Traité des trois imposteurs/Chapitre 1

CHAPITRE I

De Dieu

§. 1.

Quoiqu’il importe à tous les hommes de connoître la vérité, il y en a très-peu cependant qui jouissent de cet avantage : les uns sont incapables de la rechercher par eux-mêmes, les autres ne veulent pas s’en donner la peine. Il ne faut donc pas s’étonner si le monde est rempli d’opinions vaines & ridicules  ; rien n’est plus capable de leur donner cours que l’ignorance  ; c’est-là l’unique source des fausses idées que l’on a de la Divinité, de l’Ame, des Esprits & de presque tous les autres objets qui composent la Religion. L’usage a prévalu, l’on se contente des préjugés de la naissance & l’on s’en rapporte sur les choses les plus essentielles à des personnes intéressées qui se font une loi de soutenir opiniâtrement les opinions reçues & qui n’osent les détruire de peur de se détruire eux-mêmes.

§. 2.

Ce qui rend le mal sans remède, c’est qu’après avoir établi les fausses idées qu’on a de Dieu, on n’oublie rien pour engager le peuple à les croire, sans lui permettre de les examiner  ; au contraire, on lui donne de l’aversion pour les Philosophes ou les véritables Savans, de peur que la raison qu’ils enseignent ne lui fasse connoître les erreurs où il est plongé. Les partisans de ces absurdités ont si bien réussi qu’il est dangereux de les combattre. Il importe trop à ces imposteurs que le peuple soit ignorant, pour souffrir qu’on le désabuse. Ainsi on est contraint de déguiser la vérité, ou de se sacrifier à la rage des faux Savants, ou des âmes basses & intéressées.

§. 3.

Si le peuple pouvoit comprendre en quel abîme l’ignorance le jette, il secoueroit bientôt le joug de ses indignes conducteurs, car il est possible de laisser agir la raison sans qu’elle découvre la vérité.

Ces imposteurs l’ont si bien senti, que pour empêcher les bons effets qu’elle produiroit infailliblement, ils se sont avisés de nous la peindre comme un monstre qui n’est capable d’inspirer aucun bon sentiment, & quoiqu’ils blâment en général ceux qui sont déraisonnables, ils seroient cependant bien fâchés que la vérité fût écoutée. Ainsi l’on voit tomber sans cesse dans des contradictions continuelles ces ennemis jurés du bon sens  ; & il est difficile de savoir ce qu’ils prétendent. S’il est vrai que la droite raison soit la seule lumière que l’homme doive suivre, & si le peuple n’est pas aussi incapable de raisonner qu’on tâche de le persuader, il faut que ceux qui cherchent à l’instruire s’appliquent à rectifier ses faux raisonnements, & à détruire ses préjugés  ; alors on verra ses yeux se dessiller peu à peu & son esprit se convaincre de cette vérité, que Dieu n’est point ce qu’il s’imagine ordinairement.

§. 4.

Pour en venir à bout, il n’est besoin ni de hautes spéculations, ni de pénétrer fort avant dans les secrets de la nature. On n’a besoin que d’un peu de bon sens pour juger que Dieu n’est ni colère, ni jaloux  ; que la justice & la miséricorde sont des faux titres qu’on lui attribue  ; & que ce que les Prophètes & les Apôtres en ont dit ne nous apprend ni sa nature, ni son essence.

En effet, à parler sans fard & à dire la chose comme elle est, ne faut-il pas convenir que ces Docteurs n’étoient ni plus habiles, ni mieux instruits que le reste des hommes  ; que bien loin de là, ce qu’ils disent au sujet de Dieu est si grossier, qu’il faut être tout-à-fait peuple pour le croire  ? Quoique la chose soit assez évidente d’elle-même, nous allons la rendre encore plus sensible, en examinant cette question : S’il y a quelque apparence que les Prophètes & les Apôtres aient été autrement conformés que les hommes  ?

§. 5.

Tout le monde demeure d’accord que pour la naissance & les fonctions ordinaires de la vie, ils n’avoient rien qui les distinguât du reste des hommes  ; ils étoient engendrés par des hommes, ils naissoint des femmes, & ils conserveroient leur vie de la même façon que nous. Quant à l’esprit, on veut que Dieu animât bien plus celui des Prophètes que des autres hommes, qu’il se communiquât à eux d’une façon toute particulière : On le croit d’aussi bonne foi que si la chose étoit prouvée  ; & sans considérer que tous les hommes se ressemblent, & qu’ils ont tous une même origine, on prétend que ces hommes ont été d’une trempe extraordinaire , & choisis par la Divinité pour annoncer ses oracles. Mais, outre qu’ils n’avoient ni plus d’esprit que le vulgaire, ni l’entendement plus parfait, que voit-on dans leurs écrits qui nous oblige à prendre une si haute opinion d’eux  ? La plus grande partie des choses qu’ils ont dites est si obscure que l’on n’y entend rien, & en si mauvais ordre qu’il est facile de s’apercevoir qu’ils ne s’entendoient pas eux-mêmes, & qu’ils n’étoient que des fourbes ignorants. Ce qui a donné lieu à l’opinion que l’on a conçue d’eux, c’est la hardiesse qu’ils ont eue de se vanter de tenir immédiatement de Dieu tout ce qu’ils annonçoient au peuple  ; créance absurde & ridicule, puisqu’ils avouent eux-mêmes que Dieu ne leur parloit qu’en songe. Il n’est rien de plus naturel à l’homme que les songes, par conséquent il faut qu’un homme soit bien effronté, bien vain & bien insensé pour dire que Dieu lui parle par cette voie, & il faut que celui qui y ajoute foi, soit bien crédule & bien fol pour prendre des songes pour des oracles divins. Supposons pour un moment que Dieu se fît entendre à quelqu’un par des songes, par des visions, ou par telle autre voie qu’on voudra imaginer, personne n’est obligé d’en croire sur sa parole un homme sujet à l’erreur, & même au mensonge & à l’imposture  ; aussi voyons-nous que dans l’ancienne Loi l’on n’avoit pas à beaucoup près pour les Prophètes autant d’estime qu’on en a aujourd’hui. Lorsqu’on était las de leur babil qui ne tendait souvent qu’à semer la révolte, & à détourner le peuple de l’obéissance due aux Souverains, on les faisait taire par divers supplices  ; Jésus-Christ lui-même n’échappa point au juste châtiment qu’il méritoit  ; il n’avoit pas, comme Moyse, une armée à sa suite pour défendre ses opinions[1] ; ajoutez à cela que les Prophètes étoient tellement accoutumés à se contredire les uns les autres, qu’il ne s’en trouvoit pas dans quatre cents[2] un seul véritable. De plus, il est certain que le but de leur Prophéties, aussi bien que des lois des plus célèbres législateurs, étoit d’éterniser leur mémoire, en faisant croire aux peuples qu’ils conféroient avec Dieu. Les plus fins politiques en ont toujours usé de la sorte, quoique cette ruse n’ai pas toujours réussi à ceux qui, à l’imitation de Moyse, n’avoient pas le moyen de pourvoir à leur sûreté.

§. 6.

Cela posé, examinons un peu l’idée que les Prophètes ont eue de Dieu. S’il faut les en croire, Dieu est un Etre purement corporel  ; Michée le voit assis  ; Daniel, vêtu de blanc & sous la forme d’un vieillard  ; Ezéchiel le voit comme un feu, voilà pour le Vieux-Testament. Quant au Nouveau, les Disciples de Jésus-Christ s’imaginent le voir sous la forme d’une colombe, les Apôtres sous celle de langues de feu, & St. Paul, enfin, comme une lumière qui l’éblouit & l’aveugle. Pour ce qui est de la contradiction de leurs sentiments, Samuel[3], croyoit que Dieu ne se repentoit jamais de ce qu’il avoit résolu  ; au contraire, Jérémie[4] nous dit que Dieu se repent des conseils qu’il a pris. Joël[5] nous apprend qu’il ne se repent que du mal qu’il a fait aux hommes : Jérémie dit qu’il ne s’en repent point. La Genèse[6] nous enseigne que l’homme est maître du péché & qu’il ne tient qu’à lui de bien faire, au lieu que St. Paul[7] assure que les hommes n’ont aucun empire sur la concupiscence sans une grâce de Dieu toute particulière, &c. Telles sont les idées fausses & contradictoires que ces prétendus inspirés nous donnent de Dieu, & que l’on veut que nous en ayons, sans considérer que ces idées nous représentent la Divinité comme un être sensible, matériel & sujet à toutes les passions humaines. Cependant on vient nous dire après cela que Dieu n’a rien de commun avec la matière, & qu’il est un Etre incompréhensible pour nous. Je souhaiterois fort savoir comment tout cela peut s’accorder, s’il est juste d’en croire des contradictions si visibles & si déraisonnables, & si l’on doit enfin s’en rapporter au témoignage d’hommes assez grossiers pour s’imaginer, non-obstant les sermons de Moyse, qu’un Veau était leur Dieu  ! Mais sans nous arrêter aux rêveries d’un peuple élevé dans la servitude & dans l’absurdité, disons que l’ignorance a produit la croyance de toutes les impostures & les erreurs qui règnent aujourd’hui parmi nous.

  1. Moyse fit mourir tout d’un coup 24000 hommes pour s’être opposés à sa Loi.
  2. Il est écrit au premier livre des Lois, chap. 22, V. 6, qu’Achab, roi d’Israël, consulta 400. Prophêtes, qui se trouvèrent tous faux, par les suites de leurs Prophéties.
  3. Chap. 15, vs. 2 & 9.
  4. Chap. 18, vs. 10.
  5. Chap. 2, vs. 18.
  6. Chap. 4, vs. 7.
  7. Rom. 15, 9, vs. 10.