.

Pharaon Orus, surnommé Burisis à cause de sa cruauté, lequel succéda à Memnon, suivit son plan à l’égard des Hébreux, & voulant éterniser sa mémoire par l’érection des Pyramides, & en bâtissant la ville de Thèbes, il condamna les Hébreux à travailler les briques, à la formation desquelles les terres de leur pays étaient très propres. C’est pendant cette servitude que naquit le célèbre Moyse , la même année que le Roi ordonna qu’on jetât dans le Nil tous les enfants mâles des Hébreux, voyant qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de faire périr cette Peuplade d’étrangers. Ainsi Moyse fut exposé à périr par les eaux dans un panier enduit de bitume, que sa mère plaça dans les joncs sur les bords du fleuve. Le hasard voulut que Thermutis, fille du Pharaon Orus, vint se promener de ce côté-là, & qu’ayant ouï les cris de cet enfant, la compassion si naturelle à son sexe lui inspirât le désir de le sauver. Orus étant mort, Thermutis lui succéda, & Moyse lui ayant été présenté, elle lui fit donner une éducation telle qu’on pouvait la donner à un fils de la reine d’une nation alors la plus savante & la plus polie de l’univers. En un mot, en disant qu’il fut élevé dans toutes les sciences des Egyptiens, c’est tout dire, & c’est nous présenter Moyse comme le plus grand politique, le plus savant naturaliste, & le plus fameux magicien de son temps. Outre qu’il est fort apparent qu’il fût admis dans l’ordre des Prêtres, qui étoient en Egypte ce que les Druides étoient dans les Gaules. Ceux qui ne savent pas quel étoit alors le gouvernement de l’Égypte ne seront peut-être pas fâchés d’apprendre que ses fameuses Dynasties ayant pris fin, & tout le pays dépendant d’un seul souverain, elle étoit divisée alors en plusieurs contrées qui n’avoient pas une trop grande étendue. On nommoit Monarques les Gouverneurs de ces contrées, & ces gouverneurs étoient ordinairement du puissant ordre des Prêtres, qui possédaient près d’un tiers de l’Egypte. Le roi nommoit à ces Monarchies : & si l’on en croit les auteurs qui ont écrit de Moyse, en comparant ce qu’ils en ont dit avec ce que Moyse en a lui-même écrit, on conclura qu’il devoit son élévation à Thermutis, à qui il devoit aussi la vie. Voilà quel fut Moyse en Égypte, où il eut tout le temps & les moyens d’étudier les mœurs des Egyptiens & de ceux de sa nation, leurs passions dominantes, leurs inclinations  ; connaissances dont il se servit dans la suite pour exciter la révolution dont il fut le moteur.

Thermutis étant morte, son successeur renouvela la persécution contre les Hébreux, & Moyse déchu de la faveur où il avait été, eut peur de ne pouvoir justifier quelques homicides qu’il avait commis  ; ainsi il prit le parti de fuir. Il se retira dans l’Arabie Pétrée, qui confine à l’Egypte  ; le hasard l’ayant conduit chez un chef de quelque Tribu du Pays, les services qu’il rendit & les talents que son Maître crut remarquer ici que Moyse était si mauvais Juif, & qu’il connaissoit alors si peu le redoutable Dieu qu’il imagina dans la suite, qu’il épousa une idolâtre, & qu’il ne pensa pas seulement à circoncire ses enfants.

C’est dans les déserts de cette Arabie qu’en gardant les troupeaux de son beau-père & de son beau-frère, il conçut le dessein de se venger de l’injustice que le Roi d’Egypte lui avait faite, en portant le trouble & la sédition dans le cœur de ses Etats. Il se flattoit de pouvoir aisément réussir, tant à cause de ses talents, que par les dispositions où il savait trouver ceux de sa nation, déjà irrités contre le gouvernement par les mauvais traitements qu’on leur faisait éprouver.

Il paroît, par l’histoire qu’il a laissée de cette révolution, ou du moins que nous a laissée l’auteur des Livres qu’on attribue à Moyse, que Jéthro, son beau-père, était du complot, aussi bien que son frère Aaron & sa sœur Marie, qui était restée en Égypte & avec qui il avait sans doute entretenu une correspondance.

Quoi qu’il en soit, on voit par l’exécution qu’il avait formé un vaste plan en bon politique, & qu’il sut mettre en œuvre contre l’Égypte toute la science qu’il y avait apprise, je veux dire sa prétendue Magie : en quoi il était plus subtil & plus habile que tous ceux qui faisaient métier des mêmes tours d’adresse à la Cour de Pharaon.

C’est par ces prétendus prodiges qu’il fit soulever, & auxquels se joignirent les mutins & mécontents Egyptiens, Éthiopiens & Arabes. Enfin vantant la puissance de sa Divinité, les fréquents entretiens qu’il avait avec elle, & la faisant intervenir dans toutes les mesures qu’il prenoit avec les chefs de la révolte, il les persuada si bien qu’ils le suivirent au nombre de six cens mille hommes combattans, sans les femmes & les enfans, à travers les déserts de l’Arabie dont il connaissoit tous les détours. Après six jours de marche, dans une pénible retraite, il prescrivit à ceux qui le suivoient de consacrer le septième jour à son Dieu par un repos public, afin de leur faire croire que Dieu le favorisoit, qu’il approuvoit sa domination ; & afin que personne n’eût l’audace de le contredire.

Il n’y eut jamais de Peuple plus ignorant que les Hébreux, ni, par conséquent, plus crédule. Pour être convaincu de cette ignorance profonde, il ne faut que se souvenir dans quel état ce Peuple étoit en Egypte, lorsque Moyse le fit révolter  ; il était haï des Egyptiens à cause de sa profession de Pâtres, persécuté par le Souverain, & employé aux travaux les plus vils. Au milieu d’une telle Populace, il ne fut pas bien difficile à Moyse de faire valoir se talents. Il leur fit accroire que son Dieu (qu’il nomma quelquefois simplement un Ange), le Dieu de leurs Pères lui étoit apparu ; que c’étoit par son ordre qu’il prenoit soin de les conduire  ; qu’il l’avoit choisi pour les gouverner, & qu’ils seroient le Peuple favori de ce Dieu, pourvu qu’ils crussent ce qu’il leur diroit de sa part. L’usage adroit de ses prestiges & de la connaissance qu’il avoit de la nature, fortifia ces exhortations : & il confirmoit ce qu’il leur avoit dit par ce qu’on appelle des prodiges, qui sont capables de faire toujours beaucoup d’impressions sur la Populace imbécile.

On peut remarquer surtout qu’il crut avoir trouvé un moyen sûr de tenir les Hébreux soumis à ses ordres en leur persuadant que Dieu était lui-même conducteur de nuit sous la figure d’une colonne de feu, & de jour sous la forme d’une Nuée. Mais aussi on peut prouver que ce fut là la fourberie la plus grossière de cet imposteur. Il avait appris pendant le séjour qu’il avait fait en Arabie que comme le pays étoit vaste & inhabité, c’étoit la coutume de ceux qui voyageoient par troupes de prendre des guides qui les conduisoient la nuit par le moyen d’un brasier dont ils suivoient la flamme, & de jour par la fumée du même brasier, que tous les membres de la Caravane pouvaient découvrir, & par conséquent ne se point égarer. Cette coutume était encore en usage chez les Mèdes & les Assyriens  ; Moyse s’en servit & la fit passer pour un miracle, & pour une marque de la protection de son Dieu. Qu’on ne m’en croie pas quand je dis que c’est un fourbe  ; qu’on en croie Moyse lui-même, qui, au 10e. Chapitre des Nombres (v. 19), jusqu’au 33e. prie son beau-frère Hobad de venir avec les Israëlites afin qu’il leur montrât le chemin parce qu’il connaissoit le pays. Ceci est démonstratif, car si c’étoit Dieu qui marchoit devant Israël nuit & jour en nuée ou en colonne de feu, pouvoient-ils avoir un meilleur guide  ? Cependant, voilà Moyse qui exhorte son beau-frère par les motifs les plus pressants à lui servir de guide  ; donc la Nuée & la colonne de feu n’étoient Dieu que pour le peuple, & non pour Moyse.

Les pauvres malheureux ravis de se voir adoptés par le Maître des Dieux au sortir d’une cruelle servitude, applaudirent à Moyse & jurèrent de lui obéir aveuglément. Son autorité étant confirmée, il voulut la rendre perpétuelle, & sous le prétexte spécieux d’établir le culte de ce Dieu, dont il se disoit le Lieutenant, il fit d’abord son frère & ses enfants chefs du Palais Royal  ; c’est-à-dire, du lieu où il trouvoit à propos de faire rendre les oracles ; ce lieu étoit hors de la vue & de la présence du Peuple. Ensuite il fit ce qui s’est toujours pratiqué dans les nouveaux établissements, savoir, des prodiges, des miracles dont les simples étoient éblouis, quelques-uns étourdis, qui faisoient pitié à ceux qui étoient pénétrants & qui lisoient au travers de ces impostures.

Quelque rusé que fût Moyse, il eût eu bien de la peine à se faire obéir, s’il n’avoit eu la force en main. La fourberie sans les armes réussit rarement.

Malgré le grand nombre de dupes qui se soumettoient aveuglément aux volontés de cet habile législateur, il se trouva des personnes assez hardies pour lui reprocher sa mauvaise foi, en lui disant que, sous de fausses apparences de justice & d’égalité, il s’étoit emparé de tout  ; que l’autorité souveraine étant attachée à sa famille, nul n’avoit plus droit d’y prétendre, & qu’il étoit enfin moins le Père que le tyran du Peuple. Mais dans ces occasions Moyse en profond politique perdoit ces Esprits forts & n’épargnoit aucun de ceux qui blâmoient son gouvernement.

C’est avec de pareilles précautions & en colorant toujours de la vengeance divine ses supplices, qu’il régna en Despote absolu  ; & pour en finir de la manière qu’il avait commencé, c’est-à-dire en fourbe & en imposteur, il se précipita dans un abîme qu’il avoit fait creuser au milieu d’une solitude où il se retirait de temps en temps sous prétexte d’aller conférer secrètement avec Dieu, afin de se concilier, par là, le respect & la soumission de ses sujets. Au reste il se jeta dans ce précipice préparé de longue main, afin que son corps ne se trouvât point & qu’on crût que Dieu l’avoit enlevé pour le rendre semblable à lui  ; il n’ignoroit pas que la mémoire des Patriarches qui l’avoient précédé était en grande vénération, quoiqu’on eût trouvé leurs sépultures, mais cela ne suffisoit pas pour contenter son ambition : il falloit qu’on le révérât comme un Dieu, sur qui la mort n’a point de prise. C’est à quoi tendoit, sans doute, ce qu’il dit au commencement de son règne : qu’il était établi de Dieu pour être le Dieu de Pharaon. Elie, à son exemple, Romulus, Zamolxis, & tous ceux qui ont eu la sotte vanité d’éterniser leurs noms, ont caché le temps de leur mort pour qu’on les crût immortels.

§. 11.

Mais, pour revenir aux législateurs, il n’y en a point eu qui n’aient fait émaner leurs loix[7] de quelques Divinités, & qui n’aient tâché de persuader qu’ils étaient eux-mêmes quelque chose de plus que de simples mortels. Numa Pompilius ayant goûté les douceurs de la solitude, eut peine à la quitter, quoique ce fut pour remplir le trône de Romulus, mais s’y voyant forcé par les acclamations publiques, il profita de la dévotion des Romains, & leur insinua qu’il conversait avec les Dieux, qu’ainsi, s’ils le voulaient absolument pour leur Roi, ils devaient se résoudre à lui obéir aveuglément & observer religieusement les lois & les instructions divines qui lui avaient été dictées par la Nymphe Égérie.

Alexandre le Grand n’eut pas moins de vanité ; non content de se voir le maître du monde, il voulut qu’on le crût fils de Jupiter. Persée prétendait aussi tenir sa naissance du même Dieu & de la Vierge Danaé. Platon regardait Apollon comme son père, qui l’avait eu d’une Vierge. Il y eut encore d’autres personnages qui eurent la même folie  ; sans doute que tous ces grands hommes croyaient ces rêveries fondées sur l’opinion des Égyptiens qui soutenoient que l’esprit de Dieu pouvoit avoir commerce avec une femme & la rendre féconde.

§. 12.
De Jésus-Christ.

Jésus-Christ qui n’ignoroit ni les maximes ni la science des Égyptiens, donna cours à cette opinion  ; il la crut propre à son dessein. Considérant combien Moyse s’était rendu célèbre, quoiqu’il n’eût commandé qu’un peuple d’ignorants, il entreprit de bâtir sur ce fondement, & se fit suivre par quelques imbéciles auxquels il persuada que le St-Esprit était son père, & sa mère une Vierge. Ces bonnes gens, accoutumés à se payer de songes & de rêveries, adoptèrent ces notions & crurent tout ce qu’il voulut, d’autant plus qu’une pareille naissance n’étoit pas véritablement quelque chose de trop merveilleux pour eux[8].

Être donc né d’une Vierge par l’opération du Saint-Esprit, n’est pas plus extraordinaire ni plus miraculeux que ce que content les Tartares de leur Gengis-kan, dont une Vierge fut aussi la mère  ; les Chinois disent que le Dieu Foé devait le jour à une Vierge rendu féconde par les rayons du Soleil.

Ce prodige arriva dans un temps où les Juifs, lassés de leur Dieu, comme ils l’avaient été de leurs Juges[9], en voulaient avoir un visible comme les autres nations. Comme le nombre des sots est infini, Jésus-Christ trouva des sujets partout, mais comme son extrême pauvreté était un obstacle invincible à son élévation[10], les Pharisiens, tantôt ses admirateurs, tantôt jaloux de son audace, le déprimaient ou l’élevaient selon l’humeur inconstante de la populace. Le bruit courut de sa Divinité, mais, dénué de forces comme il était, il était impossible que son dessein réussît. Quelques malades qu’il guérit, quelques prétendus morts qu’il ressuscita, lui donnèrent de la vogue  ; mais n’ayant ni argent, ni armée, il ne pouvoit manquer de périr. S’il eût eu ces deux moyens, il n’eût pas moins réussi que Moyse & Mahomet, ou que tous ceux qui ont eu l’ambition de s’élever au-dessus des autres. S’il a été plus malheureux, il n’a pas été moins adroit & quelques endroits de son histoire prouvent que le plus grand défaut de sa politique a été de n’avoir pas assez pourvu à sa sûreté. Du reste, je ne trouve pas qu’il ait plus mal pris ses mesures que les deux autres  ; sa loi est au moins devenue la règle de la croyance des Peuples qui se flattent d’être les plus sages du monde.

§. 13.
De la Politique de Jésus-Christ.

Est-il rien, par exemple, de plus subtil que la réponse de Jésus au sujet de la femme surprise en adultère  ? Les Juifs lui ayant demandé s’ils lapideroient cette femme, au lieu de répondre positivement à la question, ce qui l’aurait fait tomber dans le piège que ses ennemis lui tendoient, la négative étant directement contre la loi & l’affirmative le convaincant de rigueur & de cruauté, ce qui lui eût aliéné les esprits : au lieu, dis-je de répartir comme eût fait un homme ordinaire, que celui, dit-il, d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. Réponse adroite & qui montre bien la présence de son esprit. Une autre fois, interrogé s’il était permis de payer le tribut de César & voyant l’image du Prince sur la pièce qu’on lui montrait, il éluda la difficulté en répondant qu’on eût à rendre à César ce qui appartenait à César. La difficulté consistait en ce qu’il se rendait criminel de Lèze-Majesté, s’il niait que cela fût permis, & qu’en disant qu’il le fallait payer, il renversait la loi de Moyse, ce qu’il protesta ne vouloir jamais faire, lorsqu’il se crut sans doute trop faible pour le faire impunément ; car, quand il se fut rendu plus célèbre, il la renversa presque totalement : il fit comme ces Princes qui promettent toujours de confirmer les privilèges de leurs Sujets, pendant que la puissance n’est pas encore établie, mais qui dans la suite, ne s’embarrassent point de tenir leurs promesses.

Quand les Pharisiens lui demandèrent de quelle autorité il se mêlait de prêcher & d’enseigner le peuple, Jésus-Christ pénétrant leur dessein qui ne tendait qu’à le convaincre de mensonge, soit qu’il répondit que c’était par une autorité humaine, parce qu’il n’était point du Corps Sacerdotal, qui seul était chargé de l’instruction du peuple  ; soit qu’il se vantât de prêcher par l’ordre exprès de Dieu, sa doctrine étant opposée à la Loi de Moyse  ; il se tira d’affaire en les embarrassant eux-mêmes & en leur demandant au nom de qui Jean avait été baptisé  ?

Les Pharisiens, qui s’opposaient par politique au Baptême de Jean, se fussent condamnés eux-mêmes en avouant que c’était au nom de Dieu. S’ils ne l’avouaient pas, ils s’exposoient à la rage de la populace, qui croyoit le contraire. Pour sortir de ce mauvais pas, ils répondirent qu’ils n’en savoient rien, à quoi Jésus-Christ répondit qu’il n’était pas obligé de leur dire pourquoi & au nom de qui il prêchoit.

§. 14.

Telles étaient les défaites du destructeur de l’ancienne Loi, & du père de la nouvelle religion, qui fut bâtie sur les ruines de l’ancienne, où un esprit désintéressé ne voit rien de plus divin que dans les Religions qui l’ont précédé. Son fondateur, qui n’était pas tout-à-fait ignorant, voyant l’extrême corruption de la République des Juifs, la jugea proche de sa fin, & crut qu’une autre devait renaître de ses cendres.

La crainte d’être prévenu par des hommes plus adroits que lui, le fit hâter de s’établir par des moyens opposés à ceux de Moyse. Celui-ci commença par se rendre terrible & formidable aux autres nations  ; Jésus-Christ, au contraire, les attira à lui par l’espérance des avantages d’une autre vie que l’on obtiendrait, disait-il, en croyant en lui  ; tandis que Moyse ne promettait que des biens temporels aux observateurs de sa Loi, Jésus-Christ en fit espérer qui ne finiraient jamais. Les Loix de l’un ne regardaient que l’extérieur, celles de l’autre vont jusqu’à l’intérieur, influent sur les pensées & prennent en tout le contre-pied de la loi de Moyse. D’où il s’ensuit que Jésus-Christ crut, avec Aristote, qu’il en est de la Religion & des États comme de tous les individus qui s’engendrent & qui se corrompent ; & comme il ne se fait rien que de ce qui s’est corrompu, nulle Loi ne cède à l’autre qui ne lui soit toute opposée. Or, comme on a de peine à se résoudre de passer d’une loi à une autre, & comme la plupart des esprits sont difficiles à ébranler en matière de religion, Jésus-Christ, à l’imitation des autres novateurs, eut recours aux miracles qui ont toujours été l’écueil des ignorants, & l’asile des ambitieux adroits.

§. 15.

Par ce moyen, le Christianisme étant fondé, Jésus-Christ songea habilement à profiter des erreurs de la politique de Moyse, & à rendre la Nouvelle Loi éternelle  ; entreprise qui lui réussit au-delà, peut-être, de ses espérances. Les prophètes hébreux pensaient faire honneur à Moyse en prédisant un successeur qui lui ressembleroit  ; c’est-à-dire un Messie grand en vertus, puissant en biens & terrible à ses ennemis. Cependant, leurs Prophéties ont produit un effet tout contraire, quantité d’ambitieux ayant pris de là occasion de se faire passer pour le Messie annoncé, ce qui causa des révoltes qui ont duré jusqu’à l’entière destruction de l’ancienne République des Hébreux. Jésus-Christ, plus habile que les prophètes Mosaïques, pour discréditer d’avance ceux qui s’élèveroient contre lui, a prédit qu’un tel homme seroit le grand ennemi de Dieu, le favori des Démons, l’assemblage de tous les vices & la désolation du monde.

Après de si beaux éloges, il paraît que personne ne doit être tenté de se dire l’Antéchrist, & je ne crois pas qu’on puisse trouver de meilleur secret pour éterniser une Loi, quoiqu’il n’y ait rien de plus fabuleux de tout ce qu’on a débité de cet Antéchrist prétendu. Saint Paul disait, de son vivant, qu’il était déjà né, par conséquent, qu’on était à la veille de l’avènement de Jésus-Christ  ; cependant, il y a plus de 1600 ans d’écoulés depuis la prédiction de la naissance de ce formidable personnage, sans que personne en ait ouï parler. J’avoue que quelques-uns ont appliqué ces paroles à Ebiron & à Cérinthus, deux grands ennemis de Jésus-Christ, dont ils combattirent la prétendue Divinité  ; mais on peut dire aussi que si cette interprétation est conforme au sens de l’Apôtre, ce qui n’est nullement croyable, ces paroles désignent dans tous les siècles une infinité d’Antéchrists, n’y ayant point de vrais savants qui croient blesser la vérité en disant que l’histoire de Jésus-Christ est une[11] fable méprisable & que sa loi n’est qu’un tissu de rêveries que l’ignorance a mis en vogue, que l’intérêt entretient, & que la tyrannie protège.

§. 16.

On prétend néanmoins qu’une religion établie sur des fondements si faibles, est divine & surnaturelle, comme si on ne savoit pas qu’il n’y a point de gens plus propres à donner cours aux plus absurdes opinions que les femmes & les sots  ; Il n’est donc pas merveilleux que Jésus-Christ n’eût pas de savant à sa suite, il savoit bien que sa Loi ne pouvoit s’accorder avec le bon sens  ; voilà, sans doute, pourquoi il déclamoit si souvent contre les sages, qu’il exclut de son Royaume, où il n’admet que les pauvres d’esprit, les simples & les imbéciles : les esprits raisonnables doivent se consoler de n’avoir rien à démêler avec les insensés.

§. 17.
De la Morale de Jésus-Christ.

Quant à la morale de Jésus-Christ, on n’y voit rien de divin qui la doive faire préférer aux écrits des anciens, ou plutôt tout ce qu’on y voit en est tiré ou imité. Saint Augustin[12] avoue qu’il a trouvé dans quelques-uns de leurs récits tout le commencement de l’Evangile selon St Jean : ajoutez à cela que l’on remarque que cet Apôtre était tellement accoutumé à piller les autres qu’il n’a point fait difficulté de dérober aux Prophètes leurs énigmes & leurs visions, pour en composer son Apocalypse. D’où vient, par exemple, la conformité qui se trouve entre la doctrine du Vieux ou du Nouveau Testament, & les écrits de Platon, sinon de ce que les rabbins, & ceux qui ont composé les écritures, ont pillé ce grand homme  ? La naissance du monde a plus de vraisemblable dans son Timée, que dans le livre de la Genèse  ; cependant on ne peut pas dire que cela vienne de ce que Platon aura lu dans son voyage d’Égypte des livres judaïques, puisqu’au rapport de saint Augustin[13], le Roi Ptolémée ne les avoit pas encore fait traduire quand ce Philosophe y voyagea.

La description du Pays que Socrate fait à Simias dans le Phædon, a infiniment plus de grâce que le Paradis terrestre  ; & la fable des Androgynes[14] est sans comparaison mieux trouvée que tout ce que nous apprenons de la Genèse au sujet de l’extraction de l’une des côtes d’Adam pour en former la femme, &c. Y a-t-il encore rien qui ait plus de rapport aux deux embrasements de Sodôme & de Gomorrhe que celui que causa Phaëton  ? Y a-t-il rien de plus conforme que la chute de Lucifer & celle de Vulcain, ou celles des Géants abîmés par la foudre de Jupiter  ? Quelles choses se ressemblent mieux que Samson & Hercule, Elie & Phaëton, Joseph & Hypolite, Nabuchodonosor & Lycaon, Tantale & le mauvais riche, la Manne des Israëlites & l’Ambroisie des Dieux  ? Saint Augustin[15], saint Cyrille & Théophilacte comparent Jonas à Hercule, surnommé Trinoctius, parce qu’il fut trois jours & trois nuits dans le ventre de la Baleine.

Le fleuve de Daniel, représenté au Chapitre 7. de ses Prophéties, est une imitation visible du Pyriphlégéton, dont il est parlé au dialogue de l’immortalité de l’âme. On a tiré le péché originel de la boëte de Pandore, le Sacrifice d’Isaac & de Jephté de celui d’Iphigénie, en la place de laquelle une biche fut substituée. Ce qu’on rapporte de Loth & de sa femme est tout à fait conforme à ce que la fable nos apprend de Baucis & de Philémon  ; l’histoire de Bellérophon est le fondement de cette de saint Michel & du démon qu’il vainquit  ; enfin il est constant que les auteurs de l’Ecriture ont transcrit presque mot à mot les œuvres d’Hésiode & d’Homère.

§. 18.

Quant à Jésus-Christ, Celse montroit, au rapport d’Origène[16] qu’il avoit tiré de Platon ses plus belles sentences. Telle est celle qui porte qu’un chameau passeroit plutôt par le trou d’une aiguille, qu’il n’est aisé à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu[17] C’est à la secte des Pharisiens, dont il étoit, que ceux qui croient en lui doivent la croyance qu’ils ont de l’immortalité de l’âme, de la résurrection, de l’enfer, & la plus grande partie de sa morale, où je ne vois rien qui ne soit dans celle d’Epictète, d’Épicure & de quantité d’autres  ; ce dernier était cité par St. Jérôme[18] comme un homme dont la vertu faisoit honte aux meilleurs chrétiens & dont la vie était si tempérante, que ses meilleurs repas n’étoient qu’un peu de fromage, du pain & de l’eau. Avec une vie si frugale, ce philosophe, tout payen qu’il était, disait qu’il valait mieux être infortuné & raisonnable que d’être riche & opulent sans avoir de raison  ; ajoutant qu’il est rare que la fortune & la sagesse se trouvent réunies sous un même sujet, & qu’on ne sauroit être heureux ni vivre satisfait qu’autant que notre félicité est accompagnée de prudence, de justice & d’honnêteté, qui sont les qualités d’où résulte la vraie & la solide volupté.

Pour Epictète, je ne crois pas que jamais aucun homme, sans excepter Jésus-Christ, ait été plus ferme, plus austère, plus égal, & ait eu une morale pratique plus sublime que la sienne. Je ne dis rien qu’il ne me fut aisé de prouver si s’en étoit ici le lieu, mais de peur de passer les bornes que je me suis prescrites, je ne rapporterai, des belles actions de sa vie, qu’un seul exemple. Étant esclave d’un affranchi, nommé Epaphrodite, Capitaine des Gardes de Néron, il prit fantaisie à ce brutal de lui tordre la jambe. Epictète, s’apercevant qu’il y prenait plaisir, lui dit en souriant qu’il voyait bien qu’il ne finirait pas qu’il ne lui eût cassé la jambe  ; ce qui arriva comme il l’avait prédit. Eh bien  ! continua-t-il d’un visage égal & riant, ne vous avais-je pas bien dit que vous me casseriez la jambe  ? Y eût-il jamais de constance pareille à celle-là  ? Et peut-on dire que Jésus-Christ ait été jusque-là, lui qui pleuroit & suoit de peur à la moindre allarme qu’on lui donnoit, & qui témoigna, près de mourir, une pusillanimité tout à fait méprisable & que l’on ne vit point chez les martyrs.

Si l’injure des temps ne nous eut pas ravi le livre qu’Arrien avoit fait de la vie & de la mort de notre Philosophe, je suis persuadé que nous verrions bien d’autres exemples de sa patience. Je ne doute pas qu’on ne dise de cette action ce que les Prêtres disent des vertus des Philosophes, que c’est une vertu dont la vanité est la base, & qui n’est point en effet ce qu’elle paroît. Mais je sais bien que disent en chaire tout ce qui leur vient à la bouche, & croyent avoir bien gagné l’argent qu’on leur donne pour instruire le peuple, quand ils ont déclamé contre les seuls hommes qui sachent ce que c’est que la droite raison & la véritable vertu  ; tant il est vrai que rien au monde n’approche si peu des mœurs des vrais sages que les actions de ces hommes superstitieux qui les décrient  ; ceux-ci semblent n’avoir étudié que pour parvenir à un poste qui leur donne du pain, ils sont vains & s’applaudissent quand ils l’ont obtenu, comme s’ils étoient parvenus à un état de perfection, bien qu’il ne soit pour ceux qui obtiennent qu’un état d’oisiveté, d’orgueil, de licence & de volupté, où la plupart ne suivent rien moins que les maximes de la Religion qu’ils professent. Mais laissons-là des gens qui n’ont aucune idée de la vertu réelle, pour examiner la Divinité de leur Maître.

§. 19.

Après avoir examiné la politique & la morale du Christ, où l’on ne trouve rien d’aussi utile & d’aussi sublime que dans les écrits des anciens Philosophes, voyons si la réputation qu’il s’est acquise après sa mort est une preuve de sa Divinité. Le Peuple est si accoutumé à la déraison, que je m’étonne qu’on prétende tirer aucune conséquence de sa conduite  ; l’expérience nous prouve qu’il court toujours après des phantômes, & qu’il ne fait & ne dit rien qui marque du bon sens. Cependant, c’est sur de pareilles chimères, qui ont été de tout temps en vogue, malgré les efforts des savants qui s’y sont toujours opposés, que l’on fonde sa croyance. Quelques soins qu’ils aient pris pour déraciner les folies régnantes, le Peuple ne les a quittées qu’après en avoir été rassasié.

Moyse eut beau se vanter d’être l’interprète de Dieu & prouver sa mission & ses droits par des signes extraordinaires, pour peu qu’il s’absentât (ce qu’il faisoit de temps à autre pour conférer, disait-il, avec Dieu, & ce qui firent pareillement Numa Pompilius & plusieurs autres législateurs) pour peu, dis-je, qu’il s’absentât, il ne trouvoit à son retour que les traces du culte des Dieux que les Hébreux avaient vus en Égypte. Il eut beau les tenir 40 ans dans un désert pour leur faire perdre l’idée des Dieux qu’ils avoient quittés  ; ils ne les avoient de visibles qui marchassent devant eux, ils les adoroient opiniâtrement, quelque cruauté qu’on leur fît éprouver.

La seule haine qu’on leur inspira pour les autres nations, par un orgueil dont les plus idiots sont capables, leur fit perdre insensiblement le souvenir des Dieux d’Égypte, pour s’attacher à celui de Moyse  ; on l’adora quelque temps avec toutes les circonstances marquées dans la Loi, mais on le quitta par la suite pour suivre celle de Jésus-Christ, par cette inconstance qui fait courir après la nouveauté.

§. 20.

Les plus ignorants des Hébreux avaient adopté la Loi de Moyse  ; ce furent aussi de pareilles gens qui coururent après Jésus ; & comme le nombre en est infini & qu’ils s’aiment les uns les autres, on ne doit pas s’étonner si ces nouvelles erreurs se répandirent aisément. Ce n’est pas que les nouveautés ne soient dangereuses pour ceux qui les embrassent, mais l’enthousiasme qu’elles excitent anéantit la crainte. Ainsi les Disciples de Jésus-Christ, tout misérables qu’ils étaient à sa suite, & tout mourant de faim (comme on le voit par la nécessité où ils furent un jour, avec leur conducteur, d’arracher des Epics dans les champs pour se nourrir) les disciples de Jésus-Christ, dis-je, ne commencèrent à se décourager que lorsqu’ils virent leur maître entre les mains des bourreaux & hors d’état de leur donner les biens la puissance & la grandeur qu’il leur avait fait espérer.

Après sa mort, ses disciples, au désespoir de se voir frustrés de leurs espérances, firent de nécessité vertu ; bannis de tous les lieux & poursuivis par les Juifs qui les vouloient traiter comme leur Maître, ils se répandirent dans les contrées voisines, où, sur le rapport de quelques femmes, ils débitèrent sa résurrection, sa filiation Divine & le reste des fables dont les Évangiles sont si remplis.

La peine qu’ils avoient à réussir parmi les Juifs les fit résoudre à chercher fortune parmi des étrangers, mais comme il falloit plus de science qu’ils n’en avoient, les Gentils étant Philosophes & par conséquent trop amis de la raison pour se rendre à des bagatelles, les Sectateurs de Jésus gagnèrent un jeune homme[19] d’un esprit bouillant & actif  ; un peu mieux instruit que les pêcheurs sans lettres ou plus capable de faire écouter son babil. Celui-ci, s’associant avec eux par un coup du Ciel (car il falloit du merveilleux) attira quelques partisans à la secte naissante par la crainte des prétendues peines d’un Enfer, imité des fables des anciens Poëtes, & par l’espérance des joies du Paradis, où il eut l’impudence de faire dire qu’il avait été enlevé.

Ces disciples, à force de prestiges & de mensonges, procurèrent à leur Maître l’honneur de passer pour un Dieu, honneur auquel Jésus de son vivant n’avoit pu parvenir. Son sort ne fut pas meilleur que celui d’Homère, ni même si honorable, puisque six des villes qui avaient chassé & méprisé ce dernier pendant sa vie, se firent la guerre pour savoir à qui resterait l’honneur de lui avoir donné le jour.

§. 21.

On peut juger par tout ce que nous avons dit que le Christianisme n’est comme toutes les autres Religions qu’une imposture grossièrement tissue, dont le succès & les progrès étonneraient même ses inventeurs s’ils revenaient au monde  ; mais, sans nous engager plus avant dans un labyrinthe d’erreurs & de contradictions visibles dont nous avons assez parlé, disons quelque chose de Mahomet, lequel a fondé une loi sur des maximes toutes opposées à celles de Jésus-Christ.

§. 22.
De Mahomet.

A peine les disciples du Christ avoient éteint la Loi Mosaïque, pour introduire la Loi Chrétienne, que les hommes, entraînés par leur inconstance ordinaire, suivirent un nouveau législateur, qui s’éleva par les mêmes voies que Moyse. Il prit comme lui le titre de Prophète & d’Envoyé de Dieu  ; comme lui, il fit des miracles, & sut mettre à profit les passions du peuple. D’abord, il se vit escorté d’une populace ignorante, à laquelle il exprimoit les nouveaux Oracles du Ciel. Ces misérables, séduits par les promesses & les fables de ce nouvel imposteur, répandirent sa renommée & l’exaltèrent au point d’éclipser celle de ses Prédécesseurs.

Mahomet n’étoit pas un homme qui parût propre à fonder un Empire, il n’excelloit ni en Politique, ni[20] en Philosophie ; il ne savoit ni lire ni écrire. Il avoit même si peu de fermeté qu’il eût été forcé à soutenir la gageure par l’adresse d’un de ses spectateurs. Dès qu’il commença à s’élever & à devenir célèbre  ; Corais, puissant Arabe, jaloux qu’un homme de néant eut l’audace d’abuser le peuple, se déclara son ennemi & traversa son entreprise, mais le peuple, persuadé que Mahomet avait des conférences continuelles avec Dieu & ses anges, fit qu’il l’emporta sur son ennemi. La famille de Corais eut le dessous & Mahomet, se voyant suivi d’une foule imbécile qui le croyoit un homme divin, crut n’avoir plus besoin de son compagnon  ; mais de peur que celui-ci ne découvrît ses impostures, il voulut le prévenir, & pour le faire plus sûrement, il l’accabla de promesses & lui jura qu’il ne vouloit devenir grand que pour partager avec lui son pouvoir, auquel il avoit tant contribué. «  Nous touchons, dit-il au temps de notre élévation, nous sommes sûr d’un grand peuple que nous avons gagné, il s’agit de nous assurer de lui par l’artifice que vous avez si heureusement imaginé  ». En même temps, il lui persuada de se cacher dans la fosse des Oracles.

C’étoit un puits d’où il parloit pour faire croire au Peuple que la voix de Dieu se déclaroit pour Mahomet, qui étoit au milieu de ses prosélites. Trompé par les caresses de ce perfide, son associé alla dans la fosse contrefaire l’Oracle à son ordinaire  ; Mahomet, passant alors à la tête d’une multitude infatuée, on entendit une voix qui disoit : «  Moi, je suis votre Dieu, je déclare que j’ai établi Mahomet pour être le Prophète de toutes les nations  ; ce sera de lui que vous apprendrez ma véritable loi, que les Juifs & les Chrétiens ont altérée  ». Il y avoit longtemps que cet homme jouoit ce rôle, mais enfin il fut payé par la plus grande a la plus noire ingratitude. En effet, Mahomet, entendant la voix qui le proclamoit un homme divin, se tournant vers le peuple, lui commanda, au nom de ce Dieu qui le reconnaissoit pour son Prophète, de combler de pierres cette fosse, d’où étoit sorti en sa faveur un témoignage si authentique, en mémoire de la pierre que Jacob éleva pour marquer le lieu où Dieu lui étoit apparu. Ainsi périt le misérable qui avoit contribué à l’élévation de Mahomet  ; ce fut sur cet amas de pierre que le dernier des plus célèbres imposteurs a établi sa loi. Ce fondement est si solide & fixé de telle sorte qu’après plus de mille ans de règne, on ne voit pas encore d’apparence qu’il soit sur le point d’être ébranlé.

§. 23.

Ainsi Mahomet s’éleva & fut plus heureux que Jésus, en ce qu’il vit avant sa mort le progrès de sa loi, ce que le fils de Marie ne put faire à cause de sa pauvreté. Il fut même plus heureux que Moyse qui par un excès d’ambition se précipita lui-même pour finir ses jours. Mahomet mourut en paix & au comble de ses souhaits, il avait de plus quelque certitude que sa Doctrine subsisterait après sa mort, l’ayant accommodée au génie de ses sectateurs nés & élevés dans l’ignorance  ; ce qu’un homme plus habile n’eût peut-être pu faire.

Voilà, Lecteur, ce qu’on peut dire de plus remarquable touchant les trois célèbres Législateurs dont les Religions ont subjugué une grande partie de l’univers. Ils étaient tels que nous les avons dépeints  ; c’est à vous d’examiner s’ils méritent que vous les respectiez, & si vous êtes excusables de vous laisser conduire par des guides que la seule ambition a élevés & dont l’ignorance éternise les rêveries. Pour vous guérir des erreurs dont ils vous ont aveuglés, lisez ce qui suit avec un esprit libre & désintéressé, ce sera le moyen de découvrir la vérité.

  1. Voyez le passage de Tertullien, cité pag. 24.
  2. Voyez Hobbes, Léviathan, de homine, Cap. 12, pag. 56, 57, 58.
  3. Hobbes Leviathan de homine Cap. 12, pag. 55, 56, 57.
  4. Hobbes ubi suprà de homine Cap. 12, p. 58.
  5. Hobbes ubi suprà de homine Cap. 12, p. 58 & 59.
  6. Il ne faut pas entendre ce mot selon l’opinion vulgaire, car, qui dit Magicien chez des gens raisonnables entend homme adroit, un habile Charlatan, un subtil joueur de gibecière, dont tout l’art consiste dans la subtilité & l’adresse et non en aucun pacte avec le diable, comme le croit le vulgaire.
  7. Voyez Hobbes, Leviathan : de homine cap. 12, p. 59 & 60.
  8. Qu’un beau pigeon à tire d’aile
    Vienne obombrer une Pucelle,
    Rien n’est surprenant en cela  ;
    L’on en vit autant en Lydie :
    Et le beau cygne de Léda
    Vaut bien le Pigeon de Marie.

  9. 4e Livre de Samuel, chap. 8. Les Israëlites, mécontents des enfants de Samuel demandent un Roi.
  10. Jésus-Christ était de la secte des Pharisiens, c’est-à-dire, des misérables, & ceux-là étaient opposés aux Sadducéens, qui formaient la secte des Riches, &c. Voyez le Talmud.
  11. C’est le jugement qu’en portait le pape Léon X, comme il paraît par ce mot si connu & si hardi dans un siècle où l’esprit philosophique avait fait encore si peu de progrès : «  On sait de temps immémorial (disoit-il au Cardinal Bembo) combien cette fable de Jésus-Christ, nous a été profitable  ». Quantum nobis nostrique que ea de Christo fabula profuerit, satis est omnibus seculis notum.
  12. Confessions, Liv. 7, Chap. 9, v. 20.
  13. Idem Ibidem.
  14. Voyez dans le Banquet de Platon, le discours d’Aristophane.
  15. Cité de Dieu, Liv. 1. Chap. 14.
  16. Liv. 6, contre Celse.
  17. Liv. 8, chap. 4.
  18. Liv. 2, contre Jovinien, chap. 8.
  19. St. Paul.
  20. «  Mahomet, dit le Comte de Boulainvilliers, étoit ignorant des Lettres vulgaires, je veux le croire  ; mais il ne l’étoit pas assûrément de toutes les connaissances qu’un grand voyageur pour acquérir avec beaucoup d’esprit naturel  ; lorsqu’il s’efforce de l’employer utilement. Il n’étoit point ignorant dans sa propre langue, dont l’usage, & non la lecture, lui avoit appris toute la finesse & les beautés. Il n’étoit pas ignorant dans l’art de savoir rendre odieux ce qui est véritablement condamnable & de peindre la vérité avec des couleurs simples & vives, qui ne permettent pas de la méconnoître. En effet, tout ce qu’il dit est vrai par rapport aux dogmes essentiels de la religion, mais il n’a pas dit tout ce qui est vrai, & c’est en cela seul que notre religion diffère de la sienne.  » Il ajoute plus bas « que Mahomet n’est ni grossier, ni barbare, qu’il a conduit son entreprise avec tout l’art, toute la délicatesse, toute la circonstance, l’intrépidité, les grandes vues dont Alexandre & César eussent été capables à sa place, &c. » (Vie de Mahomet par le Comte de Boulainvilliers, liv. 2, p. 266, 267 & 268, édition d’Amst. 1731.)