Poésies de Schiller/Le Chant de la cloche

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Chanson de la cloche.

Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 35-45).
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LE CHANT DE LA CLOCHE.

Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango


Le moule d’argile est encore plongé et scellé dans la terre ; aujourd’hui la cloche doit être faite. À l’œuvre, compagnons, courage ! la sueur doit ruisseler du front brûlant. L’œuvre doit honorer le maître ; mais il faut que la bénédiction vienne d’en haut.

Il convient de mêler des paroles sérieuses à l’œuvre sérieuse que nous préparons : le travail que de sages paroles accompagnent, s’exécute gaiement. Considérons gravement ce que produira notre faible pouvoir ; car il faut mépriser l’homme sans intelligence, qui ne réfléchit pas aux entreprises qu’il veut accomplir. C’est pour méditer dans son cœur sur le travail que sa main exécute, que la pensée a été donnée à l’homme : c’est là ce qui l’honore.

Prenez du bois de sapin ; choisissez des branches sèches, afin que la flamme plus vive se précipite dans le conduit. Quand le cuivre bouillonnera, mêlez-y promptement l’étain, pour opérer un sûr et habile alliage.

La cloche que nous formons à l’aide du feu dans le sein de la terre, attestera notre travail au sommet de la tour élevée. Elle sonnera pendant de longues années ; bien des hommes l’entendront retentir à leurs oreilles, pleurer avec les affligés et s’unir aux prières des fidèles. Tout ce que le sort changeant jette parmi les enfants de la terre, montera vers cette couronne de métal et la fera vibrer au loin.

Je vois jaillir des bulles blanches. Bien ! la masse est en fusion. Laissons-la se pénétrer du sel de la cendre qui hâtera sa fluidité. Que le mélange soit pur d’écume, afin que la voix du métal poli retentisse pleine et sonore ; car la cloche salue avec l’accent solennel de la joie l’enfant bien-aimé à son entrée dans la vie, lorsqu’il arrive plongé dans le sommeil. Les heures joyeuses et sombres de sa destinée sont encore cachées pour lui dans les voiles du temps ; l’amour de sa mère veille avec de tendres soins sur son matin doré ; mais les années fuient rapides comme une flèche. L’enfant se sépare fièrement de la jeune fille ; il se précipite avec impétuosité dans le courant de la vie, il parcourt le monde avec le bâton de voyage et rentre étranger au foyer paternel, et il voit devant lui la jeune fille charmante dans l’éclat de sa fraîcheur, avec son regard pudique, son visage timide, pareille à une image du ciel. Alors un vague désir, un désir sans nom, saisit l’âme du jeune homme ; il erre dans la solitude, fuyant les réunions tumultueuses de ses frères et pleurant à l’écart. Il suit, en rougissant, les traces de celle qui lui est apparue, heureux de son sourire, cherchant pour la parer les plus belles fleurs du vallon. Oh ! tendre désir, heureux espoir, jour doré du premier amour ! les yeux alors voient le ciel ouvert, le cœur nage dans la félicité. Oh ! que ne fleurit-il à tout jamais, l’heureux temps du jeune amour !

Comme les tubes brunissent déjà ! J’y plonge cette baguette : si nous la voyons se vitrifier, il sera temps de couler le métal. Maintenant, compagnons, alerte ! Examinez le mélange et voyez si, pour former un alliage parfait, le métal doux est uni au métal fort.

Car de l’alliance de la douceur avec la force, de la sévérité avec la tendresse, résulte la bonne harmonie. C’est pourquoi ceux qui s’unissent à tout jamais, doivent s’assurer que le cœur répond au cœur. Courte est l’illusion, long est le repentir. La couronne virginale se marie avec grâce aux cheveux de la fiancée, quand les cloches argentines de l’église invitent aux fêtes nuptiales. Hélas ! la plus belle solennité de la vie marque le terme du printemps de la vie. La douce illusion s’en va avec le voile et la ceinture ; la passion disparaît, puisse l’amour rester ! la fleur se fane, puisse le fruit mûrir ! Il faut que l’homme entre dans la vie orageuse, il faut qu’il agisse, combatte, plante, crée, et, par l’adresse, par l’effort, par le hasard et la hardiesse, subjugue la fortune. Alors les biens affluent autour de lui, ses magasins se remplissent de dons précieux, ses domaines s’élargissent, sa maison s’agrandit, et dans cette maison règne la femme sage, la mère des enfants. Elle gouverne avec prudence le cercle de famille, donne des leçons aux jeunes filles, réprimande les garçons. Ses mains actives sont sans cesse à l’œuvre ; elle augmente par son esprit d’ordre le bien-être du ménage ; elle remplit de trésors les armoires odorantes, tourne le fil sur le fuseau, amasse dans des buffets soigneusement nettoyés la laine éblouissante, le lin blanc comme la neige ; elle joint l’élégant au solide, et jamais ne se repose.

Du haut de sa demeure, d’où le regard s’étend au loin, le père contemple d’un œil joyeux ses propriétés florissantes. Il voit ses arbres qui grandissent, ses granges bien remplies, ses greniers qui plient sous le poids de leurs richesses, et ses moissons pareilles à des vagues ondoyantes, et alors il s’écrie avec orgueil : La splendeur de ma maison, ferme comme les fondements de la terre, brave la puissance du malheur. Mais, hélas ! avec les rigueurs du destin il n’est point de pacte éternel, et le malheur arrive d’un pied rapide.

Allons ! nous pouvons commencer à couler le métal à travers l’ouverture ; il apparaît bien dentelé. Mais avant de le laisser sortir, répétez comme une prière une pieuse sentence, ouvrez les conduits, et que Dieu garde l’édifice. Voilà que les vagues, rouges comme du feu, courent en fumant dans l’enceinte du moule !

Heureuse est la puissance du feu, quand l’homme la dirige, la domine. Ce qu’il fait, ce qu’il crée, il le doit à cette force céleste ; mais terrible est cette même force, quand elle échappe à ses chaînes, quand elle suit sa violente impulsion, fille libre de la nature. Malheur ! lorsque, affranchie de tout obstacle, elle se répand à travers les rues populeuses et allume l’effroyable incendie ; car les éléments sont hostiles à l’œuvre des hommes. Du sein des nuages descend la pluie qui est une bénédiction, et du sein des nuages descend la foudre. Entendez-vous au sommet de la tour gémir le tocsin ? Le ciel est rouge comme du sang, et cette lueur de pourpre n’est pas celle du jour. Quel tumulte à travers les rues ! quelle vapeur dans les airs ! La colonne de feu roule en pétillant de distance en distance et grandit avec la rapidité du vent. L’atmosphère est brûlante comme la gueule d’un four ; les solives tremblent, les poutres tombent, les fenêtres éclatent, les enfants pleurent, les mères courent égarées, et les animaux mugissent sous les débris. Chacun se hâte, prend la fuite, cherche un moyen de salut. La nuit est brillante comme le jour, le seau circule de main en main sur une longue ligne, et les pompes lancent des gerbes d’eau ; l’aquilon arrive en mugissant et presse la flamme pétillante ; le feu éclate dans la moisson sèche, dans les parois du grenier, atteint les combles et s’élance vers le ciel, comme s’il voulait, terrible et puissant, entraîner la terre dans son essor impétueux. Privé d’espoir, l’homme cède à la force des Dieux et regarde, frappé de stupeur, son œuvre s’abîmer. Consumé, dévasté, le lieu qu’il occupait est le siège des aquilons, la terreur habite dans les ouvertures désertes des fenêtres, et les nuages du ciel planent sur les décombres.

L’homme jette encore un regard sur le tombeau de sa fortune, puis il prend le bâton de voyage. Quels que soient les désastres de l’incendie, une douce consolation lui est restée ; il compte les têtes qui lui sont chères : ô bonheur ! il ne lui en manque pas une.

La terre a reçu le métal, le moule est heureusement rempli ; la cloche en sortira-t-elle assez parfaite pour récompenser notre art et notre labeur ? Si la fonte n’avait pas réussi ! si le moule s’était brisé ! Hélas ! pendant que nous espérons, peut-être le mal est-il déjà fait.

Nous confions l’œuvre de nos mains aux entrailles du sol. Le laboureur leur confie ses semences, espérant qu’elles germeront pour son bien, selon les desseins du ciel. Nous ensevelissons dans le sein de la terre des semences encore plus précieuses, espérant qu’elles se lèveront du cercueil pour une meilleure vie.

Dans la tour de l’église retentissent les sons de la cloche, les sons lugubres qui accompagnent le chant du tombeau, qui annoncent le passage du voyageur que l’on conduit à son dernier asile. Hélas ! c’est une épouse chérie, c’est une mère fidèle que le démon des ténèbres arrache aux bras de son époux, aux tendres enfants qu’elle mit au monde avec bonheur, qu’elle nourrit sur son sein avec amour. Hélas ! les doux liens sont à jamais brisés, car elle habite désormais la terre des ombres, celle qui fut la mère de famille. C’en est fait de sa direction assidue, de sa vigilante sollicitude, et désormais l’étrangère régnera sans amour à son foyer désert.

Pendant que la cloche se refroidit, reposons-nous de notre rude travail ; que chacun de nous s’égaye comme l’oiseau sous la feuillée. Quand la lumière des étoiles brille, le jeune ouvrier, libre de tout souci, entend sonner l’heure de la joie. Mais le maître n’a pas de repos.

À travers la forêt sauvage, le voyageur presse gaiement le pas pour arriver à sa chère demeure. Les brebis bêlantes, les bœufs au large front, les génisses au poil luisant se dirigent en mugissant vers leur étable. Le chariot chargé de blé s’avance en vacillant. Sur les gerbes brille la guirlande de diverses couleurs, et les jeunes gens de la moisson courent à la danse. Le silence règne sur la place et dans les rues, les habitants de la maison se rassemblent autour de la lumière, et la porte de la ville roule sur ses gonds. La terre est couverte d’un voile sombre ; mais la nuit, qui tient éveillé le méchant, n’effraye pas le paisible bourgeois ; car l’œil de la justice est ouvert.

Ordre saint, enfant béni du ciel, c’est toi qui formes de douces et libres unions ; c’est toi qui as jeté les fondements des villes ; c’est toi qui as fait sortir le sauvage farouche de ses forêts ; c’est toi qui, pénétrant dans la demeure des hommes, leur donnes des mœurs paisibles et le lien le plus précieux, l’amour de la patrie.

Mille mains actives travaillent et se soutiennent dans un commun accord, et toutes les forces se déploient dans ce mouvement empressé. Le maître et le compagnon poursuivent leur œuvre sous la sainte protection de la liberté. Chacun se réjouit de la place qu’il occupe et brave le dédain. Le travail est l’honneur du citoyen, la prospérité est la récompense du travail. Si le roi s’honore de sa dignité, nous nous honorons de notre travail.

Douce paix, heureuse union ! restez, restez dans cette ville. Qu’il ne vienne jamais, le jour où des hordes cruelles traverseraient cette vallée, où le ciel, que colore la riante pourpre du soir, refléterait les lueurs terribles de l’incendie des villes et des villages !

À présent, brisez le moule ; il a rempli sa destination. Que le regard et le cœur se réjouissent à l’aspect de notre œuvre heureusement achevée. Frappez ! frappez ! avec le marteau jusqu’à ce que l’enveloppe éclate : pour que nous voyions notre cloche, il faut que le moule soit brisé en morceaux.

Le maître sait d’une main prudente et en temps opportun rompre l’enveloppe ; mais malheur ! quand le bronze embrasé éclate de lui-même et se répand en torrents de feu. Dans son aveugle fureur, il s’élance avec le bruit de la foudre, déchire la terre qui l’entoure, et, pareil aux gueules de l’enfer, vomit la flamme dévorante. Là où règnent les forces inintelligentes et brutales, là l’œuvre pure ne peut s’accomplir. Quand les peuples s’affranchissent d’eux-mêmes, le bien-être ne peut subsister.

Malheur ! lorsqu’au milieu des villes l’étincelle a longtemps couvé ; lorsque la foule, brisant ses chaînes, cherche pour elle-même un secours terrible ; alors la révolte, suspendue aux cordes de la cloche, la fait gémir dans l’air et change en instrument de violence un instrument de paix.

Liberté ! Égalité ! Voilà les mots qui retentissent. Le bourgeois paisible saisit ses armes ; la multitude inonde les rues et les places, des bandes d’assassins errent de côté et d’autre. Les femmes deviennent des hyènes et se font un jeu de la terreur. De leurs dents de panthères elles déchirent le cœur palpitant d’un ennemi. Plus rien de sacré ; tous les liens d’une réserve pudique sont rompus. Le bon cède la place au méchant, et les vices marchent en liberté. Le réveil du lion est dangereux, la dent du tigre est effrayante ; mais ce qu’il y a de plus effrayant, c’est l’homme dans son délire. Malheur à ceux qui prêtent à cet aveugle éternel la torche, la lumière du ciel ! elle ne l’éclaire pas, mais elle peut, entre ses mains, incendier les villes, ravager les campagnes.

Dieu a béni mon travail. Voyez ! du milieu de l’enveloppe s’élève le métal, pur comme une étoile d’or. De son sommet jusqu’à sa base, il reluit comme le soleil, et les armoiries bien dessinées attestent l’expérience du mouleur. Venez ! venez, mes compagnons ! formez le cercle ! baptisons la cloche, donnons-lui le nom de Concorde. Qu’elle ne rassemble la communauté que pour des réunions de paix et d’affection !

Qu’elle soit, par le maître qui l’a formée, consacrée à cette œuvre pacifique. Élevée au-dessus de la vie terrestre, elle planera sous la voûte du ciel azuré. Elle se balancera près du tonnerre et près des astres. Sa voix sera une voix suprême, comme celle des planètes, qui dans leur marche louent le Créateur et règlent le cours de l’année ; que sa bouche d’airain ne soit occupée qu’aux choses graves et éternelles. Que le temps la touche à chaque heure dans son vol rapide. Que, sans cœur et sans compassion, elle prête sa voix au destin et annonce les vicissitudes de la vie. Qu’elle nous répète que rien ne dure en ce monde, que toute chose terrestre s’évanouit comme le son qu’elle fait entendre et qui bientôt expire.

Maintenant, arrachez avec les câbles la cloche de la fosse ; qu’elle s’élève dans les airs, dans l’empire du son. Tirez ! tirez ! Elle s’émeut, elle s’ébranle ; elle annonce la joie à cette ville. Que ses premiers accents soient des accents de paix.