Poésies de Schiller/L’Otage

Pour les autres traductions de ce texte, voir La Caution (Schiller).
Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 46-50).

L’OTAGE.

Moros se glisse auprès de Denys le Tyran avec un poignard caché sous ses vêtements : les archers l’arrêtent et l’enchaînent. « Parle, lui dit d’un air sinistre le despote, que voulais-tu faire de ce poignard ? — Délivrer la ville d’un tyran. — Tu expieras ton crime sur l’échafaud.

— Je suis, répond Moros, préparé à mourir, et je ne te demande pas mon pardon ; mais accorde-moi une grâce. Je voudrais avoir trois jours pour marier ma sœur à son fiancé. Je te donne mon ami pour otage. Si je ne reviens pas, tu peux le faire mourir. »

Le roi sourit d’un air méchant et lui dit, après un instant de réflexion : « Je t’accorde ces trois jours ; mais sache que, passé ce délai, si tu n’es pas de retour ici, ton ami mourra, et toi, tu auras ta grâce. »

Moros s’en va trouver son ami : « Le roi ordonne que j’expie mon crime sur l’échafaud ; mais il m’accorde trois jours de délai pour marier ma sœur à son fiancé. Je te laisse près de lui pour otage jusqu’à ce que je revienne te délivrer. »

Son ami fidèle l’embrasse en silence et se remet entre les mains du tyran. L’autre part ; avant le troisième jour il a marié sa sœur, et il se remet en route à la hâte, inquiet d’arriver trop tard.

Cependant il tombe des torrents de pluie, les sources d’eau se précipitent du sommet des montagnes, enflent les rivières, et lorsqu’il arrive, son bâton à la main, au bord d’un ruisseau, l’onde fougueuse ébranle le pont et renverse les arches qui s’écroulent avec le fracas du tonnerre.

Il erre désespéré sur le rivage, regardant de tous côtés s’il ne voit point de nacelle, et appelant à haute voix le secours d’un batelier ; mais personne ne vient à lui, et le torrent sauvage s’étend au loin comme une mer.

Alors il tombe sur le rivage, élève les mains vers Jupiter, pleure et s’écrie : « Oh ! arrête l’impétuosité de cette onde. Le temps vole, le soleil est déjà arrivé au milieu de sa course, et lorsqu’il se penchera à l’horizon, si je n’ai pas atteint la ville, mon ami doit mourir. »

Mais la fureur de l’onde s’accroît sans cesse : les vagues bondissent sur les vagues : les heures rapides se succèdent. Dans son angoisse, Moros se décide à tout tenter ; il se jette au milieu des flots mugissants, il les fend d’un bras nerveux, et les Dieux ont pitié de lui.

Arrivé sur l’autre bord, il se remet en marche, rendant grâces au ciel qui l’a sauvé, lorsque tout à coup des brigands s’élancent de la forêt, lui ferment le passage, et, brandissant sur lui leurs massues, le menacent de le faire mourir.

« Que voulez-vous ? s’écrie-t-il, pâle d’effroi. Je n’ai rien que ma vie, et il faut que je la donne au roi. » Il arrache la massue de l’un des brigands : « Au nom de mon ami, dit-il, ayez pitié ! » Puis il abat de ses coups violents trois de ces misérables : les autres prennent la fuite.

Le soleil darde sur la terre ses rayons ardents. Moros, accablé de fatigue, sent ployer ses genoux : « Ô Dieux, s’écrie-t-il, ne m’avez-vous donc sauvé des mains des brigands, des fureurs de l’onde, que pour me faire languir ici et pour que mon ami périsse ! »

Et voilà que tout à coup il entend près de lui un doux murmure ; il s’arrête, écoute : c’est une source d’eau limpide qui tombe du rocher ; il s’incline avec joie et rafraîchit ses membres brûlants.

Le soleil brille entre les rameaux des arbres, et les ombres gigantesques de la forêt s’étendent sur les prairies. Moros voit deux passants qui marchent à la hâte, et il les entend prononcer ces mots : « À présent il va mourir sur l’échafaud. »

La douleur lui donne un nouveau courage ; l’anxiété lui donne des ailes. Aux rayons du crépuscule, il voit briller de loin les remparts de Syracuse et de Philostrate ; le fidèle gardien de sa maison vient à lui et le regarde avec effroi.

« Éloigne-toi, tu ne peux plus sauver ton ami, car il va mourir ; sauve au moins ta propre vie ; d’heure en heure il attendait ton retour avec espoir, et les railleries du tyran ne pouvaient lui enlever sa ferme confiance.

- S’il est trop tard, si je ne puis le sauver, je veux que la mort me réunisse à lui : il ne faut pas que le tyran avide de sang puisse dire qu’un ami a manqué à la parole donnée à son ami : qu’il nous immole tous deux et qu’il croie à la fidélité. »

Le soleil a disparu derrière l’horizon. Le voyageur est à la porte de la ville, et voit au milieu de la foule ébahie l’échafaud déjà dressé. Déjà on y attache son ami, il fend la foule avec vigueur : « C’est moi, bourreau, s’écrie-t-il, c’est moi qu’il faut faire mourir ! c’est pour moi qu’il s’est mis en otage. »

Le peuple le regarde avec surprise. Les deux amis se jettent dans les bras l’un de l’autre et versent des larmes de joie et de douleur. Tous les yeux alors sont mouillés de pleurs. On raconte au roi ce qui se passe. Il éprouve une émotion humaine et fait venir les deux amis devant son trône.

Il les regarde longtemps avec étonnement, puis leur dit : « Vous avez réussi à subjuguer mon cœur. La fidélité n’est donc pas un vain mot ! Prenez-moi aussi pour votre ami, je vous en prie, recevez-moi en tiers dans votre union. »