P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 31-44).

IV


Thérèse Bentzon disait souvent qu’on recommence plusieurs fois sa vie. Cela est aisé dans la jeunesse ; l’âge mûr n’y parvient qu’au prix d’efforts douloureux. Une carrière de labeur assidu, de succès flatteurs, plus conforme au fond à ses aspirations de jeune fille, devait remplacer l’existence de province opulente et paisible que son père avait voulu lui assurer. Il arrive ainsi que le malheur nous jette, d’une grande secousse, dans notre véritable voie.

Malgré la beauté de son site, de sa cathédrale gothique dressée au bord du Rhône, de ses coteaux verts d’où le regard va chercher les Alpes, au fond de la grande plaine où roule le fleuve, Vienne resta étranger à la très jeune femme qui regrettait son cher entourage familial.

Dans une des rues silencieuses de la petite ville, où les vieux monuments mettent une grandeur sévère, la maison qu’elle habitait était enclose en un vaste jardin dont la solitude pesait lourdement à sa vive nature. On parlait beaucoup à Vienne de cette nouvelle mariée, si distinguée ; des amitiés qui plus tard comptèrent parmi les meilleures de sa vie, eussent pu, dès lors, y entrer. Mais son mari, très absorbé par ses préoccupations financières, la quittait la plus grande partie de la journée, et lui permettait peu de relations. Elle employait ses heures trop longues à dévorer, assez au hasard de sa liberté récente, les livres d’une bibliothèque considérable, à tirer à la cible dans le jardin, et à déclamer des vers de Lamartine et d’Hugo à sa petite femme de chambre, emmenée de la Chapelle. De grandes épreuves allaient faire disparaître ces jeux d’enfant et mûrir brusquement les remarquables qualités qui étaient en elle.

Aussitôt après le mariage de sa fille, le comte de Solms était parti pour Saint-Domingue, où l’appelaient des intérêts importants. Il y mourut au bout de quelques mois et la longue liquidation de ses affaires fut désastreuse pour ses héritiers. Accablée par tant de revers, Mme de Solms, encore jeune et toujours très belle, trouva un appui inattendu dans le dévouement du comte d’Aure, qui avait conçu autrefois une secrète et respectueuse admiration pour cette femme d’une vertu et d’un mérite rares. Il ne l’avait pas revue depuis des années, lorsque, apprenant son veuvage au cours d’une conversation mondaine, il souhaita spontanément de l’épouser, si elle voulait y consentir. Le mariage se fit. M. d’Aure, dont George Sand a pu écrire « qu’il fut bon toujours, à toute heure et jusqu’au dernier souffle de sa vie », était un de ces hommes parfaits qui ne songent qu’à créer du bonheur autour d’eux. Ses beaux-enfants trouvèrent en lui un véritable père.

Écuyer de Napoléon III, il habitait Saint-Cloud où la comtesse d’Aure préféra demeurer en dehors de la Cour et de ses fêtes, quoique l’empereur, qui appréciait sa haute distinction, eût désiré l’y voir plus souvent figurer. Dans une lettre[1] Thérèse Bentzon rappelle ce passé, à propos de la fin tragique du Prince Impérial. « Cette mort a été un sujet de tristesse pour nous qui, toutes questions de politique à part, aimions ce pauvre enfant que nous avions vu tout petit et déjà si sympathique. Jamais plus navrante destinée fut-elle réservée à un jeune Prince ».

Après une courte vie conjugale traversée par de graves oppositions d’idées et de caractères qui lui avaient été très pénibles, une séparation était intervenue entre Mme Blanc et son mari qui allait refaire au loin sa fortune compromise. Avec son tout jeune fils, elle revint vivre auprès de sa mère qu’elle ne quitta plus. Une brève esquisse de sa vie contient cet hommage filial : « Il n’y a dans mon histoire personnelle, qu’une particularité intéressante : l’union étroite qui a toujours existé entre ma mère et moi ; elle était admirable sous tous les rapports[2] ». Cette tendresse maternelle, la protection affectueuse de son beau-père lui rendirent un foyer, mais la perte de sa dot lui enlevant tout revenu, sa nature très fière lui fit désirer de ne pas leur être à charge ; elle voulut se suffire par son travail. Sa vocation d’enfant se réveilla. À vingt ans, elle avait déjà souffert, vécu, acquis de l’expérience ; malgré ce qu’elle-même appelle « son horreur de se mettre en avant », elle choisit la carrière littéraire. Vers 1860, cela apparaissait infiniment plus singulier qu’aujourd’hui, fort peu de femmes ayant alors conquis leur place dans les lettres. Thérèse Bentzon avait projeté d’écrire l’histoire de ses débuts laborieux ; la mort l’empêcha de réaliser ce dessein. Il n’existe sur cette période de sa vie qu’un article fort intéressant, publié par elle au Journal des Débats, à propos du Centenaire de George Sand (1904).

La célèbre romancière, devenue une aïeule assagie par l’expérience, était liée avec M. d’Aure d’une vieille et solide amitié. Il résolut naturellement de la consulter sur la valeur de ces premiers manuscrits, noués de faveurs roses, qu’il portait dans ses poches pour les présenter aux journalistes connus de lui, en leur vantant le talent de sa fille, « le meilleur moyen pour qu’aucun d’eux ne voulût me lire », disait longtemps après Thérèse Bentzon, avec un sourire attendri.

George Sand ne fut guère plus encourageante. Elle exagéra les obstacles : le ridicule qu’infligeait aux « bas-bleus » un public difficile à conquérir, la nécessité de produire trois chefs-d’œuvre ou d’avoir trois grands succès avant de gagner si peu d’argent que ce fût. Celle dont l’avenir était en jeu ne se laissait pas décourager. Elle s’essayait à des nouvelles, elle faisait des traductions. Un jour, George Sand, dont le bon vouloir était sincère, signala à M. d’Aure, dans les Causeries Athéniennes, ce livre d’esthétique qui fut le brillant début de Cherbuliez, le chapitre : « À propos d’un cheval de Phidias ». Guidée par son beau-père qu’on avait surnommé « le premier cavalier de France », Thérèse composa sur cet ouvrage, pour un journal de sports, un spirituel article que Cherbuliez crut écrit par un homme. Il ne découvrit la vérité que bien plus tard, lorsque Mme Bentzon et lui, collaborateurs à la Revue des Deux-Mondes, furent devenus de grands amis.

George Sand, de son côté, décida que la jeune femme pouvait faire de bonne critique, jugement assez vérifié depuis par ses travaux sur les littératures étrangères. « Quant à de l’imagination, ajoutait Mme Sand, si elle n’en a pas, rien ne peut lui en donner et si elle en a, les conseils risquent fort de la lui ôter. Dites-lui que, tant que j’ai consulté les autres, je n’ai pas eu d’inspiration, et que j’en ai eu le jour où j’ai essayé d’aller seule[3] ».

Deux ans après, Mme Sand et sa protégée se virent pour la première fois dans un appartement de la rue Racine, où logeait, en passant, la grande romancière. Le comte d’Aure présenta sa belle-fille, qui, très troublée, reconnut l’original du portrait de Couture, dont elle garda toujours la gravure dans sa chambre : une petite femme aux grands yeux sombres et aux bandeaux grisonnants encadrant des joues brunes et pâles. Celle-ci l’embrassa cordialement et ne lui parla pas littérature. « J’en éprouvai le soulagement que peut ressentir un écolier dispensé d’exhiber des devoirs médiocres ».

Elle invita Thérèse à venir à Nohant. Ce fut à l’automne de 1862 que celle-ci vit la Vallée Noire, ce cadre des romans champêtres de George Sand. « Tous les vieux châteaux délicieux qu’elle y a dépeints, en s’aidant de ses souvenirs, me passaient par l’esprit. La diligence roulait dans la nuit noire et humide ; la paille où j’enfonçais confortablement me tenait chaud. Je devinais les traînes nombreuses, les haies que l’été couvre de chèvrefeuille, les pacages où je plaçais de petites pastoures protégées par les Fées. Et rien ne m’eût moins étonné que d’entendre dans les ténèbres le battoir furieux des lavandières de nuit ».

L’hospitalité amicale de Nohant, les lectures du soir et le théâtre de famille, où elle fit partie de la troupe, et fut, dit-elle, « mauvaise, archi-mauvaise », demeurèrent parmi ses meilleurs souvenirs de jeunesse. Après cette visite plusieurs fois renouvelée, une correspondance s’établit entre la débutante inexpérimentée et l’auteur de ces romans dont, en condamnant les idées souvent fausses et dangereuses, on ne saurait contester la poésie et le charme. Ces lettres d’une ferme et large écriture à l’encre bleue, Thérèse Bentzon les avait conservées précieusement et elle aimait à les montrer. On y lisait de sages avis comme ceux-ci : « J’ai lu le petit roman, j’y trouve de l’avenir, si vous mettez dans votre esprit beaucoup d’idées et de connaissances diverses, sans cesser d’être vous. Je ne vous dirai jamais : Pensez et voyez comme moi. Je vous dirai : Voyez comme vous même et soyez d’accord avec cette manière de voir, tant que vous la croirez la meilleure. » Elle lui recommande de se former une opinion sur son sujet, et de la conduire avec logique. — « Réfléchissez sur vos personnages et sur la manière dont vous les conseilleriez et les jugeriez, s’ils agissaient sous vos yeux dans la vie réelle… Ne vous laissez pas persuader par l’opinion de certains critiques légers, qu’on n’a pas besoin d’une croyance et d’une opinion à soi pour écrire, et qu’il suffit de réfléchir les faits et les figures comme un miroir. Non, ce n’est pas vrai, le lecteur ne s’attache qu’à l’écrivain qui a une individualité ; qu’elle lui plaise ou qu’elle le choque, il sent qu’il a affaire à une personne et non à un instrument ».

George Sand répudie la théorie de « l’Art pour l’Art ». Elle revient à plusieurs reprises sur ce conseil que « l’auteur doit être la justice et la moralité planant sur son œuvre ». À meilleur droit que la sienne, toute celle de Th. Bentzon peut se réclamer de ce principe que ne devraient jamais oublier ceux qui ambitionnent le terrible pouvoir donné à l’écrivain de susciter le bien ou le mal. George Sand conseillait aussi à sa jeune amie l’étude de l’histoire ; elle lui répétait d’avoir courage et confiance, même si les résultats de son travail se faisaient attendre. Mais elle ne se bornait pas aux avis. Ce fut elle qui lui procura l’amitié d’Hetzel, son premier éditeur, et qui la mit en rapports avec Michel Lévy, dont la maison publia tous ses romans. Enfin elle put un jour, toute heureuse, lui adresser ce billet qui décidait de sa carrière : « J’ai reçu la réponse de Buloz, à qui vous pouvez envoyer le manuscrit ; il est très désireux de vous compter parmi ses collaborateurs. »

Thérèse Bentzon a tenu aussi à rendre témoignage des scrupules que se fit toujours Mme Sand, quoique ennemie du catholicisme, de troubler ses convictions religieuses, cherchant au contraire les points sur lesquels toutes deux étaient d’accord, lui écrivant cette parole frappante : « Il ne faut pas que l’âme reste vide de foi, car le talent ne se développe pas dans le vide. Il peut s’y agiter quelque temps, mais il faut qu’il en sorte ou qu’il s’éteigne. » — Elle ne cessa pas, jusqu’à sa mort, d’encourager la jeune femme par sa sympathie, de lui prêter une aide efficace, ne fût-ce, nous dit celle-ci, « qu’en lui donnant plus de confiance en elle-même, en lui inspirant pour toute sa vie deux qualités devenues rares : l’enthousiasme et l’optimisme[4] ».

C’étaient sûrement ces souvenirs reconnaissants, joints à sa générosité naturelle qui, bien des fois par la suite, amenaient Thérèse Bentzon la main spontanément tendue, vers une débutante, venue solliciter d’elle, à son tour, aide et conseils, et qu’elle accueillait, avec son encourageant sourire de bonté, par ces mots sincères : « Dites-moi, que puis-je faire pour vous ?… »

  1. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  2. Lettre biographique à Miss Grace King.
  3. Journal des Débats, 1er juillet 1904.
  4. Th. Bentzon : Journal des Débats.