P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 26-31).


III

Une date inoubliable des années d’éducation est pour chacun de nous celle du premier voyage. Thérèse de Solms avait quatorze ans, lorsqu’avec sa mère et son grand-père elle se rendit à Cologne, pour y rencontrer une jeune cousine danoise qui devait partager désormais sa vie et ses études. Thérèse avait des compagnes de jeux et de cours dont plusieurs demeurèrent ses amies les plus fidèles. Mais cette fois, il lui semblait réaliser son rêve de posséder une sœur, une autre elle-même !… Elle en fut distraite par mille objets, le long de la route ; la Cathédrale de Strasbourg, Baden, Heidelberg passèrent devant ses yeux ravis ; puis on s’embarqua sur le Rhin à Mayence. Elle s’était promis d’écrire son voyage et avait d’avance accumulé les lectures pour se préparer à mieux admirer ; elle prenait consciencieusement des notes dont ses réminiscences chassaient toute originalité. Le grand-père s’amusait comme un enfant, car c’était, pour lui aussi, sa première sortie de France, et son ignorance de l’allemand amenait les plus réjouissants quiproquos. Mais tandis que défilaient les châteaux du Rhin et leurs légendes, la jeune fille sentait naître des impressions profondes qui atteignirent à l’intensité la plus vive, sous les hautes voûtes du Dôme de Cologne.

Dans cette ville, l’attendait la sœur rêvée, très différente du rêve. Johanna, de trois ans son aînée, était une aimable laide, affectueuse et simple, fort instruite avec cela, ayant été élevée par une mère remarquable. Il parut aux deux cousines s’être toujours connues, mais chacune, ignorant la langue de l’autre, ce fut en anglais qu’elles échangèrent d’interminables confidences, au grand dommage de l’enseignement mutuel imaginé par leurs familles.

Pendant deux ans, la vie commune leur donna toutes les joies espérées. Johanna, bonne ménagère, ce qui plaisait à la marquise de Vitry, poétique et tendre en outre, admirait et aimait de tout son cœur sa vive petite cousine qui, dévorée d’ambition littéraire, noircissait des cahiers en cachette. « Notre aïeul était un homme de génie, lui disait-elle, regarde son portrait. Il a le front de Goethe, et tu lui ressembles !… Tu seras comme lui un grand esprit ». — Cette ressemblance avec le Général de Bentzon de mine assez rébarbative, sous ses cheveux gris, son uniforme rouge, et sa croix du Danebrog, ne frappait pas précisément Thérèse. Mais à force de parler de lui avec Johanna qui connaissait beaucoup mieux son histoire et les souvenirs laissés par son administration bienfaisante aux Antilles, elle le revêtit d’une personnalité glorieuse qui lui donna l’idée d’emprunter son nom pour signer les pages griffonnées infatigablement par ses doigts tachés d’encre, et brûlées après avoir été lues à son admiratrice. Le vieux nom danois, conservé par elle plus tard comme pseudonyme, devait obtenir en France, grâce à cela, une seconde célébrité tout à fait imprévue.

Les deux cousines, inséparables, faisaient mille projets pour ne jamais se quitter. « Tout nous tentait en ce monde, sauf l’existence vide des belles Madames, occupées à rendre ou à recevoir des visites. Et nous avions un égal dédain de la toilette ! » Mais la vie sérieuse allait commencer avant l’heure pour l’écolière de seize ans, encore en grand tablier et nattes flottantes. Ce fut dans cet équipage que la surprit un jour l’arrivée inopinée de son père, accompagné d’un invité inconnu. Elle en rit avec Johanna et fut grondée par sa mère de son étourderie. Quelque temps après, elle sut que L’invité était un prétendant. Bien que le comte de Solms, retenu à Paris par ses affaires, ne fît à la Chapelle que de brefs séjours, ce père très brillant, très séduisant, était adoré de sa fille qu’il comblait d’éloges et de gâteries. Elle trouva donc tout simple d’accepter le mari qu’il lui proposait : un jeune banquier, M. Alexandre Blanc, qui l’emmènerait vivre à Vienne en Dauphiné. Johanna, habituée aux longues fiançailles des pays du Nord, — celles de sa sœur avaient duré huit ans !… — demeurait effarée, désolée devant ce mariage conclu et célébré en six semaines, chose plus fréquente alors qu’aujourd’hui. La comtesse de Solms hésita peut-être à livrer si prématurément aux graves devoirs d’une destinée de femme, cette fille charmante, élevée par elle avec tant d’intelligence et de soins. « Mais, écrit Mme Bentzon, le goût que j’ai toujours montré pour le nouveau et l’imprévu, autant qu’une habitude d’obéissance m’aida, je pense, à dire oui. Et sur ce oui, se terminent, bien que je fusse encore qu’une enfant, mes souvenirs d’enfance ».