Poésies de Schiller/Préface

Poésies de SchillerCharpentier (p. v-xxxiii).

DES POÉSIES LYRIQUES
DE SCHILLER.

La poésie lyrique est l’une des joies les plus pures, et l’une des gloires littéraires les plus brillantes du peuple allemand. On n’a point vu se développer dans ce vaste pays d’Allemagne certains rameaux de la pensée humaine qui, dans d’autres contrées, ont porté tant de fleurs précieuses et tant de fruits vivifiants. L’Allemagne n’a point eu de Molière, point de Walter Scott ni de La Fontaine, et le drame, qui, dans les derniers temps, lui a donné une si grande illustration, le drame n’est apparu sur la scène allemande avec une réelle originalité et un véritable éclat, qu’après une longue suite d’obscurs tâtonnements, de froids essais, de fades imitations. Sa rapide durée, sa subite décadence, prouvent qu’il n’était point issu du génie de la nation allemande, mais de la pensée puissante de quelques hommes. Ce drame commence à Lessing et finit à Goethe. Après la mort de Schiller, après le silence de l’immortel auteur de Faust, les théâtres d’Allemagne sont retombés dans leur viduité première ; les œuvres de Werner, de Mullner, de Grillparzer ; les trop nombreuses productions de Raupach et le brillant début de M. Munch-Bellinghausen, ne lui ont donné qu’une lueur fugitive. Le désordre est entré dans les rangs de ces écrivains dramatiques que deux bannières illustres ralliaient, il y a vingt ans, autour d’un sentiment de création originale, d’une grande idée d’art. Dans leur vague incertitude, dans leurs désirs flottants et leur impuissance, ils en sont réduits maintenant à chercher une substance étrangère, à prendre, qui de-ci, qui de-là, une comédie du Théâtre-Français, un vaudeville de Boulevard, qu’ils revêtent de langues germaniques, et conduisent à la lisière sur le théâtre de Vienne ou de Berlin.

Mais depuis les plus anciens temps, l’Allemagne, avec sa nature tendre, rêveuse, idéale, a senti s’éveiller en elle le sentiment mélodieux de la poésie lyrique. Les vieux guerriers chantaient en allant au combat ; les Minnesinger ont répandu à travers les sombres mœurs du moyen âge les trésors de l’inspiration la plus suave, et les délicieux accents d’une pensée d’amour unie à la religion par un lien mystique. Les Meistersanger conservaient la même inspiration, et ils n’en altérèrent le charme primitif qu’en se trompant eux-mêmes sur certains effets de style et certains raffinements de forme. C’est par la poésie lyrique que la première école silésienne se signala au XVIIe siècle ; c’est par la poésie lyrique que Bürger, Holly et leurs jeunes amis de Goettingue ramenèrent les beaux esprits de leur temps à une tendance littéraire plus juste, à un langage plus simple et plus vrai. Enfin, c’est par la poésie lyrique que les principaux écrivains de l’époque actuelle, Novalis, Uhland, Ruckert, se sont fait une renommée qui de l’Allemagne s’est promptement répandue dans les autres contrées. À travers les tempêtes qui ont agité l’Europe, les événements politiques qui en ont changé la face, au milieu des questions vitales dont le monde poursuivait chaque jour la solution, l’Allemagne est apparue comme le scalde scandinave, qui ne pouvait en prenant l’épée abandonner sa harpe. Elle n’a pas cessé un instant de rêver, et pas un instant de chanter. Klopstock saluait par une ode l’aurore de notre révolution, et Théodore Korner, après avoir suivi tout le jour son escadron de chasseurs sur le champ de bataille, composait le soir au bivouac la chanson du lendemain. Il faut avoir visité les diverses contrées de l’Allemagne, pour savoir tout ce qu’il y a là d’instinct musical et de sentiment lyrique. Dès qu’on a passé la frontière, il semble qu’on entre dans une région fabuleuse où les hommes gazouillent et chantent comme des oiseaux. L’ouvrier chante en s’en allant le sac sur l’épaule, de ville en ville, gagner ses titres de maîtrise ; l’étudiant chante en cheminant sur la route de son Université ; l’humble famille bourgeoise qui, le dimanche, va se reposer des fatigues de la semaine sous le feuillage d’un Lustgarten, ne rentre guère dans sa demeure sans entonner aussi quelque chanson d’Uhland mise en musique par Strauss ; et dans les salons du grand monde, on serait bien étonné de passer une soirée sans cahiers de musique et sans piano. Il y a en Allemagne des chants pour toutes les fêtes et toutes les circonstances solennelles de la vie, pour toutes les classes de la société, toutes les corporations, tous les métiers, et chaque jour en augmente encore le nombre. Là, pas un site pittoresque qui n’ait été célébré plusieurs fois par les poëtes, pas une ruine des bords du Danube qui n’ait sa légende populaire, pas un château de la Thuringe, des bords du Rhin, de la Silésie, dont le nom ne se retrouve dans plusieurs recueils littéraires, dont l’histoire, réelle ou fictive, n’ait été racontée dans mainte et mainte strophe.

Ces chants de l’Allemagne n’ont point en général la vive et émouvante gaieté de ceux de la France, ni le caractère humoristique de ceux de l’Angleterre. Il en est peu qui n’allient à l’élan le plus joyeux une réflexion philosophique, une pensée religieuse. On y trouve d’ailleurs, même dans les plus vulgaires, un indice de vague rêverie, un sentiment de la nature qui ne se révèlent point dans les nôtres. L’ouvrier allemand ne se contente point de célébrer en vers plus ou moins corrects l’amour et le vin, il chante souvent avec une douce et naïve mélancolie la verdure des champs, la fraîcheur des bois ; et il y a telles de ces chansons d’artisan, de ces Burschenlieds qui retentissent chaque jour dans les plus obscurs cabarets et que l’on pourrait citer comme de petites odes harmonieuses, et remarquables par une pensée exquise.

Il est clair cependant que dans cette quantité de poésies lyriques qui inondent l’Allemagne, il y a un nombre infini de chansonnettes qui ne peuvent être considérées que comme des motifs de composition musicale, ou comme la pâle expression d’une pensée banale. C’est à la critique à chercher, au milieu de tant de productions, ce qui mérite d’être conservé et classé parmi les véritables œuvres d’art. Dans ces œuvres choisies, on distinguera les poésies lyriques de Schiller. L’homme de génie a mis là les qualités que l’on aime à retrouver dans ses drames, sa tendresse de cœur, ses grandes idées sociales, sa philosophie religieuse. Quand il n’aurait point écrit Marie Stuart, Guillaume Tell, Wallenstein, son petit volume d’élégies, de ballades, suffirait pour lui assurer une belle place parmi les poëtes de notre époque. Nous avons publié, en tête de la traduction de son théâtre, une notice biographique qui nous dispense de revenir sur les divers incidents de la vie de ce grand écrivain. Nous essaierons ici de rechercher les premières traces de ses compositions lyriques, et d’indiquer les différentes phases que sa pensée a suivies, le cercle qu’elle a parcouru, jusqu’à ce qu’elle arrivât à sa dernière manifestation, à son dernier développement, interrompu, brisé par une mort prématurée.

Schiller débuta dans la carrière littéraire, à l’âge de seize ans, par une ode intitulée le Soir. Le rédacteur du Magasin de Souabe, qui la publia, y joignit une note dans laquelle il disait que l’auteur de cette pièce prouvait qu’il avait étudié les bons modèles. Tout, dans ses vers, indiquait en effet une lecture assidue, une étude sérieuse, mais servile, de Klopstock. C’était une hymne religieuse où se révélait déjà la nature tendre, sentimentale de Schiller qu’il a mainte fois manifestée dans ses autres œuvres :

« Maintenant, s’écriait-il, l’esprit du poëte s’exhale en chants divins ! Laisse, Seigneur, couler ces chants de mon cœur ému ; laisse mon inspiration prendre l’essor hardi qui doit aller jusqu’à toi, qui doit m’emporter avec un sentiment céleste par delà les sphères, et me faire louer le soir et le Dieu du soir. Pour les rois, pour les grands, ce sentiment n’est rien, il n’agit que sur l’âme modeste. Ô Dieu ! donne aux autres les biens de ce monde ; à moi la nature, à moi les poétiques chansons ! »

La seconde pièce, que Schiller publia en 1777, annonçait encore moins de pureté, de goût que d’inspiration naïve. Elle avait pour titre : Le Conquérant. C’était, comme le remarque judicieusement alors un des amis mêmes du poëte, « une œuvre enfantée dans une colère factice, avec le souvenir de la Messiade et des prophètes de l’Ancien Testament, une œuvre pleine d’une fureur impétueuse, d’une ardeur sauvage, mais pleine aussi d’exagération, d’enflure et de non-sens. » Le passage suivant suffit pour en donner une idée :

« C’est toi, ô conquérant ! qui fais frémir mon sein. Ma poitrine s’enfle pour prononcer sur toi une parole ardente de vengeance, pour te maudire à la face du monde et à la face de l’Éternel. Quand la lune poursuit sa marche silencieuse, quand les étoiles brillent dans l’ombre, ton image, ô vainqueur, m’apparaît dans mes rêves, et cette image m’épouvante. Je me lève avec fureur, je frappe la terre, je prononce avec gémissement ton nom, ô réprouvé ! je le fais retentir dans les ténèbres de la nuit. »

Le poëte qui plus tard devait mettre dans ses œuvres tant de verve, et ouvrir à sa pensée un si large espace, procédait péniblement à ses premiers essais. Enfermé dès son enfance dans une école, isolé du monde, dépourvu de toute expérience, ce n’était point dans ses propres émotions, dans la connaissance de la vie, qu’il trouvait ses images poétiques, mais dans des émotions étrangères, dans les livres qu’il recherchait par le pressentiment secret de sa vocation. « Qu’on ne se figure point, a dit un des amis de sa jeunesse, que les premiers vers de Schiller fussent le résultat facile, naturel, d’une vive et abondante imagination, du mouvement du cœur, de l’inspiration charmante des Muses. Non, ce ne fut qu’après avoir patiemment cherché de côté et d’autre des idées, des formes ; après avoir exercé dans toutes sortes de voies l’activité de son esprit, après de nombreuses et stériles tentatives, qu’il osa publier, en 1777, une ode d’après laquelle les critiques pouvaient à peine deviner l’essor qu’il prendrait un jour. »

« La carrière poétique n’était en ce temps-là, pour lui, qu’un âpre et rude sentier, qu’il côtoyait péniblement en vue d’un but lointain. Éloigné et banni, pour ainsi dire, de la réalité, il essayait de se former un domaine imaginaire, où il luttait lui-même contre les éléments de la vie positive qu’il n’avait point encore appris à distinguer[1]. » Quel poëte n’a été ainsi, au commencement du chemin, saisi par ces douces et trompeuses chimères de la jeunesse, emporté tout d’un coup, sur des ailes d’or, dans une sphère idéale, et bercé comme un enfant assoupi dans l’harmonieuse région des songes ? Les uns, en ouvrant les yeux à la lumière, en observant l’illusion dont ils avaient été le jouet, ont vu, comme Icare, leurs ailes se fondre aux rayons d’une lumière trop vive, et se sont noyés, comme lui, dans une vague impénétrable. D’autres, pleins de force encore après cette chute, ont su rester sur le rivage et s’y frayer une nouvelle route. Schiller était un de deux qui peuvent passer par plusieurs épreuves sans y épuiser leur force et leur pouvoir, et la biographie de ces hommes, qui ont traversé courageusement, noblement, les écueils de l’art et de la fortune, est une étude intéressante dont tout esprit sérieux doit tirer d’utiles leçons.

Schiller avait manifesté dès son enfance un sentiment très religieux. À l’école militaire il conserva le même penchant, et la lecture de Klopstock ne pouvait que le fortifier. En 1777, le souvenir des enseignements de sa famille, les pieuses exhortations de sa mère le dominaient encore pleinement. Il publia dans le Magasin de Souabe une prière qui mérite d’être citée comme une des plus pures, des plus tendres manifestations de cette âme de poëte.

« Souvent, dit-il, les ténèbres du doute ont enveloppé mon cœur, et dans l’angoisse que j’éprouvais, ô mon Dieu ! tu le sais, j’ai cherché ta lumière. Tu m’as soutenu dans de mauvais jours, dans des jours où, d’un côté, la superstition lançait ses arrêts passionnés, où, de l’autre, l’incrédulité me jetait son rire moqueur. Me voilà vacillant dans l’orage, hélas ! et le faible roseau succomberait dans sa faiblesse si tu ne prenais pitié, ô notre Père, de tes créatures ! Garde mon cœur dans ce repos, dans ce saint repos où nous sommes plus accessibles à la vérité. Le soleil ne se reflète pas dans la mer orageuse, il ne répand ses lueurs éclatantes que sur le miroir des vagues paisibles. Conserve-moi ce calme, pour que je puisse, mon Dieu, reconnaître Jésus-Christ que tu nous as envoyé ; car là est la vérité qui fortifie le cœur et qui élève l’âme. Si j’ai la vérité, j’ai Jésus ; si j’ai Jésus, j’ai Dieu ; si j’ai Dieu, j’ai tout. J’entends le son de la cloche qui m’appelle au temple. Je vais là porter ma croyance, m’affermir dans la vérité, me préparer à l’éternité. Dirige-moi, mon Père, ouvre mon cœur aux impressions de la vérité, afin que je puisse les communiquer aux miens et qu’ils soient heureux. »

Entre l’année 1776 où cette prière fut vraisemblablement composée, et l’année 1778 où Schiller écrivit les Brigands, une révolution radicale s’opéra dans son esprit. Après avoir été si vivement ému, et, l’on pourrait dire, absorbé par le sentiment religieux, il se sentit peu à peu attiré, entraîné par toutes sortes de réflexions et d’idées diverses.

Bientôt il éprouva cette inquiétude, cette agitation d’une âme jeune, sincère, passionnée, qui ayant perdu son premier point d’appui en cherche aventureusement un autre, s’afflige de ce qui lui manque, et s’irrite de ne point trouver ce qui trompe ses ardents désirs. Il a lui-même dépeint d’une façon touchante cette situation douloureuse, dans un roman qu’il écrivait alors sous le titre de : Lettres de Jules à Raphaël. « Heureux temps, dit-il dans une de ces lettres, jours célestes, où, les yeux fermés, je suivais encore avec ivresse le cours de la vie. Je m’abandonnais à mes sensations et j’étais heureux ; Raphaël m’a appris à penser, et je suis prêt à pleurer sur cette découverte. Tu m’as enlevé la foi qui me donnait le calme. Tu m’as enseigné à mépriser ce que je vénérais. Tant d’idées étaient pour moi sacrées, avant que ta triste sagesse les dépouillât de leur charme. Quand je voyais le peuple se rendre en foule à l’église, quand j’entendais les membres d’une nombreuse communauté unir leurs voix dans une même prière, oui, me disais-je, oui, elle est divine, cette loi que les meilleurs des hommes confessent, qui subjugue l’intelligence et console le cœur. Ta froide raison a éteint mon enthousiasme. Ne crois, m’as-tu dit, qu’à ton jugement ; il n’y a rien de sacré que la vérité, et ce que le jugement reconnaît est la vérité. J’ai obéi, j’ai sacrifié mes plus douces pensées. Mon jugement est le seul guide qui me reste pour m’élever à Dieu, à la vertu, à l’éternité. Malheur à moi, si dans les actes de ce jugement je venais à trouver quelques contradictions, s’il fallait douter de son infaillibilité, si l’une des fibres malades de mon cerveau troublait sa direction ! »

Un peu plus loin, dans ces mêmes lettres, Schiller formule sa nouvelle philosophie, et cette philosophie est un panthéisme poétique. « Toutes les perfections de l’univers, dit-il, sont réunies en Dieu. La nature et Dieu sont deux grandeurs égales. La nature est un Dieu divisé à l’infini. Là où je découvre un corps, je pressens un esprit ; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée. Tous les esprits tendent à la perfection selon le libre état de leurs forces. La perfection que je conçois est la mienne ; le bonheur que je me représente est mon bonheur. Je désire cette perfection parce que je l’aime. Ce que nous nommons amour est le désir d’un bonheur étranger. L’amour est la boussole puissante du monde intellectuel, le guide qui doit nous conduire à la Divinité. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait par là le monde entier. »

Ce fut dans cette effervescence de la pensée, dans ce conflit des sentiments pieux, naïfs, dont il s’éloignait, et des nouvelles croyances dont il cherchait à s’emparer, que Schiller écrivit les Brigands et l’ode à Charles Moor, dernier sanglot de cette tragédie terrible, dernier accent des émotions violentes que Schiller s’était données lui-même en la composant.

Cette ode parut dans une Anthologie que le poëte publia en 1782, et qu’il remplit presque en entier de ses propres œuvres. Déjà ce n’était plus l’écolier laborieux, mais peu sûr de lui-même, inquiet et incertain, qui, en s’essayant à faire son thème, n’osait quitter des yeux le maître qu’il s’était choisi, le rhythme qui lui servait de modèle. En s’abandonnant un jour à un mouvement de fougueuse inspiration, il avait en quelques semaines accompli une œuvre d’une rare hardiesse, et obtenu un éclatant succès. Maintenant, il s’en allait plus libre et plus fort, oubliant les liens trop étroits dans lesquels il s’était lui-même enlacé, et peignant tantôt avec une virile énergie, tantôt avec une grâce suave, tantôt avec une généreuse colère, ses propres émotions.

On trouve dans l’Anthologie un grand nombre de pièces de différents tons et de différentes natures, dont la plupart ont été conservées dans le dernier recueil des œuvres lyriques du poëte, les unes en entier, les autres modifiées, corrigées, et parfois considérablement abrégées par lui.

Telle est entre autres celle qui a pour titre : Rousseau, dont Schiller n’a gardé que deux strophes[2] et qui primitivement en avait quatorze. Dans cette pièce, il dépeignait les souffrances du philosophe errant de contrée en contrée et s’écriait avec un amer sarcasme : « Qui donc sont-ils, ceux qui jugent les sages ? Vile écume de l’esprit qui disparaît devant le regard étincelant du génie, puérils pygmées que le feu de Prométhée n’anima jamais, faibles êtres de transition entre l’instinct et la pensée, entre les parodies du singe et l’élévation de l’homme. »

Puis il anathématisait les sottises de l’aveugle superstition, le masque de l’hypocrisie, et il disait à Rousseau : « Va, ô pauvre victime de ces fureurs de vipères, va-t’en, libre et joyeux, dans les champs de la mort, et raconte dans le monde des esprits cette guerre stupide des rats et des grenouilles, ces palinodies de la foire de cette vie. »

Dans cette même Anthologie, le jeune poëte publiait aussi une pièce politique que plus tard il n’a pas voulu réimprimer. Elle avait pour titre : les Méchants Monarques. C’est l’une des satires les plus passionnées et les plus virulentes qui aient jamais été dirigées contre les vices et les abus du pouvoir, du despotisme.

À côté de ces pièces épigrammatiques, amères, qui portaient la vive et parfois trop violente empreinte des généreuses colères de la jeunesse, l’Anthologie offrait au lecteur toute une série d’odes tendres, gracieuses, idéales : l’ode à l’Amitié, le Triomphe de l’amour et les hymnes à Laura, hymnes extatiques qui touchent à peine par un fugitif mouvement de sensualité à la vie réelle et s’élancent dans l’incommensurable domaine de la fantaisie. Cette Laura qui donnait un tel élan à l’imagination du poëte, était la veuve d’un capitaine de Manheim, chez laquelle demeurait Schiller, une petite femme aux allures vives, piquantes, qui ne brillait ni par sa beauté ni par son esprit, et ce portrait que nous a laissé d’elle un des amis de Schiller, contraste singulièrement avec les strophes enthousiastes que lui consacre son jeune adorateur. Mais quand l’âme du poëte sent vibrer en elle la fibre musicale, l’accent de la passion, il ne lui faut qu’un regard, une image, disons mieux, un prétexte pour prendre l’essor. Il embellit ce regard, il divinise cette image, il revêt d’une écharpe d’Iris ce prétexte vulgaire, et le bonheur qu’il éprouve à s’emparer ainsi comme un roi de l’humble sujet qu’il s’est choisi, à l’enrichir de tous les trésors de sa pensée, est sans doute l’un des plus charmants attributs, l’une des plus douces satisfactions de la faculté poétique.

On trouve encore dans cette Anthologie où nous aimons à chercher les premières lueurs du génie lyrique de Schiller, et dont il serait bien difficile aujourd’hui de se procurer un exemplaire, quelques sentences philosophiques, quelques élégies d’un caractère tout objectif : la Mort d’un jeune homme, l’Infanticide, un tableau guerrier intitulé la Bataille, une première ballade, le Comte Eberhard, et enfin une hymne de religion qui n’a point été réimprimée plus tard et qui mérite d’être citée comme une dernière expression du sentiment religieux que Schiller avait si vivement éprouvé dans son enfance. Cette hymne a pour titre : À l’Infini.

« Entre la terre et le ciel, debout sur un roc, dans l’océan des airs, dans la région des tempêtes, au-dessus des nuées amoncelées l’une sur l’autre, des orages naissants, mon regard plane dans l’espace, et je pense à toi, ô Éternel !

« Répands ta splendeur terrible sur les limites du monde, ô nature ! Fille merveilleuse de l’Infini, sois pour moi le miroir de Jéhovah ! Annonce, ô tempête ! par ta voix retentissante, le nom de Dieu au vermisseau intelligent.

« Écoutez ! l’orage mugit ; le roc tremble. La foudre proclame le nom de Jéhovah ! l’éclair le trace dans ses sillons. « Créatures, dit Dieu, me reconnaissez-vous ? — Grâce, grâce ! Seigneur, nous te reconnaissons. »

Schiller donnait ainsi dans un premier recueil une première manifestation et, pour ainsi dire, un spécimen des divers genres de poésie qui devaient occuper son cœur et son imagination tout le reste de sa vie, et les diverses pages de l’Anthologie s’adjoignirent, comme une guirlande de fleurs délicates et variées, à la couronne de fer qu’il venait de conquérir par son premier drame. Il n’avait mis au bas de ses compositions lyriques qu’une des dernières lettres de l’alphabet, un Y. Mais tout le monde sut bientôt que sous ce signe pseudonymique se cachait le nom de l’auteur déjà célèbre des Brigands.

Plusieurs années pourtant se passèrent sans que le poëte essayât de reprendre sa harpe d’argent dont il avait, du premier coup, comme un des fabuleux Stromkarl de Suède, tiré tant de fortes et suaves mélodies. D’une part, ses pensées, son ambition étaient naturellement, ou par l’effet d’une forte et première impulsion, plutôt dirigées vers les grands effets du théâtre que vers les tendres et molles expressions de l’ode et de l’élégie ; de l’autre, sa vie errante, sa fortune précaire, les douloureuses anxiétés qu’il eut à subir, le présent qui lui était si pénible, l’avenir qui devait lui paraître si sombre, tout ce triste fardeau d’une situation si imméritée et parfois si accablante, comprima, étouffa les vifs et confiants épanchements de sa libre jeunesse[3]. Il est des hommes qui par le fait même d’une telle situation deviennent poëtes, qui dans l’orage de leur cœur trouvent une plainte harmonieuse. Mais il en est aussi sur lesquels les rigueurs de la fortune ne produisent qu’une fière révolte, et qui, au lieu d’exhaler leur douleur en soupirs poétiques, les renferment en eux, comme ces fleurs qui, aux atteintes d’un vent froid, referment les bords de leur coupe sur leurs frêles étamines. Schiller était un de ces hommes fortement trempés. Les tristesses qu’il a eues, il ne les a point, pendant longtemps, répandues dans le calice de la poésie lyrique, de la poésie intime ; elles ont débordé à flots impétueux dans les divers caractères, dans les péripéties de ses drames.

Lorsqu’il fut entré à Iéna dans une position matériellement encore très humble, mais du moins plus stable et plus paisible que celle qu’il avait eue jusque là ; lorsqu’il eut joint à ses fonctions de professeur la rédaction du recueil mensuel connu sous le nom des Heures (Die Horen), il revint par une pente naturelle au chant lyrique et fit imprimer plusieurs pièces dans ce recueil et dans un almanach qu’il entreprit de publier en 1794 avec la coopération de Goethe, Herder, A. Schlegel, Hœlderlin. De cette époque datent quelques-unes de ses plus belles compositions : La Promenade, l’ode qui a pour titre : Honorez les femmes, et l’Idéal que les critiques considèrent en général comme la production qui caractérise le mieux la nature particulière de son génie.

Humboldt, Dalberg, Herder, applaudissaient sincèrement à ces nouvelles poésies de Schiller. Goethe lui écrivait : « Vos vers ont des qualités particulières. Ils réalisent maintenant l’espérance que vous m’aviez fait concevoir. Ce singulier mélange d’aperçus réels et d’abstractions qui est dans votre nature, m’apparaît à présent dans un parfait équilibre, et toutes vos autres qualités poétiques se montrent là bien coordonnées. » Mais Schiller éprouvait, en reprenant cette tâche littéraire, plusieurs pénibles sollicitudes. D’un côté, sa santé, déjà chancelante et fortement altérée, lui rendait difficile tout surcroît de travail : de l’autre, il se sentait lui-même mécontent de ses productions ; au milieu de toutes les préoccupations de la vie matérielle, il cherchait dans ses œuvres d’art une élévation de pensées, une perfection de formes qu’il désespérait souvent d’atteindre. Son cœur était torturé par cette lutte active, par cette lutte désolante dont tous les hommes livrés aux travaux de l’esprit ont plus ou moins éprouvé, dans le cours de leur vie, les violentes agitations.

On sent s’éveiller en soi, dans un instant d’émotion, dans une heure bénie, une douce ou grande idée qui tombe dans les replis de l’âme comme un germe fécond. On voudrait rendre cette idée telle qu’on l’a conçue, avec toute la pureté ou l’élévation qui en fait le charme : mais l’instrument que l’on essaye d’appliquer à cette œuvre est incomplet, le langage dont on se sert alourdit et dénature l’inspiration. De là une sorte de déception, un mécontentement profond des efforts que l’on a tentés, et du résultat que l’on a obtenu. « Le Dieu fait homme, a dit Nodier, c’est le Verbe. La pensée a perdu tout ce qu’elle a de divin, quand elle a été prisonnière dans un tuyau de plume, et noyée dans une écritoire. »

Schiller avait d’ailleurs à un haut degré cette mobile et maladive impressionnabilité de caractère, qui, selon les physiologistes, distingue particulièrement les artistes et les poëtes. Et ce défaut, inhérent à sa nature, s’accroissait encore par l’effet de sa situation physique et sociale.

« Je suis toujours souffrant, disait-il, et je crains d’expier les vives agitations que je me suis données en écrivant des vers. Pour philosopher, il suffit de la moitié de l’homme ; l’autre moitié alors peut reposer : mais les Muses épuisent tout. » Quelques jours après il revint sur cette même idée, et il dit : « Mon travail me condamne à un trop grand effort : le philosophe peut laisser reposer son imagination, et le poëte son pouvoir d’abstraction ; mais moi, il faut que j’exerce ces deux facultés, et je n’arrive que par une tension continuelle d’esprit, à rallier ces deux éléments hétérogènes, et à leur donner une solution. »

Une autre fois, il écrivait : « Pour une heure de résolution et de confiance, il y en a dix où je suis faible, découragé, et où je ne sais plus que penser de moi. »

« Ce qui causait en grande partie, a dit M. Hoffmeister, ces inquiétudes de Schiller, c’était la comparaison qu’il faisait de ses propres œuvres avec celles de Goethe. Il éprouvait un profond sentiment d’admiration pour les poésies de son heureux émule, qui lui représentaient les plus belles qualités du génie grec. Persuadé qu’il ne pouvait atteindre à cette forme enviée, et oubliant sa propre valeur, il se demandait s’il n’avait pas tort de persister dans la voie où il s’était engagé à diverses reprises, de se détourner de ses études d’histoire et de ses études dramatiques, pour composer des chants lyriques. »

Les sincères sympathies qu’il excitait par ses chants, les nobles et sincères suffrages qui lui arrivaient de toute part auraient dû dissiper tous ses doutes et lui donner une juste satisfaction, mais le bon et tendre Schiller avait un sentiment de modestie qui souvent lui dérobait à lui-même les forces de son intelligence et l’éclat de son génie.

L’Almanach des Muses, que Schiller publia en 1797, excita en Allemagne une vive rumeur, par les petites épigrammes qui y parurent sous le titre de Xénies, et qui étaient autant de flèches aiguës dont maint écrivain renommé, main philosophe très confiant en sa sagesse, se sentirent vivement ulcérés. L’Almanach de 1798 ne renfermait aucun de ces dangereux aiguillons, il obtint cependant un très grand succès. Il s’en vendit en peu de temps plus de 2,000 exemplaires, et il fallut en faire une seconde édition. Goethe avait enrichi ce recueil de plusieurs de ses légers lieds, et Schiller de quelques-unes de ses premières ballades. Il avait eu lui-même l’idée de s’essayer dans ce nouveau genre de poésie, et il y trouva un charme particulier. C’était, dans un cadre restreint, la vibration musicale de l’ode et la péripétie du drame, c’est-à-dire, l’accord des deux harpes poétiques qui retentissaient le plus profondément dans l’âme de Schiller. Aussi le vit-on composer, dans l’espace de quelques années, toute une série de ballades qui doivent être comptées au nombre de ses œuvres les plus belles et les plus populaires.

Schiller empruntait le sujet de ces ballades à diverses contrées et à diverses traditions. Une fois son choix fixé, il s’appliquait à représenter sous le point de vue le plus saisissant, sous la forme la plus plastique, les lieux, l’époque où il se transportait par la pensée, et les personnages qu’il mettait en scène. C’est ainsi qu’il parvint à faire de ces différentes compositions, dont le motif était pris, tantôt en Grèce, tantôt en Allemagne, autant d’images achevées qui joignent aux gracieux détails d’un tableau de genre la vérité sévère d’un tableau historique.

La ballade qui a pour titre le Plongeur a été empruntée à la tradition d’un pêcheur italien renommé pour son courage et sa dextérité, et qu’on appelait Pescecola. Un jour, le roi Frédéric Ier de Sicile le décida à sonder les abîmes de Charybde en y jetant une coupe d’or. Le pêcheur se précipita dans le gouffre et en sortit trois quarts d’heure après, élevant avec une joie triomphante la coupe dans les airs. Il raconta alors qu’il avait vu au fond des vagues des choses inimaginables, des poissons monstrueux, des animaux inconnus aux regards des hommes. Le roi l’engagea à tenter encore sa périlleuse aventure, en lui promettant cette fois, outre la coupe d’or, une bourse bien remplie. Le pauvre Pescecola céda à la tentation, mais cette fois on ne le revit plus. Schiller avait fait pour composer cette pièce des études particulières. Il avait lu quelques livres de pêche, et s’était appliqué surtout à peindre en quelques vers concis et pleins d’une harmonie imitative, le mouvement, les jets impétueux, le tourbillon des eaux du gouffre. « Savez-vous, lui écrivait un jour Goethe, que cette peinture est d’une rare vérité ? ─ Hélas ! répondit Schiller, je l’ai faite en regardant les flocons d’écume tombant des roues d’un moulin. »

La ballade du Gant est tirée des Essais historiques de Sainte-Foix sur les rues de Paris.

Hérodote a raconté l’histoire de l’anneau de Polycrate ; Plutarque, dans un de ses Traités de morale, mentionne celle des grues d’Ibicus ; le grammairien Hyginus, celle de l’otage ; Vertot, celle du chevalier de Rhodes. C’était un brave jeune homme de la Provence, nommé Dieudonné de Gozon. Vers le milieu du XIVe siècle, au dire de la tradition, il entreprit d’examiner un monstre effroyable qui habitait une grotte dans les rochers, à deux milles de Rhodes. Le poëte a fidèlement suivi dans sa composition le texte de cette pieuse légende.

Peu de temps après la publication du second Almanach, Schiller fit un voyage à Rudolstadt. C’était dans ce riant et pittoresque district de l’Allemagne, qu’il avait conçu, près de dix années auparavant, l’idée de la Cloche. « Il allait souvent alors, dit madame de Wollzogen, visiter une fonderie de cloches, observer le travail des ouvriers. » C’était là, c’était sur les rives paisibles de la Saale, qu’il avait éprouvé dans leur plus pure douceur les joies de l’amour. Ce fut là qu’il revint, avec tous les tendres souvenirs du temps passé, composer ce dithyrambe de la Cloche, que l’on a appelé à juste titre le poëme de la vie, et que l’on peut considérer comme l’une des plus belles œuvres du génie moderne de l’Allemagne. Dans aucune de ses compositions, il n’avait encore donné un si large essor à ses pensées lyriques, et nous ne connaissons pas un poëme qui dans un cadre si rétréci présente tant d’images de l’existence humaine, dépeintes avec tant de vérité, et unies à un sentiment si élevé. C’est tour à tour une idylle fraîche et gracieuse, un tableau d’intérieur de famille pareil aux plus suaves peintures de l’école hollandaise, une scène de désolation, une ode ardente, un cri de guerre, et une prière de l’âme.

Ce poëme de la Cloche et plusieurs autres pièces de Schiller, ont été traduites différentes fois en France. Il en a paru en 1822, sous le voile de l’anonyme, un recueil plus étendu, et qui dénote une assez louable habileté de traduction. En essayant d’en faire un nouveau, nous ne nous sommes point dissimulé les écueils d’une telle tâche. Toute poésie lyrique est difficile à traduire ; car toute poésie lyrique, on l’a souvent et très justement remarqué, perd dans la plus fidèle des traductions l’harmonie, qui en est une des qualités essentielles, et souvent la couleur. Celles de Schiller présentent plus difficultés encore, par la nature même de la langue allemande, dont nous ne pouvons rendre dans notre langue les teintes vaporeuses, et par le génie particulier du poëte, génie rêveur et philosophique, qui dans ses compositions lyriques enveloppe souvent sa pensée d’une forme abstraite. Il y a telle pièce de lui, les Artistes par exemple, dont il nous paraît littéralement impossible de donner en français une interprétation vraiment claire et saisissable, et telles autres encore que, de l’avis même des Allemands que nous avons consultés à cet égard, nous avons cru devoir retrancher de notre recueil, persuadé qu’elles y seraient tellement pâles et décolorées, qu’à peine le lecteur pourrait-il en deviner le mérite réel.

Tel que nous l’avons composé, ce recueil est aussi complet qu’il est rigoureusement possible de le désirer, et nous avons essayé dans notre traduction de rester fidèlement attaché au texte original. C’est un travail qui avait pour nous un attrait de cœur, c’est un hommage qu’il nous était doux de rendre à la mémoire de Schiller dont nous avons suivi avec amour les traces à Stuttgard, à Iéna et à Weimar, parmi ceux qui ont eu le bonheur de la connaître, et qui se souviennent de lui comme d’un homme doué des plus beaux dons de l’esprit et des plus nobles qualités de l’âme.


  1. Hoffmeister, Schiller’s Jugend Geschichte, p. 40
  2. La première et la sixième.
  3. Voyez la biographie mise en tête de la traduction de son Théâtre.