Madame Th. Bentzon/Texte entier

P. Lethiellieux, libraire-éditeur.

NOUVELLE SÉRIE. — I.

FEMMES DE FRANCE


Madame               
               Th. BENTZON

Par Mme Paul FLICHE



PARIS (VIe)
P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
10, rue cassette, 10
1924


Madame Th. BENTZON
FEMMES DE FRANCE


Madame Th. BENTZON

par


Mme Paul FLICHE



PARIS (VIe)
P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
10, rue cassette, 10

Madame TH. BENTZON


I


Quoique des années lourdes d’événements aient passé depuis sa mort (1907), ni le nom de Thérèse Bentzon ni son œuvre ne sont oubliés. Sa personnalité remarquable mérite qu’on la fasse revivre et qu’on prolonge ce rayonnement bienfaisant, cette influence discrète dont tous ceux qui l’ont connue ont senti le réconfort.

Dans la correspondance d’une amie disparue avant elle, on trouve les lignes suivantes, souvenir des heures aimables que toutes deux vécurent dans cette sauvage Gascogne dont plusieurs des livres de Mme Bentzon ont emprunté le charme pénétrant : « Jamais botte de roses ne fut plus éclatante que celle offerte à Thérèse qui voulut la porter seule. Elle aime les fleurs et leurs parfums avec passion. Que n’aime-t-elle pas au reste : idées, personnes, bêtes et choses ? Elle a une plénitude de vie merveilleuse[1] ».

C’est là une évocation aussi vivante que gracieuse de celle qui fut constamment prodigue d’elle-même, ayant à un degré rare le génie de l’amitié. Dans le recul des jours enfuis, elle apparaît ainsi, avec cette ardeur sereine, cette large sympathie accueillante pour tous, prête à donner son temps précieux, ses conseils, ses efforts dès qu’elle voyait le moyen d’être utile, enfin avec cet esprit ouvert à toutes les idées qui lui paraissaient nobles et généreuses. S’il arrivait à ses enthousiasmes d’être parfois déçus, ni désillusions ni ingratitudes ne pouvaient décourager « cette nature vraiment chevaleresque », mot aussi exact qu’heureux d’une autre de ses amies, Mlle Blaze de Bury.

Femme de lettres, elle le fut dans le sens le plus élevé, dédaignant la réclame bruyante, l’âpre arrivisme, mais voyant dans sa carrière la dignité de son existence, et jouissant, avec une juste fierté, d’un succès acquis sans intrigue, par un mérite qui s’était rapidement imposé. Jusqu’à son dernier jour, le travail qu’elle aimait lui a fait oublier de cruelles souffrances. La vanité et le pédantisme étaient toutefois étrangers à cette femme de vieille race et de grand esprit. Longtemps elle se dissimula derrière le pseudonyme à demi masculin de Th. Bentzon, que les lecteurs interprétaient « Théophile » ou « Théodore », s’imaginant que cette fermeté de style, cette solidité de pensée ne pouvaient être des qualités féminines.

Ces qualités se retrouveront avec une note de spontanéité plus vibrante et plus émue, dans les fragments de lettres intimes que quelques personnes, pieusement dévouées à sa mémoire, m’ont permis de joindre à cette étude de son œuvre.



II


Marie-Thérèse de Solms naquit le 21 septembre 1840 à Seine-Port, où ses grands parents maternels, le marquis et la marquise de Vitry, habitaient une maison voisine de celle d’Ernest Legouvé. Son père, le comte Edouard de Solms, appartenait à la noblesse alsacienne. En 1839 il avait épousé Olympe de Bentzon, fille d’un premier et court mariage de la marquise de Vitry avec le Général Comte de Bentzon, gouverneur des îles Ste-Croix et St-Thomas, aux Antilles.

De nombreuses relations étrangères et la connaissance approfondie de plusieurs langues devaient créer chez Thérèse de Solms cette aptitude à comprendre les esprits et les littératures des autres nations, qui fut une de ses supériorités. Mais le clair génie français domina, dans son style comme dans son âme et sa pensée. « Cette finesse d’observation, cette délicatesse de touche et cette gaieté spirituelle et courageuse, cette ardente curiosité qui n’était ni ralentie ni lassée, mais toujours plus aiguisée, cette sympathie pour les idées générales, ce désintéressement de la chose personnelle, cette sociabilité large et généreuse, tout cela en elle était éminemment français[2] ».

Peu de temps avant sa mort, elle écrivit de délicieux Souvenirs d’enfance. Avec la vieille maison de Saint-Martin en Sologne, elle y évoque tout ce qui tint une place dans ce paradis de ses premières années.

« Les enfants qui n’ont pas de liens étroits avec la campagne sont à plaindre. Ils ne se doutent pas du plaisir qu’on éprouve à faire partie, pour ainsi dire, d’un coin de terre où l’on a poussé comme une plante au soleil. Tout vous est familier ; les honnêtes physionomies des paysans allant à leur travail, le beuglement des vaches dans les prés, tel gazouillement d’oiseau, tel bruit de sources. Il semble que ces choses tiennent à votre propre vie, que vous êtes en relation de parenté avec le moindre brin d’herbe[3]».

En la lisant, nous voyons le village qui couronne un coteau des bords de la Loire ; nous entendons les cloches de l’église, proche de la maison et dont la haute tour lézardée surveille les jeux des enfants et leur sonne les heures studieuses. Dans ce joli cadre, revit pour nous la petite Thérèse, avec son frère cadet Christian, qu’elle chérit et gouverne, désespérée quand ses tours d’écolier lui attirent un châtiment mérité. « Tout ce que nous possédions, fut longtemps à nous deux. » Et c’est l’énumération des bêtes favorites : « la chatte Moumoutte qui la première m’a fait comprendre combien peuvent être puissantes ces qualités féminines : la grâce câline et la ténacité discrète. Malheureusement j’étais, par nature, plutôt vive et volontaire, avec des accès d’incommode sincérité. » Puis Junon, la vieille jument, et le jeune âne Martin sur lesquels les enfants font de grandes chevauchées dans les pineraies de Sologne, où ils s’égarent volontiers par fantaisie d’aventures ; le petit chien Silvio, offert à un facteur philosophe auquel on prêtait des livres et qui raffolait des Prisons de Silvio Pellico… bien d’autres humbles amis à l’histoire gaie ou touchante.

Sur ce fond de verdure et de soleil s’enlèvent de vivants portraits : voisins, serviteurs, le maître d’école en blouse, M. Simon, premier professeur de Thérèse, qui lui faisait écrire des compliments à ses parents sur de superbe papier à dentelle ; la vieille bonne Titine qui jadis avait suivi sa maîtresse aux Antilles et contait sa traversée en voilier, son séjour dans « ce pays de sauvages », si souvent que les enfants croyaient y avoir été avec elle. Et le vénérable curé, ami de la famille, qui, plaisanté par la marquise sur la longueur de ses sermons, s’engageait à finir quand elle mettrait ses lunettes. Distraite, elle s’en armait dès l’exorde, et le pauvre abbé restait court, tout désorienté.

Au premier plan figurent les grands parents, « ces deux bons vieux génies qui nous paraissaient supérieurs à l’humanité et de fait ne ressemblaient à personne ». D’abord, le marquis de Vitry avec sa haute taille restée élégante, vrai gentilhomme d’autrefois et ancien chambellan de Charles X, gardant l’insoucieuse bonne humeur qu’il avait apportée à traverser la vie : soit que, pendant la Terreur, à quatorze ans, il gagnât son pain comme prote d’imprimerie, ses parents étant en prison ; soit qu’après des années brillantes, fêtes de la Restauration, chasses à courre dans les forêts du Nivernais, son grand train eût englouti une bonne part de sa grosse fortune ; revers qui le laissait placide en face de l’existence simple et méthodique de sa vieillesse. Quoiqu’il eût vu beaucoup de choses et sût les conter « il cédait toujours la parole à Grand’mère, très vive, spirituelle et loquace. »

Cette grand’mère, dont la ravissante miniature en costume Empire, ornait plus tard le salon de sa petite-fille, Thérèse ne la connut jamais que vieille, grosse et couperosée, coiffée au lit d’un madras de l’Inde qu’elle remplaçait le jour par un bonnet de tulle d’où s’échappaient ses cheveux gris en papillotes. Les lunettes sur le nez, elle lisait au grand’père un journal légitimiste, tout en prenant le café matinal dans des tasses de Sèvres blanches à anses dorées. Active maîtresse de maison, elle cultivait ses rieurs ou faisait ses confitures, sans craindre de gâter ses belles mains chargées de bagues. « Élevée dans un de ces couvents d’autrefois où l’on apprenait à fond la science du ménage, son mari l’avait toujours trouvée à la hauteur des circonstances ; elle avait mis la main à la pâte, sa main fine, qui s’était entendue à manier l’éventail, mais savait aussi se rendre utile. Son exemple m’a toujours gardée d’attacher trop de prix aux brevets, fussent-ils supérieurs, et par surcroît, elle avait plus d’esprit que souvent ils n’en donnent ».

Le grand désir de sa petite-fille était de lui ressembler et toutes deux, quoique fort différentes, eurent cependant un trait commun : cette « passion de la bonté » qui faisait de Virginie de Vitry la providence des pauvres, tout autour d’elle.

C’est une uniforme et douce enfance qui se déroule, tantôt à Saint-Martin : les parents préférant pour cette fillette excitable le calme de la campagne, tantôt à Paris, où des fenêtres de l’appartement, au boulevard des Italiens, le frère et la sœur voient, en février 1848, avec une curiosité mêlée de frayeur, défiler les bandes des insurgés. Parmi les plus lointains souvenirs de Thérèse, figure une grave maladie qui faillit l’emporter vers cinq ou six ans, suivie d’une convalescence délicieuse durant laquelle les soins et la tendresse de ses parents lui apprirent la douceur de se sentir revivre. Ensuite, c’est sa première soirée à l’Opéra où son parrain, le comte Alfred de Vitry, qui la gâtait fort, imagina, malgré les sages protestations maternelles, de l’emmener, à sept ans, voir un ballet nouveau, le Violon du Diable, fait pour bouleverser la cervelle d’une jeune personne qu’exaltaient déjà les marionnettes de la foire de Saint-Martin et les malheurs de Geneviève de Brabant.

Dans l’enfance d’une femme de lettres, il est surtout intéressant de suivre le développement de l’imagination. Saint-Martin possédait une bibliothèque où « derrière les rideaux de taffetas vert qui doublaient un fin grillage jadis doré, dormaient en paix les belles éditions anciennes ». On abandonnait à la toute petite Thérèse des volumes exquis du Cabinet des Fées, aux reliures délicates, et son premier plaisir fut de barbouiller de couleur les gravures précieuses, dont nul ne faisait cas. Dès qu’elle sut lire, les Fées de Mme d’Aulnoy, de Perrault, de Mme le Prince de Beaumont, lui devinrent amies ; elle ne se lassait pas de répéter à son frère les contes qui la charmaient, en les brodant de variantes dont son cerveau n’était jamais à court. Mais, insatiable de lecture, elle demanda un jour au maître d’école s’il n’aurait rien d’amusant à lui prêter. M. Simon découvrit dans la bibliothèque scolaire « un volume fort crasseux auquel les rats avaient dérobé plusieurs pages. C’était l’Odyssée, qui marqua une ère nouvelle dans la petite vie de mon intelligence à peine éveillée ». Thérèse, familiarisée déjà avec l’histoire grecque par les Récits de Lamé Fleury, alors aux mains de tous les enfants, sut bientôt par cœur le Divin Homère, traduit deux siècles plus tôt par la savante Mme Dacier, tout exprès pour le bonheur de cette jeune enthousiaste. Le Cyclope la fit rire aux larmes ; elle s’éprit de la belle princesse Nausicaa qui lui révéla, dit-elle, le côté pittoresque des grandes lessives de Saint-Martin : « La beauté de ces chants qui, comme la grandiose et simple poésie de la Bible, est faite pour émouvoir tous les âges, ne m’échappait pas tout à fait. Je me lisais à moi-même les récits d’Ulysse, en arpentant certaine allée étroite, bordée de petits œillets, qui aboutissait à la charmille. Parfums et réminiscences se confondent ; où je les rencontre, ces petits œillets de bordure me disent dans leur humilité autre chose que les plus belles fleurs. »

Cette petite fille précoce à laquelle « un livre eût fait oublier de manger et de boire » écoutait trop souvent les conversations qui ne lui étaient pas adressées et les feuilletons du journal que sa grand’mère lisait tout haut. Blottie sur les genoux du grand-père qui l’oubliait, elle entendait « le Docteur, cerveau brûlé où flambaient souvent l’esprit et la passion des belles œuvres » discuter le roman alors nouveau de Lélia et en déclamer des passages, dont le style harmonieux séduisait déjà Thérèse et gravait dans sa mémoire, sans qu’elle y eût rien compris, le nom de George Sand. Les parents sentirent qu’il était temps de soumettre leurs enfants à une éducation régulière, et une institutrice anglaise, Miss Robertson, que ses élèves appelèrent familièrement Miss Too-too, vint les discipliner, tout en se faisant aimer. Mme Bentzon écrit que la formation de son caractère dut beaucoup à cette remarquable éducatrice. « Ses prédilections justifiées allaient cependant, je m’en apercevais sans en être jalouse, à mon petit frère, plus paresseux que moi, mais d’une gentillesse irrésistible. Or il suffisait de regarder Miss Too-too pour deviner que ses adorateurs n’avaient pas dû être nombreux. »

Avant les leçons de choses et la méthode directe, que notre temps croit avoir inventées, l’institutrice profitait, avec ses deux élèves, qu’elle ne quittait pas un instant, de toutes les occasions de jeux et de promenade pour leur inculquer ingénieusement, en même temps que la pratique courante de l’anglais, des notions claires et nettes qui ne sortaient plus de leur mémoire ; elle se faisait, à Paris, montrer par eux les musées ou les monuments ; elle s’efforçait, sans en avoir l’air, de les faire constamment réfléchir et raisonner. Elle leur apprit aussi le respect absolu de la vérité et de la parole donnée, la nécessité de l’empire sur soi-même. Les grands-parents, d’abord un peu raides envers cet adversaire des excessives gâteries, lui rendirent bientôt justice. « Ce n’est qu’après avoir vu Saint-Martin, expliquait-elle à Mme de Solms, que j’ai eu la clef de deux petites natures formées dans ce milieu si romanesque et ancien régime. Mais il fallait leur donner un peu de backbone, c’était ce qui leur manquait. — Cadeau plus précieux que tout autre, ajoute Th. Bentzon, et dont je l’ai remerciée cent fois dans ma vie, car ce qu’elle appelait le backbone, c’était la volonté, la persévérance, le sentiment de la responsabilité ».

À propos d’une composition anglaise sur la mort d’une poupée brisée. Miss Too-too prédit à son élève de neuf ans un bel avenir littéraire. Le marquis et la marquise de Vitry jetèrent les hauts cris. « Voulait-elle faire de leur petite-fille une pédante, un bas-bleu ? » On la pria de ne plus jamais exprimer de semblables idées. En attendant, la future femme-auteur suivait à Paris le cours renommé de Lévy-Alvarès, « un éveilleur d’idées émérite qui savait inspirer à ses élèves la curiosité, la passion de l’étude. » Thérèse y brilla par ses compositions françaises et aussi ses succès en histoire. « Je remontais avec une certaine agilité, de siècle en siècle, jusqu’aux temps les plus reculés, la fameuse échelle des peuples, inventée par le Maître ».

La première séparation entre elle et son frère fut un grand chagrin ; à onze ans, on mit Christian de Solms à ce brillant collège de la Chapelle, créé tout près d’Orléans par Mgr Dupanloup et d’où sont sortis tant d’hommes de valeur. L’enfant, qui ne cessait de regretter sa sœur et son institutrice, fit, quelques mois après, une chute de gymnase dont les suites graves le condamnèrent, lui si vif et pétulant, à une longue immobilité presque absolue. Pour qu’il continuât ses études sous la direction des remarquables professeurs du Collège, sa famille s’installa une partie de l’année au village même de la Chapelle-Saint Mesmin.

La fillette à demi garçonnière se transforma en compagne dévouée du petit malade, dont la résignation était admirable. Thérèse devint l’habile imprésario du théâtre de marionnettes ; elle lut tout haut, des heures durant, les touchantes histoires de Dickens : Olivier Twist ou Nicolas Nickleby « avec une pile de mouchoirs préparée sur la table, car, d’avance, nous nous promettions le plaisir de beaucoup pleurer ».

Malgré tout, un voile de tristesse s’était étendu sur leur joyeuse enfance. Thérèse, sous la direction de l’abbé Le Rebours, fit, avec un sérieux au-dessus de son âge, sa première communion à Saint-Thomas d’Aquin, église qui lui demeura toujours chère. Elle devenait rapidement une jeune fille.

« Je ne saurais vous dire, racontait plus tard une de ses amies d’enfance, combien elle était charmante ; elle avait tant d’entrain, jouait la comédie à ravir. Enfin elle se faisait remarquer comme la plus jolie, la plus vive de « nous toutes, et avec cela si intelligente !… »

Les séjours à Paris étaient brefs. On revenait à la Chapelle, où cette intelligence déjà développée trouvait ses grandes distractions dans l’étude. Thérèse ne lisait en français que les classiques et les historiens. Mais, sous la direction de son institutrice, elle abordait poètes et prosateurs anglais dont elle apprenait par cœur de longs morceaux choisis, ce qui lui valut quarante ans après cette exclamation étonnée d’un des essayistes les plus distingués des États-Unis, O. Wendell Holmes. — « Vous citez Shakspeare !… « — Shakspeare, continue Mme Bentzon, m’est resté familier autant que Corneille et Racine. Je crois même qu’aucun héros de tragédie ne m’a passionnée au même degré que Brutus et Hamlet… Quelque influence que dût, par la suite, prendre sur moi notre grand xviie siècle, notre xviiie si incomparablement riche, je ne fus jamais infidèle à ma seconde patrie intellectuelle ».

À cette romancière en germe, on ne permettait guère que les romans de Walter-Scott, qui la ravissaient comme jadis les contes de Fées. Un exemplaire de Waverley labouré de coups d’ongles impatients aux passages en dialecte écossais lui resta toujours comme relique de ce passé heureux. — « Car la vie est bien moins dans les événements grands ou petits de notre existence que dans les impressions fortes qui, une fois reçues, ne s’effacent jamais, et qui, un demi-siècle après, ramènent soudain à notre mémoire, avec un écho de génie, tout ce qu’une première fois ce même génie éveilla en nous d’idées nouvelles. Je la connais bien, cette sensation intense ; je la connais, je crois, davantage à mesure que je vieillis. Une bouffée de printemps passe au plus profond de nous-mêmes, imprégnée de beaux vers d’une belle pensée ; notre jeunesse est évoquée en même temps que l’aspect du vieux livre sur lequel une figure aimée se penchait avec la nôtre ; tout cela rapide comme la palpitation même du cœur qui goûte ce qui est immortel ».



III

Une date inoubliable des années d’éducation est pour chacun de nous celle du premier voyage. Thérèse de Solms avait quatorze ans, lorsqu’avec sa mère et son grand-père elle se rendit à Cologne, pour y rencontrer une jeune cousine danoise qui devait partager désormais sa vie et ses études. Thérèse avait des compagnes de jeux et de cours dont plusieurs demeurèrent ses amies les plus fidèles. Mais cette fois, il lui semblait réaliser son rêve de posséder une sœur, une autre elle-même !… Elle en fut distraite par mille objets, le long de la route ; la Cathédrale de Strasbourg, Baden, Heidelberg passèrent devant ses yeux ravis ; puis on s’embarqua sur le Rhin à Mayence. Elle s’était promis d’écrire son voyage et avait d’avance accumulé les lectures pour se préparer à mieux admirer ; elle prenait consciencieusement des notes dont ses réminiscences chassaient toute originalité. Le grand-père s’amusait comme un enfant, car c’était, pour lui aussi, sa première sortie de France, et son ignorance de l’allemand amenait les plus réjouissants quiproquos. Mais tandis que défilaient les châteaux du Rhin et leurs légendes, la jeune fille sentait naître des impressions profondes qui atteignirent à l’intensité la plus vive, sous les hautes voûtes du Dôme de Cologne.

Dans cette ville, l’attendait la sœur rêvée, très différente du rêve. Johanna, de trois ans son aînée, était une aimable laide, affectueuse et simple, fort instruite avec cela, ayant été élevée par une mère remarquable. Il parut aux deux cousines s’être toujours connues, mais chacune, ignorant la langue de l’autre, ce fut en anglais qu’elles échangèrent d’interminables confidences, au grand dommage de l’enseignement mutuel imaginé par leurs familles.

Pendant deux ans, la vie commune leur donna toutes les joies espérées. Johanna, bonne ménagère, ce qui plaisait à la marquise de Vitry, poétique et tendre en outre, admirait et aimait de tout son cœur sa vive petite cousine qui, dévorée d’ambition littéraire, noircissait des cahiers en cachette. « Notre aïeul était un homme de génie, lui disait-elle, regarde son portrait. Il a le front de Goethe, et tu lui ressembles !… Tu seras comme lui un grand esprit ». — Cette ressemblance avec le Général de Bentzon de mine assez rébarbative, sous ses cheveux gris, son uniforme rouge, et sa croix du Danebrog, ne frappait pas précisément Thérèse. Mais à force de parler de lui avec Johanna qui connaissait beaucoup mieux son histoire et les souvenirs laissés par son administration bienfaisante aux Antilles, elle le revêtit d’une personnalité glorieuse qui lui donna l’idée d’emprunter son nom pour signer les pages griffonnées infatigablement par ses doigts tachés d’encre, et brûlées après avoir été lues à son admiratrice. Le vieux nom danois, conservé par elle plus tard comme pseudonyme, devait obtenir en France, grâce à cela, une seconde célébrité tout à fait imprévue.

Les deux cousines, inséparables, faisaient mille projets pour ne jamais se quitter. « Tout nous tentait en ce monde, sauf l’existence vide des belles Madames, occupées à rendre ou à recevoir des visites. Et nous avions un égal dédain de la toilette ! » Mais la vie sérieuse allait commencer avant l’heure pour l’écolière de seize ans, encore en grand tablier et nattes flottantes. Ce fut dans cet équipage que la surprit un jour l’arrivée inopinée de son père, accompagné d’un invité inconnu. Elle en rit avec Johanna et fut grondée par sa mère de son étourderie. Quelque temps après, elle sut que L’invité était un prétendant. Bien que le comte de Solms, retenu à Paris par ses affaires, ne fît à la Chapelle que de brefs séjours, ce père très brillant, très séduisant, était adoré de sa fille qu’il comblait d’éloges et de gâteries. Elle trouva donc tout simple d’accepter le mari qu’il lui proposait : un jeune banquier, M. Alexandre Blanc, qui l’emmènerait vivre à Vienne en Dauphiné. Johanna, habituée aux longues fiançailles des pays du Nord, — celles de sa sœur avaient duré huit ans !… — demeurait effarée, désolée devant ce mariage conclu et célébré en six semaines, chose plus fréquente alors qu’aujourd’hui. La comtesse de Solms hésita peut-être à livrer si prématurément aux graves devoirs d’une destinée de femme, cette fille charmante, élevée par elle avec tant d’intelligence et de soins. « Mais, écrit Mme Bentzon, le goût que j’ai toujours montré pour le nouveau et l’imprévu, autant qu’une habitude d’obéissance m’aida, je pense, à dire oui. Et sur ce oui, se terminent, bien que je fusse encore qu’une enfant, mes souvenirs d’enfance ».


IV


Thérèse Bentzon disait souvent qu’on recommence plusieurs fois sa vie. Cela est aisé dans la jeunesse ; l’âge mûr n’y parvient qu’au prix d’efforts douloureux. Une carrière de labeur assidu, de succès flatteurs, plus conforme au fond à ses aspirations de jeune fille, devait remplacer l’existence de province opulente et paisible que son père avait voulu lui assurer. Il arrive ainsi que le malheur nous jette, d’une grande secousse, dans notre véritable voie.

Malgré la beauté de son site, de sa cathédrale gothique dressée au bord du Rhône, de ses coteaux verts d’où le regard va chercher les Alpes, au fond de la grande plaine où roule le fleuve, Vienne resta étranger à la très jeune femme qui regrettait son cher entourage familial.

Dans une des rues silencieuses de la petite ville, où les vieux monuments mettent une grandeur sévère, la maison qu’elle habitait était enclose en un vaste jardin dont la solitude pesait lourdement à sa vive nature. On parlait beaucoup à Vienne de cette nouvelle mariée, si distinguée ; des amitiés qui plus tard comptèrent parmi les meilleures de sa vie, eussent pu, dès lors, y entrer. Mais son mari, très absorbé par ses préoccupations financières, la quittait la plus grande partie de la journée, et lui permettait peu de relations. Elle employait ses heures trop longues à dévorer, assez au hasard de sa liberté récente, les livres d’une bibliothèque considérable, à tirer à la cible dans le jardin, et à déclamer des vers de Lamartine et d’Hugo à sa petite femme de chambre, emmenée de la Chapelle. De grandes épreuves allaient faire disparaître ces jeux d’enfant et mûrir brusquement les remarquables qualités qui étaient en elle.

Aussitôt après le mariage de sa fille, le comte de Solms était parti pour Saint-Domingue, où l’appelaient des intérêts importants. Il y mourut au bout de quelques mois et la longue liquidation de ses affaires fut désastreuse pour ses héritiers. Accablée par tant de revers, Mme de Solms, encore jeune et toujours très belle, trouva un appui inattendu dans le dévouement du comte d’Aure, qui avait conçu autrefois une secrète et respectueuse admiration pour cette femme d’une vertu et d’un mérite rares. Il ne l’avait pas revue depuis des années, lorsque, apprenant son veuvage au cours d’une conversation mondaine, il souhaita spontanément de l’épouser, si elle voulait y consentir. Le mariage se fit. M. d’Aure, dont George Sand a pu écrire « qu’il fut bon toujours, à toute heure et jusqu’au dernier souffle de sa vie », était un de ces hommes parfaits qui ne songent qu’à créer du bonheur autour d’eux. Ses beaux-enfants trouvèrent en lui un véritable père.

Écuyer de Napoléon III, il habitait Saint-Cloud où la comtesse d’Aure préféra demeurer en dehors de la Cour et de ses fêtes, quoique l’empereur, qui appréciait sa haute distinction, eût désiré l’y voir plus souvent figurer. Dans une lettre[4] Thérèse Bentzon rappelle ce passé, à propos de la fin tragique du Prince Impérial. « Cette mort a été un sujet de tristesse pour nous qui, toutes questions de politique à part, aimions ce pauvre enfant que nous avions vu tout petit et déjà si sympathique. Jamais plus navrante destinée fut-elle réservée à un jeune Prince ».

Après une courte vie conjugale traversée par de graves oppositions d’idées et de caractères qui lui avaient été très pénibles, une séparation était intervenue entre Mme Blanc et son mari qui allait refaire au loin sa fortune compromise. Avec son tout jeune fils, elle revint vivre auprès de sa mère qu’elle ne quitta plus. Une brève esquisse de sa vie contient cet hommage filial : « Il n’y a dans mon histoire personnelle, qu’une particularité intéressante : l’union étroite qui a toujours existé entre ma mère et moi ; elle était admirable sous tous les rapports[5] ». Cette tendresse maternelle, la protection affectueuse de son beau-père lui rendirent un foyer, mais la perte de sa dot lui enlevant tout revenu, sa nature très fière lui fit désirer de ne pas leur être à charge ; elle voulut se suffire par son travail. Sa vocation d’enfant se réveilla. À vingt ans, elle avait déjà souffert, vécu, acquis de l’expérience ; malgré ce qu’elle-même appelle « son horreur de se mettre en avant », elle choisit la carrière littéraire. Vers 1860, cela apparaissait infiniment plus singulier qu’aujourd’hui, fort peu de femmes ayant alors conquis leur place dans les lettres. Thérèse Bentzon avait projeté d’écrire l’histoire de ses débuts laborieux ; la mort l’empêcha de réaliser ce dessein. Il n’existe sur cette période de sa vie qu’un article fort intéressant, publié par elle au Journal des Débats, à propos du Centenaire de George Sand (1904).

La célèbre romancière, devenue une aïeule assagie par l’expérience, était liée avec M. d’Aure d’une vieille et solide amitié. Il résolut naturellement de la consulter sur la valeur de ces premiers manuscrits, noués de faveurs roses, qu’il portait dans ses poches pour les présenter aux journalistes connus de lui, en leur vantant le talent de sa fille, « le meilleur moyen pour qu’aucun d’eux ne voulût me lire », disait longtemps après Thérèse Bentzon, avec un sourire attendri.

George Sand ne fut guère plus encourageante. Elle exagéra les obstacles : le ridicule qu’infligeait aux « bas-bleus » un public difficile à conquérir, la nécessité de produire trois chefs-d’œuvre ou d’avoir trois grands succès avant de gagner si peu d’argent que ce fût. Celle dont l’avenir était en jeu ne se laissait pas décourager. Elle s’essayait à des nouvelles, elle faisait des traductions. Un jour, George Sand, dont le bon vouloir était sincère, signala à M. d’Aure, dans les Causeries Athéniennes, ce livre d’esthétique qui fut le brillant début de Cherbuliez, le chapitre : « À propos d’un cheval de Phidias ». Guidée par son beau-père qu’on avait surnommé « le premier cavalier de France », Thérèse composa sur cet ouvrage, pour un journal de sports, un spirituel article que Cherbuliez crut écrit par un homme. Il ne découvrit la vérité que bien plus tard, lorsque Mme Bentzon et lui, collaborateurs à la Revue des Deux-Mondes, furent devenus de grands amis.

George Sand, de son côté, décida que la jeune femme pouvait faire de bonne critique, jugement assez vérifié depuis par ses travaux sur les littératures étrangères. « Quant à de l’imagination, ajoutait Mme Sand, si elle n’en a pas, rien ne peut lui en donner et si elle en a, les conseils risquent fort de la lui ôter. Dites-lui que, tant que j’ai consulté les autres, je n’ai pas eu d’inspiration, et que j’en ai eu le jour où j’ai essayé d’aller seule[6] ».

Deux ans après, Mme Sand et sa protégée se virent pour la première fois dans un appartement de la rue Racine, où logeait, en passant, la grande romancière. Le comte d’Aure présenta sa belle-fille, qui, très troublée, reconnut l’original du portrait de Couture, dont elle garda toujours la gravure dans sa chambre : une petite femme aux grands yeux sombres et aux bandeaux grisonnants encadrant des joues brunes et pâles. Celle-ci l’embrassa cordialement et ne lui parla pas littérature. « J’en éprouvai le soulagement que peut ressentir un écolier dispensé d’exhiber des devoirs médiocres ».

Elle invita Thérèse à venir à Nohant. Ce fut à l’automne de 1862 que celle-ci vit la Vallée Noire, ce cadre des romans champêtres de George Sand. « Tous les vieux châteaux délicieux qu’elle y a dépeints, en s’aidant de ses souvenirs, me passaient par l’esprit. La diligence roulait dans la nuit noire et humide ; la paille où j’enfonçais confortablement me tenait chaud. Je devinais les traînes nombreuses, les haies que l’été couvre de chèvrefeuille, les pacages où je plaçais de petites pastoures protégées par les Fées. Et rien ne m’eût moins étonné que d’entendre dans les ténèbres le battoir furieux des lavandières de nuit ».

L’hospitalité amicale de Nohant, les lectures du soir et le théâtre de famille, où elle fit partie de la troupe, et fut, dit-elle, « mauvaise, archi-mauvaise », demeurèrent parmi ses meilleurs souvenirs de jeunesse. Après cette visite plusieurs fois renouvelée, une correspondance s’établit entre la débutante inexpérimentée et l’auteur de ces romans dont, en condamnant les idées souvent fausses et dangereuses, on ne saurait contester la poésie et le charme. Ces lettres d’une ferme et large écriture à l’encre bleue, Thérèse Bentzon les avait conservées précieusement et elle aimait à les montrer. On y lisait de sages avis comme ceux-ci : « J’ai lu le petit roman, j’y trouve de l’avenir, si vous mettez dans votre esprit beaucoup d’idées et de connaissances diverses, sans cesser d’être vous. Je ne vous dirai jamais : Pensez et voyez comme moi. Je vous dirai : Voyez comme vous même et soyez d’accord avec cette manière de voir, tant que vous la croirez la meilleure. » Elle lui recommande de se former une opinion sur son sujet, et de la conduire avec logique. — « Réfléchissez sur vos personnages et sur la manière dont vous les conseilleriez et les jugeriez, s’ils agissaient sous vos yeux dans la vie réelle… Ne vous laissez pas persuader par l’opinion de certains critiques légers, qu’on n’a pas besoin d’une croyance et d’une opinion à soi pour écrire, et qu’il suffit de réfléchir les faits et les figures comme un miroir. Non, ce n’est pas vrai, le lecteur ne s’attache qu’à l’écrivain qui a une individualité ; qu’elle lui plaise ou qu’elle le choque, il sent qu’il a affaire à une personne et non à un instrument ».

George Sand répudie la théorie de « l’Art pour l’Art ». Elle revient à plusieurs reprises sur ce conseil que « l’auteur doit être la justice et la moralité planant sur son œuvre ». À meilleur droit que la sienne, toute celle de Th. Bentzon peut se réclamer de ce principe que ne devraient jamais oublier ceux qui ambitionnent le terrible pouvoir donné à l’écrivain de susciter le bien ou le mal. George Sand conseillait aussi à sa jeune amie l’étude de l’histoire ; elle lui répétait d’avoir courage et confiance, même si les résultats de son travail se faisaient attendre. Mais elle ne se bornait pas aux avis. Ce fut elle qui lui procura l’amitié d’Hetzel, son premier éditeur, et qui la mit en rapports avec Michel Lévy, dont la maison publia tous ses romans. Enfin elle put un jour, toute heureuse, lui adresser ce billet qui décidait de sa carrière : « J’ai reçu la réponse de Buloz, à qui vous pouvez envoyer le manuscrit ; il est très désireux de vous compter parmi ses collaborateurs. »

Thérèse Bentzon a tenu aussi à rendre témoignage des scrupules que se fit toujours Mme Sand, quoique ennemie du catholicisme, de troubler ses convictions religieuses, cherchant au contraire les points sur lesquels toutes deux étaient d’accord, lui écrivant cette parole frappante : « Il ne faut pas que l’âme reste vide de foi, car le talent ne se développe pas dans le vide. Il peut s’y agiter quelque temps, mais il faut qu’il en sorte ou qu’il s’éteigne. » — Elle ne cessa pas, jusqu’à sa mort, d’encourager la jeune femme par sa sympathie, de lui prêter une aide efficace, ne fût-ce, nous dit celle-ci, « qu’en lui donnant plus de confiance en elle-même, en lui inspirant pour toute sa vie deux qualités devenues rares : l’enthousiasme et l’optimisme[7] ».

C’étaient sûrement ces souvenirs reconnaissants, joints à sa générosité naturelle qui, bien des fois par la suite, amenaient Thérèse Bentzon la main spontanément tendue, vers une débutante, venue solliciter d’elle, à son tour, aide et conseils, et qu’elle accueillait, avec son encourageant sourire de bonté, par ces mots sincères : « Dites-moi, que puis-je faire pour vous ?… »


V


Le premier roman de Th. Bentzon : Un Divorce, eut une destinée particulière. À cause de l’idée qu’elle voulait développer, elle en avait placé l’action en Allemagne, le divorce n’existant pas alors en France. Le livre touchait si juste qu’il put être réédité vingt ans plus tard, quand le changement de nos lois lui eut donné chez nous une triste actualité. Accepté par le Journal des Débats en 1870, la guerre vint arrêter sa publication en feuilleton, mais sa valeur avait paru telle, que les Débats le donnèrent à la fin de 1871, malgré la difficulté d’offrir à ce moment au public une étude de la société germanique. Ce roman attira l’attention du fondateur de la Revue des Deux-Mondes, qui en 1872 publia La Vocation de Louise. Depuis, le nom de Th. Bentzon, vite remarqué des lecteurs, figura fréquemment aux sommaires de la Revue, et cela pendant près de trente-cinq ans.

Le Comte d’Aure était mort en 1866, confiant dans l’avenir qu’il avait aidé sa fille adoptive à se préparer. George Sand écrivait à la jeune femme : « Travaillez !… L’ami qui vous aimait tant et vous voit toujours vous en tiendra compte. » Et aux heures inévitables de découragement, elle lui disait avec sagesse : « Surmontez les larmes et la crainte de la destinée. Nous nous la faisons tous à nous-mêmes, la destinée, non pas entièrement ; il y a la part de Dieu qui permet que nous soyons frappés dans nos plus chères affections ; il y a la part du monde et de ses événements, qui ne nous sont pas toujours favorables. Mais il y a aussi notre part, celle de notre volonté et de nos vertus, qui est la plus forte, parce qu’elle conjure et transforme les dispositions du monde autour de nous et parce qu’elle appelle sur nous l’aide de Dieu. »

Ces conseils répondaient à la nature énergique de Thérèse qui continuait, sans se lasser, des tentatives déjà encouragées par quelques succès. De plus en plus, elle voulait devoir à son talent les satisfactions et l’indépendance de sa vie. Après la mort du Comte d’Aure, la mère et la fille étaient venues s’installer à Paris, dans un appartement de l’avenue Duquesne, où elles vécurent une idéale existence d’union et de tendresse. Tous ceux qui ont eu le privilège de connaître Mme d’Aure ne peuvent louer assez sa bonté intelligente et calme, sa noblesse d’âme, la sollicitude continuelle dont elle enveloppait sa fille, et défendait contre les importuns ses heures de travail, prenant pour elle tous les tracas d’intérieur.

Un charmant crayon d’Henri Regnault dont ce fut une des dernières œuvres, reflète la grâce aimable de Thérèse Bentzon à cette époque. Leurs familles étaient liées de longue date, et le peintre qui projetait un portrait de cette intéressante figure, exécuta ce léger croquis, pendant une après-midi de l’été de 1870, sans pressentiment de l’avenir très proche de deuil et de mort. Avec sa mère et son fils, Mme Bentzon partait pour la Bretagne. La guerre et le siège de Paris les surprirent là-bas, et les angoisses, les défaites de ce lugubre hiver déchirèrent leurs cœurs dans la solitude du village breton qu’ils n’avaient pu quitter.

Après ce tragique intervalle, leur vie calme reprit, active et retirée ; les travaux de Thérèse Bentzon, les progrès de sa brillante carrière en marquent les principales étapes. Paris lui apportait ses éléments intelligents avec la société la plus choisie. Cette situation sociale était alors tout à fait exceptionnelle dans le monde des lettres, « surtout pour une femme sans grande fortune qui ne pouvait affirmer son influence en recevant, sauf dans la plus stricte intimité[8] ».

Leur joli salon, très simplement tendu de toile de Jouy, ne prétendait pas au Salon littéraire ; mais la conversation spirituelle, le charme distingué de la mère et de la fille suffisaient à y attirer, outre leurs relations nombreuses de famille et d’amitié, des écrivains français et étrangers, parmi lesquels le philosophe Caro et l’anglais Milsand, l’ami de Browning, eurent le plus d’influence sur la culture intellectuelle de Thérèse Bentzon. « La conférence hebdomadaire de notre ami Caro est courue de plus en plus. Il y a foule ; à peine s’entrevoit-on, d’un bout à l’autre de la salle. Vous aimeriez ces belles leçons, si chrétiennes, si fortes, si attrayantes à la fois, écrit-elle, en 1875, à une amie[9] ». Aux dîners et aux réceptions de M. Buloz à la Revue des Deux-Mondes, cette belle jeune femme, demeurée si simple malgré ses succès, éveillait l’intérêt et inspirait le respect.

À l’étude de la vieille société parisienne et provinciale qu’elle connaissait bien pour lui appartenir, du monde littéraire dont la rapprochaient ses travaux, elle put joindre celle des milieux étrangers, au cours de visites en Allemagne et en Angleterre. Deux fois elle réalisa le rêve d’un voyage dans cette Italie, où, dit-elle, « il y a tant à voir, tant à apprendre, et on peut le dire, tout à aimer ». Le soin de sa santé la conduisit à Aix, à Evian, dans les Pyrénées. Enfin chaque été, sa mère et elle faisaient une longue villégiature à Barbizon, où elles retrouvaient « la forêt bienfaisante, avec un ravissement toujours nouveau ». Tout cela, étendant son champ d’observations, fournissait des personnages et des cadres à ses fictions gaies ou graves. Elle ne décrit jamais de sites qu’elle n’ait vus, de types qu’elle n’ait étudiés. « Le meurtre de Bruno Galli vous intéressera peut-être, parce que vous y trouverez des descriptions des environs de Nice que vous connaissez si bien. Ce sujet m’est venu en tête, tandis que je visitais la poterie de Vallauris, guidée par un ouvrier, qui, de tournure et de manières, pouvait servir de modèle à mon bandit. J’espère qu’il avait l’âme moins noire[10] ».

Plus que tout elle aima et décrivit nos provinces françaises : l’île sauvage de Bréhat, les vallons du Morvan, Aix et son lac, la campagne de l’Agenais. Elle se plaît à peindre de gracieux paysages : la forêt de Fontainebleau, les bords de la belle Loire, tel village de l’Île de France ; elle en fait de transparentes et délicates aquarelles. Cette faculté descriptive s’accentue dans ses derniers ouvrages dont tout roman disparaît, pour laisser la place aux grands fleuves du Canada, aux steppes de Russie.

Son activité littéraire s’ouvrit de suite une double voie. Elle n’a presque rien conservé de ses publications précédentes : nouvelles, articles, traductions. Mais, elle s’était essayée à la critique et dès la première année (1872) elle donna à la Revue des Deux Mondes, trois études de littérature étrangère.

M. Buloz fut pour elle un maître sévère et la soumit à une rude discipline. Peu de temps avant sa mort, elle racontait avec sa gaîté persistante, à son amie américaine, Miss King, que souvent, après avoir jeté un coup d’œil sur les manuscrits qu’elle lui apportait, il lui enjoignait de tout refaire séance tenante. Le travail, plusieurs fois rejeté, plusieurs fois patiemment recommencé, sur la première table venue, sans notes, sans documents, durait des heures. Un soir, fort tard, sa mère, inquiète, vint la chercher et la trouva plongée dans sa laborieuse besogne. — « Et je crois bien, ajoutait Mme Bentzon en riant, qu’après tant de peines, cet article-là ne fut pas accepté ».

M. Buloz avait discerné en bon juge ce qu’on pouvait obtenir de cette infatigable travailleuse, à l’esprit net et sensé, au style clair et facile. Outre ses romans, elle entreprit donc pour lui, ainsi que pour la Revue Bleue et les Débats, des séries d’articles. Elle y faisait connaître, par d’intelligentes analyses, des fragments choisis et traduits de façon supérieure, et des appréciations d’ensemble, ce qui paraissait de plus remarquable en Angleterre, en Allemagne et en Amérique. « Je crois, écrivait-elle, avoir toujours fait ce travail dans des sentiments de sympathie et de justice, ce qui ne m’a pas empêchée d’exciter plus d’une fois les susceptibilités anglaises ». Ces études réunies en volumes[11] demeurent très intéressantes : Stevenson, Bret-Harte, Henry James, bien d’autres, traduits depuis, y furent présentés au public français, pour la première fois. « Sa renommée devint telle en Amérique (écrit Miss King)[12] qu’un article de Th. Bentzon était un sujet d’ambition pour les jeunes auteurs, mettant le sceau à la réputation acquise dans leur propre pays. » Elle a donné un certain nombre de traductions : Deux petits sabots, de Ouida, le Voile soulevé, de G. Eliot, etc., accordant la préférence à de courtes nouvelles qui forment plusieurs volumes de Contes de tous pays. Familiarisée avec le génie de chaque langue, elle excellait à transposer dans la nôtre le style des auteurs les plus différents. Mais ce travail de traducteur demeura toujours pour elle secondaire.

Ses romans, un peu éclipsés dans ses dernières années par ses belles études sociales, méritent cependant toujours d’être lus. Tous ne sont pas de valeur égale : les premiers surtout, et certaines de ses nouvelles. Il fallait à son talent tout en nuances un certain espace pour se développer. On peut dire que ce talent n’a cessé de se renouveler jusqu’à la fin. Ses dernières œuvres sont tout à fait modernes par la vivacité du style, comme par les sujets qu’elle choisit.

Les romans de Th. Bentzon trouvèrent promptement un public, avec qui elle se sentait en communion sympathique. Elle écrivait à une amie très chère : « Faire oublier, ne fut-ce que quelques moments, à ceux qui souffrent une douleur morale ou physique, c’est de tous les triomphes, celui dont l’artiste doit être le plus heureux. Je disais hier à M. Caro, après son cours où j’avais vu un aveugle s’enthousiasmer, se passionner : « Vous êtes récompensé d’avoir fait une belle leçon plus par ce suffrage que par tous nos compliments[13] ».

À cette même amie, intelligence et cœur rares, elle pouvait adresser ces mots : « Le public idéal devant qui je me place la plume à la main, avec l’ardent désir de le satisfaire, a bien souvent votre figure » ; et elle lui confiait, en 1878, année où deux de ses romans[14] parurent à la Revue des Deux-Mondes, montrant, sur les premiers, un progrès soudain et remarquable : « Sans modestie aucune, je vous dirai, sachant vous faire plaisir, que « l’Obstacle » a eu beaucoup de succès. L’approbation de Jules Sandeau qui, sans me connaître, m’a fait savoir qu’il trouvait toute la fin, de la plus haute, la plus noble émotion, et qu’il avait été très frappé de l’ensemble, m’est particulièrement agréable. Si vous saviez comme je sens tout ce qui me manque et comme l’éloge me grise peu !… Mais il m’encourage quand il vient de ceux que je respecte ou que j’aime ». Et l’année suivante, à propos de Georgette : « Vous ai-je écrit qu’on l’avait lu à haute voix dans le salon très littéraire de la Princesse Mathilde, au milieu d’un cercle de gens de métier, dont l’appréciation trop flatteuse m’a été rapportée par hasard. Si je m’y prêtais un peu, je serais pour un temps bien court (car on sait ce que durent ces engoûments) le lion de quelques salons où cette pauvre Georgette (vous savez que M. Buloz lui avait fait d’abord froide mine), a réussi à l’excès contre toute espérance !… Je ne suis plus assez jeune ni assez crédule pour m’enivrer de cet encens-là. Le moment délicieux, pour ce qui est d’écrire, est celui de la composition libre et non élaguée, avant un travail de correction ingrat, avant la publication toujours troublante. Aussitôt mon fils retourné à Nancy, je tâcherai de combler un peu le vide de son absence en m’enfonçant dans cette chère besogne ». Le zèle qu’elle y apportait s’exprime par ce joli mot tendre : « Vos violettes m’ont tenu compagnie pendant une longue nuit de veille, que j’ai achevée à quatre heures du matin, parce que ma lampe s’éteignait. Vous lirez bientôt ce qui est sorti de cette insomnie, charmée par vos fleurs[15] ».


VI


Th. Bentzon a composé pour la jeunesse deux jolis récits : Geneviève Delmas et Yette, histoire d’une jeune créole, dont elle emprunta beaucoup de détails aux lettres de son frère, fixé à la Martinique. Mais ce fut par exception qu’elle condescendit à ce genre trop limité. Ses romans, d’une inspiration saine et délicate, où la raison vient toujours gouverner l’imagination assez romanesque, ne craignent pas d’aborder les situations complexes, de mettre leurs héros, leurs héroïnes surtout, aux prises avec des luttes morales difficiles. Si quelques-unes succombent, elles l’expient cruellement par le remords, la honte intérieure, plus encore que par les conséquences de leurs fautes. Th. Bentzon écrivait à propos d’un roman de l’Américain Bret-Harte : « On porte toujours la peine des fautes commises, que le châtiment vienne des événements ou de nous-mêmes… Cette logique inflexible de la vie, il n’est pas permis de la bannir des livres… C’est la tâche de l’écrivain de laisser au moins deviner la souffrance morale qui suit l’oubli du devoir. Nous aimons qu’il soit, non seulement le miroir qui reflète les faits et les caractères, mais la main ferme qui tient ce miroir[16] ».

Elle voulait aussi que jamais ne manquât dans une œuvre « le rayon divin de l’idéal ». On a pu dire de certains romanciers actuels, bien intentionnés pourtant, que leurs livres sont comme des maisons désertes d’où quelqu’un est absent. Dieu n’est jamais absent des livres de Th. Bentzon. Aussi peut-on trouver un sérieux profit moral à regarder la vie dans ces fictions qui en sont le miroir fidèle, mais sage, choisissant ce qui lui convient de refléter ; « le beau à côté de l’utile, la poésie qui se glisse partout, même dans l’existence la plus morne, la plus déshéritée, grâce à cet effort humble et sublime qu’on nomme la bonne volonté[17] ».

Th. Bentzon prend le plus souvent, par une préférence assez naturelle, ses personnages dans son propre milieu social. Cependant elle a emprunté le sujet de plusieurs nouvelles, à la vie paysanne, pour laquelle son enfance passée à la campagne lui avait laissé une grande sympathie. Certaines de ces figures champêtres comptent parmi les plus vivantes qu’elle ait créées. Dans La grande Saulière, elle fait déjà ressortir, en un récit charmant, la paix et la sécurité de l’existence plus rude, mais large et saine, qu’on obtient « en se donnant à la terre consolatrice ». Désirée Turpin est une étude de jeune paysanne fidèle jusqu’à l’immolation, à laquelle les marais brumeux de la côte picarde font un cadre mélancolique. Et Le plat de Taillac met en scène une plaisante anecdote prise sur nature en un village gascon.

Dans ses nouvelles et ses romans mondains, sa remarquable faculté d’observation lui a fait dessiner des portraits d’une vérité qu’on pourrait qualifier de réalisme, s’ils n’étaient tracés d’une main si légère et s’ils n’excluaient toute grossièreté. « Il ne s’agit pas de dire beaucoup mais de dire juste. » Cet axiome littéraire qu’elle a formulé quelque part, elle le met sans cesse en pratique. Au sujet d’une de ses plus gracieuses créations, elle dit : « Je suis contente que vous aimiez ma Petite perle, qui n’est pas une héroïne de fiction ; je l’ai connue et aimée, elle est morte à 25 ans[18] ». Cependant, dédaignant le roman à clef, si elle écrit : « Je croyais que vous auriez reconnu mon amie Miss H… sous les traits d’Eva Brown », elle dit ailleurs, à propos de l’Obstacle : « J’ai été à même de m’inspirer des sites et des types du Morvan ; mais il n’y a aucun portrait d’après nature dans ce que j’écris. Beaucoup de modèles posent pour une même figure. Zina[19], seule fait exception ; je l’ai connue, mais pure et heureuse ; elle ne se retrouverait pas dans mon livre et c’est ce qui m’a décidée à m’emparer sans scrupules de son charme étrange. Autrement je crains toujours de blesser. Aucun succès ne me dédommagerait d’avoir fait de la peine à qui que ce fût[20] ».

Elle évite également ce défaut reproché à certaines femmes-auteurs de raconter leur histoire et de se mettre en scène sous un déguisement transparent. On peut lire toute son œuvre, c’est elle et ce n’est pas elle. Les pages écrites dans ses moments de plus grandes souffrances physiques ou morales sont les plus gaies et les plus brillantes. « Ce n’est pas elle par les faits, les situations, la nature des personnages, mais c’est elle, et vivante tout entière, dans ce détachement de tout ce qui est personnel, secret de toute libération ; c’est elle par la large, profonde et délicate compréhension des choses et des gens. L’inconnaissance où nous sommes les uns des autres, le mur qui nous borne et nous sépare de tout ce qui n’est pas nous, ce mur était tombé pour elle ou du moins il avait reçu la brèche la plus large, le jour où, non plus possédée par la souffrance, mais l’analysant et donc la possédant à son tour, elle n’eût plus que le souci de mieux comprendre, de mieux compatir, pour mieux encourager et mieux guérir[21] ».

Elle observa dans le monde où elle vivait des rencontres singulières, des problèmes douloureux, d’héroïques et muets sacrifices, des sentiments qui, pour se contenir et se respecter, n’en étaient pas moins puissants. Elle trouva fort justement que tout cela méritait d’être retracé. Les joies et les chagrins dont sont tissées nombre d’existences, lui parurent d’un intérêt aussi vif que les orages exceptionnels. Si elle dut nécessairement introduire dans ses drames les forces coupables qui dominent trop de volontés, elle les peignit surtout dans leurs tristes effets, et au lieu d’exalter la passion triomphante, elle mit au premier plan : « ces deux puissances divines, la Douleur et le Remords[22] ». Ainsi composa-t-elle ses meilleurs romans, sans les alourdir d’une thèse apparente, contant, semble-t-il, pour le plaisir de conter, dans un style souple et agréable, amenant naturellement une réflexion délicate ou profonde, donnant à ses tableaux une grande harmonie d’ensemble, un attrait, grâce auquel, sans hâte, le lecteur se plaît aux détails du chemin parcouru. « La trame est parfois légère (a dit un critique) mais si joliment brodée de soie, d’or et de quelques perles fines[23] ».

Ce mot s’applique surtout à ses dialogues, l’écueil pour tant d’auteurs. Nulle part on ne cause mieux que chez Th. Bentzon, parce qu’elle causait fort bien elle-même, ne disant jamais un mot insignifiant ou banal. Elle donne tout naturellement à ses personnages le ton juste, sans que lui échappe une de ces fausses notes qui trahissent trop souvent le romancier étranger au monde qu’il prétend décrire. En même temps, elle a horreur de toute affectation d’indécence, de toute vulgarité. L’agrément des conversations, dans ses romans, est fait de leur spontanéité, de la finesse avec laquelle les caractères s’y révèlent, de leurs nuances infinies qui rendent tous les mouvements intérieurs ; avec cela, une gaîté fréquente, des répliques promptes, qui empruntent l’esprit souriant de l’auteur et que traversent des mots émus, pénétrants, comme il lui en venait, sans effort, dans ses lettres et ses causeries intimes.

Elle n’abuse pas des analyses ; en quelques phrases, elle dessine ses personnages, puis nous les montre agissant dans le cadre qu’elle leur a tracé. Saisis sur le vif, ils sont variés et nombreux. Elle ne craint pas d’attaquer les conventions qui gouvernent la vie mondaine, les compromissions dont celle-ci est faite et qui répugnent à sa ferme droiture. Telle de ses jeunes femmes, poupées de salon, parfois méchantes et envieuses, telle de ses maîtresses de maison déjà mûres, chez qui « le cœur cède toujours le pas à l’esprit[24] » représente une critique sévère et sans cesse d’actualité.

« Quand dans un roman de femme (a écrit E. Faguet), je trouve un ou plusieurs portraits d’hommes bien saisis, je dis : Voilà une femme qui est un romancier et un vrai[25] ». Th. Bentzon a mérité cet éloge. Qu’il s’agisse du poète Jean Salvy[26] en qui elle a personnifié l’égoïsme et la vanité féroces de certains hommes de lettres ; ou de M. d’Armançon[27], le gentilhomme campagnard auquel de honteuses faiblesses font oublier ses devoirs paternels ; ou bien encore de ses personnages préférés : vieux amis dévoués et chevaleresques, jeunes hommes énergiques et loyaux, cherchant à conquérir honnêtement leur bonheur, ses figures masculines sont singulièrement réelles.

Si un penchant à l’ironie rend sa plume un peu satirique, la bienveillance reprend le dessus dans l’ensemble du récit. Elle veut qu’on montre « les sentiments humains et non leurs maladies, le beau côté de la tapisserie et non son envers ». Comme elle croit à l’influence de la volonté bonne ou mauvaise sur la direction de la vie, elle affectionne les caractères de jeunes filles qu’elle pose souvent au centre de son action et conduit parfois au-delà du mariage pour les développer complètement. Toutes sont des sœurs très diverses, mais ayant entre elles un air de famille, dû sans doute à ces qualités que leur créatrice sut leur donner, les prenant en son propre cœur. Elles sont avant tout, « des consciences ». Elles regardent la vie bien en face, ne se disant pas qu’elles ont droit au bonheur, ainsi que notre époque individualiste s’est plu à le proclamer, mais pénétrées de l’idée que tout en ce monde, notre bonheur comme le reste, doit être le résultat du sacrifice et de l’effort. Elles savent qu’elles ont une tâche à remplir, des responsabilités vis-à-vis de Dieu et d’autrui. Ce bonheur dont elles ont pu rêver, comme toute âme humaine le rêve ici-bas, sera peut-être la récompense ; il ne doit jamais devenir le but. « Le devoir terne et froid, dénué de prestige comme il l’est presque toujours[28] » ne les effraie pas : c’est le mot d’ordre auquel nulle ne saurait désobéir.

Pourtant ce devoir se fait spécialement âpre et difficile pour elles. Th. Bentzon ne leur trace pas des routes unies. C’est Georgette[29] entre des parents séparés, adorant une mère, qu’elle se refuse à juger, prête à sacrifier son avenir. C’est Aline[30], abandonnée le jour de son mariage, portant avec une dignité si pure ce veuvage immérité et gardant toute la tendresse promise à celui qui n’a pas su la comprendre. C’est « Lucienne »[31], en qui une crise morale, trop forte pour une enfant, éveille brusquement cette conscience par laquelle, désormais gouvernée, elle devient une rayonnante influence qui s’ignore et résout simplement les situations les plus épineuses. Si d’autres défaillent, volontés moins trempées, natures moins résistantes, elles puisent dans l’amertume d’avoir déchu de cet idéal, un héroïsme peut-être supérieur ; ainsi Manuela[32] qui expiera par une vie d’austère sacrifice l’erreur fugitive de son imagination romanesque et mourra regrettant l’amour vrai, apprécié trop tard. Une seule, la pauvre Tête folle, gâche sa vie à plaisir, et la psychologie délicate de l’auteur ne parvient pas à la rendre sympathique, malgré l’effrayant châtiment de sa folie. Mais en général, de ses jeunes héroïnes, Thérèse Bentzon a su faire de gracieux et aimables portraits qui les montrent le plus fréquemment « épanouies comme des plantes bien saines, courageuses, nobles et sincères[33] ».

Ce furent ces qualités mêmes que l’Académie Française reconnut aux livres dont nous parlons, en leur décernant à plusieurs reprises, ses récompenses. La première fut un prix Montyon donné (en 1879) au roman « Un Remords ». Jules Sandeau, dans son rapport, s’exprimait ainsi. « Parmi les romanciers qui se sont produits en ces derniers temps, il en est un qui mérite une place à part et ne pouvait échapper à l’attention de l’Académie. Cette fortune littéraire ne s’est pas élevée en un jour. La mode et l’engoûment n’y sauraient rien prétendre, le travail et le talent ont tout fait. C’est en 1872, au lendemain de nos désastres, que parurent les premières œuvres de Mme Bentzon. Bien que l’heure fût peu clémente, ces essais ne passèrent pas inaperçus. Ils étaient faits pour plaire aux délicats, et s’adressaient à ce public qui s’appelait autrefois le parti des honnêtes gens ; ils allèrent à leur adresse. Dès lors les œuvres de Mme Bentzon se succédèrent d’année en année, discrètement, sans bruit ni fanfares. Jamais talent ne s’affirma d’une façon plus modeste et plus fière. Par un de ces bonheurs qui ne doivent rien au hasard et dont le travail a seul le secret, chaque œuvre nouvelle marquait un pas de plus vers la perfection. Les plus aimables qualités du romancier et de l’écrivain se trouvaient réunies dans ces récits de la vie moderne. La passion n’en était pas exclue. Loin de là, elle en était l’âme, mais, grâce à la pente naturelle d’un cœur et d’un esprit sains, l’auteur, sans étalage de morale, finissait toujours par la ramener et l’asservir aux vérités et aux lois éternelles. À tant de mérites qui plaidaient pour Mme Bentzon auprès de l’Académie, il faut joindre la fleur d’estime qui s’attache à sa personne. Elle-même a dit : « Rien n’honore autant une femme que la conquête de l’indépendance par le travail. » Aussi vit-elle honorée, entourée de sympathie et de respect. Cela n’ajoute rien au talent, mais n’y gâte rien, que je sache ».

Mme Bentzon qui assistait à la séance, écrit à son amie, que ce passage fut applaudi, « comme si j’avais eu une claque à ma disposition. Je ne me connaissais pas tant d’amis ou même de lecteurs. Il est vrai qu’une dame revêche, assise devant moi, disait en haussant les épaules : « Protection que tout cela !… » Son jugement personnel n’a pas troublé pour moi la fête ; j’ai bien regretté que vous n’en fussiez pas témoin… Peut-être ai-je été traitée en enfant gâtée par tous ces vénérables ; mais je n’en suis pas fâchée, ni vous non plus[34] ».

Plusieurs fois le nom de Thérèse Bentzon devait être répété sous la coupole avec les mêmes éloges. Tony, Constance, Les Américaines reçurent des prix importants. Enfin en 1903, le prix Née, accordé tous les deux ans à un écrivain, pour l’ensemble de ses œuvres, vint mettre le couronnement à sa carrière : « Il y a sur notre liste, disait le rapporteur, Gaston Boissier, un nom auquel je dois un hommage particulier : c’est celui de Mme Bentzon. On se souvient que sa réputation a commencé par des romans qui ont eu ce privilège rare d’obtenir un grand succès, sans rien coûter à la dignité de son caractère. Depuis, elle a visité l’Amérique, la Russie, et nous a rapporté de ses voyages des tableaux pleins d’intérêt et de vérité. Le prix Née que nous donnons à Mme Bentzon, nous l’avions décerné il va deux ans à Mme Arvède Barine. L’Académie a tenu à rapprocher ces deux noms. Ils sont l’honneur des femmes de notre temps. »


VII


Les années passaient. Celle dont j’ai raconté la jeunesse vaillante atteignait ce milieu du chemin de la vie où l’on s’arrête et se recueille. Elle écrivait : « Je voudrais oublier mon anniversaire, depuis qu’a sonné pour moi la quarantaine. Ce n’est pas le nombre des années qui effraie ma coquetterie. Mais avec la jeunesse, tant de bonnes choses s’en vont : la confiance, la gaieté par exemple, et le contentement de vivre qu’on éprouve sans avoir même beaucoup de raisons pour cela. Aussi, ne m’est-il pas agréable d’entendre tinter l’horloge du Temps. Je sens bien assez sa marche en moi-même[35] ».

Son travail excessif altérait déjà sa santé : « elle avait intellectualisé sa vie au suprême degré, terrible effort pour une femme[36] ». Mais son fils, élevé par elle avec un dévouement intelligent auquel la comtesse d’Aure s’était associée, inaugurait, par de premiers succès, une carrière d’écrivain et de naturaliste[37]. Et Mme Bentzon sentait la société de sa mère d’autant plus précieuse que l’ombre d’une séparation fatale se projetait sur leur étroite union. Elle écrit : « Ma mère s’affaiblit, après avoir été longtemps si forte. » Et ailleurs. « Nous venons de passer quelques jours dans la forêt de Fontainebleau, dont les grès disparaissaient sous de véritables gerbes d’or, tous les genêts étant en fleur. L’air pur et la promenade facile ont produit leur effet habituel sur ma mère qui reprenait bonne mine, quand il a fallu revenir à Paris. » Enfin : « Ma mère, depuis qu’elle va mieux, est très absorbée par ses séances chez une femme sculpteur de nos amies, qui me promet un buste très ressemblant. Puisque aucun portrait n’a été fait d’elle à l’âge de la beauté, je me réjouis d’avoir au moins ce reflet de sa vieillesse[38] ».

L’automne de la vie, meilleur que son printemps, apportait à Thérèse Bentzon, cette noble possession de soi qui, sachant ce qu’elle peut demander à la destinée, remerciant Dieu des dons reçus, se repose dans la satisfaction de la tâche accomplie et des résultats atteints. Tout à la fin, Mme Bentzon disait : « J’ai eu beaucoup de bonheur dans ma vie. » Pour qui sait de quelles épreuves cette vie fut traversée, ce mot est une révélation d’âme. Elle écrit encore (et combien d’entre nous devraient profiter de cette réflexion) : « Vous avez raison, rien ne vaut un travail intéressant pour absorber et éteindre les pensées tristes. Quand je vous dirai que, le soir, je me félicite quelquefois d’avoir échappé à ces coups de couteau intérieurs qui si longtemps m’ont frappée dans ma santé, dans la source même de la vie, vous comprendrez que j’aime l’étude[39] ».

L’amitié tenait une grande place parmi ses joies. Elle donnait beaucoup d’elle-même, avec une gracieuse bonté qui attirait les affections. Celles qu’accueillaient son cœur et sa pensée n’avaient jamais, malgré leur nombre, à craindre le changement ou l’oubli. Quelques personnes lui ont reproché d’être dominante ; d’autres ne l’ont jamais vue sous cet aspect, mais au contraire, acceptant et demandant même des conseils, ne donnant les siens qu’avec ménagement et délicatesse. Si elle dominait, c’était sans doute comme l’a dit une de celles qui l’ont connue le mieux, « affaire de charme, de talent et de finesse ! Elle n’est pas romancier pour rien ! Ce qu’elle veut, ce qu’elle aime, elle force les autres à le vouloir et à l’aimer. On a beau lutter, il faut se soumettre[40] ». Peut être sa nature, trempée par la lutte et les responsabilités, y avait elle gagné une énergie de volonté, plus fréquente qu’on ne croit chez la femme. Mais elle y joignait une sensibilité toute féminine. « Cette température glaciale (écrivait-elle en 1879) menace de tout anéantir dans ce monde. Les cœurs sont à l’abri de ce fléau, n’est-ce-pas ?… Périsse le reste, il nous demeurera l’amitié ! C’est déjà un grand don de Dieu, un des plus grands[41] ».

Nommer tous les amis de Mme Bentzon, même en ne parlant que des morts, serait impossible. À ses liens de famille ou de jeunesse, la vie en avait ajouté beaucoup d’autres, la rapprochant, à l’étranger comme en France, de personnalités remarquables à qui l’unissait vite une conformité intellectuelle ou morale, resserrée par l’attrait, mêlé d’admiration, qu’elle inspirait. Il en fut ainsi jusqu’à ses derniers jours, où elle disait : « Le bonheur que les événements ne m’ont pas donné, je l’ai trouvé souvent en moi-même et de chères affections m’ont empêchée de compter avec mes chagrins[42] ».

Toutefois, parmi ces amitiés nombreuses, il en est une plus étroitement liée à son souvenir. Elle-même a dit, dans une exquise préface aux Lettres de Gabrielle Delzant, la parenté d’âme et de choix qui l’unit à cette charmante femme, de quinze ans plus jeune qu’elle. À la veille d’épouser M. Delzant, que Mme Bentzon et sa mère connaissaient depuis l’enfance, Mlle de Caritan fut en 1878 présentée à la femme de lettres dont la renommée déjà établie l’intimidait un peu. Une affection réciproque jaillit spontanément entre elles, et pas un nuage n’avait troublé leur intimité constante, quand la mort la rompit après plus de vingt-cinq ans. Depuis 1885, Thérèse Bentzon passa près de M. et Mme Delzant, de reposantes et douces vacances dans ce qu’elle nomme « leur paradis gascon, » cette vieille maison de Parays, parfumée de lavande, dont elle a délicieusement décrit les alentours sauvages et brûlés du soleil, « avec les tours croulantes plantées sur des collines basses, les petites villes fortifiées, sans grand nom dans l’histoire, et cette campagne sans eau, sentant bon le romarin, le fenouil et le serpolet[43]. » De cette Gascogne, elle qui a vu tant de beaux paysages, elle dit être « possédée. » Ce sont des promenades à Lectoure « au milieu des souvenirs sanglants des Armagnacs, parmi les débris romains qui se mêlent aux monuments gothiques de la domination anglaise. » C’est un pèlerinage à Notre-Dame d’Esclos, « toute blanche et jolie non loin de la pierre druidique qu’on nomme « pierre de menterie », de laquelle on dit que sont sortis tous les Gascons. La campagne embaumée de chèvrefeuille vibre nuit et jour du chant des rossignols[44] ».

La gaîté spirituelle de Thérèse anime tout autour d’elle. « Il fait bon vivre dans son rayonnement » — et Mme Delzant ajoute : « Elle est la meilleure compagne de voyage ; elle marche en avant, elle est pleine de grâce. Une fois partie rien n’altère sa bonne humeur. L’imprévu est le bien accueilli[45] ».

D’autres fois, les après-midi brûlants se passent dans la bibliothèque ; grimpées sur de hautes échelles, les deux amies « butinent près du plafond », cherchant dans les rayons les livres rares, entremêlant leurs lectures de réflexions. Dans son journal, Mme Delzant note leurs conversations familières : « Thérèse s’assied près de ma table : — « Je vous ai dit hier qu’il ne fallait pas toujours parler des devoirs. J’ai peut-être eu tort ; il n’est pas mauvais d’habituer ceux qui nous entourent à réfléchir sur ces sujets graves et à les compter pour quelque chose ». — Ne parlons pas cependant trop de nos mérites et de nos devoirs, deux mots que Thérèse supprimerait volontiers de son vocabulaire ». Ennemie de l’emphase, il lui semblait tout simple d’accomplir son devoir sans en parler.

Cette demeure hospitalière de lettré et de bibliophile est remplie de belles choses anciennes. « L’acacia de Thérèse » sert de paravent à la fenêtre où elle travaille ; il y a « un grand laurier blanc que la lune éclaire surnaturellement ». Thérèse Bentzon a composé là quelques-unes de ses meilleures œuvres, situées en ce pays d’Armagnac, empruntées à ses mœurs et à ses traditions.

Revenue à Paris, elle reprenait sa vie active, son travail souvent écrasant, malgré des ménagements devenus nécessaires. Elle y retrouvait aussi ses amis, ses relations littéraires, les distractions intellectuelles que ses lettres effleurent au passage, d’un mot rapide : soirées au théâtre, solennités académiques : la réception de Pasteur faisant preuve, dans son éloge de Littré, « d’une scrupuleuse orthodoxie et l’éblouissante réponse de Renan, pleine d’inconséquences, de contradictions comme à l’ordinaire, mais d’une incomparable séduction quant à la forme[46] » ; vernissages des Salons où elle admire Henner, Puvis de Chavanne et ajoute « Les idées démocratiques et les romans réalistes n’ont rien inspiré de bon. Les sources de l’Art sont plus haut ; la plupart ne savent où les trouver en ce temps de fermentation et d’orage où nous vivons[47] ». J’aime aussi à saisir au passage un joli reflet de ces dernières années ensoleillées, dans cet aimable mot à l’amie qui n’oublie jamais son goût pour les fleurs : « Votre envoi m’est arrivé au moment où je partais pour aller dans le monde, un monde très intime, le seul où je me hasarde, et j’ai pu me parer de vos merveilleuses roses jaunes qui ont été enviées de toutes mes amies[48] ».

Elle savait sa mère atteinte par l’âge et l’usure de la vie, mais, fermant les yeux à des possibilités qu’elle croyait éloignées, elle disait : « Nous n’envisageons pas l’avenir sous des couleurs trop sombres. À chaque jour suffit sa peine[49] ». La mort inattendue de la comtesse d’Aure, qu’une pneumonie enleva en quelques jours, fondit sur sa fille comme un brusque orage dans un ciel rasséréné. Par une triste coïncidence, elle mourut dans la nuit du 14 octobre (1887), fête de cette Thérèse qui lui devait tant, mais qui lui avait tant donné, par un échange rare, même entre mère et fille. Plus tard, sa douleur, devenue de celles qui s’identifient avec notre être même, lui permettra d’écrire : « J’ai la ferme confiance que ma bien-aimée mère nous protège auprès de la Bonté Infinie qui attend là-haut toutes les âmes et d’abord les âmes d’élite. Grâce à elle, le fardeau ne dépassera jamais nos forces[50] ». Mais au premier instant, ce fut un de ces arrachements où les cœurs profonds donnent leur mesure.

« Vous savez », écrit Mme Delzant à une amie commune, « qu’elle est héroïque. Dans la douleur où nous sommes, nous avons conscience d’assister à un spectacle admirable. Elle habite là où habite sa sainte mère. Nous sentons qu’elle n’est plus à nous, que nous devons l’aimer sans espoir de retour, qu’elle ne pense qu’à mourir, que le devoir, le désir d’être digne de la bien-aimée perdue, la retiennent seule au milieu de nous. Je n’oublierai jamais cette femme glacée, les yeux secs et brillants, s’avançant vers moi tête haute et me disant d’une voix saccadée : « Tout est fini pour moi, je suis morte avec elle. Ne me demandez pas de vivre ; mon portrait est dans son cercueil et moi aussi. » Cette amertume n’a pas duré. Dieu et sa mère la soutiennent. Le travail vient aussi à son secours. Demain elle recommence. Cette semaine s’est passée à écrire des lettres, brûler des papiers, ranger des reliques. Elle est amaigrie, pâle, très faible, elle tousse, et pourtant elle va bien malgré tout ».

Sa vie lui semblait sombrer dans un abîme. Elle était véritablement frappée, et désormais ses forces descendront une pente graduelle sur laquelle la retiendront seuls, pendant vingt ans, son extrême vitalité intellectuelle et le sentiment d’être utile. La tendresse protectrice qui l’avait enveloppée, la communion constante des cœurs, tout disparaissait, la laissant privée de soutien. Jusqu’à la fin, son âme demeura voilée de ce deuil. Il est remarquable qu’on ne trouve dans ses romans aucune figure maternelle idéale et complète, alors qu’elle avait eu, qu’elle fut elle-même, une mère incomparable. Elle en a tracé quelques ébauches, mais cette image lui était sans doute trop sacrée pour en faire un usage littéraire.

Deux ans après, seule à Barbizon, pendant que son fils entreprenait un long et important voyage scientifique en Asie centrale et jusqu’au Pamir, elle écrivait : « Dans ce refuge, j’ai tardivement retrouvé la santé, le calme et la possibilité du travail. J’y suis arrivée malade de corps et d’âme, mais la forêt fait son œuvre et l’absolue solitude rétablit en moi l’équilibre… Combien peu de gens comprennent la puissance de la solitude sur les malheureux ! Une journée passe comme un rêve. À six heures, je suis debout ; je travaille jusqu’à onze heures et demie ; je sors deux heures après le déjeuner ; je rentre travailler, et après dîner, jusqu’à neuf heures du soir, je me promène encore dans cette plaine de Chailly que Millet préférait à la forêt. Elle est superbe en effet, par ces belles soirées que les paysans emploient à construire leurs immenses meules de blé si pittoresques. Je les regarde s’évertuer jusqu’à la nuit close, en causant avec eux, puis je vais me coucher, tombant de sommeil, car j’ai fourni sept heures de travail et j’ai beaucoup marché. La forêt, tandis que je m’y promène sans jamais rencontrer personne, me donne d’excellents conseils, me dit des choses très sages, très calmantes, et parfois, à un tournant de chemin, près d’une roche où nous nous sommes reposées ensemble, je crois voir ma pauvre maman. Elle est partout dans ces bois qu’elle aimait tant. Allez !… je ne suis pas seule ! Morts, absents, est-ce que les êtres que j’aime le plus ne sont pas habituellement invisibles, quoique très proches[51] ».

Ce souvenir constant, elle le portait encore dans un vieux château de la Sarthe qui avait vu ses joyeuses vacances d’enfant et dont elle aimait la paix bienfaisante. « Tous les jours, je suis en extase devant les couchers de soleil où les masses magnifiques des hautes futaies se détachent si noires sur le ciel rose. » Elle y trouvait « la poignante douceur de parler du passé » et au douloureux anniversaire « dormant ou éveillée, de repasser les détails d’un irréparable malheur[52] ».

L’année précédente, c’était Parays qui avait abrité son premier été de solitude, Mme Delzant décrit son ravissement en apercevant au loin, durant une excursion, les sommets des Pyrénées, et aussi le plaisir que lui fit un bouquet de roses. « Elle le prit, l’agitant, lui parlant, me donnant pour la première fois l’idée qu’une fleur peut émouvoir, consoler, aider ». Au jardin, elle disait à son amie qui voulait couper une rose : « Laissez-là ! elle s’effeuillerait », comme elle eût défendu une créature vivante.

Quand elle fut partie, seule et triste, Gabrielle Delzant retrouva dans sa chambre son Nouveau Testament qui s’ouvrit de lui-même à cette page, souvent relue, de l’Évangile de saint Jean. « Je vous ai dit ces choses, afin que vous trouviez la paix en moi. Vous aurez à souffrir des afflictions ; ayez confiance, j’ai vaincu le monde ».

Son âme avait cherché l’unique appui solide. Les pensées qui la dominèrent alors, se reflètent dans le beau roman de Constance, qui porte l’empreinte de la cruelle séparation dont il fut précédé. Elle l’écrivit à Parays en 1890, et y mêla cette Gascogne qu’elle aimait. C’est dans la vieille ville de Nérac et dans sa campagne souriante que se débat ce drame secret d’une conscience. Déjà, dans Un Divorce, elle avait montré l’impossibilité pour une seconde femme de prendre, près d’enfants, la place de leur mère vivante, et à ses yeux, le droit des enfants primait tout autre droit. Mais il n’existe pas dans Constance ; cependant, entre la jeune fille et l’homme qu’elle aime, le divorce de ce dernier ne saurait supprimer l’infranchissable barrière. Une voix intérieure plus forte que sa volonté vacillante, dit à Constance qu’il n’y a pas de mariage en dehors de la loi divine. Et cette voix dit encore que « de nos jours il arrive qu’on ait à donner plus que sa vie pour sa foi ». Peu importe la nature du sacrifice : avenir, bonheur, affections, nous ne pouvons le refuser, nous le voulons malgré nous-mêmes. Si dur que soit ce renoncement, nous en sommes récompensés parce que « chacune de nos œuvres a en dehors de nous un retentissement profond, tant pour le bien que pour le mal[53] ». Dans cette abnégation de soi, on goûte des joies austères qui rayonnent au-delà de notre monde. Th. Bentzon eût pu donner comme épigraphe à Constance ce qu’elle disait d’elle-même : « Dieu tient compte de la bonne volonté. Je le crois, puisque n’ayant pas d’autre vertu, je me sens aidée malgré tout et à chaque instant, à travers mes épreuves[54] ».

Ces mots touchants témoignent de l’humilité confiante et fervente sur laquelle s’édifiaient ses profonds sentiments religieux, avec une simplicité que peu de personnes ont soupçonnée chez cette intellectuelle, simplicité qui lui dictait ces lignes à une jeune amie : « Voici un petit chapelet que Gabrielle Delzant m’a rapporté de Rome autrefois et qui a été béni par le Pape Léon XIII ; gardez-le jusqu’à votre complet rétablissement. Je sais par expérience qu’on revient beaucoup au chapelet, quand on souffre[55] ». Et une autre fois, accablée de graves inquiétudes pour son fils malade, elle écrira : « Dimanche, j’ai communié avec la confiance que votre foi me communique… Figurez-vous qu’avant que vous me parliez de cette neuvaine, j’étais entrée, en revenant de visiter le tombeau de ma mère, dans l’église Notre-Dame des Champs, et que j’avais prié devant l’autel, évidemment populaire en ce quartier, de Notre-Dame des Sept Douleurs. Elle intercédera pour nous[56] ».

Cela est d’autant plus important à dire que certains lecteurs la croyaient protestante, uniquement parce que ses travaux l’ont conduite à parler d’œuvres littéraires ou sociales en pays protestants, avec cette vive sympathie qu’elle portait à tout ce qui l’intéressait. Elle répondait en souriant à une américaine qui lui exprimait cette persuasion : « Oh non !… Je suis catholique, toute catholique !… » Et dans une autre conversation, elle déclarait impossible, à son avis, que l’étant, on pût avoir la pensée de cesser de l’être.

Aussi jouissait-elle de voir revenir au catholicisme, comme à leur centre, tant de grands et nobles esprits, ses contemporains. Cela ne l’empêchait pas de chercher, dans les croyances très diverses de ceux qui l’approchaient, la marque divine du Bien. Sa clairvoyance généreuse savait la découvrir, même en des âmes qui paraissaient fermées à l’idée religieuse. Avec ceux de ses amis qui appartenaient aux Églises chrétiennes séparées, elle s’appliquait à mettre en relief les ressemblances plutôt que les divergences entre sa foi et la leur, persuadée que la meilleure manière de travailler à l’union est d’abord de s’efforcer de s’estimer et de se comprendre. Constance, où figurent des protestants et des catholiques, est caractéristique de cette largeur d’âme. Pour elle, le sentiment religieux intense était à lui seul un mérite des plus élevés.

Précisément parce qu’elle fût l’opposé d’une libre-penseuse, on peut dire d’elle ce qu’elle a si bien dit de Gabrielle Delzant : « Aucune femme n’eût pareil sentiment de la liberté. Elle y tenait pour elle-même et l’accordait pleinement au prochain, en donnant volontiers ce nom à ceux qui différaient le plus de convictions avec elle… Dès le xviie siècle, on trouve de ces chrétiennes aimables qui portèrent dans le monde les grâces d’une haute et lumineuse intelligence ; mais ce qui, chez celle-ci, était bien moderne dans le meilleur sens du mot, c’était une individualité très ferme qu’elle ne laissa jamais entamer, c’était aussi le respect qu’elle avait des croyances, des opinions d’autrui, tout en conservant l’intégrité de sa foi et la solidité de ses principes[57] ». En traçant ce beau portrait, Mme Bentzon a fait aussi le sien.

Elle rencontra, au début, dans son milieu littéraire, certains adversaires des croyances chrétiennes. Son œuvre prouve qu’elle n’en subit pas l’influence. Habituée à entendre de tout temps discuter librement autour d’elle les questions religieuses les plus complexes, inclinée d’ailleurs par son métier de critique à tout examiner, elle les discutait parfois, y apportant les tendances libérales de sa pensée ; mais la soumission à l’Église était le fondement de son âme droite et pénétrée de foi. Et son cœur admirable intervenait toujours, « avec son abandon d’enfant à la Providence, avec son idée de la douleur expiatrice, car c’était surtout dans les crises douloureuses et les moments d’épreuves, qu’elle se montrait vraiment grande, parce que vraiment croyante[58] ».

Après la mort de sa mère, à laquelle sa pensée ne cessa plus d’être unie dans cet au-delà mystérieux où elle la sentait vivante et protectrice, jaillissent sous sa plume des pages comme celle-ci : « Que Dieu épargne votre malade, si ce n’est sa volonté de l’enlever peut-être à de grandes souffrances, à de grandes épreuves, car que savons-nous de la vie qui attend nos chers malades guéris ?… La vie a tant de pièges et tient tant de menaces en réserve ! Chère amie, livrons-nous à la Providence de Dieu. Un prédicateur de la Semaine Sainte disait qu’il n’y a pas de meilleure position que d’être crucifié avec Jésus. Vous êtes sur la Croix, plus près de Lui que ne l’étaient ses plus aimés, réduits à pleurer à ses pieds[59] ».


VIII


Mme Bentzon avait quitté l’appartement de l’Avenue Duquesne, non sans ce déchirement que produit en nous l’adieu aux souvenirs de vingt années. Il sembla dès lors, par une série de circonstances fortuites, lui devenir impossible de retrouver cette fixité calme dont elle avait joui si longtemps. Pendant les années qui suivent, elle ne cessera plus d’osciller entre Paris et la campagne ; elle entreprendra enfin de longs et importants voyages qui transformeront et élargiront le domaine de son talent.

Dans la préface de Constance, Brunetière a dit d’elle « que peu de femmes ont fait autant pour la revendication des droits de leur sexe ». Sa nature la portait trop vivement à aider les autres, pour ne pas l’intéresser à ce développement soudain des œuvres sociales qui a marqué la fin du siècle dernier. Elle se préoccupait de ce mouvement, surtout en ce qui concernait les femmes. La maturité de son expérience, écartant un peu le roman, sans y renoncer, la portait vers les faits et les questions d’utilité pratique. Elle eut l’idée d’une enquête sur la condition des femmes en divers pays, qu’elle eût étendue davantage — elle avait songé à la poursuivre en Égypte et à Constantinople — si la maladie ne lui eût interdit trop tôt les voyages lointains.

En 1891, elle fit un séjour en Angleterre. Là, elle se sentait bien chez elle, appréciée dans les cercles mondains, comme dans les milieux de la plume et de l’action. On lui savait gré d’être « une Lady » autant qu’une femme de lettres, de jouir et de laisser jouir de la conversation, sans arrière-pensée d’interview ou d’article d’actualité.

En Angleterre, comme à Paris, de nombreux Américains et Américaines, toute l’élite des écrivains, s’empressaient de se faire présenter à celle qui était depuis longtemps, près du public français, l’interprète de leur activité littéraire. De sincères amitiés s’étaient nouées entre elle et des femmes de grand mérite : Mrs Fields dont le salon à Boston rappelait nos célèbres Salons d’autrefois ; la romancière Sarah Orne Jewett, Miss Grace King, l’historienne de la Louisiane. Tout attirait vers les États-Unis son esprit libéral, curieux de cette autre démocratie. « Je n’ai jamais eu envie d’un voyage plus que de celui-là[60] », écrivait-elle. Mais il lui était difficile de se dégager, pour un temps assez long, des mille obligations, des mille liens qui la retenaient. La direction de la Revue des Deux mondes, en la chargeant officiellement d’aller étudier sur place « les conditions de vie de la femme américaine » — non des milliardaires et des beautés à la mode, seules connues alors en France, mais de toutes les classes de la société qui travaillent, pensent et luttent, — lui fit un devoir de son vif désir. À la fin de 1893, elle partit pour un voyage de plus de huit mois, pendant lequel elle réunit les éléments de divers ouvrages qui ont gardé leur valeur et leur intérêt, quoique le temps ait apporté des changements aux faits observés par elle.

Si familiarisée qu’elle fût par ses études, avec le spectacle qu’allait lui offrir la grande République, elle en reçut une très forte impression. L’indépendance naturelle de son caractère, sa rare faculté d’adaptation, son goût d’activité et de travail sympathisèrent avec tout ce qu’elle y découvrait. « Les États-Unis !… c’est pour moi un pays idéal ! Que j’aimerais y retourner ![61] »… L’accueil flatteur qu’elle y reçut explique aussi cet enthousiasme. Les nombreuses différences de mœurs et de méthodes entre l’Ancien et le Nouveau monde éveillèrent sa curiosité. Allant de New-York à la Nouvelle-Orléans, sur le Mississipi, à Chicago, dans l’Arkansas, puis fêtée par la société aristocratique de Boston, elle vit le monde et le peuple, les églises, les institutions charitables, les établissements d’enseignement. Elle étudia, dans toutes ses branches, l’action de la femme, et put présenter aux Français une Américaine nouvelle. « Laissant de côté avec un certain dédain, l’idole mondaine, elle fit comprendre à quelles conditions par tous pays, les femmes méritent d’être adorées[62] ».

L’influence en fut sensible dans beaucoup de transformations opérées chez nous, transformations d’habitudes et d’éducation, que Mme Bentzon, qui assista à leurs débuts, n’eût pas toutes approuvées, ce qui convient à une nation ne convenant pas complètement à l’autre. Elle avait voulu, avant tout, peindre le bien accompli par le zèle des femmes d’élite. Avec sa courtoisie naturelle, en retour de l’accueil reçu, elle n’a pas souligné les défauts, ce qui ne l’a pas empêchée de les voir. Plusieurs récits où elle introduit des jeunes filles américaines expriment clairement ses critiques ; mais elle ne cache pas son faible pour leur entrain, leur décision, leurs ambitions intellectuelles, même exagérées, et elle leur sait gré de leur absence de préjugés à l’égard du travail féminin, préjugés qu’elle eût vu avec satisfaction disparaître actuellement parmi nous. Avec quelle joie aussi n’eût-elle pas vu, les ayant pressentis, desquels nobles dévoûments les femmes des États-Unis se sont montrées capables, pendant la dernière guerre.

Elle-même, par sa distinction raffinée, son esprit délicat, apparut aux Américains comme la révélation aimable d’une Française insoupçonnée, beaucoup d’entre eux n’ayant jusque-là jugé nos compatriotes qu’à travers le journal, le roman ou le théâtre. Ces républicains furent charmés par l’aristocrate, ces travailleurs rendirent hommage à la bonne ouvrière de la pensée.

Un écrivain américain, qui l’avait bien comprise, Hamilton Mabie, lui décerna après sa mort cet éloge : « Elle fut pour nous la personnification de tout ce qu’il y a de meilleur en France : caractère, intelligence, largeur de vues, charme d’esprit et de manières, et cette maturité sereine qui avait ses racines dans une antique et profonde civilisation. La justesse pénétrante de son coup d’œil, l’habileté qui la faisait remonter aux sources, derrière des conditions de vie si différentes du milieu où elle avait grandi, tout cela était exceptionnel. Nul Européen ne nous a interprétés avec une sympathie si fine, et n’a donné de notre vie intérieure une version plus amie. »

Dans ce voyage si fécond en impressions vives, plusieurs points rayonnaient : Boston et sa société intellectuelle et distinguée qui l’accueillit en amie d’ancienne date, la Nouvelle Orléans où elle avait retrouvé, guidée par l’aimable Miss King, tant de souvenirs curieux et touchants de la vieille France créole, où elle s’était tant divertie de l’éblouissant carnaval qu’elle appelait « un rêve inoubliable ». Puis Cloverbend, la plantation de l’Arkansas où elle reçut chez la romancière Octave Thanet (Alice French)[63] une hospitalité qui lui fit connaître la vie large et simple du Far-West. Elle y fut assez souffrante, mais elle put écrire : « Je suis si bien soignée que cette indisposition légère en somme est presque un plaisir, en me faisant apprécier l’exquise bonté de Miss French. C’est l’être le plus dévoué, le plus généreux qui se puisse imaginer. L’endroit est très pittoresque, la vie très intéressante dans sa sauvagerie, mêlée de beaucoup d’élégance. Nous sommes à six heures de toute ville et la plantation se suffit à elle-même comme un petit empire[64] ».

Son souvenir demeura cher à ses hôtes, tandis que lui restait délicieux celui des grandes forêts, des champs de trèfle blanc aux bords de la Rivière Noire, et du village de bois peint, abritant les maîtres et les nègres de l’exploitation. Miss French écrivait treize ans après, en apprenant que Thérèse Bentzon n’existait plus : « Nous, ses amis étrangers, nous l’avons aimée avec gratitude. Aucun autre critique de nos mœurs n’a pénétré comme elle sous notre culte superficiel de l’argent, la vraie âme américaine, si indomptable, mais si tendre, si romanesque et sentimentale au fond… Je ne puis vous dire le plaisir qu’elle nous a donné, quand elle était chez nous en Arkansas. Nous l’avons admirée à première vue, et chaque jour, notre admiration, notre affection ont grandi : au moment de son départ, nous l’aimions pour la vie. Nous sentons que nous avons le droit de la pleurer avec vous[65] ».

Ce voyage finit tristement. La ravissante navigation sur le Mississipi que Mme Bentzon a racontée[66], eut pour résultat un grave refroidissement qui, revenue à Chicago, lui fit pendant plusieurs jours envisager, d’ailleurs sans crainte, la possibilité de « rester dans quelque cimetière inconnu ». Une maladie du cœur s’était subitement manifestée : « C’est toujours fâcheux, plus encore chez une femme de mon âge. À la garde de Dieu ![67] »… Après être demeurée à Boston chez Mrs Fields, tenue sous cloche par une tempête de neige prolongée, mais dans des conditions d’amitié et de confort très favorables à une convalescente », elle renonça au projet formé d’aller voir son frère à la Martinique et prit la route du retour, « ayant goûté, dit-elle, en ce pays, un moment de trêve dont mon cœur lui reste reconnaissant ».

Cette reconnaissance s’exprima dans ses écrits. Pour beaucoup de personnes, Th. Bentzon est surtout l’auteur des Américaines chez elles. Le titre était heureux, le succès y répondit. Ce qu’elle disait des organisations qui facilitent aux femmes des États-Unis la culture intellectuelle, le travail manuel, ainsi que l’exercice de la charité, suggéra en France une émulation utile. On sollicita d’elle des articles, des avis ; on lui demanda de rapprocher des femmes de milieux différents et d’opinions adverses. Son tact et sa bienveillance suffirent à tout. Elle refusait toute présidence, cédant la place, disait-elle, à de plus dignes » et se contentait de rester au second plan ; mais sa discrète influence n’en était que plus efficace et plus étendue.

Elle désirait, sans trop l’espérer, toujours enchaînée davantage, revoir ce pays où elle avait éprouvé de si vives jouissances. L’occasion s’en présenta en 1897, et cette traversée lui a inspiré les belles lignes suivantes : « Tous ceux qui ont porté à bord une âme agitée de grands chagrins, connaissent la sensation d’apaisement qu’on éprouve devant cet infini au souffle régulier, puissant, infatigable, devant le soulèvement irrépressible des flots partis de si loin… La nature entière a disparu, sauf l’eau et le ciel. Sans doute après la mort, entre notre dernier souffle et notre réveil sur une nouvelle plage, nous aurons cette impression d’oubli profond et reposant[68] ».

Elle accompagnait M. et Mme Brunetière ; l’orateur éminent qui dirigeait alors la Revue des Deux Mondes, avait été appelé aux États-Unis pour inaugurer les célèbres conférences françaises qui venaient d’être fondées à l’Université de Harvard, et, depuis, ont chaque année été faites par un de nos hommes de lettres les plus connus. Ce voyage fut particulièrement agréable à Mme Bentzon. Sa parfaite habitude de la langue, ses relations déjà nombreuses dans un pays qu’elle visitait pour la seconde fois, lui permirent de rendre de réels services à Brunetière, dont le triomphe lui causa une double satisfaction comme Française et comme amie. « Les conférences ont eu un succès énorme. Elles ont lieu dans la grande salle de l’Université qui est toujours pleine, et vraiment le public me paraît, non seulement enthousiaste, mais appréciateur et intelligent[69] ». Elle prolongea seule au Canada un séjour dont les impressions se traduisirent dans un livre charmant[70]. « En navigant sur le Saint-Laurent et le Saguenay (dit une de ses lettres), je suis ramenée à notre promenade sur le Mississipi. Depuis le départ des Brunetière, je me suis transportée, du château Frontenac, chez les bonnes Sœurs Hospitalières établies à Québec par la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu. Je suis gâtée, je vis dans une atmosphère tout ecclésiastique ; je visite chaque jour plusieurs couvents et je fais quantité d’excursions qu’un assez beau temps favorise… Mes robes, (ajoute-t-elle plaisamment) — et j’en avais apporté de fort jolies, sans oublier mes bijoux comme la dernière fois, — mes belles robes sont en haillons[71] ».

Cette fois encore, elle dut abréger ce vovage, qu’elle ne devait plus renouveler. Sa santé ébranlée, les inflexibles nécessités de son travail, la ramenèrent à Paris, sans, à son vif regret, qu’elle eût pu retourner en Louisiane. « Le voyage m’avait d’abord fait du bien, mais je me suis surmenée ; ne me faites pas de reproches, je m’en adresse d’assez vifs à moi-même[71] ». Elle demandait à son amie de venir la rejoindre, avant son départ pour l’Europe, Miss King ne put répondre à son désir et toutes deux ne se revirent que peu de mois avant la suprême séparation.

Les résultats littéraires de ce deuxième séjour égalèrent ceux du premier. Thérèse Bentzon fit désormais autorité sur toutes les questions se rattachant au mouvement social et intellectuel des États-Unis. Aucun Américain connu ne visitait Paris sans se présenter chez elle ; tandis que de nombreux Français venaient solliciter pour l’Amérique des recommandations qu’elle accordait avec générosité. Les amis lointains qu’elle s’était faits lui restaient fidèles. Elle nous dépeint ainsi le Radical de la Prairie, le romancier Hamlin Garland, lui rendant visite dans la jolie maison qu’elle habitait alors (1898) à la Ferté-sous-Jouarre, — « maison que sa puissante personnalité d’homme primitif semblait faire craquer de toutes parts[72] ».

Mme Bentzon avait été très frappée de la propagande faite par les Allemands aux États-Unis et surtout de leurs efforts pour généraliser l’enseignement de leur langue dans les écoles publiques. Elle prévit dès lors, la première, la nécessité d’une étroite union entre Français et Américains. En entretenant un vif courant de sympathie d’un côté de l’Océan à l’autre, elle joua un rôle de devancière, dont on peut aujourd’hui lui savoir quelque gré.

Elle se plaisait à revenir, en causant, sur les souvenirs rapportés de ces voyages, sur les personnalités littéraires et politiques qu’elle avait rencontrées, sur les curiosités sociales, comme sa visite à la communauté des Shakers[73]. Elle s’amusait à mettre aux prises, dans une spirituelle nouvelle[74], une jeune Américaine et un journaliste parisien, se méprenant mutuellement sur leurs caractères. Avec sa délicatesse scrupuleuse, elle écrit : « Il y a beaucoup d’observation, de choses vues de près, dans cette historiette. Je suis flattée et contente de ce que vous me contez si joliment de vos impressions à ce sujet, et ravie de voir qu’on ne m’en sait pas mauvais gré aux États-Unis[75] ».

Comme pour excuser cette légère satire, elle donna dans une série de médaillons, les plus belles figures de femmes américaines[76]. D’abord, les premières colonisatrices puritaines, les femmes de ces barons anglais qui baptisaient leur nouvelle patrie Maryland[77] en l’honneur de leur reine Henriette Marie de France. Après ces lointaines aïeules, viennent les héroïnes de la Guerre de l’Indépendance ; les savantes, les poétesses ; Harriett Beecher-Stowe, la libératrice des esclaves ; Margaret Haugherry, la charitable boulangère de la Nouvelle-Orléans. Ce livre est toute l’histoire de l’influence féminine dans la formation des États-Unis, et les événements récents en ont ravivé le grand intérêt.



IX


Quatre ans plus tard, en 1901, Mme Bentzon entreprenait un autre voyage. Elle a dit quelles circonstances l’y déterminèrent[78]. Mlle Hélène Jounkovzky qu’elle avait connue à Paris, lorsque celle-ci y faisait ses études, s’était décidée, fort jeune encore, entraînée par l’exemple alors récent de Tolstoï, à quitter en 1884 la Cour impériale pour aller vivre sur ses terres et se dévouer à ses paysans. Thérèse Bentzon, qui lui portait une affection presque maternelle, avait suivi avec un intérêt très vif le développement de cette entreprise charitable. Les lettres de Mlle Jounkovzky lui inspirèrent le désir de comparer, principalement en ce qui concerne la condition de la femme, des races aussi différentes que les Slaves et les Anglo-Américains.

La lettre suivante, datée du jour de l’Assomption (Calendrier russe), nous donne ses premières impressions. « Chère amie, au milieu des très curieux spectacles qui m’entourent, je veux trouver un moment pour vous dire que j’ai fait très bon voyage, que je suis arrivée à Kiew pour les magnifiques pèlerinages qui attirent des dévots, en costumes de toutes les parties de la Russie, à la splendide cathédrale de Sainte-Sophie et au monastère de la Lavra, la plus belle initiation possible aux mœurs russes. Ici, je me repose en pleine solitude et chaque minute me fait faire de nouvelles découvertes. Je crois que ce changement me sera salutaire. Personne ne sait mieux que vous combien j’en avais besoin[79] ».

Après quelques semaines, elle écrivait de Théodorowka, le domaine de son amie : « Je ne pense pas affronter l’hiver en Russie, ne supportant pas sans peine déjà le vent furieux de la steppe. Il y a surtout un vent d’Est, soufflant de l’Asie centrale, qui m’étourdit et m’octroie quelques névralgies, mais que ne souffrirait-on pas pour voir tant de choses curieuses ! Je vis au cœur de cette association créée par mon amie Hélène qui s’est si généreusement simplifiée et appauvrie pour élever ses paysans. C’est une grande utopie réalisée. Je quitte ce milieu austère pour rendre visite à de vieilles seigneuries où se retrouvent les types et les habitudes décrits par Tourguenie dans Père et enfants ; je parcours le pays où se déroulent tous les romans de Gogol que je comprends pour la première fois. Des interprètes merveilleusement intelligents m’aident, dans la mesure du possible, à m’approcher des paysans petits-russiens. Je suis entourée d’affection et de soins. Le calme, le silence sont plus parfaits qu’en aucun autre lieu du monde ; le changement d’habitudes est radical presque à l’excès. Nous causerons souvent de la steppe. Je vous en envoie une petite fleur[80] ».

Dans une autre lettre, elle dit encore[81]. « Je tiens à ce que vous sachiez que je supporte bien ce rude voyage et que le climat ne me fait pas de mal. Quant au puissant intérêt de tout le reste, il dépasse ce que d’avance je prévoyais. J’ai le bonheur d’être auprès d’une amie très chère, engagée dans l’œuvre la plus belle qu’on puisse imaginer. Je rentrerai en France à la fin d’octobre, ne pouvant m’exposer à un hiver que l’automne déjà commençant fait pressentir si dur, quoique je sois au Midi de la Russie. Je me prépare à jouir beaucoup de Moscou, je m’y trouverai dans des circonstances particulièrement favorables. Le grand point pour qu’un voyage soit fructueux, est de le préparer avec ordre ».

Celui-ci le fut pleinement, si l’on en juge par les chapitres restés si vibrants des Promenades en Russie, et aussi par les nombreux articles dispersés dans des revues. Thérèse Bentzon y manifeste ces qualités qu’E. Faguet lui a reconnues à propos des Américaines : « l’art de peindre avec netteté et puissance, la sincérité très prudente et très avisée[82] ». Durant ces quelques mois, les visions curieuses et neuves s’étaient accumulées sans confusion : séjour en Petite Russie où elle vit de près les paysans ; visite enthousiaste à Tolstoï ; délicieuse excursion en Crimée ; étude de la femme russe dans les milieux les plus divers ; enquête sur l’éducation des jeunes filles, demoiselles des Instituts de Noblesse ou étudiantes des Universités. Tout cela, raconté et commenté par elle, demeure un des livres les plus attachants qui existent sur ce pays difficile à connaître et que de tragiques événements ont depuis bouleversé. Sa dernière nouvelle, gaie et piquante, « La fin d’une idylle », reproduit d’après nature, la vie seigneuriale, aujourd’hui anéantie, avec une telle vérité qu’elle pouvait écrire : « Les Russes ne comprennent pas comment j’ai touché si juste, n’ayant point passé ma vie en Ukraine. Le jeune de V… qui y est né, m’a dit : « En vous lisant, je me suis cru tout le temps chez ma grand-mère. » C’est un éloge flatteur[83] ».

Rentrée à la fin de l’automne, plus tôt qu’on ne l’attendait, elle se hâtait sur le Boulevard des Invalides, quand elle vit venir Mme Delzant qui, sans savoir son retour, accourait, portée par une impulsion irrésistible vers la voyageuse qui allait chez elle. Toutes deux, heureuses mais non surprises de ce prodige, l’appelèrent en riant « la rencontre des deux amis du Monomotapa », ressouvenir de la belle fable de La Fontaine :

« Qu’un ami véritable est une douce chose !… »


X


Ce paisible quartier de la rive gauche fut presque toujours celui de Mme Bentzon. Mais diverses raisons de famille et aussi le besoin de mettre son travail à l’abri de dérangements trop fréquents la décidèrent, en 1895, à s’établir pendant de longs mois à la Ferté-sous-Jouarre, une de ces douces villes de l’Île de France, toutes parfumées de souvenirs historiques. Elle en aimait les environs gracieux. « Vous rappelez-vous ?… (écrivait-elle dans ses derniers jours), nos promenades aux bords de la Marne ? Je vivais alors ! ». Elle y avait souvent évoqué Bossuet, traversant la Ferté pour aller à l’abbaye bénédictine de Jouarre, visiter la sœur Cornuau et Mme d’Albert de Luynes, auxquelles il a écrit de célèbres Lettres de Direction. Le monastère fut détruit en 1793, mais le bourg de Jouarre domine toujours la vallée. Mme Bentzon se plaisait à y mener ses amis voir les belles cryptes du xi° siècle qui gardent les tombes encore plus anciennes, des premières abbesses.

La maison charmante où elle offrait une exquise hospitalité donnait sur un jardin ombragé. Mieux qu’à Paris, on y jouissait d’elle, car, après l’emploi laborieux de la matinée, elle était toute à ses hôtes. Elle a décrit avec poésie leurs excursions dans la campagne : « Nous descendons par des chemins rapides, tout au fond de la délicieuse vallée du Morin, encore fleurie presque comme en été. Je jouis des dernières fleurs des bois et des prés avec l’espèce de passion que l’on éprouve pour ce qui va finir et disparaître. Il y a un véritable tapis de bruyères sur les pentes escarpées. En les ramassant, une amie et moi, nous nous demandions comment de si charmantes fleurs pouvaient sortir du sol aride où c’est leur destinée de naître. Elles sont belles, disions-nous, parce qu’elles empruntent en haut le meilleur de leur vie. Il y a des plantes, qui vivent moins par leurs racines que par leurs feuilles ; les bruyères sont du nombre, elles absorbent tant de soleil, tant d’air pur, tant de rosée, qu’en elles le schiste gris et la terre grise deviennent des pétales roses et des étamines lilas. Ainsi la vie, si elle était ce qu’elle doit être, transformerait les faits, d’une si grande brutalité souvent, en créations idéales. Il s’agirait seulement de faire comme les bruyères ; il s’agirait de donner à chacun de nos actes un principe supérieur d’origine divine, en un mot de le faire partir de Dieu en nous… Au-dessous, dans les bois, il y a beaucoup de violettes frêles qui persistent longtemps jusque sous les feuilles mortes. Chères petites violettes, premières venues au printemps, promptes à éclore comme l’espérance, elles s’attardent en automne pour nous consoler ; leur enseignement n’est pas sublime, autant que celui des bruyères, mais il est si doux !… Elles réapparaissent comme les plus bienfaisantes, les plus féminines des fleurettes. Féminines à leur manière, mais dans le mauvais sens du mot, sont les colchiques qui plus bas, beaucoup plus bas, moirent de rose le vert tendre des prés humides au fond de la vallée du Morin. Oui, avec leur ton de chair exquis, leur élégante fragilité, elles font penser à de petites fées dansant des rondes folles et malfaisantes… Je ne vanterai jamais assez les haies vives de ce joli pays de Jouarre ; elles vont escaladant des deux côtés la pente rapide des chemins, entremêlant dans un fouillis inextricable l’aubépine, le prunellier, le genévrier, l’épine-vinette, la ronce. Ce sont des fruits de corail ou de rubis, de grosses perles noires, tout un écrin de couleurs diverses qui tente la main des enfants barbouillés de mûres jusqu’aux oreilles, et le bec des oiseaux, friands de ces petites baies qu’attendrit la première gelée blanche. La clématite s’emmêle follement aux rosiers sauvages, grimpe jusqu’à la plus haute branche des arbustes voisins, retombe en grosses houppes argentées et comme crépues ».

Ces jolies pages, perdues dans un magazine oublié, expriment le repos mêlé de douceur et de mélancolie que Mme Bentzon trouva d’abord à la Ferté. « Jamais ma santé n’a été si bonne, Dieu nous aide toujours de quelque façon. De plus en plus, je m’attache à la retraite d’où je vous écris et où rien ne vient rompre la monotonie de mes journées, sauf la présence éventuelle d’une amie. Selon toute probabilité, j’y passerai bientôt la plus grande partie de l’année[84] ».

Cette tranquillité ne devait pas durer. Des devoirs la réclamaient, trop impérieux pour qu’elle pût se soustraire aux appels continuels faits à son temps, à son dévoûment. L’éloignement de Paris devenait un obstacle, en n’étant pas, comme elle l’avait espéré, une défense. Combien d’inconnus mêmes se croyaient le droit de recourir à son inlassable obligeance, ce qui entraînait des visites, des correspondances, des démarches sans fin ; « Ah !.. chère amie, le cri de désespoir que vous poussez dans votre dernière lettre, je pourrais m’en faire l’écho. Et vous êtes jeune, vous avez tout l’avenir devant vous ! Tandis qu’on m’arrache à moi mes dernières années d’imagination et de forces intellectuelles[85] ».

Les travaux nombreux qu’elle publia, pendant cette période, ne trahissent cependant ni lassitude ni surmenage. Elle se retrempait dans le travail ; elle avait la faculté de s’y absorber, de s’en faire momentanément une atmosphère isolante. Tchelovek, qu’elle composa au milieu de maints soucis, est un petit chef-d’œuvre de verve caustique et d’analyse pénétrante. Ce roman ayant été réclamé par la Revue des deux Mondes avant la date convenue (1900), elle l’écrivit en deux mois, travaillant dix heures par jour. « On trouve généralement que c’est un de mes meilleurs, mais il m’a coûté cher !… L’Exposition venait à la traverse, l’obligation d’assister au Congrès des Œuvres et Institutions féminines dont j’étais l’une des vices-présidentes et qui a rassemblé, on peut le dire, des femmes intéressantes de toute la terre[86] ».


XI


Les idées de Mme Bentzon sur la question féministe, très sages et très sensées, méritent une place à part. Naturellement sympathique à tout effort pour assurer aux femmes cette dignité de la vie par le travail, dont elle-même était un si remarquable exemple, elle demandait, sans fracas, sans exagération, le développement et l’emploi complet de leurs facultés intellectuelles et morales. Pour Mme Bentzon, comme pour E. Faguet[87], « le féminisme sérieux est une insurrection de la femme contre elle-même et contre ses propres défauts ». Il doit tendre, sans rien lui ôter de son charme, à lui donner une éducation forte, un caractère ferme. Thérèse Bentzon voulait qu’on inculquât aux jeunes filles des habitudes de solides lectures, de travail personnel qui les forçassent à se donner de la peine pour comprendre, à ne pas accepter de jugements tout faits. Elle voulait qu’on occupât sans cesse leur activité surabondante et que la couture, les soins du ménage en absorbassent une bonne part. Elle se refusait à détourner la femme de ce foyer où seront toujours ses meilleures joies et ses premiers devoirs. Les romans où elle a traité ces questions, aboutissent tous à cette conclusion. Émancipée, cette touchante histoire d’une jeune doctoresse, si belle et si courageuse dans sa pauvreté, s’achève sur un tableau d’heureux ménage : « La vraie femme préférera toujours un amour vrai et la vie de famille à l’indépendance dans l’isolement ». Il est curieux, en lisant cette nouvelle, de mesurer le chemin parcouru depuis. Mais auprès du spirituel croquis du salon féministe où les théosophes coudoient déjà les suffragettes, certains raisonnements pour défendre les femmes « qui aspirent à faire quelque chose » ont gardé toute leur valeur. « Il faut vivre ; la nécessité de nouveaux débouchés subsiste, les anciens ne suffisant pas. Les femmes envahissent tout ?… Qu’est-ce que cela prouve ?… Qu’on ne les épouse plus. Quelques-unes aimeraient autant le métier de mère de famille, mais elles n’ont pas le choix ». En faveur de la culture féminine, Thérèse Bentzon invoquait « ce bonheur rare qui consiste pour deux époux à pénétrer dans l’intelligence, dans l’âme l’un de l’autre, à penser ensemble comme feraient deux amis[88] ».

Dans Tchelovek, qu’elle écrivit douze ans plus tard, elle semble en apparence se donner un démenti. Ce roman, si vrai et au fond si douloureux, peint l’antagonisme qu’inspire à l’homme le travail de la femme, surtout quand intervient entre époux la rivalité d’une même carrière. « Trop de talents ne servent qu’à effrayer les hommes… Mariée, la femme ne peut rester elle-même ; elle doit être absorbée, dévorée, dans le foyer dont elle ne sera que la flamme la plus pure, la plus vive, mais sans existence distincte[89] ». Si Marcelle, son héroïne, se dégage, poussée par sa vocation littéraire, des préjugés de son milieu, elle apprend par l’isolement du cœur, ce qu’il en coûte « d’être une femme supérieure capable de se passer d’appui. Toute vocation se paie et si les sacrifices nécessaires pour cela font la beauté de la vie, ils n’en font pas la douceur ».

Depuis que ce livre fut écrit, la transformation de la vie, aggravée par la longue guerre, a étendu le domaine de la femme. Les carrières féminines se sont multipliées, les femmes de lettres, ainsi que les femmes artistes, se sont imposées par leur supériorité. Les œuvres charitables ont donné aux jeunes filles une grande indépendance et satisfont leur besoin d’activité. La prédiction de Thérèse Bentzon se vérifie souvent : « Cette femme forte que doit être la femme nouvelle, cherchera pour s’incliner devant lui, quelqu’un de plus fort, de plus grand qu’elle même, qu’elle puisse adorer. Elle voudra tout au moins un pareil, un égal qui consente à creuser le sillon côte à côte avec elle… Ce sera la preuve que les hommes ont aussi le devoir de devenir des hommes nouveaux[90] ».

Son article si complet à propos du Conseil International des Femmes[91] tenu à Londres en 1899, est d’une force et d’une netteté qui ne laissent place à aucun doute sur sa pensée. « L’heure de la femme a sonné… Il est temps d’avoir son opinion sur tous les sujets. Dieu veuille qu’elle la donne raisonnable !… » Elle résume très clairement la situation féminine dans l’action sociale, dans l’éducation, dans la vie industrielle, et dans la vie politique. Sa tendance naturelle la porte à l’optimisme : mais l’ensemble de ses réflexions est empreint de sagesse et de modération. C’est d’après son rôle au foyer que la femme doit être jugée ; de la vie de famille dépend l’avenir de chaque pays. Le travail ennoblit la femme autant que l’homme ; il faut faire pour l’éducation des jeunes filles les mêmes sacrifices que pour celle des garçons. Tout être humain doit apprendre de bonne heure qu’il contribuera sans cesse, par les plus petites choses, à élever ou à rabaisser le niveau de l’humanité, qu’aucune aspiration vraiment noble n’est perdue. Enfin Mme Bentzon rappelle que ce Congrès féminin de Westminster, comme celui de Chicago, cinq ans plus tôt, s’ouvrit et se ferma par une prière. Elle cite le mot de Lady Henry Somerset : « L’influence de la femme est en proportion de son attachement au christianisme, qui fut le vrai mouvement féministe[92] ».

En 1900, après le Congrès des Œuvres Féminines auquel elle prit une part active, elle assista, auditrice très intéressée, à celui de la Condition et des Droits de la femme, dont les séances animées rassemblèrent les éléments les plus avancés du parti. Une lettre significative nous apprend ce qu’en pensait Mme Bentzon : « Le Congrès a été très brillant, mené avec beaucoup plus d’autorité et de méthode que le précédent, mais moins raisonnable, absolument socialiste, et faisant pressentir, je ne dis pas un 89, mais un 93 féministe. Mme Pardo Bazan, la romancière espagnole, quoique fort loin de partager les idées des plus violentes d’entre ces dames, me disait avec calme : — Eh bien ! oui, ce sont des Jacobines, c’est la Montagne. Tant mieux !… il y a si longtemps qu’elles sont dans la plaine ! ». — Moi, j’ai admiré les oratrices ouvrières, tellement plus éloquentes et plus intéressantes que les bourgeoises qui les égarent par des promesses impossibles à tenir. Je regrette que vous n’ayez pas vu cette assemblée curieusement panachée, vous qui excellez entre toutes à peindre les nuances dans ce rapprochement des classes, si difficile à amener quand l’idée religieuse ne se met pas réciproquement de la partie. Je reste « vieux jeu » même après avoir entendu Mmes Pognon et Marguerite Durand exposer tout ce que le « nouveau jeu » a d’admirable. Et cependant vous verrez par un article que je médite pour la Revue, que je suis plus vraiment socialiste qu’elles, pourvu que l’Évangile ait sa part dans ce socialisme-là. Pourquoi d’ailleurs mêler la politique et d’autres questions étrangères ou périlleuses, à cette question simple des droits de la femme ?… Il y en a tant qu’elle peut revendiquer, avant celui de suffrage[93] ».

Un certain nombre de ces droits ont été acquis depuis, et Mme Bentzon approuverait pleinement tous les progrès en ce sens, tous ceux du moins qui ne sont pas achetés, comme elle l’indique, aux dépens des qualités féminines essentielles. Son exemple, autant que ses écrits, ont aidé, « pour une part plus considérable qu’on ne le croit, à la destruction de bien des préjugés et à l’abolition de plus d’une erreur consacrée[94] ». Elle-même dit d’une américaine, Margaret Fuller[95] : « Son histoire si riche, si pleine, si exceptionnelle, renferme maint enseignement digne d’être médité ; mais ce que nous y trouvons surtout, c’est la preuve qu’une femme peut s’élever jusqu’aux plus hauts sommets intellectuels, sans rien perdre de ses qualités natives de tendresse, de dévoûment, sans cesser enfin d’être femme dans toute l’acception de ce mot ».



XII


La demi-retraite que Thérèse Bentzon s’était créée à la Ferté n’avait duré que peu d’années. En 1899, elle était revenue habiter Paris. « J’arrive de la Ferté (écrivait-elle), j’y ai fait ce qu’il y a de plus triste au monde, un autodafé de souvenirs. Trois générations de femmes chez nous ont eu le culte de ce genre d’encombrement. Il me restait des malles de papiers, de lettres que je ne regardais pas, mais dont je connaissais l’existence tout près de moi, sous ma main. On ne peut indéfiniment transporter des reliques, surtout quand on est soi-même près de la fin. J’ai donc trié, brûlé, j’ai repassé à travers de vieux chiffons et de vieilles écritures tout ce qui a été la douceur de ma vie, pour en faire un feu, qui ne fut pas de joie. Du fond de la poussière, de la tristesse, du noir de toute nature, je vous embrasse, chère Olga[96] !… ».

Cette dernière station de sa vie parisienne, elle l’avait choisie dans une son amie, sur le Boulevard des Invalides. L’appartement, voisin de la rue de Grenelle, dominait l’hôtel et le jardin de l’Archevêché, et au delà, par dessus l’Esplanade, tout un vaste coin de Paris. Lorsqu’elle avait monté les quatre étages, un peu fatigants pour son cœur malade, Mme Bentzon se trouvait environnée d’une paix et d’un silence favorables à l’étude.

L’aspect de son salon était aussi personnel que charmant, avec ses fauteuils Louis XVI, ses bibliothèques où les classiques préférés tranchaient par leur reliure sévère sur les couleurs variées des volumes anglais et américains. Une Nuit de bronze très originale, aux draperies en ailes de chauve-souris, soutenait de ses bras levés le cadran de la pendule. De rares porcelaines de Chine, des bibelots gracieux venus de pays très divers, couvraient les consoles anciennes. Le beau buste de la comtesse d’Aure faisait pendant à celui de Mme Delzant, sculpté par Crauk. Au milieu de tableaux et de dessins, souvenirs d’artistes connus, se détachait le portrait de Thérèse Bentzon à vingt-cinq ans, œuvre d’Amaury Duval, tout de grâce pensive, image de sa jeunesse sérieuse et résolue : un fin profil allongé, des cheveux bruns relevés simplement, des mains délicates tenant un éventail fermé, la robe grise montante et unie.

Après le long chemin parcouru, on la retrouvait, maintenant, calme et souriante, toujours vêtue de noir, mais aimant l’élégance des soies souples et des belles dentelles. Sous l’auréole des cheveux blancs légers, le visage avait perdu la finesse de son ovale, les yeux fatigués se voilaient à demi de leurs paupières épaissies. Mais combien ce visage avait gagné en expression et en dignité aimable ; comme le sourire s’était fait indulgent, en conservant sa grâce spirituelle ! Sa vie souvent lourde à ses épaules, ne s’était pas allégée. Elle la portait, malgré les années et la maladie, avec le même courage silencieux. « Nous ne gardons (écrivait-elle) quelque force d’âme qu’à la condition de nous défendre à nous-mêmes tout attendrissement sur notre propre compte. Ce n’est pas en s’épanchant qu’on arrive à ce but[97] ».

Aux étrangers, elle apparaissait donc tranquille et sereine, les accueillant avec ce large esprit de sympathie qui était en elle, goûtant ce qu’elle appelait « le plaisir de faire plaisir », offrant avec une grande générosité l’appui de son influence et de sa situation littéraires. Les services qu’elle a rendus furent sans nombre, et plus d’une fois rendus à ses propres dépens. Un seul fait en donnera l’idée. Une jeune fille suisse était venue lui demander des renseignements pour un article sur les Universités féminines d’Amérique. Mme Bentzon s’occupait alors d’une étude analogue et elle le dit à sa visiteuse. Le lendemain, celle ci recevait une enveloppe pleine de notes et de documents, avec ce billet — « À peine étiez-vous partie que j’ai regretté de ne pas vous avoir remis les papiers que voici. Je suis vieille, vous êtes jeune. Faire un travail intéressant a bien plus d’importance pour vous que pour moi dont la carrière est terminée. » — Le journal où ce trait fut rapporté après sa mort, ajoutait : « Il est encore facile de trouver des personnes qui donnent leur argent, mais pour donner sa pensée, pour céder un succès, il faut un détachement de soi qui ne va pas sans la plus haute valeur morale[98] ». Dans une de ses nouvelles[99], elle s’est amusée à attribuer à un jeune homme très moderne cette description plaisante de son salon et de sa personne : « Tu as toujours refusé de te laisser présenter à Mme de Vincelles, sous prétexte qu’elle est ennuyeuse… Femme de lettres, un peu, soit ; mais sans la position de navette internationale qu’elle a prise, elle n’aurait pas de raison pour recevoir chez elle des échantillons du monde entier. Que ses travaux de pionnier dans les diverses littératures soient beaucoup trop consciencieux, trop pondérés et trop sages, qu’elle pousse la bonne foi jusqu’à la naïveté, je l’accorde. Elle ne soupçonne pas cette vérité élémentaire que le seul moyen pour un auteur de n’être pas endormant, c’est d’afficher de violents partis pris… Je lui passe d’être de son temps qui n’a rien de commun avec le nôtre ; je lui sais gré d’avoir un salon cosmopolite assez curieux, où l’on rencontre des femmes délicieuses. »

Plutôt que ces jolies mondaines américaines ou françaises, on voyait, chez Mme Bentzon, des femmes de diverses nationalités, écrivains elles-mêmes ou s’occupant d’œuvres sociales, des hommes distingués dans les lettres, l’art ou la science. Son « jour » était donc fort intéressant. La maîtresse de maison, ayant au plus haut degré le goût des questions générales, savait en parler avec une animation agréable et sans la moindre affectation, car la simplicité demeurait sa note dominante et jamais sa conversation ne se transformait en conférence. Son tact parfait choisissait le sujet d’actualité qui pouvait faire briller ses interlocuteurs et leur procurer le plaisir d’y apporter quelqu’élément nouveau. Sa politesse excessive ne négligeait personne, rapprochant ceux qui pouvaient sympathiser ou même littéralement se comprendre, lorsqu’il s’agissait d’étrangers ignorant presque le français.

Mais, bien meilleures que ces réunions nombreuses étaient les heures intimes, quand la table, encombrée de livres et de papiers, occupait le centre de la pièce et qu’on trouvait Mme Bentzon seule, couvrant les feuillets de sa large et rapide écriture. Sans la moindre apparence d’ennui, elle quittait son travail, auquel était d’ailleurs réservé le début très matinal de ses journées actives, et elle se consacrait toute à l’amie qui venait de gravir l’escalier familier. Dans ces entretiens, échange de pensées sur toutes choses, s’oubliant elle-même avec une bonté sans égale, elle donnait largement, pour éclairer le chemin d’autrui, la sagesse de son expérience ; elle apportait aussi son bel optimisme. « Elle ne connaissait pas les bornes étroites des préjugés, les frontières des partis-pris, élevés à la hauteur de principes. Avec la perspicacité de son intelligence et la faculté divinatrice de son cœur, elle élargissait toujours le champ de sa vision ; et quand elle voyait son prochain atteint de myopie morale, elle eût voulu lui prêter ses yeux[100] ».

Ses dernières années eurent le suprême éclat d’un beau coucher de soleil, avant la nuit. « Vous osez me dire (lui écrivait Mme Delzant, la querellant affectueusement) que votre cerveau est fatigué, quand il vient de produire ce bel article sur Higginson. Vous sentez un besoin de vous calomnier qui est la seule maladie de votre esprit[101] ». Son dernier volume : Au-dessus de l’abîme, contient deux de ses meilleures nouvelles ; la première, satire très vive de la société mondaine, lui valut certaines critiques, parce qu’elle avait touché trop juste. « À Trianon », petit chef-d’œuvre d’exquise mélancolie, renferme, en quelques pages, l’histoire de deux destinées manquées. On y lit ces mots : « En donnant de nous-mêmes aux autres le plus possible et sans mesure, nous sommes toujours certains de faire notre devoir. C’est aussi peut-être le meilleur moyen de rendre notre vie supportable[102] ».

Sa propre vie mettait en action, ce qui est rare, cet enseignement de sa plume. Mais cela n’allait pas sans ébranler tout son être fragile. En 1902, elle revint à son désir de s’éloigner un peu de ce Paris qui dévorait son temps et ses forces. On lui indiqua un pensionnat de Meudon, recevant quelques dames dans un joli chalet au milieu de son parc. Mme Bentzon y passa d’abord les mois d’été et d’automne. « Je bénis Meudon (écrit-elle), ses grands ombrages, sa petite chapelle, son recueillement quasi monastique, sa parfaite tranquillité qui, peu à peu, ont apaisé chez moi le trouble physique et moral du cœur[103] ».

Soudain, en moins de deux ans (1903 — 1904), coup sur coup, la mort s’abattit sur ses amitiés les meilleures, les plus anciennes, lui enlevant entr’autres, Mlle Blaze de Bury et la comtesse de Beaulaincourt, cette amie de sa mère dont elle disait : « C’était une des dernières personnes avec qui je pusse parler du passé. Pour ses quatre-vingt-six ans, j’étais encore jeune ; elle pouvait me gronder, me traiter presqu’en petite fille… Tout cela est fini, et un grand vide s’est creusé dans ma vie[104] ».

Deuils plus profonds encore : elle perdit son frère, le comte de Solms, dont le retour en France, après leur longue séparation, lui avait causé une joie qui fut de trop courte durée ; avant lui, elle vit mourir Mme Delzant, l’amie chère entre toutes. La brusque maladie de celle-ci lui arracha ce cri d’angoisse : « Si Gabrielle disparaissait, une force bienfaisante quitterait ce monde. » Et lorsqu’elle l’eût conduite dans le cimetière de Taillac, où tant de fois elles s’étaient agenouillées ensemble, « sous les cyprès dont la silhouette massive ajoute à l’aspect italien du ciel et des collines… où la grande croix veille sur son repos[105] », Thérèse Bentzon sentit qu’elle avait subitement vieilli.

Accablée, mais toujours courageuse, elle exprimait en phrases pénétrantes, ces sensations d’une âme que l’âge dégage de ses liens : « Chère amie, ne dépréciez pas votre affection ; c’est un des grands biens que j’ai ici-bas, avec mon travail et ma confiance en Dieu, qui s’accroît à mesure que m’échappe la vie. Vous me comprenez bien, je ne me crois pas près de mourir ; mais, depuis longtemps déjà, pour moi, a commencé une vie intermédiaire entre celle qu’on nomme ainsi dans ce monde et l’autre qui m’attend ailleurs. C’est une sorte de dépouillement dont je me rends compte et qui par moment n’est pas sans douceur[106] ».


XIII


Malgré le labeur considérable de toute sa carrière, il semblait que cette nature si riche et si vaillante eût encore beaucoup à donner. « Déjà malade, (écrivait-elle, en juin 1903), j’ai parlé à la conférence de Versailles où se pressaient plus de cinq cents personnes. Depuis, complètement aphone pendant plusieurs jours, j’ai été condamnée au repos[107] ».

Son activité cérébrale ne diminuait pas. Les Impressions d’été à Londres reflètent le plaisir que lui causa, en 1904, ce voyage qui fut le dernier[108]. Les admirables parcs verdoyants, les maisons fleuries des quartiers nouveaux, sous le soleil d’un été radieux, lui montraient Londres fort embelli depuis sa visite de 1891, et la ravissaient. Elle allait à la découverte, passant de la vieille et curieuse église Saint-Barthélemy, aux musées pleins de chefs-d’œuvre. Je me souviens de son enthousiasme pour les salles de l’École anglaise à la Galerie Nationale. Sa vive compréhension de l’art se manifeste dans les pages qu’elle a consacrées à cette partie de son voyage.

Mais c’était surtout la condition nouvelle de la femme anglaise qu’elle était venue étudier, en visitant un settlement ou groupe d’œuvres populaires, dans un faubourg, en assistant à la fête donnée aux ouvrières londoniennes, dans le beau parc de Tavistock ; en séjournant à ce Lyceum-Club, centre de réunion pour les femmes qui suivent des carrières libérales. Elle apprécia l’organisation de ce cercle au point de contribuer à la fondation de celui qui existe actuellement à Paris, et d’en devenir, après la mort de Mme Taine, la seconde présidente.

Elle a décrit aussi les belles résidences de la campagne anglaise : les riches futaies de hêtres, les châteaux aux halls grands comme des églises, les parcs merveilleux. « En six semaines, voyez ce que j’ai fait !… Visites chez Mrs Humphry Ward à la campagne, et dans son voisinage, au célèbre château d’Ashridge-Park, où Elisabeth fut prisonnière avant d’être reine. Plusieurs jours à Cambridge où l’Université m’a éblouie par son agglomération de palais dédiés à la science, au milieu d’antiques «jardins qui ne ressemblent à rien de ce qu’on voit ailleurs. Huit jours intéressants chez mon vieil ami le romancier-poète Hamilton Aïdé qui avait invité tout un monde de lettrés. Visites à Lady Stanley non loin d’Ascot ; à Lady Ponsonby, cette dame d’honneur qui est devenue une vivante image de la Reine Victoria ; à la romancière Betham Edwards. Tout cela dans de beaux châteaux ou de délicieux cottages. Courses précipitées à travers Londres, promenades dans les musées, si fatigantes, surtout quand on sort presque tous les soirs. Eh bien ! j’ai supporté ces fatigues, en étant beaucoup mieux que tout le reste de l’année. Il en faut conclure que le meilleur moyen de se guérir du surmenage est un changement complet d’habitudes, quitte à se surmener encore, a mais d’une autre façon[109] ».

La même année (1905), elle écrivit un article frappant sur La sociologie en Angleterre, à propos des romans socialistes de Richard Whiteing. En les analysant, elle évoque la misère de Londres et celle non moins poignante des populations agricoles, derrière le décor attrayant de cottages et de verdures. Dans un paragraphe final qui prouve son sens exceptionnel de tous les grands courants sociaux, elle semble prédire les changements auxquels nous assistons aujourd’hui et qui, en commençant de détruire la grande propriété, font pressentir une transformation de l’aristocratique Angleterre.

La lettre suivante, datée d’octobre 1905, est intéressante à rapprocher de cet article, car elle est également prophétique, cette fois à l’égard du bolchevisme russe.

« Je n’ai pas résisté à l’envie d’aller voir les Bas Fonds, cette pièce navrante de Gorki, où la Duse, pour l’unique, première et dernière fois, jouait au milieu d’acteurs français. Il est vrai qu’elle jouait en italien, et si entraînante est l’action qu’on ne s’en apercevait pas. C’est l’exposé de tout ce que la misère noire peut créer de désespoir et de vices. Drame de révolution, s’il en fût !… Et je crois que le spectacle de la salle valait celui de la scène : toutes ces femmes parées, décolletées, applaudissant sous leurs plumes et leurs diamants, la faim, la mort, le crime !… On se serait cru au Mariage de Figaro, annonçant la Terreur[110] ».

Vers cette époque, les médecins lui interdirent de monter désormais ses étages, lui imposant par là un nouveau changement d’installation. Mme Bentzon résista d’abord : — « Il m’en coûte d’ébranler ma vie. Est-ce bien la peine ? Enfin luttons jusqu’aubout ! ». — Il s’agissait de se fixer définitivement à Meudon, où l’air pur, le calme, le voisinage de quelques amis, seraient favorables à ses nerfs épuisés. De plus, Thérèse Bentzon aimait infiniment la jeunesse et l’enfance ; dans le jardin aux terrasses fleuries, où elle se reposait en face du beau paysage, elle trouvait une distraction à voir circuler les élèves de ce pensionnat cosmopolite. Les étrangères l’intéressaient particulièrement ; plusieurs de ces jeunes filles durent garder le souvenir de ses paroles bienveillantes.

Elle expliquait ainsi sa résolution : « Vous avez su, n’est-ce pas ? combien j’ai été malade en mai dernier. D’après le conseil des médecins, il m’a fallu renoncer à mon quatrième étage et je ne vais plus à Paris que pour mes affaires. J’en suis si près que mes amis pourront venir ici facilement. Meudon m’a sauvé la vie et rendu la possibilité du travail ; j’ai eu aussi la douceur de posséder tout l’été dans mon voisinage des amies dont une admirable musicienne, Miss Jessie Cochrane, m’a procuré des heures d’enchantement. Je vis et je puis écrire ; que demander de plus, quand on a le sentiment ou l’illusion d’être encore utile ?…[111] ».

Le monde la suivit, plus qu’il ne l’eût fallu pour son repos. Rarement un jour s’écoulait sans que parents ou amis arrivassent de Paris et de plus loin, quelque fût le temps, passer une heure avec elle et entourer sa table à thé. Des Anglaises, des Américaines, s’installaient à l’Institut Notre-Dame pour vivre près d’elle. On s’aveuglait sur son état, malgré l’altération de son visage, en la voyant toujours aimable, animée, causant avec la même netteté de jugement, le même esprit libre en apparence de toute inquiétude.

Dans son salon s’ouvrait une large baie vitrée d’où l’on dominait les sinuosités de la Seine. Au-dessus des toits de Paris, les édifices se dessinaient et la basilique de Montmartre planait, vision blanche apparaissant ou disparaissant dans la brume. Cette vue vraiment féerique égayait sa réclusion fréquente. Mme Bentzon avait reconstitué dans cette pièce son cadre accoutumé. Entourée des livres et des revues qui lui arrivaient chaque jour, elle répondait à d’innombrables lettres, corrigeait des épreuves, jetait sur le papier le plan d’un article, et ne se reposait qu’en feuilletant un volume nouveau. L’après-midi, des promenades lentes la menaient dans les allées ombragées de Bellevue, parfois jusqu’à la belle terrasse de Meudon. Se croyant plus forte, elle rêvait même d’un hiver dans le midi. Et si des préoccupations ou des chagrins venaient encore l’ébranler, ils lui suggéraient cette parole délicate : « Les peines de la vie qui nous permettent d’apprécier le cœur de nos amis devraient être les bienvenues[112] ».

Un de ses grands sujets de tristesse était la maladie toujours plus grave qui minait M. Brunetière. Celui-ci voulut écrire, en 1905, pour une réédition de Constance, une élogieuse préface où il dit « quels liens de vive sympathie littéraire l’attachaient à Th. Bentzon, et quels sentiments d’amitié respectueuse à la femme excellente et distinguée qu’elle était sous un autre nom ». L’hiver précédent, qui fut le dernier où il parla en public, Mme Bentzon écrivait déjà : « Hier, j’ai pu entendre M. Brunetière dans la plus belle de ses conférences sur Montesquieu. Hélas ! combien il est malade, malgré cette éloquence[113] ».

Durant l’été, elle alla lui faire une visite dans la forêt de Fontainebleau où elle retrouvait de si poignants souvenirs. « Un séjour chez les Brunetière ne m’a fait aucun bien. Leur villa de Marlotte est délicieuse, en plein bois, et nous avions bonne compagnie, M. de Voguë entre autres, qui est bien le plus noble esprit qu’on puisse imaginer. Mais le spectacle est navrant d’un état qui ne s’améliore pas. Jamais la voix ne reviendra, je le crains bien. Pourvu que cet être si vibrant, si utile à toutes les bonnes causes, conserve au moins la vie…[114].

Très impressionnée, elle le fut plus encore en voyant de nouveau la mort faucher, ce même automne, tout autour d’elle. Elle écrivait : « Triste fin d’année !… Que faire ?… sinon prier pour ceux qui s’en vont, et attendre son tour. Il arrive un moment où l’on se sent sur un champ de bataille. Morts et mourants tombent autour de vous !… Serrons les rangs, chère amie[115] !…

Et ailleurs : « En voyant toutes mes affections disparaître, je crois reconnaître la miséricorde de Dieu qui veut nous détacher lentement de l’existence. Nous ne la quittons pas, elle s’éloigne de nous et dans le silence, dans la solitude, nous nous endormirons, n’ayant rien à regretter[116] ». Il est impossible en lisant ces lettres si spontanément belles, de ne pas admirer en cette vieillesse qu’elle atteignait à présent, ce qu’un écrivain religieux[117] appelle éloquemment, non « le déclin », mais au contraire « la vie montante » qui s’élève vers les sommets, jetant à peine un coup d’œil en arrière, regardant toujours en avant, toujours plus haut.

Elle disait encore : « Quant à l’avenir, il est entre les mains de Dieu. Je ne crains donc rien, quoique je me sente bien peu de mérites pour l’heure du grand passage, mais je crois à la vertu de la souffrance acceptée[118] ».

Ni souffrances physiques, ni épreuves morales, n’altéraient sa merveilleuse faculté de travail. L’effort seulement devenait plus grand, la lassitude plus prompte. Cependant Mme Bentzon ne s’interrompait que si une crise l’y forçait, et retrouvait ensuite son intelligence aussi vive, aussi précise. « C’est la vraie sagesse et le devoir, disait-elle alors, de remercier Dieu des biens qu’il nous laisse, après que nous avons tout perdu[119] ».

Son dernier article sur Le monde où l’on s’amuse aux États-Unis[120], frappe par la fermeté de l’analyse, la finesse et la force de ses critiques. Il parut trois mois avant sa mort, et elle laissa d’autres articles inachevés, une nouvelle ébauchée. Quand elle mourut, un manuscrit demeurait ouvert sur sa table ; la plume était enfin tombée de sa main.


XIV

Dans les premiers mois de 1906, par une journée glaciale, Mme Bentzon commit l’imprudence d’une course à Paris, pour aller voir M. Brunetière qu’on lui disait très mal. Elle y gagna une pneumonie aiguë dont elle faillit mourir. « Personne n’est reçu chez moi, on ne me dit pas qui vient[121] ». Cette fois encore, son énergique constitution triompha. Le printemps la retrouva debout et presque la même. Durant l’été, des amies vinrent successivement près d’elle, sentant que chaque heure était précieuse, voulant jouir de cette créature d’élite, tandis qu’on la possédait encore.

Les questions qui l’avaient tant occupée ne cessaient pas de s’imposer à elle : « Je dois recevoir et parler le moins possible. Justement une nuée d’intéressantes américaines m’est arrivée : Mrs Johnstone, du Century, Miss Mornas, la présidente de Bryn-Mawr[122], Miss Garrett, la fondatrice de la première faculté de médecine pour les femmes, à Baltimore… J’ai des nuits atroces[123] ». Elle écrivait un peu plus tard : « Je profite de ce magnifique mois d’octobre ; j’ai été alternativement plus et moins malade, étonnant les médecins par des soubresauts de santé aussi rapides qu’imprévus. Meudon est tout en escarpements, ce qui me rend l’exercice impossible ; j’en suis réduite au jardin. Je travaillerais, sans la foule de visites qui, malgré la défense absolue du médecin, s’abat ici. Meudon est trop près de Paris ! Il y a dix-neuf ans que ma chère maman est morte ; je traverse cette semaine d’agonie comme si mon deuil datait d’hier. Vous savez comme nous nous aimions. Mais pourquoi parler au passé, quand je me sens plus que jamais près d’elle[124] ? ».

Une circonstance providentielle amena en France, à cette époque, Grace King, que Mme Bentzon n’avait pas revue depuis les heureux jours passés à la Nouvelle-Orléans. Elle s’établit à Meudon. Miss King a écrit en anglais le récit de cette admirable fin dont elle fut, pendant trois mois, le témoin continuel. : « En vieillissant, dit-elle aujourd’hui, j’apprécie de plus en plus son grand courage, sa belle résignation, sa fervente piété qui lui permirent de résister aux souffrances de sa vie. Je regrette de ne le lui avoir pas exprimé plus franchement, quoiqu’elle ait dû le voir et le sentir dans mon dévoûment à ses dernières heures[125] ».

C’est donc à Miss King que j’emprunte les détails qui vont suivre.

Durant les longs et mélancoliques après-midi de ce dernier hiver, quand tout disparaissait sous la brume ou la neige, quand son esprit et son cœur envisageaient, plus certaine, plus proche, la solennelle conclusion de son existence, ces jours-là, Mme Bentzon parlait tranquillement de sa mort et des dispositions qu’elle avait prises. Elle rappelait les êtres chers partis avant elle, revenant sur son passé, sans regret, mais avec un sourire paisible. Elle énumérait à maintes reprises les joies nombreuses que la vie lui avait données, d’abord la grande satisfaction de son travail, dont la seule pensée lui amenait les larmes aux yeux ; puis ce qu’elle avait connu de meilleur encore, les douceurs infinies de ses affections.

Lorsqu’elle commençait à parler ainsi, c’était souvent vers le soir, quand Paris allumait dans la nuit tombante des myriades de points étincelants. Comme ces lumières, ses souvenirs sortaient de l’ombre. Elle se levait et allait à travers son petit salon, chercher les lettres conservées, les photographies aux inscriptions affectueuses, effleurant d’une dernière caresse les portraits, les livres, les mille objets aimés. Chacun lui rappelait un nom souvent célèbre, une histoire qu’elle racontait comme fort peu de personnes racontent, car elle ne s’y donnait jamais un rôle. Elle n’oubliait aucun fait intéressant, et si elle était forcée de peindre l’erreur d autrui, elle le faisait avec une indulgence compatissante que son amie lui reprochait en riant. Elle répondait : « Nous ne savons pas tout… nous ne devons juger ni condamner personne ».

Peu à peu les bonnes journées devinrent plus rares et se réduisirent à des heures de répit entre des souffrances extrêmes. L’esprit dominait et maîtrisait néanmoins le corps malade. La flamme d’intelligence et de bonté devait brûler toujours aussi claire dans ce vase fragile, jusqu’à l’heure où il se brisa.

Les jours glissaient silencieux ; Thérèse Bentzon laissait Dieu en compter le nombre… Résolument, elle taisait ses craintes et ses espérances, mais chaque semaine, le curé de Meudon qui lui était très dévoué, lui apportait la force consolante de l’Eucharistie. Elle évoquait parfois un souvenir précieux : le témoignage de bienveillance que lui avait donné à Baltimore le saint Cardinal Gibbons, en voulant qu’elle vînt communier à sa messe, dans son oratoire particulier.

Elle écrivait en janvier 1907 : « J’ai encore bien cru que nous ne nous reverrions plus en ce monde, mais, comme le dit Grace, j’ai la vie dure… Donc, malgré le peu de désir que j’ai de vivre, l’envie que je porte à Brunetière qui s’est endormi, à mon vieil ami Aïdé qui est parti sans s’en apercevoir, il est probable que je vivrai encore un peu en souffrant[126] ».

Ces deux morts qui précédèrent de peu la sienne l’avaient profondément affectée, celle de Brunetière surtout, quoique prévue. D’une écriture tremblée, elle traça le lendemain ces mots : « Je ne puis me le figurer au repos, et, depuis sa mort, je n’y suis pas moi-même[127] ».

Des amis, voulant qu’un dernier hommage fut rendu à cette femme de bien qui avait servi les Lettres françaises, demandèrent pour elle la Croix de la Légion d’Honneur. Elle le sut et dit avec mélancolie : « On la mettra sur mon cercueil. » — Cependant cette décoration lui fut donnée à temps, grâce aux démarches du Comité de la Vie Heureuse, dont elle était membre. — Cela m’a fait grand plaisir (écrivait Mme Bentzon), en attestant un esprit nouveau de confraternité entre femmes, car c’est vraiment au Comité que je le dois[128] ».

La Présidente, Mme Daniel Lesueur, vint lui offrir sa croix. Ce fut la dernière visite qu’elle reçut dans son salon et le dernier jour qu’elle y passa, occupée à rassembler dans un coffret les lettres et les télégrammes de félicitations arrivant de tous côtés. Émue de ces témoignages d’universelle sympathie, elle disait : — « Je suis contente… je suis fière… C’est un petit morceau du drapeau qui m’est confié… un morceau du Drapeau français ! » Elle avait trouvé d’instinct la réponse noble et simple à faire à cet honneur, réponse où s’exprimaient son amour passionné de sa patrie, sa foi en l’avenir de la France.

La semaine suivante, le 5 février 1907, l’appel attendu par son humble confiance, vint, miséricordieux, et, selon une grande parole de Bossuet, « elle entra, sans s’émouvoir, dans la profondeur de Dieu ».


D’avance, elle avait tout réglé, et demandé que seuls, sa famille et quelques amis la conduisissent près de sa mère, au cimetière Montparnasse. Une brève note dans les journaux y amena toutefois une nombreuse assistance. Mais auparavant, sous le soleil qui faisait étinceler les toits et les arbres blancs de givre, son cercueil s’en était allé, le long des avenues si souvent suivies par elle, jusqu’à la vieille église de Meudon. Un petit groupe d’affligés l’entouraient de leurs prières et de leurs larmes. Sur le drap mortuaire, la croix de la Légion d’honneur se détachait au milieu de quelques gerbes de ces fleurs qu’elle avait aimées.

« Le sillage que laissent les morts donne excellemment la direction de leur existence[129] ». Ce sillage est pour Thérèse Bentzon l’ensemble de son œuvre où s’affirme, comme dans sa belle vie, un constant idéal de droiture et de bienfaisant labeur. C’est pourquoi il ne doit pas s’effacer.



TABLE DES MATIÈRES



Pages
I. — 
 5
II. — 
 8
III. — 
 26
 45
VI. — 
 58
 76
 102
 121
 127
 144
XIII. — 
 157
XIV. — 
 170



Luçon. — Imp. S. Pacteau.
  1. Lettres de Gabrielle Delzant.
  2. Mlle Olga de la Vaissière, Conférence du Lycéum club 1907.
  3. Tous les passages cités dans ce chapitre et le suivant sont extraits des Souvenirs inédits.
  4. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  5. Lettre biographique à Miss Grace King.
  6. Journal des Débats, 1er juillet 1904.
  7. Th. Bentzon : Journal des Débats.
  8. Lettre biographique à Miss Grace King.
  9. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  10. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  11. Littérature et mœurs étrangères. — Nouveaux romanciers américains.
  12. Voir sur Miss King : Questions américaines, par Th. Bentzon.
  13. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  14. Un remords. L’obstacle.
  15. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  16. Littérature et mœurs étrangères.
  17. Un remords.
  18. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  19. L’Obstacle.
  20. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  21. Mlle de la Vaissière, Conférence citée.
  22. Un Remords.
  23. Maxime Gaucher, Revue Bleue, 1881.
  24. Un Remords.
  25. E. Faguet, Du Féminisme.
  26. Tchelovek.
  27. Tony.
  28. Un Remords.
  29. Georgette.
  30. Le veuvage d’Aline.
  31. Tony.
  32. Un Remords.
  33. Georgette.
  34. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  35. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  36. Miss Grace King à Mme P. Fliche.
  37. M. Édouard Blanc a fait d’importants travaux et voyages scientifiques. Il est mort en 1923.
  38. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  39. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  40. G. Delzant.
  41. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  42. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  43. Th. Bentzon, Préface aux Lettres de G. Delzant.
  44. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  45. G. Delzant.
  46. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  47. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  48. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  49. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  50. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  51. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  52. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  53. Constance.
  54. Lettre à Mme P. Fliche.
  55. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  56. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  57. Th. Bentzon : Préface aux Lettres de Gabrielle Delzant.
  58. Mlle de la Vaissière : Conférence au Lycéum.
  59. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  60. Lettre à Miss Grace King.
  61. Lettre à Miss Grace King.
  62. E. Faguet, Du Féminisme.
  63. Choses et gens d’Amérique.
  64. Lettre à Miss Grace King.
  65. Miss French à Mme P. Fliche.
  66. Une double épreuve.
  67. Lettre à Miss Grace King.
  68. Au-dessus de l’abîme.
  69. Lettre à Miss Grace King.
  70. Nouvelle France et nouvelle Angleterre.
  71. a et b Lettres à Miss Grace King.
  72. Questions américaines.
  73. Choses et gens d’Amérique.
  74. Malentendus
  75. Lettre à Miss Grace King.
  76. Femmes d’Amérique.
  77. Terre de Marie.
  78. Promenades en Russie.
  79. Lettre à Mme P. Fliche.
  80. Lettre à Mlle Damad.
  81. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  82. E. Faguet. Du Féminisme.
  83. Lettre à Mme P. Fliche.
  84. Lettre à Miss Grace King.
  85. Lettre à Miss Grace King.
  86. Lettre à Miss Grace King.
  87. E. Faguet : Du féminisme.
  88. Émancipée (1887).
  89. Tchelovek (1899).
  90. Tchelovek.
  91. Questions américaines.
  92. Questions américaines.
  93. Lettre à Mlle Damad.
  94. Brunetière. Préface de Constance.
  95. Femmes d’Amérique.
  96. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  97. Lettre à Miss Grace King.
  98. Signal de Genève, 1907.
  99. Malentendus.
  100. Mlle de la Vaissière, Conférence citée.
  101. Questions américaines.
  102. Au-dessus de l’abîme.
  103. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  104. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  105. Th. Bentzon. Préface aux Lettres de G. Delzant.
  106. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  107. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  108. Revue des Deux Mondes, 1905.
  109. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  110. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  111. Lettre à Mme Beudant.
  112. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  113. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  114. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  115. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  116. Lettre à Mme P. Fliche.
  117. Mgr Baunard, Le Vieillard.
  118. Lettre à Mme P. Fliche.
  119. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  120. À propos du roman d’Edith Wharton : Chez les heureux du monde.
  121. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  122. Collège de jeunes filles.
  123. Lettre à Mme P. Fliche.
  124. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  125. Miss Grace King à Mme P. Fliche.
  126. Lettre à Mme P. Fliche.
  127. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  128. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  129. Maurice Barrès.