Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines/Description d’un monstre humain, né à l’Hôtel-Dieu de Paris en août 1821, où l’on donne les faits anatomiques et physiologiques d’un genre de monstruosités du nom de podencéphale/§ X

Chez l’auteur, rue de Seine-Saint-Victor, no 33 (p. 425-447).
◄  § IX
§ XI  ►
Description d’un monstre humain né en août 1821, du genre podencéphale.

§ X. Discussion sur le caractère d’invariabilité du principe des connexions.

D’une exception à opposer à cette règle.

Ces trois voies excrémentitielles, urinaires et génitales se trouvant confondues chez le podencéphale, il me parut que ce désordre serait un jour considéré comme une objection sérieuse contre le principe des connexions. J’ai donc fait tous mes efforts pour débrouiller ce que cette question pouvait offrir d’obscur, d’abord dans les cas les plus simples, c’est-à-dire chez les animaux restés fidèles au type de leur organisation classique. C’est ainsi que je me suis trouvé engagé dans la discussion que nécessitent les faits des précédens paragraphes. Au lieu de pouvoir expliquer par la réduction éprouvée de plus en plus et finalement par l’absence d’un organe intermédiaire le rapprochement et le nouveau voisinage de deux organes habituellement éloignés l’un de l’autre, ce que j’avais, dans le commencement de ces recherches, présumé pouvoir être, j’ai trouvé d’autres faits correspondans à ceux de mon point de départ ; c’est-à-dire qu’au fur et à mesure que j’ai parcouru tous les degrés comparables de l’organisation, j’ai trouvé chez les êtres normaux encore plus de variations, et en apparence des variations encore plus dissonantes que dans les monstruosités humaines.

Mes recherches, en s’étendant, aggravaient ma situation ; cela même m’excita à les poursuivre sans relâche. Ce que je voulais, surtout pour moi, c’était une conviction pleine et absolue, comme ce que je dois à ceux qui me feront l’honneur de consulter cet ouvrage, c’est de penser et d’écrire en me plaçant pour ainsi dire sous leurs yeux. Rien de ce que j’avais pressenti ne s’est vérifié, de ce que j’avais essayé ne m’a réussi. J’ai étendu bien davantage le cercle de ces considérations en examinant dans les mêmes vues les organes sexuels des reptiles, des poissons et des insectes. Il en est résulté que j’ai embrassé dans ce coup d’œil un champ des plus vastes et des plus curieux, un champ d’une fécondité à me donner le plus vif désir de reprendre la rédaction d’un travail anciennement commencé sur les organes sexuels ; mais d’ailleurs les relations et l’amalgame de ces organes avec les derniers rameaux des voies intestinales et urinaires ont accru mes difficultés en me faisant connaître un plus grand nombre de diversités.

Ce sont ces diversités qu’il faut rassembler dans un résumé et comparer entre elles, dans quelque état d’exception et d’objection qu’elles se présentent relativement à notre loi des connexions. Pour nous en tenir aux sujets qui sont exposés précédemment, nous remarquerons que le rectum débouchant séparément chez les mammifères, il n’est là que deux voies confondues ensemble, les organes sexuels s’ouvrant dans les dernières routes de l’appareil urinaire ; et qu’à l’égard des monstruosités, des oiseaux et des monotrèmes, chez lesquels les trois voies se confondent ensemble, on trouve les variétés suivantes.

1o Chez le podencéphale. Le rectum débouche le premier vers le col de la vessie, par conséquent dans l’urètre et à son origine. Ce sont ensuite les canaux séminifères qui s’insèrent et s’introduisent dans ce conduit, mais qui s’y rendent un peu plus loin ; et définitivement l’urètre reste seul pour conduire au dehors les trois excrétions possibles.

2o Chez les oiseaux. Le rectum prend la vessie urinaire au point extrême de son prolongement dans l’abdomen, y pénétrant vers son fond : celle-ci, privée d’urètre, a son autre issue s’ouvrant dans une dernière poche, laquelle fait partie de l’organe sexuel.

3o Et chez les monotrèmes. L’organe sexuel occupe au contraire une position toute centrale, allant se grouper très-profondément avec les diverses parties de l’intestin : il débouche dans les voies urinaires, que nous avons vues formées par un long canal ; puis et enfin, celles-ci se rendent dans un dernier conduit, qui est ou le rectum lui-même, ou sa poche vestibulaire.

De telle sorte que le dernier compartiment dépend, chez le Podencéphale, de l’appareil urinaire ; chez les Oiseaux, de l’appareil générateur, et chez les Monotrèmes, de l’appareil intestinal.

L’exception au principe des connexions qui résulte de cette discussion, et qui, surtout dans ce résumé, paraît si manifeste, forme-t-elle réellement une objection qui doive faire renoncer à l’usage pratique de notre règle fondamentale ? Nous n’avons rien dissimulé de sa force, et c’est avec la même sincérité que nous allons donner quelques explications qui pourront la montrer plus spécieuse que véritablement décisive.

Que l’exception précédente n’est point destructive de la règle dite le principe des connexions.

Si nous devons rester invariablement attachés aux idées complexes que les premières études d’anatomie nous ont procurées de l’amalgame et de la fusion des dernières issues des appareils sexuels et urinaires, il faut abandonner tout espoir de trouver l’ordonnance primitive et génératrice, la haute condition et comme l’idéal de ces faits organiques, et regarder par conséquent comme insolubles les difficultés qui nous occupent. Il est certain que, dans certains cas, les organes sexuels viennent s’aboucher par les côtés au tuyau terminal et comme au goulot de la vessie urinaire ; que, dans d’autres, ils fournissent le dernier compartiment de tous les canaux excréteurs ; et, comme si ce n’était assez de ces relations inverses à l’égard de l’extérieur de l’animal, que le rectum vient de plus compliquer ces désordres en fournissant un exemple de trois autres combinaisons, se faisant suivre ici par la vessie et le vagin, là tout au contraire précédant ces deux organes, ou bien encore se glissant entre eux pour s’introduire dans celui des deux qui débouche au dehors.

Mais les difficultés qui nous arrêtent ne proviendraient-elles pas de ce que l’on aurait, sans s’en apercevoir, conclu du particulier au général, et abusivement ramené à un seul fait les élémens de plusieurs ? Pour avoir vu s’opérer chez l’homme la fusion des derniers rameaux des appareils sexuels et urinaires, s’ensuit-il une nécessité absolue de relations entre ces organes ? C’est, à mon avis, ce qu’on ne saurait raisonnablement admettre.

Mais je vais plus loin. Cet amalgame serait constitutionnel dans toute l’organisation, serait-on pour cela autorisé à y voir un arrangement contraire aux superpositions prescrites par le principe des connexions ? Je ne le pense pas.

Consultez les conduites d’eau qui sont répandues dans de grandes villes. Que vous dirigiez un tuyau d’une capacité moindre sur un tuyau principal, changerez-vous les relations des deux moitiés, ascendante et descendante, de la conduite principale, parce qu’il arrivera à celle-ci de s’ouvrir sur un point pour l’abouchement d’une branche latérale ? Si ces conduites sont en bois, ne sont-ce pas les mêmes fibres qui se prolongent en dessus, comme au dessous du vaisseau anastomosé ? Que résulte-t-il de cet amalgame ? L’obligation pour la moitié inférieure de satisfaire à l’écoulement de deux filets d’eau, l’un provenant de la mère-branche et l’autre du rameau latéral, c’est-à-dire la nécessité de cumuler deux fonctions, au lieu d’une seule remplie précédemment.

Cet exemple, qui expose à tous égards et de la manière la plus précise les conditions de soudure des organes que nous considérons, doit nous rassurer contre la crainte de voir le principe des connexions succomber dans cette occasion.

Mais nous n’en sommes pas réduits à cette seule explication. Nous aurons à nous défendre de conclusions hasardées, d’opinions fondées et généralisées sur une seule observation. On a vu chez l’homme les canaux déférens s’ouvrir dans une conduite propre à la semence comme aux urines. Ces fluides sont de nature très-différente, et ils ne se mêlent jamais, étant rendus à des heures différentes. Ce fut assez pour qu’on se bornât à remarquer là une convenance parfaite ; et comme, lorsqu’on observe les détails d’un fait organique isolé, on ne peut démêler ceux qui exercent une plus grande influence, on est tenu d’apprécier chaque circonstance au même degré et sans préférence. Ainsi on vit dans l’urètre un canal tout aussi favorablement approprié à l’éjaculation d’un fluide qu’à celle de l’autre. En restant sur cette spécialité d’idées, on a fini par croire que les choses ont toujours été ainsi, parce qu’il ne pouvait arriver qu’elles fussent autrement.

On ne saurait être renfermé dans un cercle d’idées plus circonscrites : c’est de là qu’il nous faut partir pour nous élever aux considérations générales de l’Anatomie philosophique. Il est trois systèmes indépendans, l’un qui opère la conversion des matières alibiles, un second qui s’applique à la dépuration urinaire, et le troisième qui élabore la substance destinée à la reproduction des êtres. Vous oublieriez donc l’indépendance d’actions, de buts et de résultats de ces trois grands appareils ? Eh quoi ! quand ces appareils ont satisfait à leur essence et qu’ils se sont épuisés pour donner une œuvre achevée, s’ils font dégorger leurs produits dans un même réceptacle, cela deviendrait pour eux un lien qui serait indissoluble, qui les mettrait pour toujours dans une dépendance mutuelle et nécessaire ? En prendre cette opinion, ce serait méconnaître que c’est presque au hasard qu’ils doivent que leurs dernières issues se rapprochent, se greffent et s’anastomosent ensemble.

J’ai traité, page 330, de la nécessité qui entraîne ces appareils vers les mêmes lieux, et j’ai de plus fait voir qu’ils se soustraient à cette obligation toutes les fois que le tronc est tenu plus au large à son extrémité postérieure. Et en effet, j’ai fondé cette dernière considération sur l’exemple de la taupe femelle (voyez pl. VII, fig. 15), l’ayant montrée pourvue de trois pertuis correspondant ; celui de la lettre a, à l’orifice de la voie stercorale, de la lettre b, à l’entrée du vagin, et de la lettre c, au méat urinaire.

Ainsi chacun des trois grands appareils tend à porter au dehors son intestin terminal ; et, s’il n’y réussit pas également, le rétrécissement seul du tronc s’y oppose. Autant de tubes intestinaux que d’appareils qui les engendrent, s’avancent sur les dernières ou la dernière des issues communiquant avec le monde extérieur. Ce sont comme trois arbres disposés parallèlement et plantés assez près pour pouvoir se toucher dans toute leur étendue. Laissez faire au temps, et voyez ce qui adviendra : ces arbres croîtront en largeur, et finiront par se greffer ; mais nécessairement ils croîtront inégalement, et ce sera aussi de façon que le mieux venant se développera de même très-différemment sur toute la longueur de sa tige. Celui-ci, comme le mieux portant, soumettra à lui les deux autres. Cependant, tout en se liant à ces derniers, ou même, tout en les embrassant dans le même travail organique, il n’apportera, il ne saurait apporter aucun trouble aux relations des fibres longitudinales des uns et des autres, tant au-dessus qu’au-dessous des points d’anastomose. Chaque tige reste nécessairement indépendante, comme chacune de ses parties est également tenue de rester fidèle à ses connexions.

C’est de cette manière que se conduisent les tubes terminaux des trois grands appareils ; c’est de cette façon enfin qu’ils s’anastomosent à des distances très-diverses les uns à l’égard des autres, selon qu’une nourriture plus abondante excite l’une des parties à prendre plus de volume et à s’étendre davantage.

Du principe des connexions, ayant été considéré comme n’étant point une règle infaillible.

C’est ici le lieu de faire arriver sur nos théories, et en particulier contre le principe des connexions, une dernière objection, qui n’a cependant d’importance qu’en raison de la source dont elle émane. M. Meckel ne croit pas à l’infaillibilité de ce principe. Or, je ne me le dissimule pas : ce célèbre professeur occupe un des premiers rangs parmi les anatomistes ; son nom est sans doute imposant et son jugement bien digne de faire autorité.

Après avoir transcrit le paragraphe de mon premier volume, page 405, dans lequel je dis le principe des connexions invariable, et où j’ajoute qu’un organe est plutôt anéanti que transposé, M. Meckel poursuit ainsi :

« Très-souvent en effet, et même le plus ordinairement, la nature observe cette loi jusqu’à s’y conformer d’une manière pédantesque : cependant il arrive qu’elle ne s’y attache pas absolument toujours[1] ; ce qui est vrai tout aussi bien du rapport de quelques parties entre elles, que des relations qu’ont les divers systèmes les uns à l’égard des autres[2]. »

L’auteur a fait suivre et précéder ces assertions de détails qui servent de développemens à sa pensée : c’est un coup d’œil superficiel de l’organisation, où quelques exemples de variation sont rapportés, et dont il est fait, je crois, une fausse application au principe des connexions. M. Meckel cite les connexions quelquefois insolites des reins ; j’en ai signalé dans ce volume de plus extraordinaires, et j’ai montré ce qu’il faut penser de ces exceptions dans le paragraphe de la page 192. Il est de plus manifeste, par les efforts que je viens de faire encore tout récemment, que j’ai moi-même été au-devant de ces difficultés et de bien d’autres ; en sorte que, si je devais succomber dans cette lutte, ce serait du moins en galant homme, qui préférera toujours à des intérêts qui lui sont chers l’intérêt plus sacré de la vérité.

M. Meckel insiste sur des déplacemens qui ont lieu jusque dans le même individu ; tels, par exemple, que ceux des testicules, renfermés d’abord dans l’abdomen, et logés plus tard dans les bourses. Loin qu’on puisse arguer, ce me semble, de ce fait contre le principe des connexions, je n’en trouve point de plus favorable pour en faire juger l’essence et pour apprendre à en faire un usage judicieux. Pratiquez sur un lapin nouvellement tué le déplacement de ses testicules ; vous pourrez (je l’ai souvent expérimenté) produire instantanément les changemens que les développemens organiques introduisent avec l’âge dans le même individu. Les testicules, sous les doigts s’exerçant au travers de la peau, rentrent à volonté dans la cavité abdominale, ou en sortent sans la moindre difficulté. Direz-vous que la loi des connexions pourrait éprouver de cette démonstration un échec ? Quel changement serait-il donc survenu ? L’organe glisse dans une gaîne qui lui est fournie aux dépens du derme : voilà tout l’événement. Or il tombe sous le sens que c’est sans inconvénient pour ses connexions propres et réelles, puisqu’il ne saurait être en contact avec les divers points superficiels de sa gaîne qu’accidentellement et momentanément. Ce avec quoi un testicule est engagé dans d’essentielles relations, c’est avec le cordon spermatique, qui le tient en suspension ; donc, quelque chemin qu’il fasse en dedans comme en dehors de l’abdomen, il n’y manque, il n’y saurait jamais manquer. Voilà comme je comprends le principe des connexions, et dans quel cas je le dis d’une application universelle.

Je n’ai point été entendu de M. Meckel ; et j’aurais enfin à remarquer que toute cette discussion de son nouvel ouvrage n’est nullement empreinte de la touche d’un maître, si je pouvais oublier que je suis dans une situation de défense personnelle qui m’interdit toute récrimination.

Une seule des observations de M. Meckel est réellement et habilement dirigée contre le principe des connexions ; c’est quand il dit : « La moelle épinière se transporte, chez les animaux sans vertèbres, de la partie dorsale à la partie inférieure du corps, s’y trouvant fort au-dessous du canal intestinal, qu’elle recouvre au contraire chez les animaux vertébrés. »

D’autres anatomistes n’ont point vu là de dérogation à la règle ; mais ils ont fui une difficulté pour tomber dans une erreur des plus grandes. D’après ce qu’ils ont imaginé, le système nerveux, dit le grand sympathique, tiendrait lieu de la moelle épinière chez les insectes. Autant vaudrait admettre l’existence d’un arbre tout en branches terminales et sans tronc qui l’attachât au sol, celle d’une chose avec fin sans commencement.

Mais sur ce pied, dira-t-on, l’objection de M. Meckel n’en a que plus de force. Qu’on se désabuse ; c’est au moment même de succomber que le principe des connexions manifeste le mieux toute sa valeur comme moyen de recherches. On n’avait qu’exprimé généralement la situation de la moelle épinière chez les insectes : pour prononcer en connaissance de cause sur ses réelles connexions, il fallait l’étudier plus attentivement, en suivre toutes les dérivations, et observer jusqu’à ses plus minutieux rapports. Qu’est-il résulté de ces recherches ? C’est que j’en suis venu à trouver que tous les organes mous, c’est-à-dire les organes principaux de la vie, sont reproduits, chez les crustacés nommément, et par conséquent chez les insectes, dans le même ordre, dans les mêmes relations et avec le même arrangement que leurs analogues chez les hauts animaux vertébrés. L’anomalie n’est point dans une distribution insolite et irrégulière des organes les uns à l’égard des autres, mais dans le rapport de tout l’animal relativement à la partie de son corps qui, durant la marche ou la station, regarde le sol. Un crustacé, pour me servir du langage consacré, nage ou marche, le ventre étant constamment tourné du côté du ciel. C’est donc un autre mode de rapport du corps avec la terre ; ce qui ne doit pas plus surprendre que de voir l’homme se maintenir dans une situation verticale, et les pleuronectes nager dans l’élément ambiant, étant couchés, les uns sur le flanc droit, et les autres sur le flanc gauche. Je renvoie, pour le détail de tous ces faits, au mémoire que je viens d’imprimer, lequel a pour titre : Considérations générales sur la vertèbre. Voyez t. 9, p. 89 de la seconde collection du Muséum d’Histoire naturelle.

Mais, voudra-t-on encore ajouter, pour que le principe des connexions ait paru à l’un des premiers anatomistes de l’époque une question toujours problématique, il faut que cette question renferme en soi une certaine obscurité, un vague à faire craindre pour sa solution. Oui, sans doute ; c’est une question abstruse, comme on en trouvera de plus en plus dans les sciences, au fur et à mesure qu’on s’occupera de les approfondir. Qu’on veuille bien donner attention à ceci : le principe des connexions est, suivant moi, l’unique moyen d’avoir le rapport exact de toutes les existences de la nature organique, puisqu’il est la première base et l’unique source des connaissances positives de l’anatomie comparative. Si donc il eût été si facile de le découvrir, sans doute qu’avec le besoin de l’esprit humain d’asseoir sa philosophie sur une base solide, il y a long-temps que ce guide tout-puissant eût été employé, et que son action directrice eût donné plus de valeur à tant d’entreprises et d’investigations sur la nature de l’homme et des animaux.

Du principe des connexions, considéré comme anciennement compris parmi les règles de l’histoire naturelle.

Vous ne pouvez citer aucune découverte de quelque importance qu’elle n’ait passé par deux filières successives. D’abord, on ne vous croit pas ; puis, cela prend-il de la consistance, sur le moindre prétexte, pour un à peu près qui se trouve dans un ancien, et le plus souvent sur un mot dont on commente et tourmente le sens, on vous prive de votre invention. N’en soyons pas surpris : les moralistes placent au nombre des maladies de l’esprit humain cette disposition qui nous porte à repousser d’abord ce que nous sommes plus tard si flattés de comprendre dans le trésor de nos conquêtes intellectuelles.

On vient de voir qu’en 1821 le principe des connexions est resté problématique pour un des meilleurs esprits de l’Allemagne. En France, au commencement de l’année 1820, on m’a opposé qu’il servait depuis long-temps de règle aux naturalistes. « Ce principe, a écrit mon célèbre collègue M. Latreille[3], est le même que celui des insertions, dont les botanistes font tant de cas, et que j’ai aussi employé depuis long-temps. » Cette assertion d’un de mes meilleurs amis, d’un des plus savans naturalistes de cette époque, m’a affligé sous le rapport de la nécessité où je me suis trouvé de la combattre.

Et en effet, j’avoue que, quand dans le sein de l’Académie des Sciences j’entendis affirmer que le principe des connexions était d’un usage habituel chez les naturalistes, je mis autant de vivacité à contredire cette assertion que j’avais jusque-là employé de patience à répondre à toutes les observations qui m’avaient été faites sur la solidité et la justesse de la loi nouvelle. J’improvisai aussitôt une réplique ; et, comme j’en veux finir sur les caractères et le mérite de cette loi pour n’y plus jamais revenir, je vais rapporter ici quelques fragmens de ma réponse.

« Qu’on ne s’y trompe pas : il y a loin d’une proposition pressentie à une proposition démontrée. D’autres, il est vrai, d’autres, avant moi, ont attaché quelque valeur à la considération des connexions : j’ajouterai même, plus ce sentiment a parlé aux naturalistes, et plus leurs conceptions en ont obtenu de force et d’intérêt philosophique. Mais c’est de cette manière que je crois à la notion acquise de ce principe et à son influence autrefois dans les sciences qui traitent du rapport des êtres.

« Cependant Linnæus s’était assez clairement expliqué quand il posa cette règle : Sciant nullam partem universalem magis valere quàm illam à situ (Class. pl. p. 487). Mais, comme s’il ne l’avait écrite que d’inspiration, et qu’il n’y attachât réellement aucune importance, il la négligea tout-à-fait dans la pratique. Pour lui avoir au contraire accordé plus de confiance, M. de Jussieu marcha avec plus de bonheur sur la partie philosophique de l’histoire des plantes.

« Ainsi, dans les arts de l’imagination, les chefs-d’œuvre ont précédé les théories, parce qu’au début de chaque carrière le génie marche sans règles ; mais, en définitive, les heureuses inspirations des grands maîtres rentrent dans un caractère commun dont l’expression constitue des règles constantes pour le goût.

« Ce fut de même en histoire naturelle. Un sentiment vague, le besoin d’exactitude dans une détermination ou une explication à produire, ont fait recourir à l’insertion, à la situation, à la connexion des parties ; mais ce qui prouve qu’alors le principe des connexions était loin d’offrir le caractère d’une loi invariable, c’est le rang qu’il a occupé dans l’esprit de ceux mêmes qui ont paru lui accorder le plus de confiance. D’après l’expérience, a dit M. de Candolle, les caractères qui tiennent à la position des organes ont un grand degré de fixité (Taxonomie, t. 2).

« C’était sans doute à la science qui avait le plus d’organes et le plus d’actions à considérer, à s’élever à un ordre plus absolu de généralités ; et, tout au contraire, on ne tint compte d’aucune de ces idées dans les anatomies comparatives d’animaux qui furent publiées : la forme des organes et leurs fonctions furent deux renseignemens préférés. Subordonnées à ces deux premiers motifs, les connexions n’arrivaient qu’en troisième lieu, pour n’être consultées que dans des cas indispensables. Ainsi, ce qui devenait la source de toutes les infinies diversités des êtres, ce qui était par conséquent variable dans son essence, je veux dire la physionomie particulière de chaque organe, était consulté de préférence à la considération d’une mutuelle dépendance des parties, à ce qui n’admet ni caprices ni exceptions, enfin à la seule chose qui soit invariable.

« Évidemment cette erreur de logique tenait à l’habitude de considérer les espèces une à une, où il est bien vrai, dans ce cas, que les formes sont au premier rang. Des habitudes avaient été contractées en anatomie humaine, dont tous les travaux, s’appliquant à des individualités, restent nécessairement oculaires. Là, réellement, les formes sont tout ; elles assignent les fonctions, et c’est si parfaitement, que leur moindre altération décide, comme on le sait, du jeu plus ou moins heureux et de l’action réciproque des organes. Mais arriver avec ces idées faites pour procéder sur des séries d’animaux et pour en embrasser les traits divers dans des considérations générales, était-ce là marcher du principe à la conséquence ? N’eût-il pas été plus convenable, ne devenait-il pas nécessaire de changer sa méthode en changeant de sujet d’étude ? Eh quoi ! vous vous proposez de comparer des êtres différens les uns des autres ? Mais alors, que vous vouliez fonder ces recherches sur la considération des formes, quels motifs vous dirigeront dans l’exécution de ce dessein ? Lequel des êtres de la série irez-vous choisir ? En cédant à l’empire de l’habitude, vous ne vous apercevez même pas que vous tombez dans l’arbitraire ; car, quoi qu’il arrive, vous finissez toujours par procéder sur des différences, c’est-à-dire sur un éventuel sans liaisons.

« Le principe des connexions, au contraire, vous porte sur des similitudes fondamentales : rien n’en saurait ébranler les bases, dès que les organes grandissent par des développemens successifs, et qu’engendrés les uns par les autres ils donnent lieu à des produits qui reviennent dans les mêmes circonstances, et qui, sous ce point de vue, peuvent être et sont réellement comparables.

« Telles sont les réflexions qui me firent voir le principe des connexions engagé dans une fâcheuse association. Je ne me bornai point à l’en sortir : le mettre en première ligne eût encore été insuffisant. Je proscrivis tout-à-fait les considérations de forme et d’usage, et ne voulus pour les connexions d’autre appui que cette autre proposition de la philosophie naturelle, que tous les animaux sont faits sur un seul et même type, c’est-à-dire que je donnai pour second à ce principe ce que j’ai appelé théorie des analogues[4]. Je le déclare, ce n’est qu’après avoir employé un grand nombre d’années à méditer sur les parties des animaux qui sont entre elles dans une correspondance identique, que je me convainquis de plus en plus de l’efficacité de ces deux principes comme moyens d’investigation ; ils furent pour moi un guide, un instrument pratique, une sorte de boussole.

« Jusque-là, pourra-t-on m’objecter, ce ne sont encore que des êtres métaphysiques auxquels on cherche en vain un caractère de réalité. J’ai prévu l’objection, et j’ai désiré de faire disparaître ce qu’ils conservaient encore de vague. Après tant d’heureux essais, je ne pouvais me méprendre sur leur nature ; je remontai à leur essence, et je traitai ce sujet dans le plus grand détail. Le discours préliminaire que j’ai placé en tête de mon premier volume contient toute cette discussion, c’est-à-dire toute ma philosophie.

« C’est donc à dater de cet écrit que je m’étais cru et que je me suppose toujours autorisé à considérer comme changé en une vérité démontrée ce qui, avant moi, pouvait avoir tout au plus le caractère d’une vérité de sentiment. »

Je rédigeai de suite ces idées, et leur donnai dès 1820 de la publicité en les imprimant dans un recueil périodique. Voyez le Journal complémentaire du Dictionnaire des sciences médicales, mars 1820 t. 6, p. 41 ; journal publié à Paris par mon ami et mon ancien condisciple le libraire Panckoucke.

  1. On a fait ici sonner très-haut cette observation critique d’un célèbre étranger : un journal de médecine en a informé le public. Que cette fiche de consolation calme les douleurs envieuses de l’esprit de rivalité ! que, pour donner du repos à son irritation, sa malignité se complaise en cette joie ! je n’empêche.
  2. Häufig, sehr allgemein sogar, bindet sich die Natur fast pedantisch an dieses Gesetz ; allein sehr häufig befolgt sie es nicht. Dies gilt sowohl für Theile desselben als verschiedener Systeme, und Abweichungen von dem allgemeiner befolgten Typus kommen sowohl im regelmässigen, als im regelwidrigen Zustande vor. System der vergleichenden anatomie, von J. F. Meckel, 1821, S. 21.
  3. Voyez Passage des animaux invertébrés aux vertébrés, p. 24 ; opuscule (44 pages in-8o) qui a paru chez Déterville, libraire, rue Hautefeuille.
  4. M. Meckel déclare, dans la préface de son dernier ouvrage (1821), ne point partager mon sentiment sur la nouveauté et sur l’importance que j’attache à ces vues ; et, quelques pages plus loin, il les reproduit, les faisant servir à fonder son propre système de philosophie sur l’organisation. Ayant imaginé pour les exposer un langage différent du mien et mieux adapté aux formes de la métaphysique allemande, il a cru sans doute leur avoir imprimé par-là un caractère de nouveauté.

    L’organisation des animaux vertébrés peut-elle être ramenée à un type uniforme ? Telle fut la question que je posai en 1818. Énoncer alors ce sujet de recherches, c’était témoigner l’intention d’examiner, en ce qui concerne la structure des êtres vivans, l’un des points fondamentaux de la philosophie de Leibnitz. Ce vaste génie avait défini l’ordre de l’univers, la variété dans l’unité ; concentration de vues qu’il ne nous est donné de concevoir que si nous avons nous-mêmes parcouru, du moins en partie, la série d’idées innombrables dont se compose une aussi grande pensée.

    M. Meckel, recherchant à son tour ce que d’aussi hautes spéculations auraient d’applicable à l’étude de l’organisation, adopta les vues et jusqu’au langage de l’école allemande. C’est ainsi qu’il admet deux lois principales ; l’une dite de la variété (mannichfaltigkeit), et l’autre de l’unité (einheit), qu’il nomme aussi loi de réduction. Par sa loi de variété, il veut dire que la nature tend à manifester constamment des différences ; et par sa loi de réduction, que toutes ces différences se peuvent réduire ou ramener à un type uniforme. Or c’est précisément ce que j’avais établi, et ce que j’ai fait connaître sous le nom moins ambitieux de théorie des analogues. Je ne diffère de M. Meckel que parce que j’ai jugé superflu de rappeler mon point de départ. Une formule pour exposer un fait de cette évidence était sans doute inutile : autrement, de telles lois se multiplieraient à l’infini. C’est ainsi, par exemple, que la tendance à la formation des animaux, des végétaux, s’appellerait donc loi d’animalité, de végétabilité, etc.

    Mais, de plus, cette circonstance de la variété se trouve implicitement dans ma proposition fondamentale, puisque ce n’est qu’en considérant tout ce qu’il y a d’animaux divers que je puis songer à réduire ou à ramener tant d’organisations variées à une seule générale et philosophique, à un type uniforme.

    Ma question posée en 1818 préparait donc les voies à cette solution : Le système de l’organisation animale ou l’ordre de relation des animaux peut et doit être aussi défini, la variété dans l’unité.